Accueil > 04 - Livre Quatre : HISTOIRE CONTEMPORAINE > 000- Le stalinisme ou la révolution trahie > Qu’est-ce que le stalinisme ?

Qu’est-ce que le stalinisme ?

lundi 17 novembre 2008, par Robert Paris

Ils avaient dirigé la révolution d’Octobre : Staline les a tous éliminés

Staline crée son mythe de continuateur du léninisme

Les militants trotskistes manifestent contre le stalinisme dans les camps du goulag

Le pacte Staline-Hitler

La sainte alliance de la bureaucratie contre-révolutionnaire du Kremlin et de l’impérialisme : pas contre le fascisme mais contre la révolution prolétarienne

Léon Trotsky

31 octobre 1935

"Parler de l’avenir de la révolution, on ne peut le faire que dans une lutte implacable contre le régime de l’absolutisme bureaucratique, qui est devenu le pire frein du mouvement révolutionnaire. "

Contradiction dialectique s’il en est, l’Etat ouvrier gagné à l’aide de la révolution prolétarienne victorieuse, s’est transformé en principal instrument contre la révolution dans le pays puis dans le monde !

C’est cet Etat ouvrier qui a assassiné physiquement autant que moralement le camp révolutionnaire, bien plus que la bourgeoisie n’aurait jamais pu le faire.

Qu’est-ce que cela démontre sinon l’inanité du "socialisme dans un seul pays" ?

Le prolétariat ne peut vaincre qu’à l’échelle internationale et ses avancées transitoires peuvent parfaitement se retourner contre lui.

Le courant stalinien n’a pas fait que tuer des révolutionnaires ; il a défiguré leur héritage au point qu’aujourd’hui celui-ci est à rebâtir.

"L’émancipation des ouvriers ne peut être l’oeuvre que des ouvriers eux-mêmes. Il n’y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture, — de faire en un mot ce que font les staliniens. Ces moyens ne peuvent servir qu’à une fin : prolonger la domination d’une coterie déjà condamnée par l’histoire. Ils ne peuvent pas servir à l’émancipation des masses. Voilà pourquoi la IVe Internationale soutient contre le stalinisme une lutte à mort."

Léon Trotsky dans "Leur morale et la nôtre"

« Il est vrai que les réactionnaires capitalistes se servent, non sans artifice, du régime de Staline comme d’un épouvantail contre les idées du socialisme. Marx n’a jamais dit que le socialisme pourrait être parfait, appliqué dans un seul pays, et, qui plus est, dans un pays arriéré. »

Léon Trotsky
dans « Le marxisme et notre époque »

Le stalinisme dévoilé et abattu par les ouvriers hongrois révolutionnaires de 1956

Le stalinisme dans le PCF

Pourquoi Staline a-t-il vaincu ?

Articles sur le stalinisme

Ce que Trotsky pensait des succès économiques du régime stalinien

Le stalinisme en 1947 vu par Victor Serge

La nature du régime stalinien de Russie

Quand le stalinisme a sauvé l’impérialisme des risques de révolution prolétarienne

La nature des démocraties populaires à l’ « Est »

La nature du « communisme chinois » de Mao Dze Toung

Chine : de 1989 (Tiananmen) à 2000

Leur morale et la nôtre
Léon Trotsky

Que le stalinisme est un produit de la vieille société

La Russie a fait dans l’histoire le bond en avant le plus grandiose : les forces les plus progressistes du pays ont fourni cet effort. Dans la réaction actuelle, dont l’ampleur est proportionnée à celle de la révolution, l’inertie prend sa revanche. Cette réaction, le stalinisme en est devenu l’incarnation. La barbarie de la vieille histoire de Russie, resurgie sur de nouvelles bases sociales, parait plus écœurante encore, car elle doit user d’une hypocrisie telle que l’histoire n’en connut jamais jusqu’ici.

Les libéraux et les sociaux-démocrates d’Occident, que la révolution d’Octobre fit douter de leurs idées surannées, ont senti des forces leur revenir. La gangrène morale de la bureaucratie soviétique leur parait réhabiliter le libéralisme. On les voit sortir de vieux aphorismes éculés de ce genre : "Toute dictature porte en elle-même les germes de sa propre dissolution" ; "la démocratie, seule, assure le développement de la personnalité" et cætera. L’opposition de la démocratie à la dictature, impliquant en l’occurrence la condamnation du socialisme au nom du régime bourgeois, étonne, considérée sous l’angle de la théorie, par l’ignorance et la mauvaise foi dont elle procède. L’infection du stalinisme, réalité historique, est mise en comparaison avec la démocratie, abstraction supra-historique. La démocratie a pourtant eu une histoire, elle aussi, et dans laquelle les abominations n’ont point manqué. Pour définir la bureaucratie soviétique, nous empruntons à l’histoire de la démocratie bourgeoise les termes de "Thermidor" et "bonapartisme", car — que les doctrinaires attardés du libéralisme en prennent note — la démocratie ne s’est pas établie par des méthodes démocratiques, loin de là. Les cuistres seuls peuvent se contenter des raisonnements sur le bonapartisme "fils légitime" du jacobinisme, châtiment historique des atteintes portées à la démocratie, etc. Sans la destruction de la féodalité par les méthodes jacobines, la démocratie bourgeoise eût été inconcevable. Il est aussi faux d’opposer aux étapes historiques réelles : jacobinisme, thermidor, bonapartisme, l’abstraction "démocratie" que d’opposer aux douleurs de l’enfantement le calme du nouveau-né.

Le stalinisme n’est pas, lui non plus, une "dictature" abstraite, c’est une vaste réaction bureaucratique contre la dictature prolétarienne dans un pays arriéré et isolé. La révolution d’Octobre a aboli les privilèges, déclaré la guerre à l’inégalité sociale, substitué à la bureaucratie le gouvernement des travailleurs par les travailleurs, supprimé la diplomatie secrète ; elle s’est efforcée de donner aux rapports sociaux une transparence complète. Le stalinisme a restauré les formes les plus offensantes du privilège, donné à l’inégalité un caractère provocant, étouffé au moyen de l’absolutisme policier l’activité spontanée des masses, fait de l’administration le monopole de l’oligarchie du Kremlin, rendu la vie au fétichisme du pouvoir sous des aspects dont la monarchie absolue n’eût pas osé rêver.

La réaction sociale, quelle qu’elle soit, est tenue de masquer ses fins véritables. Plus la transition de la révolution à la réaction est brutale, plus la réaction dépend des traditions de la révolution, — en d’autres termes plus elle craint les masses et plus elle est obligée de recourir au mensonge et à l’imposture dans sa lutte contre les tenants de la révolution. Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de l’amoralisme "bolchevik" ; comme tous les événements importants de l’histoire, ce sont les produits d’une lutte sociale concrète et de la plus perfide et cruelle qui soit : celle d’une nouvelle aristocratie contre les masses qui l’ont portée au pouvoir. Il faut, en vérité, une totale indigence intellectuelle et morale pour identifier la morale réactionnaire et policière du stalinisme avec la morale révolutionnaire des bolcheviks. Le parti de Lénine a cessé d’exister depuis longtemps ; les difficultés intérieures et l’impérialisme mondial l’ont brisé. La bureaucratie stalinienne lui a succédé et c’est un appareil de transmission de l’impérialisme. En politique mondial, la bureaucratie a substitué la collaboration des classes à la lutte des classes, le social-patriotisme à l’internationalisme. Afin d’adapter le parti gouvernant aux besognes de la réaction, la bureaucratie en a "renouvelé" le personnel par l’extermination des révolutionnaires et le recrutement des arrivistes.

Toute réaction ressuscite, nourrit, renforce les éléments du passé historique que la révolution a frappés sans réussir à les anéantir. Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus haute tension, et aussi à l’absurde, tous les procédés de mensonge, de cruauté et d’avilissement qui constituent le mécanisme du pouvoir dans toute société divisée en classes, sans en exclure la démocratie. Le stalinisme est un conglomérat des monstruosités de l’Etat tel que l’histoire l’a fait ; c’en est aussi la funeste caricature et la répugnante grimace. Quand les représentants de la vieille société opposent sentencieusement à la gangrène du stalinisme une abstraction démocratique stérilisée, nous avons bien le droit de leur recommander, comme à toute la vieille société, de s’admirer eux-mêmes dans le miroir déformant du Thermidor soviétique. Il est vrai que, par la franchise de ses crimes, le Guépéou dépasse de loin tous les autres régimes. C’est par suite de l’ampleur grandiose des événements qui ont bouleversé la Russie dans la démoralisation de l’ère impérialiste.

août 1930

Léon Trotsky

Une biographie politique de Staline

Six ans de lutte depuis la mort de Lenine, six ans de lutte contre Trotsky, six ans de régime des épigones, d’abord la troïka, puis la bande des sept, finalement l’unique, toute la période significative du déclin de la révolution, de son reflux à l’échelle internationale, de l’abaissement du niveau théorique, nous ont amenés à un point critique au plus haut degré. Dans la victoire bureaucratique de Staline a culminé une grande période historique et apparaissait en même temps le caractère inéluctable de sa défaite dans un avenir proche. La culmination de sa bureaucratie annonce sa crise. Elle peut être plus rapide que sa montée ou son déclin. Le régime du socialisme national et son héros arrivent sous les coups, non seulement des contradictions internes, mais aussi du mouvement révolutionnaire international. La crise mondiale va donner à ce dernier une série d’impulsions nouvelles. L’avant-garde du prolétariat ne pourra pas ne voudra pas étouffer dans les griffes d’une direction molotoviste. La responsabilité personnelle de Staline est engagés. Doutes et anxiétés sont entrés dans les âmes de ceux-là mêmes qui sont le mieux trempés. Et Staline ne peut donner plus que ce qu’il a. Il est menacé d’une descente qui peut s’avérer plus rapide en proportion du caractère artificiel de son ascension.

En tout cas, Staline est le personnage central dans l’actuelle période d’instabilité. Les caractéristiques de Staline ont un grand intérêt politique par rapport au cours du 16° congrès. Le numéro actuel du Biulleten Oppositsii est consacré dans une large mesure à la caractérisation du chef de l’appareil comme travailleur politique et comme théoricien.

Dans les lignes qui suivent, nous avons voulu contribuer par quelque matériel à la biographie politique de Staline. Ce matériel est très incomplet. Nous avons choisi l’essentiel de ce que nous avons dans nos archives. Mais il manque temporairement dans nos archives encore bien des matériaux et documents essentiels, peut-être les plus importants. Des archives de police, qui ont intercepté et copié pendant des décennies les lettres de révolutionnaires, documents, etc. Staline, au cours des dernières années, a méticuleusement réuni des matériaux avec lesquels il a pu, d’un côté, garder une prise sur des amis peu sûrs, jeter une ombre sur les opposants et avant tout se protéger lui-même et ses partisans contre la publication de tel ou tel de ces épisodes qui porterait atteinte au faux monolithisme artificiellement créé par leurs biographies. Nous n’avons pas ces documents. Il faut se souvenir de l’insuffisance de notre information pour apprécier le matériel qui suit.

1 . Le 23 décembre 1925, l’information de police suivante était publiée dans l’organe du parti Zaria Vostoka par de très proches amis de Staline :

"Selon l’information reçue de l’agence, Djougachvili était connu dans l’organisation par le sobriquet de Sosso et Koba, travailla à partir de 1902 dans le parti social-démocrate, d’abord comme menchevik, puis comme bolchevik, comme propagandiste du premiers district (chemins de fer)".

Par rapport à cette information policière publiée par ses partisans, aucune réfutation n’a été publiée nulle part à notre connaissance. De cette information il ressort que Staline a commencé comme menchevik.

2 . En 1905, Staline était chez les bolcheviks et prenait une part active à la lutte. Quelles étaient ses idées sur le caractère et les perspectives de la révolution ? Autant que nous sachions, il n’existe pas de document connu à ce sujet. Aucun article, discours ou résolution de Staline n’a été reproduit. Pourquoi ? De toute évidence, parce que la republication des articles de Staline ou de lettres de cette période ne pouvaient que nuire à sa biographie politique. Il n’y a pas d’autre explication à l’oubli obstiné du passé du "chef ".

3 . En 1907, Staline a pris part à I’expropriation de la banque de Tiflis. Les mencheviks, à la suite des philanthropes bourgeois, exprimèrent leur indignation contre les méthodes "conspiratives" du bolchevisme et son "anarcho-blanquisme". On ne peut avoir, à l’égard de cette indignation qu’une attitude, le mépris. Le fait de prendre part à une telle entreprise, le fait de porter un coup partiel à l’ennemi, ne pouvait qu’honorer la résolution révolutionnaire de Staline. Il est cependant étonnant que ce fait ait été retiré, de façon lâche, de toutes les biographies officielles de Staline. Est-ce au nom de la respectabilité bureaucratique ? Après tout, nous ne le pensons pas. C’est plus vraisemblablement pour des raisons politiques. Car, si la participation à une expropriation en soi ne peut pas compromettre un révolutionnaire aux yeux des révolutionnaires, la fausse appréciation politique de cette situation compromet Staline en tant que politique. Des coups séparés contre les institutions de l’ennemi, y compris sa "trésorerie", ne sont compatibles qu’avec l’offensive révolutionnaire des masses, c’est-à-dire avec la montée de la révolution. Quand les masses reculent, les opérations de partisans dégénèrent inévitablement en aventures et conduisent à la démoralisation du parti. Staline en tout cas a montré que, dans cette période, il était incapable de distinguer entre marée haute et marée basse. Il révélera plus d’une fois (Estonie, Bulgarie, Canton, troisième période) son incapacité à s’orienter politiquement sur une plus grande échelle.

4 . Staline, depuis l’époque de la première révolution, mène la vie d’un révolutionnaire professionnel. Prison, exil, évasions. Mais pendant toute la période de la réaction, de 1907 à 1911, on ne trouve pas un seul document, article, lettre ou résolution - dans lequel il a formulé sa propre appréciation de la situation et de ses perspectives. Il est impossible que de tels documents n’existent pas. Il est impossible qu’ils ne soient pas conservés, ne serait-ce que dans les archives de police. Pourquoi ne sont-ils pas publiés dans la presse ? C’est tout à fait évident : ils ne peuvent conforter la caractérisation absurde de l’infaillibilité théorique et politique de l’appareil qui signifie celle de Staline lui-même créée par lui.

5 . Une seule lettre de cette période est passée par mégarde dans la presse et confirme intégralement notre hypothèse. Le 24 janvier 1911, Staline écrivit à ses amis en exil. Cette lettre fut interceptée par la police et reproduite le 23 décembre 1925 par la même comité de rédaction plus servile qu’astucieux de la Zaria Vostoka. Voici ce qu’écrivait Staline :

" Nous avons évidemment entendu parler de la "tempête dans un verre d’eau" à l’étranger : Le bloc Lenine-Plekhanov d’une part, et le bloc Trotsky-Martov-Bogdanov de l’autre. L’attitude des ouvriers envers le premier bloc est, autant que je sache, favorable. Mais les ouvriers commencent à regarder l’émigration en général avec dédain : "Qu’ils demandent la lune autant que le cœur leur en dit ; mais nous, à qui les intérêts du mouvement sont chers, travaillons, et le reste s’arrangera". C’est selon moi ce qu’il y a de mieux à faire"

Ce n’est pas le lieu ici d’examiner si Staline définit correctement la composition des blocs : la question n’est pas là.

Lenine a mené une lutte sévère contre les légalisateurs, les liquidateurs et opportunistes, pour les perspectives de la deuxième révolution. Cette lutte est ce qui a déterminé fondamentalement les groupements à l’étranger. Mais comment le bolchevik Staline apprécia-t-il ces batailles ? Comme un empiriste et un praticien sans principe tout à fait sans espoir : "une tempête dans un verre d’eau", "qu’ils demandent la lune si le cœur leur en dit", "travaillons et le reste s’arrangera", écrit-il, manifestant ces sentiments qui étaient caractéristiques de cette période de réaction et de déclin.

Nous avons ainsi de la personne de Staline l’image non seulement d’un conciliateur - car le conciliationisme est un courant idéologique qui s’est attaché à créer une plate-forme -, nous avons un empirisme aveugle qui méprise totalement les problèmes de principe de la révolution.

N’est-il pas facile d’imaginer le châtiment que la rédaction de Zaria Vostoka a reçu pour avoir publié cette lettre et les mesures qui ont été prises à l’échelle gouvernementale pour empêcher à l’avenir la parution de tels documents ?

6 . Dans son rapport au 7° plenum du C.E.I.C. en 1926, Staline caractérisait le passé du parti de cette façon :

"L’histoire de notre parti, si on la prend depuis le moment de sa naissance sous la forme d’un groupe bolchevique en 1903, et retracée dans ses différentes étapes jusqu’à nos jours, peut être, sans exagération, tenue pour une histoire de lutte entre contradictions à l’intérieur du parti - il n’y a et ne peut y avoir de ligne médiane dans les questions de principe" .

Ces paroles impressionnantes sont dirigées contre le "conciliationnisme" idéologique, en rapport avec ceux contre qui Staline menait la lutte. Mais ces formules absolues d’irréconciliabilité idéologique sont en contradiction totale avec la physionomie politique et le passé politique de Staline lui-même. Il a été, en tant qu’empiriste, un conciliateur organique, mais surtout, en tant qu’empiriste, il n’a pas donné d’expression principielle de son conciliationnisme.

7 . En 1912, Staline collaborait au journal légal des bolcheviks Zviezda. Le comité de Petersbourg, en lutte directe contre Lenine, publia ce journal d’abord comme un organe conciliateur. Voici ce que Staline écrivait dans l’éditorial programmatique :

"Nous serons satisfaits si le journal, ne tombant pas dans les aberrations politiques des différentes fractions, soutient avec succès les trésors spirituels de la démocratie, à laquelle aujourd’hui des ennemis évidents et de faux amis se cramponnent audacieusement".

La phrase sur les exagérations des différentes (!) fractions est entièrement dirigée contre Lenine, ses "tempêtes dans un verre d’eau", sa disposition à "demander la lune" entre autres "exagérations politiques". L’article de Staline, à sa façon, coïncide entièrement avec la tendance vulgaire conciliationniste de la lettre de 1911 citée plus haut et contredit tout à fait son affirmation ultérieure de l’inadmissibilité d’une ligne médiane dans les questions de principe.

Une des biographies officielles de Staline proclame :

"En 1913, il a été de nouveau exilé à Touroukhansk, où il est resté jusqu’en 1917".

Le numéro de la Pravda pour l’anniversaire de Staline s’exprime de la même façon :

"Les années 1913 à 1916, Staline les a passées en exil à Touroukhansk" ( Pravda, 21 décembre 1929).

Pas un mot supplémentaire. C’étaient les années de la première guerre mondiale, I’effondrement de la II° Internationale, de Zimmerwald, de Kienthal, de la plus profonde lutte idéologique dans la société. Quelle part Staline y a-t-il pris ? Quatre ans d’exil doivent avoir été des années de travail intellectuel intense. Les exilés dans ces circonstances tenaient des journaux, écrivaient des tracts, élaboraient des thèses, des plates-formes, échangeaient des lettres polémiques, etc. Il est impossible que Staline, en quatre ans d’exil, n’ait rien écrit sur les problèmes fondamentaux de la guerre, de l’Internationale et de la révolution. Mais il serait futile de chercher une trace du travail intellectuel de Staline pendant ces quatre années étonnantes. Comment est-ce possible ? Il est tout à fait clair que si on pouvait trouver une seule ligne, où Staline formule l’idée de défaitisme ou annonce la nécessité d’une nouvelle Internationale, cette ligne aurait été depuis longtemps publiée, photocopiée et traduite dans toutes les langues, enrichie de commentaires érudits par toutes les académies et institutions. On n’a pas trouvé une seule ligne de ce genre. Cela signifie-t-il que Staline n’écrivait pas du tout ? Non. Ce serait incroyable. Mais cela signifie que, de tout le matériel écrit pendant ces quatre ans, il n’y a rien, absolument rien, qui puisse être utilisé aujourd’hui pour renforcer sa réputation. De cette façon, les années de guerre, où les idées et mots d’ordre de la révolution russe et de la III° Internationale ont été forgées, s’avèrent un espace vide dans la biographie idéologique de Staline. Il est très probable qu’à cette époque il disait et écrivait : "Qu’ils demandent la lune et fassent des tempêtes dans des verres d’eau".

9 .[1] Staline arrive à Petersbourg avec Kamenev à la mi-mars 1917. La Pravda dirigée par Molotov et Chliapnikov a un caractère vague, primitif, néanmoins gauche, dirigé contre le Gouvernement provisoire. Staline et Kamenev ont écarté le vieux comité de rédaction comme trop à gauche et ont adopté une position profondément opportuniste dans l’esprit des mencheviks de gauche :
soutien du Gouvernement provisoire sur
la défense militaire de la révolution (c’est-à-dire du gouvernement bourgeois),
une alliance avec les mencheviks du type Tseretelli.

La position de la Pravda en ces jours est une page scandaleuse dans l’histoire du parti et de la biographie de Staline. Ses articles de mars, qui étaient le résultat révolutionnaire de ses méditations en exil, expliquent parfaitement pourquoi pas une ligne des travaux de Staline de l’époque de la guerre n’est encore parue.

10 . Nous rapportons ici l’épisode de Chlipanikov (L’année 1917, vol. 2, 1925) sur les changements introduits par Staline et Kamenev réunis à l’époque sur une position identique :

"Le jour de la parution du premier numéro de la "nouvelle" Pravda, le 15 mars, fut un jour de réjouissance pour les défensistes. Tout le Palais de Tauride, des hommes d’affaires dans les comités de la Douma au cœur même de la démocratie révolutionnaire, le comité exécutif était plein de la nouvelle : la victoire des bolcheviks modérés de bon sens sur les extrémistes. Dans ce même C.E., on nous accueillait avec des sourires venimeux. Ce fut la seule et unique fois que la Pravda eut l’approbation même des fermes défenseurs du libéralisme, quand ce numéro de la Pravda arriva dans les usines, il causa une profonde perplexité parmi les membres de notre parti et nos sympathisants et un plaisir malveillant à nos adversaires .
Au comité de Petersbourg, au bureau du Comité Central et au comité de rédaction de la Pravda arrivaient des questions : de quoi s’agit-il ? Pourquoi notre journal renonce-t-il à la ligne de Lenine ? Pourquoi rejoint-il la ligne des défensistes ? Le comité de Petersbourg comme toute l’organisation étaient pris à l’improviste, étaient profondément indignés et blâmaient le bureau du C.C. L’indignation dans les sections était colossale et quand les prolétaires découvrirent que la Pravda avait été prise en mains par les trois anciens rédacteurs de la Pravda arrivés de Sibérie, ils demandaient leurs exclusion du parti" ( le troisième était l’ancien député Plouranov).

Il faut ajouter ce qui suit :
 Le récit de Chliapnikov fut retravaillé et très atténué sous la pression de Staline et Kamenev (à cette date la troïka dominait encore),
 il n’a paru dans la presse officielle aucun démenti de Chliapnikov. Et comment le démentir ? Les numéros de la Pravda existent encore !

11 . La position de Staline sur le problème du pouvoir révolutionnaire est exprimée dans un discours à une conférence du parti le 20 mars 1917 :

"Le Gouvernement provisoire a pris en fait le rôle de renforcement des conquêtes de la révolution. Le pouvoir soviétique et la social-démocratie mobilisent les forces, contrôlent, mais le Gouvernement provisoire persistant dans ses erreurs, joue le rôle qui consiste à renforcer celles des conquêtes du peuple qu’ils ont déjà réalisées. Une telle situation a des aspects négatifs, mais également positifs : ce n’est pas notre intérêt aujourd’hui de forcer les événements, d’accélérer le procès de coupure avec les couches bourgeoises qui, plus tard, s’éloignent inévitablement de nous. "

Staline a peur de "repousser la bourgeoisie" - l’argument fondamental des mencheviks à partir de 1904 :

"Dans la mesure où le Gouvernement provisoire soutiendra les initiatives de la révolution, il faudra le soutenir ; dans la mesure où il (sera - NDE) contre-révolutionnaire, le soutien du Gouvernement provisoire est inacceptable".

C’est ce que disait Dan. En d’autres termes, il est possible de défendre le gouvernement bourgeois devant les masses révolutionnaires. Le compte rendu affirme plus loin :

"Le camarade Staline rend publique la résolution sur le Gouvernement provisoire adoptée par le bureau du Comité Central, mais dit qu’il n’est pas totalement d’accord avec elle et approuve plutôt celle du soviet de Krasnoïarsk".

Nous citons les points les plus importants de la résolution de Krasnoïarsk :

"Manifeste clairement que la seule source de pouvoir et d’autorité du Gouvernement provisoire est la volonté du peuple qui a fait la révolution et auquel le Gouvernement provisoire est obligé d’obéir totalement (...) Soutien du Gouvernement provisoire dans son activité, dans la mesure où il marche dans la voie de la satisfaction de la classe ouvrière et de la paysannerie révolutionnaire dans la révolution en développement".

Telle est la position de Staline sur la question du pouvoir.

12 . La date, 29 mars ; doit être particulièrement soulignée. Ainsi, plus d’un mois après le début de la révolution, Staline parle encore de Milioukov comme d’un allié : le Soviet gagne et le Gouvernement provisoire renforce. Il est difficile de croire que ces mots puissent être prononcés par un rapporteur à la conférence bolchevique de mars 1917 Même Martov n’aurait pas posé la question ainsi. C’est la théorie de Dan dans toute son acception la plus vulgaire : la révolution démocratique comme une abstraction où seraient partie prenante les forces les plus "modérées" comme les plus "déterminées", qui se partagent le travail : l’une gagne et l’autre renforce. Néanmoins le discours de Staline n’est pas un hasard. Nous avons là le schéma de toute la politique stalinienne en Chine dans les années 1924-1928.

Avec quelle indignation passionnée, en dépit de toute sa réserve, Lenine, qui réussit à venir à la dernière session de cette même conférence, cingla-t-il la position de Staline. "Même nos bolcheviks, dit-il., manifestent leur confiance au gouvernement. Cela ne peut s’expliquer que par les fumées de la révolution. Cela veut dire le naufrage du socialisme. Vos camarades font confiance au gouvernement. S’il en est ainsi, nos chemins se séparent. Je resterai plutôt en minorité. Un seul Liebknecht m’est plus cher que cent dix défensistes du type Steklov-Tchkeidzé. Si vous sympathisez avec Liebknecht et tendez un seul doigt aux défensistes, c’est une trahison du socialisme international" ( Conférence du 4 avril 1917, session du 4 avril, "Rapport du camarade Lenine", p.44).

Il ne faut pas oublier que le discours de Lenine et les rapports intégraux ont été jusqu’à maintenant dissimulés au parti.

13 . Comment Staline pose-t-il la question de la guerre ? Exactement comme Kamenev. Il faut éveiller les ouvriers européens et pendant ce temps faire son devoir à l’égard de la "révolution". Mais comment éveiller les ouvriers ? Staline répond dans son article du 17 mars :

"(...) Nous avons déjà montré l’une des méthodes les plus sérieuses pour le faire. Il consiste à obliger notre gouvernement à se prononcer non seulement contre tout plan d’offensive, mais à formuler ouvertement la volonté du peuple russe de commencer tout de suite des négociations pour une paix générale, les deux côtés renonçant aux annexions et avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes".

De cette façon, le pacifisme de Milioukov-Goutchkov devait servir de moyen pour éveiller le prolétariat européen. Le 4 avril, lendemain de son arrivée, Lenine déclarait avec indignation à une conférence du parti :

"La Pravda exige du gouvernement qu’il renonce aux annexions. Demander aux gouvernements capitalistes de renoncer aux annexions, c’est un non-sens, une dérision criante" (ibidem).

Ces paroles étaient dirigées contre Staline.

14 . Le 14 mars, le soviet mencheviks-S.R. publia un manifeste sur la guerre aux opprimés du monde entier. Ce manifeste était un hypocrite document pseudo-pacifiste dans l’état d’esprit politique des mencheviks et des S.R., qui tentait de persuader les ouvriers des autres pays de se soulever contre leur propre bourgeoisie, eux-mêmes étant dans le même harnais que les impérialistes de Russie et de toute l’Entente. Comment Staline appréciait-il ce manifeste ?

"D’abord incontestablement le seul mot d’ordre "A bas la guerre" est impraticable comme voie pratique. On ne peut pas ne pas saluer l’appel d’hier du soviet des députés ouvriers et paysans aux nations du monde entier, pour qu’elles obligent leurs propres gouvernements à mettre fin au massacre. Cet appel, s’il atteint les larges masses, ramènera sans aucun doute des centaines et des milliers d’ouvriers au mot d’ordre oublié "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".

Comment Lenine apprécia-t-il l’appel des défensistes ? Dans le discours d’avril déjà cité, du 4, il disait :

"L’appel du soviet des députés ouvriers. Pas un seul mot qui porte la marque de la conscience de classe. Rien que des phrases sans vie" ( ibid., p.43)

Ces paroles de Lenine visent Staline. C’est pourquoi les rapports de la conférence de mars sont cachés au parti.

15 . Menant à l’époque, à l’égard du Gouvernement provisoire et de la guerre la politique des mencheviks de gauche, Staline n’avait aucune raison de refuser l’unité avec les mencheviks. Voici comment il s’exprimait sur cette question à cette même conférence de mars 1917. Nous citons le rapport mot à mot :

"l’ordre du jour : proposition Tseretelli pour l’unité. Staline : il faut y aller. Il faut absolument définir notre proposition sur la ligne de l’unité. L’unité est possible sur la ligne de Zimmerwald et Kienthal" .

Même Molotov, c’est vrai, exprime des doutes, pas de façon très claire, il est vrai. Staline réplique :

"Courir au-devant de désaccords, ce n’est pas nécessaire. Sans désaccords, il n’y a pas de vie du parti. A l’intérieur du parti, on se débarrasse des désaccords sans signification" ( ibid.-, p. 32)

Ces quelques mots en disent plus que des volumes entiers. Ils montrent que ces idées sur lesquelles Staline a vécu pendant les années de guerre et témoignent avec une précision judiciaire que le zimmerwaldisme de Staline était de la même marque que celui de Tseretelli. Ici encore, pas un soupçon du caractère irréductible des idées, dont Staline allait arborer le masque quelques jours plus tard dans l’intérêt de la lutte de l’appareil. Au contraire, menchevisme et bolchevisme se présentent à Staline, à la fin mars 1917, comme des nuances de pensée qui peuvent vivre en harmonie dans le même parti. Les désaccords avec Tseretelli, Staline les appelle "sans signification", dont on peut se débarrasser à l’intérieur d’un seul et même parti. On voit ici comment Staline a été amené à dénoncer les rapports conciliationniste de Trotsky avec les mencheviks de gauche...en 1913 !

16 . Dans une telle situation, Staline naturellement ne pouvait sérieusement rien opposer aux S.R. et aux mencheviks à l’exécutif, quand il y entra comme représentant du parti après son arrivée. On ne trouvera dans les comptes-rendus ou la presse une seule proposition, une seule déclaration, une seule protestation dans laquelle Staline oppose dans une certaine mesure clairement le point de vue bolchevique à la servilité des "démocrates révolutionnaires" devant la bourgeoisie. Un des chroniqueurs des événements de cette époque, Soukhanov, auteur du manifeste mentionné ci-dessus aux travailleurs du monde entier écrit dans Notes de la Révolution :

"quant aux bolcheviks, en ce temps, outre Kamenev, apparut au comité exécutif Staline, pendant sa brève activité au comité exécutif, il produisit l’impression d’une tâche grise qui parfois disparaissait sans laisser de trace. Il n’y a rien de plus à dire sur lui (Notes de la Révolution, pp. 265-266)

17 . Revenant de force de l’étranger finalement, Lenine tempête et fulmine contre la Pravda kautskyste (l’expression est de Lenine), et Staline se dérobe. Kamenev se défend, mais Staline garde le silence. Petit à petit il rejoint la nouvelle ligne officielle tracée par Lenine. Mais on ne peut pas trouver une seule pensée indépendante, une seule généralisation sur laquelle il vaille la peine de s’arrêter. Quand les circonstances le permettent, Staline est entre Lenine et Kamenev. Ainsi, quatre jours après l’insurrection d’Octobre, quand Lenine exigeait l’exclusion de Zinoviev et Kamenev, Staline déclara dans la Pravda qu’il ne voyait pas de divergence de principe (Voir dans le même numéro l’article "Un poinçon dans le sac").

