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La révolution, le grand organisateur

samedi 21 août 2010, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

D’IMMENSES NUAGES DE GAZ ET DE POUSSIÈRE, PRODUITS D’EXPLOSIONS D’ÉTOILES PAR LESQUELLES SE SONT FORMÉS TOUS LES ÉLÉMENTS LOURDS DE LA MATIÈRE


MOTS CLEFS :

dialectique
discontinuité
physique quantiquerelativité
chaos déterministeatome
système dynamiquestructures dissipativespercolationirréversibilité
non-linéaritéquanta
émergence
inhibition
boucle de rétroactionrupture de symétrie - turbulencemouvement brownien
le temps -
contradictions
crise
transition de phasecriticalité - attracteur étrangerésonance
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Robert B. Laughlin dans « Un univers différent » :

« Les lois de la nature qui sont importantes pour nous émergent par un processus collectif d’auto-organisation (…) Le tout n’est plus la somme de ses parties » n’est pas seulement une idée, mais aussi un phénomène physique : voilà le message que nous adresse la science physique. La nature n’est pas uniquement régie par une règle fondamentale microscopique, mais aussi par de puissants principes généraux d’organisation. Si certains de ces principes sont connus, l’immense majorité ne l’est pas. (…) Les éléments fondamentaux de ce message sont formulés dans les très nombreux écrits d’’Ilya Prigogine (…) Je suis de plus en plus persuadé que toutes les lois physiques que nous connaissons – pas seulement certaines – sont d’origine collective. La distinction entre lois fondamentales et lois qui en découlent est un mythe, de même que l’idée de maîtriser l’univers par les seules mathématiques. La loi physique ne peut pas être anticipée par la pensée pure, il faut la découvrir expérimentalement, car on ne parvient à contrôler la nature que lorsque la nature le permet, à travers un principe d’organisation. On pourrait baptiser cette thèse « la fin du réductionnisme » (réductionnisme c’est-à-dire le principe « divisons en composantes de plus en plus petites et nous finirons forcément par comprendre »). (…) Puisque le principe d’organisation – ou plus exactement leurs conséquences – peuvent être des lois, celles-ci peuvent elles-mêmes s’organiser en lois nouvelles, et ces dernières en lois encore plus neuves, etc. Les lois du mouvement des électrons engendrent des lois de la thermodynamique et de la chimie, qui engendrent les lois de la cristallisation, qui engendrent les lois de la rigidité et de la plasticité, qui engendrent les lois des sciences de l’ingénieur. Le monde naturel est donc une hiérarchie de descendance interdépendante (…) »

« La plupart des changements se produisent au cours de ces événements catastrophiques plutôt qu’en suivant un chemin graduel et régulier. »
Le physicien Per Bak
dans « Quand la nature s’organise »

«  Pour Héraclite, le monde est à la fois un et multiple, c’est tout simplement « l’électricité contraire » des contraires qui constitue l’unité de ce monde unique. Il déclare : « Nous devons savoir que la guerre est commune à toutes choses, (...) que toutes choses naissent et disparaissent par la lutte » (...). Nous pouvons remarquer que la physique moderne est à un certain point de vue très proche des doctrines d’Héraclite.  »
Le physicien quantique Werner Heisenberg
dans « Physique et philosophie »

La révolution, le grand organisateur

La science moderne constate que la matière dite inerte (de la particule au gaz de molécules, et du système solaire à la galaxie ou au groupe d’amas de galaxies) a, comme la matière dite vivante, comme l’homme et comme la société, son « jeu des possibles » [1], ses potentialités, ses virtualités et ses bifurcations. Un proton existe sous de multiples états, tous également possibles. Un électron a lui aussi plusieurs états possibles, ainsi qu’une infinité de positions et de mouvements possibles au sein de l’atome. L’atome a, également, de nombreux états possibles et saute sans cesse de l’un à l’autre. Une protéine possède de multiples arrangements géométriques qui modifient considérablement son intervention et qui ont des probabilités diverses. Le changement de disposition de la molécule dans l’espace suffit à modifier ses possibilités d’action, sans qu’aucun changement du contenu moléculaire ne soit nécessaire. Un même ADN peut coder de multiples cellules différentes, de la cellule nerveuse à la cellule sanguine ou musculaire. Un même gène peut fonctionner sans erreur sur des espèces vivantes très diverses [2]. Ce « jeu des possibles » n’a rien d’un « libre arbitre » ni d’un « hasard pur ». La nature ne fait pas n’importe quoi. Au lieu de parler de hasard, il convient d’utiliser le concept de « multiples déterminations ». Dire que la nature est déterministe ne signifie pas que ses lois ne mènent qu’à un seul avenir possible. Un système qui obéit à des lois n’est pas dans un état déterminé par la seule connaissance des conditions initiales mais également par un cheminement, par une histoire. Et on constate qu’à partir des mêmes conditions initiales, il y a plusieurs histoires possibles, pour la matière comme pour la société humaine. Pour le comprendre, il faut d’abord remarquer que, le plus souvent, les structures sont déterminées par une interaction avec le milieu et que, pour interagir avec son entourage, tout système a besoin de temps et d’énergie. Or, il n’en dispose pas à l’infini et ne peut, du coup, tenir compte de la totalité des conditions du monde qui l’entoure. Le temps d’interaction modifie notamment les possibilités de l’environnement d’agir sur une transformation du système. Dès lors, un tout petit changement dans le système peut modifier considérablement la partie des éléments du milieu pris en compte. Il en résulte que la dynamique peut présenter plusieurs solutions et sauter d’une solution à une autre en un temps extrêmement court. Ces solutions sont toutes déterministes. Aucune ne contredit les lois mais ces lois, elles-mêmes, changent à certains niveaux seuils. Le déterminisme est modifié par l’interaction d’échelle. Il en découle que de petits changements, à proximité d’un seuil de changement qualitatif de la dynamique, provoquent un grand changement dans la suite du phénomène et donnent aux résultats une allure aléatoire. La petite échelle n’est pas simplement une fraction de la grande échelle. La dynamique intègre ces différents niveaux du réel. De petits événements peuvent grandement changer son cours dans un temps relativement réduit. Le changement de philosophie est considérable. La causalité n’est pas linéaire mais hiérarchique. Il convient également de remarquer que cette non-linéarité provient du fait, déjà signalé préalablement, que la causalité est rétroactive. La notion d’ « action de cause à effet » est remplacée par un nouveau déterminisme dans lequel causes et effets sont imbriqués en permanence dans des boucles de rétroaction. Les rétroactions sont des réactions avec retour en boucle sur le point de départ. Elles ne se contentent pas de s’additionner [3] mais peuvent s’organiser spontanément. Cela signifie qu’elles peuvent trouver, collectivement, un mode durable qui se sert de leurs interactions. Cette propriété est fondamentale pour produire des régulations spontanées (comme l’homéostasie ou le rythme du cœur) ou, au contraire, des sauts structurels brutaux. Le développement matériel, inerte comme vivant, transforme spontanément radicalement son mode d’interaction. L’ordre qui en découle n’est pas immédiat mais issu du désordre, induit par la structuration spontanée (ou auto-organisation) de ces interactions. L’opposition formelle entre ordre et désordre disparaît. Elle cède la place à une opposition intégrant les combinaisons, les apparitions suivies de disparitions de la polarité entre structure et agitation.

L’un des éléments clefs de la non-linéarité de la causalité est la rétroaction. Cette notion est bien différente de l’idée que l’on se faisait d’une action et d’une réaction séparées, égales et opposées, s’annulant mutuellement. L’action et la réaction se combinent construisant des cascades de réactions et une structuration de celles-ci. En physique, ce changement d’interprétation découle notamment de la découverte du quanta. Car le quanta de Planck n’est pas un quanta d’énergie ou de masse, la mesure d’un objet, mais un quanta d’interaction : « On dit souvent que la constante de Planck a fait apparaître du discontinu dans la matière (...) En réalité, le discontinu que découvre le physicien allemand affecte non la matière mais les interactions. » remarque le physicien Gilles Cohen-Tannoudji. La chimie a été amenée au même constat, comme le rapportent Ben Aïm et Destrian dans « Cinétique chimique » : « La chimie a d’abord été l’étude des propriétés des substances, puis celle de leur composition, puis celle des lois qui déterminent propriétés et structures et enfin celle de la transformation des espèces chimiques. » Il en résulte une matière historique, susceptible de nouveautés inattendues, de ruptures, de bouleversements brutaux non prédictibles menant à des changements structurels. Ce qui se modifie, au cours de ces sauts qualitatifs, c’est le schéma d’imbrication des interactions plus que la composition ou la structure des corps physiques. « Ce qui est transmis au cours des générations n’est pas la mémoire de l’objet mais son algorithme de construction. Ce qui évolue, c’est cet algorithme. » rapporte la revue « La Recherche » de novembre 2002. Pour inventer ces nouvelles structures, émergentes, comme le sont les particules, les atomes, les molécules, la vie, l’homme et la société, il suffit que ces interactions structurent collectivement l’agitation de leurs réactions individuelles. Or de tels mécanismes d’auto-organisation sont désormais connus et étudiés, qu’il s’agisse de phénomènes courants comme la convection, ou de phénomènes plus complexes comme la chimie de la vie.

Au sein du vivant, ce sont également les interactions qui, en se structurant, déterminent le fonctionnement. Ladislas Robert dans « Les temps de la vie » expose la découverte des premières rétroactions du vivant : « Pour observer les oscillations dans un extrait cellulaire, il fallait attendre la découverte du rôle clef de certaines enzymes dans ces chaînes de réactions qui, grâce à leurs propriétés « allostériques » régulent le débit de la chaîne de réactions. Concept développé par Jacob, Monod et Changeux à Paris et par Arthur Pardee aux Etats-Unis, il s’agit de la régulation d’une chaîne de production biochimique par la rétroaction d’un des produits de cette réaction sur un catalyseur situé au début de la chaîne. » Pour le généticien Antoine Danchin, il s’agit d’« une science des relations entre objets plus qu’une science des objets. » Les interactions s’établissent entre macromolécules, entre cellules vivantes, entre le corps et le cerveau, entre neurones, entre circuits neuronaux, etc… Ainsi, la vie n’est pas définie par le contenu de la cellule, mais par les modes de relations, entre gènes et protéines de la cellule et par les messages qui établissent les relations avec les cellules voisines. La cellule, qui ne reçoit pas les messages adéquats de ses voisines, se suicide (apoptose [4]), parce que ce que prévoit le mécanisme interne de la cellule, ce n’est pas de vivre mais de mourir. La survie dépend notamment de la spécialisation cellulaire. Si une cellule sanguine s’est aventurée dans un environnement de cellules nerveuses, ces dernières n’envoient pas de message de survie et celle-ci s’apoptose. La découverte qui a fait sensation est la suivante : la cellule déplacée dans son environnement, en train de se suicider, se remet à vivre si elle est changée, naturellement ou artificiellement, d’environnement cellulaire et atteint une zone où elle est à sa place. Ce n’est donc pas le seul contenu chimique de la cellule qui est déterminant dans la vie et la mort mais les interactions avec le milieu. Ce qui empêche la cellule cancéreuse de subir l’apoptose, c’est qu’elle a modifié ses relations avec son environnement cellulaire pour recevoir en permanence des bons messages. Là aussi, une découverte a fait sensation : changez la cellule cancéreuse d’environnement et elle redevient normale ! Le mécanisme du vivant n’est pas seulement interne, mais est fondé sur la relation avec l’environnement. Cela signifie, comme l’expose Pierre Sonigo dans « L’évolution » que « L’évolution est une théorie des interactions. » Il y a une grande différence de conception lorsqu’on conçoit la structure comme une interaction entre des contraires, ou lorsqu’on la conçoit seulement comme une action positive, un ordre qui ne connaît pas en son sein son propre désordre. Il y a une différence fondamentale entre un mode de régulation fondé sur la constance et un autre fondé sur des interactions rétroactives. Des régulations, on en trouve à de nombreux niveaux, régulations sociales, régulations des rythmes de la vie ou régulations d’une structure comme l’étoile. La question consiste à savoir si la régularité provient de facteurs imposés comme constants, de fréquences fixes ou mécanismes reproduits à l’identique. Ou si, au contraire, ces régularités sont fondées sur des interactions entre des mécanismes contraires qui se couplent pour fonder un certain type d’ordre.

La question ne concerne pas seulement la matière et la vie. Il en va de même en sciences sociales et économiques. Les rétroactions sont à la base de l’organisation, qu’elle sociale, humaine ou animale. Je rappellerai ainsi la thèse essentielle de l’ouvrage fameux de l’anthropologue Malinovsky « Moeurs et coutumes de Mélanésiens » [5] qui démontre surtout que la rétroaction est le mode d’organisation fondamental de la vie sociale des communautés primitives. C’est dire que les sciences, la physique, la chimie, la biologie, l’évolution-développement ou la neurologie, qui se ramènent de plus en plus à l’étude des interactions, ne sont pas les seules. La transformation de l’objet en marchandise, avec le développement et la généralisation du commerce, n’est rien d’autre que la formation émergente d’une nouvelle interaction, d’une nouvelle forme de contradiction : entre l’objet valeur d’usage et l’objet valeur d’échange. L’ancienne forme de la contradiction de l’objet avait été celle entre objet cueilli et objet produit (passage de l’homme prédateur à l’homme producteur). Auparavant, existait la contradiction entre objet individuel et objet collectif. D’autres modifications qualitatives avaient fondé la division du travail. Chacune de ces contradictions était fondée sur des interactions négatives et positives entre les hommes : rétroaction entre hommes et femmes, entre adultes et enfants, entre hommes libres et esclaves, entre classe sociales, entre bourgeois et guerriers, entre riches et pauvres, entre villes et campagnes, etc… Les notions de marchandise, d’Etat, d’argent, de travail ne sont pas moins riches de contradictions et de changement de formes de ces contradictions que le sont celles de matière, de lumière, d’espace et de temps. Ces contradictions n’empêchent pas la formation d’une unité qui masque, inhibe ou détourne la lutte des contraires. Il y a formation d’une structure à chaque fois que la symétrie des contraires est brisée. Une société peut alors se développer, multiplier ses productions, étendre son influence jusqu’à ce que ces contradictions internes, momentanément masquées, se développent jusqu’à un pont de rupture. La structuration de la société change alors de forme, révélant sa fragilité, jusque là imperceptible. La crise fait apparaître la contradiction mais celle-ci existait préalablement au sein de la structure.

Pas plus que la cellule, la particule matérielle n’est un objet stable dont il s’agirait seulement de concevoir les relations avec un environnement indépendant d’elle. Loin d’être une « chose » fixe, prédéfinie, stable, la particule de matière est une structure capable de sauter d’un état à un autre et d’une particule fugitive à une autre. Sa forme seule est durable, parce qu’elle est issue des interactions avec les particules voisines et, surtout, avec les particules et antiparticules fugitives du vide. Ce sont ces interactions qui la rendent pérenne ou la font disparaître et apparaître plus loin (saut quantique). Sans ces interactions, la structure « matière » se désintégrerait en un temps très bref. La particule matérielle a une existence qui dépend de son environnement, des autres particules (particules d’interaction et particules fugitives du vide). Car le vide n’est pas passif. Il est plein de fluctuations d’énergie qui agissent sur la particule. Le vide se structure pour l’entourer (nuage de polarisation du vide). La particule ne peut être comprise indépendamment de la zone de vide qui l’entoure, car c’est avec elle que la particule échange sans cesse des messages et des particules virtuelles. Considérée indépendamment, isolément, la particule n’est que virtualité. Le vide, lui aussi, hors de la présence de la particule n’est que virtualité. Ce sont les relations qui donnent, momentanément, à la particule, comme aux particules virtuelles du vide, existence et réalité. La matière n’est ni stable, ni même durable, du fait de son seul contenu physique. Nous avons longtemps cru que la masse était une « chose » fixe, compacte, palpable. En fait, on pense aujourd’hui que la masse n’est pas plus figée dans les corps que la charge ou une autre propriété. La notion de chose a de nombreux défauts qui ne nous aident pas à décrire la matière et le principal est que la chose ne contient pas son propre contraire alors que toute structure issue des contradictions ne peut être conçue que comme une manière, provisoire, d’unir les contraires. La structure ne se maintient que par le mécanisme par lequel elle interagit avec son environnement. Telle est, à toutes les échelles, la dialectique de la transformation et de la conservation. La clef de sa préservation ne réside pas dans son corps physique. Sa structure découle de l’organisation des boucles de rétroaction, entre éléments de la structure comme entre l’intérieur et le monde extérieur. Toute interaction physique est une structuration, une espèce d’organigramme souple et dynamique, d’une série de boucles de rétroaction. On peut à juste titre parler de « vie sociale » des cellules ou des particules comme dans tout l’univers matériel. Car il s’agit d’une dynamique collective et non de propriétés fixes d’objets individuels.

Dans ce type de fonctionnement, ordre et désordre sont étroitement liés, inséparables. L’élément de l’ordre n’est pas une structure, élément appartenant à une hiérarchie fixe, préétablie au sens réductionniste. La superstructure n’est pas une construction qui additionne les parties élémentaires mais une structure émergente. Inversement, c’est l’appartenance à la superstructure (avec les lois que cela implique) qui donne son sens et même son existence à l’élément et non son seul contenu physique. Il n’y a pas plus de gène sans rétroaction des protéines qu’il n’y a d’Etat sans une société civile dont les interactions contradictoires lui donne son sens. C’est un renversement conceptuel qui remet en cause notre entendement ancien du mécanisme naturel. On a longtemps cherché la clef de la compréhension de la matière dans le contenu physique des structures matérielles et cela s’est révélé très instructif. On a interprété ainsi les propriétés des éléments chimiques par les dispositions des électrons dans la structure interne de l’atome. Les réactions chimiques entre plusieurs molécules ont été interprétées par les propriétés électriques des molécules et des atomes qui les composent (propriétés des couches électroniques externes des diverses sortes d’atomes). Les interactions matière/lumière ont été expliquées également par la structure de l’atome (sauts des électrons sur les couches atomiques). Selon le même type d’explication, la génétique a été expliquée par le contenu matériel des choses : par les séquences des gènes au sein de l’ADN et leur contenu en termes de séries de bases. Et ce contenu matériel de l’ADN a été chargé d’expliquer la fabrication d’une espèce ainsi que ses différences avec les autres espèces.

Aussi productive qu’ait été cette démarche réductionniste, elle a été remise en question progressivement dans tous les domaines des sciences. Par exemple, l’activité du gène ou son inhibition ne s’explique pas par sa propre structure mais nécessite l’action d’autres gènes, de parties de l’ADN non codantes, d’autres protéines, des ARN et de l’ensemble de l’environnement biochimique et chimique. Non seulement le fonctionnement dépend de l’ensemble des rétroactions avec l’entourage mais la définition même de la structure du gène est déterminée par ces interactions. Le « Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences », ouvrage collectif dirigé par Dominique Lecourt, relève ce changement conceptuel fondamental par rapport à la notion de gène-objet, sous la plume Jean Gayon, que la philosophie du gène a profondément changé récemment : « La leçon épistémologique de cette histoire semble à première vue transparente : le gène aurait cessé d’être une entité théorique invisible pour devenir une chose physique accessible à l’observation. (...) Au-delà de 1950, (...) les gènes deviennent de banales molécules dont l’existence physique est évidente. L’évolution récente de la génétique moléculaire depuis 1980 environ ne conforte cependant pas cette position philosophique. Le généticien moléculaire d’aujourd’hui observe et manipule sans doute des objets physiques (molécules) dont il connaît la structure et le fonctionnement avec une très grande précision. Mais le gène n’a plus l’évidence matérielle qu’il avait à l’époque héroïque de la biologie moléculaire. L’on connaît désormais de nombreux phénomènes qui invalident la définition structurale du gène comme segment d’ADN codant de manière univoque une séquence protéique. Chez les eucaryotes (c’est-à-dire chez la plupart des êtres vivants) les gènes sont morcelés : des séquences muettes (introns) alternent avec des séquences codantes. La séquence codante n’est à proprement constituée qu’au niveau de l’ARN-messager, à l’issue d’un processus d’épissage (découpage-raboutage du transcrit primaire en un ARN mûr) Or, il arrive assez souvent qu’un même ADN donne plusieurs ARN-messagers différents, codant pour des protéines différentes, l’épissage pouvant se réaliser de plusieurs manières (épissage alternatif). Il devient alors difficile de dire où et quand le gène existe et en quoi il consiste physiquement : est-ce la séquence chromosomique d’ADN, ou la séquence mûre d’ARN messager ? Dans le premier cas, il y a plusieurs gènes pour une séquence d’ADN ; dans le second, il faut admettre que le gène est une structure transitoire. De nombreux autres phénomènes contribuent aussi à ébranler la vision du gène comme entité matérielle bien définie : gènes chevauchant, déplacement de la phase de lecture, modification post-transcriptionnelle des ARN-messagers (...). L’on est alors contraint d’admettre que le « gène » n’a pas d’autonomie ni d’existence physique et substantielle, et que ce qui existe au niveau moléculaire ce ne sont pas des atomes géniques autonomes et substantiels mais une dynamique du génome en interaction avec son environnement cellulaire (Rheinberger, 1995). » On reconnaitra que cette notion de « gène transitoire » est très différente de l’ancienne notion de gène fixe hérité, une fois pour toutes, à la naissance. Et surtout, le gène est une structure issue d’une dynamique et non un objet donné une fois pour toutes, et, du coup, non susceptible de changements brutaux.