18 . Staline n’a pas eu de position indépendante pendant la période des négociations de Brest. Il hésitait, attendait, se taisait. Au dernier moment, il a voté pour les propositions de Lenine. La position confuse et sans espoir de Staline à cette période est suffisamment et clairement caractérisée même par le rapport officiel du C.C.

19 . Dans la période la guerre civile, Staline était opposé aux principes posés comme base pour la création de l’armée rouge et dans les coulisses inspirait l’Opposition dite "militaire" contre Lenine et Trotsky. Trotsky a apporté là-dessus des faits dans son autobiographie (Voir aussi l’article de Markine).

20 . En 1922, pendant la maladie de Lenine et le congé de Trotsky, Staline, sous l’influence de Sokolnikov, fit adopter une résolution sapant le monopole du commerce extérieur Cette proposition devait être annulée grâce aux vigoureuses protestations de Lenine et de Trotsky (Cf. "Lettre à l’Istpart").

21 . Dans la même période, sur la question nationale, Staline occupe une position que Lenine qualifie de tendance bureaucratique et chauvine. Staline, pour sa part, accuse Lenine d’avoir des tendances libérales nationales ("Lettre à l’Istpart"). Quelle a été la position de Staline sur la question de la révolution allemande de 1923 ? Ici aussi, comme en mars 1917, il devait s’orienter de façon indépendante sur une grande échelle : Lenine était malade et une lutte était déclenchée contre Trotsky. Voici ce qu’il écrivait en août 1923 à Boukharine et Zinoviev sur la situation en Allemagne :

"Devons-nous, nous, communistes, chercher, dans la phase actuelle, à nous emparer du pouvoir sans les social-démocrates, sommes-nous assez mûrs pour cela ? Selon moi, tout est là. Quand nous avons pris le pouvoir en Russie, nous avions des réserves comme
a. le pain,
b. la terre aux paysans,
c. le soutien de l’immense majorité de la classe ouvrière,
d. la sympathie des paysans,.
Les communistes allemands n’ont en ce moment rien de semblable. Certes, ils ont dans leur voisinage la nation soviétique, ce que nous n’avions pas, mais que pouvons-nous leur offrir à l’heure actuelle ? Si aujourd’hui en Allemagne le pouvoir, pour ainsi dire, tombait et si les communistes s’en saisissaient, ils échoueraient avec pertes et fracas. Cela, dans le "meilleur" des cas. Dans le pire, ils se feraient tailler en pièces et rejeter. Le tout n’est pas que Brandler veuille "éduquer les masses", l’essentiel est que la bourgeoisie, plus les social-démocrates de droite, transformeraient à coup sûr le cours de la manifestation en bataille générale - en ce moment les chances sont de leur côté - et les écraseraient. Certes les fascistes ne dorment pas, mais nous avons intérêt à ce qu’ils attaquent les premiers : cela groupera toute la classe ouvrière autour des communistes - l’Allemagne n’est pas la Bulgarie. D’ailleurs, d’après tous mes renseignements, les fascistes sont faibles en Allemagne. Selon moi, on doit retenir les Allemands et non les stimuler" .

Ainsi, en août 1923, quand la révolution allemande frappait à toutes les portes, Staline, disait que Brandler devait être retenu et non stimulé. Pour avoir manqué la situation révolutionnaire en Allemagne, Staline prit la plus lourde part de responsabilité. Il a soutenu les temporisateurs, les sceptiques, les attentistes. Dans cette question d’une importance historique mondiale, ce n’est pas par hasard qu’il a pris une position opportuniste : il ne faisait en réalité que continuer la politique qu’il avait menée en Russie en mars 1917.

23 .[2] Après que la situation révolutionnaire ait été gâchée par la passivité et l’indécision, Staline a défendu pendant longtemps le C.C. brandlerien contre Trotsky, se défendant ainsi lui-même. Ainsi écrivait-il en décembre 1924 - un an après le naufrage allemand :

"Cette originalité, il ne faut pas l’oublier un seul instant. Il convient surtout de s’en souvenir lorsqu’on analyse les événements de l’automne 1923 en Allemagne. Et c’est tout d’abord Trotsky qui devrait s’en souvenir, lui qui établit en bloc analogie (!!) entre la Révolution d’Octobre et la révolution en Allemagne et flagelle sans retenue le parti communiste allemand".

Ainsi Trotsky était coupable à l’époque de flageller le brandlerisme et non de le protéger ! Il apparaît clairement à quel point Staline et son Molotov sont aptes à la lutte contre les droitiers en Allemagne.

24 . L’année 1924, année du grand tournant. Au printemps, Staline répète encore les vieilles formules sur l’impossibilité de bâtir le socialisme dans un seul pays et un pays arriéré de surcroît. A l’automne de la même année, il rompt avec Marx et Lenine dans la question fondamentale de la révolution prolétarienne et construit sa théorie du socialisme dans un seul pays. A proprement parler, elle n’a jamais été développée nulle part ni exposée par Staline de façon positive. Elle repose sur deux citations falsifiées de Lenine. Staline n’a répondu à aucune réfutation. La théorie du socialisme dans un seul pays a une base administrative, pas théorique.

25 . La même année, Staline crée la théorie de la double composition, c’est-à-dire de partis bi-classistes d’ouvriers et de paysans pour l’Orient. C’est une rupture avec le marxisme et toute l’histoire du bolchevisme sur la question fondamentale du caractère de classe du parti. Même l’I.C. en 1928 a été obligée de reculer et d’abandonner une théorie qui a été pendant longtemps à la ruine des partis communistes d’Orient. Mais la grande découverte continue aujourd’hui encore à figurer dans Les Questions du Léninisme de Staline.

26 . La même année, Staline décide de subordonner les communistes chinois au parti bourgeois, le Kuomintang, le qualifiant de parti ouvrier et paysan selon le modèle inventé par lui. Les ouvriers et paysans chinois sont politiquement réduits en esclavage sous la bourgeoisie par l’autorité de l’I.C. Staline a organisé en Chine la division du travail que Lenine l’avait empêché d’organiser en Russie après 1917, les ouvriers et paysans chinois l’emportent et c’est Tchang Kaï-Chek qui se renforce. La politique de Staline a été la cause directe et immédiate du naufrage de la révolution chinoise.

27 . La position de Staline - ses zigzags - sur les questions de l’économie soviétique sont trop fraîches dans la mémoire de nos lecteurs et nous ne perdrons pas de temps à les commenter ici.

28 . En conclusion, nous rappelons le Testament de Lenine. Il ne s’agit pas d’un article ou d’un discours polémique, dans lequel on peut toujours imaginer qu’il y eut d’inévitables exagérations, découlant de l’ardeur du combat. Non, dans le Testament, Lenine, pesant calmement chaque mot, donne son dernier avis au parti concernant ses camarades sur la base de toute l’expérience de son travail en commun avec eux. Que dit-il de Staline ?
a- brutal,
b- déloyal,
c- enclin à abuser du pouvoir.

Conclusion : "l’éliminer du poste de secrétaire général".

Quelques semaines plus tard, Lenine dicta une note à Staline dans laquelle il indiquait son intention de "rompre toutes relations personnelles et de camarade" avec lui. Ce fut l’une des dernières expressions de la volonté de Lenine. Tous ces faits sont établis dans le compte rendu du plenum du Comité Central de 1927.

Telles sont les grandes étapes de la biographie politique de Staline. Elles donnent une image assez complète, dans laquelle son énergie, sa volonté, sa détermination, se combinent avec son empirisme, sa myopie, sa tendance organique à des décisions opportunistes dans les grandes questions, sa brutalité personnelle, sa déloyauté et sa tendance à abuser du pouvoir.

Notes

[1] Les ruptures de séquence sont conformes au texte original. (NDE).

[2] idem.

LA REVOLUTION TRAHIE

(1936)

de Léon Trotsky

TABLE DES MATIERES

CHAPITRE 1 L’acquis

Les principaux indices du développement industriel
Appréciation comparative des résultats
Par tête d’habitant

CHAPITRE 2 Le développement économique et les zigzags de la direction

Le "communisme de guerre", la Nep et la politique à l’égard des koulaks
Tournant brusque : "le plan quinquennal en quatre ans" et la "collectivisation complète"

CHAPITRE 3 Le socialisme et l’Etat

Le régime transitoire
Programme et réalité
Le double caractère de l’Etat soviétique
Gendarme et "besoin socialisé"
"La victoire complète du socialisme" et "l’affermissement de la dictature"

CHAPITRE 4 La lutte pour le rendement du travail

Le plan et l’argent
L’inflation "socialiste"
Réhabilitation du rouble
Le mouvement Stakhanov

CHAPITRE 5 Le Thermidor soviétique

Pourquoi Staline a-t-il vaincu ?
La dégénérescence du parti bolchevique
Les causes sociales de Thermidor

CHAPITRE 6 L’accroissement de l’inégalité et des antagonismes sociaux

Misère, luxe, spéculation
La différenciation du prolétariat
Contradictions sociales du village collectivisé
Physionomie sociale des milieux dirigeants

CHAPITRE 7 La famille, la jeunesse, la culture

Thermidor au foyer
La lutte contre la jeunesse
Nation et culture

CHAPITRE 8 La politique étrangère et l’armée

De la révolution mondiale au statu quo
La Société des Nations et l’Internationale communiste
L’armée rouge et sa doctrine
Liquidation des milices et rétablissement des grades
L’U.R.S.S. et la guerre

CHAPITRE 9 Qu’est-ce que l’U.R.S.S.?

Rapports sociaux
Capitalisme d’Etat ?
La bureaucratie est-elle une classe dirigeante ?
La question du caractère social de l’U.R.S.S. n’est pas encore tranchée par l’histoire

CHAPITRE 10 L’U.R.S.S. dans le miroir de la nouvelle constitution

Le travail "selon les capacités" et la propriété personnelle
Soviets et démocratie
Démocratie et parti

CHAPITRE 11 Où va l’U.R.S.S.?

Le bonapartisme, régime de crise
La lutte de la bureaucratie contre "l’ennemi de classe"
Une nouvelle révolution est inéluctable

Appendice I Le socialisme dans un seul pays

Appendice II Les "amis" de l’U.R.S.S

 - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Chapitre DEUX

LE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET LES ZIGZAGS DE LA DIRECTION

LE "COMMUNISME DE GUERRE", LA NEP ET LA POLITIQUE A L’EGARD DES KOULAKS
La courbe du développement de l’économie soviétique est loin d’être régulièrement ascendante. Dans les dix-huit ans d’histoire du nouveau régime, on peut nettement distinguer plusieurs étapes marquées par des crises aiguës. Un bref aperçu de l’histoire économique de l’U.R.S.S., examinée en liaison avec la politique du gouvernement, nous est aussi nécessaire pour le diagnostic que pour le pronostic.

Les trois premières années après la révolution furent celles d’une guerre civile avouée et acharnée. La vie économique y fut entièrement subordonnée aux besoins des fronts. En présence d’une extrême modicité des ressources, la vie culturelle passait au second plan, caractérisée par l’audacieuse ampleur de la pensée créatrice, et en tout premier lieu de celle de Lénine. C’est ce qu’on appelle la période du "communisme de guerre" (1918-1921), parallèle héroïque du "socialisme de guerre" des pays capitalistes. Les objectifs économiques du pouvoir des soviets se réduisent principalement à soutenir les industries de guerre et à tirer parti des maigres réserves existantes pour combattre et sauver de la famine la population des villes. Le communisme de guerre était au fond une réglementation de la consommation dans une forteresse assiégée.
Il faut cependant reconnaître que ses intentions premières étaient plus larges. Le gouvernement des Soviets espéra et tenta de tirer des réglementations une économie dirigée dans le domaine de la consommation comme dans celui de la production. En d’autres termes, il pensa passer peu à peu, sans modification de système, du communisme de guerre au vrai communisme. Le programme du parti bolchevique adopté en 1919 disait : "Dans le domaine de la répartition, le pouvoir des soviets persévère inflexiblement dans la substitution au commerce d’une répartition des produits organisée à l’échelle nationale sur le plan d’ensemble."

Mais le conflit s’accusait de plus en plus entre la réalité et le programme du communisme de guerre : la production ne cessait de baisser, non seulement par suite des conséquences néfastes des hostilités, mais aussi parce que le stimulant de l’intérêt individuel faisait défaut aux producteurs. La ville demandait aux campagnes du blé et des matières premières, sans leur donner en échange plus que des vignettes colorées appelées argent à cause d’une vieille habitude. Le moujik enterrait ses réserves. Le gouvernement envoyait des détachements d’ouvriers armés saisir les grains. Le moujik semait moins. La production industrielle de 1921, l’année qui suivit la fin de la guerre civile, s’éleva, dans le meilleur des cas, au cinquième de celle d’avant-guerre. La production de l’acier tomba de 4 200 000 tonnes à 183 000 tonnes, soit vingt-trois fois moins. La récolte globale tomba de 801 millions de quintaux à 503 en 1922. Ce fut une effroyable famine. Le commerce extérieur dégringola de 2 900 millions de roubles à 30 millions. La ruine des forces productives dépassa tout ce que connaissait l’histoire. Le pays, et avec lui le pouvoir, se trouvèrent tout au bord de l’abîme. Les espérances utopiques du communisme de guerre ont été, par la suite, soumises à une critique extrêmement sévère et juste à bien des égards. L’erreur théorique commise par le parti gouvernant resterait pourtant tout à fait inexplicable si l’on perdait de vue que tous les calculs se fondaient à l’époque sur l’attente d’une victoire prochaine de la révolution en Occident. On considérait comme allant de soi que le prolétariat allemand victorieux, escomptant un remboursement ultérieur en produits alimentaires et en matières premières, ravitaillerait la Russie des soviets en machines, en articles manufacturés, et lui fournirait aussi des dizaines de milliers d’ouvriers hautement qualifiés, de techniciens et d’organisateurs. A n’en pas douter, si la révolution avait triomphé en Allemagne ó et seule la social-démocratie empêcha son triomphe ó, le développement économique de l’U.R.S.S., comme celui de l’Allemagne elle-même, se serait poursuivi à pas de géant, si bien que les destinées de l’Europe et du monde se présenteraient aujourd’hui sous un aspect autrement favorable. On peut néanmoins dire en toute assurance que, même dans cette heureuse hypothèse, il aurait fallu renoncer à la répartition des produits par l’Etat et revenir aux méthodes commerciales.

Lénine motiva la nécessité de rétablir le marché par l’existence dans le pays de millions d’exploitations paysannes isolées accoutumées à définir par le commerce leurs rapports avec le monde environnant. La circulation des marchandises devait faire la "soudure" entre les paysans et l’industrie nationalisée. La formule théorique de la "soudure" est très simple : l’industrie doit fournir aux campagnes les marchandises nécessaires, à des prix tels que l’Etat puisse renoncer à la réquisition des produits de l’agriculture.

L’assainissement des relations économiques avec les campagnes constituait sans nul doute la tâche la plus urgente et la plus épineuse de la Nep. L’expérience montra vite que l’industrie elle-même, bien que socialisée, avait besoin des méthodes de calcul monétaire élaborées par le capitalisme. Le plan ne saurait reposer sur les seules données de l’intelligence. Le jeu de l’offre et de la demande reste pour lui, et pour longtemps encore, la base matérielle indispensable et le correctif sauveur.

Le marché légalisé commença son oeuvre avec le concours d’un système monétaire remis en ordre. Dès 1923, grâce à la première impulsion venue des campagnes, l’industrie se ranima et ce fut pour faire preuve aussitôt d’une intense activité. Il suffit d’indiquer que la production double en 1922 et 1923 et atteint en 1926 son niveau d’avant-guerre, ce qui signifie qu’elle a quintuplé depuis 1921. Les récoltes augmentent parallèlement, mais beaucoup plus modestement.
A partir de l’année cruciale 1923, les divergences de vues sur les rapports entre l’industrie et l’agriculture, divergences qui s’étaient déjà manifestées auparavant, s’aggravent dans le parti dirigeant. L’industrie ne pouvait se développer, dans un pays qui avait épuisé ses réserves et ses stocks, qu’en empruntant des céréales et des matières premières aux paysans. Des "emprunts forcés" trop considérables étouffaient pourtant le stimulant du travail : le paysan, ne croyant pas à la félicité future, répondait aux réquisitions de blé par la grève des semailles. Des emprunts trop minimes menaçaient d’entraîner la stagnation : ne recevant pas de produits industriels, les paysans ne travaillaient plus que pour la satisfaction de leurs propres besoins et revenaient aux anciennes formes de l’artisanat. Les divergences de vues commencèrent dans le parti sur la question de savoir ce qu’il fallait prendre aux campagnes pour l’industrie afin de s’acheminer vers un équilibre dynamique. Les questions concernant la structure sociale des campagnes compliquèrent le débat.
Au printemps de 1923, le représentant de l’opposition de gauche [1], qui d’ailleurs ne portait pas encore ce nom, parlant au congrès du parti, montra l’écart entre les prix de l’industrie et ceux de l’agriculture au moyen d’un diagramme inquiétant. Ce phénomène reçut alors l’appellation de "ciseaux", qui devait plus tard entrer dans le vocabulaire mondial. Si, disait le rapporteur, l’industrie continue à être en retard, les ciseaux s’ouvrant toujours davantage, la rupture entre les villes et les campagnes deviendra inévitable.

Les paysans distinguaient nettement entre la révolution agraire démocratique accomplie par les bolcheviks et la politique de ceux-ci tendant à donner une base au socialisme. L’expropriation des domaines privés et de ceux de l’Etat apportait aux ruraux plus d’un demi-milliard de roubles-or par an. Mais les paysans perdaient cette somme, et bien au-delà, à cause des prix élevés de l’industrie étatisée. Tant que le bilan des deux révolutions, la démocratique et la socialiste, solidement réunies par le noeud d’Octobre, se soldait pour les cultivateurs par une perte annuelle de plusieurs centaines de millions de roubles, l’alliance des deux classes demeurait problématique.
Le morcellement de l’agriculture, hérité du passé, augmentait du fait de la révolution d’Octobre ; le nombre des parcelles était passé dans les dix précédentes années de 16 à 25 millions, ce qui accroissait naturellement la tendance de la plupart des paysans à ne satisfaire que leurs propres besoins. Telle était l’une des causes de la pénurie des produits de l’agriculture.

Une faible production de marchandises forme inévitablement des exploiteurs. Au fur et à mesure que les campagnes se remettaient, la différenciation grandissait au sein des masses paysannes : on suivait l’ancienne voie du développement facile. Le koulak ó le paysan riche ó s’enrichissait plus vite que ne progressait l’agriculture. La politique du gouvernement, dont le mot d’ordre était : "Face aux campagnes !" favorisait en réalité les koulaks. L’impôt agricole était beaucoup plus lourd pour les paysans pauvres que pour les cossus, qui en outre écrémaient le crédit de l’Etat. Les excédents de blé, possédés principalement par les paysans les plus riches, servaient à asservir les pauvres et étaient vendus à des prix spéculatifs à la petite bourgeoisie des villes. Boukharine, alors théoricien de la fraction dirigeante, jetait aux paysans son fameux slogan : "Enrichissez-vous !" Cela devait signifier en théorie l’assimilation progressive des koulaks par le socialisme. Cela signifiait dans la pratique l’enrichissement de la minorité au détriment de l’immense majorité.

Le gouvernement, captif de sa propre politique, était réduit à reculer pas à pas devant la petite bourgeoisie rurale. L’emploi de la main-d’oeuvre salariée dans l’agriculture et la location des terres furent légalisés en 1925. La paysannerie avait deux pôles : le petit capitaliste et le journalier. L’Etat, démuni de marchandises industrielles, était ainsi éliminé du marché rural. Un intermédiaire surgissait comme de dessous terre entre le koulak et le petit patron artisan. Les entreprises étatisées devaient elles-mêmes recourir de plus en plus souvent aux commerçants pour la recherche des matières premières. On sentait partout le flot montant du capitalisme. Tous ceux qui réfléchissaient étaient aisément convaincus que la transformation des formes de la propriété, loin de trancher la question du socialisme, ne fait que la poser.

En 1925 ; tandis que la politique favorisant le koulak bat son plein, Staline se met à préparer la dénationalisation du sol. A la question qu’il se fait poser par un journaliste soviétique : "Ne serait-il pas indiqué, dans l’intérêt de l’agriculture, d’attribuer pour dix ans sa parcelle à chaque cultivateur ?" ó Staline répond : "Et même pour quarante ans !" Le commissaire du peuple à l’agriculture de la République de Géorgie, agissant sur l’initiative personnelle de Staline, présenta un projet de loi de dénationalisation du sol. Le but était de donner au fermier confiance en son propre avenir. Or, dès le printemps 1926, près de 60% du blé destiné au commerce étaient entre les mains de 6% des cultivateurs ! L’Etat manquait de grains pour le commerce extérieur et même pour les besoins du pays. L’insignifiance des exportations l’obligeait à renoncer à l’importation des articles manufacturés et à restreindre au minimum celle des matières premières et des machines.
Entravant l’industrialisation et nuisant à la grande majorité des paysans, la politique favorisant le koulak révéla sans équivoque dès 1924-26 ses conséquences politiques : inspirant à la petite bourgeoisie des villes et des campagnes une confiance extraordinaire, elle l’amenait à s’emparer de nombreux soviets locaux ; elle accroissait la force et l’assurance de la bureaucratie ; elle pesait de plus en plus lourdement sur les ouvriers ; elle entraînait la suppression complète de toute démocratie dans le parti et dans la société soviétique. La puissance croissante du koulak effraya deux membres notables du groupe dirigeant, Zinoviev et Kamenev, qui étaient aussi ó et ce n’est certes pas un effet du hasard ó présidents des soviets des deux centres prolétariens les plus importants, Léningrad et Moscou. Mais la province et surtout la bureaucratie soutenaient Staline. La politique d’encouragement du gros fermier remporta la victoire. Zinoviev et Kamenev, suivis de leurs partisans, se joignirent en 1926, à l’opposition de 1923 (dite "trotskyste").

Il va de soi que la fraction dirigeante ne répudia jamais le "principe" de la collectivisation de l’agriculture. Mais on la repoussait à des dizaines d’années. Le futur commissaire du peuple à l’agriculture, Yakovlev, écrivait en 1927 que si la transformation socialiste des campagnes ne peut s’accomplir que par la collectivisation, "ce ne sera naturellement pas en un, deux ou trois ans et peut-être pas même en une dizaine d’années..." "Les kolkhozes et les communes, écrivait-il plus loin, ne sont et ne seront certainement longtemps encore que des îlots au milieu des parcelles..." En effet, il n’entrait alors dans les exploitations collectives que 0,8% des familles de cultivateurs.
Dans le parti, la lutte pour la prétendue "ligne générale" s’affirma au grand jour en 1923 et revêtit à partir de 1926 une forme particulièrement âpre et passionnée. Dans sa vaste plate-forme embrassant tous les problèmes de l’économie et de la politique, l’opposition écrivait : "Le parti doit condamner sans merci toutes les tendances à la liquidation ou à l’affaiblissement de la nationalisation du sol qui constitue une des bases de la dictature du prolétariat." L’opposition remporta sur ce point la victoire : les attentats directs à la nationalisation du sol cessèrent. Mais il ne s’agissait pas uniquement de la forme de propriété du sol.

"A l’importance grandissante des fermes individuelles dans les campagnes, disait encore la plate-forme de l’opposition, on opposera la croissance plus rapide des exploitations collectives. Il y a lieu d’assigner chaque année, systématiquement, des sommes importantes au soutien des paysans pauvres organisés en exploitations collectives." ... "L’action tout entière de la coopération doit être pénétrée de la nécessité de transformer la petite production en grande production collective". On s’obstinait à considérer comme utopique pour un avenir rapproché tout large programme de collectivisation. Pendant la préparation du XVe congrès du parti, destiné à exclure l’opposition, le futur président du Conseil des commissaires du peuple, Molotov, répétait : "On ne peut pas se laisser choir (!), dans les conditions présentes, au niveau des illusions des paysans pauvres sur la collectivisation des grandes masses." Le calendrier indiquait la fin de 1927. Et la fraction dirigeante était très loin de concevoir la politique qu’elle allait faire ensuite dans les campagnes !

Ces mêmes années (1923-28) furent celles de la lutte de la coalition au pouvoir (Staline, Molotov, Rykov, Tomski, Boukharine ; Zinoviev et Kamenev étaient passés à l’opposition au début de 1926) contre les "superindustrialisateurs" partisans du plan. L’historien futur s’étonnera de découvrir la malveillante suspicion envers toute initiative économique hardie qui dominait alors dans la mentalité du gouvernement de l’Etat socialiste. L’allure de l’industrialisation s’accélérait empiriquement, selon des impulsions extérieures, tous les calculs étaient brutalement remaniés en cours de travail, non sans une augmentation extraordinaire des frais généraux. Quand l’opposition exigea, à partir de 1923, l’élaboration d’un plan quinquennal, elle fut accueillie par des railleries dignes du petit bourgeois qui redoute le "saut dans l’inconnu". En avril 1927, Staline affirme encore en séance plénière du comité central que commencer la construction de la grande centrale électrique du Dniéper ce serait, pour nous, ce que serait pour le moujik acheter un gramophone au lieu d’une vache. Cet aphorisme ailé résumait tout un programme. Il n’est pas superflu de rappeler que toute la presse bourgeoise de l’univers, suivie de la presse socialiste, reprenait avec sympathie les accusations officielles de romantisme industriel adressées à l’opposition de gauche.
Tandis que le parti discutait bruyamment, le paysan répondait au manque de marchandises industrielles par une grève de plus en plus opiniâtre : il s’abstenait de porter ses grains au marché et d’augmenter les emblavures. La droite (Rykov, Tomski, Boukharine), qui donnait alors le ton, exigeait plus de liberté pour les tendances capitalistes des campagnes : augmenter le prix du blé, dût cette mesure ralentir le développement de l’industrie. La seule solution, étant donné cette politique, eût été d’importer, en échange des matières premières livrées par les fermiers à l’exportation, des articles manufacturés. C’eût été, au lieu de faire la soudure entre l’économie paysanne et l’industrie socialiste, la faire entre le paysan riche et le capitalisme mondial. Ce n’était pas la peine d’avoir fait la révolution d’Octobre.

"L’accélération de l’industrialisation", objectait à la conférence du parti de 1926 le représentant de l’opposition "et plus particulièrement par une imposition plus forte du koulak, donnera plus de marchandises, ce qui permettra d’abaisser les prix... Les ouvriers en bénéficieraient ainsi, de même que la plupart des paysans... Nous tourner vers les campagnes ne veut pas dire tourner le dos à l’industrie, cela veut dire tourner l’industrie vers les campagnes, car les campagnes n’ont nul besoin de contempler le visage d’un Etat dépourvu d’industrie."

Staline, pour nous répondre, pulvérisait les "plans fantastiques de l’opposition" ; l’industrie ne devait pas "prendre trop d’avance en se détachant de l’agriculture et en négligeant le rythme de l’accumulation dans notre pays". Les décisions du parti continuaient à répéter les mêmes vérités premières de l’adaptation passive aux besoins des fermiers enrichis. Le XVe congrès du parti communiste, réuni en décembre 1927, pour infliger une défaite définitive aux "superindustrialisateurs", donna un avertissement concernant "le danger d’engager trop de capitaux dans la grande édification industrielle". La fraction dirigeante ne voulait pas encore voir les autres dangers.

L’année économique 1927-28 voyait se clore la période dite de reconstruction, pendant laquelle l’industrie avait surtout travaillé avec l’outillage d’avant la révolution ; et l’agriculture avec son ancien matériel. La progression ultérieure exigeait une vaste édification industrielle. Il était devenu impossible de gouverner à tâtons, sans plan.

Les possibilités hypothétiques de l’industrialisation socialiste avaient été analysées par l’opposition dès 1923-25. La conclusion générale à laquelle elle était arrivée était qu’après avoir épuisé les possibilités offertes par l’outillage hérité de la bourgeoisie, l’industrie soviétique pourrait, grâce à l’accumulation socialiste, avoir un rythme de croissance tout à fait inaccessible au capitalisme. Les chefs de la fraction dirigeante se moquaient ouvertement des coefficients de 15 à 18%, formulés avec prudence comme de la musique fantastique d’un avenir inconnu. Et c’est en quoi consistait à ce moment la lutte contre le "trotskysme".

La première esquisse officielle du plan quinquennal, faite enfin en 1927, le fut dans un esprit dérisoirement mesquin. L’accroissement de la production industrielle devait varier, en suivant d’année en année une courbe moins montante, entre 9 et 4%. En cinq ans, la consommation individuelle ne devait s’accroître que de 12% ! L’invraisemblable timidité de cette conception ressort avec plus de clarté encore du fait que le budget de l’Etat ne devait embrasser à la fin de la période quinquennale que 16% du revenu national, alors que le budget de la Russie des tsars, qui ne songeait certes pas à bâtir une société socialiste, absorbait 18% de ce revenu ! Il n’est peut-être pas superflu d’ajouter que les auteurs de ce plan, ingénieurs et économistes, furent, quelques années plus tard, sévèrement condamnés par les tribunaux comme saboteurs obéissant aux directives d’une puissance étrangère. Les accusés auraient pu, s’ils l’avaient osé, répondre que leur travail, dans l’élaboration du plan, avait été accompli en parfait accord avec la "ligne générale" du bureau politique dont ils recevaient les instructions.

La lutte des tendances se trouva exprimée dans le langage des chiffres. "Formuler pour le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre un plan aussi mesquin, aussi profondément pessimiste, disait la plate-forme de l’opposition, c’est travailler en réalité contre le socialisme." Un an plus tard, le bureau politique sanctionna un nouveau projet de plan quinquennal selon lequel l’accroissement moyen annuel de la production devait être de 9%. Le développement réel manifestait une tendance obstinée à se rapprocher des coefficients des "superindustrialisateurs". Encore un an plus tard, quand la politique du gouvernement se fut radicalement modifiée, la commission du plan arrêta un troisième projet, dont la dynamique coïncidait étrangement avec les pronostics hypothétiques de l’opposition en 1925.

L’histoire véritable de la politique économique de l’U.R.S.S. est tris différente, on le voit, de la légende officielle. Déplorons que d’honorables auteurs tels que les Webb ne s’en soient pas du tout rendu compte.

TOURNANT BRUSQUE : "LE PLAN QUINQUENNAL EN QUATRE ANS" ET LA "COLLECTIVISATION COMPLETE"
La tergiversation en présence des exploitations paysannes individuelles, la méfiance à l’égard des grands plans, la défense d’un développement au ralenti, le dédain du problème international, tels sont les éléments qui, réunis, formèrent la théorie du "socialisme dans un seul pays", formulée pour la première fois par Staline au cours de l’automne 1924, après la défaite du prolétariat en Allemagne. Ne pas nous hâter en matière d’industrialisation, ne pas nous brouiller avec le moujik, ne pas compter sur la révolution mondiale et, tout d’abord, préserver le pouvoir bureaucratique de toute critique ! La différenciation des paysans n’était qu’une invention de l’opposition. Le Yakovlev déjà mentionné licencia le Service central des statistiques, dont les tableaux faisaient au koulak une place plus grande que ne le souhaitait le pouvoir. Tandis que les dirigeants prodiguaient des affirmations rassurantes sur la résorption de la disette de marchandises, "l’allure calme du développement" prochain, le stockage désormais plus "égal" des céréales, etc., le koulak, fortifié, entraîna le paysan moyen à sa suite et refusa le blé aux villes. En janvier 1928, la classe ouvrière se trouva face à une famine imminente. L’histoire a parfois de féroces plaisanteries. C’est précisément au cours du mois où le koulak prit la révolution à la gorge que les représentants de l’opposition de gauche ont été jetés en prison ou envoyés en Sibérie pour avoir "semé la panique" en évoquant le spectre du koulak !

Le gouvernement tenta de présenter les choses comme si la grève du blé était due à la seule hostilité du koulak (mais d’où sortait donc le koulak ?) à l’égard de l’Etat socialiste, c’est-à-dire à des mobiles politiques d’ordre général. Mais le paysan cossu est peu enclin à cette sorte d’"idéalisme". S’il cachait son blé, c’est qu’il était désavantageux de le vendre. Il réussissait pour la même raison à étendre largement son influence parmi les ruraux. Les seules mesures de répression seraient manifestement insuffisantes contre le sabotage des paysans aisés ; il fallait changer de politique. Les hésitations prirent du temps.

Rykov, encore chef du gouvernement, n’était pas seul à déclarer en juillet 1928 que "le développement des exploitations paysannes individuelles" constituait la tâche la plus importante du parti". Staline lui faisait écho : "Il y a des gens, disait-il, qui pensent que la culture des parcelles individuelles a fait son temps et ne vaut plus d’être encouragée... Ces gens n’ont rien de commun avec la ligne générale de notre parti." Moins d’un an après, la ligne générale du parti n’avait plus rien de commun avec ces paroles : l’aube de la collectivisation complète se levait à l’horizon.
La nouvelle orientation résulta de mesures aussi empiriques que la précédente, à la suite d’une lutte sourde au sein du bloc gouvernemental. "Les groupes de la droite et du centre sont unis par leur hostilité commune à l’opposition dont l’exclusion hâterait infailliblement le conflit entre eux." Cet avertissement était donné dans la plate-forme de l’opposition. C’est bien ce qui arriva. Les chefs du bloc gouvernemental en voie de désagrégation ne voulurent cependant à aucun prix reconnaître que cette prédiction de l’opposition s’était vérifiée, comme bien d’autres. Le 19 octobre 1928, Staline déclarait encore : "II est temps d’en finir avec les racontars sur l’existence d’une droite envers laquelle le bureau politique de notre comité central se montrerait tolérant." Les deux groupes tâtaient cependant les bureaux du parti. Le parti étouffé vivait de rumeurs confuses et de conjectures. Quelques mois se passèrent et la presse officielle écrivit avec son impudence coutumière que le chef du gouvernement, Rykov, "spéculait sur les difficultés du pouvoir des soviets", que le dirigeant de l’Internationale communiste, Boukharine, s’était révélé "l’agent des influences libérales-bourgeoises" ; que Tomski, le président du conseil central des syndicats, n’était qu’un misérable trade-unioniste. Tous les trois, Rykov, Boukharine et Tomski, appartenaient au bureau politique. Si, dans la lutte antérieure contre l’opposition de gauche, on s’était servi des armes empruntées à l’arsenal de la droite, Boukharine pouvait maintenant, sans attenter à la vérité, accuser Staline de se servir contre la droite de fragments de la plate-forme de l’opposition condamnée.

Quoi qu’il en soit, le virage s’accomplit. Le mot d’ordre : "Enrichissez-vous !" et la théorie de l’assimilation indolore du koulak par le socialisme furent réprouvés, tardivement mais avec une énergie d’autant plus grande. L’industrialisation fut mise à l’ordre du jour. Le quiétisme content de lui-même fit place à une impétuosité panique. Le mot d’ordre de Lénine, à demi publié, "rattraper et dépasser" fut complété en ces termes : "dans le plus bref délai". Le plan quinquennal minimaliste, déjà approuvé en principe par le congrès du parti, fit place à un plan nouveau dont les principaux éléments étaient entièrement empruntés à la plate-forme de l’opposition de gauche défaite la veille. Le Dnieprostroï, comparé hier à un gramophone, retint toute l’attention.

Dès les premiers succès, une nouvelle directive fut donnée : achever l’exécution du plan quinquennal en quatre ans. Les empiriques bouleversés en arrivaient à croire que tout leur était désormais possible. L’opportunisme s’était transformé, comme il arriva maintes fois dans l’histoire, en son contraire, l’esprit d’aventure. Le bureau politique, prêt en 1923-28 à s’accommoder de la philosophie boukharinienne de "l’allure de tortue", passait aujourd’hui avec aisance de 20% à 30% de croissance annuelle, en s’efforçant de faire de tout succès momentané une norme et en perdant de vue l’interdépendance des branches de l’économie. Les vignettes imprimées bouchaient les brèches financières du plan. Au cours de la première période quinquennale, le papier monnaie en circulation passa de 1,7 milliards de roubles à 5,5 ó pour atteindre au début de la deuxième période 8,4 milliards. La bureaucratie n’avait pas seulement secoué le contrôle des masses pour lesquelles l’industrialisation à toute allure constituait une charge intolérable, elle s’était aussi émancipée du contrôle automatique du tchervonietz [2]. Le système financier affermi au début de la Nep fut de nouveau profondément ébranlé.

Mais les plus grands périls, pour le régime comme pour le plan, apparurent du côté des campagnes.

La population apprit avec stupeur, le 15 février 1928, par un éditorial de la Pravda, que les campagnes n’avaient nullement l’aspect sous lequel les autorités les avaient dépeintes jusqu’à ce moment, mais ressemblaient fort au tableau qu’en avait tracé l’opposition exclue par le congrès. La presse qui, la veille, niait littéralement l’existence du koulak, le découvrait aujourd’hui, sur un signal d’en haut, non seulement dans les villages mais encore dans le parti. On apprenait que les cellules du parti étaient fréquemment dirigées par des paysans riches, propriétaires d’un outillage agricole varié, qui employaient une abondante main-d’oeuvre salariée, cachaient des centaines et même des milliers de pouds de céréales et se montraient en outre les adversaires irréconciliables de la politique "trotskyste". Les journaux rivalisaient d’informations sensationnelles sur des koulaks, secrétaires de comités locaux, qui avaient fermé aux paysans pauvres et aux journaliers les portes du parti. Toutes les vieilles valeurs étaient renversées. Les signes plus et moins avaient été intervertis.

Pour nourrir les villes, il fallait d’urgence prendre aux koulaks le pain quotidien. On ne le pouvait que par la force.

L’expropriation des réserves de céréales, et pas seulement chez le koulak, chez le paysan moyen, fut qualifiée de "mesure extraordinaire" dans le langage officiel. Cela signifiait qu’on reviendrait demain aux vieilles ornières. Mais les campagnes ne crurent pas aux bonnes paroles et elles avaient raison. La réquisition forcée du blé ôtait aux cultivateurs aisés toute envie d’étendre les ensemencements. Le journalier agricole et le cultivateur pauvre se trouvaient sans travail. L’agriculture était une nouvelle fois dans l’impasse, et avec elle l’Etat. Il fallait à tout prix transformer radicalement la "ligne générale".

Staline et Molotov, continuant à attribuer la première place aux cultures parcellaires, commencèrent à souligner la nécessité d’élargir rapidement les exploitations agricoles de l’Etat, les sovkhozes, et les exploitations collectives des paysans, les kolkhozes. Mais comme la grave pénurie de vivres ne permettait pas de renoncer aux expéditions militaires dans les campagnes, le programme de relèvement des cultures parcellaires se trouva suspendu dans le vide. Il fallut "glisser sur la pente" de la collectivisation. Les "mesures extraordinaires" provisoires, adoptées pour prendre le blé, donnèrent naissance, sans que l’on s’y attendît, à un programme de "liquidation des koulaks en tant que classe". Les mandements contradictoires, plus abondants que les rations de pain, mirent en évidence l’absence de tout programme agraire, non pour cinq ans, mais même pour cinq mois.

D’après le plan élaboré sous l’aiguillon de la crise du ravitaillement, l’agriculture collectivisée devait toucher au bout de la cinquième année près de 20% des foyers paysans. Ce programme, dont l’aspect grandiose se révèle si l’on tient compte que la collectivisation avait touché au cours des dix années antérieures moins de 1% des foyers, fut très largement dépassé dès la première moitié de la période quinquennale.

En novembre 1929, Staline, rompant avec ses propres hésitations, annonce la fin de l’agriculture parcellaire : "Par villages entiers, par cantons, par arrondissements même, les paysans entrent dans les kolkhozes." Yakolev qui, deux ans avant, démontrait que les kolkhozes ne seraient pendant de longues années "que des oasis au milieu des parcelles innombrables", reçoit en qualité de commissaire à l’agriculture la mission de "liquider les paysans riches en tant que classe" et d’implanter la collectivisation complète "dans le plus bref délai". En 1929, le nombre des foyers entrés dans les kolkhozes passe de 1,7% à 3,9%, il atteint 23,6% en 1930, 52,7% en 1931 et 61,5% en 1932.

Il ne se trouvera vraisemblablement personne pour répéter le galimatias libéral qui veut que la collectivisation ait été tout entière le fruit de la seule violence. Dans la lutte pour la terre qui leur faisait défaut, les paysans se soulevaient autrefois contre les seigneurs, et parfois allaient coloniser des contrées vierges ; ou bien ils formaient des sectes religieuses où les moujiks compensaient le manque de terres par le vide des cieux. Depuis l’expropriation des grands domaines et l’extrême morcellement des parcelles, la réunion de celles-ci en des cultures plus étendues était devenue une question de vie et de mort pour les paysans, pour l’agriculture, pour la société entière.

Cette considération historique générale ne tranchait pourtant pas la question. Les possibilités réelles de la collectivisation n’étaient déterminées ni par la situation sans issue des cultivateurs ni par l’énergie administrative du gouvernement ; elles l’étaient avant tout par les ressources productives données, c’est-à-dire par la mesure dans laquelle l’industrie pouvait fournir de l’outillage à la grande exploitation agricole. Ces données matérielles faisaient défaut. Les kolkhozes furent organisés avec un outillage qui ne convenait généralement qu’aux parcelles. Dans ces conditions, la collectivisation exagérément accélérée devenait une aventure.

Le gouvernement, surpris par l’ampleur de son virage, ne put pas et ne sut pas préparer si peu que ce fut, politiquement, sa nouvelle évolution. Comme les paysans, les autorités locales ne savaient pas ce qu’on exigeait d’elles. Les paysans étaient exaspérés par les rumeurs de "confiscation" du bétail. Ce n’était pas si loin de la vérité, on le vit bientôt. Le dessein prêté naguère à l’opposition, pour caricaturer ses vues, se réalisait : la bureaucratie "pillait les campagnes". La collectivisation fut tout d’abord pour le paysan une expropriation complète. On socialisait non seulement les chevaux, les vaches, les moutons, les porcs, mais jusqu’aux poussins. "On confisquait aux koulaks" ó un témoin oculaire l’a écrit à l’étranger ó "jusqu’aux bottes en feutre ôtées aux petits enfants." Le résultat de tout ceci fut que les paysans vendirent en masse leur bétail à bas prix ou l’abattirent pour en tirer de la viande et du cuir.

En janvier 1930, Andreiev, membre du comité central, traçait au congrès de Moscou le tableau suivant de la collectivisation : d’une part, le puissant mouvement de collectivisation qui a gagné le pays entier "emportera sur son chemin tous les obstacles" ; d’autre part, la vente par les paysans à la veille d’entrer dans le kolkhoze, dans un grossier esprit de lucre, de leur outillage, du bétail et même des semences "acquiert des proportions nettement menaçantes..." Si contradictoires qu’elles fussent, ces deux affirmations définissaient avec justesse, de deux points de vue opposés, le caractère épidémique de la collectivisation, mesure désespérée. "La collectivisation complète, écrivait l’observateur critique que nous avons déjà cité, a plongé l’économie dans une misère comme on n’en avait pas vu depuis longtemps ; c’est comme si une guerre de trois ans avait passé par là."

A vingt-cinq millions de foyers paysans isolés et égoistes qui, hier encore, étaient les seuls moteurs de l’agriculture ó faibles comme la rosse du moujik, mais des moteurs tout de même ó, la bureaucratie tenta de substituer d’un seul geste le commandement de deux cent mille conseils d’administration de kolkhozes, dépourvus de moyens techniques, de connaissances agronomiques et d’appui parmi les ruraux eux-mêmes. Les conséquences destructrices de cette aventure ne tardèrent pas à se faire sentir, pour durer des années. La récolte globale de céréales, qui avait atteint en 1930 835 millions de quintaux, tomba dans les deux années suivantes au-dessous de 700 millions. Cette différence ne paraît pas catastrophique en elle-même ; mais elle représentait exactement la perte de la quantité de blé nécessaire aux villes avant qu’elles ne s’habituent à des rations de famine. Les cultures techniques étaient encore plus mal en point. A la veille de la collectivisation, la production de sucre avait atteint près de 109 millions de pouds pour tomber deux ans plus tard, en pleine collectivisation générale, par suite du manque de betteraves, à 48 millions de pouds, soit à moins de la moitié. Mais l’ouragan le plus dévastateur passa sur le cheptel des campagnes. Le nombre des chevaux tomba de 55% ; de 34,6 millions en 1926, à 15,6 millions en 1934 ; celui des bêtes à cornes tomba de 30,7 millions à 19,5, soit de 40% ; les porcs, de 55%, les moutons, de 66%. Les pertes en hommes ó dues à la faim, au froid, aux suites des épidémies et de la répression ó n’ont malheureusement pas été enregistrées avec autant d’exactitude que les pertes en bétail ; mais elles se chiffrent aussi par millions. La responsabilité n’en incombe pas à la collectivisation, mais aux méthodes aveugles, hasardeuses et violentes avec lesquelles on l’appliqua. La bureaucratie n’avait rien prévu. Le statut même des kolkhozes, qui tentait de lier l’intérêt individuel du paysan à l’intérêt collectif, ne fut publié qu’après que les campagnes aient été cruellement ravagées.

La précipitation de cette nouvelle politique résultait de la nécessité d’échapper aux conséquences de celle de 1923-28. La collectivisation pouvait et devait cependant avoir un rythme plus raisonnable et des formes mieux calculées. Maîtresse du pouvoir et de l’industrie, la bureaucratie aurait pu régler la collectivisation sans mettre le pays au bord de l’abîme. On pouvait et on devait adopter un rythme correspondant mieux aux ressources matérielles et morales du pays. "Dans des conditions intérieures et internationales satisfaisantes, écrivait en 1930 l’organe de l’opposition de gauche à l’étranger, la situation matérielle et technique de l’agriculture peut être radicalement transformée en quelque dix ou quinze ans et assurer à la collectivisation une base dans la production. Mais au cours des années qui nous séparent de cette situation, on peut réussir à renverser plusieurs fois le pouvoir des soviets..."

Cet avertissement n’était pas exagéré : jamais encore le souffle de la mort n’avait flotté si bas sur le territoire de la révolution d’Octobre que pendant les années de la collectivisation complète. Le mécontentement, l’insécurité, la répression déchiraient le pays. Un système monétaire désorganisé ; la superposition des prix maximum fixés par l’Etat, des prix "conventionnels" et des prix du marché libre ; le passage d’un simulacre de commerce entre l’Etat et les paysans à des impôts en céréales, viande et lait ; la lutte à mort contre les vols constants de l’avoir des kolkhozes et la dissimulation de ces vols ; la mobilisation purement militaire du parti pour combattre le sabotage des koulaks après la liquidation des koulaks en tant que classe ; en même temps, le retour au système des cartes de vivres et aux rations de famine, le rétablissement enfin des passeports intérieurs ó toutes ces mesures ramenaient dans le pays l’atmosphère de la guerre civile depuis longtemps finie.

Le ravitaillement des usines en matières premières empirait de trimestre en trimestre. Les intolérables conditions d’existence entraînaient la fluidité de la main-d’oeuvre, les manquements au travail, le travail négligé, les bris de machines, le pourcentage élevé des malfaçons, la mauvaise qualité des produits. Le rendement moyen du travail tomba en 1931 de 11,7%. D’après un aveu échappé à Molotov et reproduit par toute la presse soviétique, la production industrielle n’augmenta en 1932 que de 8,5%, au lieu des 36% prévus par le plan. Il est vrai que le monde apprit un peu plus tard que le plan quinquennal avait été exécuté en quatre ans et trois mois. Ce qui signifie seulement que le cynisme de la bureaucratie à l’égard des statistiques et de l’opinion publique n’a pas de bornes. Mais là n’est pas le plus important : l’enjeu de cette partie n’était point le plan quinquennal, mais le sort du régime.

Le régime tint bon. Le mérite lui en revient, car il a poussé des racines profondes dans le sol populaire. Le mérite en revient tout autant à des circonstances extérieures favorables. En ces années de chaos économique et de guerre civile dans les campagnes, l’U.R.S.S. se trouva en réalité paralysée devant l’ennemi extérieur. Le mécontentement des paysans gagnait l’armée. L’insécurité et l’instabilité démoralisaient la bureaucratie et les cadres du commandement. Une agression à l’ouest ou à l’est pouvait avoir à ce moment des conséquences fatales.

Par bonheur, les premières années de la crise industrielle et commerciale plongeaient le monde capitaliste dans une expectative désorientée. Personne n’était prêt à la guerre, personne n’osait la risquer. D’ailleurs, aucun de ses adversaires ne se rendait compte assez précisément de la gravité des convulsions sociales qui bouleversaient le pays des soviets sous les coups de cymbales des orchestres officiels en l’honneur de la "ligne générale".

Quelle que soit sa brièveté, notre aperçu historique montre, nous l’espérons, combien le tableau idyllique d’une accumulation progressive et continue de succès est loin du développement réel de l’Etat ouvrier. Nous tirerons plus tard d’un passé riche en crise d’importantes indications pour l’avenir. L’étude historique de la politique économique du gouvernement des soviets et des zigzags de cette politique nous semble également nécessaire pour détruire le fétichisme individualiste qui recherche les causes des succès réels ou faux dans les qualités extraordinaires des dirigeants et non dans les conditions, créées par la révolution, de la propriété socialisée.

Les avantages objectifs du nouveau régime social trouvent naturellement aussi leur expression dans les méthodes de direction ; mais ces méthodes expriment également, et pas dans une mesure moindre, l’état économique et culturel arriéré du pays et l’ambiance de petite bourgeoisie provinciale dans laquelle se sont formés ses cadres dirigeants.

On commettrait une faute des plus grossières en déduisant de là que la politique des dirigeants soviétiques est un facteur de troisième importance. Il n’y a pas d’autre gouvernement au monde qui tienne à ce point entre ses mains les destinées du pays. Les succès et les insuccès d’un capitaliste dépendent dans une très large mesure, parfois même dans une mesure décisive, quoique ce ne puisse être entièrement, de ses qualités personnelles. Mutatis mutandis, le gouvernement soviétique s’est mis à l’égard de l’économie dans son ensemble dans la situation du capitaliste à l’égard d’une entreprise isolée. La centralisation de l’économie fait du pouvoir un facteur d’une énorme importance. Mais c’est justement pourquoi la politique du gouvernement doit être jugée non sur des bilans sommaires, non sur les chiffres nus de la statistique, mais d’après le rôle spécifique de la prévision consciente et de la direction planifiée dans l’acquisition des résultats.

Les zigzags de la politique gouvernementale traduisaient, en même temps que les contradictions de la situation, l’insuffisante capacité des dirigeants à comprendre ces contradictions et à réagir à leur égard au moyen de mesures prophylactiques. Les erreurs de direction ne se prêtent pas facilement à des estimations de comptabilité. Mais le seul exposé schématique des zigzags permet de conclure avec assurance qu’elles ont imposé à l’économie soviétique d’énormes frais généraux.

On ne peut, il est vrai, comprendre, tout au moins si l’on aborde l’histoire d’un point de vue rationaliste, pourquoi et comment la fraction la moins riche en idées et la plus chargée de fautes sut vaincre tous les autres groupes et concentrer entre ses mains un pouvoir illimité. L’analyse ultérieure nous donnera la clef de cette énigme. Nous verrons aussi les méthodes bureaucratiques du gouvernement absolu entrer de plus en plus en contradiction avec les besoins de l’économie et de la culture, et avec quelle nécessité coulent de là de nouvelles crises et de nouvelles secousses dans le développement de l’U.R.S.S.

Mais, avant d’aborder l’étude du double rôle de la bureaucratie "socialiste", il faudra que nous répondions à la question suivante : Quelle est donc la balance générale de l’acquis ? Le socialisme est-il réellement réalisé ? Ou, plus prudemment : Les succès économiques et culturels obtenus nous prémunissent-ils contre le danger d’une restauration capitaliste, de même que la société bourgeoise s’est trouvée à une certaine étape prémunie par ses conquêtes contre la restauration de la féodalité et du servage ?


Notes
[1]Il s’agit de Trotsky lui-même.

[2]Unité monétaire provisoire établie sur le prix du seigle.

Chapitre TROIS

LE SOCIALISME ET L’ETAT

LE REGIME TRANSITOIRE
Est-il vrai, comme l’affirment les autorités officielles, que le socialisme soit déjà réalisé en U.R.S.S.? Si la réponse est négative, les succès acquis garantissent-ils tout au moins la réalisation du socialisme dans des frontières nationales, indépendamment du cours des événements dans le reste du monde ? L’appréciation critique des principaux indices de l’économie soviétique doit nous donner un point de départ dans la recherche d’une réponse juste. Mais nous ne pouvons nous passer d’une remarque théorique préalable.

Le marxisme procède du développement de la technique, comme du ressort principal du progrès, et bâtit le programme communiste sur la dynamique des forces de production. A supposer qu’une catastrophe cosmique ravage dans un avenir plus ou moins rapproché notre planète, force nous serait de renoncer à la perspective du communisme comme à bien d’autres choses. Abstraction faite de ce danger, problématique pour le moment, nous n’avons pas la moindre raison scientifique d’assigner par avance des limites, quelles qu’elles soient, à nos possibilités techniques, industrielles et culturelles. Le marxisme est profondément pénétré de l’optimisme du progrès et cela suffit, soit dit en passant, à l’opposer irréductiblement à la religion.

La base matérielle du communisme doit consister en un développement de la puissance économique de l’homme tel que le travail productif, cessant d’être une charge et une peine, n’ait besoin d’aucun aiguillon et la répartition — comme aujourd’hui dans une famille aisée ou une pension "convenable" — d’autre contrôle que ceux de l’éducation, de l’habitude, de l’opinion publique. Il faut, pour parler franc, une forte dose de stupidité pour considérer comme utopique une perspective aussi modeste en définitive.

Le capitalisme a préparé les conditions et les forces de la révolution sociale : la technique, la science, le prolétariat. La société communiste ne peut pourtant pas succéder immédiatement à la société bourgeoise ; l’héritage matériel et culturel du passé est insuffisant. A ses débuts, l’Etat ouvrier ne peut encore ni permettre à chacun de travailler "selon ses capacités", en d’autres termes, tant qu’il pourra et voudra, ni récompenser chacun "selon ses besoins", indépendamment du travail fourni. L’intérêt de l’accroissement des forces productives oblige à recourir aux normes habituelles du salaire, c’est-à-dire à la répartition de biens d’après la quantité et la qualité du travail individuel.
Marx appelait cette première étape de la société nouvelle "le stade inférieur du communisme", le distinguant du stade supérieur où disparaît, en même temps que le dernier spectre du besoin, l’inégalité matérielle. "Nous n’en sommes naturellement pas encore au communisme complet, dit la doctrine soviétique officielle d’aujourd’hui, mais nous avons déjà réalisé le socialisme, c’est-à-dire le stade inférieur du communisme." Et d’invoquer à l’appui de cette thèse, la suprématie des trusts d’Etat dans l’industrie, des kolkhozes dans l’agriculture, des entreprises étatisées et coopératives dans le commerce. A première vue, la concordance est totale avec le schéma a priori — et partant hypothétique — de Marx. Mais du point de vue du marxisme précisément, la question ne concerne pas les seules formes de la propriété, indépendamment du rendement obtenu du travail. Marx entendait en tout cas par "stade inférieur du communisme" celui d’une société dont le développement économique serait dès le début supérieur à celui du capitalisme avancé. En théorie, cette façon de poser la question est irréprochable, car le communisme, considéré à l’échelle mondiale, constitue, même dans son stade initial, à son point de départ, un degré supérieur par rapport à la société bourgeoise. Marx s’attendait d’ailleurs à ce que les Français commencent la révolution socialiste, que les Allemands auraient continuée et les Anglais achevée. Quant aux Russes, il restaient loin à l’arrière-garde. La réalité a été inverse. Et tenter d’appliquer mécaniquement au cas particulier de l’U.R.S.S., dans la phase actuelle de son évolution, la conception historique universelle de Marx, c’est tomber aussitôt dans d’inextricables contradictions.

La Russie n’était pas le chaînon le plus résistant mais bien le plus faible du capitalisme. L’U.R.S.S. actuelle ne dépasse pas le niveau de l’économie mondiale, elle ne fait que rattraper les pays capitalistes. Si la société qui devait se former sur la base de la socialisation des forces productives des pays les plus avancés du capitalisme à son époque représentait pour Marx le "stade inférieur du communisme", cette définition ne s’applique manifestement pas à l’U.R.S.S. qui reste à ce jour beaucoup plus pauvre, quant à la technique, aux biens et à la culture, que les pays capitalistes. Il est donc plus exact d’appeler le régime soviétique actuel, avec toutes ses contradictions, non point socialiste mais transitoire entre le capitalisme et le socialisme, ou préparatoire au socialisme.

Ce souci d’une juste terminologie n’implique aucun pédantisme. La force et la stabilité des régimes se définissent en dernier lieu par le rendement relatif du travail. Une économie socialisée en train de dépasser, techniquement, le capitalisme, serait réellement assurée d’un développement socialiste en quelque sorte automatique, ce que l’on ne peut malheureusement dire en aucune façon de l’économie soviétique.

La plupart des apologistes vulgaires de l’U.R.S.S. telle qu’elle est sont enclins à raisonner à peu près ainsi : même en reconnaissant que le régime soviétique actuel n’est pas encore socialiste, le développement ultérieur des forces productives, sur les bases actuelles, doit tôt ou tard amener le triomphe complet du socialisme. Seul le facteur temps est en ce cas discutable. Est-ce donc la peine de faire tant de bruit ? Si incontestable que paraisse ce raisonnement, il est en réalité très superficiel. Le temps n’est nullement un facteur secondaire quand il s’agit d’un processus historique : il est infiniment plus dangereux de confondre le présent et le futur en politique qu’en grammaire. Le développement ne consiste pas, comme se le représentent les évolutionnistes vulgaires du genre des Webb, en l’accumulation planifiée et "l’amélioration" constante de ce qui est. Il comporte des transformations de la quantité en qualité, des crises, des bonds en avant et des reculs. Précisément parce que l’U.R.S.S. n’en est pas encore au premier stade du socialisme, système équilibré de production et de consommation, le développement n’y est pas harmonieux, mais contradictoire. Les contradictions économiques font naître les antagonismes sociaux qui déploient leur propre logique sans attendre le développement des forces productives. Nous venons de le voir dans la question du koulak, qui n’a pas consenti à se laisser "assimiler" par le socialisme et a exigé une révolution complémentaire à laquelle les bureaucrates et leurs idéologues ne s’attendaient pas. La bureaucratie, entre les mains de laquelle se concentrent le pouvoir et la richesse, consentira-t-elle à se laisser assimiler par le socialisme ? Il est permis d’en douter. Il serait en tout cas imprudent de se fier à sa parole. Dans quel sens évoluera, au cours des trois, cinq, dix années à venir le dynamisme des contradictions économiques et des antagonismes sociaux de la société soviétique ? Il n’y a pas encore de réponse définitive et incontestable à cette question. L’issue dépend de la lutte des forces vives de la société et pas seulement à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle internationale.

Chaque nouvelle étape nous impose dès lors l’analyse concrète des tendances et des rapports réels, dans leur connexion et leur constante interdépendance. L’importance d’une analyse de ce genre va ressortir à nos yeux dans la question de l’Etat soviétique.

PROGRAMME ET REALITE
Après Marx et Engels, Lénine voit le premier trait distinctif de la révolution en ce qu’expropriant les exploiteurs elle supprime la nécessité d’un appareil bureaucratique dominant la société, et avant tout de la police et de l’armée permanente. "Le prolétariat a besoin de l’Etat, tous les opportunistes le répètent", écrivait Lénine en 1917, deux ou trois mois avant la conquête du pouvoir, "mais ils oublient d’ajouter que le prolétariat n’a besoin que d’un Etat dépérissant, c’est-à-dire tel qu’il commence aussitôt à dépérir et ne puisse pas ne pas dépérir" (L’Etat et la révolution). Cette critique était en son temps dirigée contre les socialistes réformistes du type des mencheviks russes, des fabiens anglais, etc. ; aujourd’hui, elle se retourne avec une force doublée contre les idolâtres soviétiques et leur culte de l’Etat bureaucratique qui n’a pas la moindre intention de "dépérir".

La bureaucratie est socialement requise toutes les fois que d’âpres antagonismes sont en présence et qu’il faut les "atténuer", les "accommoder", les "régler" (toujours dans l’intérêt des privilégiés et des possédants et toujours à l’avantage de la bureaucratie elle-même). L’appareil bureaucratique s’affermit et se perfectionne à travers toutes les révolutions bourgeoises, si démocratiques soient-elles. "Le fonctionnariat et l’armée permanente, écrit Lénine, sont des "parasites" sur le corps de la société bourgeoise, des parasites engendrés par les contradictions internes qui déchirent cette société, mais précisément des parasites qui en bouchent les pores..."
A partir de 1918, c’est-à-dire du moment où le parti dut considérer la prise du pouvoir comme un problème pratique, Lénine s’occupa sans cesse de l’élimination de ces "parasites". Après la subversion des classes d’exploiteurs, explique-t-il et démontre-t-il dans l’Etat et la révolution, le prolétariat brisera la vieille machine bureaucratique et formera son propre appareil d’ouvriers et d’employés, en prenant, pour les empêcher de devenir des bureaucrates, des "mesures étudiées en détail par Marx et Engels : 1° éligibilité et aussi révocabilité à tout moment ; 2° rétribution non supérieure au salaire de l’ouvrier ; 3° passage immédiat à un état de choses dans lequel tous s’acquitteront des fonctions de contrôle et de surveillance, dans lequel tous seront momentanément des "bureaucrates", personne ne pouvant pour cela même se bureaucratiser." On aurait tort de penser qu’il s’agit pour Lénine d’une oeuvre exigeant des dizaines d’années ; non, c’est un premier pas : "On peut et on doit commencer par là en faisant la révolution prolétarienne."

Les mêmes vues hardies sur l’Etat de la dictature du prolétariat trouvèrent, un an et demi après la prise du pouvoir, leur expression achevée dans le programme du parti bolchevique et notamment dans les paragraphes concernant l’armée. Un Etat fort, mais sans mandarins ; une force armée, mais sans samouraïs ! La bureaucratie militaire et civile ne résulte pas des besoins de la défense, mais d’un transfert de la division de la société en classes dans l’organisation de la défense. L’armée n’est qu’un produit des rapports sociaux. La lutte contre les périls extérieurs suppose, cela va de soi dans l’Etat ouvrier, une organisation militaire et technique spécialisée qui ne sera en aucun cas une caste privilégiée d’officiers. Le programme bolchevique exige le remplacement de l’armée permanente par la nation armée.

Dès sa formation, le régime de la dictature du prolétariat cesse de la sorte d’être celui d’un "Etat" au vieux sens du mot, c’est-à-dire d’une machine faite pour maintenir dans l’obéissance la majorité du peuple. Avec les armes, la force matérielle passe directement, immédiatement, aux organisations des travailleurs telles que les soviets. L’Etat, appareil bureaucratique, commence à dépérir dès le premier jour de la dictature du prolétariat. Telle est la voix du programme qui n’a pas été abrogé à ce jour. Chose étrange, on croirait une voix d’outre-tombe sortant du mausolée...
Quelque interprétation que l’on donne de la nature de l’Etat soviétique, une chose est incontestable : à la fin de ses vingt premières années, il est loin d’avoir "dépéri", il n’a même pas commencé à "dépérir" ; pis, il est devenu un appareil de coercition sans précédent dans l’histoire ; la bureaucratie, loin de disparaître, est devenue une force incontrôlée dominant les masses ; l’armée, loin d’être remplacée par le peuple en armes, a formé une caste d’officiers privilégiés au sommet de laquelle sont apparus des maréchaux, tandis que le peuple, "exerçant en armes la dictature", s’est vu refuser en U.R.S.S. jusqu’à la possession d’une arme blanche. La fantaisie la plus exaltée concevrait difficilement contraste plus saisissant que celui qui existe entre le schéma de l’Etat ouvrier de Marx-Engels-Lénine et l’Etat à la tête duquel se trouve aujourd’hui Staline. Tout en continuant à réimprimer les oeuvres de Lénine (en les censurant et en les mutilant, il est vrai), les chefs actuels de l’U.R.S.S. et leurs représentants idéologiques ne se demandent même pas quelles sont les causes d’un écart aussi flagrant entre le programme et la réalité. Efforçons-nous de le faire à leur place.

LE DOUBLE CARACTÈRE DE L’ETAT SOVIÉTIQUE
La dictature du prolétariat est un pont entre les sociétés bourgeoise et socialiste. Son essence même lui confère donc un caractère temporaire. L’Etat qui réalise la dictature a pour tâche dérivée, mais tout à fait primordiale, de préparer sa propre abolition. Le degré d’exécution de cette tâche "dérivée" vérifie en un certain sens avec quel succès s’accomplit l’idée maîtresse : la construction d’une société sans classes et sans contradictions matérielles. Le bureaucratisme et l’harmonie sociale sont en proportion inverse l’un de l’autre.