La dynamique ne connaît pas d’arrêt et la structure est sans cesse détruite et reconstruite, toujours avec des matériaux nouveaux. Elle ne l’est pas selon un plan préétabli mais selon un mécanisme des interactions, plus ou moins durable et capable de sauts brutaux. Le contenu matériel de la structure – de la cellule, de l’espèce, de l’atome comme de la particule – n’est jamais physiquement le même. La cellule change sans cesse ses molécules mais la structure se conserve. Les molécules du vivant, elles-mêmes sont sans cesse détruites et reconstruites. La particule n’est jamais physiquement la même, la propriété de matérialité sautant, avec une particule d’interaction appelée boson de Higgs, d’une particule du vide à une autre. La ville ou la civilisation sont continuellement en évolution physique. Il s’agit là aussi de structures dynamiques qui ne ressemblent nullement à des objets fixes. La notion d’ « Homme » répond aux mêmes nécessités. Il n’y a pas seulement des attributs physiques du corps indispensables à l’humain. Il y a aussi des relations. L’humanité, elle-même, découle, à chaque transition vers un nouveau type d’homme, des interactions et pas seulement d’un attribut physique ou comportemental, aussi important soit-il (redressement de la taille, station debout, fin de la vie arboricole, libération de la main, pouce opposable aux autres doigts, accroissement de la taille du cerveau, acquisition du langage, fabrication des outils, vie sociale, etc…). Il ne nous suffit pas de naître avec certaines caractéristiques physiques pour être des hommes. Nous ne sommes des humains que du fait des interactions entre hommes, avec notre environnement physique et social et il nous faut sans cesse reconstruire cette humanité. L’homme est tout entier dans les interactions, notamment celles avec les autres hommes. C’est ce que démontre l’ouvrage d’Erving Goffman dans « Les rites d’interaction ». La mise en œuvre de nos potentialités est due à l’environnement humain. L’enfant sauvage, livré à lui-même, n’est pas humain. Si on dispose du langage et qu’on ne parle pas, on n’est pas capable de parler. C’est le fait de parler qui permet à cette potentialité de se réaliser. Il est bien sûr indispensable d’avoir des organes de la parole et les zones correspondantes du cerveau, mais ce n’est pas suffisant. Un enfant auquel on ne permet pas de voir après sa naisssance n’aura pas la capacité de voir. Cela suppose que les capacités physiques ne sont pas des attributs fixes produits par des caractères physiques hérités génétiquement mais par une histoire qui se construit elle-même au fur et à mesure. Nous avons dit que l’homme est tout entier dans les interactions, ce que Jacques Monod exprime ainsi dans « Le hasard et la nécessité » : « Le jeu, par exemple chez les jeunes mammifères, est un élément important de développement psychique et d’insertion sociale. » La vie est inconcevable hors d’un environnement vivant. La cellule meurt sans le message de ses voisines. La matière, telle qu’elle existe à notre échelle, est inconcevable sans environnement de matière. Cet environnement est indispensable pour que la structure se reconstruise à chaque fois que la dynamique la fait disparaître. Aucune structure n’existe une fois pour toutes. L’existence sur une durée de la structure n’est pas concevable comme l’existence d’un objet fixe, mais comme un processus qui reproduit sans cesse cette structure.

Ce type d’émergence, où la structure se construit et se déconstruit sans cesse, avec de multiples bifurcations historiques, est un paradigme qui a une importance globale. Obéissent au même type d’émergence l’espace, le temps, la matière, la vie, l’humanité, la structure sociale, la lutte des classes, l’Etat, etc … La matière n’existe que parce qu’il existe un certain niveau d’interaction au sein de l’environnement (le vide quantique), c’est-à-dire à un certain niveau d’énergie, de température. Avec le même matériau, vous pouvez avoir le vide, la planète ou l’étoile. Ce n’est pas les particules qui changent mais le niveau d’énergie des interactions. La société humaine (une société donnée, d’un niveau social donné) n’existe que parce qu’existe un niveau donné des relations entre hommes, entre classes d’hommes. Sans éducation, il n’y a pas d’intelligence de l’enfant. Sans relations sexuelles entre homme et femme, il n’y a pas d’enfant. Il n’y a pas d’attribut physique suffisant pour caractériser la notion de société, de civilisation, d’organisation sociale et économique, car il s’agit de relations entre hommes et non d’objets. Une marchandise n’est simplement un objet, pas plus que le marché, l’emploi, la grève, la ville, l’Etat ou l’entreprise. L’Etat pharaonique change sans cesse de peuple dominant (tantôt égyptien, hyksos, africain, …), comme l’Empire du Milieu, mais la structure impériale se maintient. Elle n’est pas un fait physiquement stable. Inutile de chercher la racine de la structure – société, particule, homme, ville, civilisation - dans un objet physique fixe ou dans une composition de tels objets. Toutes ces notions ne correspondent pas à des attributs physiques fixes mais à une interaction. Ce sont des cascades d’interactions qui donnent son sens à la structure. Il ne s’agit pas de nier la matérialité du monde ni son déterminisme, mais de tenter d’en modifier la compréhension.

Ce qui caractérise le fonctionnement naturel comme social ne réside pas seulement dans le contenu matériel de la structure individuelle. Ce qui est déterminant n’est pas le corps de chaque homme, la génétique de chaque cellule, le contenu moléculaire de chaque ADN, les caractéristiques physiques de chaque molécule, chaque atome ou chaque particule mais la structuration des interactions de l’individu avec les autres et avec le milieu. L’auto-organisation – structuration spontanée des interactions en grand nombre – est une propriété émergente qui n’obéit pas aux règles additives ou linéaires. Un groupe structuré de cellules n’est pas une somme de cellules. Un groupe structuré de particules ou d’atomes ne se comporte pas non plus comme une somme [6]. Un temps longs n’est pas une simple somme de temps courts [7]. Une galaxie n’est pas une somme d’étoiles ni une étoile une somme de masses. Une société humaine n’est pas une somme d’individus. L’humanité n’est pas une propriété qui a émergé non de l’individu mais du groupe et de ses interactions. Ce que font ensemble 30.000 hommes n’a rien à voir avec 30.000 fois ce que fait un homme. L’organisation est un facteur exponentiel. Cette dynamique non linéaire [8], c’est-à-dire dans laquelle les effets ne s’additionnent pas forcément quand on additionne les causes. Elle ne s’accommode d’aucune pensée figée : ni un formalisme logique (même pas celui érigeant les mathématiques en dogme des sciences [9]), ni un déterminisme linéaire et simpliste, ni un matérialisme mécaniste ou réductionniste, ni une sorte quelconque de conception spiritualiste, idéaliste ou métaphysique [10]. Toutes les structures matérielles, du vivant comme de l’inerte, doivent être comprises comme des processus dynamiques et non comme l’action de corps fixes. L’atome et la molécule ne peuvent être conçues seulement comme une somme de matières (contrairement à ce que suggèrent les expression de « corps », de « solide », de « matière inerte » et de « masse »). Il faut sans cesse y rajouter des interactions. La particule, elle-même, n’a rien d’un objet composé de matière figée et compacte. On a affaire à un processus actif et non à des choses immuables, à des interactions en boucle et non à des actions à sens unique. C’est un processus infiniment agité, dans lequel objet et milieu s’interpénètrent sans cesse. Pas de séparation nette entre les corps mais une frontière fractale et mouvante. Pas d’équilibre permanent. Pas de continuité ni de régularité. Des transformations brutales permettent la conservation globale de la structure. Elles permettent aussi le changement qualitatif, à condition de passer un seuil.

La stabilité structurelle de la matière est le produit d’un processus irréversible. Le sens de l’histoire est déterminé par sa propre construction, au fur et à mesure des bifurcations. Sans ces différentes transformations, sans ces bifurcations, l’ordre serait cyclique et n’aurait pas d’histoire. Un monde fondé sur des rétroactions ne ressemble nullement à un ordre linéaire. Ainsi, la génétique n’est pas figée mais fondée sur des cascades d’interactions auto-organisées. La destruction et l’inhibition n’y sont pas définitives mais transitoires et rétroactives. Toute inhibition (ou destruction) fait face à un processus inverse (inhibition ou destruction de l’inhibiteur ou du destructeur). Les opposés ne s’éliminent pas durablement. Une espèce, qui semble fixe, n’est que durable. Cela résulte du fonctionnement même de l’hérédité. Au sein du mécanisme génétique, toute activation d’un gène est inhibition des inhibiteurs du gène. Pour décrire de tels mécanismes contradictoires, toute conception non dialectique est inadéquate. Les contradictions de la logique formelle [11], fondées sur le « ou » exclusif (ou la matière ou le vide, ou l’onde ou la particule, ou local ou global, ou simple ou complexe, ou stable ou instable, ou solide ou fluide, ou l’ordre ou le désordre, ou la loi ou le hasard, ou la prédictibilité ou l’imprédictibilité, ou la vie ou la mort, etc….) n’ont pas cours dans le processus naturel. L’étude des transitions de phase de la matière indique que la relation entre phases (gaz, liquide, solide) est dynamique et non statique. Aucune portion n’est en permanence en état de fluide ou de solide. Les phases s’échangent, se mêlent, échangent de la matière et de l’énergie, constituent entre elles des frontières dynamiques, passent brutalement d’un état à l’autre. Il n’y a entre elles aucune frontière fixe. Un état ne se maintient que par échange avec un autre. La conservation n’est compréhensible que comme produit de la transformation. La compréhension de la dynamique du mouvement et du changement doit intégrer les contradictions. Dans le processus matériel, vivant ou social, la négation est dialectique et non formelle. Elle est inhibition. La négation de la négation n’est pas l’annulation, la suppression, l’élimination définitive mais est l’activation, la structuration, la combinaison, l’organisation, l’unification qui masque provisoirement les contradictions. Par exemple, un gène est inactivé par une molécule inhibitrice. Activer le gène, c’est inhiber la molécule inhibitrice. L’inhibition est une action rapide (notion relative bien entendu) : pour avoir une chance de se réaliser assez souvent, l’action de fixation sur la structure d’une autre molécule doit être plus rapide que les mouvements moléculaires. Les protéines qui enclenchent des réactions biochimiques sont des molécules qui ont des zones appelées récepteurs. Ces récepteurs peuvent fixer des molécules qui les activent (des agonistes) ou des molécules qui les inhibent (des antagonistes). On peut multiplier de tels exemples dans lesquels l’activation est inhibition de l’inhibition. L’apparente fixité de l’espèce est fondée sur l’inhibition des possibles que permettrait la biologie. Cette inhibition n’est pas un processus infaillible ni éternel. L’apparition d’une nouvelle espèce suppose une phase transitoire pendant laquelle les inhibitions des possibles sont levées.

La structure est sans cesse détruite et reconstruite par les interactions des particules (de masse, d’interaction ou du vide), des atomes, des molécules s’échangeant et s’agitant sans cesse. La matière est sujette à des transformations permanentes dues à des réactions entre éléments obéissant à des dynamiques opposées (matière et anti-matière, particules d’électricités opposées, etc). Il en résulte des cascades de rétroactions en boucle entre matière et lumière [12], entre lumière et vide, entre électricité positive et négative, entre expansion et gravitation qui produisent tous les équilibres et toutes les structures, de la particule à l’étoile et à la galaxie. Le mode de fonctionnement, révolutionnaire, de la matière, inerte comme vivante, de la physique, de la biologie, du cerveau et des sociétés humaines, fondé sur le combat permanent des contradictions internes menant à des transformations brutales, nécessite d’être pensé par une philosophie : la dialectique matérialiste du révolutionnaire Karl Marx. Le besoin d’une conception globale tirée des sciences, qui s’est fait sentir à toutes les époques, est à nouveau ressenti et exprimé par nombre d’auteurs. Il ne s’agit nullement d’une tentative de placer la science sous la coupe d’une quelconque idéologie. Chercher une philosophie des sciences, ce n’est pas chercher une abstraction qui se placerait au dessus du concret. Le mouvement réel sera toujours plus riche que toutes ses représentations générales et abstraites, parce que, contrairement à chacune de ces descriptions, il se produit, à la fois et en même temps, à toutes les échelles et n’en néglige aucune. Cela n’enlève rien à l’intérêt d’une telle philosophie.

Le courant dominant parmi les penseurs actuels (malgré une tendance réactionnaire créationniste) se revendique de l’audace qu’avait représentée, en son temps, la théorie de l’évolution de Darwin. Elle correspondait certainement à une grande avancée liée à la conquête d’une bourgeoisie développant son pouvoir et prétendant réformer le monde en fonction de ses objectifs. Nul doute que l’affirmation de la nécessité d’une théorie de la révolution (concernant la matière, la vie et la société) soit loin de bénéficier du même type d’engouement que celui qui a soutenu l’idée d’évolution ! Et ce pour des raisons bien plus sociales que scientifiques. Parmi les scientifiques comme dans le grand public, l’idée d’évolution n’est pas supplantée par celle de révolution. Pourtant, sur le plan strictement scientifique, s’il y a une idéologie qui devrait être remise en cause par nos connaissances sur le monde, c’est bien celle d’évolutionnisme, de gradualisme, de continuisme ou de réformisme. Cela ne remet pas en question la notion de transformation des espèces mais son rythme, sa signification et surtout son mode de transformation. Le grand bâtisseur du monde, matériel comme vivant ou humain (intellectuel, social et civilisationnel), ce n’est pas le progrès lent et graduel (ni conceptuel, ni technologique, ni social), c’est le changement radical. C’est la révolution !

La conception gradualiste, linéaire, progressiste et réformiste qui infecte tous les domaines, les sciences aussi bien que des autres secteurs, est le produit de préjugés diffusés par la société bien plus que des limites de nos connaissances et de nos capacités. La classe bourgeoise, qui misait sur le changement lorsqu’elle ne détenait pas le pouvoir, compte aujourd’hui sur la conservation. Conservatisme du pouvoir mais aussi des idées. Ce n’est pas la classe dirigeante ni ses représentants au pouvoir qui risquent de développer une conception dialectique du changement révolutionnaire ni une conception historique de la société et de l’univers. Pour la classe opprimée et pour tous ceux qui se tournent de ce côté pour y trouver des perspectives sociales, il en est tout autrement. Changer l’ordre social nécessite un mode de pensée dynamique fondé sur la dialectique tirée de la science et de l’histoire, et mise au service de la lutte des opprimés.

Il ne suffit pas d’observer le monde pour le transformer. L’humanité ne peut résoudre que des problèmes qu’elle est capable de comprendre. Cette compréhension ne peut tomber du ciel des idées, mais de l’expérience, non celle d’individus mais celle des grandes masses. La société moderne multiplie les moyens de d’effacer la compréhension du passé, d’en détruire la mémoire, d’en détourner le sens. Elle a monopolisé les moyens d’information et d’organisation, mais les exploités peuvent se battre pour construire les leurs. Elle déforme les leçons du passé, mais elle multiplie les occasions pour les exploités de réaliser leurs propres expériences collectives. Le capitalisme est en même temps le système social le plus dynamique de l’histoire et le plus destructif, car il est fondé sur les contradictions les plus exacerbées. Il est indispensable de raisonner, scientifiquement et dialectiquement, c’est-à-dire d’une manière révolutionnaire, pour comprendre le système et pour le combattre. Toute vision non dynamique (non révolutionnaire) du monde ne peut que dévoyer le combat pour en finir avec l’oppression de l’homme en vue du profit capitaliste.

Pas plus qu’il n’est figé, l’univers n’est évolutionniste. Même si les auteurs ont préféré arracher le « r », le monde est en révolution permanente. Celle-ci peut être masquée, inhibée, bloquée, détourne ou momentanément écrasée, mais jamais elle ne disparaît définitivement. Son influence est toujours présente. Les freins de la transformation, mécanismes conservatoires de la nature et de la société, contraignent celles-ci à avancer par bonds. Les continents n’avancent pas lentement et progressivement, mais par à coups, lors de tremblements de terre. Le magma ne sort pas à la surface du globe petit à petit, mais au cours de brutales éruptions volcaniques. Les espèces ne donnent pas lieu à de nouvelles espèces de façon continuelle, lente et régulière mais rare et brutale. Il ne s’agit pas de quantité de toute petites transformations insensibles des gènes mais du changement de un à trois gènes qui jouent un rôle déterminant dans la formation physiologique d’un individu. La transformation est inséparable de la conservation, intégrées toutes deux dans une dynamique menant à des bifurcations et à des divergences d’état. Cette représentation est un nouvel effort de connaissance, entravé bien sûr par les conceptions précédentes d’un univers en lente évolution. Ce n’est pas seulement une question de rythme mais de mode de fonctionnement. Tout en unifiant les contraires, la dynamique universelle développe sans cesse de nouvelles contradictions. Tout mouvement, tout changement nécessite une action brutale et suppose une contradiction interne. Le temps lui-même se synchronise à partir d’un substrat agité (le temps désordonné du vide), d’un rythme chaotique. Même là où nous croyons voir de la fixité et de la stabilité, l’univers est livré à une dynamique révolutionnaire permanente (produisant aussi ses contre-révolutions). Un ordre n’est globalement conservé que s’il est détruit puis re-produit comme l’est sans cesse le vivant ou la société humaine.

Depuis les Cités de Sumer et les Pharaons d’Egypte, depuis la fondation de l’Etat, l’idéologie dominante affirme que le monde est fondé sur l’ordre, sur la stabilité, sur l’harmonie et sur l’équilibre. Cette idéologie n’existe sans doute pas depuis l’apparition de l’homme puisque les philosophies animistes considéraient plutôt que le monde était bâti sur le changement radical, que la vie passait ainsi brutalement d’une espèce à une autre. Aujourd’hui, nous sommes encore tiraillés entre ces interprétations, le continu et le discontinu, l’idéologie de l’ordre ou celle de l’émergence. Pour la nouvelle physique, même si ce n’est que rarement souligné par les auteurs, l’ordre est fondé sur le désordre, sur la contradiction poussée à l’extrême, sur le choc, et sur le déséquilibre. L’idée des « révolutions de la matière », développée dans ce chapitre, est celle qui me semble celle qui synthétise le mieux ce qu’il y a de plus novateur dans les derniers développements des sciences. Sous des termes divers, on la retrouve en microphysique des particules, en astrophysique, en physique des systèmes critiques, en thermodynamique des systèmes dissipatifs, en théorie de l’évolution, en biochimie du vivant, en génétique du développement, en embryologie, en physiologie humaine, en neurosciences comme en géodynamique du globe… C’est sur ce mode de fonctionnement révolutionnaire que la dialectique se propose de philosopher. Une ancienne conception d’un ordre stable, fixe ou périodique, se transformant de façon lente, linéaire et continue cède la place à une vision nouvelle, historique, ponctuée, heurtée, discontinue et non linéaire, avec des sauts et des retours en arrière. L’histoire n’est plus conçue comme la somme des instants successifs du passé. Passé et présent interfèrent sans se suivre tranquillement. L’histoire (matérielle, vivante et sociale) n’est pas linéaire mais dynamique et interactive. Elle est arborescente et fractale, contradictoire et sujette à des sauts qualitatifs.

Le renoncement à l’ancienne relation linéaire « de cause à effet » n’est pas synonyme de rejet du déterminisme. Il existe une autre causalité qui agit entre niveaux différents de la hiérarchie de la matière. Le déterminisme n’est pas mort. Au contraire, il s’est élargi et enrichi par de nouveaux phénomènes autrefois attribués au pur désordre et au hasard et qui s’avèrent déterministes. Mais les lois de ce nouveau déterminisme sont divergentes. Elles produisent un apparent désordre. Les simulations mathématiques du chaos déterministe ont montré la réalité de cette apparence de hasard qui n’est nullement du hasard et est entièrement fondée sur des lois non linéaires. L’évolution des sciences laisse à penser que la matière microscopique, elle-même, ne serait pas probabiliste mais déterministe, obéissant aux lois chaotiques du vide quantique, un ordre aussi agité que bien des mouvements à l’échelle humaine. On a de nombreux exemples de mouvements agités et apparemment complètement désordonnés et qui s’avèrent déterministes, comme la turbulence des fluides, les mouvements comme celui du pendule entretenu énergétiquement, de la boussole agitée par un pendule porteur d’un aimant (expérience de Vincent Croquette du CEA), la dynamique de la batterie que l’on remet régulièrement en charge, de la cellule cardiaque batteuse de rythmes. Ces systèmes ont une histoire qui n’est pas inscrite d’avance ni ne répète un mouvement périodique.

Au lieu de structures préétablies, on découvre un ordre dynamique, sans cesse détruit et reconstruit, et dont le processus de destruction participe de la reconstruction. Cela signifie que la structure n’est pas préexistante mais produite par la dynamique et qu’elle contient en son sein sa propre contradiction. La structure n’est globalement conservée que grâce à sa transformation permanente (notamment l’inhibition de la contradiction). La notion d’organisation d’objets fixes est remplacée par celle des interactions, ce qui est un changement conceptuel considérable. Le mouvement collectif, agissant par boucles de rétroaction, est fondé, non sur l’action immédiate et directe, mais sur l’inhibition de l’inhibition. La dynamique du changement est fondée sur des interactions dites positives, encore appelées boucles explosives parce que ces boucles amplifient le message de façon exponentielle. Deux effets sont possibles : soit une expansion soit un blocage (par exemple, par épuisement). L’autre type de boucle de rétroaction, dite négative, s’appuie sur une réentrée qui produit un freinage, une inhibition, une régulation ou un blocage de l’interaction. Le couplage des rétroactions positives et négatives donne un mécanisme dynamique capable de s’autoréguler, produisant une structure globalement stable. Imaginez que l’aération de votre véhicule contienne à la fois un système de réentrée et de réchauffement de l’air intérieur par cycles internes (rétroaction positive puisqu’à chaque cycle l’air se réchauffe) et un système de refroidissement par entrée d’air froid extérieur proportionnel à la hausse de température intérieure. On a là deux mécanismes contradictoires et rétroactifs qui, en explorant le champ des possibles, en passant par plusieurs paliers transitoires, vont finir par trouver un niveau d’équilibre, mais on ne peut pas prévoir à quel moment cet équilibre sera brutalement rompu. Par exemple, la dynamique peut rester très longtemps dans une zone appelée selle de cheval (ou col) en étant sans cesse en transformation mais en conservant des paramètres ne quittant pas cette zone. Elle peut durer longtemps et sembler stable. Puis, tout à coup, du fait d’un petit changement, les boucles de rétroactions sont susceptibles de se désordonner et même de sauter rapidement à un autre niveau d’équilibre. Le col est durable mais il n’est pas stable. Un mécanisme de régulation de ce type peut être construit spontanément par des rétroactions opposées qui explorent tous les modes durables. Ce mécanisme, très différent de celui de conservation de valeurs constantes autrefois envisagé, régit l’équilibre thermique du corps humain ainsi que les autres mécanisme de l’homéostasie. C’est aussi le mécanisme d’établissement du rythme cardiaque, capable de sauter brusquement d’un niveau à un autre. C’est encore ce rythme que l’on retrouve dans l’évolution des espèces. Une espèce peut rester quasi stationnaire sur des durées considérables, puis sauter brutalement à un autre état, transitoire, capable de changements radicaux, de transformation d’espèce. La vie connaît le même type de rythme du changement. Une cellule peut rester très longtemps dans un état de non-spécialisation (totipotence) puis, brutalement, devenir une cellule spécialisée. La vie est une lutte entre les boucles positives de la multiplication cellulaire par méiose et les boucles négatives de la mort spontanée par apoptose. Ces boucles de rétroaction entre mécanismes de conservation et de diversification, entre ADN, ARN et protéines, entre processus activateur et inhibiteur, toutes ces boucles fonctionnent en permanence de façon contradictoire et complémentaire, dialectique en somme. Il en résulte des systèmes en permanence maintenus loin de l’équilibre, comme le sont la particule matérielle, la cellule vivante ou le cerveau. Ainsi, la particule de matière ou fermion est fondée sur des boucles entre ses divers états possibles. Il en va de même pour le neutrino qui, en sautant entre ses divers états, parcourt une boucle. Tous les phénomènes de la physique quantique sont reliés à de telles boucles qui ont la capacité de se combiner, de se coupler, de construire des modes divers de relations, de se réguler mutuellement. Par exemple, le gluon, qui maintient la structure du noyau atomique, se couple aux boucles des fermions. Les gluons se couplent entre eux, à trois ou quatre gluons, etc, etc… Les gènes et les protéines se couplent elles aussi par boucles de rétroaction. Leur inhibition produit de nouvelles structures. C’est le cas pour les cellules spécialisées qui disposent du même ADN et des mêmes gènes que les cellules non-spécialisées, elles ne participent pas aux mêmes boucles de rétroaction. Encore une fois, on doit souligner l’importance des interactions. Ce sont elles qui déterminent quelle partie de l’Adn est activé (son inhibition est inhibée). Ainsi, « Le trait distinctif d’une cellule différenciée, c’est que seuls quelques gènes sur l’ensemble sont actifs. » rapporte John Maddox dans « Ce qu’il reste à découvrir ».

Les sauts de la dynamique sont beaucoup plus rapides que les phases stationnaires. C’est même une propriété essentielle puisqu’un saut d’une durée trop longue serait impossible. Il ne s’agit donc pas simplement d’interactions entre des produits physiques, chimiques, biochimiques mais aussi entre propriétés des interactions, essentiellement de leurs durées, de leurs rythmes. Il est nécessaire que les temps, de flux et d’état, permettent cette action, non seulement une fois mais régulièrement. La philosophie a de longue date constaté cette propriété selon laquelle un phénomène d’un rythme trop lent apparaît comme rien pour un phénomène beaucoup plus rapide. Lorsqu’un produit met un certain temps pour être synthétisé à nouveau, ce temps de reproduction interagit avec le temps de la consommation de ce produit ou sur les intervalles entre ses utilisations. Si la durée de vie d’une structure n’est pas assez longue, si son temps de reproduction l’est trop, elle ne peut pas être influencée par une information nécessitant un temps long pour s’exprimer. La dynamique, celle des océans, de la tectonique du globe, des climats, des espèces comme celle des muscles, des neurones, des sensations et des rêves, est une rétroaction du lent et du rapide. Par exemple, toutes les réactions biochimiques ont une probabilité plus ou moins grande de se produire, en fonction de la fixation d’une molécule activatrice, dite catalyseur. Si ce mode de fixation était trop lent, il serait extrêmement rare de voir une réaction biochimique catalysée et la vie serait quasiment impossible, vu la rareté des réactions. Mais tel n’est pas le mode de fixation des catalyseurs. Une étude scientifique récente, rapportée dans la revue « Pour la science » de janvier 2007 par Olivier Bénichou, Raphaël Voituriez et Michel Moreau, note l’universalité d’un mécanisme où sont imbriqués un phénomène aléatoire en temps long et un mécanisme dirigé agissant en temps court [13]. Tel serait, selon les auteurs, le mode de fonctionnement de la catalyse ou encore celui de la fixation des protéines sur les gènes, ou plus exactement sur une séquence spécifique de paires de bases de l’ADN. Nous constatons ainsi une imbrication des temps longs et des temps courts. Le temps apparaît ainsi comme non linéaire, c’est-à-dire que les intervalles longs ne sont pas simplement des sommes d’intervalles courts.

Les actions qui ont lieu dans des temps courts sont interactives avec celles qui ont lieu dans des temps longs. On constate ce type d’interaction au niveau de la matière. Des particules et des photons ne peuvent interagir que si les temps caractéristiques (de l’objet et de l’interaction) permettent une telle relation. C’est ce que l’on exprime en disant qu’il faut une certaine énergie pour agir sur une particule. Une énergie est inversement proportionnelle à un temps. Si on veut rendre très précis le temps, on est contraint de fournir énormément d’énergie. Si on veut rendre très précis la vitesse, on perd considérablement en précision sur la position au point de ne plus savoir sur quel objet on parle. Cette inégalité a donc mis en valeur une agitation fondamentale incompressible de la matière qui empêche de ramener la conception de la matière à des objets fixes. Si la nature avait un temps infini pour effectuer ses mesures, le monde serait différent. Mais chaque particule a un temps très court pour percevoir le monde extérieur. La physique qui en découle est profondément changée. Un tout petit changement peut entraîner une histoire toute différente de la matière. L’agitation n’est pas un obstacle à l’observation mais une part importante de la nature même du phénomène. Les fluctuations quantiques sont le fondement de la matière comme les messages agités des neurones sont la base du fonctionnement cérébral, les messages des neurotransmetteurs la base des interactions intercellulaires, l’agitation des molécules la source de la pression et de la température des gaz et le désordre biochimique la cause du métabolisme du corps. Le chaos moléculaire peut produire une bulle d’ordre, que ce soit l’ordre de la cellule, l’ordre de la bulle de savon ou l’ordre de la boule de neige.

L’une des conséquences de ce type d’ordre, émergent et issu du désordre, est l’imbrication, au sein de cette dynamique, entre hasard et nécessité. Mais ces deux termes ont changé de contenu. Il s’agit d’un apparent hasard (au sens d’une agitation et non de l’absence de loi) et d’une nécessité non linéaire, capable de sauter d’une solution à une autre, et donc non prédictible. En découle notamment la propriété de la nature d’évoluer vers des états où émergent des nouveautés structurelles comme les diverses manifestations de la matière, de la lumière, de la vie et, entre autres, la conscience. Le hasard est la meilleure base pour permettre aux lois de s’imposer. L’agitation moléculaire établit rapidement une température moyenne. L’agitation du message électrique neuronal permet aux circuits neuronaux de se coordonner.

L’organisme vivant qui manifeste le plus cette capacité au sein du désordre – de l’apparent hasard - d’exprimer de façon organisée la nécessité, est le cerveau humain. Il est construit dans l’embryon par des processus aléatoires par lesquels toutes les connexions possibles entre neurones sont réalisées sans plan préétabli. Lors de la formation d’un individu (embryogenèse), les connexions des neurones du cerveau se font au hasard. L’immense majorité des connexions et des neurones produits au hasard se révèlent non fonctionnels (sans relation active avec le corps) et disparaissent par apoptose. Les seules qui sont conservées dans le développement embryologique du centre nerveux sont celles qui sont parcourues par des courants électriques (mouvements d’ions) mettant en relation cerveau et fonctionnement du corps. Les liaisons qui se maintiennent sont celles qui appartiennent à des circuits effectifs, à des boucles de rétroactions connectées avec toutes les autres. Une structure d’ensemble extrêmement organisée a ainsi été produite par un mécanisme en partie aléatoire puis sélectionnée. La structure n’est donc pas pré-dessinée ni programmée, mais réalisée négativement, par destruction des liaisons inutiles. La notion de programme doit être abandonnée. Cette comparaison à l’informatique et aux robots n’est pas valide. La principale différence provient du fait que, dans la dynamique émergente, le programme, souple et dynamique, est produit à chaque fois par la dynamique elle-même. Même le « hardware », les objets, sont déterminés par la dynamique puisque c’est elle qui définit les structures. Le fonctionnement du cerveau obéit à une logique dialectique des pôles opposés au travers de la construction et de la destruction du message cérébral, de l’activation et de la désactivation du réseau neuronal, du couplage entre message électrique et message chimique, de l’opposition des fonctionnement des deux hémisphères cérébraux à l’opposition des différents circuits neuronaux, par exemple sympathique et parasympathique, en passant par les multiples rétroactions des circuits neuronaux, et de l’action des neurotransmetteurs, activateurs et inhibiteurs. La pensée est un fonctionnement qui n’a rien de stable mais est sans cesse à la recherche d’un état critique dans les interactions entre quantité de neurones interagissant constructivement et destructivement. Si ce n’était pas le cas, il n’y aurait soit aucun message, soit un message permanent et le fonctionnement cérébral serait entièrement bloqué. Ce sont ces états critiques, momentanément stabilisés dynamiquement, que le cerveau détruit sans cesse tout en s’approchant aussi près que possible de la stabilité. C’est la destruction par apoptose (suicide) qui va détruire les cellules nerveuses et les connexions qui ne sont pas impliquées par les relations avec le corps, c’est-à-dire la majorité des neurones et des branchements, ne conservant que ceux qui correspondent à des interactions corps-cerveau. De là découle la souplesse cérébrale. Là réside aussi cette capacité de réattribuer des fonctions à des circuits ou à des zones, des images à des réseaux neuronaux, à des cartes neuronales. C’est encore là qu’est la source de cette capacité d’apprentissage par répétition, l’activation répétée de certains circuits. Plus un circuit est évoqué, plus les synapses concernées sont nombreuses et actives.

L’image qui ressort de l’examen des mécanismes du cerveau, comme d’autres mécanismes de la nature, est un lien dialectique entre construction et destruction. L’étude du cerveau est particulièrement éclairante à cet égard. Au fur et à mesure des semaines et des mois, le bébé construit sa conscience au travers des expériences sensibles et des activités physiques. Les neurosciences nous apprennent qu’au départ le bébé ne sépare pas les diverses sensations comme le ferait un adulte : voici une couleur verte, voici une odeur, voici une image émouvante, voici une personne que je connais, voici un animal qui s’agite. Au lieu d’aller assez rapidement à des zones fixes, qui sont reliées à ces sensations particulières, comme c’est le cas chez l’adulte, les informations (le terme est certainement mal choisi) vont se répandre un peu partout chez l’enfant. Il peut être agité de rires ou de pleurs à la seule vue d’une couleur ou d’un objet qui s’agite. Ses réactions peuvent parfois être du même type que celles d’un individu drogué, ou en état de transes, qui s’émeut à l’extrême d’une simple couleur, d’une odeur. Tous les sens sont alors connectés, ce qui n’est plus tout à fait le cas chez l’adulte en état normal. La construction de la conscience provient non pas de la construction de plus de connexions mais de l’inhibition des connexions qui ne sont pas les bonnes. Des zones vont se spécialiser progressivement, non pas parce qu’elles étaient préalablement indiquées mais par expérience, par tâtonnement, par essai et échec. Il résulte de nos connaissances actuelles une vision tout à fait différente de la construction de la conscience. Nous pensions que développer notre cerveau devait signifier construire des connexions et nous constatons qu’il s’agit d’avantage de supprimer, de sélectionner certaines connexions. L’évolution de notre cerveau ressemblerait, selon les spécialistes en neurosciences, à l’évolution des espèces, au sens où c’est la sélection, la suppression, l’inhibition et la destruction, qui structurent l’arbre du vivant en lui coupant des branches à de nombreux niveaux hiérarchiques.

La cellule vivante est elle-même le produit de constructions et de destructions permanentes. Les protéines qui la composent sont sans cesse détruites et reconstruites. C’est la structure qui se maintient mais pas les composants. L’immunologue Jean-Claude Ameisen décrit cette dynamique dans son ouvrage « La sculpture du vivant » : « Une cellule se déconstruit et se reconstruit en permanence, ingérant et transformant les nutriments, stockant et produisant de l’énergie, renouvelant ses constituants, assemblant, détruisant et réassemblant les protéines qui la composent. Une cellule est une entité fluide, dynamique, en équilibre instable, échappant sans cesse à l’effondrement à mesure qu’elle se renouvelle. Vivre, se construire en permanence, c’est utiliser des outils qui permettent de s’autodétruire et être, dans le même temps, capable de réprimer cette autodestruction. » Il confirme ainsi l’idée d’Henri Atlan dans « Le cristal et la fumée » selon laquelle « Deux courants convergents ont conduit à se représenter aujourd’hui l’organisation d’un système vivant comme le résultat de processus antagonistes, l’un de construction, l’autre de déconstruction ; l’un d’ordonnancement et de régularités, l’autre de perturbations aléatoires et de diversité ; l’un de répétition invariante, l’autre de nouveauté imprévisible. » Le hasard, contraint par des répressions, des inhibitions et des destructions, et la contrainte soumise à l’agitation et au désordre, telle est la loi contradictoire de la nature.

Les transformations rapides jouent un rôle fondateur de tout nouvel ordre matériel, aussi bien dans le domaine de l’inerte que dans celui du vivant. Ils expliquent les créations/annihilations quasi instantanées de particules dans le vide mais aussi la superposition d’états d’une particule constatée en microscopie quantique et en donnent une interprétation déterministe et non probabiliste. On se souvient que l’une des énigmes principales de la science du siècle passé était la contradiction entre une matière microscopique probabiliste et la matière déterministe à notre échelle. Certains ont cru qu’il y a un domaine (de la particule à l’atome) dans lequel ont lieu des sauts quantiques et un domaine (à notre échelle macrophysique) où ce n’est pas le cas. Le physicien Georges Lochak rappelait que cela n’est pas exact : « Ce serait une grave erreur de croire que la propriété que possède un atome de n’apparaître que dans un ensemble discret d’états physiques et de sauter brusquement d’un état à un autre au cours d’une perturbation est l’apanage des systèmes microphysiques et est étrangère à la mécanique habituelle. » (dans l’article « Vers une microphysique de l’irréversible » de la « Revue du Palais de la Découverte » de mai 1977). Il en est résulté, dans un premier temps, une interprétation opposant microphysique et macrophysique, la première étant apparemment indéterministe et « non réaliste » (pas de description par des phénomènes) et la seconde tout le contraire. Dans ce texte, nous exposons une interprétation plus récente, point de vue réaliste des phénomènes quantiques, dans lequel la discontinuité de l’univers est fondamentale à toutes les échelles et la stabilité matérielle n’est que structurelle (pas d’objet matériel fixe). Cette interprétation déterministe est fondée sur les changements rapides et brutaux. Dans la matière contenant une grande quantité de particules, ces sauts sont cachés par les interactions entre particules qui permettent de constituer une structure d’ensemble apparemment stable. En fait, au sein de d’un ensemble de molécules comme d’une seule molécule, d’un atome comme au sein de la particule, toute une dynamique fondée sur des sauts rapides et brutaux a lieu qui permet la conservation globale de la structure. C’est ce que nous appellerons « les révolutions de la matière ».

Au sein du vivant, on retrouve ces sauts qui expliquent les capacités de changement brutal d’une molécule comme l’hémoglobine, transformant à grande vitesse son action en changeant de disposition dans l’espace ce qui lui permet de fixer puis de relâcher l’oxygène, par la seule modification de sa configuration spatiale. Encore une fois, la composition matérielle est inchangée alors qu’on assiste à un changement radical des propriétés. L’ADN fonctionne sur la base de ce même type de mécanisme, appelé épigénétique car il est fondé sur la forme des molécules autant que sur leur contenu biochimique. Le repliement de la molécule entraîne l’inactivation de nombreux gènes qui ne peuvent plus être atteints par des protéines activatrices. On a pu pénétrer les fonctionnements ultra-rapides des molécules, par mouvement d’un atome ou déplacement spatial grâce à une avancée technique, des instruments capables de mesurer des changements brutaux. Il a été permis par l’évolution de nos capacités techniques (rapidité de calcul des ordinateurs, mesure de mouvements plus rapides et courts des atomes au sein des molécules, capacité de produire une énergie dans un temps plus court). Désormais la picoseconde (millième de milliardième de seconde) entre dans notre champ de d’expérimentation et de compréhension, par exemple lors du mouvement d’un atome au sein d’une molécule.

Il en résulte non seulement une myriade de changements de vision de tel ou tel domaine mais une modification fondamentale et globale de la perception du mode de fonctionnement général que je résumerai ainsi : l’évolution se transforme en révolution. Ce qui est fondamental, c’est l’existence de phénomènes rapides réagissant sur des phénomènes plus lents. Le physicien Per Bak, fondateur de la théorie de la « criticalité auto-organisée », théorie des système dits critiques (systèmes capables de sauter d’un niveau d’équilibre à un autre, émergent) qui n’a rien d’un hégélien ni d’un marxiste, expose, dans « Quand la nature s’organise », le point le plus remarquable de cette dynamique : « La qualité, d’une certaine manière, émerge de la quantité. » C’est un processus général qui combine changement et conservation. Per Bak écrit ainsi dans son ouvrage sous-titré « Avalanches, tremblements de terre et autres cataclysmes » : « Les grands événements catastrophiques découlent de la même dynamique qui produit les événements quotidiens ordinaires. » Ce processus est une dynamique permanente de construction/destruction. La matière, dans tous ses états, n’est pas une chose produite une fois pour toutes mais, au contraire, saute sans cesse d’un état à un autre, à grande vitesse. C’est l’action la plus brutale qui produit la structure durable, le désordre qui produit l’ordre. Nous sommes habitués à rencontrer des atomes durables mais ce n’est plus le cas au sein des étoiles. L’atome le plus léger, l’hydrogène, se transforme en hélium puis en divers atomes plus lourds (plus exactement ce sont les noyaux des atomes qui grossissent par des sauts discrets) au cours des réactions thermonucléaires qui ont lieu au coeur de l’étoile. Les atomes les plus lourds ne peuvent être produits au sein du fonctionnement « normal » des étoiles et nécessite l’explosion finale des étoiles les plus grosses, les supernovae dans lesquelles l’étoile tout entière explose sur elle-même. La formation de la matière elle-même est issue de phénomènes brutaux.

De même, l’organisation du vivant n’est pas le produit d’évolutions très lentes mais de chocs brutaux. « L’évolution, c’est le résultat d’une lutte entre ce qui était et ce qui sera, entre le conservateur et le révolutionnaire (...) » écrit le biologiste François Jacob dans « La logique du vivant ». « L’idée d’une nature en équilibre est implicitement liée à une image anthropocentrique du monde : notre monde naturel est le « bon ». Comme l’ont fait remarquer Gould et Eldridge, un équilibre apparent n’est qu’un moment de tranquillité, une stase, entre deux poussées intermittentes d’activité et de changement pendant lesquelles de nombreuses espèces s’éteignent pendant que d’autres émergent. » explique le physicien Per Bak dans « Quand la nature s’organise ». Les espèces ne se succèdent pas selon une régularité linéaire. La linéarité suppose des états prédéterminés qui se succèdent régulièrement. Au contraire, on quitte brutalement et sans prévenir une longue période de stagnation par une courte ouvrant de multiples possibilités (explosion de biodiversité) et pas une seul comme le prévoit la linéarité. Au lieu d’un progrès lent, on constate sot la stagnation (évolution très petite au sein de l’espèce) soit le changement brutal (spéciation). Les modifications de molécules a lieu selon des bifurcations passant par des cols, c’est-à-dire des zones d’où de multiples changements peuvent découler. La durabilité des parcours autour du col ne signifie pas la stabilité. Il en va de même en génétique qui n’est pas l’ordre biologique que l’on imaginait. L’ordre symbolisé par la macromolécule d’ADN est contraint par les rétroactions des gènes, par le désordre des micro-ARN, par le désordre des interactions moléculaires. Ce qui permet qu’une macromolécule inactive biologiquement devienne active, et inversement, c’est une transformation ultrarapide et se produisant par un saut : la modification de sa disposition stéréoscopique. La macromolécule d’acide désoxyribonucléique, apparemment si stable et immuable, saute très rapidement d’un état instable à un autre, dans un temps très court. Ces états définis par des dispositions diverses dans l’espace, permettent de se fixer sur les molécules diverses et ensuite, dans un temps bref et avec une grande économie d’énergie, de s’en séparer. C’est ainsi que l’ADN synthétise des molécules de la vie. De même, une molécule se transforme de façon quasi instantanée par fixation sur une zone de sa structure appelée récepteur. C’est encore un saut qualitatif, fondamental pour le processus du vivant qui active et désactive la molécule d’ADN.