Engels écrivait dans sa célèbre polémique contre Dühring : "...Quand disparaîtront en même temps que la domination de classe et que la lutte pour l’existence individuelle, engendrée par l’anarchie actuelle de la production, les heurts et les excès qui découlent de cette lutte, il n’y aura plus rien à réprimer, le besoin d’une force spéciale de répression ne se fera plus sentir dans l’Etat." Le philistin croit à l’éternité du gendarme. En réalité le gendarme maîtrisera l’homme tant que l’homme n’aura pas suffisamment maîtrisé la nature. Il faut, pour que l’Etat disparaisse, que disparaissent "la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle". Engels réunit ces deux conditions en une seule : dans la perspective de la succession des régimes sociaux, quelques dizaines d’années ne comptent guère. Les générations qui portent la révolution sur leurs propres épaules se représentent autrement les choses. Il est exact que la lutte de tous contre tous naît de l’anarchie capitaliste. Mais la socialisation des moyens de production ne supprime pas automatiquement "la lutte pour l’existence individuelle". Et c’est le pivot de la question !

L’Etat socialiste, même en Amérique, sur les bases du capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu’il lui faut et serait par conséquent obligé d’inciter tout le monde à produire le plus possible. La fonction d’excitateur lui revient naturellement dans ces conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que "le droit bourgeois... est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme qu’il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d’enfantement. Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel conditionné par ce régime ".

Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute : "Le droit bourgeois en matiere de répartition des articles de consommation suppose naturellement l’Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l’Etat bourgeois sans bourgeoisie !"
Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d’aujourd’hui, a une importance décisive pour l’intelligence de la nature de l’Etat soviétique d’aujourd’hui, ou plus exactement pour une première approximation dans ce sens. L’Etat qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l’inégalité, c’est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans bourgeoisie. Ces mots n’impliquent ni louange ni blâme ; ils appellent seulement les choses par leur nom.

Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes. Mais l’Etat acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques ; il ne nous restera qu’à leur en exprimer nos regrets.

La physionomie définitive de l’Etat ouvrier doit se définir par la modification du rapport entre ses tendances bourgeoises et socialistes. La victoire des dernières doit signifier la suppression irrévocable du gendarme, en d’autres termes la résorption de l’Etat dans une société s’administrant elle-même. Ce qui suffit à faire ressortir l’immense importance du problème de la bureaucratie soviétique, fait et symptôme.

C’est précisément parce qu’il donne, de par toute sa formation intellectuelle, à la conception de Marx sa forme la plus accentuée, que Lénine révèle la source des difficultés à venir, y compris les siennes propres, bien qu’il n’ait pas eu le temps de pousser son analyse à fond. "L’Etat bourgeois sans bourgeoisie" s’est révélé incompatible avec une democratie soviétique authentique. La dualité des fonctions de l’Etat ne pouvait manquer de se manifester dans sa structure. L’expérience a montré ce que la théorie n’avait pas su prévoir avec une netteté suffisante : si "l’Etat des ouvriers armés" répond pleinement à ses fins quand il s’agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s’agit de régler l’inégalité dans la sphère de la consommation. Ceux qui sont privés de propriété ne sont pas enclins à créer des privilèges et à les défendre. La majorité ne peut pas se montrer soucieuse des privilèges de la minorité. Pour défendre le "droit bourgeois", l’Etat ouvrier se voit contraint de former un organe du type "bourgeois", bref de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme.

Nous avons fait de la sorte le premier pas vers l’intelligence de la contradiction fondamentale entre le programme bolchevique et la réalité soviétique. Si l’Etat, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique ; si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société rénovée, ce n’est pas pour des raisons secondaires, telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle.
Les tendances bureaucratiques qui étouffent le mouvement ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne. Mais il est tout à fait évident que plus est pauvre la société née de la révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour ; et plus le bureaucratisme doit revêtir des formes brutales ; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du socialisme. Ce ne sont pas les "restes", impuissants en eux-mêmes, des classes autrefois dirigeantes qui empêchent, comme le déclare la doctrine purement policière de Staline, l’Etat soviétique de dépérir et même de se libérer de la bureaucratie parasitaire, ce sont des facteurs infiniment plus puissants, tels que l’indigence matérielle, le manque de culture générale et la domination du "droit bourgeois" qui en découle dans le domaine qui intéresse le plus directement et le plus vivement tout homme : celui de sa conservation personnelle.

GENDARME ET "BESOIN SOCIALISE"
Le jeune Marx écrivait, deux ans avant le Manifeste communiste : "Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras..." Cette idée, Marx ne l’a développée nulle part, et ce n’est pas par hasard : il ne prévoyait pas la victoire de la révolution dans un pays arriéré. Lénine ne s’y est pas arrêté non plus, et ce n’est pas davantage par hasard : il ne prévoyait pas un si long isolement de l’Etat soviétique. Or, le texte que nous venons de citer n’étant chez Marx qu’une supposition abstraite, un argument par opposition, nous offre une clef théorique unique pour aborder les difficultés tout à fait concrètes et les maux du régime soviétique.
Sur le terrain historique de la misère, aggravée par les dévastations des guerres impérialiste et civile, "la lutte pour l’existence individuelle", loin de disparaître au lendemain de la subversion de la bourgeoisie, loin de s’atténuer dans les années suivantes, a connu par moments un acharnement sans précédent : faut-il rappeler que des actes de cannibalisme se sont produits par deux fois dans certaines régions du pays ?

La distance qui sépare la Russie de l’Occident ne se mesure véritablement qu’à présent. Il faudrait à l’U.R.S.S., dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire en l’absence de convulsions intérieures et de catastrophes extérieures, plusieurs lustres pour assimiler complètement l’acquis économique et éducatif qui a été, pour les premiers nés de la civilisation capitaliste, le fruit des siècles. L’application des méthodes socialistes à des tâches pré-socialistes, tel est maintenant le fond du travail économique et culturel de l’U.R.S.S.

Il est vrai que l’U.R.S.S. dépasse aujourd’hui par ses forces productives les pays les plus avancés du temps de Marx. Mais, tout d’abord, dans la compétition historique de deux régimes, il s’agit bien moins de niveaux absolus que de niveaux relatifs : l’économie soviétique s’oppose au capitalisme de Hitler, de Baldwin et de Roosevelt et non à celui de Bismarck, de Palmerston et d’Abraham Lincoln ; en second lieu, l’ampleur même des besoins de l’homme se modifié radicalement avec la croissance de la technique mondiale : les contemporains de Marx ne connaissaient ni l’automobile, ni la T. S. F., ni l’avion. Or la société socialiste serait inconcevable de notre temps sans le libre usage de tous ces biens.

"Le stade inférieur du communisme", pour employer le terme de Marx, commence à un niveau dont le capitalisme le plus avancé s’est rapproché. Or le programme réel des prochaines périodes quinquennales des républiques soviétiques consiste à "rattraper l’Europe et l’Amérique". Pour créer un réseau de routes goudronnées et d’autoroutes dans les vastes espaces de l’U.R.S.S., il faut beaucoup plus de temps et de moyens que pour importer d’Amérique des fabriques d’automobiles toutes prêtes et même pour s’approprier leur technique. Combien d’années faudra-t-il pour donner à tout citoyen la possibilité d’user d’une automobile dans toutes les directions sans rencontrer de difficultés de ravitaillement en essence ? Dans la société barbare, le piéton et le cavalier formaient deux classes. L’auto ne différencie pas moins la société que le cheval de selle. Tant que la modeste Ford demeure le privilège d’une minorité, tous les rapports et toutes les habitudes propres à la société bourgeoise survivent. Avec eux subsiste l’Etat, gardien de l’inégalité.

Procédant uniquement de la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, Lénine n’a pu, ni dans son ouvrage capital sur la question (L’Etat et la révolution), ni dans le programme du parti, faire, concernant le caractère de l’Etat, toutes les déductions imposées par la condition arriérée et l’isolement du pays. Expliquant les résurgences de la bureaucratie par l’inexpérience administrative des masses et les difficultés nées de la guerre, le programme du parti prescrit des mesures purement politiques pour surmonter les "déformations bureaucratiques" : éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les mandataires, suppression des privilèges matériels, contrôle actif des masses. On pensait que, sur cette voie, le fonctionnaire cesserait d’être un chef pour devenir un simple agent technique, d’ailleurs provisoire, tandis que l’Etat quitterait peu à peu, sans bruit, la scène.

Cette sous-estimation manifeste des difficultés futures s’explique par le fait que le programme se fondait entièrement, sans réserves, sur une perspective internationale. "La révolution d’Octobre a réalisé en Russie la dictature du prolétariat... L’ère de la révolution prolétarienne communiste universelle s’est ouverte." Telles sont les premières lignes du programme. Les auteurs de ce document ne se donnaient pas uniquement pour but l’édification du "socialisme dans un seul pays" — cette idée ne venait alors à personne et à Staline moins qu’à tout autre — et ils ne se demandaient pas quel caractère prendrait l’Etat soviétique s’il lui fallait accomplir seul pendant vingt ans les tâches économiques et culturelles depuis longtemps accomplies par le capitalisme avancé.
La crise révolutionnaire d’après-guerre n’a cependant pas amené la victoire du socialisme en Europe : la social-démocratie a sauvé la bourgeoisie. La période qui paraissait à Lénine et à ses compagnons d’armes devoir être une courte "trêve" est devenue toute une époque de l’histoire. La structure sociale contradictoire de l’U.R.S.S. et le caractère ultra-bureaucratique de l’Etat soviétique sont les conséquences directes de cette singulière "difficulté" historique imprévue, qui a en même temps amené les pays capitalistes au fascisme ou à la réaction préfasciste.
Si la tentative du début — créer un Etat débarrassé du bureaucratisme — s’est avant tout heurtée à l’inexpérience des masses en matière d’auto-administration, au manque de travailleurs qualifiés dévoués au socialisme, etc., d’autres difficultés n’allaient pas tarder à se faire sentir. La réduction de l’Etat à des fonctions "de recensement et de contrôle", les fonctions de coercition s’amoindrissant sans cesse, comme l’exige le programme, supposait un certain bien-être. Cette condition nécessaire faisait défaut. Le secours de l’Occident n’arrivait pas. Le pouvoir des soviets démocratiques se révélait gênant et même intolérable quand il s’agissait de favoriser les groupes privilégiés les plus indispensables à la défense, à l’industrie, à la technique, à la science. Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et se fortifia grâce à l’opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule.

Comment et pourquoi les immenses succès économiques des derniers temps, au lieu d’amener un adoucissement de l’inégalité, l’ont-ils aggravée en accroissant encore la bureaucratie qui, de "déformation", est devenue système de gouvernement ? Avant de tenter de répondre à cette question, écoutons ce que les chefs les plus autorisés de la bureaucratie soviétique disent de leur propre régime.

"LA VICTOIRE COMPLETE DU SOCIALISME
ET "L’AFFERMISSEMENT DE LA DICTATURE"
La victoire complète du socialisme a plusieurs fois été annoncée en U.R.S.S., et sous une forme particulièrement catégorique à la suite de la "liquidation des koulaks en tant que classe". Le 30 janvier 1931, la Pravda, commentant un discours de Staline, écrivait : "Le deuxième plan quinquennal liquidera les derniers vestiges des éléments capitalistes de notre économie" (souligné par nous). De ce point de vue, l’Etat devrait disparaître sans retour dans le même laps de temps, car il n’a plus rien à faire là où les "derniers vestiges" du capitalisme sont liquidés. "Le pouvoir des soviets, déclare à ce sujet le programme du parti bolchevique, reconnaît hautement l’inéluctable caractère de classe de tout Etat, tant que n’a pas entièrement disparu la division de la société en classes et, avec elle, toute autorité gouvernementale." Mais sitôt que d’imprudents théoriciens moscovites eurent tenté de déduire de la liquidation des "derniers vestiges du capitalisme" — admise par eux comme une réalité — le dépérissement de l’Etat, la bureaucratie déclara leurs théories "contre-révolutionnaires".

L’erreur théorique de la bureaucratie est-elle donc dans la proposition principale ou dans la déduction ? Dans les deux. L’opposition objectait aux premières déclarations sur la "victoire totale" qu’on ne peut pas se borner à considérer les seules formes juridico-sociales des rapports, d’ailleurs encore contradictoires et manquant de maturité dans l’agriculture, en faisant abstraction du critère principal : le niveau atteint par le rendement du travail. Les formes juridiques elles-mêmes ont un contenu social qui varie profondément selon le degré de développement de la technique : "Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel de la société conditionné par ce régime" (Marx). Les formes soviétiques de la propriété fondées sur les acquisitions les plus récentes de la technique américaine et étendues à toutes les branches de l’économie donneraient déjà le premier stade du socialisme. Les formes soviétiques, en présence du bas rendement du travail, ne signifient qu’un régime transitoire dont les destinées ne sont pas encore définitivement pesées par l’histoire.

"N’est-ce pas monstrueux — écrivions-nous en mars 1932 —, le pays ne sort pas de la pénurie de marchandises, le ravitaillement s’interrompt à chaque instant, les enfants manquent de lait et les oracles officiels proclament que "le pays est entre dans la période socialiste". Peut-on compromettre plus fâcheusement le socialisme ?" Karl Radek, aujourd’hui l’un des publicistes en vue des milieux soviétiques dirigeants, répliquait à cette objection dans un numéro spécial du Berliner Tageblatt consacré à l’U.R.S.S. (mai 1932) dans les termes suivants, dignes d’être conservés à la postérité : "Le lait est le produit de la vache et non du socialisme, et il faut vraiment confondre le socialisme avec l’image du pays où coulent des fleuves de lait pour ne pas comprendre qu’un pays peut s’élever à un degré supérieur de développement sans que, momentanément, la situation matérielle des masses populaires en soit sensiblement améliorée." Ces lignes ont été écrites à un moment où le pays était en proie à une terrible famine.

Le socialisme est le régime de la production planifiée pour la satisfaction la meilleure des besoins de l’homme, faute de quoi il ne mérite pas son nom. Si les vaches sont déclarées propriété collective, mais s’il y en a trop peu ou si leurs pis sont trop maigres, des conflits commencent par suite du manque de lait : entre la ville et les campagnes. entre les kolkhozes et les cultivateurs indépendants, entre les diverses couches du prolétariat, entre la bureaucratie et l’ensemble des travailleurs. C’est précisément la socialisation des vaches qui les fit abattre en masses par les paysans. Les conflits sociaux engendrés par l’indigence peuvent à leur tour amener le retour à "tout l’ancien fatras". Telle fut notre réponse.

Dans sa résolution du 20 août 1935, le VIIe congrès de l’Internationale communiste certifie solennellement que "la victoire définitive et irrévocable du socialisme et l’affermissement à tous égards de l’Etat de la dictature du prolétariat" sont en U.R.S.S. les résultats des succès de l’industrie nationalisée, de l’élimination des éléments capitalistes et de la liquidation des koulaks en tant que classe. En dépit de son apparence catégorique, l’attestation de l’Internationale communiste est profondément contradictoire : si le socialisme a vaincu "définitivement et irrévocablement", non comme principe, mais comme vivante organisation sociale, le nouvel "affermissement" de la dictature est une absurdité évidente. Et, inversement, si l’affermissement de la dictature répond aux besoins réels du régime, c’est que nous sommes encore loin de la victoire du socialisme. Tout politique réaliste, pour ne pas dire marxiste, doit comprendre que la nécessité même d’"affermir" la dictature, c’est-à-dire la contrainte gouvernementale, prouve non le triomphe d’une harmonie sociale sans classes, mais la croissance de nouveaux antagonismes sociaux. Quelle est leur base ? La pénurie des moyens d’existence, qui est le résultat du bas rendement du travail.

Lénine donna un jour du socialisme la définition suivante : "le pouvoir des soviets, plus l’électrification". Cette définition en forme d’épigramme, dont l’étroitesse répondait à des fins de propagande, supposait en tout cas, comme point de départ minimum, le niveau capitaliste de l’électrification. Mais aujourd’hui encore l’U.R.S.S. dispose, par tête d’habitant, de trois fois moins d’énergie électrique que les pays capitalistes avancés. Tenant compte du fait que les soviets ont entre-temps cédé la place à un appareil indépendant des masses, il ne reste à l’Internationale communiste qu’à proclamer que le socialisme c’est "le pouvoir de la bureaucratie, plus le tiers de l’électrification capitaliste". Cette définition sera d’une exactitude photographique, mais le socialisme y tiendra peu de place.

Dans son discours aux stakhanovistes, en novembre 1935, Staline, se conformant à la fin empirique de cette conférence, déclara brusquement : "Pourquoi le socialisme peut-il, doit-il vaincre et vaincra-t-il nécessairement le système capitaliste ? Parce qu’il peut et doit donner... un rendement plus élevé du travail." Réfutant incidemment la résolution de l’Internationale communiste adoptée trois mois auparavant, et aussi ses propres déclarations réitérées sur ce sujet, Staline parle cette fois de la "victoire" au futur : le socialisme vaincra le système capitaliste quand il le dépassera dans le rendement du travail. On le voit, les temps du verbe ne sont pas seuls à changer avec les circonstances, les critères sociaux évoluent aussi. Et il n’est assurément pas facile au citoyen soviétique de suivre la "ligne générale".

Le 1er mars 1936, enfin, dans son entretien avec M. Roy Howard, Staline donne une nouvelle définition du régime soviétique : "L’organisation sociale que nous avons créée peut être appelée soviétique, socialiste, elle n’est pas complètement achevée, mais elle est au fond une organisation socialiste de la société." Cette définition intentionnellement confuse renferme presque autant de contradictions que de mots. L’organisation sociale y est qualifiée "soviétique, socialiste". Mais les soviets représentent une forme d’Etat et le socialisme un régime social. Loin d’être identiques, ces termes, du point de vue qui nous occupe, sont opposés ; les soviets devraient disparaître dans la mesure où l organisation sociale deviendrait socialiste, comme les échafaudages sont enlevés quand la bâtisse est construite, Staline apporte un correctif : "Le socialisme n’est pas complètement achevé." Que veut dire ce "pas complètement" ? S’en faut-il de 5%, ou de 75% ? On ne nous le dit pas, de même qu’on s’abstient de nous dire ce qu’il faut entendre par le "fond" de l’organisation socialiste de la société ? Les formes de la propriété ou la technique ? L’obscurité même de cette définition signifie un recul par rapport aux formules infiniment plus catégoriques de 1931 et de 1935. Un pas de plus dans cette voie et il faudrait reconnaître que la racine de toute organisation sociale est dans les forces productives, et que la racine soviétique est précisément trop faible encore pour la plante socialiste et le bonheur humain qui en est le couronnement.

(...)

Chapitre QUATRE

LE THERMIDOR SOVIETIQUE

POURQUOI STALINE A-T-IL VAINCU ?
L’historien de l’U.R.S.S. ne pourra pas manquer de conclure que la politique de la bureaucratie dirigeante a été, dans les grandes questions, contradictoire et faite d’une série de zigzags.
L’explication ou la justification de ces zigzags par le "changement des circonstances" est visiblement inconsistante. Gouverner c’est, dans une certaine mesure tout au moins, prévoir. La fraction Staline n’a pas prévu le moins du monde les inévitables résultats du développement qui l’ont accablée à plusieurs reprises. Elle a réagi par des réflexes administratifs, créant après coup la théorie de ses tournants, sans se soucier de ce qu’elle enseignait la veille. Les faits et les documents incontestables obligeront aussi l’historien à conclure que l’opposition de gauche a donné une analyse infiniment plus juste des évolutions en cours dans le pays et a prévu beaucoup mieux leur cours ultérieur.

Cette affirmation paraît à première vue en contradiction avec le simple fait que la fraction du parti la moins capable de prévoir remporta d’incessantes victoires, tandis que le groupe plus perspicace alla de défaite en défaite. Cette objection, qui se présente d’elle-même à l’esprit, n’est convaincante que pour celui qui, appliquant la pensée rationnelle à la politique, n’y voit qu’un débat logique ou une partie d’échecs. Or la lutte politique est au fond celle des intérêts et des forces, non des arguments. Les qualités des dirigeants n’y sont nullement indifférentes à l’issue des combats, mais elles n’en sont pas le seul facteur ni le facteur décisif. Les camps adverses exigent d’ailleurs chacun des chefs à leur image.

Si la révolution de Février a porté au pouvoir Kerensky et Tseretelli, ce n’est pas qu’ils aient été "plus intelligents" ou "plus habiles" que la camarilla gouvernante du tsar, c’est qu’ils représentaient, temporairement tout au moins, les masses populaires révolutionnaires dressées contre l’ancien régime. Si Kerensky a pu contraindre Lénine à l’illégalité et jeter en prison d’autres leaders bolcheviques, ce n’est pas que ses qualités personnelles lui aient donné sur eux la supériorité, c’est que la majorité des ouvriers et des soldats suivaient encore en ces journées la petite bourgeoisie patriote. La "supériorité" personnelle de Kerensky, si ce mot n’est pas déplacé, était précisément de ne pas voir plus loin que la grande majorité. Les bolcheviks vainquirent à leur tour la démocratie petite-bourgeoise, non grâce à la précellence de leurs chefs, mais grâce à un regroupement des forces, le prolétariat ayant enfin réussi à entraîner contre la bourgeoisie la paysannerie mécontente.

La continuité des étapes de la grande Révolution française, à sa montée comme à son déclin, montre de façon tout aussi convaincante que la force des "chefs" et des "héros" consistait avant tout dans leur accord avec le caractère des classes et des couches sociales qui les appuyaient ; cette correspondance seule, et non des supériorités absolues, permit à chacun d’entre eux de marquer de sa personnalité une certaine période historique. Il y a dans la succession au pouvoir des Mirabeau, Brissot, Robespierre, Barras, Bonaparte, une légitimité objective infiniment plus puissante que les traits particuliers des protagonistes historiques eux-mêmes.

On sait suffisamment que toutes les révolutions ont jusqu’ici suscité après elles des réactions et même des contre-révolutions qui, il est vrai, n’ont jamais réussi à ramener la nation jusqu’à son point de départ, tout en lui ravissant toujours la part du lion de ses conquêtes. En règle générale, les pionniers, les initiateurs, les meneurs qui s’étaient trouvés à la tête des masses dans la première période sont les victimes de la première vague de réaction, tandis qu’on voit apparaître au premier plan des hommes du second plan unis aux ennemis d’hier de la révolution. Les duels dramatiques des grands premiers rôles sur la scène politique masquent des glissements dans les rapports entre les classes et, ce qui n’est pas moins important, de profonds changements dans la psychologie des masses, révolutionnaires la veille encore...

Répondant a de nombreux camarades qui demandaient avec étonnement ce qu’était devenue l’activité du parti bolchevique et de la classe ouvrière, leur initiative révolutionnaire, leur fierté plébéienne, d’où surgissait, à la place de ces qualités, tant de vilenie, de lâcheté, de pusillanimité et d’arrivisme, Rakovsky évoquait les péripéties de la Révolution française du XVIIIe siècle et l’exemple de Babeuf qui, sortant de la prison de l’Abbaye, se demandait lui aussi avec stupeur ce qu’était devenu le peuple héroïque des faubourgs de Paris. La révolution est une grande dévoreuse d’énergies individuelles et collectives. Les nerfs n’y tiennent pas, les consciences fléchissent, les caractères s’usent. Les événements vont trop vite pour que l’afflux de forces nouvelles puisse compenser les déperditions. La famine, le chômage, la perte des cadres de la révolution, l’élimination des masses des postes dirigeants avaient amené une telle anémie physique et morale des faubourgs qu’il leur fallut plus de trente ans pour se lever de nouveau.

L’affirmation axiomatique des publicistes soviétiques, selon laquelle les lois des révolutions bourgeoises sont "inapplicables" à la révolution prolétarienne, est dépourvue de tout contenu scientifique. Le caractère prolétarien de la révolution d’Octobre résulte de la situation mondiale et d’un certain rapport des forces à l’intérieur. Mais les classes elles-mêmes, en Russie, s’étaient formées au sein de la barbarie tsariste et d’un capitalisme arriéré, et n’avaient pas été préparées sur commande à la révolution socialiste. Bien au contraire : c’est précisément parce que le prolétariat russe, encore arriéré à bien des égards, avait fait en quelques mois le saut, sans précédent dans l’histoire, d’une monarchie semi-féodale à la dictature socialiste, que la réaction devait inéluctablement faire valoir ses droits dans ses propres rangs. Elle grandit au cours des guerres qui suivirent. Les conditions extérieures et les événements la nourrirent sans arrêt. Une intervention suivait l’autre. Les pays d’Occident ne donnaient pas d’aide directe. Au lieu du bien-être attendu, le pays vit la misère s’installer chez lui pour longtemps. Les représentants les plus remarquables de la classe ouvrière avaient péri dans la guerre civile ou, s’élevant de quelques degrés, s’étaient détachés des masses. Ainsi survint, après une tension prodigieuse des forces, des espérances et des illusions, une longue période de fatigue, de dépression et de désillusion. Le reflux de la "fierté plébéienne" eut pour suite un afflux d’arrivisme et de pusillanimité. Ces marées portèrent au pouvoir une nouvelle couche de dirigeants.

La démobilisation d’une armée rouge de cinq millions d’hommes devait jouer dans la formation de la bureaucratie un rôle considérable. Les commandants victorieux prirent les postes importants dans les soviets locaux, dans la production, dans les écoles, et ce fut pour apporter partout, obstinément, le régime qui leur avait fait gagner la guerre civile. Les masses furent partout peu à peu éliminées de la participation effective au pouvoir.

Ce phénomène au sein du prolétariat fit naître de grandes espérances et une grande assurance dans la petite bourgeoisie des villes et des campagnes qui, appelée par la Nep à une vie nouvelle, s’enhardissait de plus en plus. La jeune bureaucratie, formée au début pour servir le prolétariat, se sentit l’arbitre entre les classes. Elle fut de mois en mois plus autonome.

La situation internationale agissait puissamment dans le même sens. La bureaucratie soviétique gagnait en assurance au fur et à mesure que la classe ouvrière internationale subissait de plus lourdes défaites. Entre ces deux faits, la relation n’est pas seulement chronologique, elle est causale et réciproque : la direction bureaucratique du mouvement contribuait aux défaites ; les défaites affermissaient la bureaucratie. La défaite de l’insurrection bulgare et la retraite sans gloire des ouvriers allemands en 1923. l’échec d’une tentative de soulèvement en Esthonie en 1924, la perfide liquidation de la grève générale en Angleterre et la conduite indigne des communistes polonais lors du coup de force de Pilsudsky en 1926, l’effroyable défaite de la Révolution chinoise en 1927, les défaites plus graves encore qui suivirent en Allemagne et en Autriche — telles sont les catastrophes historiques qui ont ruiné la confiance des masses en la révolution mondiale et permis à la bureaucratie soviétique de s’élever de plus en plus haut comme un phare indiquant la voie du salut.

Pour les causes des défaites du prolétariat mondial au cours des treize dernières années, l’auteur se voit contraint de se référer à ses ouvrages précédents, dans lesquels il s’est efforcé de faire ressortir le rôle funeste qu’ont joué, dans le mouvement révolutionnaire de tous les pays, les dirigeants conservateurs du Kremlin. Ce qui nous intéresse surtout ici, c’est le fait édifiant et incontestable que les défaites continues de la révolution en Europe et en Asie, tout en affaiblissant la situation internationale de l’U.R.S.S., ont extraordinairement affermi la bureaucratie soviétique. Deux dates surtout sont mémorables dans cette série historique. Dans la seconde moitié de 1923, l’attention des ouvriers soviétiques se concentra avec passion sur l’Allemagne où le prolétariat paraissait avancer la main vers le pouvoir ; la retraite panique du Parti communiste allemand fut pour les masses ouvrières de l’U.R.S.S. une pénible déception. La bureaucratie soviétique déclencha aussitôt sa campagne contre la "révolution permanente" et infligea à l’opposition de gauche sa première cruelle défaite. En 1926-27 la population de l’U.R.S.S. eut un nouvel afflux d’espoir ; tous les regards se portèrent cette fois sur l’Orient où se déroulait le drame de la Révolution chinoise. L’opposition de gauche se remit de ses revers et recruta de nouveaux militants. A la fin de 1927, la Révolution chinoise fut torpillée par le bourreau Tchang Kai-chek auquel les dirigeants de l’Internationale communiste avaient littéralement livré les ouvriers et les paysans chinois. Une vague glacée de désenchantement passa sur les masses de l’U.R.S.S. Après une campagne frénétique dans la presse et les réunions, la bureaucratie se décida enfin à procéder à des arrestations en masse d’opposants (1928).

Des dizaines de milliers de militants révolutionnaires s’étaient, il est vrai, rassemblés sous le drapeau des bolcheviks-léninistes. Les ouvriers considéraient l’opposition avec une sympathie certaine. Mais une sympathie qui restait passive, car on ne croyait déjà plus pouvoir modifier la situation en luttant. Or la bureaucratie affirmait : "L’opposition se prépare à nous jeter dans une guerre révolutionnaire pour la révolution internationale. Assez de bouleversements ! Nous avons mérité quelque repos. Nous bâtirons chez nous la société socialiste. Comptez sur nous qui sommes vos chefs !" Cette propagande du repos, cimentant le bloc des fonctionnaires et des militaires, trouvait à n’en pas douter un écho chez les ouvriers fatigués, et plus encore dans les masses paysannes. On se demandait si l’opposition n’était pas disposée à sacrifier les intérêts de l’U.R.S.S. à la "révolution permanente". En fait, c’étaient les intérêts vitaux de l’U.R.S.S. qui étaient en jeu. En dix ans, la politique erronée de l’Internationale communiste avait assuré la victoire de Hitler en Allemagne, c’est-à-dire un grave danger de guerre à l’ouest ; une politique non moins erronée fortifiait l’impérialisme japonais et rapprochait au plus haut point le danger à l’est. Mais les périodes de réaction sont surtout caractérisées par le manque de courage intellectuel.

L’opposition se trouva isolée. La bureaucratie battait le fer tant qu’il était chaud. Exploitant le désarroi et la passivité des travailleurs, dressant les plus arriérés contre les plus avancés, s’appuyant toujours plus hardiment sur le koulak et de façon générale sur l’allié petit-bourgeois, la bureaucratie réussit à triompher en quelques années de l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat.
Il serait naïf de croire que Staline, inconnu des masses, sortit tout à coup des coulisses armé d’un plan stratégique tout fait. Non. Avant qu’il n’ait lui-même entrevu sa voie, la bureaucratie l’avait choisi. Il lui donnait toutes les garanties désirables : le prestige d’un vieux-bolchevik, un caractère ferme, un esprit étroit, une liaison indissoluble avec les bureaux, seule source de son influence personnelle. Staline fut au début surpris lui-même par son succès. C’était l’approbation unanime d’une nouvelle couche dirigeante qui cherchait à s’affranchir des vieux principes comme du contrôle des masses et qui avait besoin d’un arbitre sûr dans ses affaires intérieures. Figure de second plan pour les masses et la révolution, Staline se révéla le chef incontesté de la bureaucratie thermidorienne, le premier d’entre les thermidoriens.

Il apparut bientôt que la nouvelle couche dirigeante avait ses idées, ses sentiments et, ce qui importe davantage, ses intérêts propres. La très grande majorité des bureaucrates de la génération actuelle étaient, pendant la révolution d’Octobre, de l’autre côté de la barricade (c’est le cas, pour ne considérer que les diplomates soviétiques, de MM. Troyanovski, Mayski, Potemkine, Souritz, Khintchouk et autres...) ou, dans le meilleur des cas, à l’écart de la lutte. Ceux d’entre les bureaucrates d’aujourd’hui qui, aux jours d’Octobre, étaient avec les bolcheviks, n’avaient pas, pour la plupart, de rôle tant soit peu important. Quant aux jeunes bureaucrates, ils sont formés et sélectionnés par les vieux et souvent dans leur propre progéniture. Ces hommes n’auraient pas fait la révolution d’Octobre. Ils se trouvèrent les mieux adaptés pour l’exploiter.

Les facteurs individuels n’ont pas été, naturellement, sans influence dans cette succession de chapitres historiques. Il est certain que la maladie et la mort de Lénine ont hâté le dénouement. Si Lénine avait vécu plus longtemps, l’avance de la puissance bureaucratique eût été plus lente, tout au moins dans les premières années. Mais, dès 1926, Kroupskaïa disait à des opposants de gauche : "Si Lénine était vivant, il serait certainement en prison." Les prévisions et les appréhensions de Lénine étaient encore fraîches dans sa mémoire et elle ne se faisait pas d’illusions sur sa puissance à s’opposer aux vents et aux courants contraires de l’histoire.