Dans la société, on retrouve un phénomène semblable à celui de la matière. Pas de matière sans contradictions, sans lutte des contraires, sans combinaison des contraires, sans mécanismes spontanés de structuration (de dépassement des contradictions). Pas de société de classe sans lutte de classes et sans modes d’organisation des classes, dont la plus importante pour l’ordre : l’Etat. L’Histoire est souvent présentée comme construite par l’ordre, par le pouvoir ou par son chef et non par l’agitation des classes, leurs relations, leur concurrence, leurs alliances et leurs luttes. Et cet ordre social est présenté comme tombant du ciel. Dans les mythologies religieuses, c’est l’équilibre du monde lui-même qui est fondé par les rois-dieux [14]. L’histoire, revue et corrigée par le pouvoir, défend la nécessité de celui-ci. En France, par exemple, une histoire continue de la civilisation est présentée aux scolaires, prétendant que la société dite occidentale commencerait par le régime des pharaons, se poursuivrait par l’Etat athénien, puis romain, pour finir par le renforcement de l’Etat royal français au sein de la féodalité, dont l’Etat bourgeois apparaît finalement comme l’aboutissement plutôt que comme la négation, débouchant sur le capitalisme, tout cela sans la moindre rupture ! Dans cette conception, l’Etat est un ordre qui n’a aucun antécédent, qui est présenté comme le point de départ d’une civilisation, et même d’un peuple. Le pouvoir central, toujours aussi mythifié, est présenté comme le facteur positif [15] par excellence, et sa chute est présentée comme une catastrophe. En réalité, son caractère est d’abord négatif : bloquer la lutte des classes. Son origine a d’autant plus besoin des mythes que sa véritable origine est liée aux contradictions entre classes sociales. L’ancienne société pré-étatique explose sous les pressions des nouvelles inégalités produites par l’accumulation de richesses dues à de nouvelles activités économiques et l’Etat est la réponse des classes dirigeantes à ces pressions qui mèneraient, sans lui, à l’explosion sociale.

L’Etat conçu comme produit des lutte de classe est une thèse bien connue de Karl Marx, thèse combattue non seulement par la classe dirigeante mais par de nombreux auteurs, y compris des courants politiques qui combattent l’Etat. Pour eux, ce dernier est sa propre source, sa propre justification et sa propre force. En réalité, l’Etat apparaît dans une société depuis longtemps divisée en classes sociales opposées, classes qui se confrontent et savent que cette lutte peut détruire la structure sociale. Aristote écrit, dans « Politique », que la classe dirigeante doit examiner attentivement le régime politique pour combattre les révolutions (voir chapitre « Les révolutions de l’Antiquité »). Il décrit une époque où la Grèce est en train de tenter de mettre en place un Etat grec mais n’est pas encore parvenue à dépasser le stade des cités grecques indépendantes. L’apparition de l’Etat grec est inséparable de la situation troublée que décrit Aristote. Il explique que les problèmes politiques proviennent des classes des villes : pas de problème politique avec les paysans et avec les bergers, dit-il. Par contre, les villes sont synonymes d’insurrections.

Nous connaissons bien ces révolutions dans les grandes villes du moyen âge européen. L’Antiquité n’a pas été moins fertile en insurrections urbaines, même si on les connaît moins. Le pouvoir s’est centralisé pour les combattre. L’Etat arabe, pour prendre un exemple plus récent d’apparition de l’Etat, est rendue nécessaire par les guerres civiles entre riches et pauvres. Même le Coran rend compte de ces luttes entre ceux qui estimaient que l’on ne devait pas collecter des fonds pour autre chose que l’aide aux nécessiteux et ceux qui estimaient qu’il fallait des impôts pour organiser la structure politique. Les régimes étatiques pas nés de l’envie d’un roi de gouverner le pays, ni de la supériorité d’une religion, ni des capacités de quelques individus d’une caste noble. Etudier la civilisation égyptienne, ce n’est pas faire l’histoire des pharaons, ni même celle des premiers rois qui les ont précédés. Bien avant ceux-ci, l’activité civile a fondé la société, ou plutôt les sociétés égyptiennes : activités agricoles, artisanat, art, architecture, … Toutes ces techniques supposaient des relations entre hommes entre groupes d’hommes, la formation de nouveaux besoins et de nouveaux modes de satisfaction de ces besoins. Bien avant que l’Etat ait commencé à être fondé, de multiples changements brutaux avaient déjà modelé, détruit puis remodelé la civilisation égyptienne. On serait bien incapable de dire, dans ces transitions, quand est-ce que « la civilisation » est née, car elle est née de nombreuses fois et morte aussi plusieurs fois. Le régime politique central n’est pas le produit des nécessités techniques, économiques ou politiques mais résulte, d’abord et avant tout, des nécessités liées aux risques de désordre social. L’Etat est apparu parce qu’il y avait une nécessité de conserver l’ordre social face à des opprimés dont le nombre ne cessait de grandir et dont la pauvreté croissait relativement de manière de plus en plus éclatante face à la richesse des possédants. Ce n’est pas l’Etat qui a fabriqué la civilisation, le changement technologique et social, produit l’artisanat, le commerce, le marché, multiplié les connaissances, les richesses et les échanges économiques, intellectuels et sociaux. Il est venu bien après et, surtout, l’Etat est apparu en ponctionnant la civilisation, a vécu en prédateur [16] de ces découvertes, de ces progrès et de l’immense majorité de la société. Il les a souvent bloqués, qu’il s’agisse de changements sociaux, de transformations idéologiques, artistiques, artisanales, techniques ou politiques. Les interrègnes égyptiens, ces phases de déstabilisation sociale et politique, sont également des époques d’explosion des connaissances, notamment de l’art. En maintenant l’essentiel de la population dans la misère et en réglementant toute activité, le pouvoir central a joué un rôle de frein du développement. Son appareil d’Etat a détourné du secteur économique et social une grande part des produits du travail, pour payer militaires, fonctionnaires et religieux. Voilà qui tranche avec le discours officiel selon lequel la civilisation égyptienne serait l’Egypte de pharaons, née grâce au pouvoir royal, aux grands prêtres, aux fonctionnaires. On entend souvent dire que ce serait l’Etat égyptien indien ou mésopotamien qui auraient organisé le défrichement des fleuves et l’irrigation [17].

Cette thèse est une contre-vérité. Les classes riches d’Egypte n’ont pas attendu l’apparition de l’Etat central pour mettre en place l’exploitation, pour développer l’économie agraire, l’artisanat, le commerce et les villes. Les pyramides et autres palais ne sont pas un témoignage du progrès, de l’art, de la religion, une source d’admiration. Elles sont avant tout une démonstration de force, en vue du maintien de l’oppression et de la dictature, et une énorme ponction sur les capacités économiques des paysans par des travaux forcés qui ne sont justifiés que par la nécessité d’un pouvoir écrasant, visant à impressionner, s’imposant aux exploités « du haut de ces pyramides ». Le pouvoir d’Etat s’est imposé aussi aux classes dirigeantes dès lors que les classes dirigeantes n’étaient pas capables de se faire obéir des exploités. D’ailleurs, ce n’est pas la civilisation qui a produit directement (et comme une nécessité d’évidence) l’Etat, et encore moins l’Etat qui aurait produit la civilisation. Entre la naissance de la civilisation et la naissance de l’Etat, il y a généralement plusieurs centaines et même milliers [18] d’années. Et parfois, la civilisation ne donne pas naissance à l’Etat et disparaît avant que l’Etat n’apparaisse. La réalisation principale de l’Etat est un appareil de stabilisation de la société et d’oppression des classes populaires. L’égyptologue Dominique Valbelle écrit dans l’ouvrage collectif « L’Egypte ancienne, les secrets du Haut-Nil » : « L’administration égyptienne est indissociable d’un Etat égyptien, né avec elle. Elle en est l’âme. Elle a été mise à mal lorsque celui-là était menacé. Elle a été reconstituée en même temps que le pouvoir pharaonique. Elle représente donc un facteur de stabilité et l’assurance d’une continuité des institutions. » Mais ce facteur de stabilisation est loin d’être né immédiatement en Egypte comme dans le reste du monde. Il n’est pas le premier pas de la civilisation. Celle-ci est née du développement de l’activité agricole, puis, grâce à celle-ci de l’accumulation de la plus value, de l’accroissement des capacités techniques de l’homme, de la division du travail, du développement d’un grand commerce, de la naissance des villes, de la culture, de la naissance d’une classe dirigeante et des inégalités sociales. Ce bond en avant n’a pas eu besoin de l’Etat. Ainsi, tout le développement des villes et de la civilisation grecques ne connaît pas l’Etat qui ne fait une première tentative d’apparition que sur la fin. Par contre, le développement de l’agriculture, de l’artisanat, et du commerce a permis l’émergence d’une importante classe de citadins, d’artisans, de commerçants, de banquiers, une véritable bourgeoisie. C’est elle qui est domine la ville. La première dynamique sociale de la civilisation est le produit de la division entre villes et campagnes. La seconde est celle qui oppose riches et pauvres dans les villes. Enfin, l’apparition et le développement de l’Etat va mener à de nouvelles oppositions : entre guerriers, religieux et bourgeoisie. La relation entre classes dominantes et Etat est contradictoire. Les classes riches des villes ont fini par être menacées par les exploités et elles ont ressenti le besoin de se protéger derrière le bouclier de l’Etat. Mais cette nécessité n’était pas sans réticences. Partout dans le monde, la civilisation des villes avait préexisté à l’Etat [19]. C’est à ses dépens que l’Etat a développé ses prérogatives [20]. La ville a parfois résisté durement à la mise en place de la domination étatique [21]. La lutte entre les classes riches des villes, prenant parfois la tête des pauvres, et le pouvoir royal a même été un des axes essentiels de la lutte politique et sociale dans l’Antiquité.

C’est la révolution sociale qui a rendu nécessaire la formation de l’Etat, inévitable même. Indispensable, du moins, aux classes dirigeantes qui, sous la menace des opprimés, ont dû se séparer, en faveur de cet organe de centralisation des décisions et des forces de répression, d’une grande partie de leur pouvoir local urbain [22], de leurs privilèges et de leurs revenus. Et cet ordre n’a pas été synonyme de progrès mais seulement de conservation sociale. C’est la transformation qui avait, bien avant l’apparition de l’Etat, entraîné un certain progrès, relatif. La concentration dans les villes des richesses, des moyens techniques, des connaissances et des personnages les plus influents et les plus riches suppose une accumulation primitive considérable de richesses tirées du travail agraire. Loin de dater du Moyen Age, les villes sont d’une apparition très ancienne dans l’Antiquité. Par exemple, en Mésopotamie Ur, Uruk, Lagash et Umma datent entre -4000 av JC et -3500 av JC, alors que le premier empire date de -2340 avant JC (empire akkadien). Même l’Etat-cité y date de -2340 avant JC (dynasties archaïques). Les civilisations sont le saut qualitatif, révolutionnaire, une structure émergente produite par le succès de l’économie agraire, qui a permis un grand développement de l’artisanat et du commerce, de multiples succès dans lequel l’Etat n’a eu aucune part. L’apparition de l’agriculture, son amélioration technique, l’irrigation, la spécialisation professionnelle et l’organisation du travail collectif, par exemple, qui sont d’immenses progrès de l’homme ne datent pas de l’apparition de l’Etat mais de bien avant. L’image de l’Etat organisateur de la production agricole et de l’irrigation n’est pas totalement fausse, mais elle est beaucoup plus récente ; elle ne fait que succéder, beaucoup plus tard, à une époque où les classes dirigeantes locales, qui ont succédé à la société tribale et villageoise, ont elles-mêmes mis en place ces activités. Les progrès sociaux, techniques et organisationnels sont d’abord des produits de ce que Karl Marx appelait la « société civile » et non du pouvoir politique centralisé (centralisation des moyens répressifs, des moyens idéologiques – domination des esprits – des moyens architecturaux comme organisationnels - fonctionnaires – ou décisionnels. La civilisation n’est pas celle des pharaons ni celle des empereurs de Chine, ni celle des rois olmèques ou toltèques, ni encore celle des rois Khmers. Ces derniers n’ont pas produit l’immense activité économique qui a permis une énorme accumulation de richesses et de moyens que les hommes n’avaient jamais connu auparavant. Ces avancées considérables ne peuvent nullement leur être attribuées. Ils se sont contentés d’en distraire une grande part pour un usage non productif et purement destructif, la consommation d’un groupe dirigeant et de ses serviteurs, la dépense d’énergie pour bâtir des monuments chargés d’impressionner les peuples de les écraser par leur effet de force incommensurable. L’Etat a distrait un grand nombre d’hommes et de moyens de l’activité productive. Il n’a pas fait que ponctionner les richesses produites ; il a augmenté l’échelle de l’activité et de l’organisation sociale. Mais ce n’est pas lui qui les a suscitées, inventées et mises en place, contrairement à la légende qu’il a propagée. Ce n’est pas non plus l’Etat qui a bâti la société, ses classes sociales, ses idéologies, son fonctionnement matériel comme spirituel. L’artisanat, la science, la technique, l’art, les relations d’échanges sont nés bien avant, des centaines, et parfois des milliers d’années, avant l’organe spécifique de répression.

L’étude des plus anciennes villes d’Amérique latine a permis aux ethnologues de réfléchir à l’origine de la civilisation. La question se posait en effet : qu’est-ce qui a poussé les hommes à accepter d’abandonner l’ancienne structure familiale et tribale et l’ancien mode de travail, plus proche des gens, pour la domination politique d’un pouvoir central ? La question est elle-même entachée d’erreur puisqu’elle suppose que le passage à la civilisation serait simultanée à la fondation de l’Etat, ce dernier étant même considéré comme fondateur de la civilisation. On parle à tort de civilisation de l’empire chinois ou de civilisation des Pharaons. Cela sous-entend que la civilisation serait née en Egypte avec les rois et se serait manifestée d’emblée par leurs réalisations écrasantes : les pyramides. Selon cette thèse, le but de ce style impressionnant du pouvoir royal, l’architecture monumentale, serait de protéger la population contre des adversaires extérieurs, avancent nombre d’historiens de l’Antiquité qui n’attribuent la chute de l’Etat qu’à des agressions guerrières extérieures. Selon l’ethnologue Jonathan Haas, la civilisation avait pour origine, pour force créatrice, la guerre. Selon cette thèse, la guerre de tous contre chacun datant du fond des âges n’aurait été interrompue que par le choix de la collectivité de se tenir sous la protection d’un chef, le roi, et de son armée. Cela supposait que l’on allait trouver des armées aux origines même de la civilisation. Ce serait elle qui aurait amené les hommes à accepter une autorité supérieure pour mieux se défendre des attaques armées. Pour lui, la civilisation était synonyme de l’Etat, organisme de peur, dont on retrouve la puissance dans les réalisations monumentales comme les pyramides de Caral (Pérou) et l’Etat était lié essentiellement à la guerre [23]. Tel était le point de vue défendu dans de nombreux ouvrages par Jonathan Haas et Winifred Creamer avant qu’ils ne soient invités par la chercheuse péruvienne Ruth Shady à venir examiner la plus ancienne ville retrouvée dans un désert du Pérou, la cité perdue de Caral (-2600 av JC) datée grâce à des roseaux servant à transporter des pierres. On remarque, dans la vaste cité, une organisation centralisée avec un forum et des pyramides. Il s’agit en fait du centre d’une grande civilisation qui a dominé toute la région. Jonathan Haas rapporte qu’il cherchait à vérifier son hypothèse : la première civilisation née de la guerre. Il va se convaincre du contraire en étudiant Caral : la civilisation est née des villes et elles-mêmes du grand commerce. En effet, l’ethnologue cherche des remparts autour de Caral et découvre qu’il n’y en a pas. Caral n’a à se défendre d’aucune agression. Il cherche en vain des armes de guerre, des remparts militaires et des représentations de scènes de bataille sur les murs de la ville. Caral s’avère être une cité qui commerce avec une vaste région mais n’a pas d’activité militaire. Sa domination est commerciale. Cette cité commerçante échangeait les légumes produits à Caral grâce à l’irrigation contre les poissons pêchés sur la côte. La civilisation n’est pas née avec l’Etat, de la peur et de la guerre, mais du développement économique, l’agriculture ayant permis la formation d’un surplus, d’une classe dirigeante, et les villes étant nées du développement du grand commerce. Voilà les conclusions des ethnologues Haas et Sharida. Leurs études dans la ville péruvienne de Caral n’a pas confirmé une thèse préétablie mais, au contraire, les a amenés à des conclusions opposées : ce n’est pas l’unité causée par la peur des adversaires guerriers qui a fondé les villes. Il n’y avait pas d’armées et pas d’Etat aux origines de la civilisation ! Des classes sociales, oui, des inégalités aussi mais pas la peur d’une attaque extérieure. Alors, l’Etat qui vient beaucoup plus tard n’est pas né de ce risque d’attaque extérieure mais du risque intérieur, social. Les pyramides, symbole de la domination du pouvoir politique central, ne sont pas nées avec la civilisation mais bien après. L’Etat, cette bande d’hommes en armes ne provient pas de la guerre. Il faut se faire craindre aussi à Caral alors qu’il n’y a aucun risque externe (par de fortification). C’est que le danger est intérieur. La guerre intérieure, c’est la lutte des classes. Caral, société riche et développée sans Etat, a disparu sans laisser de traces, mais elle n’a pas été détruite par une armée. Elle s’est sans doute effondrée sous le poids de ses propres contradictions, du développement des inégalités et des luttes entre riches et pauvres, avant que la ville ne soit complètement abandonnée et que le mode d’existence qu’elle représentait ne disparaisse complètement. Plus on étudie le passé, plus il devient clair que les révolutions qui ont fait chuter une ville sont légion. Peu de traces de ces révolutions ne nous sont parvenues. On n’a de relation des révolutions qu’à partir du moment où celles-ci se sont attaquées à des Etats dont le rôle de conservation a été jusqu’à conserver les récits de leur propre destabilisation.

Au cours de l’Histoire, les opprimés ont renversé de nombreuses civilisations, fait chuter bien des empires commerciaux avant de se retrouver en face de l’Etat qu’ils ont également attaqué comme en témoignent les puissants empires, égyptien, chinois ou romain, attaqués et parfois renversés alors que les peuples les considéraient comme éternels. Même lorsque ce ne sont pas les opprimés mais des peuples guerriers voisins qui les ont renversé, si ces sociétés dites « barbares », inférieures économiquement et organisationnellement, ont pu l’emporter, c’est généralement parce que la lutte des classes avait préalablement affaibli la cohésion de ces empires et la force de leur civilisation. Car cette force reposait effectivement sur un dépassement (provisoire) des contradictions de la lutte des classes. La lutte des classes n’a pas concerné que la lutte entre riches et pauvres mais également l’affrontement entre classes privilégiées. Toute l’histoire de l’Egypte est une lutte entre classe privilégiées des villes et pouvoir central et, au sein de ce dernier, entre roi, pouvoir religieux et pouvoir militaire. L’affrontement entre les seigneurs de la guerre et la bourgeoisie des villes a sans doute existé depuis que ces deux forces se trouvent face à face, avec le pouvoir central d’un côté et le grand commerce international de l’autre, c’est-à-dire avant même l’invention de l’écriture qui en est certainement un sous-produit du grand commerce. C’est finalement la bourgeoisie des villes, longtemps battue aux quatre coins du monde par les seigneurs de la guerre, qui a finalement renversé la féodalité en Europe, moins à cause d’une force particulière de la classe moyenne dans cette région que du fait de l’affaiblissement de ses adversaires. Elle n’a pas triomphé en Asie mais en Europe de l’ouest parce que les régimes asiatiques ont pu maintenir des dictatures féodales centralisées efficaces face à la révolution. Mais le prix a parfois été terrible comme lors de la révolution des turbans jaunes où la classe féodale a préféré détruire la Chine que livrer le pouvoir, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre ou en France. Bien des commentateurs estiment que l’empire capitaliste est désormais inattaquable. Certes, la bourgeoisie internationale détient le pouvoir sur toute la planète et n’a plus aucune inquiétude vis-à-vis des féodaux, des rois ou des chefs religieux traditionalistes. Mais elle reste très attentive aux risques que lui feraient courir les nouveaux « barbares » qui menacent son ordre, les travailleurs, indispensables à la production de ses profits, agglomérés dans les villes et capables d’y prendre la tête des autres adversaires de l’ordre social, les pauvres et exclus que son système produit en grand nombre. La bourgeoisie révèle régulièrement ses peurs par le soin qu’elle prend à mettre en place tout un arsenal de moyens, pour calmer les risques de situations explosives (alternance politique, participation syndicale, détournement réformiste des contestations sociales, nationalisme, intégration économique, etc…) et parfois en provoquant des éruptions préventives de violence (répressions, terreurs blanches, massacres, guerres contre les civils, fabrication de divisions explosives parmi les peuples). Même si tout est fait pour que le déchaînement de la barbarie répressive reste incompréhensible [24] au plus grand nombre, y compris aux victimes des massacres, la terreur à grande échelle a toujours sa rationalité, fondée sur des causes sociales profondément ancrées dans les rapports entre oppresseurs et opprimés et dans la menace que cette opposition fait peser sur les dominants. Toutes les interprétations, attribuant ces explosions de violence institutionnelles à la folie d’un groupe d’extrême droite ou à la méchanceté d’un chef d’Etat, ne visent qu’à cacher les vrais objectifs de ces classes dirigeantes. Ces dernières sont tout à fait capables, de sang froid, de plonger la société dans le désordre, de mettre le feu à un pays, fondamentalement pour préserver le système ou pour maintenir leur pouvoir menacé. Elles ont toujours préféré la terreur d’Etat plutôt que la déstabilisation sociale, le fascisme plutôt que la révolution des opprimés, le bain de sang ethnique ou la lutte des bandes armées plutôt que la lutte des classes, le génocide plutôt que le renversement de la classe dirigeante. La terreur blanche a toujours été un témoignage de la peur des classes dirigeantes à l’égard des opprimés. Les pogromes ont toujours servi de dérivatif. Les exemples sont légion et concernent toutes les époques, toutes les classes exploiteuses de l’Histoire et toutes les régions du monde, dans toutes les sortes de situations de crise grave. Ces classes dirigeantes ne sont pas moins meurtrières quand elles ont leur base dans des pays riches, où leur règne peut se cacher derrière une démocratie électorale et des relations apparemment plus douces, que dans les pays pauvres, où les élections et le multipartisme ne suppriment pas la violence ouverte contre les opprimés.

L’Etat est la manifestation principale de la nécessité, pour les classes dirigeantes, de centraliser leur force de répression contre les opprimés. Partout, l’Etat a été chargé de développer la peur parmi les dominés, au moyen d’une violence féroce. Les ethnologues ont constaté des terreurs d’Etat sans nombre, des bains de sang massifs organisés par les classes dirigeantes d’Amérique latine à ceux imposés par les empereurs de Chine, ou par les seigneurs de guerre japonais. Même s’il est généralement masqué, il y a un lien entre les deux, entre la lutte des classes et la violence des dominants. Sans la menace révolutionnaire des opprimés, les terreurs blanches, les guerres civiles, les massacres, les fascismes et même les génocides n’auraient pas lieu d’être, n’auraient pas trouvé de terrain favorable, de moyens, de troupes, de perspectives. Ces violences de masse, organisées d’en haut par les sommets de la classe dirigeante et de l’Etat, sont la marque de situations de crise pour les classes dirigeantes, crises écrasées, détournées, camouflées ou étouffées par leur Etat. La contre-révolution, par sa violence et par sa tactique consistant à ouvrir en pare-feu un autre conflit (entre pauvres), a parfois si bien effacé le sens de la lutte et de la conscience des masses opprimées que celles-ci ignorent parfois jusqu’à l’origine des bains de sang [25] qu’on leur a fait subir. On a plus retenu que le nazisme en voulait aux Juifs que le problème qu’avait la bourgeoisie allemande avec les classes opprimées et qui nécessitait pour elle un appui à des forces contre-révolutionnaires. Les classes dirigeantes réussissent parfois à anticiper les révolutions sociales, au point qu’elles parviennent à en supprimer la conscience parmi les opprimés. En l’absence d’organisations exprimant les intérêts et les perspectives propres des opprimés, ceux-ci n’ont même pas le moyen de faire connaître ce qu’était leur combat, y compris d’en prendre conscience eux-mêmes. Il ne reste alors d’autre trace des développements révolutionnaires offerts par la lutte des opprimés que la crainte manifestée par les oppresseurs dont seule témoigne la dureté de la réaction. C’est souvent la meilleure preuve que la situation de crise sociale et politique avait menacé d’emporter l’ordre social. Le degré de la violence institutionnelle et son caractère volontairement impressionnant ont pour but non seulement de faire reculer les opprimés, mais de détourner le mécontentement social et de masquer le caractère de classe de l’action répressive, de cacher à quel point les oppresseurs ont craint la menace révolutionnaire. Pour cela, tous les moyens ont été bons pour mobiliser des fractions de la population en vue du racisme, du nationalisme, du régionalisme, de l’ethnisme et des guerres de religions. Le souci des classes dirigeantes et de leurs représentants politiques est au moins autant d’affaiblir les opprimés sur le terrain du rapport de forces réel que de leur ôter la conscience de leur force potentielle et de leurs perspectives propres pour l’avenir de la société. Lorsque la classe dirigeante est incapable d’éviter ou de masquer la révolution sociale, elle tâche que certaines de ses organisations en prennent la tête en vue de la détourner avant de l’écraser, comme on l’a vu dans la Russie de février 1917, dans la Hongrie et l’Allemagne de 1918 ou l’Espagne de 1936, quitte à retarder le bain de sang. La véritable signification de la révolution, en termes de luttes de classes, est alors effacée, éradiquée par une nouvelle violence : la « guerre d’Espagne » après l’insurrection prolétarienne de 1936, la guerre civile au Liban après le soulèvement des opprimés de 1975, ou la guerre Irak-Iran après la révolution iranienne de 1979, la guerre entre bandes armées ivoiriennes après les révoltes de 1999 et 2000.

La répression (dictature, terreur blanche, génocide, pogrome, etc) n’est pas la seule trace des efforts des classes dirigeantes pour contrer la révolution sociale : la réforme est tout aussi parlante. Lorsqu’on constate qu’un régime a brusquement décidé de réaliser une vaste réforme, un tant soi peu favorable au plus grand nombre, à la fois dans des domaines économiques, sociaux, administratifs, spirituels et juridiques, c’est une conséquence de la menace révolutionnaire [26], que ce soit un effort en vue d’éviter l’explosion sociale ou, inversement, que cela résulte de la politique d’un régime remis en place difficilement suite à une révolution. Si la société française n’a jamais pu effacer la marque des événements de 1789-1795, la société égyptienne a gardé les traces de la révolution sociale de -2260 avant JC. Tout le mode de fonctionnement, politique et social, s’en est trouvé bouleversé. En Egypte, par exemple, après la remise en route du régime des pharaons suite à la révolution, une réforme profonde a eu lieu, vivant à stabiliser la société : les masses pauvres ont eu accès aux temples, ont obtenu une âme éternelle et le droit d’aller en justice, y compris contre un noble. Les idéologies religieuses, elles-mêmes portent la marque des révolutions [27]. Elles expriment le désespoir, les douleurs, les échecs des masses populaires suite à ces révolutions et prétendent pallier à leurs souffrances par des plaintes et une attitude de regret et de soumission (fatalisme), censée apporter une consolation. En somme, même si les révolutions ne sont qu’un bref instant de l’Histoire, le monde en porte la marque de façon indélébile. Une année de révolution est plus importante pour l’histoire d’une société que cent ans de calme social. Les Etats n’ont pas stabilisé définitivement le monde, comme ils le prétendent. Les ruines des grandes civilisations, qui parsèment le monde, témoignent des milliers de régimes momentanément dominants et qui ont disparu corps et biens. Même les royaumes apparemment les plus solides ont été battus par les révolutions sociales.

Les anciennes civilisations, aussi inquiètes que celle d’aujourd’hui d’assurer leur avenir devant l’instabilité sociale et politique essentiellement causée par le développement d’inégalités croissantes, n’ont développé l’Etat que parce qu’elles cherchaient des gages de stabilité politique et sociale dans la violence répressive. Comme le rappelle le Coran, le régime des pharaons était d’abord un régime tatillon et policier face aux paysans exploités. Nombre d’auteurs ont cherché d’autres justifications de la formation de l’Etat : grands travaux d’irrigation, construction des villes, nécessité de la défense militaire, croyances et idéologies. Le point de vue le plus défendu, et de loin le plus faux, laisse croire que les dirigeants de l’Etat auraient fondé la civilisation, son ordre social, son régime économique, ses techniques, ses relations sociales, ses liens internationaux, son idéologie ... C’est prendre au premier degré le discours mensonger de ces dirigeants eux-mêmes. Bien entendu, ces Etats ont développé l’idéologie comme une arme de l’ordre. A la terreur de l’Etat s’est rajouté l’attirail de la sorcellerie : celui de la peur des esprits et des maléfices, celui de la soumission, du fatalisme, du conservatisme idéologique, mais aussi pour diffuser une thèse nouvelle : le roi-dieu a créé le monde. Traduisez : l’Etat est à l’origine de toute la société humaine et même de la terre. C’est non seulement un mythe symbolique, mais un mensonge fondamental [28]. Si Pharaon est dieu, cela signifie que c’est grâce à lui que le monde se maintient, que la nature porte ses fruits, mais aussi que le système économique et social fonctionne. C’est même le principal mensonge des religions d’Etat. La société agraire et citadine qui a donné naissance aux pharaons comme aux autres régimes étatiques n’a pas eu besoin d’eux pour naître et se développer durant de longues années. En témoigne, par exemple, le fait que les cités égyptiennes aient eu chacune ses propres dieux, souvent différents de ceux du pharaon. Les velléités d’indépendance des villes ont duré de longues années après la mise en place du régime et ont repris à chaque fois que celui-ci s’est affaibli. Pharaon et son régime dictatorial et prédateur, ne sont pas à l’origine des progrès sociaux de l’agriculture, de l’irrigation [29], de l’artisanat et du commerce, des villes, de la culture, en somme de la civilisation, née bien avant l’Etat et son régime oppressif centralisé.

Prenons un autre exemple, celui d’une très vieille civilisation : celle de l’Indus. Comme dans tout le « Croissant fertile », cette transformation radicale débute par la révolution néolithique, en -9000 avant JC. L’agriculture naît sans organisation centralisée, ni villes ni Etat ni même l’organisation en villages. L’homme qui lance le néolithique est un cueilleur, nomade ou semi nomade. C’est la formation d’un surplus agricole qui permet le développement de l’artisanat, des échanges et produit villages et villes. Les premières constructions en dur sont des greniers, des entrepôts. Une nouvelle révolution a lieu : la révolution urbaine. Elle signifie la concentration de l’artisanat et du commerce dans des centres d’activité. Dans la civilisation Harrapan de l’Indus, il y a une véritable explosion urbaine (1052 villes à partir de -2500 av JC). Ce ne sont pas des Etats, ni des cités-Etats, mais seulement des villes issues de la société civile [30]. Y vivent artisans et commerçants, une classe aisée qui a concentré des richesses issues de l’agriculture, de l’artisanat et du commerce. Il n’y a aucune architecture monumentale. Pas de palais mais des greniers ! Le système urbain de Harrapan est très organisé. La ville connaît des techniques d’urbanisation, d’hygiène assez poussées. Dans l’agriculture, l’irrigation est développée à partir de -2500. La civilisation, avec sa société urbaine, ses relations sociales, son écriture et son art, naît du développement du grand commerce. La civilisation de l’Indus commerce avec la Perse, la Mésopotamie et l’Afghanistan. Elle connaît une phase de grande prospérité, puis décline en -1800 et chute en -1700. Les villes sont abandonnées. Les archéologues s’interrogent toujours sur les causes de cette chute et l’attribuent soit à des causes climatiques, soit à une période de migrations indo-aryenne, soit à la chute du commerce. Ils remarquent qu’il n’y a pas eu un déclin progressif des villes mais un abandon brutal, abandon massif par les populations et abandon du mode de vie, mais ils n’en concluent rien de spécial. Toute une civilisation, prospère, développée, dominant toute une aire régionale, s’est développée jusqu’au bout en l’absence d’Etat centralisé. Par contre, sans Etat, cette civilisation n’a pas pu se maintenir face aux forces contraires exacerbées par les inégalités sociales. Les classes dirigeantes ont connu les mêmes développements et la même chute, dans d’autres civilisations comme celle d’Egypte à Nagada, mais les suites ont été le développement d’un Etat écrasant et d’une divinisation du pouvoir avec le roi-dieu.

L’Etat est apparu pour faire face à la déstabilisation sociale causée par le développement croissant des inégalités. L’organe de pouvoir centralisé n’a émergé qu’après de multiples expériences prouvant que la civilisation s’effondrait systématiquement arrivée à un certain niveau de développement des contradictions sociales. L’enrichissement de la société humaine produisait son contraire : l’appauvrissement d’une majorité de la population condamnée à travailler bien au-delà de ce qui lui était nécessaire pour vivre, plus dur qu’auparavant, sans être sure de subvenir à ses besoins. Le progrès s’est changé en régression massive des conditions de vie et de travail pour la majorité de la population. Les paysans ont dû travailler comme des esclaves pour produire un surplus sans cesse accru. Dans ces conditions de plus en plus inégalitaires, la ville a entraîné un changement fondamental : désormais les pauvres n’étaient plus disséminés, loin des classes riches, loin des centres du pouvoir mais agglomérés au foyer de la richesse, à l’endroit même où les classes dirigeantes se gobergeaient. Les pauvres des villes ont eu sous leur nez toute l’injustice de leur condition. Le succès de l’organisation des classes dirigeantes a grandi en même temps que son inverse : la révolution des opprimés. Les civilisations sont disparues, ne laissant que des ruines, vaincues par une révolte, une explosion de colère élémentaire, inorganisée souvent, et dans laquelle, la plupart du temps, les opprimés se contentaient de détruire les villes. Ils retournaient à la vie tribale et familiale, celle des agriculteurs ou même des chasseurs-cueilleurs, ne laissant également aucune trace des buts et des choix de leur révolution, à part des villes détruites et une civilisation disparue corps et biens. On retrouve ces restes sans connaître le plus souvent d’explication de cette chute brutale. Des régimes qui avaient su résister à toutes les attaques militaires de leurs voisins, qui les dominaient sous tous les plans (économique, social, politique comme militaire) sont tombées. L’exemple le plus connu est celui de l’empire romain qui a chuté au plus haut niveau de sa richesse, de sa domination sur le monde. On ne peut comprendre sa chute par une simple attaque militaire des armées « barbares ». C’est la révolution sociale qui a sapé les bases de la société romaine (voir le chapitre « Les révolutions de l’antiquité ») et non une guerre. Cependant, le plus souvent les auteurs sont plus enclins à rechercher comme cause de la chute d’un ordre l’attaque d’un autre ordre. Au 14ème siècle avant JC, le royaume de la ville de Qatna, né au 2ème siècle avant JC, a disparu corps et biens. Pourtant, il avait résisté victorieusement aux attaques de l’armée d’Egypte. Les auteurs avaient retenu l’hypothèse de l’écrasement par l’armée hittite en -1340 avant JC, jusqu’à une découverte archéologique récente. En novembre 2002, on a découvert une chambre funéraire du palais royal contenant plus de 2000 objets précieux, notamment en or. Tout a été détruit mais rien n’a été volé. Les archéologues cherchent dans les tablettes en akkadien des explications. L’énigme reste entière mais la seule chose qui est certaine, c’est que l’hypothèse d’une révolution sociale n’est pas envisagée. Pourtant, on voit mal des guerriers détruire sans voler, sans piller une cité et un palais extrêmement riches.

La révolution n’éclaire pas seulement l’histoire de la société humaine. C’est parce qu’il est révolutionnaire, fondé sur le désordre brutal, sur des discontinuités à l’échelon inférieur, que l’ordre, matériel, vivant comme social, obéit à des modes de fonctionnement dialectiques, où les contraires s’interpénètrent à l’infini, où l’ordre est issu du désordre, où le hasard est nécessité et la nécessité produit du hasard, la nouveauté est brutale, imprédictible mais déterministe. L’idée de la dialectique universelle, celle des idées comme celle de la réalité, conception inventée par le philosophe idéaliste G.W.F Hegel et devenue scientifique par l’apport des révolutionnaires Karl Marx et de Friedrich Engels, n’est certes pas nouvelle mais elle prend une consistance tout à fait neuve à la lueur des derniers développements des sciences et de l’histoire. Nombre d’auteurs semblent récemment s’en aviser comme le montrent des revues et des ouvrages sur ce thème. Il ne faudrait pas oublier cependant que les idées de Marx et Engels ont toujours une odeur de soufre pour la société bourgeoise. Si certains auteurs affirment qu’il est temps aujourd’hui de réhabiliter Marx, ses analyses socio-économiques ou sa philosophie dialectique, c’est qu’ils essaient d’oublier les objectifs révolutionnaires de l’auteur. Puisqu’on annonce à grands sons de trompette qu’il n’y a plus de danger révolutionnaire, qu’avec la chute du mur et du régime russe serait enterré le risque de révolution communiste, ces auteurs se croient libérés de l’obligation de faire profession d’anti-marxisme. Quant aux intellectuels ex-staliniens qui n’ont pas complètement renoncé à leurs convictions, comme le philosophe Lucien Sève, ils essaient de profiter de ce climat de mansuétude à l’égard de Marx pour redonner du crédit à leur version de la dialectique, sans pour autant défendre la perspective socialiste révolutionnaire de Marx. Ceux-là espèrent éviter qu’on leur demande une analyse marxiste du stalinisme, continuant à rejeter celle qu’en avait donné Léon Trotsky. D’autres auteurs, qui souhaitent se débarrasser du stalinisme, se demandent jusqu’où doit aller la remise en cause. Un historien comme Eric J.Hobsbawm tire son propre bilan de la fin du stalinisme et exprime ses regrets dans son dernier ouvrage « L’âge des extrêmes » : « Le monde qui s’est morcelé à la fin des années 1980 était le monde façonné par l’impact de la révolution russe. Nous en avons tous été marqués, par exemple pour autant que nous avons pris l’habitude de penser l’économie industrielle moderne en termes de pôles opposés, le « capitalisme » et le « socialisme », comme des systèmes inconciliables, l’un étant identifié aux économies organisées sur le modèle de l’URSS, l’autre au reste du monde. (...) L’effondrement de l’URSS a naturellement focalisé l’attention sur l’échec du communisme soviétique (...) Toutes les autres formes historiques de l’idéal socialiste avaient supposé une économie fondée sur la propriété sociale mais pas nécessairement ( ..) l’élimination de l’entreprise privée, (...) le recours véritable au marché ou aux mécanismes de fixation des prix. (...) Aussi cet échec a-t-il miné les aspirations au socialisme non communiste, marxiste ou autre (...) Quant à la question de savoir si ou sous quelle forme le marxisme survivrait, elle demeure en suspens. Il est cependant évident que si Marx restera un penseur éminent, ce dont nul ne doute vraiment, aucune des versions du marxisme formulées depuis 1880, comme doctrine d’action politique et aspiration du mouvement socialiste n’a de chance de persister sous ses formes d’origine. (...) Les idéologies « programmatiques » nées de l’ère des révolutions et du 19ème siècle se trouvent en panne à la fin du 20ème (...) » Des intellectuels marxistes s’interrogent eux aussi gravement sur la prétendue inadéquation des concepts marxistes. On peut ainsi lire dans « Critique communiste » de décembre 2004 l’article Jacques Bidet qui tire un bilan du 4e congrès « Marx international » de septembre-octobre 2004 : « Toutes les catégories issues du marxisme sont en crise : classes, exploitation, impérialisme, socialisme. » Quant au concept de révolution prolétarienne, il ne le cite même pas ! Dans le « Monde Diplomatique » de décembre 2004, Hobsbawm écrit : « La plupart des intellectuels qui embrassèrent le marxisme à partir des années 1880 – dont les historiens – le firent parce qu’ils voulaient changer le monde, en collaboration avec les mouvements ouvriers et socialistes (...) Cette résurgence culmina dans les années 1970, peu avant qu’une réaction de masse ne s’annonce contre le marxisme (...) Cette réaction a eu pour principal effet d’anéantir (...) l’idée que l’on puisse prédire, avec le soutien de l’analyse historique, la réussite d’une façon particulière d’organiser la société humaine. » L’un des courants qui théorise au sein de la jeunesse cette fin des idées révolutionnaires est dirigé par les conceptions de Michael Hardt et Toni Negri, auteurs de « Empire », « Multitude » et « Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire ». Ils concluent « Empire » par cette affirmation : « La recomposition globale des classes sociales qui est en cours, l’hégémonie du travail immatériel et les modalités de la prise de décision au sein de structures en réseau sont autant de facteurs qui bouleversent les conditions de tout processus révolutionnaire. Telle qu’elle a été définie au cours des nombreux épisodes insurrectionnels intervenus entre la Commune de Paris et la révolution d’Octobre, la conception traditionnelle de l’insurrection se distinguait par un mouvement allant de l’activité insurrectionnelle des masses à la création d’avant-gardes politiques , de la guerre civile à la mise en place d’un gouvernement révolutionnaire, de la construction de contre-pouvoirs à la conquête du pouvoir d’Etat et de l’ouverture du processus constituant à l’établissement de la dictature du prolétariat. De telles séquences révolutionnaires sont inimaginables aujourd’hui (...) » Telle est la prose des « déçus du marxisme ». Cette déception découle des illusions sur le stalinisme, sur le maoïsme, sur le castrisme, ces diverses usurpations du marxisme. [31] Les anciens partis staliniens se réclament de moins en moins du marxisme. Marx, Lénine ou Trotsky, n’ont aucune part dans ces idéologies staliniennes qui ont toujours été aux antipodes du marxisme : par leur conception de la dictature sur la classe ouvrière, par leur culte du productivisme, par leur nationalisme exacerbé, par leur culte de l’étatisme, par leur défense d’une « coexistence pacifique » avec l’impérialisme, par leur trahison de toutes les luttes des peuples et toutes les pratiques violentes de ces dictatures se prétendant « prolétariennes » contre le prolétariat… En fait, il convient de ne pas perdre de vue que le mythe d’un camp stalinien qui aurait été le principal adversaire du camp capitaliste a été créé par ce dernier. Le but de cette opération idéologique et politique à l’échelle mondiale appelée « politique des blocs » était de cacher la vraie contradiction dangereuse de la société : celle entre prolétaires et capital. Et, dès que la bourgeoisie capitaliste a donné le feu vert, les staliniens se sont jetés dans les bras des capitalistes. Le système a alors trouvé une nouvelle contradiction factice pour remplacer la précédente et continuer à masquer et détourner la lutte des classes : l’opposition prétendue entre mode occidental et monde musulman, entre « monde libre » et terrorisme. En tout cas, l’impérialisme démontre ainsi combien il comprend que seule une contradiction aigue et violente peut occulter une autre contradiction aigue et violente : celles des classes.

Ceux qui tombent, volontairement ou non, dans ces panneaux, discutent gravement sur la validité des conceptions marxistes dans le monde d’aujourd’hui et font de grands efforts intellectuels pour séparer Marx et le stalinisme, en rendant la pensée marxiste acceptable et digérable alors que, malgré ces efforts, sa pensée reste une épine dans la gorge de cette société. La présente étude ne fait, bien entendu, pas partie des réflexions qui rejettent la révolution socialiste et la construction du parti révolutionnaire, s’interrogeant si les idéologies programmatiques sont « en panne », « si le marxisme survivra », ou cherchant à « réhabiliter » le penseur Marx aux dépens du révolutionnaire Marx. Certes les idées de Marx ou Lénine sont anciennes et le monde a continué de se modifier. Certes, elles ont été discréditées par des politiques staliniennes mais ces dernières ne s’en inspiraient nullement et étaient émises par des adversaires violents de la révolution ouvrière comme du marxisme. La démarche que propose cette étude n’est pas dans cette verve là, puisqu’elle prétend non seulement montrer que la révolution sociale a été et reste le grand organisateur de la société mais encore qu’elle étend son rôle de producteur de nouvel ordre au domaine de la matière et de la vie… La pensée de Marx n’a nul besoin de réhabilitation. Elle a seulement besoin de continuer à vivre en se heurtant au monde réel, pour l’analyser et pour le transformer.