La bureaucratie n’a pas vaincu la seule opposition de gauche, elle a aussi vaincu le parti bolchevique. Elle a vaincu le programme de Lénine, qui voyait le danger principal dans la transformation des organes de l’Etat "de serviteurs de la société en maîtres de la société". Elle a vaincu tous ses adversaires — l’opposition, le parti de Lénine — non à l’aide d’arguments et d’idées, mais en les écrasant sous son propre poids social. L’arrière-train plombé s’est trouvé plus lourd que la tête de la révolution. Telle est l’explication du Thermidor soviétique.

LA DEGENERESCENCE DU PARTI BOLCHEVIQUE
Le parti bolchevique avait préparé et remporté la victoire d’Octobre. Il avait bâti l’Etat soviétique en lui donnant une ferme ossature. La dégénérescence du parti fut la cause et la conséquence de la bureaucratisation de l’Etat. Il importe de montrer tout au moins brièvement comment les choses se sont passées.

Le régime intérieur du parti bolchevique est caractérisé par les méthodes du centralisme démocratique. L’union de ces deux notions n’implique aucune contradiction. Le parti veillait à ce que ses frontières fussent toujours strictement délimitées, mais il entendait que tous ceux qui pénétraient à l’intérieur de ces frontières eussent réellement le droit de déterminer l’orientation de sa politique. La libre critique et la lutte des idées formaient le contenu intangible de la démocratie du parti. La doctrine actuelle, qui proclame l’incompatibilité du bolchevisme avec l’existence des fractions, est en désaccord avec les faits. C’est un mythe de la décadence. L’histoire du bolchevisme est en réalité celle de la lutte des fractions. Et comment une organisation authentiquement révolutionnaire qui se donne pour but de retourner le monde et rassemble sous ses enseignes des négateurs, des révoltés et des combattants de toute témérité, pourrait-elle vivre et croître sans conflits idéologiques, sans groupements, sans formations fractionnelles temporaires.

La clairvoyance de la direction du parti réussit maintes fois à atténuer et à abréger les luttes fractionnelles, mais ne put faire davantage. Le comité central s’appuyait sur cette base effervescente, il y puisait la hardiesse de décider et d’ordonner. La justesse manifeste de ses vues à toutes les étapes critiques lui conférait une haute autorité, précieux capital moral de la centralisation.

Le régime du parti bolchevique, surtout avant la prise du pouvoir, était donc aux antipodes de celui de l’Internationale communiste actuellement, avec ses "chefs" nommés hiérarchiquement, ses tournants exécutés sur commande, ses bureaux incontrôlés, son dédain de la base, sa servilité envers le Kremlin. Dans les premières années qui suivirent la prise du pouvoir, quand le parti commençait à se couvrir de la rouille bureaucratique, n’importe quel bolchevik, et Staline comme tout autre, eût traité d’infâme calomniateur quiconque eût projeté sur l’écran l’image du parti tel qu’il devait devenir dix ou quinze ans plus tard.

Lénine et ses collaborateurs eurent pour invariable premier souci de préserver les rangs du parti bolchevique des tares du pouvoir. Pourtant, l’étroite connexion et quelquefois la fusion des organes du parti et de l’Etat portèrent dès les premières années un préjudice certain à la liberté et à l’élasticité du régime intérieur du parti. La démocratie se rétrécissait au fur et à mesure que croissaient les difficultés. Le parti voulut et espéra d’abord conserver dans le cadre des soviets la liberté des luttes politiques. La guerre civile apporta à cet espoir un correctif sévère. Les partis d’opposition furent supprimés l’un après l’autre. Les chefs du bolchevisme voyaient dans ces mesures, en contradiction évidente avec l’esprit de la démocratie soviétique, non des décisions de principe, mais des nécessites épisodiques de la défense.

La rapide croissance du parti gouvernant, en présence de la nouveauté et de l’immensité des tâches, engendrait inévitablement des divergences de vues. Les courants d’opposition, sous-jacents dans le pays, exerçaient de diverses façons leurs pressions sur le seul parti légal, aggravant l’âpreté des luttes fractionnelles. Vers la fin de la guerre civile, cette lutte revêtit des formes si vives qu’elle menaça d’ébranler le pouvoir. En mars 1921, au moment du soulèvement de Cronstadt, qui entraîna pas mal de bolcheviks, le Xe congrès du parti se vit contraint de recourir à l’interdiction des fractions, c’est-à-dire d’étendre à la vie intérieure du parti dirigeant le régime politique de l’Etat. L’interdiction des fractions était, répétons-le, conçue comme une mesure exceptionnelle appelée à tomber en désuétude dès la première amélioration sérieuse de la situation. Le comité central se montrait d’ailleurs extrêmement circonspect dans l’application de la nouvelle loi, et surtout soucieux de ne pas étouffer la vie intérieure du parti.

Mais ce qui n’avait été dans les intentions du début que le tribut payé par nécessité à de pénibles circonstances, se trouva fort du goût de la bureaucratie, qui se mettait à considérer la vie intérieure du parti sous l’angle exclusif de la commodité des gouvernants. Dès 1922, sa santé s’étant momentanément améliorée, Lénine s’effraya de la croissance menaçante de la bureaucratie et prépara une offensive contre la fraction Staline, devenue le pivot de l’appareil du parti avant de s’emparer de celui de l’Etat. La seconde attaque du mal, puis la mort, ne lui donnèrent pas la possibilité de mesurer ses forces à celles de la réaction.

Tous les efforts de Staline, avec lequel marchaient à ce moment Zinoviev et Kamenev, tendirent désormais à libérer l’appareil du parti du contrôle des membres. Staline fut, dans cette lutte pour la "stabilité" du comité central, plus conséquent et plus ferme que ses alliés. Il n’avait pas à se détourner des problèmes internationaux dont il ne s’était jamais occupé. La mentalité petite-bourgeoise de la nouvelle couche dirigeante était la sienne propre. Il croyait profondément que la construction du socialisme était d’ordre national et administratif. Il considérait l’Internationale communiste comme un mal nécessaire dont il fallait, autant que faire se pouvait, tirer parti à des fins de politique étrangère. Le parti n’avait de prix à ses yeux que comme la base obéissante des bureaux.

En même temps que la théorie du socialisme dans un seul pays, une autre théorie fut formulée à l’usage de la bureaucratie, selon laquelle, pour le bolchevisme, le comité central est tout, le parti rien. Cette seconde théorie fut en tout cas réalisée avec plus de succès que la première. Mettant à profit la mort de Lénine, la bureaucratie commença la campagne de recrutement dite de la "promotion de Lénine". Les portes du parti, jusqu’alors bien gardées, s’ouvrirent toutes grandes : les ouvriers, les employés, les fonctionnaires s’y engouffrèrent en masse. Politiquement, il s’agissait de résorber l’avant-garde révolutionnaire dans un matériel humain dépourvu d’expérience et de personnalité, mais accoutumé en revanche à obéir aux chefs. Ce dessein réussit. En libérant la bureaucratie du contrôle de l’avant-garde prolétarienne, la "promotion de Lénine" porta un coup mortel au parti de Lénine. Les bureaux avaient conquis l’indépendance qui leur était nécessaire. Le centralisme démocratique fit place au centralisme bureaucratique. Les services du parti furent radicalement remaniés du haut en bas. L’obéissance devint la principale vertu du bolchevik. Sous le drapeau de la lutte contre l’opposition, on se mit à remplacer les révolutionnaires par des fonctionnaires. L’histoire du parti bolchevique devint celle de sa prompte dégénérescence.

La signification politique de la lutte en cours s’obscurcissait pour beaucoup du fait que les dirigeants des trois tendances, la droite, le centre et la gauche, appartenaient à un seul état-major, celui du Kremlin, le bureau politique : les esprits superficiels croyaient à des rivalités personnelles, à la lutte pour la "succession" de Lénine. Mais, sous une dictature de fer, les antagonismes sociaux ne pouvaient en réalité se manifester, au début, qu’à travers les institutions du parti gouvernant. Bien des thermidoriens sortirent du parti jacobin dont Bonaparte commença par être un des adhérents ; et ce fut parmi les anciens jacobins que le Premier consul et, par la suite, l’empereur des Français trouva ses serviteurs les plus fidèles. Les temps changent et les jacobins, y compris ceux du XXe siècle, changent avec les temps.

Du bureau politique du temps de Lénine, il ne reste que Staline : deux de ses membres, Zinoviev et Kamenev, qui furent pendant les longues années d’émigration les collaborateurs les plus intimes de Lénine, purgent, au moment où j’écris, une peine de dix années de réclusion pour un crime qu’ils n’ont pas commis ; trois autres, Rykov, Boukharine et Tomski sont tout à fait écartés du pouvoir, bien qu’on ait récompensé leur résignation en leur accordant des fonctions de second plan ; enfin, l’auteur de ces lignes est banni. La veuve de Lénine, Kroupskaïa, est tenue en suspicion, n’ayant pas su, quels qu’aient été ses efforts dans ce sens, s’adapter à Thermidor.

Les membres actuels du bureau politique ont occupé dans l’histoire du parti bolchevique des places secondaires. Si quelqu’un avait prophétisé leur élévation dans les premières années de la révolution, ils en eussent été stupéfaits eux-mêmes. La règle selon laquelle le bureau politique a toujours raison, et que personne ne saurait en tout cas avoir raison contre lui, n’en est appliquée qu’avec plus de rigueur. Mais le bureau politique lui-même ne saurait avoir raison contre Staline qui, ne pouvant se tromper, ne peut par conséquent avoir raison contre lui-même.

La revendication du retour du parti à la démocratie fut en son temps la plus obstinée et la plus désespérée des revendications de tous les groupements d’opposition. La plate-forme de l’opposition de gauche de 1927 exigeait l’introduction dans le code pénal d’un article "punissant comme un crime grave contre l’Etat toute persécution directe ou indirecte d’un ouvrier en raison de critiques qu’il aurait formulées..." On trouva plus tard dans le code pénal un article à appliquer à l’opposition.

De la démocratie du parti, il ne reste que des souvenirs dans la mémoire de la vieille génération. Avec elle, la démocratie des soviets, des syndicats, des coopératives, des organisations sportives et culturelles s’est évanouie. La hiérarchie des secrétaires domine tout et tous. Le régime avait acquis un caractère totalitaire plusieurs années avant que le terme ne nous vint d’Allemagne. "A l’aide des méthodes démoralisantes qui transforment les communistes pensants en automates, tuent la volonté, le caractère, la dignité humaine", écrivait Rakovsky en 1928, "la coterie gouvernante a su devenir une oligarchie inamovible et inviolable ; et elle s’est substituée à la classe et au parti." Depuis que ces lignes indignées ont eté écrites, la dégénérescence a fait d’immenses progrès. La Guépéou est devenu le facteur décisif de la vie intérieure du parti. Si Molotov a pu, en mars 1936, se féliciter devant un journaliste français de ce que le parti gouvernant ne connaisse plus de luttes fractionnelles, c’est uniquement parce que les divergences de vues y sont désormais réglées par l’intervention mécanique de la police politique. Le vieux parti bolchevique est mort, aucune force ne le ressuscitera.

Parallèlement à la dégénérescence politique du parti s’accentuait la corruption d’une bureaucratie échappant à tout contrôle. Appliqué au gros fonctionnaire privilégié, le mot "sovbour " — bourgeois soviétique — entra de bonne heure dans le vocabulaire ouvrier. Avec la Nep, les tendances bourgeoises bénéficièrent d’un terrain plus favorable. Lénine mettait en garde le XIe congrès du parti, en mars 1922, contre la corruption des milieux dirigeants. Il est plus d’une fois arrivé dans l’histoire, disait-il, que le vainqueur ait adopté la civilisation du vaincu, si celle-ci était supérieure. La culture de la bourgeoisie et de la bureaucratie russes était misérable, sans doute. Mais, hélas ! les nouvelles couches dirigeantes le cèdent encore à cette culture-là. "Quatre mille sept cents communistes responsables dirigent à Moscou la machine gouvernementale. Qui dirige et qui est dirigé ? Je doute fort qu’on puisse dire que ce sont les communistes qui dirigent..." Lénine n’eut plus à prendre la parole dans les congrès du parti. Mais toute sa pensée, dans les derniers mois de sa vie, fut tendue vers la nécessité de prémunir et d’armer les ouvriers contre l’oppression, l’arbitraire et la corruption bureaucratiques. Il ne lui avait été donné cependant que d’observer les premiers symptômes du mal.

Christian Rakovsky, l’ancien président du Conseil des commissaires du peuple d’Ukraine, qui fut plus tard ambassadeur des Soviets à Londres et à Paris, se trouvant en déportation, envoya en 1928 à ses amis une courte étude sur la bureaucratie à laquelle nous avons déjà emprunté quelques lignes plus haut, car elle reste ce qui a été écrit de mieux sur ce sujet [1]. "Dans l’esprit de Lénine et dans tous nos esprits, écrit Rakovsky, l’objet de la direction du parti était précisément de préserver le parti et la classe ouvrière de l’action dissolvante des privilèges, des avantages et des faveurs propres au pouvoir, de les préserver de tout rapprochement avec les restes de l’ancienne noblesse et de l’ancienne petite bourgeoisie, de l’influence démoralisante de la Nep, de la séduction des moeurs bourgeoises et de leur idéologie... Il faut dire franchement, nettement, bien haut, que cette tâche, les bureaux du parti ne l’ont point remplie, qu’ils ont fait preuve dans leur double rôle de préservation et d’éducation d’une incapacité complète, fait banqueroute, manqué au devoir..."

Il est vrai que Rakovsky, brisé par la répression bureaucratique, a par la suite renié ses critiques. Mais le septuagénaire Galilée fut contraint, dans les tenailles de la Sainte Inquisition, d’abjurer le système de Copernic, ce qui n’empêcha pas la terre de tourner. Nous ne croyons pas à l’abjuration du sexagénaire Rakovsky, car il a lui-même fait plus d’une fois l’analyse impitoyable d’abjurations de ce genre. Mais sa critique politique a trouvé dans les faits objectifs une base beaucoup plus sûre que dans la fermeté subjective de son auteur.

La conquête du pouvoir ne modifie pas seulement l’attitude du prolétariat envers les autres classes, elle change aussi sa structure intérieure. L’exercice du pouvoir devient la spécialité d’un groupement social déterminé, qui tend avec d’autant plus d’impatience à trancher sa propre "question sociale" qu’il a une idée plus haute de sa mission. "Dans l’Etat prolétarien, où l’accumulation capitaliste n’est pas permise aux membres du parti dirigeant, la différenciation est d’abord fonctionnelle, puis elle devient sociale. Je ne dis pas qu’elle devienne une différenciation de classe, je dis qu’elle devient une différenciation sociale..." Rakovsky explique : "La position sociale du communiste qui a à sa disposition une auto, un bon logement, des congés réguliers et qui reçoit le maximum d’appointements fixé par le parti diffère de celle du communiste qui, travaillant dans les houillères, gagne de 50 à 60 roubles par mois."

Enumérant les causes de la dégénérescence des jacobins au pouvoir, l’enrichissement, les fournitures de l’Etat, etc., Rakovsky cite une curieuse remarque de Babeuf sur le rôle joué dans cette évolution par les femmes de la noblesse, très recherchées des jacobins. "Que faites-vous, s’exclame Babeuf, lâches plébéiens ? Elles vous embrassent aujourd’hui, elles vous égorgeront demain." Le recensement des épouses des dirigeants, en U.R.S.S., donnerait un tableau analogue.
Sosnovsky, journaliste soviétique connu, indiquait le rôle du "facteur auto-garage" dans la formation de la bureaucratie. Il est vrai que, avec Rakovsky, Sosnovsky s’est repenti et est revenu de Sibérie. Les moeurs de la bureaucratie n’en ont pas été améliorées. Au contraire, le repentir d’un Sosnovsky prouve les progrès de la démoralisation.

Les vieux articles de Sosnovsky, qui passaient naguère de mains en mains à l’état de manuscrits, contiennent précisément d’inoubliables épisodes de la vie des nouveaux dirigeants montrant bien à quel point les vainqueurs se sont assimilé les moeurs des vaincus. Sans revenir aux années révolues — Sosnovsky ayant en 1934 troqué définitivement son fouet contre une lyre —, bornons-nous à des exemples récents empruntés à la presse soviétique, en choisissant non les "abus", mais les faits ordinaires, officiellement admis par l’opinion publique.

Le directeur d’une usine moscovite, communiste connu, se félicite dans la Pravda du développement culturel de son entreprise. Un mécanicien lui téléphone : "M’ordonnez-vous d’arrêter le martin ou de patienter ?" — "Je réponds, dit-il, attends un moment..." Le mécanicien lui parle avec déférence, le directeur tutoie le mécanicien. Et ce dialogue indigne, impossible dans un pays capitaliste civilisé, le directeur le relate lui-même comme tout à fait banal ! La rédaction n’y fait pas d’objections, ne remarquant rien ; les lecteurs ne protestent pas, ayant l’habitude. Ne nous étonnons pas non plus : aux audiences solennelles du Kremlin, les "chefs" et les commissaires du peuple tutoient leurs subordonnés, directeurs d’usines, présidents de kolkhozes, contremaîtres et ouvrières invités pour être décorés. Comment ne pas se rappeler que l’un des mots d’ordre révolutionnaires les plus populaires sous l’ancien régime exigeait la fin du tutoiement des subordonnés par les chefs ?

Etonnants par leur sans-gêne seigneurial, les dialogues des dirigeants du Kremlin avec le "peuple" attestent sans erreur possible qu’en dépit de la révolution d’Octobre, de la nationalisation des moyens de production, de la collectivisation et de la "liquidation des koulaks en tant que classe", les rapports entre les hommes, et ce, tout au sommet de la pyramide soviétique, loin de s’élever jusqu’au socialisme, n’accèdent pas encore sous bien des rapports au niveau du capitalisme cultivé. Un très grand pas en arrière a été fait dans cet important domaine au cours des dernières années, le Thermidor soviétique qui a donné à une bureaucratie peu cultivée une indépendance complète, soustraite à tout contrôle, et aux masses la fameuse directive du silence et de l’obéissance, étant incontestablement la cause des récidives de la vieille barbarie russe.

Nous ne songeons pas à opposer à l’abstraction dictature l’abstraction démocratie pour peser leurs qualités respectives sur les balances de la raison pure. Tout est relatif en ce monde ou il n’est de permanent que le changement. La dictature du parti bolchevique fut dans l’histoire l’un des instruments les plus puissants du progrès. Mais ici, comme dit le poète, Vernunft wird Unsinn, wohltat Plage[2]. L’interdiction des partis d’opposition entraîna l’interdiction des fractions ; l’interdiction des fractions aboutit à l’interdiction de penser autrement que le chef infaillible. Le monolithisme policier du parti eut pour conséquence l’impunité bureaucratique, qui devint à son tour la cause de toutes les variétés de démoralisation et de corruption.

LES CAUSES SOCIALES DE THERMIDOR
Nous avons défini le Thermidor soviétique comme la victoire de la bureaucratie sur les masses. Nous avons essayé de montrer les conditions historiques de cette victoire. L’avant-garde révolutionnaire du prolétariat fut en partie absorbée par les services de l’Etat et peu à peu démoralisée, en partie détruite dans la guerre civile, en partie éliminée et écrasée. Les masses fatiguées et déçues n’avaient qu’indifférence pour ce qui se passait dans les milieux dirigeants. Ces conditions, si importantes qu’elles soient, ne suffisent nullement à nous expliquer comment la bureaucratie a réussi à s’élever au-dessus de la société et à prendre pour longtemps en main les destinées de celle-ci ; sa seule volonté eût été en tout cas insuffisante ; la formation d’une nouvelle couche dirigeante doit avoir des causes sociales plus profondes.

La lassitude des masses et la démoralisation des cadres ont aussi contribué au XVIIIe siècle à la victoire des thermidoriens sur les jacobins. Mais un processus organique et historique plus profond s’accomplissait sous ces phénomènes, en réalité secondaires. Les jacobins avaient leur appui dans les couches inférieures de la petite bourgeoisie, soulevées par la puissante vague ; or la révolution du XVIIIe siècle, répondant au développement des forces productives, ne pouvait manquer d’amener enfin au pouvoir la grande bourgeoisie. Thermidor ne fut qu’une des étapes de cette évolution inévitable. Quelle nécessité sociale s’exprime donc dans le Thermidor soviétique ?
Nous avons tenté dans un chapitre précédent de donner une explication préalable du triomphe du gendarme. Force nous est de continuer ici l’analyse des conditions du passage du capitalisme au socialisme et du rôle qu’y joue l’Etat. Confrontons une fois de plus la prévision théorique et la réalité. "Il est encore nécessaire de contraindre la bourgeoisie", écrivait Lénine en 1917, traitant de la période qui devait suivre la conquête du pouvoir, "mais l’organe de la contrainte, c’est déjà la majorité de la population et non plus la minorité, comme ce fut toujours le cas jusqu’à présent... En ce sens, l’Etat commence à dépérir." En quoi s’exprime son dépérissement ? D’abord en ce qu’au lieu "d’institutions spéciales appartenant à la minorité privilégiée" (fonctionnaires privilégiés, commandement de l’armée permanente), la majorité peut elle-même "remplir" les fonctions de coercition. Lénine formule plus loin une thèse indiscutable sous sa forme axiomatique : "Plus les fonctions du pouvoir deviennent celles du peuple entier et moins ce pouvoir est nécessaire." L’abolition de la propriété privée des moyens de production élimine la tâche principale de l’Etat formé par l’histoire : la défense des privilèges de propriété de la minorité contre la très grande majorité.

Le dépérissement de l’Etat commence, d’après Lénine, dès le lendemain de l’expropriation des expropriateurs, c’est-à-dire avant que le nouveau régime ait pu aborder ses tâches économiques et culturelles. Chaque succès dans l’accomplissement de ces tâches signifie une nouvelle étape de la résorption de l’Etat dans la société socialiste. Le degré de cette résorption est le meilleur indice de la profondeur et de l’efficacité de l’édification socialiste. On peut formuler le théorème sociologique suivant : la contrainte exercée par les masses dans l’état ouvrier est directement proportionelle aux forces tendant à l’exploitation ou à la restauration capitaliste et inversement proportionnelle à la solidarité sociale et au dévouement commun au nouveau régime. La bureaucratie — en d’autres termes, "les fonctionnaires privilégiés et le commandement de l’armée permanente" — répond à une variété particulière de la contrainte que les masses ne peuvent pas ou ne veulent pas appliquer et qui s’exerce d’une façon ou d’une autre contre elles.

Si les soviets démocratiques avaient conservé jusqu’à ce jour leur force et leur indépendance, tout en demeurant tenus de recourir à la coercition dans la même mesure qu’au cours des premières années, ce fait eût suffi à nous inquiéter sérieusement. Quelle ne doit pas être notre inquiétude en présence d’une situation où les soviets des masses ont définitivement quitté la scène, cédant leurs fonctions coercitives à Staline, Iagoda et Cie ! Et quelles fonctions coercitives ! Demandons-nous pour commencer quelle est la cause sociale de cette vitalité opiniâtre de l’Etat et par-dessus tout de sa "gendarmisation". L’importance de cette question est par elle-même évidente : selon la réponse que nous lui donnerons, nous devrons ou réviser radicalement nos idées traditionnelles sur la société socialiste en général ou repousser tout aussi radicalement les appréciations officielles sur l’U.R.S.S.

Prenons dans un numéro récent d’un journal de Moscou la caractéristique stéréotypée du régime soviétique actuel, l’une de ces caractéristiques que l’on répète chaque jour et que les écoliers apprennent par coeur. "Les classes parasites des capitalistes, des propriétaires fonciers et des paysans riches sont à jamais liquidées en U.R.S.S. où l’on a de la sorte mis fin pour toujours à l’exploitation de l’homme par l’homme. Toute l’économie nationale est devenue socialiste et le mouvement Stakhanov grandissant prépare les conditions du passage du socialisme au communisme." (Pravda, 4 avril 1936). La presse mondiale de l’Internationale communiste ne dit pas autre chose, comme de juste. Mais si l’on a mis fin "pour toujours" à l’exploitation, si le pays est réellement engagé dans la voie du communisme, c’est-à-dire dans la phase supérieure, il ne reste à la société qu’à jeter bas, enfin, la camisole de force de l’Etat. Au lieu de quoi — et c’est là un contraste à peine concevable ! — l’Etat soviétique prend un aspect bureaucratique et totalitaire.
On peut faire ressortir la même contradiction fatale en évoquant le sort du parti, La question se formule à peu près ainsi : Pourquoi pouvait-on en 1917-21, quand les anciennes classes dominantes résistaient encore les armes à la main, quand les impérialistes du monde entier les soutenaient effectivement, quand les koulaks armés sabotaient la défense et le ravitaillement du pays, discuter librement, sans crainte, dans le parti, de toutes les questions les plus graves de la politique ? Pourquoi ne peut-on pas maintenant, après la fin de l’intervention, la défaite des classes d’exploiteurs, les succès incontestables de l’industrialisation, la collectivisation de la grande majorité des paysans, admettre la moindre critique à l’adresse de dirigeants inamovibles ? Pourquoi tout bolchevik qui s’aviserait, conformément aux statuts du parti, de réclamer la convocation d’un congrès serait-il aussitôt exclu ? Tout citoyen qui émettrait tout haut des doutes sur l’infaillibilité de Staline serait aussitôt traité à peu près comme un comploteur terroriste. D’où vient cette terrible, cette monstrueuse, cette intolérable puissance de la répression et de l’appareil policier ?
La théorie n’est pas une lettre de change que l’on puisse à tout moment faire acquitter. Si elle s’est trouvée en défaut, il convient de la réviser ou de combler ses lacunes. Dévoilons les forces sociales réelles qui ont fait naître la contradiction entre la réalité soviétique et le marxisme traditionnel. On ne peut pas, en tout cas, errer dans les ténèbres en répétant les phrases rituelles, peut-être utiles au prestige des chefs, mais qui soufflettent la réalité vivante. Nous le verrons à l’instant grâce à un exemple convaincant.

Le président du conseil des commissaires du peuple déclarait en janvier 1936 à l’Exécutif : "L’économie nationale est devenue socialiste (applaudissements). Sous ce rapport, nous avons résolu le problème de la liquidation des classes (applaudissements)". Le passé nous laisse pourtant encore des "éléments foncièrement hostiles", débris des classes autrefois dominantes. On trouve en outre parmi les travailleurs des kolkhozes, les fonctionnaires de l’Etat, parfois même parmi les ouvriers, de "minuscules spéculateurs", des "dilapidateurs des biens de l’Etat et des kolkhozes", des "colporteurs de potins antisoviétiques" etc. De là la nécessité d’affermir encore la dictature. Contrairement à ce qu’attendait Engels, l’Etat ouvrier, au lieu de "s’assoupir" doit devenir de plus en plus vigilant.

Le tableau peint par le chef de l’Etat soviétique serait au plus haut point rassurant s’il ne recélait une contradiction mortelle. Le socialisme s’est définitivement installé dans le pays : "sous ce rapport" les classes sont anéanties (si elles le sont sous ce rapport, elles le sont aussi sous tout autre). Sans doute l’harmonie sociale est-elle çà et là troublée par les scories et débris du passé. On ne peut tout de même pas penser que des gens dispersés, privés de pouvoir et de propriété, rêvant de la restauration du capitalisme, puissent avec de "minuscules spéculateurs" (ce ne sont pas même des spéculateurs tout court !) renverser la société sans classes. Tout est, semble-t-il, pour le mieux. Mais encore une fois, pourquoi dans ce cas la dictature d’airain de la bureaucratie ?

Les rêveurs réactionnaires disparaissent peu à peu, il faut le croire. Des soviets archidémocratiques se chargeraient bien de "minuscules spéculateurs" et de "cancaniers". "Voyous ne sommes pas des utopistes", répliquait Lénine en 1917 aux théoriciens bourgeois et réformistes de l’Etat bureaucratique, "nous ne contestons nullement la possibilité et l’inéluctabilité d’excès commis par des individus et aussi la nécessité de réprimer ces excès... Mais point n’est besoin à cette fin d’un appareil spécial de répression ; le peuple armé y suffira avec autant d’aisance et de facilité qu’une foule civilisée sépare des hommes en train de se battre ou ne laisse pas insulter une femme." Ces paroles paraissent avoir été destinées à réfuter les considérations de l’un des successeurs de Lénine à la tête de l’Etat. On étudie Lénine dans les écoles de l’U.R.S.S., mais visiblement pas au Conseil des commissaires du peuple. Ou bien la décision pour laquelle un Molotov emploie sans y réfléchir les arguments contre lesquels Lenine dirigeait son arme acérée ne s’expliquerait pas. Flagrante contradiction entre le fondateur et les épigones ! Alors que Lénine tenait pour possible, sans appareil bureaucratique, la liquidation des classes d’exploiteurs, Molotov, pour justifier après la liquidation des classes l’étouffement de toute initiative populaire par la machine bureaucratique, ne trouve rien de mieux que d’invoquer les "débris" des classes liquidées !

Mais il devient d’autant plus difficile de se nourrir de ces "débris" que, de l’aveu des représentants autorisés de la bureaucratie, les ennemis de classe d’hier sont assimilés avec succès par la société soviétique. Postychev, l’un des secrétaires du comité central, disait en avril 1936 au congrès des Jeunesses communistes : "De nombreux saboteurs se sont sincèrement repentis... et ont rejoint les rangs du peuple soviétique..." Vu le succès de la collectivisation, "les enfants des koulaks ne doivent pas payer pour leurs parents". Ce n’est pas tout ; "Le koulak lui-même ne croit sans doute plus aujourd’hui pouvoir recouvrer sa situation d’exploiteur au village." Ce n‘est pas sans raison que le gouvernement a commencé l’abolition des restrictions légales résultant des origines sociales ! Mais si les affirmations de Postychev, approuvées sans réserve par Molotov, ont un sens, ce ne peut être que celui-ci : la bureaucratie est devenue un monstrueux anachronisme et la contrainte étatique n’a plus d’objet sur la terre des soviets. Ni Molotov ni Postychev n’admettent cependant cette conclusion rigoureusement logique. Ils préfèrent garder le pouvoir, fût-ce en se contredisant.
En réalité, ils ne peuvent pas y renoncer. En termes objectifs : la société soviétique actuelle ne peut pas se passer de l’Etat, et même — dans une certaine mesure — de la bureaucratie. Et ce ne sont pas les misérables restes du passé, mais les puissantes tendances du présent qui créent cette situation. La justification de l’Etat soviétique, considéré comme un mécanisme de contrainte, c’est que la période transitoire actuelle est encore pleine de contradictions sociales qui, dans le domaine de la consommation — le plus familier et le plus sensible à tout le monde — revêtent un caractère extrêmement grave, menaçant à tout moment de se faire jour dans le domaine de la production. La victoire du socialisme ne peut dès lors être dite ni définitive ni assurée.

L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter.

L’amélioration de la situation matérielle et culturelle devrait, à première vue, amoindrir la nécessité des privilèges, rétrécir le domaine du "droit bourgeois" et par là même dérober le sol sous les pieds de la bureaucratie, gardienne de ces droits. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : l’accroissement des forces productives s’est accompagné jusqu’ici d’un développement extrême de toutes les formes de l’inégalité et des privilèges et aussi de la bureaucratie. Et ce n’est pas non plus sans raison.

Le régime sovietique a incontestablement eu dans sa première période un caractère beaucoup plus égalitaire et moins bureaucratique qu’aujourd’hui. Mais son égalité était celle de la misère commune. Les ressources du pays étaient si restreintes qu’elles ne permettaient pas de détacher des masses des milieux tant soit peu privilégiés. Le salaire "égalitaire", en supprimant le stimulant individuel, devenait un obstacle au développement des forces productives. L’économie soviétique devait sortir quelque peu de son indigence pour que l’accumulation de ces matières grasses que sont les privilèges devint possible. L’état actuel de la production est encore très loin d’assurer à tous le nécessaire. Mais il permet déjà d’accorder des avantages importants à la minorité et de faire de l’inégalité un aiguillon pour la majorité. Telle est la raison première pour laquelle l’accroissement de la production a jusqu’ici renforcé les traits bourgeois et non socialistes de l’Etat.
Cette raison n’est pas la seule. A côté du facteur économique qui commande dans la phase présente de recourir aux méthodes capitalistes de rémunération du travail, agit le facteur politique incarné par la bureaucratie elle-même. De par sa nature, celle-ci crée et défend des privilèges. Elle surgit tout au début comme l’organe bourgeois de la classe ouvrière. Etablissant et maintenant les privilèges de la minorité, elle s’attribue naturellement la meilleure part : celui qui distribue les biens ne s’est encore jamais lesé. Ainsi nait du besoin de la société un organe qui, dépassant de beaucoup sa fonction sociale nécessaire, devient un facteur autonome et en même temps la source de grands dangers pour tout l’organisme social.