Le simple fait de choisir comme sujet de réflexion la révolution est déjà suffisamment en dehors de la ligne qui domine chez les penseurs actuels. N’en prenons pour preuve que la manière dont est traitée « la révolution » dans un ouvrage qui prétend pourtant défendre le matérialisme et qui traite à la fois de sciences, de philosophie et de sociologie et, pour certains de ses auteurs, flirte légèrement avec le marxisme : « Les matérialismes et leurs détracteurs » (ouvrage collectif dirigé par Silverstein, Lecointre et Dubessy). Sous la plume du philosophe François Althané, spécialiste en épistémologie des sciences sociales, on peut lire : « Comment identifier une « révolution » ? Il nous faut pour cela trouver un critère permettant, dans la diversité des révoltes, putschs, insurrections, mouvements sociaux, d’identifier les révolutions, et ainsi pour chaque terme employé par l’historien (...) Supposons, ce qui est en soi bien improbable, que l’on puisse déterminer quelques critères fiables, faisant consensus entre les chercheurs, pour délimiter quelques concepts de cette façon. Dans une telle hypothèse, on verrait se multiplier les objets cumulant les appartenances multiples à des ensembles distincts (...) susceptibles de déterminismes eux-mêmes distincts, ce qui enclencherait une prolifération de clauses … etc … » . Conclusion : « Ces difficultés, me semble-t-il, expliquent au moins en partie que, malgré les efforts des historiens, aucun déterminisme historique n’ait jusqu’à présent fait l’objet d’un consensus pérenne entre eux. » Derrière la « difficulté » de définir la révolution se cache une réticence réelle, une autocensure des auteurs qui ne doit rien à des complications théoriques. Les révolutionnaires doivent certainement apprendre à distinguer entre des journées d’émeutes et la révolution, entre une situation de crise politique ou sociale et une situation pré-révolutionnaire, des « journées révolutionnaires » ou la révolution. Cette dernière a elle aussi de multiples phases qu’il faut analyser si l’on veut les comprendre et, bien sûr, y intervenir. Mais cela n’explique pas que les auteurs ne sachent pas « identifier les révolutions » et surtout théorisent qu’ils ne le peuvent pas ! Pourtant, le récit historique peut difficilement effacer les révolutions. Difficile de prétendre que la féodalité est tombée en France sans faire appel à de multiples révolutions. Certains historiens, comme François Furet, prétendent cependant y parvenir et considèrent que l’économie passe par dessus ces « petits événements » historiques. Certains reconstruisent aussi l’histoire en lui donnant comme fil conducteur « l’esprit d’un peuple » qui passerait aussi par dessus de ces aléas désordonnés. Ils reconstruisent une continuité en l’attribuant à un principe idéaliste, qu’il soit moral, culturel, ethnique, ou religieux, un ordre supérieur qui se placerait au dessus des zig-zags de l’Histoire. Dans cette veine, on trouve aussi bien les explications par « la supériorité de la civilisation occidentale », par « la conscience noire », par « l’islam » ou encore par « l’âme chrétienne ». Dans ces conceptions, les « grands peuples » sont le produit des « grands hommes », c’est-à-dire de la classe dirigeante et de l’Etat. En fait, les peuples n’ont que très peu bénéficié de l’organisation sociale et économique qui était surtout fondée sur l’exploitation de leur travail. Et c’est souvent leur révolte qui a renversé ces « civilisations ». De l’Egypte aux Mayas ou à l’empire Khmer, les luttes de classes et les révolutions n’ont pas l’heure de plaire à l’histoire officielle. Les laudateurs africains de « Chaka zoulou », héros mythique considéré comme un exemple de la « conscience noire », omettent souvent de raconter que sa fin n’est pas due à ses adversaires mais à une révolte intérieure des zoulous contre son régime. Sur toute la planète, des milliers de civilisations ont disparu laissant quelques monuments de pierre comme seules traces. Elles ont explosé sous le poids de leurs propres contradictions sociales plus souvent que sous les coups des régimes voisins. Même leur écrasement par leurs voisins doit être compris par un affaiblissement intérieur. Cela n’empêche pas l’Histoire de privilégier les guerres extérieures plutôt que les crises intérieures, sociales et politiques, comme élément d’explication de la chute de ces civilisations. Même la chute d’une société très développée sous les coups de l’armée d’une société ne s’explique que par l’affaiblissement dû aux contradictions internes de la société et pas seulement à la lutte militaire contre les sociétés voisines.

Comme les autres continents, l’Afrique a connu de grandes civilisations, des riches villes artisanales et commerçantes et des royaumes et des empires prospères, qui ont complètement disparu et dont restent en témoignage les ruines de grandes villes et les richesses artistiques des objets qui appartenaient à la classe dirigeante. Parce que ce continent a connu, lui aussi, de grandes révolutions. Ainsi, Karl Mausch découvrit non loin de la ville de Victoria, en Rhodésie du sud, (actuel Zimbabwe), un ensemble de constructions de pierre en ruines dont une enceinte massive de fortification de pierres de kilomètres et demi appartenant à la monarchie de Monomotapa. Un empire disparu sans laisser d’autres traces que ses villes. La cité-Etat d’Ifé, au Nigéria, a subi le même sort. C’est de là qu’était dirigé un vaste royaume yoruba, extrêmement prospère, avec de multiples villes en ruines. Tout s’est effondré sans qu’une explication puisse en être donnée en termes d’une invasion par un voisin guerrier. La beauté des objets trouvés à Ifé, notamment les belles statues et les bijoux, témoigne de la richesse de cette civilisation. D’autres civilisations encore plus anciennes du Nigéria ont disparu et dont la chute est restée inexpliquée comme celle de Nok, découverte par William Fagg. Elles ont été datées de 900 avant JC à 200 après JC, date à laquelle ces sociétés disparaissent complètement et brutalement. On trouve au Tchad le même type de civilisation disparue corps et biens, sans laisser de trace ni d’explication : celle de Sao, marquée par les villes fortifiées de Midigué, Gawi et Tago étudiées par Jean-Paul Lebeuf. Cependant, ici ou là, des traces subsistent des révolutions qui ont fait chuter ces royaumes africains, révolutions causées par ces villes, ces concentrations explosives des contradictions de la richesse et de la pauvreté. Au Bénin d’après les études de Onwonwu Dike, cité notamment par Jacques Maquet dans « Afrique, les civilisations noires » : « La ville de Bénin dominait plusieurs centaines de villages occupés par les Bini, et était au sommet de sa puissance lorsque les premiers européens, des Portugais, y arrivèrent en 1485. Selon les traditions recueillies à cette époque, et qui subsistent encore chez les Bini, la première dynastie royale se rattachait à Ifé. Elle compta douze oba (rois) et se termina par une révolte qui créa un régime républicain. Un nouveau souverain, venu encore d’Ifé, rétablit la royauté. Mr Dike estime que cet événement pourrait se situer au 12ème siècle. » Si les villes restaient une menace permanente pour ces régimes, ce même ouvrage expose combien les « miracles » de ces royaumes et empires reposaient sur l’activité artisanale et commerciale des villes : « Il fallait aux gouvernants des revenus plus importants que ceux que peut procurer le surplus agricole, pour disposer d’une telle richesse. Sans les possibilités d’échange et de profit que donne le grand commerce, les arts de l’Afrique occidentale n’auraient pu être ce qu’ils furent. Et ce grand commerce devait se faire entre les villes où étaient centralisés, pour l’exportation, les produits naturels de la région et les objets fabriqués, et où étaient entreposés de nombreux produits importés. Ces villes de commerce ne se trouvaient pas toutes dans la région du golfe de Bénin. De la côte du Sénégal au Kordofan, dans la savane soudanaise et la steppe sahélienne qui bordent au sud le Sahara, des villes marquaient, bien avant la pénétration européenne, les têtes des caravanes transsahariennes, les centres d’échange, les capitales. Koumbi, capitale du Ghana, pays de l’or comptait 30.000 habitants au 11ème siècle ; Mali, nom de la ville où résidait le souverain de l’empire connu par cette désignation (…) Des agglomérations localisées dans les sites de Jeriba, Mani-Koura, Niani et Kangaba ; Tombouctou et Djenné furent des centres brillants de vie intellectuelle, le premier, comme le dit Jean Suret-Canale, jouait le rôle de port des caravanes sahariennes, tandis que le second, à l’intérieur, concentrait les produits d’origine soudanaise et redistribuait les marchandises importées ; Gao sur le Niger, capitale de l’empire des Songhay depuis le début du 11ème siècle, comptait 50.000 habitants au 16ème siècle. Ouagadougou, capitale d’un Etat mossi ; les « sept villes » haoussa : Daura, Kano, Rano, Zarai, Gobir, Katsena, Biram ; Ndijimi, capitale des princes du royaume tchadien du Kanem ; El Fasher au Darfour, où se rencontraient les caravanes venant du Tchad, du Sahara oriental et du Nil, ces centres témoignent de l’extension géographique de la civilisation des cités en Afrique. (...) L’immense région qui s’étend de l’Océan Atlantique au bassin du Nil et du Sahara à la forêt équatoriale et atlantique où à la côte du golfe de Guinée (là où la bande forestière est interrompue) est caractérisée par un type de civilisation, celle des villes. (...) Toute la population n’était évidemment pas citadine ; il est même probable que la proportion de paysans était bien supérieure à celle des habitants des villes. (...) Quelle qu’ait été l’importance numérique relative de la population des cités de la savane soudanaise et de la côte de Bénin, ce sont les cités qui donnent aux sociétés et aux cultures de cette région leur configuration originale. (...) La cité est le pôle principal de la civilisation (...) » Mais, comme en témoignent ces multiples civilisations prospères brutalement disparues sans laisser de traces, si la ville contient en elle toutes les sources de la richesse de la royauté, elle comporte aussi tous les éléments de la révolution sociale et tous les risques de son renversement brutal.

La révolution n’est pas seulement la cause de la chute des Etats et des civilisations. Elle est aussi à leur origine. C’est la menace sociale qui a rendu l’Etat nécessaire. C’est la nécessité d’une stabilisation sociale qui a contraint les classes dirigeantes à se préoccuper du mode d’organisation sociale et économique permettant de préserver l’ordre en assurant une subsistance suffisante. C’est le peuple qui a produit son activité économique. C’est le peuple qui a produit ainsi un surplus économique, permettant l’émergence d’une classe dirigeante. C’est le peuple qui a produit sa civilisation, par le développement de la société civile puis de la lutte des classes dont l’Etat n’est que la dernière émanation. L’Histoire est présentée de façon erronée comme une succession d’Etats. Non seulement l’Histoire commence avant l’Etat mais la philosophie de l’histoire est très différente. La débuter par l’Etat, c’est faire croire qu’elle est un produit de l’ordre. C’est, au contraire, le désordre qui a produit l’ordre. Affirmer que des révolutions auraient produit la société bourgeoise n’est pas une thèse à la mode. Des historiens comme François Furet considèrent la révolution française quasiment comme un obstacle au le développement économique et politique de la France. Selon lui, les années de révolution auraient creusé l’écart économique et social entre la France et l’Angleterre. Comme si le retard réel entre ces deux pays ne provenait justement pas du fait que plus de cent ans avant, au 17ème siècle, la bourgeoisie anglaise, à la tête des couches populaires, avait renversé et tué son roi, imposé des droits démocratiques et mis en place une alliance entre noblesse et bourgeoisie, plaçant l’Etat anglais au service des intérêts de la bourgeoisie, bien avant que la France en fasse autant.

Les révolutions sont tellement décriées que même les révolutions bourgeoises n’ont pas droit de cité dans l’enseignement délivré par la bourgeoisie moderne. Qui se souvient aujourd’hui que, bien avant la France de 1789, ce sont l’Angleterre, les USA, la Suisse, le Brabant et les Pays-Bas qui ont lancé le cycle des révolutions bourgeoises ? Tout au plus se souvient-on que la bourgeoisie américaine a débuté sur la scène mondiale par une révolution bourgeoise anti-coloniale en 1763, anticipant plus de vingt ans sur la révolution bourgeoise de l’Europe continentale ? On a entendu parler de la déclaration des droits américaine mais sans plus. Les épisodes du conflit révolutionnaire américain sont moins connus que la guerre qui a suivi entre le nord et le sud. En 1776, c’est à propos de la révolution américaine qui se poursuivait par des épisodes radicaux que Thomas Paine s’écriait : « Il est en notre pouvoir de recommencer le monde. » Mais la bourgeoisie américaine, elle-même, se garde bien aujourd’hui de cultiver une quelconque fierté d’avoir été la première du 18ème siècle sur la scène révolutionnaire ! La France bourgeoise a certes d’avantage tendance à rappeler qu’elle est héritière de 1789 mais elle se garde bien d’en tirer la leçon que les révolutions sont les véritables bâtisseurs de nouvelles sociétés. Pour elle, la révolution française s’est arrêtée là ou aurait dû s’en tenir aux « actes » juridiques, politiques, administratifs de ses dirigeants. Le reste, ce serait nous dit-on les excès, la dictature, la terreur. La vision de l’Histoire qui en découle est très loin de présenter le déroulement réel de la révolution bourgeoise, c’est-à-dire de multiples épisodes de montées révolutionnaires séparés par des phases plus calmes. N’oublions pas que la première fois que la bourgeoisie a pris le pouvoir en France remonte à 1356-1358, avec la révolution dirigée par le prévôt des marchands de Paris, Etienne Marcel, qui n’avait d’ailleurs fait que suivre la révolution bourgeoise des Pays-Bas. C’est à Anvers que l’armée de la royauté française a été battue pour la première fois par une armée bourgeoise ! Une série de crises révolutionnaires, épisodiques, interrompues de longues périodes calmes, mais qui marquent durablement la société, voilà l’histoire, au Moyen Age comme dans l’Antiquité et comme aujourd’hui. Cela change la perspective historique.

La contre-révolution n’est pas moins un produit de la révolution. Les événements réactionnaires les plus marquants de la société française, précédant l’époque bourgeoise, sont liés à cette menace révolutionnaire que faisait peser la bourgeoisie. La France a eu sa contre-révolution violente (et même son Rwanda) avec le massacre de la Saint Barthélemy, le 24 août 1572, événement déclencheur d’un vaste génocide à l’échelle nationale. La classe dirigeante, qui voyait son ordre social menacé par la montée de la bourgeoisie et des villes, a eu recours à la contre-révolution et organisé un grand massacre. [32] La menace révolutionnaire - le protestantisme étant la forme de la révolution bourgeoise - a amené la classe dominante, sous la direction consciente de ses représentants politique, à jeter un pays dans le bain de sang préventif. Une telle politique n’est pas une exception française. Rappelons nous que les régimes chinois étaient préoccupés non seulement par les invasions extérieures mais par les crises intérieures. A plusieurs reprises, la société chinoise a considérablement reculé parce que le régime a préféré le massacre que le risque de révolution sociale. (voir le chapitre « Les révolutions de l’Antiquité », les événements de la révolution des Turbans Jaunes.) La bourgeoisie chinoise avait un développement économique qui dépassait de loin celui des bourgeoisies européennes et se heurtait à la puissance des régimes de l’empire du Milieu. Le slogan favori des empereurs chinois n’était-il pas « ne pas laisser s’installer le chaos » ? Et, s’ils n’ont jamais réussi, ni par la muraille de Chine ni autrement, à se protéger des attaques extérieures, ils ont parfaitement réussi en maintenant toujours un fort pouvoir central, à renvoyer la bourgeoisie chinoise dans les filets, maintenant ainsi l’ordre féodal. Le roi Gengis Khan ne déclarait-il pas qu’en entrant dans une ville, il tuait mille bourgeois et avait ainsi la paix pour mille ans ? C’est donc la force de l’Etat chinois, et non la force de la bourgeoisie européenne – la bourgeoisie était bien plus riche et entreprenante -, qui explique le retard pris par la Chine sur l’Europe. La classe dirigeante européenne, féodale, avait besoin pour maintenir un pouvoir central, de s’appuyer sur l’essor économique des villes et sur la bourgeoisie, développant ainsi ses propres fossoyeurs.

Ce qui est plus inhabituel, ce qui est même choquant aux yeux de nombreux auteurs, c’est de considérer que les diverses étapes des civilisations ont été produites par le désordre et la révolution [33]. Lorsque l’on raconte l’histoire aux peuples, on présente la structure sociale, la hiérarchie des classes, la loi, l’ordre, l’Etat comme s’il s’agissait de l’origine d’un peuple. A la source de l’empire Maya comme des royaumes chinois ou égyptien, on trouverait, selon la légende, un premier roi qui, par l’appui divin ou par sa supériorité personnelle ou familiale, aurait conçu tout l’univers de base de cette civilisation. Comme si c’était l’Etat qui avait inventé le mode d’existence d’une époque et d’une région. Cela supposerait qu’une société soit née sans contradiction. Certes l’Etat vise à dépasser, à masquer, à combattre les contradictions sociales au nom de l’unité du peuple ou de la nation, mais, justement, cela montre qu’il est bel et bien le produit de ces contradictions sociales explosives qui auraient détruit la société sans la mise en place du mécanisme conservateur qu’est l’Etat (armée, police, justice, fonctionnaires, comptabilité, etc…). Plus un pharaon, un roi ou un empereur se place au dessus de la société civile, plus il est le produit des heurts violents entre un groupe privilégié qui se heurte à des groupes sociaux opprimés. L’Etat est au service de la classe dirigeante, mais il rogne aussi ses droits, revenus et pouvoirs. La concentration des moyens matériels aux mains de l’Etat est financée au détriment des profits des riches. Elle ne peut être acceptée par eux sans de profondes raisons dues à sa crainte des exploités qui, lors d’épisodes précédents ou dans des sociétés voisines, se sont révélés capables de se révolter et de briser l’ordre social. L’Etat est non seulement la mise en place d’un mode de répression mais aussi d’un pouvoir apparaissant au dessus de l’ensemble des hommes. Cela nécessite des monuments, des cérémonies, tout un édifice matériel et moral permettant d’impressionner, d’emprisonner, moralement autant que physiquement. Que la classe opprimée soit, grâce au pouvoir d’Etat, réduite au silence ne signifie pas que l’importance des opprimés, et de leurs explosions de colère, ne soit pas fondamentale dans la production de la structure sociale et politique.

Oublier ce deuxième pôle de la société, c’est se condamner à ne pas en comprendre les bases réelles et à les chercher uniquement dans l’idéologie d’autojustification de cette société. C’est s’en tenir à l’image que la société donne d’elle-même, par exemple dans sa religion, sa vision de la vie et de la mort, de l’ordre et du désordre, du but de la vie humaine, etc… S’il faut sans cesse massacrer des hommes dans telle ou telle civilisation latino-américaine ancienne, ce n’est pas pour satisfaire le dieu qui aurait affirmé que la stabilité de l’univers était à ce prix, mais parce que la stabilité sociale et économique nécessite un régime de terreur. L’ordre d’une société repose en partie sur la violence ou sur la peur, et le degré où elle le fait est déterminé par la nécessité de maintenir le peuple dans l’obéissance. L’inscription sur le mastaba égyptien indique que le paysan doit être surveillé sans cesse et battu par le contremaître et contrôlé par le fonctionnaire, pour assurer l’avenir de la société des seigneurs. N’oublie jamais que les pauvres sont dangereux rappelle le scribe au jeune futur pharaon !

Bon, dirons certains, admettons que la révolution ait joué un certain rôle dans l’avènement de la société moderne, admettons que la révolution bourgeoise ait marqué mondialement et historiquement le passé pré-capitaliste. C’est du passé lointain. A la rigueur, en 1848, sous la Commune de 1871 ou en Russie en 1917, là d’accord, il y avait des révolutions prolétariennes. Les travailleurs avaient des raisons de faire des révolutions et ils sentaient qu’ils appartenaient à une classe. Alors qu’aujourd’hui, le discours officiel le répète assez, il n’y a plus de classes, ni de luttes des classes ! On n’a pas idée de reparler de révolution prolétarienne au moment où tout le monde reconnaît enfin, après la chute de l’URSS et des pays de l’Est, que le communisme n’est porteur que de souffrances et de dictatures contre la population et que le capitalisme, s’il est un peu tempéré et régulé, devrait apporter le progrès tout en préservant la démocratie ! La révolution russe, là aussi on l’a répété jusqu’au dégoût, ne pouvait mener qu’à la dictature stalinienne. Si vous n’avez pas compris, on peut recommencer : Lénine c’est déjà Staline. Les travailleurs interdits de toute forme d’organisation, c’est pareil que le pouvoir aux soviets de Lénine, que « l’ouvrier et la ménagère » prenant les décisions ! Les intérêts du pouvoir russe placés avant ceux des travailleurs du monde, sous Staline, c’est, nous dit-on, la même chose que l’union internationale des travailleurs mise en avant par Lénine et Trotsky. La trahison des révolutions allemande, chinoise et espagnole, ce serait pareil que la politique de l’internationale de Lénine entièrement tournée vers la défense du prolétariat mondial. Le politique du « socialisme dans un seul pays » de Staline, puis la politique de la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme (se traduisant par l’alliance avec Hitler suivie de l’alliance avec l’impérialisme US), ce serait la même politique que la révolution mondiale organisée par les initiateurs d’Octobre 1917. Ben voyons ! Et, en Russie, le pouvoir des soviets locaux de décider des mesures les concernant, c’est la même chose que toutes les décisions prises d’en haut par une bureaucratie prévaricatrice. La preuve que c’est vrai, c’est qu’on entend cela partout. Que la bourgeoisie fasse répéter sans cesse que la révolution c’est fini, quelle meilleure preuve de l’actualité de la révolution dans le monde contemporain ? Même un Alexandre Soljenitsyne, tout réactionnaire et anti-communiste qu’il est, peut leur faire remarquer : « Bien que l’idéal terrestre du socialisme et du communisme se soit effondré, les problèmes qu’ils prétendaient résoudre demeurent : l’exploitation impudente des avantages sociaux et le pouvoir démesuré de l’argent, qui souvent dirigent le cours des événements. Et si la leçon globale du 20ème siècle ne sert pas de vaccin, l’immense ouragan pourrait bien se renouveler dans sa totalité. » (cité par le « New York Times » du 28 novembre 1993).