La signification du Thermidor soviétique commence à se préciser devant nous. La pauvreté et l’inculture des masses se concrétisent de nouveau sous les formes menaçantes du chef armé d’un puissant gourdin. Congédiée et flétrie autrefois, la bureaucratie est, de servante de la société, devenue maîtresse. En le devenant, elle s’est, socialement et moralement, éloignée à tel point des masses qu’elle ne peut plus admettre aucun contrôle sur ses actes et sur ses revenus.

La peur, mystique au premier abord, de la bureaucratie en présence de "minuscules spéculateurs, de gens sans scrupules et des cancaniers" trouve là son explication naturelle. N’étant pas encore en mesure de satisfaire les besoins élémentaires de la population, l’économie soviétique engendre à chaque pas des tendances à la spéculation et à la fraude intéressée. D’autre part, les privilèges de la nouvelle aristocratie incitent les masses à prêter l’oreille aux "rumeurs antisoviétiques", c’est-à-dire à toute critique, serait-elle formulée à mi-voix, des autorités arbitraires et insatiables. Il ne s’agit donc pas des fantômes du passé, des restes de ce qui n’est plus, en un mot de la neige de l’an dernier, mais de nouvelles et puissantes tendances, sans cesse renaissantes, à l’accumulation personnelle. Le premier afflux de bien-être, fort modeste, a, précisément à cause de sa faiblesse, non affaibli mais fortifié ces tendances centrifuges. Les non-privilégiés cependant ont senti s’accroître le sourd désir de modérer sans ménagement les appétits des nouveaux notables. La lutte sociale s’aggrave de nouveau. Telles sont les sources de la puissance de la bureaucratie. Ce sont aussi celles des périls qui menacent cette puissance.


Notes
[1] Reproduite dans Les Bolcheviks contre Staline.

[2] La raison devient folie, le bienfait tourment.

Chapitre SIX

L’ACCROISSEMENT DE L’INEGALITE ET DES ANTAGONISMES SOCIAUX

MISERE, LUXE, SPÉCULATION
Après avoir commencé par la " répartition socialiste ", le pouvoir des soviets se vit obligé, en 1921, de faire appel au marché. L’extrême pénurie des ressources à l’époque du premier plan quinquennal mena de nouveau à la répartition étatisée ou au renouvellement de l’expérience du communisme de guerre sur une plus large échelle. Cette base aussi se révéla insuffisante. En 1935, le système de la répartition planifiée céda de nouveau la place au commerce. Il apparut par deux fois que les méthodes vitales de la répartition des produits dépendent plus du niveau de la technique et des ressources matérielles données que des formes de la propriété.

L’augmentation du rendement du travail, due plus particulièrement au salaire aux pièces, promet un accroissement de la masse des marchandises et une baisse des prix, d’ou résulterait pour la population une augmentation de bien-être. Ce n’est là qu’un aspect du problème et que l’on a pu observer, comme on sait, sous l’ancien régime, à l’époque de son essor économique. Les phénomènes et les processus sociaux doivent être considérés dans leurs rapports et leur interdépendance. L’augmentation du rendement du travail sur les hases de la circulation des marchandises signifie aussi un accroissement de l’inégalité. L’augmentation du bien-être des couches dirigeantes commence à dépasser sensiblement celle du bien-être des masses. Pendant que l’Etat s’enrichit, on voit la société se différencier.

Par les conditions de la vie quotidienne, la société soviétique se divise dès à présent en une minorité privilégiée et assurée du lendemain et une majorité végétant dans la misère, cette inégalité provoquant aux deux pôles opposés des contrastes saisissants. Les produits destinés à la consommation des masses sont, d’habitude, en dépit de leurs prix élevés, de fort basse qualité, et plus on s’éloigne du centre plus il est malaisé de se les procurer. Dans ces conditions, la spéculation et aussi le vol deviennent des fléaux et, s’ils complétaient hier la répartition planifiée, ils apportent aujourd’hui un correctif au commerce soviétique.

Les "amis de l’U.R.S.S." ont l’habitude de noter leurs impressions les yeux fermés et les oreilles bouchées. On ne saurait compter sur eux. Les ennemis, eux, répandent quelquefois des calomnies. Consultons la bureaucratie elle-même. N’étant pas sa propre ennemie, les accusations qu’elle porte contre elle-même, toujours motivées par des besoins urgents et pratiques, méritent infiniment plus de créance que ses fréquentes et bruyantes vantardises.

Le plan industriel pour 1935 a été, on le sait, dépassé. Mais en ce qui concerne la construction des logements, il n’a été exécuté que dans la mesure de 55,7% ; et c’est la construction des habitations ouvrières qui est la plus, lente, la plus défectueuse, la plus négligée. Les paysans des kolkhozes vivent comme par le passé dans les isbas, avec leurs veaux et leurs blattes. D’autre part, les notables soviétiques se plaignent de ce qu’il n’y ait pas toujours dans les habitations construites à leur intention de "chambre de bonne".

Tout régime s’exprime dans son architecture et ses monuments. L’époque soviétique actuelle est caractérisée par les palais et les maisons des soviets construits en grand nombre, vrais temples de la bureaucratie (coûtant parfois des dizaines de millions), par des théâtres bâtis à grands frais, par des maisons de l’armée rouge, clubs militaires principalement réservés aux officiers, par un métro luxueux à l’usage de ceux qui peuvent se le paver, alors que la construction des habitations ouvrières, fussent-elles du type des casernes, est invariablement et terriblement en retard.

Des succès réels ont été obtenus dans les voies ferrées. Le simple citoyen soviétique n’y a pas gagné grand-chose. D’innombrables mandements de chefs dénoncent à tout moment "la malpropreté des wagons et des locaux ouverts au public", la "révoltante incurie des services de voyageurs", le "nombre considérable des abus, des vols, des escroqueries à l’occasion de la vente des billets... la dissimulation des places libres à des fins de spéculation, les pots-de-vin... le vol des bagages en cours de route". Ces faits "déshonorent les transports socialistes" ! A la vérité, les transports capitalistes les considèrent eux aussi comme des crimes ou des délits de droit commun. Les plaintes répétées de notre éloquent administrateur témoignent à n’en pas douter de l’insuffisance des moyens de transport pour la population, de la pénurie extrême des articles confiés aux transports et, enfin, du cynique dédain professé par les dirigeants des chemins de fer, comme par tous les autres, à l’égard du simple mortel. Quant à elle-même, la bureaucratie sait fort bien se faire servir sur terre, sur eau, dans les airs, ce qu’atteste le grand nombre de wagons-salons, de trains spéciaux et de bateaux dont elle dispose, tout en les remplaçant de plus en plus par des autos et des avions, plus confortables.

Caractérisant les succès de l’industrie soviétique, le représentant du comité central à Léningrad, Jdanov, applaudi par un auditoire directement intéressé, lui promet que "l’année prochaine, ce ne sera pas dans les modestes Ford d’aujourd’hui, mais dans des limousines que nos activistes se rendront aux assemblées". La technique soviétique, dans la mesure où elle se tourne vers l’homme, s’efforce avant tout de satisfaire les besoins accrus de la minorité privilégiée. Les tramways - là où il y en a - sont bondés comme par le passé.

Quand le commissaire du peuple à l’industrie alimentaire, Mikoyan, se flatte de ce que les qualités inférieures de bonbons soient peu à peu éliminées au profit des qualités supérieures et de ce que "nos femmes" exigent de meilleurs parfums, cela signifie seulement que l’industrie s’adapte, par suite du retour au commerce, à des consommateurs plus qualifiés. Telle est la loi du marché, où les femmes de personnages haut placés ne sont pas les moins influentes. On apprend en même temps que 68 coopératives sur 95 inventoriées eu Ukraine (1935) n’ont pas de bonbons du tout et que, de façon générale, la demande de confiserie n’est satisfaite que dans la proportion de 15% et ce à l’aide des plus basses qualités. Les Izvestia déplorent que "les fabriques ne tiennent pas compte des exigences du consommateur" - quand il s’agit, naturellement, d’un consommateur capable de se défendre.

L’académicien Bach, posant la question du point de vue de la chimie organique, trouve que "notre pain est parfois d’une qualité détestable". Les ouvriers et les ouvrières non initiés aux mystères de la fermentation sont bien de cet avis ; à la différence de l’honorable académicien, ils n’ont pas, toutefois, la faculté de donner leur appréciation dans la presse.

Le trust de la confection de Moscou fait de la publicité pour des modèles de robes de soie dessinés à la Maison des modèles : mais en province et même dans les grands centres industriels les ouvriers ne peuvent pas se procurer sans faire la queue une chemise d’indienne. On en manque comme auparavant ! Il est beaucoup plus difficile d’assurer le nécessaire au grand nombre que le superflu à quelques-uns. Toute l’histoire le démontre.

Enumérant ses acquisitions, Mikoyan nous fait savoir que "l’industrie de la margarine est nouvelle". L’ancien régime n’en avait pas, c’est vrai. N’en concluons pas que la situation ait empiré : le beurre, le peuple ne le voyait pas plus alors qu’aujourd’hui. Mais l’apparition d’un succédané signifie en tout cas qu’il y a en U.R.S.S. deux classes de consommateurs : l’une qui préfère le beurre et l’autre qui s’accommode de margarine. "Nous fournissons à volonté le gros tabac en grains, la makhorka", déclare Mikoyan, oubliant d’ajouter que ni en Europe ni en Amérique on ne consomme de tabac d’aussi triste qualité.

L’une des manifestations les plus frappantes, pour ne pas dire les plus provocantes, de l’inégalité, c’est l’ouverture à Moscou et dans d’autres villes importantes de magasins vendant des marchandises de qualité supérieure et portant le nom très expressif, quoique étranger, de "luxe" ("liouks"). Mais les plaintes incessantes pour vols dans les épiceries de Moscou et de la province montrent qu’il n’y a de produits que pour la minorité et que tout le monde voudrait pourtant se nourrir...

L’ouvrière qui a un enfant est liée au régime social et son critère "de consommation", comme disent dédaigneusement les gros personnages, très attentifs eux-mêmes à leur propre consommation, est en définitive celui qui décide. Dans le conflit entre la bureaucratie et l’ouvrière, nous nous rangeons avec Marx et Lénine du côté de l’ouvrière contre le bureaucrate qui exagère les résultats acquis, camoufle les contradictions et bâillonne l’ouvrière.

Admettons que la margarine et le tabac en grains soient aujourd’hui tristement nécessaires. Point n’est besoin en ce cas de se flatter et de farder la réalité. Des limousines pour les "activistes", de bons parfums pour "nos femmes", de la margarine pour les ouvriers, des magasins de luxe pour les privilégiés, la seule image des mets fins exposés à la vitrine pour la plèbe, ce socialisme-là ne saurait être aux yeux des masses qu’un capitalisme retourné. Appréciation qui n’est pas si fausse. Sur le terrain de la "misère socialisée", la lutte pour le nécessaire menace de ressusciter "tout l’ancien fatras" et le ressuscite partiellement à chaque pas.

Le marché d’aujourd’hui diffère de celui de la Nep (1921-1928) en ce qu’il doit se développer sans intermédiaires ni commerce privé, mettant face à face les organisations de l’Etat, les coopératives, les kolkhozes et les citoyens. Mais il n’en est ainsi qu’en principe. L’accroissement rapide du commerce de détail (Etat et coopératives) doit le porter à 100 milliards de roubles en 1936. Le commerce des kolkhozes, qui est de 16 milliards en 1935, doit s’accroître sensiblement cette année. Il est malaisé de dire quelle place revient au sein et à côté de ce chiffre d’affaires aux intermédiaires illégaux et semi-illégaux. Une place nullement insignifiante, en tout cas ! De même que les cultivateurs, les kolkhozes et, surtout, certains membres des kolkhozes sont enclins à recourir aux intermédiaires. Les artisans, les coopérateurs, les industries locales traitant avec les paysans suivent la même voie. Il apparaît parfois et soudainement, que le commerce de la viande, du beurre, des oeufs, dans tout un grand rayon, est tombé aux mains des "mercantis". Les articles les plus nécessaires, tels que le sel, les allumettes, la farine, le pétrole, qu’on trouve en abondance dans les stocks de l’Etat, font défaut des semaines et des mois durant dans les coopératives rurales bureaucratisées ; il est clair que les paysans se les procurent ailleurs. La presse soviétique mentionne à tout moment les revendeurs, comme s’il allait de soi qu’il en faille.

Les autres aspects de l’initiative et de l’accumulation privées jouent visiblement un moindre rôle. Les cochers possédant un attelage et les artisans indépendants sont, comme le cultivateur indépendant, à peine tolérés. De nombreuses échoppes de réparations appartenant à des particuliers existent à Moscou et on ferme les yeux parce qu’elles comblent d’importantes lacunes. Un nombre infiniment plus grand de particuliers travaille sous les fausses enseignes des artels (associations) et des coopératives ou se met à l’abri dans les kolkhozes. Et le service des recherches criminelles, comme s’il se plaisait à faire ressortir les lézardes de l’économie, arrête de temps à autre à Moscou, comme spéculatrices, de pauvres femmes affamées qui vendent les bérets qu’elles ont elles-mêmes tricotés ou les chemises d’indienne qu’elles ont cousues.

"La base de la spéculation est détruite dans notre pays", proclamait Staline (automne 1935), "et si nous avons encore des mercantis, cela ne s’explique que par l’insuffisante vigilance de classe des ouvriers et par le libéralisme de certaines instances soviétiques à l’égard des spéculateurs." Voilà bien le raisonnement bureaucratique idéal ! La base économique de la spéculation est-elle anéantie ? En ce cas, point n’est besoin de vigilance. Si, par exemple, l’Etat pouvait fournir aux citoyens des coiffures en nombre suffisant, quel besoin y aurait-il d’arrêter les malheureuses marchandes des rues ? On doute du reste qu’il soit nécessaire de les emprisonner même dans l’état actuel des choses.

Les catégories de l’initiative privée que nous avons énumérées ne sont à redouter en elles-mêmes ni par la quantité ni par l’ampleur des affaires. On ne peut tout de même pas craindre l’attaque des remparts de la propriété étatisée par des voituriers, des marchandes de bérets, des horlogers et des revendeurs d’oeufs ! Mais la question ne se résout pas à l’aide des seules proportions arithmétiques. La profusion et la variété des spéculateurs de toutes sortes surgissant, à la moindre tolérance administrative, comme des taches de fièvre sur un corps malade attestent la constante pression des tendances petites-bourgeoises. Le degré de nocivité de ces bacilles de spéculation pour l’avenir socialiste est déterminé par la capacité générale de résistance de l’organisme économique et politique du pays.

L’état d’esprit et la conduite des ouvriers et des travailleurs des kolkhozes, c’est-à-dire 90% environ de la population, sont déterminés au premier chef par les modifications de leur salaire réel. Mais la relation entre leur revenu et celui des couches sociales plus avantagées n’a pas une importance moindre. C’est dans le domaine de la consommation que la loi de la relativité se fait sentir le plus directement ! L’expression de tous les rapports sociaux en termes de comptabilité-argent révèle la part réelle des diverses couches sociales au revenu national. Même en admettant la nécessité historique de l’inégalité pendant un temps encore assez long, la question des limites tolérables de cette inégalité demeure posée, de même que celle de son utilité sociale dans chaque cas concret. La lutte inévitable pour la part du revenu national deviendra nécessairement une lutte politique. Le régime actuel est-il socialiste ou non ? Cette question sera tranchée non par les sophismes de la bureaucratie, mais par l’attitude des masses, c’est-à-dire des ouvriers et des paysans des kolkhozes.

LA DIFFERENCIATION DU PROLETARIAT
Les données concernant le salaire réel devraient, semble-t-il, faire l’objet d’une étude particulièrement attentive dans un Etat ouvrier ; la statistique des revenus, par catégories de la population, devrait être limpide et accessible à tous. En réalité, ce domaine, touchant du plus près aux intérêts vitaux des travailleurs, est couvert d’une brume opaque. Si incroyable que ce soit, le budget d’une famille ouvrière en U.R.S.S. constitue pour l’observateur une grandeur beaucoup plus énigmatique qu’en n’importe quel pays capitaliste. En vain tenterions-nous de tracer la courbe des salaires réels des diverses catégories d’ouvriers pendant la deuxième période quinquennale. Le silence obstiné des autorités et des compétences sur ce sujet est aussi éloquent que leur étalage de chiffres sommaires et dépourvus de signification.

D’après un rapport du commissaire du peuple à l’industrie lourde, Ordjonikidzé, le rendement moyen mensuel du travail d’un ouvrier a été multiplié par 3,2 en dix ans, de 1925 à 1935, tandis que le salaire a été multiplié par 4,5. Quelle part de ce dernier coefficient, de si belle apparence, est dévorée par les spécialistes et les ouvriers bien payés ? Quelle est la valeur effective de ce salaire nominal, chose non moins importante ? Nous n’en apprenons rien ni par ce rapport ni par les commentaires de la presse. Au congrès de la jeunesse soviétique d’avril 1936, le secrétaire des Jeunesses communistes, Kossarev, disait : "Depuis janvier 1931 jusqu’en décembre 1935, le salaire des jeunes a augmenté de 340 %." Mais même parmi les jeunes décorés, triés sur le volet et disposés à prodiguer les ovations, cette fanfaronnade ne provoqua pas un claquement de mains : les auditeurs savaient trop bien, comme l’orateur, que le brusque passage aux prix du marché aggravait la situation de la grande majorité des ouvriers.

Le salaire moyen annuel, établi en réunissant les salaires du directeur de trust et de la balayeuse, était en 1935 de 2 300 roubles et doit atteindre en 1936 environ 2 500 roubles, soit, au cours nominal du change, 7 500 francs, et quelque chose comme 3 500 à 4 000 francs français d’après la capacité d’achat. Ce chiffre des plus modestes s’amenuise encore si l’on tient compte du fait que l’augmentation des salaires de 1936 ne représente qu’une compensation partielle à la suppression des prix de faveur et de la gratuité de divers services. L’essentiel en tout ceci, c’est encore que le salaire de 2 500 roubles par an, soit 208 roubles par mois, n’est qu’une moyenne, c’est-à-dire une fiction arithmétique destinée à masquer la réalité d’une cruelle inégalité dans la rétribution du travail.

Il est tout à fait incontestable que la situation de la couche supérieure de la classe ouvrière et surtout de ceux qu’on appelle les stakhanovistes, s’est sensiblement améliorée au cours de l’année écoulée ; la presse relate en détail combien de complets, de paires de chaussures, de gramophones, de vélos et même de boîtes de conserves les ouvriers décorés ont pu s’acheter. On découvre par la même occasion combien ces biens sont peu accessibles à l’ouvrier ordinaire. Staline dit des causes qui ont fait naître le mouvement Stakhanov : "On s’est mis à vivre mieux, plus gaiement. Et quand on vit plus gaiement, le travail va mieux." Il y a une part de vérité dans cette façon optimiste, propre aux dirigeants, de présenter le travail aux pièces : la formation d’une aristocratie ouvrière n’est en effet devenue possible que grâce aux succès économiques antérieurs. Le stimulant des stakhanovistes n’est pourtant pas la "gaieté", mais le désir de gagner davantage. Molotov a modifié dans ce sens l’affirmation de Staline : "L’impulsion vers un haut rendement du travail est donnée aux stakhanovistes par le simple désir d’augmenter leur salaire." En effet, toute une catégorie d’ouvriers s’est formée en quelques mois, que l’on a surnommés les "mille", car leur salaire dépasse 1 000 roubles par mois. Il y en a même qui gagnent plus de 2 000 roubles, alors que le travailleur des catégories inférieures gagne souvent moins de 100 roubles.

La seule amplitude de ces variations de salaires établit, semble-t-il, une différence suffisante entre l’ouvrier "notable" et l’ouvrier "ordinaire". Cela ne suffit pas à la bureaucratie. Les stakhanovistes sont littéralement comblés de privilèges. On leur donne de nouveaux logements, on fait des réparations chez eux ; ils bénéficient de séjours supplémentaires dans les maisons de repos et les sanatoriums ; on leur envoie à domicile, gratuitement, des maîtres d’école et des médecins ; ils ont des entrées gratuites au cinéma ; il arrive qu’on les rase gratuitement ou en priorité. Beaucoup de ces privilèges paraissent intentionnellement consentis pour blesser et offenser l’ouvrier moyen. L’obséquieuse bienveillance des autorités a pour cause, en même temps que l’arrivisme, la mauvaise conscience : les dirigeants locaux saisissent avidement l’occasion de sortir de leur isolement en faisant bénéficier de privilèges une aristocratie ouvrière. Le résultat, c’est que le salaire réel des stakhanovistes dépasse souvent de vingt à trente fois celui des catégories inférieures. Les appointements des spécialistes les plus favorisés suffiraient en maintes circonstances à payer quatre-vingts à cent manoeuvres. Par l’ampleur de l’inégalité dans la rétribution du travail, l’U.R.S.S. a rattrapé et largement dépassé les pays capitalistes !

Les meilleurs des stakhanovistes, ceux qui s’inspirent réellement de mobiles socialistes, loin de se réjouir de leurs privilèges, en sont mécontents. On les comprend : la jouissance individuelle de divers biens, dans une atmosphère de misère générale, les entoure d’un cercle d’hostilité et d’envie et leur empoisonne l’existence. Ces rapports entre ouvriers sont plus éloignés de la morale socialiste que ceux des ouvriers d’une fabrique capitaliste réunis par la lutte commune contre l’exploitation.

Il reste que la vie quotidienne n’est pas facile à l’ouvrier qualifié, surtout en province. Outre que la journée de sept heures est de plus en plus sacrifiée à l’augmentation du rendement du travail, beaucoup d’heures sont prises par la lutte complémentaire pour l’existence. On indique comme un signe particulier de bien-être que les meilleurs ouvriers des sovkhozes - exploitations agricoles de l’Etat -, les conducteurs de tracteurs et de machines combinées, formant déjà une nette aristocratie, ont des vaches et des porcs. La théorie selon laquelle mieux valait le socialisme sans lait que le lait sans socialisme est donc abandonnée. On reconnaît maintenant que les ouvriers des entreprises agricoles de l’Etat, où ne manquent pas, semble-t-il, les vaches et les porcs, doivent, pour assurer leur existence, avoir leur propre élevage miniature. Le communiqué triomphal suivant lequel 96 000 ouvriers de Kharkov ont des potagers personnels n’est pas moins stupéfiant. Les autres villes sont invitées à imiter Kharkov. Quel terrible gaspillage de forces humaines signifient la "vache individuelle", le "potager individuel" et quel fardeau pour l’ouvrier, et plus encore pour sa femme et ses enfants, que le travail médiéval, à la pelle, du fumier et de la terre !

La grande majorité des ouvriers n’a, cela va de soi, ni vache ni potager, et manque souvent d’un gîte. Le salaire d’un manoeuvre est de 1 200 à 1 500 roubles par an, moins parfois, ce qui, avec les prix soviétiques, équivaut à la misère. Les conditions de logement, l’un des indices les plus caractéristiques de la situation matérielle et culturelle, sont des plus mauvaises et parfois intolérables. L’immense majorité des ouvriers s’entasse dans des logements communs beaucoup moins bien installés, beaucoup moins habitables que les casernes. S’agit-il de justifier des échecs dans la production, des manquements au travail, des malfaçons ? L’administration, par le truchement de ses journalistes, donne elle-même des descriptions de ce genre des conditions de logement des ouvriers : "Les ouvriers dorment sur le plancher, les bois de lits étant infestés de punaises, les chaises sont démolies, on n’a pas de gobelet pour boire", etc. "Deux familles vivent dans une chambre. Le toit en est percé. Quand il pleut, on recueille de l’eau à pleins seaux." "Les cabinets sont indescriptibles..." Des détails de ce genre, qui valent pour le pays entier, on en pourrait citer à l’infini. Par suite des conditions d’existence intolérables, "la fluidité du personnel", écrit par exemple le dirigeant de l’industrie pétrolière, "atteint de très grandes proportions... Nombre de puits ne sont pas exploités faute de main-d’oeuvre..." Dans certaines contrées défavorisées, seuls les ouvriers congédiés ailleurs pour indiscipline consentent à travailler. Ainsi se forme dans les bas-fonds du prolétariat une catégorie de misérables privés de tout droit, parias soviétiques qu’une branche de l’industrie aussi importante que celle du pétrole est obligée d’employer largement.

Par suite des inégalites criantes dans le régime des salaires, aggravées encore par les privilèges arbitrairement créés, la bureaucratie réussit à faire naître des antagonismes très âpres au sein du prolétariat. De récents comptes rendus de presse traçaient le tableau d’une guerre civile en réduction. "Le sabotage de machines constitue le moyen préféré(!) de combattre le mouvement Stakhanov", écrivait par exemple l’organe des syndicats. "La lutte de classe" est évoquée à chaque pas. Dans cette lutte "de classe", les ouvriers sont d’un côté, les syndicats de l’autre. Staline recommande publiquement de "taper sur la gueule" des résistants. D’autres membres du comité central menacent à diverses reprises "les ennemis impudents" d’un anéantissement total. L’expérience du mouvement Stakhanov fait puissamment ressortir l’abîme qui sépare le pouvoir et le prolétariat et l’opiniâtreté sans frein de la bureaucratie dans l’application de la règle : "Diviser pour régner." En revanche, le travail aux pièces, ainsi imposé, devient, pour consoler l’ouvrier, "émulation socialiste". Ces seuls mots sont une dérision.

L’émulation, dont les racines plongent dans la biologie, demeure sans nul doute en régime communiste - épurée de l’esprit de lucre, de l’envie et des privilèges - le moteur le plus important de la civilisation. Mais dans une phase plus proche, préparatoire, l’affermissement réel de la société socialiste peut et doit se faire non selon les humiliantes méthodes du capitalisme arriéré auxquelles recourt le gouvernement soviétique, mais selon des moyens plus dignes de l’homme libéré et avant tout sans la trique du bureaucrate. Car cette trique est elle-même le legs le plus odieux du passé. Il faudra la briser et la brûler publiquement pour qu’il soit possible de parler de socialisme sans que le rouge de la honte vous monte au front !

CONTRADICTIONS SOCIALES DU VILLAGE COLLECTIVISE
Si les trusts industriels sont "en principe" des entreprises socialistes, on n’en saurait dire autant des kolkhozes. Ils reposent non sur la propriété de l’Etat, mais sur celle des groupes. Ils constituent un grand progrès par rapport à l’agriculture parcellaire. Conduiront-ils au socialisme ? Cela dépend d’une série de circonstances dont les unes sont d’ordre interne et dont les autres, externes, concernent le système soviétique dans son ensemble ; il en est enfin, et ce ne sont pas les moindres, qui ont trait à la situation mondiale.

La lutte entre les paysans et l’Etat est loin d’être close. L’organisation actuelle de l’agriculture, encore très instable, n’est pas autre chose qu’un compromis momentané entre les deux adversaires après une rude explosion de guerre civile. Certes, 90% des foyers sont collectivisés ; et les champs des kolkhozes ont fourni 94% de la production agricole. Même en ne tenant pas compte d’un certain nombre de kolkhozes fictifs dissimulant en réalité des intérêts privés, il reste, semble-t-il, à reconnaître que les cultures parcellaires ont été vaincues dans la proportion des neuf dixièmes. Mais la lutte réelle des forces et des tendances dans les village déborde de toute façon la simple opposition des cultivateurs individuels et des kolkhozes.

Pour pacifier les campagnes, l’Etat a dû faire de grandes concessions aux tendances individualistes et à l’esprit de propriété des ruraux, à commencer par la remise solennelle de la terre aux kolkhozes en jouissance perpétuelle, c’est-à-dire par la liquidation de la nationalisation du sol. Fiction juridique ? Selon le rapport des forces, elle peut devenir réalité et constituer prochainement un gros obstacle à l’économie planifiée. Il est cependant beaucoup plus important que l’Etat se soit vu contraint de permettre la résurrection dès entreprises paysannes individuelles, sur des parcelles naines, avec leurs vaches, leurs porcs, leurs moutons, leur volaille, etc. En échange de cette atteinte à la socialisation, et de cette limitation de la collectivisation, le paysan consent à travailler paisiblement, quoique sans grand zèle pour le moment, dans les kolkhozes qui lui donnent la possibilité de remplir ses obligations envers l’Etat et de disposer de quelques biens. Ces nouvelles relations ont encore des formes si imprécises qu’il serait difficile de les exprimer en chiffres, même si la statistique soviétique était plus honnête. Bien des raisons permettent pourtant de supposer que, pour le paysan, son bien minuscule, individuel, a plus d’importance à ce jour que le kolkhoze. C’est dire que la lutte entre les tendances individualiste et collectiviste imprègne encore toute la vie des campagnes et que l’issue n’en est pas tranchée. Dans quel sens penchent les paysans ? Ils ne le savent pas bien eux-mêmes.

Le commissaire du peuple à l’agriculture disait à la fin de 1935 : "Jusqu’à ces derniers temps nous avons rencontré une vive résistance des koulaks à l’exécution du plan de stockage des céréales." C’est dire que "jusqu’à ces derniers temps", les kolkhoziens ont, pour la plupart, considéré la livraison du blé à l’Etat comme une opération désavantageuse et penché vers le commerce privé. Les lois draconiennes défendant le bien des kolkhozes contre les membres mêmes des kolkhozes montrent la même chose sur un autre plan. Fait des plus édifiants, l’avoir des kolkhozes est assuré par l’Etat pour 20 milliards de roubles, et l’avoir privé des membres des kolkhozes pour 21 milliards. Si cette différence n’indique pas nécessairement que les paysans. considérés individuellement, sont plus riches que les kolkhozes, elle montre en tout cas que les cultivateurs assurent avec plus de soin leurs biens privés que les biens collectifs.

Non moins intéressant du point de vue qui nous occupe est le développement de l’élevage. Alors que le nombre des chevaux a continuellement baissé jusqu’en 1935, et n’a commencé à augmenter légèrement que cette année à la suite des mesures prises par le gouvernement, l’accroissement du nombre des bêtes à cornes s’élevait déjà l’année passée à millions de têtes. Le plan n’est exécuté, concernant les chevaux, dans l’année favorable 1935, qu’à raison de 94%, tandis qu’il est fortement dépassé pour les bêtes à cornes. Si ces données sont significatives, c’est que les chevaux ne sont que propriété des kolkhozes, tandis que les vaches sont propriété privée du plus grand nombre des paysans. Il reste à ajouter que dans les steppes où les paysans des kolkhozes sont exceptionnellement autorisés à posséder à titre privé un cheval, l’accroissement du nombre des chevaux est bien plus rapide que dans les kolkhozes, qui d’ailleurs dépassent à cet égard les exploitations de l’Etat, les sovkhozes. On aurait tort de conclure de tout ce qui précède que la petite exploitation individuelle se montre supérieure à la grande exploitation collective. Mais le passage de la première à la seconde, passage de la barbarie à la civilisation, présente nombre de difficultés que l’on ne saurait écarter au moyen des seuls recours administratifs.

"Jamais le droit ne peut s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel de la société conditionnée par ce régime..." La location des terres, défendue par la loi, est en réalité pratiquée sur une très large échelle et ce sous les formes les plus nocives de la location payée en travail. Des kolkhozes louent des terres à d’autres, parfois à des particuliers, enfin à leurs propres membres plus entreprenants. Si invraisemblable que ce soit, les sovkhozes, entreprises "socialistes", louent aussi des terres, et il est significatif que ce soit en particulier le cas des sovkhozes de la Guépéou... Sous l’égide de la haute institution qui veille sur les lois, on voit des directeurs de sovkhozes imposer à leurs locataires paysans des conditions qui semblent empruntées aux anciens contrats d’asservissement dictés par les seigneurs. Et nous sommes en présence de cas d’exploitation des paysans par les bureaucrates agissant non plus en qualité d’agents de l’Etat, mais en qualité de land-lords semi-légaux.

Sans vouloir éxagerer l’importance de faits monstrueux de ce genre qui ne peuvent naturellement pas être enregistrés par la statistique, nous ne pouvons négliger leur énorme signification symptomatique. Ils attestent infailliblement la force des tendances bourgeoises dans la branche arriérée de l’économie qui embrasse la grande majorité de la population. Et l’action du marché renforce inévitablement les tendances individualistes et aggrave la différenciation sociale des campagnes en dépit de la structure nouvelle de la propriété.