Bien sûr, la phase actuelle ne témoigne pas d’une situation très favorable pour le prolétariat. Si les prolétaires eux-mêmes croient peu à la révolution prolétarienne, ce n’est seulement dû à une offensive idéologique des dirigeants capitalistes aidés par les dirigeants ex-staliniens. Si la « chute du mur » a été nécessaire à l’impérialisme et, avec elle, l’intégration de la partie supérieure de la bureaucratie russe à la bourgeoisie mondiale, c’est d’abord lié aux luttes de classes des années 1980 et non aux « relations diplomatiques est-ouest » ni aux « rapports de forces entre grandes puissances ». On se souvient que la tentative précédente de réintégration de la bureaucratie russe dans le giron capitaliste en 1956, à l’époque de Krouchtchev, avait tourné court du fait de la révolution ouvrière hongroise, du début de révolte du goulag et de la mobilisation ouvrière de Pologne qui témoignaient que la classe ouvrière était toujours menaçante. En même temps, 1956 était l’époque de l’affaire de Suez et de la guerre d’Israël. C’était une période où les relations avec les colonies n’étaient pas stabilisées, comme venait d’en témoigner notamment la défaite française de Dien Bien Phu au Vietnam et le démarrage de la lutte de libération nationale en Algérie. La politique des blocs a été maintenue et utilisée pour canaliser ces mouvements d’émancipation en évitant, grâce à l’appui des staliniens et des nationalistes, qu’ils ne prennent un tour révolutionnaire, prolétarien, c’est-à-dire véritablement communiste. Cette politique a consisté à enfermer les mouvements dans les colonies dans le carcan des blocs. Elle poussait tous les peuples en lutte dans les bras des staliniens, comme cela a été le cas pour Fidel Castro, à Cuba. La politique de « guerre froide », de « containment », prétendait contenir l’extension du communisme. Elle signifiait que l’impérialisme présentait le stalinisme comme l’ennemi public numéro un. La réalité était tout autre. La bureaucratie russe et ses représentants dans le monde étaient pour l’impérialisme des garants de l’ordre mondial, car cette couche parasitaire qui usurpait le pouvoir au pays de la révolution prolétarienne craignait comme la peste toute révolution sociale dans le monde. C’est pour cela qu’elle était profondément contre-révolutionnaire, partisane du statu quo, à la fois craintive devant l’impérialisme et violemment hostile au prolétariat dont elle avait usurpé le pouvoir. Le pacte entre impérialisme et stalinisme inauguré soi disant pour combattre le fascisme a duré quatre ans après jusqu’en 1947 puis il a pris une nouvelle forme appelée la guerre froide, tout le contraire d’une guerre. C’est le risque que représentait le prolétariat mondial qui a provoqué l’alliance URSS/USA, puis la guerre froide. Si les deux « Grands » se sont entendus, ou examinés passivement, c’est parce qu’il existait une troisième puissance, bien plus dangereuse : le prolétariat, et que, malgré la fin de la guerre, il restait menaçant du fait de la révolution coloniale. Durant cette période de « guerre froide », les armées russe et américaine n’ont pas échangé un seul tir, n’ont connu aucun affrontement. Aucun soldat russe, aucun avion russe, aucune balle russe n’a été utilisée dans le seul conflit chaud est-ouest, la guerre de Corée, qui a surtout été une guerre des USA contre la Chine. C’est pourtant avec la Chine que l’impérialisme s’est « réconcilié » en premier, une Chine qui avait maintenu le même régime, le même parti unique stalinien et le même goulag. Trente ans plus tard, les USA ont complètement réintégré la Chine dans le giron capitaliste sans que le parti stalinien chinois ait abandonné son hégémonie politique ni que l’armée chinoise stalinienne n’ait abandonné le pouvoir dictatorial qui est le sien depuis la prise de pouvoir par Mao Tse Toung. Le stalinisme n’était donc pas et n’a jamais été l’adversaire réel de l’impérialisme. C’est le capitalisme qui l’a présenté comme tel pour détourner les luttes des classes ouvrières et des peuples dans un sens opposé à celui de la lutte des classes.

Les vagues révolutionnaires dans les colonies, de 1943-47 puis de 1950-1970, ont été canalisées, détournées, dispersées et divisées. Elles n’ont finalement pas remis en cause fondamentalement l’ordre capitaliste mondial, alors qu’elles en avaient la possibilité. Nulle part, elles n’ont eu de direction prolétarienne, ce qui aurait été possible comme le montre l’intervention des trotskystes dans l’insurrection de la fin de la deuxième guerre mondiale au Vietnam. Les dirigeants staliniens sont intervenus comme des leaders petits bourgeois nationalistes classiques, c’est-à-dire de manière très responsable vis-à-vis de l’ordre mondial, visant seulement à obtenir, dans « leur » pays, pour « leur » peuple, le rôle de contremaîtres de l’ordre mondial avec une part du pouvoir et des richesses. La lutte s’est limitée – ou plutôt a été limitée par cette direction - aux frontières nationales, n’a pas pris un caractère social marqué capable de provoquer un embrasement généralisé et n’a pas débouché sur une remise en cause globale de la domination impérialiste, comme elle aurait très bien pu le faire sans cette mainmise de la direction nationaliste et stalinienne sur la lutte et sur le pouvoir. Le calcul de la politique des blocs par l’impérialisme n’était donc pas fondé sur l’hostilité de la bourgeoisie au pays de l’ancienne révolution prolétarienne. Cela faisait belle lurette qu’il n’y avait plus trace de cette révolution dans les institutions russes si ce n’est dans les esprits. Par contre, le stalinisme était indispensable à l’impérialisme pour stabiliser un monde bourgeois menacé par les soulèvements de peuples entiers révoltés à la fois par la misère, l’exploitation et la question nationale et, surtout, pour éviter que ces mouvements ne prennent un caractère prolétarien. Cela s’avérait beaucoup plus dangereux que de voir ces pays rejoindre le bloc stalinien, les peuples ne passant que d’une prison à une autre.

Dans les années 1970, d’autres dangers révolutionnaires menaçants pour l’impérialisme se sont développés : en 1971 (en Palestine et en Jordanie) puis en 1975 (au Liban), un soulèvement des masses pauvres en liaison avec les combattants palestiniens a commencé par se tourner contre la bourgeoisie arabe ; en 1976, dans la foulée de la défaite américaine au Vietnam, une révolte ouvrière en Thaïlande écrasée par la répression ; une révolte en Chine en 1976 ; en 1979, une révolte contre le shah d’Iran a débuté en révolution prolétarienne et été canalisée par le parti stalinien qui s’est mis à la remorque de l’ayatollah Khomeiny, seul garant, dans cette situation explosive, des intérêts de la bourgeoisie… etc, etc… Encore des révolutions détournées… Dans ces conditions, la politique de l’impérialisme a été de s’appuyer à nouveau sur le stalinisme contre les dangers prolétariens dans le monde. La Chine, reconnue l’année précédente par l’impérialisme, a accepté le rôle de gendarme régional, écrasant militairement le Vietnam. Les négociations avec la bureaucratie russe ont pris un tour nouveau. L’impérialisme avait à nouveau besoin de ces bureaucraties contre la classe ouvrière, comme lors de la guerre mondiale et lors de la montée des révolutions coloniales. Cette fois, des montées des luttes de classe marquaient le monde du début des années 1980 : celles du prolétariat polonais, de celui d’Afrique du sud, de Turquie, de Corée du sud et d’Amérique latine (Argentine, Brésil, ...). A nouveau, l’impérialisme pouvait compter sur les directions staliniennes et petites bourgeoises du Tiers Monde pour trahir ces luttes. Les pays les plus déstabilisés, que l’on vient de citer, étaient justement les piliers de la politique des blocs. Ces mouvements ont démontré que la politique de « guerre froide » avait fait son temps et qu’il fallait une nouvelle stratégie mondiale. Même si tous ces mouvements ont pu être canalisés, limités, trompés, et finalement battus, l’impérialisme a tiré la leçon et n’a pas attendu que les prolétariats, revenant à l’offensive, s’attaquent au système. Ils ont eux-mêmes modifié la forme de leur domination sur le monde (multipartisme, luttes sociales transformées en guerres civiles, dictatures militaires remplacées par des régimes civils, réintégration dans le monde capitaliste des régimes staliniens, etc..). Ce tournant aurait pu être exploité par le prolétariat pour s’organiser, avancer ses propres perspectives, prendre la tête des couches populaires sacrifiées. Malheureusement, à l’occasion des mouvements précédents, n’était pas sortie une conscience prolétarienne claire, ni une organisation capable de la porter. L’analyse même du tournant mondial n’a été faite que tardivement, partiellement et généralement à contresens, par les minorités militantes de la classe ouvrière. Les transformations organisées d’en haut par les bureaucraties ont été pris pour des mouvements populaires. Par contre, les luttes sociales et ouvrières n’ont pas été popularisées ni étudiées. Du coup, le prolétariat a été le grand absent sur le plan politique alors qu’il n’était pas absent sur le terrain. Cette situation a été le dernier produit de la domination stalinienne (et aussi réformiste et nationaliste) sur le mouvement ouvrier. Au milieu des années 1980, la bourgeoisie impérialiste n’a pas eu d’adversaire pour organiser son tournant mondial. La bourgeoisie du Tiers Monde a été intéressée au changement par l’ouverture que celle-ci supposait (la mondialisation ouvrant la porte du monde des dominants à quelques milliardaires et dictateurs du Tiers Monde). Elle a surtout eu un allié de poids dans les dirigeants staliniens qui, dans leur majorité, ont immédiatement sauté le pas. La guerre d’Afghanistan, entretenue par l’aide américaine à la guérilla anti-russe, avait suffisamment affaibli la bureaucratie russe pour que celle-ci considère avantageusement un retour de la Russie dans le monde capitaliste. En même temps, cette bureaucratie avait trouvé en Gorbatchev l’homme qu’il fallait pour créditer un faux espoir pour les masses petites bourgeoises russes et internationales, lançant un mouvement politique de « réforme » capable de faire taire les travailleurs russes ne disposant d’aucune organisation politique indépendante. Ce changement du cours mondial a permis à l’impérialisme de désamorcer nombre de conflits dangereux dont ceux d’Afrique, de Pologne, de Corée du sud, d’Afrique du sud et d’Amérique latine. Par contre, les multiples guerres menées par l’impérialisme (deux en Irak, Yougoslavie, Somalie, Afghanistan, Timor, etc…) comme le 11 septembre 2001 témoignent que la fin de la politique des blocs a fait perdre à la domination impérialiste la béquille que représentait pour lui le stalinisme. Il doit sans cesse démontrer aux bourgeoisies nationales des pays dominés qu’elles vont devoir se contenter de la place qui leur est faite dans ce monde dominé par l’impérialisme.

La fin « douce » des régimes staliniens des pays de l’Est a étonné le monde qui était éduqué dans l’idée que le monde communiste mènerait une lutte à mort contre le monde capitaliste. L’étonnement a fait place à la satisfaction puisqu’on a montré aux peuples que cette fin pacifique et démocratique leur était favorable. Elle était surtout favorable à l’impérialisme lui-même qui était menacé que les régimes de la guerre froide tombe sous les coups des travailleurs, favorable aussi pour le sommet de l’ancienne couche dirigeante, loin de témoigner de l’absence de craintes de la bourgeoisie impérialiste vis-à-vis du prolétariat, prouve le contraire. C’est à cause de sa peur des travailleurs qu’elle n’a pas fait payer aux sommets de l’ancienne bureaucratie le prix de sa réintégration. Le sommet de celle-ci s’est reconverti en nouveaux profiteurs. Pas de guerre. Pas d’arrestations. Pas de procès. Pas de retour sur le passé. Au contraire, des efforts pour éviter les affrontements et désamorcer les conflits. Tout le contraire d’une révolution, de celle que les masses prolétariennes pouvaient mener contre les régimes staliniens et que les mouvements en Hongrie et en Pologne avaient initiée ! Cela signifie que la bourgeoisie était trop contente que le monde puisse ainsi défaire quelques bombes à retardement. Accessoirement cela permettait une grande campagne sur « la fin du communisme ». Qui était loin d’être la fin de la propagande… En réintégrant la Russie et en supprimant « les blocs », l’impérialisme a négocié également le désamorçage de situation explosives comme celle de l’Afrique du sud des années 80. C’est grâce à la direction de bureaucratie russe se tournant vers l’impérialisme, c’est-à-dire à Gorbatchev, que le Parti Communiste sud-africain a joué le rôle de sauveur de la bourgeoisie (sud-africaine et impérialiste) en supprimant en douceur l’apartheid qui menaçait d’exploser dans une révolution ouvrière capable de s’étendre à tout le continent noir. C’est la bourgeoisie, sud-africaine et impérialiste, qui a négocié directement avec l’ANC et le parti communiste sud-africain, qui a imposé au Parti National, parti de l’apartheid, de se mettre à la tête de ce changement politique radical en sortant Nelson Mandela de prison pour le porter à la tête du pouvoir. Seule la crainte d’un soulèvement révolutionnaire du prolétariat sud-africain explique ce retournement impressionnant. Des leaders hier arrêtés, torturés, assassinés, sont devenus du jour au lendemain des alliés reconnus, remerciés (par des postes et parfois par des cadeaux financiers impressionnants). Une fois encore, le stalinisme a été l’auxiliaire de l’impérialisme contre la révolution. Pour bien des gens, le stalinisme était identique au communisme mais la bourgeoisie, elle, ne s’y trompait pas. Cela ne l’empêche pas d’affirmer que la fin du stalinisme est celle du communisme. Elle ne pense nullement que cela soit une garantie contre les révolutions communistes mais elle mène ainsi son offensive sur le terrain des idées et elle sait que cela a une grande importance dans son combat.

La révolution prolétarienne, la bourgeoisie l’a ainsi maintes fois exorcisée, comme après chaque défaite du prolétariat. Thiers, assassin de la Commune de Paris de 1871, premier pouvoir ouvrier au monde, affirmait déjà que la révolution ouvrière était définitivement ou durablement éradiquée. La bourgeoisie, qui affirmait s’être débarrasser de la menace, cherchait surtout à éviter que les travailleurs les plus conscients et que les militants ouvriers ne soient instruits des intérêts politiques et sociaux de leur classe, ce qui est très important pour les classes dirigeantes car cela prive toute révolution de ses leaders. Ceux qui ne renoncent pas à débarrasser la planète de ses vautours doivent absolument être instruits des lois de la révolution, car seule cette conscience peut leur permettre de réussir dans leur tâche de transformation de la société. Comprendre la société c’est examiner comment un même processus englobe des situations durables où la croûte terrestre semble immobile et des périodes où la terre tremble. La révolution n’est pas, par-ci par-là, un accident, un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les périodes calmes ne sont pas à séparer, par une muraille de Chine, des épisodes révolutionnaires. Même en période dite calme, la lutte des classes continue, et la classe dirigeante agit en tenant compte des risques révolutionnaires. Quant aux travailleurs et aux révolutionnaires qui souhaitent proposer leurs idées et leurs perspectives, ils doivent d’abord éviter de se tromper eux-mêmes. La science de la révolution reste pour eux le seul garant contre les impasses où mènent nombre de fausses politiques. Se revendiquer de la révolution ne suffit pas. Il faut s’y préparer politiquement.


[1Cette expression, bien connue en biologie, employée notamment par François Jacob, concerne également la physique. Un physicien dira plutôt que « le système explore l’espace des phases ». Les physiciens Prigogine et Nicolis relèvent dans « A la recherche du complexe » qu’en physique non-linéaire loin de l’équilibre, « Le fait que, parmi plusieurs choix un seul soit retenu, confère au système une dimension historique, une espèce de « mémoire » d’un événement passé qui s’est produit à un moment critique et qui affectera son évolution ultérieure. »

[2Evelyne Fox Keller, historienne de la biologie, rappelait dans la revue « Science et avenir », hors série de juillet 2006, qu’« On peut échanger des gènes humains et des gènes de souris, et qu’ils fonctionnent très bien dans leur nouvel hôte. » Par exemple, le gène homéotique, maître, de l’œil fonctionne aussi bien sur toutes les espèces disposant d’un œil, comme l’ont montré les expériences de Walter Gehring.

[3Le biologiste François Jacob déclarait en mai 1965 lors de sa Leçon inaugurale au Collège de France : « Les propriétés d’un organisme dépassent la somme des propriétés de ses constituants. La nature fait plus que des additions : elle intègre. » On peut lire dans l’ouvrage collectif « Auto-organisation dans les systèmes biologiques » : « L’apparition de phénomènes majeurs n’est pas due aux propriétés individuelles de chacun de ses composants mais naît de la dynamique de leurs interactions, de la façon dont ils communiquent entre eux. » (Camazine, Deneubourg, Franks, Sneyd, Theraulaz et Bonabeau). Les rétroactions sont des chaînes de réactions dans lesquelles les produits des réactions chimiques ou biochimiques réagissent sur le produit de départ. Ces boucles de rétroaction ont des propriétés étonnantes. En particulier, elles ont la capacité de se structurer. Par exemple, les états mentaux finissent par être interprétés en termes de structure émergente d’un espace fondé sur des assemblées cellulaires, c’est-à-dire des circuits fermés, boucles de rétroaction de neurones, émettant de manière synchrone, comme le montrent les études de Francisco Varela.

[4L’apoptose est le suicide spontané inscrit dans le fonctionnement génétique de toutes les cellules dès leur naissance. La cellule s’autodétruit si elle ne reçoit pas de ses voisines un message indispensable pour combattre la mort. Ce mécanisme, notamment décrit par Jean-Claude Ameisen dans « La sculpture du vivant », est piloté par la génétique, des gènes et des protéines, de la vie et de la mort. Au sein du vivant, le combat est permanent. La vie est fondée sur une structure loin de l’équilibre. La structure du vivant est fondée sur l’apoptose puisque c’est elle qui détermine si tel type de cellule doit survivre dans telle zone. C’est elle qui permet de construire la structure du corps. C’est également elle qui permet de détruire les lymphocytes du système immunitaire qui risquerait de détruire les molécules du corps en les prenant pour des antigènes (les maladies auto-immunes sont le produit d’erreurs d’apoptose lors de cette destruction massive de lymphocytes dans l’embryon).

[5« La symétrie interne de toutes les transactions sociales, de la réciprocité de services sans laquelle aucune communauté primitive ne saurait exister. (...) La symétrie de structure constitue la base indispensable de toute société sauvage. (...) La plupart des actes économiques, sinon tous, font partie de la chaîne de présents et de contre-présents, qui, à la longue, finissent par se compenser (...) La nature des relations sociales, c’est la réciprocité (...) »

[6« Les propriétés macroscopiques d’un phénomène diffèrent radicalement de celles de ses constituants ; pourtant elles en découlent, et c’est le passage d’une échelle à l’autre qui donne naissance à des comportements nouveaux. » explique le physicien Roger Balian dans la revue « Sciences et avenir » d’août 2005.

[7Le temps n’est pas un simple nombre qui se augmente linéairement. C’est une structure issue des interactions particule/vide et, comme telle, elle contient sa propre contradiction, ses sauts, ses transformations, ses niveaux hiérarchiques émergents. Dans le temps court, le vide quantique apparaît agité, aléatoire, chaotique. La conservation de l’énergie n’est pas applicable dans le temps court. Dans le temps des relations matière/matière et matière/lumière, de nouvelles lois apparaissent. C’est seulement alors que l’unidirectionalité du temps émerge. Il provient de l’irréversibilité de l’histoire des interactions des particules. C’est une propriété qui n’existait pas dans le temps court.

[8L’astrophysicien Jean-Pierre Luminet explique ainsi que toute interaction entre masses est conçue comme non-linéaire depuis la Relativité d’Einstein : « L’onde de gravitation produite par une masse accélérée est elle-même source de gravitation : la gravitation gravite. En termes techniques, on dit qu’elle est « non-linéaire ». (...) Si deux masses produisent individuellement deux champs, leur action combinée produit un champ qui n’est pas la somme des deux champs. » (dans « Les trous noirs »). En physique des particules, un atome n’est pas la somme des particules qui le composent. Il faut aussi tenir compte des interactions. La physique macroscopique est fondée sur des dynamiques collectives qui ne se ramènent pas à la somme des mouvements des molécules qui le composent. Le nuage n’est pas une somme de molécules d’eau et d’air. La structure d’un solide n’est pas une somme d’atomes. Il y a surtout une organisation collective qui n’est pas directement issue des atomes. L’existence de niveaux de structure est fondamentalement non-linéaire parce qu’elle saute et ne se développe pas de manière continue.

[9Dans « L’évolution des idées en physique », Einstein et Infeld remarquaient : « Les ouvrages scientifiques sont remplis de formules mathématiques compliquées. Mais c’est la pensée, ce sont les idées qui sont à l’origine de toute théorie physique. »

[10Le matérialisme (philosophique) considère qu’il y a un seul monde fondé sur des bases matérielles alors que l’idéalisme (philosophique) affirme que les idées sont maîtresses du monde et critères de vérité. La métaphysique suppose qu’il existe un monde au delà du physique, monde des forces surnaturelles monde de l’inconnaissable, monde de l’âme, monde des esprits ou monde des dieux. Une de ses particularités est d’opposer le monde en principes diamétralement opposés, force du bien et force du mal par exemple. C’est en quoi elle se rapproche de la logique formelle, hiérarchique et classificatrice qui, elle aussi, oppose diamétralement les contraires. Ces philosophies appréhendent le mouvement et le changement avec des catégories figée, non contradictoires. C’est la logique appelée « ou-ou », c’est-à-dire ou c’est de la matière ou c’est du vide, ou la vie ou la mort, ou l’homme ou l’animal, etc… Dans cette conception, les contraires ne peuvent se combiner pour produire du neuf, une nouvelle structure. Pourtant, si l’homme et la femme sont les contraires, l’enfant les combine dans ses cellules. Il les recombine même puisque, dans ses cellules, il y a l’ADN combiné, mais aussi de l’ADN féminin dans ses mitochondries.