Le revenu moyen d’un foyer, dans les kolkhozes, s’est élevé en 1935 à 4 000 roubles. Mais les moyennes sont encore plus trompeuses en ce qui concerne les paysans qu’en ce qui concerne les ouvriers. On rapportait par exemple au Kremlin que les pêcheurs collectivisés avaient gagné en 1935 deux fois plus qu’en 1934, soit 1 919 roubles par travailleur. Les applaudissements qui accueillirent ce chiffre montrent combien il dépasse le gain moyen du grand nombre dans les kolkhozes. D’autre part, il y a des kolkhozes où le revenu s’est élevé à 30 000 roubles par foyer, sans compter le rapport en nature et en argent des exploitations individuelles, ni les revenus en nature de l’exploitation collective dans son ensemble : le revenu d’un gros fermier de kolkhoze de cette catégorie dépasse en général de dix à quinze fois le salaire du travailleur "moyen" ou inférieur des kolkhozes.

La gradation des revenus n’est que partiellement déterminée par l’application au travail et les capacités. Les conditions d’exploitation des kolkhozes, de même que des parcelles individuelles, sont nécessairement très inégales selon le climat, le sol, le genre de culture, la situation par rapport aux villes et aux centres industriels. L’opposition entre les villes et les campagnes, loin de s’atténuer au cours des périodes quinquennales, s’est extrêmement développée par suite de la croissance fiévreuse des villes et des nouvelles régions industrielles. Cette antinomie fondamentale de la société soviétique engendre inéluctablement des contradictions entre les kolkhozes et au sein de ceux-ci, surtout à cause de la rente différentielle.

Le pouvoir illimité de la bureaucratie est une cause de différenciation non moins puissante. La bureaucratie dispose de leviers tels que le salaire, le budget, le crédit, les prix, les impôts. Les bénéfices tout à fait exagérés de certaines plantations de coton collectivisées de l’Asie centrale dépendent bien plus des rapports entre les prix fixés par l’Etat que du travail des paysans. L’exploitation de certaines couches de la population par d’autres n’a pas disparu, mais a été dissimulée. Les premiers kolkhozes "aisés" - quelques dizaines de milliers - ont acquis leur bien-être au détriment de l’ensemble des autres kolkhozes et des ouvriers. Assurer l’aisance à tous les kolkhozes est autrement difficile et demande bien plus de temps que d’offrir des privilèges à la minorité au détriment de la majorité. L’opposition de gauche constatait en 1927 que "le revenu du koulak s’est accru sensiblement plus que celui de l’ouvrier" et cette situation persiste aujourd’hui, sous une forme, il est vrai, modifiée : le revenu de la minorité privilégiée des kolkhozes s’est accru infiniment plus que celui des masses des kolkhozes et des centres ouvriers. Il y a même probablement plus d’inégalité dans les conditions qu’il n’y en avait à la veille de la liquidation des koulaks.

La différenciation en cours au sein des kolkhozes s’exprime en partie dans le domaine de la consommation individuelle et en partie dans celui de l’économie privée du foyer, les principaux moyens de production étant socialisés. La différenciation entre les kolkhozes a dès maintenant des conséquences plus profondes, le kolkhoze riche pouvant user de plus d’engrais, de plus de machines et par conséquent s’enrichir plus vite. Il arrive souvent que les kolkhozes prospères louent la main-d’oeuvre des kolkhozes pauvres, les autorités fermant les yeux. L’attribution définitive aux kolkhozes de terres d’inégale valeur facilite au plus haut point la différenciation ultérieure et, par voie de conséquence, la formation d’une sorte de "kolkhozes bourgeois" ou de "kolkhozes millionnaires" comme on les appelle déjà.

L’Etat a, certes, la possibilité d’intervenir en qualité de régulateur dans la différenciation sociale. Mais dans quel sens et dans quelle mesure ? Frapper les kolkhozes riches, les kolkhozes-koulaks, serait ouvrir un nouveau conflit avec les éléments les plus "progressistes" des campagnes qui, surtout maintenant, après un douloureux intervalle, éprouvent un désir particulièrement avide de "bonne vie". En outre, et c’est le principal, l’Etat devient de moins en moins capable d’exercer un contrôle socialiste. Dans l’agriculture comme dans l’industrie, il cherche l’appui et l’amitié des forts, des favoris de la réussite, des "stakhanovistes des champs", des "kolkhozes millionnaires". Ayant commencé par se préoccuper des forces productives, il finit inévitablement par penser à lui-même.

Dans l’agriculture précisément, où la consommation se rattache si étroitement à la production, la collectivisation a ouvert d’immenses possibilités au parasitisme bureaucratique qui commence à gagner les dirigeants des kolkhozes. Les "cadeaux" que les travailleurs des kolkhozes apportent aux chefs dans les séances solennelles du Kremlin ne font que représenter sous une forme symbolique le tribut nullement symbolique qu’ils paient aux pouvoirs locaux.

Et c’est ainsi que, dans l’agriculture bien plus encore que dans l’industrie, le bas niveau de la production entre continuellement en conflit avec les formes socialistes et même coopératives, kolkhoziennes, de la propriété. La bureaucratie, née en dernière analyse de cette contradiction, l’aggrave à son tour.

PHYSIONOMIE SOCIALE DES MILIEUX DIRIGEANTS
On voit souvent condamner le "bureaucratisme", dans les ouvrages soviétiques, comme étant une mauvaise façon de penser ou de travailler. (Ces condamnations sont toujours formulées par les supérieurs à l’adresse des inférieurs et sont pour les premiers un procédé de défense.) Mais ce que l’on ne trouvera nulle part, c’est une étude consacrée à la bureaucratie, milieu dirigeant, à sa grandeur numérique, à sa structure, à sa chair et à son sang, à ses privilèges et à ses appétits, à la part du revenu national qu’elle absorbe. Ces aspects de la bureaucratie existent pourtant. Et le fait qu’elle dissimule si soigneusement sa physionomie sociale démontre chez elle une conscience spécifique de "classe" dirigeante manquant encore toutefois d’assurance en ce qui concerne son droit au pouvoir.

Il est tout à fait impossible de donner des chiffres précis sur la bureaucratie soviétique, et ce pour deux sortes de raisons ; d’abord, dans un pays où l’Etat est presque le seul maître, il est malaisé de dire où finit l’appareil administratif ; en second lieu, les statisticiens, les économistes et les publicistes soviétiques gardent sur cette question, nous l’avons déjà dit, un silence particulièrement obstiné, imités en cela par les "amis de l’U.R.S.S.". Notons en passant que les Webb n’ont pas un seul instant considéré, dans les 1 200 pages de leur pesante compilation, la bureaucratie soviétique comme une catégorie sociale [1]. Quoi d’étonnant à cela ? N’écrivaient-ils pas en réalité sous sa dictée ?

Les bureaux centraux de l’Etat comptaient au 1er novembre 1933, d’après les données officielles, environ 55 000 personnes appartenant au personnel dirigeant. Mais ce nombre, très fortement accru au cours des dernières années, ne comprend ni les services de l’armée, de la flotte et de la Guépéou ni la direction des coopératives et de ce qu’on appelle les sociétés, Aviation-Chimie (Ossoaviakhim) et autres. Chaque république a au surplus son appareil gouvernemental propre. Parallèlement aux états-majors de l’Etat, des syndicats, des coopératives, etc., et se confondant partiellement avec eux, il y a enfin le puissant état-major du parti. Nous n’exagérons certainement pas en estimant à 400 000 âmes les milieux dirigeants de l’U.R.S.S. et des républiques appartenant à l’Union. Il se peut qu’ils atteignent aujourd’hui le demi-million. Ce ne sont pas de simples fonctionnaires, mais de hauts fonctionnaires, des "chefs", formant une caste dirigeante au sens propre du mot, sans doute divisée hiérarchiquement par de très importantes cloisons horizontales.

Cette couche sociale supérieure est soutenue par une lourde pyramide administrative à base large et à face multiple. Les comités exécutifs des soviets de régions, de villes et de secteurs, doublés par les organes parallèles du parti, des syndicats, des Jeunesses communistes, des transports, de l’armée, de la flotte et de la sûreté générale doivent donner un chiffre de l’ordre de deux millions d’hommes. N’oublions pas non plus les présidents de soviets de 600 000 bourgs et villages.

La direction des entreprises industrielles était en 1933 entre les mains de 17 000 directeurs et directeurs-adjoints. Le personnel administratif et technique des usines, des fabriques et des mines, y compris les cadres inférieurs et jusqu’aux contremaîtres, comptait 250 000 âmes (dont 54 000 spécialistes ne remplissant pas de fonctions administratives au sens propre du mot). Il faut ajouter à cela le personnel du parti, des syndicats et des entreprises administrées, comme on sait, par le "triangle" direction-parti-syndicat. Il n’est pas exagéré d’estimer à un demi-million d’hommes le personnel administratif des entreprises de première importance. Il faudrait y ajouter le personnel des entreprises relevant des républiques nationales et des soviets locaux.

Sous un autre angle, la statistique officielle compte pour 1933 plus de 860 000 administrateurs et spécialistes dans l’économie soviétique tout entière. Sur ce nombre, plus de 480 000 sont dans l’industrie, plus de 100 000 dans les transports, 93 000 dans l’agriculture, 25 000 dans le commerce. Ces nombres comprennent les spécialistes n’exerçant pas de fonctions administratives, mais non le personnel des coopératives et des kolkhozes. Et ils ont été sensiblement dépassés au cours des deux dernières années.

Pour ne considérer que les présidents et les organisateurs communistes, 250 000 kolkhozes comptent un million d’administrateurs. En réalité, il y en a beaucoup plus. Avec les dirigeants des sovkhozes et des stations de machines et tracteurs, le commandement de l’agriculture socialisée dépasse de beaucoup le million.

L’Etat disposait en 1935 de 113 000 établissements commerciaux ; la coopération en avait 200 000. Les gérants des uns et des autres ne sont pas à la vérité des commis, mais des fonctionnaires et des fonctionnaires d’un monopole de l’Etat. La presse soviétique elle-même se plaint de temps à autre de ce que "les coopérateurs ont cessé de voir dans les paysans des kolkhozes leurs commettants". Comme si le mécanisme de la coopération pouvait se distinguer qualitativement de celui des syndicats, des soviets et du parti !

La catégorie sociale qui, sans fournir un travail productif direct, commande, administre, dirige, distribue les châtiments et les récompenses (nous ne comprenons pas les instituteurs) doit être estimée à cinq ou six millions d’âmes. Ce nombre global, de même que ses composantes, ne prétend en aucune façon à la précision ; il vaut comme première approximation et nous prouve que la "ligne générale" n’a rien d’un esprit désincarné.

Aux divers échelons de la hiérarchie, examinée de bas en haut, les communistes sont dans une proportion variant de 20 à 90%. Dans la masse bureaucratique, les communistes et jeunes communistes forment un bloc de un million et demi à deux millions d’hommes ; plutôt moins que plus en ce moment par suite des incessantes épurations. C’est là l’ossature du pouvoir. Les mêmes hommes constituent l’ossature du parti et des Jeunesses communistes. L’ex-parti bolchevique n’est pas l’avant-garde du prolétariat, mais l’organisation politique de la bureaucratie. L’ensemble des membres du parti et des Jeunesses ne sert qu’à fournir des activistes ; c’est, en d’autres termes, la réserve de la bureaucratie. Les activistes sans parti jouent le même rôle.

On peut admettre comme une hypothèse probante que l’aristocratie ouvrière et kolkhozienne est à peu près égale en nombre à la bureaucratie : soit cinq à six millions d’âmes (stakhanovistes, activistes sans parti, hommes de confiance, parents et compères). Avec les familles, ces deux couches sociales qui se pénètrent peuvent comprendre vingt à vingt-cinq millions d’hommes. Nous donnons une estimation modeste des familles, tenant compte du fait que la femme et le mari, parfois aussi le fils ou la fille, font fréquemment partie de l’appareil bureaucratique. D’ailleurs, les femmes des milieux dirigeants limitent beaucoup plus facilement leur progéniture que l’ouvrière et surtout la paysanne. La campagne actuelle contre les avortements, faite par la bureaucratie, ne les concerne pas. Au minimum 12%, peut-être 15% de la population, telle est la base sociale authentique des milieux dirigeants absolutistes.

Alors qu’une chambre individuelle, une alimentation suffisante, un vêtement convenable ne sont encore accessibles qu’à une petite minorité, des millions de bureaucrates grands et petits tendent à mettre le pouvoir à profit avant tout pour assurer leur propre bien-être. De là l’immense égoïsme de cette couche sociale, sa forte cohésion, sa peur du mécontentement des masses, son opiniâtreté sans bornes dans la répression de toute critique et enfin son adoration hypocrite du "chef" qui incarne et défend les privilèges et le pouvoir des nouveaux maîtres.

La bureaucratie elle-même est encore moins homogène que le prolétariat ou la paysannerie. Il y a un abîme entre le président du soviet de village et le gros personnage du Kremlin. Les fonctionnaires subalternes des diverses catégories ont en réalité un niveau de vie très élémentaire, inférieur à celui de l’ouvrier qualifié d’Occident. Mais tout est relatif : le niveau de vie de la population environnante est beaucoup plus bas. Le sort du président de kolkhoze, de l’organisateur communiste, du coopérateur de la base, comme celui des fonctionnaires un peu plus haut placés, ne dépend en rien des "électeurs". Tout fonctionnaire peut être sacrifié à tout moment par son supérieur hiérarchique, afin de calmer quelque mécontentement. En revanche, tout fonctionnaire peut à l’occasion s’élever d’un degré. Tous - jusqu’à la première secousse sérieuse en tout cas - sont collectivement responsables devant le Kremlin.

Par leurs conditions d’existence, les milieux dirigeants comprennent tous les degrés, de la petite bourgeoisie la plus provinciale à la grande bourgeoisie des villes. Aux conditions matérielles correspondent des habitudes, des intérêts et des façons de penser. Les dirigeants des syndicats soviétiques d’aujourd’hui ne diffèrent pas tellement, comme types psychologiques, des Citrine, Jouhaux, Green. Ils ont des traditions différentes, une autre phraséologie, la même attitude de tuteurs dédaigneux envers les masses, la même habileté dénuée de scrupules dans les petites intrigues, le même conservatisme, la même étroitesse d’horizon, le même souci égoïste de leur propre paix et enfin la même vénération des formes les plus triviales de la culture bourgeoise. Les colonels et les généraux soviétiques diffèrent peu de ceux des cinq autres sixièmes parties du monde et s’efforcent en tout cas de leur ressembler le plus possible. Les diplomates soviétiques ont repris, sinon le frac, du moins les façons de penser de leurs collègues d’Occident. Les journalistes soviétiques, bien que selon des méthodes autochtones, bernent tout autant leurs lecteurs que les journalistes des autres pays.

S’il est difficile de donner des estimations numériques de la bureaucratie il est plus malaisé encore d’en apprécier les revenus. Dès 1927, l’opposition protestait contre le fait que "l’appareil administratif enflé et privilégié dévorait une partie très importante de la plus-value". La plate-forme de l’opposition révélait que le seul appareil commercial "dévorait une énorme part du revenu national ; plus du dixième de la production globale". Le pouvoir prit aussitôt ses précautions pour rendre impossibles de pareils calculs. Ce qui eut pour résultat une augmentation et non une diminution des frais généraux.

La situation dans les autres domaines n’est pas meilleure que dans celui du commerce. Il fallut, comme l’écrivit Rakovsky en 1930, une brouille momentanée entre les bureaucrates du parti et ceux des syndicats pour que la population apprenne que 80 millions de roubles, sur un budget syndical total de 400, étaient dévorés par les bureaux. Notons qu’il n’était question que du budget légal. La bureaucratie syndicale reçoit en outre de la bureaucratie industrielle, en signe d’amitié, des dons en argent, logements, moyens de transport, etc. "Que coûte l’entretien des bureaux du parti, des coopératives, des kolkhozes, des sovkhozes, de l’industrie, de l’administration avec toutes leurs ramifications ?" demandait Rakovsky, et il répondait : "Nous manquons même de données hypothétiques là-dessus."

L’absence de tout contrôle a pour conséquence inévitable les abus et en premier lieu les dépenses exagérées. Le 29 septembre 1935, le gouvernement, contraint de poser une nouvelle fois la question du travail défectueux des coopératives, constatait, sous la signature de Staline et de Molotov, "des vols et des dilapidations en grand et le travail déficitaire de beaucoup de coopératives rurales". A la session du comité exécutif de l’U.R.S.S. de janvier 1936, le commissaire du peuple aux finances se plaignait de ce que les exécutifs locaux fissent un emploi tout à fait arbitraire des ressources de l’Etat. Le commissaire du peuple ne faisait le silence sur les organes centraux que parce qu’il y avait sa place.

Aucune possibilité ne nous est donnée de calculer la part du revenu national que s’approprie la bureaucratie. Et ce n’est pas seulement parce qu’elle dissimule ses revenus légalisés, pas seulement parce que, frôlant sans cesse l’abus pour y tomber souvent, elle se fait de larges revenus illicites, c’est surtout parce que le progrès social dans son ensemble, urbanisme, confort, culture, arts, s’accomplit principalement sinon exclusivement au profit des milieux dirigeants.

De la bureaucratie, en tant que consommatrice, on petit dire avec quelques correctifs ce qui a été dit de la bourgeoisie : nous n’avons pas de raisons de nous exagérer sa consommation d’articles de première nécessité. L’aspect du problème change radicalement dès que nous considérons qu’elle monopolise toutes les conquêtes anciennes et nouvelles de la civilisation. Du point de vue formel, ces conquêtes sont accessibles à toute la population, à celle des villes du moins ; en réalité, la population n’en bénéficie qu’exceptionnellement. La bureaucratie, par contre, en dispose comme elle veut et quand elle veut, comme de ses biens personnels. Si l’on ajoute aux émoluments tous les avantages matériels, tous les profits complémentaires à demi licites, et pour finir la part de la bureaucratie aux spectacles, aux villégiatures, aux hôpitaux, aux sanatoriums, aux maisons de repos, aux musées, aux clubs, aux installations sportives, on est bien obligé de conclure que ces 15 ou 20% de la population jouissent d’autant de biens que les 80 à 85% restant.

Les "amis de l’U.R.S.S." songeront-ils à contester ces chiffres ? Qu’ils en produisent d’autres, plus précis. Qu’ils obtiennent de la bureaucratie la publication des rentrées et des dépenses de la société soviétique. Nous maintiendrons jusque-là notre opinion. La répartition des biens de la terre est en U.R.S.S. beaucoup plus démocratique qu’elle ne l’était sous l’ancien régime russe et même qu’elle ne l’est dans les pays les plus démocratiques de l’Occident ; mais elle n’a encore presque rien de commun avec le socialisme.


Notes
[1]Voir Appendice II

(...)

Chapitre HUIT

LA POLITIQUE ETRANGERE ET L’ARMEE

DE LA REVOLUTION MONDIALE AU "STATU QUO"
La politique étrangère est toujours et partout la continuation de la politique intérieure, car elle est celle de la même classe dominante et poursuit les mêmes fins. La dégénérescence de la caste dirigeante de l’U.R.S.S. ne pouvait manquer de s’accompagner d’une modification correspondante des fins et des méthodes de la diplomatie soviétique. La "théorie" du socialisme dans un seul pays, pour la première fois énoncée au cours de l’automne 1924, signifiait le désir de délivrer la politique étrangère des Soviets du programme de la révolution internationale. La bureaucratie n’envisagea pourtant pas la rupture de ses relations avec l’Internationale communiste, car celle-ci se fût inévitablement transformée en une organisation d’opposition internationale, d’où des conséquences assez fâcheuses pour le rapport des forces en U.R.S.S. Au contraire, moins la politique du Kremlin s’inspirait de l’ancien internationalisme et plus fortement les dirigeants se cramponnaient au gouvernail de la IIIe Internationale. Sous son appellation d’autrefois, il fallait que l’Internationale communiste servit à de nouvelles fins. Celles-ci exigeaient des hommes nouveaux. A partir de 1923, l’histoire de l’Internationale communiste est celle du renouvellement de son état-major moscovite et des états-majors de ses sections nationales par des révolutions de palais, des épurations commandées, des exclusions, etc. A l’heure présente l’Internationale communiste n’est plus qu’un appareil parfaitement docile, prêt à tous les zigzags, au service de la politique étrangère soviétique [1].

La bureaucratie n’a pas seulement rompu avec le passé, elle a aussi perdu la faculté d’en comprendre les leçons capitales. La principale est que le pouvoir des Soviets n’eût pas tenu douze mois sans l’appui immédiat du prolétariat mondial, européen d’abord, et sans le mouvement révolutionnaire des peuples des colonies. Le militarisme austro-allemand ne put pousser à fond son offensive contre la Russie des Soviets parce qu’il sentait sur sa nuque l’haleine brûlante de la révolution. Les révolutions d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie annulèrent au bout de neuf mois le traité de Brest-Litovsk. Les mutineries de la flotte de la mer Noire, en avril 1919, contraignirent le gouvernement de la IIIe République à renoncer à l’extension des opérations dans le sud du pays soviétique. C’est sous la pression directe des ouvriers britanniques que le gouvernement anglais évacua le nord en septembre 1919. Après la retraite des armées rouges sous Varsovie, en 1920, seule une puissante vague de protestations révolutionnaires empêcha l’Entente de venir en aide à la Pologne pour infliger aux Soviets une défaite décisive. Lord Curzon, quand il adressa en 1923 son ultimatum à Moscou, eut les mains liées par la résistance des organisations ouvrières d’Angleterre. Ces épisodes saisissants ne sont pas isolés ; ils caractérisent la première période, la plus difficile, de l’existence des Soviets. Bien que la révolution n’ait vaincu nulle part ailleurs qu’en Russie, les espérances fondées sur elle n’ont pas été vaines.

Le gouvernement des Soviets signa dès lors divers traités avec des Etats bourgeois : le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 ; le traité avec l’Estonie en février 1920 ; le traité de Riga avec la Pologne en octobre 1920 ; le traité de Rapallo avec l’Allemagne en avril 1922 et d’autres accords diplomatiques moins importants. Il ne vint cependant jamais à l’idée du gouvernement de Moscou ni d’aucun de ses membres de présenter comme des "amis de la paix" leurs partenaires bourgeois ou, à plus forte raison, d’inviter les partis communistes d’Allemagne, d’Estonie ou de Pologne à soutenir de leurs votes les gouvernements bourgeois signataires de ces traités. Or cette question a précisément une importance décisive pour l’éducation révolutionnaire des masses. Les Soviets ne pouvaient pas ne pas signer la paix de Brest-Litovsk de même que des grévistes à bout de forces ne peuvent pas repousser les conditions les plus dures du patronat ; mais l’approbation de ce traité par la social-démocratie allemande, sous la forme hypocrite de l’abstention au vote, fut flétrie par les bolcheviks comme un soutien aux forbans et à leur violence. Bien que le traité de Rapallo ait été, quatre ans plus tard, conclu sur les bases d’une égalité formelle des parties contractantes, le parti communiste allemand, s’il avait songé, à cette occasion, à exprimer sa confiance à la diplomatie de son pays, eût été aussitôt exclu de l’Internationale. L’idée maîtresse de la politique étrangère des Soviets était que les accords commerciaux, diplomatiques, militaires, de l’Etat soviétique avec les impérialistes, accords inévitables, ne devaient en aucun cas freiner ou affaiblir l’action du prolétariat des pays capitalistes intéressés, le salut de l’Etat ouvrier ne pouvant en définitive être assuré que par le développement de la révolution mondiale. Quand Tchitchérine proposa, pendant la préparation de la conférence de Gênes, d’apporter, pour satisfaire "l’opinion publique" américaine, des modifications "démocratiques" à la constitution soviétique, Lénine insista dans une lettre officielle du 23 janvier 1922 sur la nécessité d’envoyer sans délai Tchitchérine se reposer dans un sanatorium. Si quelqu’un s’était permis en ce temps-là de proposer de payer les bonnes dispositions de l’impérialisme d’une adhésion, soit dit à titre d’exemple, au pacte vide et faux qu’est le pacte Kellog, ou d’une atténuation de l’action de l’Internationale communiste, Lénine n’eût pas manqué de proposer l’envoi de ce novateur dans une maison de fous — et n’eût certainement pas rencontré d’objections au bureau politique. Les dirigeants, à cette époque, se montraient particulièrement intraitables en ce qui concernait les illusions pacifistes de toutes sortes, la Société des Nations, la sécurité collective, l’arbitrage, le désarmement, etc., n’y voyant que les moyens d’endormir la vigilance des masses ouvrières pour mieux les surprendre au moment où éclaterait la nouvelle guerre. Le programme du parti, élaboré par Lénine et adopté par le congrès de 1919, contient sur ce sujet le passage suivant, dépourvu de toute équivoque : "La pression grandissante du prolétariat et surtout ses victoires dans certains pays accroissent la résistance des exploiteurs et les amènent à de nouvelles formes d’associations capitalistes internationales (la Société des Nations, etc.) qui, organisant à l’échelle mondiale l’exploitation systématique des peuples du globe, cherchent avant tout à réprimer le mouvement révolutionnaire des prolétaires de tous les pays. Tout cela entraîne inévitablement des guerres civiles au sein de divers Etats, coïncidant avec les guerres révolutionnaires des pays prolétariens qui se défendent et des peuples opprimés soulevés contre les puissances impérialistes. Dans ces conditions, les mots d’ordre du pacifisme, tels que le désarmement international en régime capitaliste, les tribunaux d’arbitrage, etc., ne relèvent pas seulement de l’utopisme réactionnaire, mais constituent encore à l’égard des travailleurs une duperie manifeste tendant à les désarmer et à les détourner de la tâche de désarmer les exploiteurs." Ces lignes du programme bolchevique formulent par anticipation un jugement impitoyable sur la politique étrangère de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, la politique de l’Internationale communiste et celle de tous leurs "amis" pacifistes dans toutes les parties du monde...

Après la période d’intervention et de blocus, la pression économique et militaire du monde capitaliste sur l’Union soviétique fut, il est vrai, beaucoup moins forte qu’on n’avait pu le craindre. L’Europe vivait encore sous le signe de la guerre passée et non sous celui de la guerre prochaine. Survint ensuite une crise économique mondiale d’une extrême gravité qui plongea les classes dirigeantes du monde entier dans la prostration. Cette situation permit à l’U.R.S.S. de s’infliger impunément les épreuves du premier plan quinquennal, le pays redevenant la proie de la guerre civile, de la famine et des épidémies. Les premières années du deuxième plan quinquennal, apportant une amélioration évidente de la situation intérieure, coïncidèrent avec le début d’une atténuation de la crise dans les pays capitalistes, avec un afflux d’espérances, de convoitises, d’impatience et enfin avec la reprise des armements. Le danger d’une agression combinée contre l’U.R.S.S. n’est à nos yeux un danger concret que parce que le pays des Soviets est encore isolé ; parce que "la sixième partie du monde" est pour une grande part de ses territoires le royaume de la barbarie primitive ; parce que le rendement du travail y est encore, en dépit de la nationalisation des moyens de production, beaucoup plus bas que dans les pays capitalistes ; enfin parce que — et c’est en ce moment le fait capital — les principaux contingents du prolétariat mondial sont défaits, manquent d’assurance et de direction sûre. Ainsi la révolution d’Octobre, que ses chefs considéraient comme le début de la révolution mondiale, mais qui, par la force des choses, est temporairement devenue un facteur en soi, révèle dans cette phase nouvelle de l’histoire à quel point elle dépend du développement international. Il devient de nouveau évident que la question historique "qui l’emportera ?" ne peut pas être tranchée dans des limites nationales ; que les succès ou les insuccès de l’intérieur ne font que préparer les conditions plus ou moins favorables d’une solution internationale du problème.

La bureaucratie soviétique, rendons-lui cette justice, a acquis une vaste expérience dans le maniement des masses humaines, qu’il s’agisse de les endormir, de les diviser, de les affaiblir ou tout bonnement de les tromper afin d’exercer sur elles un pouvoir absolu. Mais, précisément pour cette raison, elle a perdu toute possibilité de leur donner une éducation révolutionnaire. Ayant étouffé la spontanéité de l’initiative des masses populaires dans son propre pays, elle ne peut pas susciter dans le monde la pensée critique et l’audace révolutionnaire. Elle apprécie d’ailleurs infiniment plus, en tant que formation dirigeante et privilégiée, l’aide et l’amitié des radicaux bourgeois, des parlementaires réformistes, des bureaucrates syndicaux d’Occident que celle des ouvriers séparés d’elle par un abîme. Ce n’est pas le lieu de faire l’histoire du déclin et de la dégénérescence de la IIIe Internationale, sujet auquel l’auteur a consacré plusieurs études spéciales traduites dans presque toutes les langues des pays civilisés. Le fait est qu’en sa qualité de dirigeante de l’Internationale communiste, la bureaucratie soviétique, ignorante et irresponsable, conservatrice et imbue d’un esprit national très borné, n’a valu au mouvement ouvrier du monde que des calamités. Comme par une sorte de rançon historique, la situation internationale de l’U.R.S.S. à l’heure actuelle est bien moins déterminée par les conséquences des succès de l’édification du socialisme dans un pays isolé que par celles des défaites du prolétariat mondial. Il suffit de rappeler que la débâcle de la Révolution chinoise en 1925-27, qui délia les mains au militarisme japonais en Extrême-Orient, et la débâcle du prolétariat allemand qui a conduit au triomphe d’Hitler et à la frénésie des armements du IIIe Reich, sont pareillement les fruits de la politique de l’Internationale communiste.

Ayant trahi la révolution mondiale, mais s’estimant trahie par elle, la bureaucratie thermidorienne s’assigne pour objectif principal de "neutraliser" la bourgeoisie. Elle doit, à cette fin, se donner l’apparence modérée et solide d’une véritable gardienne de l’ordre. Mais pour le paraître durablement, il faut à la longue le devenir. L’évolution organique des milieux dirigeants y a pourvu. Reculant ainsi peu à peu devant les conséquences de ses propres fautes, la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la sécurité de l’U.R.S.S., l’intégration de celle-ci dans le système du statu quo de l’Europe occidentale. Quoi de meilleur qu’un pacte perpétuel de non-agression entre le socialisme et le capitalisme ? La formule actuelle de la politique étrangère officielle, largement publiée par la diplomatie soviétique, à laquelle il est bien permis de parler le langage conventionnel de la carrière, et aussi par l’Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s’exprimer dans la langue de la révolution, dit : "Nous ne voulons pas un pouce de territoire étranger, mais nous n’en céderons pas un du nôtre." Comme s’il s’agissait de simples conflits territoriaux et non de la lutte mondiale de deux systèmes inconciliables !

Quand l’U.R.S.S. a cru sage de céder au Japon le chemin de fer de la Chine orientale, cet acte de faiblesse préparé par la défaite de la Révolution chinoise a été loué comme une manifestation de force et d’assurance au service de la paix. Livrant en réalité à l’ennemi une voie stratégique extrémement importante, le gouvernement soviétique facilitait au Japon ses conquêtes ultérieures dans le nord de la Chine et ses attentats contre la Mongolie. Le sacrifice obligé ne signifiait pas une neutralisation du danger, mais, au mieux, un bref répit ; et il excitait au plus haut point les appétits de la camarilla militaire de Tokio.

La question de la Mongolie est celle des positions stratégiques avancées du Japon dans la guerre contre l’U.R.S.S. Le gouvernement soviétique s’est vu contraint de déclarer cette fois qu’il répondrait par la guerre à l’invasion de la Mongolie. Or il ne s’agit pas ici de la défense de "notre territoire" : la Mongolie est un Etat indépendant. La défense passive des frontières soviétiques paraissait suffisante quand personne ne les menaçait sérieusement. La véritable défense de l’U.R.S.S. consiste à affaiblir les positions de l’impérialisme et à affermir les positions du prolétariat et des peuples coloniaux dans le monde entier. Un rapport désavantageux des forces peut nous amener à céder bien des pouces de territoire, comme c’est arrivé au moment de la paix de Brest-Litovsk, puis à la signature de la paix de Riga et enfin lors de la cession du chemin de fer de la Chine orientale. La lutte pour la modification favorable du rapport des forces mondiales impose à l’Etat ouvrier le devoir constant de venir en aide aux mouvements émancipateurs des autres pays, tâche essentielle qui est justement inconciliable avec la politique conservatrice du statu quo.