[11Aristote formulait ainsi ce principe d’identité ou de non-contradiction : « Il est impossible pour une même chose d’appartenir ou de ne pas appartenir à la même chose au même moment et sous tous rapports. » L’objet identique à lui-même, voilà un principe incompatible avec la dynamique. Tout ce qui bouge et tout ce qui change est incompatible avec la pensée logique formelle.

[12Si un photon tombe sur un atome, l’atome est capable d’émettre de la lumière de même longueur d’onde (couleur) que le photon. Il y a alors émission stimulée de lumière. Si un processus collectif de ce type a lieu avec l’ensemble des atomes, on a un rayonnement cohérent très intense : c’est le laser. Il s’agit d’un processus de rétroaction positif. Il a un caractère explosif.

[13« Les protéines qui « cherchent » une séquence spécifique de paires de bases sur l’ADN – par exemple des facteurs de transcription qui, en s’associant à leur séquence spécifique, déclenchent une cascade de réactions biochimiques (…) Un simple processus de diffusion de la protéine, du type marche aléatoire, entraînerait des temps de réaction de plusieurs heures – des temps tout à fait incompatibles avec les durées caractéristiques (de l’ordre de la seconde) observées pour de nombreuses fonctions cellulaires. (…) Les associations entre protéines et ARN font intervenir deux mécanismes en alternance : une diffusion lente de la protéine le long du brin d’ADN, durant laquelle la protéine reste absorbée (en contact avec le brin d’ADN), et une diffusion libre dans le milieu environnant, beaucoup plus rapide. (…) Ce sont les fluctuations thermiques, c’est-à-dire les chocs désordonnés incessants des molécules du solvant qui déplacent la protéine le long du brin d’ADN et parfois provoquent sa désorption. » Ces auteurs révèlent un mécanisme universel : « Un mouvement lent mais réactif (…) et un mouvement rapide mais non réactif. »

[14Irine de Chirikoff écrit : « Le livre du Conseil rapporte que l’orage roulait des nuées et que la parole vint « aux Constructeurs, aux Formateurs, aux Dominateurs, aux Puissants, aux Enfanteurs et aux Engendreurs qui étaient sur l’eau. » (...) Selon Popol Vab, par quatre fois, le monde sera créé et détruit. (...) Chaque fin de période (...) qui chez les Mayas s’appelle une vieillesse, remet en péril toute la création. Elle est perpétuellement menacée. Rien ne doit être laissé au hasard et surtout pas le culte. (...) L’homme doit accomplir des pratiques destinées à sauvegarder l’harmonie. Pour l’y aider, les Dominateurs, les Puissants et les Constructeurs ont fait cadeau aux Mayas de l’écriture et de deux calendriers.

[15La présentation qui en faite à notre époque n’est moins religieuse qu’autrefois. L’Etat reste une force incompréhensible, placée au dessus des forces sociales, se prétendant fondée sur des principes spirituels ou abstraits. L’Etat est considéré comme le défenseur naturel des intérêts des peuples et le cas contraire est présenté comme un accident, une erreur ou un détournement de rôle. La force d’un peuple est présentée comme synonyme de force de l’Etat. Y contribue puissamment l’inégalité de développement du monde dans lequel la bourgeoisie qui domine le monde a maintenu les pays anciennement colonisés. Les peuples, qui ont combattu pour leurs droits démocratiques, ne peuvent plus compter sur le développement de la bourgeoisie pour les satisfaire. Ils sont poussés à croire que cette situation provient de la faiblesse de leur Etat alors qu’elle est le produit d’une loi qui caractérise la société bourgeoise : le développement inégal et combiné. L’Etat, principal ennemi mortel des peuples, est ainsi appelé de leurs vœux par ces mêmes peuples ! Et, dans les pays riches, il est appelé à la rescousse comme tampon entre riches et pauvres, exploiteurs et exploités, comme s’il était un organisme neutre, seulement là pour séparer les combattants !

[16Dans « Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte », Karl Marx décrit l’Etat centralisé de la bourgeoisie française : « Cet effroyable corps parasite qui enveloppe comme une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores. »

[17Citons un exemple de cette thèse tout à fait classique : l’ouvrage « Maya » d’Henri Stierlin : « Il a fallu que les Mayas de l’époque préclassique aménagent – au prix d’efforts considérables – le milieu dans lequel ils implantent leur agriculture (...) : des réseaux de drainage. (...) Cet équipement de territoire révèle un prodigieux travail collectif. Celui-ci n’aurait jamais pu s’accomplir sans des structures sociales hiérarchisées et sans une organisation politique dont les origines remontent au-delà du préclassique maya (900 à 300 avant JC) . » Pourtant, le même auteur souligne que ce n’est pas l’Etat mais le grand commerce qui marque la naissance de la civilisation avec les villes, centres de commerce et d’artisanat : « Il existait entre les villes disséminées dans la forêt pluviale des liens puissants fondés sur des échanges et un commerce actif. » Et ce, bien avant la naissance de l’Etat et de ses constructions architecturales massives : « Les réalisations architecturales datent de la fin de l’époque préclassique (300 avant JC à 300 après JC) ». La civilisation maya est donc largement antécédente à la fondation d’un Etat central maya qui n’a pas pu voir le jour et en est restée aux tentatives fédératives. Elle est issue d’une révolution de la société civile et non d’un changement de pouvoir politique.

[18La civilisation est née en Egypte en même temps qu’en Nubie et en Afrique, vers 5000-4000 ans avant JC. L’Etat n’est apparu que vers 3500 avant JC en Egypte, plus de 1500 ans plus tard et en 2400 avant JC en Nubie, soit 2600 plus tard. L’artisanat et le commerce, la vie des villes, la spécialisation du travail sont nés bien avant l’Etat. Les échanges entre Egypte et Afrique, passant par la Nubie sont nés des centaines d’années avant la naissance des Etats. Cela supposait déjà un artisanat (la poterie date même du 9ème millénaire), une spécialisation du travail, une différenciation sociale, une économie d’échange, des villes, des commerçants avec un commerce à grande échelle. Par exemple, le mobilier urbain, les poteries raffinées, les mortiers d’albâtre et les ustensiles de cuivre datent en Basse Nubie de 3700 avant JC, comme le rapporte « L’Egypte ancienne, les secrets du Haut-Nil », ouvrage collectif de nombreux égyptologues. C’était 1300 ans avant l’Etat nubien !

[19Par exemple, bien avant d’avoir un territoire unifié et même d’avoir un Etat, l’empire commercial maya s’est fondé sur un développement considérable de villes de commerçants et d’artisans, prospérant sur un fond d’agriculture prospère. L’appareil d’Etat a débuté à apparaître dans chaque ville comme dans la Grèce antique. L’unification politique et militaire n’a jamais été poussée jusqu’au bout dans le cas de l’Etat maya, contrairement au cas des Aztèques.

[20L’Etat athénien a ainsi interdit aux villes grecques de battre monnaie. Vers 440, alors que la guerre contre la Perse est finie, l’Etat impose un tel impôt aux villes que celles-ci se soulèvent une par une et doivent être écrasées militairement par l’armée centrale bâtie grâce à cet impôt.

[21Par exemple, dans la préface de l’ouvrage de Michel Mourre « Le monde à la mort de Socrate »,on peut lire : « Il est remarquable que, pour parvenir à ses fins, Alexandre rencontra les plus grandes résistances du côté des Grecs, qui s’adaptaient difficilement aux formes nouvelles de l’Etat et de la politique mondiale. Sortir du cadre traditionnel de la cité et se prosterner devant un monarque comme s’il était dieu, c’était là pour les Hellènes deux circonstances choquantes et scandaleuses (...). La structure même de la cité grecque, qui fut la condition de son développement intellectuel et artistique, s’opposait à de telles ambitions. »

[22L’idéologie reflète cette transformation. Les religions ont été mises en place dans les villes. Chacune avait ses propres dieux, différents de ceux de la ville voisine. L’apparition de dieux généraux à l’Egypte, comme Amon, n’est venue qu’après la mise en place du pouvoir central. Leur domination a été lente et tardive. Amon n’était d’abord qu’un dieu local de Thèbes. Le culte solaire du dieu faucon Rê, d’abord dieu de la ville d’Héliopolis, n’a été sacré « le dieu unique qui s’est divisé en millions de dieux » qu’avec les premières dynasties pharaoniques. De même, Ptah était d’abord le dieu de la ville de Memphis avant d’être dieu de l’Egypte. En fait, chaque dieu important était lié à une grande ville très prospère. L’idéologie reflète la réalité sociale. L’importance primordiale n’était pas dans le pouvoir politique mais dans le rôle artisanal et commercial et de concentration de grandes richesses des grandes villes.

[23« Quand vous examinez la culture d’une civilisation, quand elle devient un peu plus complexe, l’art de la guerre semble partout au point que ces sociétés semblent tout le temps en guerre. Or, la guerre est dépeinte comme un art. La guerre est retracée dans l’architecture. On y voit une classe de guerriers. On y voit des hommes utilisant leurs armes. On y voit des généraux. Quand on trouve des écritures, celles-ci traitent de l’art de la guerre. » rapporte Jonathan Haas lors d’un reportage sur les recherches archéologiques à Caral, pour la télévision BBC. « A Caral, on semble être vraiment aux origines d’une société complexe et on peut véritablement l’étudier dès son origine. J’y ai cherché les guerres, l’art de la guerre. J’ai cherché les armées et les fortifications qu’il devait nécessairement y avoir. Elles auraient dû exister mais elles n’étaient pas là. Quand ce que vous étiez sûr de trouver n’est pas là, vous devez changer tout votre point de vue, cet a priori sur le rôle de l’art de la guerre dans la naissance de ces sociétés. J’ai dû démolir moi-même les hypothèses concernant le rôle de l’art de la guerre. Cette hypothèse ne marche pas. » Au lieu d’armes, on trouve à Caral un système archaïque d’irrigation, un artisanat et un commerce entre les produits agricoles d’un immense jardin potager et la pèche des côtes. Telle est l’origine de la ville : commerçants et artisans. L’Etat, son rôle militaire, n’est pas à l’origine de la civilisation. Mais il ne s’agit pas d’un simple échange de biens de consommation, plutôt d’échanges de biens de production. Ruth Shady rapporte ainsi : « Un lien commercial unissait les pêcheurs et les fermiers. Les fermiers faisaient pousser le coton et les pêcheurs en avaient besoin pour en faire de filets de pêche et, en échange, les pêcheurs leur fournissaient du poisson. (...) C’était un système d’échange qui a largement dépassé les vallées autour de Caral. (...) Caral change la vision habituelle concernant l’origine de la civilisation. » Jonathan Haas conclue : « Il semble que les échanges soient la base du système et cela apparaît comme la théorie qui permet le mieux de comprendre la mise en place de ce système social nouveau. » Caral a tué … la thèse de la guerre comme base de l’Etat car Caral, selon Haas, aurait connu « un millénaire sans guerre ».

[24Le grand public dénonce couramment les génocides et les dictatures, mais il en ignore le plus souvent les causes. Le fascisme serait dû à la folie meurtrière d’Hitler ou au fanatisme allemand. Le génocide des rwandais serait dû à des haines ethniques ancestrales ou à l’aveuglement de Mitterrand obnubilé par le soutien à son ami, le dictateur Habyarimana. Les populations, même lorsqu’elles sont violemment opposées à ces actes, suivent au premier degré les explications données par les organisateurs des répressions, des massacres et des guerres. La deuxième guerre mondiale aurait eu lieu contre le fascisme et la dernière guerre des USA en Irak contre l’Islam radical. Jamais le pouvoir ne révèle son véritable adversaire.

[25La guerre civile entre pouvoir militaire et islamistes qu’a connu l’Algérie après 1991, la guerre ethnique qu’a connu l’ex-Yougoslavie ou encore le génocide rwandais ont des origines dans les conflits sociaux qui les ont précédé et sont souvent oubliés ensuite : la montée des luttes sociales au Liban en 1975, l’explosion ouvrière algérienne de 1988, la vague de grève ouvrières yougoslave de 1990-91, les révoltes populaires ivoiriennes de 1999-2000 qui ont toutes précédé des guerres civiles dans lesquelles la lutte prolétarienne était complètement effacée. En France aussi, qui se souvient de l’origine du génocide organisé à l’échelle nationale par la royauté et qu’on appelle la Saint Barthélemy ? Qui se souvient qu’il avait été précédé d’une montée de la contestation protestante qui reflétait notamment le renforcement de la bourgeoisie contre la féodalité et la royauté ?

[26Par exemple, la réforme législative d’Athènes en 621 par Dracon est la réponse de la classe dirigeante aux luttes de classes qui opposent les Eupatrides à la Plèbe en de multiples révolutions sociales et politiques.

[27Le peuple égyptien n’a accédé aux temples, à l’espoir d’avoir une âme éternelle, qu’après la révolution sociale de – 2260 av J.C.

[28Aujourd’hui encore les hommes pensent que la société dont l’Etat est puissant est une société riche. Ils comptent sur l’Etat pour servir la société, ce qui est l’inverse de la réalité. Pire même, l’étatisme passe pour populaire et l’anti-étatisme pour une idéologie de droite ! Pour Karl Marx, contrairement à cette vision, c’est la société civile et non l’Etat qui produit les richesses et finit par construire la civilisation.

[29De nombreuses recherches concernant l’irrigation au Mexique prouvent cela, comme le rappelle un article de la revue « Pour la science » de novembre 2006 intitulé « Les pré-Aztèques experts en irrigation », montrant que les ancêtres des Aztèques avaient la maîtrise de l’irrigation bien avant que n’apparaisse l’Etat aztèque : « Mille ans avant notre ère, les habitants du Mexique protohistorique construisaient et géraient déjà d’immenses réseaux d’irrigation. (...) Il y a plus de 25 siècles, les ancêtres des Aztèques ont mis au point des systèmes d’irrigation couvrant des centaines de kilomètres carrés, en détournant avec ingéniosité sources et ruisseaux. (...) Le réseau de la vallée de Téhuacàn se révéla être le plus important système hydraulique protohistorique de l’Amérique précolombienne. Plus de 1200 kilomètres de canaux ont été construits afin d’irriguer plus de 330 kilomètres carrés de terres cultivées, soit une superficie égale à 3,5 fois celle de la ville de Paris. (...) Certains des canaux remontent à -800. (...) Comment expliquer la brusque apparition dans les registres archéologiques d’ouvrages hydrauliques de grande ampleur. (...). » Ces découvertes remettent en cause l’ancienne thèse de l’Etat organisateur de l’irrigation. « Dans les années 1950, l’historien Karl Wittfogel a avancé son « hypothèse hydraulique » selon laquelle, partout dans le monde, l’exploitation et le partage à grande échelle des ressources en eau ont constitué une étape décisive du développement des civilisations. Dans cette hypothèse, seules les « sociétés hydrauliques » seraient devenues des civilisations, c’est-à-dire des sociétés hautement organisées (une agriculture permanente, une administration hiérarchisée, des services d’archivage, etc…) dotées de villes et de centres de pouvoir, et au sein desquels les surplus de la production agricole auraient permis la spécialisation du travail. (...) Nombre de chercheurs ont mis en doute la validité de ces idées. »

[30Lire notamment « La formation des villes préhistoriques » et « La vallée de l’Indus, le Balouchistan et les traditions de Helmand » de Jim G Schaffer, « L’aube de la civilisation » et « La civilisation de l’Indus » de S.P Gupta, et « Villes antiques de la civilisation de la vallée de l’Indus » de J.Mark Kenoyer.,

[31« Par une ironie cruelle de l’histoire, en Union Soviétique, le marxisme véritable est maintenant devenu la plus pourchassée de toutes les doctrines. Dans le domaine des sciences sociales, la pensée soviétique entravée, non seulement n’a pas produit la moindre idée nouvelle mais, au contraire, a sombré jusqu’aux profondeurs d’une scolastique pathétique. Le régime totalitaire exerce de même une influence désastreuse sur le développement des sciences naturelles. » écrit Léon Trotsky dans son introduction d’avril 1938 à son discours « Mendeleïev et le marxisme ».

[32Ce massacre est souvent présenté comme le produit de la haine entre catholiques et protestants. Mais, cinq ans avant le massacre, la chef de l’Etat de l’époque Catherine de Médicis faisait écrire par Charles IX à Mr de Gorde : « Vous les taillerez et ferez mettre en pièces sans en épargner un seul car tant plus de morts moins d’ennemis. » (1567). La Saint Barthélemy, génocide de type « rwandais » de la fin du Moyen Age, a été préméditée et dirigée du haut de l’appareil d’Etat français pour faire face à la menace de révolution sociale. Un député de l’Assemblée constituante de la révolution française, cité par Jules Michelet dans « Histoire de la Révolution française », s’écrie le 13 avril 1790 : « Si l’on en appelle à l’Histoire, n’oubliez pas qu’on voit d’ici, qu’on voit de cette tribune, la fenêtre d’où un roi armé contre son peuple par d’exécrables factieux qui couvraient l’intérêt personnel de celui de la religion, tira l’arquebuse et donna le signale de la Saint Barthélemy. » De la même manière, le roi Louis XIV avait fait face à la Fronde et révoqué l’Edit de Nantes pour répondre à la menace sociale de la bourgeoisie et détourner les aspirations de la petite bourgeoisie et des classes populaires des villes. On a jeté les populations les unes contre les autres pour éviter qu’elles ne s’attaquent à la classe dirigeante. « De mars 1562 (massacres de protestants par des catholiques qui refusent la tolérance) au mois d’avril 1598 (promulgation de l’Edit de Nantes), on compte huit guerres de religion, ainsi dénommées parce qu’elles opposent les papistes aux huguenots, de part et d’autre organisés en factions avec leurs institutions, leurs gouvernements, leurs armées, leurs chefs de guerre. Ce n’est plus seulement la libre inteprétation des Evangiles qui est en jeu, mais ce sont les questions fondamentales du royaume : les problèmes politiques, au premier plan le pouvoir, celui du roi ou des féodaux, la monarchie absolue ou le règne des fiefs ; les problèmes sociaux avec l’émergence d’une bourgeoisie de plus en plus active ; les conditions du peuple en proie à la misère, à la maladie, à la sujétion, à l’occupation étrangère ; les problèmes économiques avec les contradictions entre développement démographique, progrès des connaissances et des techniques, structures sociales et institutions fondées sur des systèmes de castes. Il est commode d’invoquer la foi, la religion, afin de justifier le fanatisme et les horreurs de ces guerres où les deux partis ont fait preuve d’acharnement et de cruauté, tandis que le peuple tout entier, dans toute la France, subissait les combats, la destruction, les ruines, le démembrement du pays, l’anéantissement des valeurs sprirituelles et humaines. »

Farré Roland

[33« Tout l’état politique actuel en Europe est le fruit de la révolution. Partout le terrain constitutionnel, le droit historique, la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bouleversés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, c’est-à-dire des classes parvenues au pouvoir, d’exiger que l’on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu’on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé – sinon ceux qui règnent actuellement n’auraient plus aucune justification légale -, mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire. En Allemagne, l’ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s’est achevée en 1866. L’année 1866 connut une révolution totale. » écrit Friedrich Engels à August Bebel le 18 novembre 1884.

Messages

  • s de bko j’ai un autre problème que peux faire ou que doit faire par tout sur la planète en groupe ou individuellement la classe ouvrière pour renverser le système capitaliste ?

    • Lettre ouverte à la classe ouvrière.
      Chers prolétaires, je suis avec vous, je suis avec vous pour une lutte, une lutte de classe ouvrière pour ainsi dire non à sa manipulation. Je suis là aujourd’hui pour, donner ma pierre pour la construction de ma terre. Ma terre, l’univers, ma terre, l’Europe, ma terre, Asie, ma terre, Amérique, ma terre, Océanie, ma terre Afrique. Oui, je suis amoureux, amoureux du monde et haïsseur de la segrégation... Mais la segrégation est sur ma terre ! Mais qui est à l’origine de cela ? je dirais lui, le chef du gouvernement, le président qui est d’ailleurs en préambule le plus grand adorateur de ces faits dedaigneux. Mais souvenons nous encore que la lutte de chaque classe peux aboutir a une grande revolution. Chaque chose à une histoire, une histoire bien determinée et feroce puisqu’une revolution n’a jamais été douce ou petite. Le president, les ministres, les deputés, bref la classe bourgeoise n’est pas là pour nous.
      Bill

  • Ce qu’est aujourd’hui la matière et la lumière :

    La matière et la lumière sont deux phénomènes dialectiquement opposés, c’est-à-dire des inverses inséparables.

    Tous deux sont des structures et des rythmes issus des interactions en tous sens et en permanence d’un grand nombre d’oscillateurs dipolaires couplés que sont les couples de particules et de leurs antiparticules virtuelles du vide quantique.

    Ni la lumière ni la matière, même dans leurs manifestations dites élémentaires (un seul corpuscule) ne sont des objets. Ce sont des phénomènes d’émergence de structure et de rythme. Ils sont fondés sur un grand nombre de particules virtuelles et de photons virtuels.

  • La révolution, le grand organisateur
    19 octobre 13:01, par Robert Paris
    Ce qu’est aujourd’hui la matière et la lumière :
    La matière et la lumière sont deux phénomènes dialectiquement opposés, c’est-à-dire des inverses inséparables.

    Tous deux sont des structures et des rythmes issus des interactions en tous sens et en permanence d’un grand nombre d’oscillateurs dipolaires couplés que sont les couples de particules et de leurs antiparticules virtuelles du vide quantique.

    Ni la lumière ni la matière, même dans leurs manifestations dites élémentaires (un seul corpuscule) ne sont des objets. Ce sont des phénomènes d’émergence de structure et de rythme. Ils sont fondés sur un grand nombre de particules virtuelles et de photons virtuels.

  • « La plupart des changements se produisent au cours de ces événements catastrophiques plutôt qu’en suivant un chemin graduel et régulier. »
    Le physicien Per Bak
    dans « Quand la nature s’organise »

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