LA SOCIETE DES NATIONS ET L’INTERNATIONALE COMMUNISTE
Dû à la victoire du national-socialisme, le rapprochement avec la France, devenu bientôt un accord militaire, assure à la France, gardienne principale du statu quo, beaucoup plus d’avantages qu’à l’U.R.S.S. Le concours militaire de l’U.R.S.S. à la France est, d’après le pacte, promis sans conditions ; au contraire, le concours de la France à l’U.R.S.S. est conditionné par le consentement préalable de l’Angleterre et de l’Italie, ce qui ouvre un champ illimité aux machinations contre l’U.R.S.S. Les événements ont montré, à l’occasion de l’entrée des troupes hitlériennes dans la zone rhénane, que Moscou pouvait en faisant preuve de plus de fermeté, obtenir de la France des garanties bien plus sérieuses, si tant est que les traités puissent constituer des garanties à une époque de tournants brusques, de crises diplomatiques permanentes, de rapprochements et de ruptures. Mais ce n’est pas la première fois qu’on voit la diplomatie soviétique se montrer infiniment plus ferme dans la lutte contre les ouvriers de son propre pays que dans les négociations avec les diplomates bourgeois.

L’argument selon lequel le secours de l’U.R.S.S. à la France serait peu efficace faute d’une frontière commune entre l’U.R.S.S. et le Reich ne peut pas être pris au sérieux. En cas d’agression allemande contre l’U.R.S.S., l’agresseur trouvera évidemment la frontière indispensable. En cas d’agression allemande contre l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la France, la Pologne ne pourra pas rester neutre un seul jour : si elle remplit envers la France ses obligations d’alliée, elle ouvrira immédiatement ses frontières à l’armée rouge ; si, au contraire, elle déchire le traité d’alliance, elle devient l’auxiliaire de l’Allemagne, et l’U.R.S.S. découvre sans peine la "frontière commune". Les "frontières" maritimes et aériennes joueront d’ailleurs dans la guerre future un rôle tout aussi grand que les frontières terrestres.

L’entrée de l’U.R.S.S. dans la Société des Nations, présentée au pays, à l’aide d’une propagande digne de Goebbels, comme le triomphe du socialisme et le résultat de la "pression" du prolétariat mondial, n’est devenue acceptable pour la bourgeoisie que par suite de l’extrême affaiblissement du danger révolutionnaire et n’a pas été une victoire de l’U.R.S.S. mais une capitulation de la bureaucratie thermidorienne devant l’institution de Genève, profondément compromise, et qui, d’après le programme bolchevique que nous connaissons déjà, "consacre ses efforts immédiats à réprimer les mouvements révolutionnaires ". Qu’est-ce donc qui a changé si radicalement depuis le jour où fut adoptée la charte du bolchevisme ? La nature de la Société des Nations ? La fonction du pacifisme dans la société capitaliste ? Ou la politique des Soviets ? Poser la question, c’est y répondre.

L’expérience a promptement montré que la participation à la Société des Nations n’ajoutait rien aux avantages pratiques qui pouvaient être assurés par des accords séparés avec les Etats bourgeois, mais imposait par contre des restrictions et des obligations méticuleusement remplies par l’U.R.S.S. dans l’intérêt de son récent prestige conservateur. La nécessité d’adapter sa politique à celle de la France et de ses alliés a imposé à l’U.R.S.S. une attitude des plus équivoques dans le conflit italo-abyssin. Tandis que Litvinov, qui n’était à Genève que l’ombre de Laval, exprimait sa gratitude aux diplomates français et anglais pour leurs efforts "en faveur de la paix", si heureusement couronnés par la conquête de l’Abyssinie, le pétrole du Caucase continuait à ravitailler la flotte italienne. On peut comprendre que le gouvernement de Moscou ait évité de rompre ouvertement un contrat commercial ; mais les syndicats soviétiques n’étaient nullement tenus de compter avec les obligations du commissariat du commerce extérieur. De fait, la cessation de l’exportation du pétrole soviétique en Italie, par décision des syndicats soviétiques, eût certainement été le point de départ d’un mouvement international de boycottage beaucoup plus efficace que les perfides "sanctions" mesurées à l’avance par les diplomates et les juristes d’accord avec Mussolini. Et si les syndicats soviétiques, qui en 1920 recueillaient ouvertement des fonds, par millions de roubles, pour soutenir la grève des mineurs britanniques, n’ont absolument rien fait cette fois-ci, c’est que la bureaucratie dirigeante leur a interdit toute initiative de ce genre, principalement par complaisance envers la France. Mais, dans la guerre qui vient, aucune alliance militaire ne compensera pour l’U.R.S.S. la perte de la confiance des peuples des colonies et des masses laborieuses en général.

Est-il possible qu’on ne le comprenne pas au Kremlin ? "Le but essentiel du fascisme allemand, nous répond l’organe officieux de Moscou, était d’isoler l’U.R.S.S... Eh bien ? l’U.R.S.S. a aujourd’hui dans le monde plus d’amis que jamais." (Izvestia, 17 septembre 1935.) Le prolétariat italien est sous le talon du fascisme ; la Révolution chinoise est vaincue ; le prolétariat allemand est si profondément défait que les plébiscites hitlériens ne rencontrent de sa part aucune résistance ; le prolétariat d’Autriche a pieds et poings liés ; les partis révolutionnaires des Balkans sont hors la loi ; en France et en Espagne les ouvriers se sont mis à la remorque de la bourgeoisie radicale. Mais le gouvernement des Soviets a, depuis son entrée dans la Société des Nations, "plus d’amis que jamais dans le monde" ! Cette vantardise, fantastique à première vue, cesse d’être une vantardise si on la rapporte, non plus à l’Etat ouvrier, mais à ses dirigeants. Car ce sont justement les cruelles défaites du prolétariat mondial qui ont permis à la bureaucratie soviétique d’usurper le pouvoir dans son propre pays et d’obtenir plus ou moins les bonnes grâces de l’"opinion publique" des pays capitalistes. Moins l’Internationale communiste est capable de menacer les positions du capital et plus le gouvernement du Kremlin paraît solvable aux bourgeoisies française, tchécoslovaque et autres. La force de la bureaucratie, à l’intérieur et à l’extérieur, est ainsi en proportion inverse de celle de l’U.R.S.S., Etat socialiste et base de la révolution prolétarienne. Mais ce n’est encore là que l’avers de la médaille ; et il y a un revers.

Lloyd George, dont les variations et les manifestations sensationnelles ne sont pas dépourvues d’éclairs de perspicacité, mettait en garde, en novembre 1934, la Chambre des communes contre une condamnation de l’Allemagne fasciste appelée à devenir le plus sûr rempart de l’Europe en face du communisme. "Nous la saluerons un jour comme une amie !" Paroles significatives ! Les éloges mi-protecteurs, mi-ironiques décernés par la bourgeoisie mondiale au Kremlin ne garantissent pas le moins du monde la paix et n’entraînent même pas une atténuation du danger de guerre. L’évolution de la bureaucratie soviétique intéresse surtout la bourgeoisie mondiale sous l’angle de la modification des formes de la propriété. Napoléon Ier, bien qu’il eût radicalement rompu avec les traditions du jacobinisme, pris la couronne et restauré la religion catholique, demeura un objet de haine pour toute l’Europe dirigeante semi-féodale parce qu’il continuait à défendre la nouvelle propriété issue de la révolution. Tant que le monopole du commerce extérieur n’est pas aboli, tant que les droits du capital ne sont pas rétablis, l’U.R.S.S., malgré tous les mérites de ses gouvernants, reste aux yeux de la bourgeoisie du monde entier un ennemi irréconciliable et le national-socialisme allemand un ami sinon d’aujourd’hui, du moins de demain. Lors des négociations entre Barthou et Laval et Moscou, la grande bourgeoisie française se refusa obstinément à jouer la carte soviétique malgré la gravité du péril hitlérien et la brusque conversion du parti communiste français au patriotisme. Après la signature du pacte franco-soviétique, Laval fut accusé à gauche d’avoir, en agitant à Berlin le spectre de Moscou, recherché en réalité un rapprochement avec Berlin et Rome contre Moscou. Ces appréciations anticipent peut-être quelque peu sur les événements sans être toutefois en contradiction avec leur cours normal.

Quelque opinion qu’on puisse avoir des avantages et des inconvénients du pacte franco-soviétique, nul politique révolutionnaire sérieux ne contestera à l’Etat soviétique le droit de rechercher un appui complémentaire dans des accords momentanés avec tel ou tel impérialisme. Il importe seulement d’indiquer aux masses avec netteté et franchise la place que tient un accord tactique, partiel, de ce genre dans le système d’ensemble des forces historiques. Point n’est besoin, en particulier, pour mettre à profit l’antagonisme entre la France et l’Allemagne, d’idéaliser l’allié bourgeois ou la combinaison impérialiste momentanément camouflée par la Société des Nations. Or, la diplomatie soviétique, suivie en cela par la IIIe Internationale, transforme systématiquement les alliés épisodiques de Moscou en "amis de la paix", trompe les ouvriers en parlant de "sécurité collective" et de "désarmement" et devient dès lors une filiale politique des impérialistes au sein des masses ouvrières.

La mémorable interview donnée par Staline au président de la Scripps-Howard Newspapers, M. Roy Howard, le 1er mars 1935, constitue un document inappréciable caractérisant l’aveuglement bureaucratique dans les grandes questions de la politique mondiale et l’hypocrisie des relations entre les chefs de l’U.R.S.S. et le mouvement ouvrier mondial. A la question : "La guerre est-elle inévitable ?" Staline répond : "Je considère que les positions des amis de la paix s’affermissent ; ils peuvent travailler au grand jour, ils sont soutenus par l’opinion publique, ils disposent de moyens tels que la Société des Nations." Pas le moindre sens des réalités dans ces mots ! Les Etats bourgeois ne se divisent nullement en "amis" et "ennemis" de la paix ; d’autant moins qu’il n’y a pas de "paix" en soi. Chaque pays impérialiste est intéressé au maintien de sa paix et l’est d’autant plus que cette paix est plus lourde à ses adversaires. La formule commune à Staline, Baldwin, Léon Blum et autres : "La paix serait vraiment assurée si tous les Etats se groupaient dans la Société des Nations pour la défendre", signifie seulement que la paix serait assurée s’il n’y avait pas de raison d’y porter atteinte. L’idée est sans doute juste, mais peu substantielle. Les grandes puissances restées à l’écart de la Société des Nations préfèrent visiblement leur liberté de mouvement à cette abstraction "la paix". Pourquoi ont-elles besoin de leur liberté de mouvement ? C’est ce qu’elles montreront le temps venu. Les Etats qui se retirent de la Société des Nations, comme le Japon et l’Allemagne, ou "s’en écartent" momentanément, comme l’Italie, ont aussi pour cela des raisons suffisantes. Leur rupture avec la Societé des Nations ne fait que modifier la forme diplomatique des antagonismes existants sans leur porter atteinte fondamentalement et sans toucher à la nature même de la Société des Nations. Les justes, qui vont jurant fidélité inébranlable à la Société des Nations, entendent tirer résolument parti de celle-ci pour le maintien de leur paix. Mais il n’y a pas d’accord entre eux. L’Angleterre est parfaitement disposée à prolonger la paix en sacrifiant les intérêts de la France en Europe ou en Afrique. La France est disposée à sacrifier la sécurité des communications maritimes de l’Empire britannique pour obtenir l’appui de l’Italie. Pour défendre ses propres intérêts, chaque puissance est néanmoins prête à recourir à la guerre, à une guerre qui serait naturellement la plus juste des guerres. Les petits Etats enfin, qui, faute de mieux, cherchent un abri sous le toit de la Société des Nations, se trouveront finalement non du côté de la paix, mais du côté du groupement le plus fort dans la guerre.

La Société des Nations défend le statu quo ; ce n’est pas l’organisation de la "paix", mais celle de la violence impérialiste de la minorité contre l’immense majorité de l’humanité. Cet "ordre" ne peut être maintenu que par des guerres incessantes, petites et grandes, aujourd’hui aux colonies, demain entre les métropoles. La fidélité impérialiste au statu quo n’a qu’un caractère conventionnel, temporaire et limité. L’Italie se prononçait hier pour le statu quo en Europe, mais pas en Afrique ; quelle sera demain sa politique en Europe, nul ne le sait. Mais la modification des frontières en Afrique a déjà sa répercussion en Europe. Hitler ne s’est permis de faire entrer ses troupes dans la zone rhénane que parce que Mussolini envahissait l’Ethiopie. Il serait malaisé de compter l’Italie parmi les "amis" de la paix. La France, cependant, tient bien davantage à l’amitié italienne qu’à l’amitié soviétique. L’Angleterre, de son côté, recherche l’amitié de l’Allemagne. Les groupements changent, les appétits subsistent. La tâche des partisans du statu quo consiste en réalité à trouver dans la Société des Nations la combinaison de forces la plus favorable et le camouflage le plus commode pour la préparation de la prochaine guerre. Qui la commencera et quand, cela dépendra de circonstances secondaires, mais il faudra bien que quelqu’un commence, car le statu quo n’est qu’une vaste poudrière.

Le programme du "désarmement" n’est qu’une fiction des plus néfastes tant que subsistent les antagonismes impérialistes. Même s’il se trouvait réalisé par des conventions — hypothèse vraiment fantastique ! — ce ne serait pas un empêchement à la guerre. Ce n’est pas parce qu’ils ont des armes que les impérialistes font la guerre ; ils forgent au contraire des armes quand ils ont besoin de faire la guerre. La technique moderne crée la possibilité d’un réarmement extrêmement rapide. Toutes les conventions de désarmement ou de limitation des armements n’empêcheront pas les usines de guerre, les laboratoires, les industries capitalistes dans leur ensemble de garder leur potentiel. L’Allemagne désarmée sous le contrôle attentif de ses vainqueurs (seule forme réelle de "désarmement", soit dit en passant) redevient ainsi, grâce à sa puissante industrie, la citadelle du militarisme européen. Elle se prépare à "désarmer" à son tour certains de ses voisins. L’idée du "désarmement progressif" se réduit à la tentative de diminuer en temps de paix des dépenses militaires exagérées ; il s’agit de la caisse et non de l’amour de la paix. Et cette idée aussi se révèle irréalisable ! Par suite des différences de situation géographique, de puissance économique et de saturation coloniale, toute norme de désarmement entrainerait une modification du rapport des forces en faveur des uns et au détriment des autres. De là la stérilité des tentatives genevoises. En près de vingt ans, les négociations et les conversations sur le désarmement n’ont amené qu’une nouvelle rivalité d’armements qui laisse loin derrière elle tout ce qu’on avait vu jusqu’ici. Fonder la politique révolutionnaire du prolétariat sur le programme du désarmement, ce n’est même pas la bâtir sur le sable, c’est tenter de la fonder sur l’écran de fumée masquant le militarisme.

Le refoulement de la lutte des classes au profit de la guerre impérialiste ne peut être assuré qu’avec le concours des leaders des organisations ouvrières de masses. Les mots d’ordre qui permirent en 1914 de mener cette tâche à bien : la "dernière guerre", la "guerre contre le militarisme prussien", la "guerre de la démocratie", sont trop dévalorisés par l’histoire des vingt années écoulées. La "sécurité collective" et le "désarmement général" les remplacent. Sous prétexte de soutenir la Société des Nations, les leaders des organisations ouvrières d’Europe préparent une réédition de l’union sacrée, non moins nécessaire à la guerre que les tanks, l’aviation et les gaz asphyxiants "prohibés".

La IIIe Internationale est née d’une protestation indignée contre le social-patriotisme. Mais le contenu révolutionnaire que lui avait insufflé la révolution d’Octobre est depuis longtemps dilapidé. L’Internationale communiste se place maintenant sous le signe de la Société des Nations, comme la IIe Internationale, mais avec une provision plus fraîche de cynisme. Quand le socialiste anglais Mr. Stafford Cripps, appelle la Société des Nations une association internationale de brigands, ce qui n’est sans doute pas poli mais ne manque pas de vérité, le Times demande ironiquement : "Comment expliquer en ce cas l’adhésion de l’U.R.S.S. à la Société des Nations ?" Il n’est pas facile de lui répondre. La bureaucratie moscovite apporte un puissant concours au social-patriotisme auquel la révolution d’Octobre porta en son temps un coup terrible.

M. Roy Howard a aussi tenté d’obtenir à ce sujet une explication. "Qu’en est-il, a-t-il demandé à Staline, de vos plans et de vos intentions de révolution mondiale ?" — "Nous n’avons jamais eu de semblables desseins." — "Mais pourtant..." — "C’est le fruit d’un malentendu." — "Un tragique malentendu ?" — "Non, comique ou plutôt tragi-comique." Nous citons textuellement. "Quel danger (continue Staline) les Etats environnants peuvent-ils voir dans les idées des citoyens soviétiques, si ces Etats sont vraiment bien en selle ?" L’interviewer aurait pu demander ici : Et s’ils ne sont pas bien en selle ? Staline fournit d’ailleurs un autre argument rassurant : "L’exportation des révolutions est une blague. Chaque pays peut faire sa révolution s’il le désire, mais s’il ne le veut pas, il n’y aura pas de révolution. Ainsi, notre pays a voulu faire une révolution et il l’a faite..." Nous citons textuellement. De la théorie du socialisme dans un seul pays, la transition est toute naturelle à la théorie de la révolution dans un seul pays. Mais pourquoi dès lors l’Internationale existe-t-elle ? aurait pu demander l’interviewer, s’il n’avait connu, visiblement, les légitimes limites de la curiosité. Les rassurantes explications de Staline, lues par les ouvriers autant que par les capitalistes, sont pleines de lacunes. Avant que "notre pays" n’ait voulu faire la révolution, nous y avions importé les idées marxistes empruntées à d’autres pays et nous avions mis à profit l’expérience d’autrui... Nous avons eu pendant des dizaines d’années une émigration révolutionnaire qui dirigeait la lutte en Russie. Nous avons été moralement et matériellement soutenus par les organisations ouvrières d’Europe et d’Amérique. Nous avons organisé au lendemain de notre victoire, en 1919, l’internationale communiste. Nous avons maintes fois proclamé que le prolétariat du pays révolutionnaire victorieux est moralement tenu de venir en aide aux classes opprimées et révoltées, et ce, non seulement sur le terrain des idées mais aussi, si possible, les armes à la main. Nous ne nous sommes pas contentés de le déclarer. Nous avons soutenu par la force des armes les ouvriers de Finlande, de Lettonie, d’Estonie, de Géorgie. Nous avons tenté, en faisant marcher sur Varsovie les armées rouges, de donner au prolétariat polonais l’occasion d’un soulèvement. Nous avons envoyé des organisateurs et des instructeurs militaires aux révolutionnaires chinois. Nous avons, en 1926, réuni des millions de roubles pour les grévistes anglais. Il apparaît à présent que ce n’était qu’un malentendu. Tragique ? Non, comique. Staline n’a pas eu tort de dire que la vie en U.R.S.S. est devenue "gaie" : l’Internationale communiste elle-même, de personne sérieuse est devenue une personne comique.

Staline eût mieux convaincu son interlocuteur si, au lieu de calomnier le passé, il avait nettement affirmé l’opposition de la politique thermidorienne à celle d’Octobre. "Aux yeux de Lénine, pouvait-il dire, la Société des Nations était destinée à préparer de nouvelles guerres impérialistes. Nous y voyons l’instrument de la paix. Lénine tenait les guerres révolutionnaires pour inévitables. Nous considérons l’exportation des révolutions comme une blague. Lénine flétrissait comme une trahison l’alliance du prolétariat et de la bourgeoisie impérialiste. Nous y poussons de toutes nos forces le prolétariat international. Lénine raillait le mot d’ordre du désarmement en régime capitaliste ; il y voyait une duperie pour les travailleurs. Nous bâtissons toute notre politique sur ce mot d’ordre. Et votre malentendu tragi-comique, pouvait conclure Staline, consiste à nous prendre pour les continuateurs du bolchevisme alors que nous en sommes les fossoyeurs."

L’ARMEE ROUGE ET SA DOCTRINE
Le soldat russe d’autrefois, formé dans les conditions patriarcales de la "paix" villageoise, se distinguait surtout par son esprit aveuglément grégaire. Souvorov, généralissime des armées de Catherine II et de Paul Ier, fut le maître incontesté d’armées de serfs. La grande Révolution française liquida à jamais l’art militaire de la vieille Europe et des tsars. Sans doute l’empire ajouta-t-il plus tard à son histoire de grandes conquêtes, mais il ne connut plus de victoires sur les armées des pays civilisés. Il fallut des défaites dans les guerres étrangères et des convulsions à l’intérieur pour retremper le caractère national des armées russes. L’armée rouge ne pouvait naître que sur une base sociale et psychologique nouvelle. La passivité, l’esprit grégaire et la soumission à la nature firent place, dans les jeunes générations, à l’audace et au culte de la technique. En même temps que l’individu s’éveillait, le niveau culturel s’améliorait. Les conscrits illettrés devenaient de moins en moins nombreux ; l’armée rouge ne libère pas un homme qui ne sache lire et écrire. Tous les sports y sont pratiqués avec fougue et s’étendent hors de l’armée. L’insigne du bon tireur est devenu populaire parmi les employés, les ouvriers, les étudiants. Les skis prêtent en hiver aux unités de troupe une mobilité inconnue auparavant. Des résultats remarquables ont été obtenus dans le parachutisme, le vol à voile et l’aviation. Les exploits de l’aviation dans l’Arctique et dans la stratosphère sont présents à tous les esprits. Ces sommets indiquent toute une chaîne de hauteurs conquises.

Point n’est besoin d’idéaliser l’organisation ou les qualités opératives qui furent celles de l’armée rouge pendant la guerre civile. Ces années furent pour les jeunes cadres celles d’un grand baptême. De simples soldats de l’armée impériale, des sous-officiers, des sous-lieutenants se révélaient organisateurs et capitaines ; leur volonté se trempait en de vastes luttes. Ces autodidactes furent souvent battus, mais ils finirent par vaincre. Les meilleurs d’entre eux se mirent ensuite à l’étude avec application. Des chefs militaires d’aujourd’hui qui, tous, ont passé par l’école de la guerre civile, la plupart ont achevé leurs études à l’Académie militaire ou suivi des cours spéciaux de perfectionnement. Près de la moitié des officiers supérieurs ont reçu une instruction militaire adéquate, les autres ont une instruction moyenne. La théorie leur a donné la discipline indispensable de la pensée, sans tuer l’audace stimulée par les opérations dramatiques de la guerre civile. Cette génération a maintenant entre quarante et cinquante ans, l’âge de l’équilibre des forces physiques et morales, où l’initiative hardie s’appuie sur l’expérience sans être alourdie par elle.

Le parti, les Jeunesses communistes, les syndicats, indépendamment même de la façon dont ils s’acquittent de leur mission socialiste, forment d’innombrables cadres d’administrateurs accoutumés à manier les masses humaines et les masses de marchandises et à s’identifier avec l’Etat : telles sont les réserves naturelles des cadres de l’armée. La préparation de la jeunesse au service militaire constitue une autre réserve. Les étudiants forment des bataillons scolaires capables, en cas de mobilisation, de devenir des écoles d’aspirants.

Il suffit, pour se rendre compte de l’importance de ces ressources, d’indiquer que le nombre des étudiants sortis des écoles supérieures atteint en ce moment 80 000 par an, le nombre total des étudiants dépassant le demi-million et celui des élèves de l’ensemble des établissements d’enseignement approchant de vingt-huit millions.

Dans le domaine de l’économie et surtout dans celui de l’industrie, la révolution sociale a assuré à la défense du pays des avantages auxquels l’ancienne Russie ne pouvait pas songer. Les méthodes de planification signifient en réalité la mobilisation de l’industrie et permettent de se placer du point de vue de la défense dès la construction et l’outillage de nouvelles entreprises. On peut considérer le rapport entre la force vive et la force technique de l’armée rouge comme étant au niveau de celui des armées les plus avancées d’Occident. Le renouvellement du matériel d’artillerie s’est accompli avec un succès décisif pendant la première période quinquennale. Des sommes énormes sont consacrées à la construction des autos blindées et des camions, des tanks et des avions Le pays a près d’un demi-million de tracteurs et il doit en fabriquer 60 000 en 1936, d’une force globale de 8,5 millions de chevaux-vapeur. La construction des chars d’assaut se poursuit parallèlement. On prévoit de trente à quarante cinq chars pour un kilomètre de front actif en cas de mobilisation.

A la suite de la Grande Guerre, la flotte se trouvait réduite de 548 000 tonnes en 1917 à 82 000 tonnes en 1928. Il fallait commencer par le commencement. En janvier 1936 Toukhatchevsky déclarait à l’Exécutif : "Nous créons une flotte puissante en concentrant nos premiers efforts sur les sous-marins." L’amirauté japonaise est, il faut l’admettre, bien informée des succès obtenus dans ce domaine. La Baltique fait à présent l’objet d’une attention équivalente. Et pourtant, dans les années à venir, la flotte de haute mer ne pourra prétendre qu’à un rôle auxiliaire dans la défense des frontières maritimes.

En revanche, la flotte aérienne a pris un bel essor. Il y a plus de deux ans qu’une délégation de techniciens français de l’aviation exprimait à ce sujet, d’après la presse, "son étonnement et son admiration". Elle avait pu, notamment, se convaincre que l’armée rouge construit en nombre grandissant de lourds avions de bombardement d’un rayon d’action de 1 200 et 1 500 kilomètres. En cas de conflit en Extrême-Orient les centres politiques et économiques du Japon seraient donc exposés aux coups de l’aviation de la région maritime de Vladivostok. Les renseignements livrés à la presse font savoir que le plan quinquennal prévoyait la formation de soixante-deux régiments d’aviation capables de mettre en ligne cinq mille appareils (pour 1935). Il n’y a pas lieu de douter qu’à cet égard le plan ait été exécuté, et il a probablement été dépassé.

L’aviation est indissolublement liée à un domaine de l’industrie qui n’existait pas autrefois en Russie, mais qui a fait de très grands progrès au cours des derniers temps : la chimie. Ce n’est pas un secret que le gouvernement soviétique, comme d’ailleurs tous les gouvernements, n’a pas cru un seul instant aux "interdictions" répétées de la guerre des gaz. L’oeuvre des civilisateurs italiens en Abyssinie a montré une nouvelle fois ce que valent les limitations humanitaires du brigandage international. On peut penser que l’armée rouge est prémunie contre les surprises catastrophiques de la guerre chimique ou bactériologique — ces régions les plus mystérieuses et les plus terrifiantes de l’armement — autant que les armées d’Occident.

La qualité des produits de l’industrie de guerre doit provoquer des doutes légitimes. Rappelons à ce propos que les moyens de production sont en U.R.S.S. de meilleure qualité que les articles de consommation. Là où les commandes sont passées par les groupements influents de la bureaucratie dirigeante elle-même, la qualité de la production s’élève sensiblement au-dessus de son niveau ordinaire, qui est très bas. Les services de la guerre sont les clients les plus influents de l’industrie. Ne nous étonnons donc pas que les appareils de destruction soient d’une qualité supérieure aux articles de consommation et même aux moyens de production. L’industrie de guerre reste pourtant une partie de l’industrie en général et reflète, bien qu’en les atténuant, tous les défauts de celle-ci. Vorochilov et Toukhatchevsky ne manquent pas une occasion de dire publiquement aux administrateurs : "Nous ne sommes pas toujours satisfaits de la qualité de la production que vous donnez à l’armée rouge." Il y a lieu de croire qu’on s’exprime en termes plus nets entre dirigeants de la défense. En règle générale, les fournitures de l’intendance sont inférieures en qualité à celles de l’armement et des munitions. Les bottes sont moins bonnes que les mitrailleuses. Le moteur d’avion, en dépit des grands progrès réalisés, est encore en retard sur les meilleurs modèles de l’Occident. L’ancien objectif — se rapprocher le plus possible du niveau atteint par l’ennemi futur — subsiste quant à la technique de la guerre.

La situation est plus fâcheuse dans l’agriculture. On répète fréquemment à Moscou que, le revenu de l’industrie ayant dépassé celui de l’agriculture, la prépondérance est passée en U.R.S.S. de l’agriculture à l’industrie. A la vérité, les proportions nouvelles des revenus sont déterminées moins par l’accroissement de l’industrie, si important qu’il soit, que par le niveau extrêmement bas de l’agriculture. L’esprit extraordinairement conciliant dont la diplomatie soviétique a fait preuve pendant des années à l’égard du Japon était dû, entre autres causes, à de graves difficultés de ravitaillement. Les trois dernières années ont pourtant amené une amélioration réelle et permis de créer des bases de ravitaillement sérieuses pour la défense de l’Extrême-Orient.

Si paradoxal que cela paraisse, c’est le manque de chevaux qui constitue pour l’armée le point le plus vulnérable. La collectivisation totale a provoqué la perte de près de 55% des chevaux. Or, malgré la motorisation, l’armée actuelle a besoin d’un cheval pour trois soldats, comme au temps de Napoléon. Un tournant favorable a été marqué l’année passée à cet égard, le nombre des chevaux ayant commencé à s’accroître. En tout cas, même si la guerre éclatait dans quelques mois, un pays de 170 millions d’habitants aura toujours la possibilité de mobiliser les ressources et les chevaux nécessaires pour le front, au détriment, cela va de soi, de l’ensemble de la population. Mais en cas, de guerre les masses populaires de tous les pays ne peuvent s’attendre en général qu’à la faim, aux gaz et aux épidémies.

La grande Révolution française créa son armée en amalgamant les formations nouvelles et les troupes de lignes de l’armée royale. La révolution d’Octobre liquida complètement l’armée de l’ancien régime. L’armée rouge fut une création nouvelle, commencée par la base. Née en même temps que le régime soviétique, elle partagea toutes ses vicissitudes. Sa supériorité incommensurable sur l’armée du tsar, elle la dut exclusivement à la profonde transformation sociale. Elle n’a pas été épargnée par la dégénérescence du régime soviétique ; celle-ci, au contraire, a trouvé dans l’armée son expression la plus achevée. Avant d’essayer de déterminer le rôle possible de l’armée rouge dans le prochain cataclysme, il faut que nous nous arrêtions un moment sur l’évolution de ses idées maîtresses et de sa structure.

Le décret du conseil des commissaires du peuple du 12 janvier 1918, qui créa une armée régulière, fixait en ces termes sa destination : "Le passage du pouvoir aux classes laborieuses et exploitées rend nécessaire une armée nouvelle qui sera le rempart du pouvoir des soviets... et l’appui de la prochaine révolution socialiste de l’Europe." En répétant le 1er mai le "serment socialiste" dont le texte a été maintenu depuis 1918 et l’est encore pour le moment, les jeunes soldats rouges s’engagent "devant les classes laborieuses de la Russie et du monde" à combattre "pour le socialisme et la fraternité des peuples sans ménager leurs forces ni leur vie". Quant Staline dit aujourd’hui que l’internationalisme de la révolution est un "malentendu comique", il manque, entre autres, de respect envers les décrets fondamentaux du pouvoir des soviets, non abrogés à ce jour.

L’armée vivait, naturellement, des mêmes idées que le parti et l’Etat. La législation, la presse, l’agitation s’inspiraient au même titre de la révolution mondiale, conçue comme un objectif. Le programme de l’internationalisme révolutionnaire revêtit maintes fois un aspect excessif dans les services de la guerre. Feu Goussiev, qui fut pendant un certain temps le chef du service politique de l’armée, et plus tard l’un des plus proches collaborateurs de Staline, écrivait en 1921 dans une revue militaire : "Nous préparons l’armée de classe du prolétariat... non seulement à la défense contre la contre-révolution bourgeoise et seigneuriale, mais aussi à des guerres révolutionnaires (défensives et offensives) contre les puissances impérialistes." Goussiev reprochait au chef de l’armée rouge[2] de préparer insuffisamment cette armée à ses tâches internationales. L’auteur expliqua dans la presse au camarade Goussiev que la force armée étrangère est appelée à jouer dans les révolutions un rôle auxiliaire et non principal ; elle ne peut hâter le dénouement et faciliter la victoire que si des conditions favorables sont données. "L’intervention militaire est utile comme les forceps de l’accoucheur ; employée à temps, elle peut abréger les douleurs de l’enfantement ; employée prématurément, elle ne peut aboutir qu’à des avortements." (5 décembre 1921.) Nous ne pouvons malheureusement pas exposer ici comme il conviendrait l’histoire des idées sur cet important chapitre. Notons cependant que Toukhatchevsky, aujourd’hui maréchal, proposa en 1921 au congrès de l’Internationale communiste de constituer auprès du bureau de l’internationale communiste un "état-major international" : cette lettre intéressante fut publiée à l’époque dans un volume d’articles intitulé La Guerre des classes. Doué pour le commandement, mais d’une impétuosité exagérée, ce capitaine dut apprendre d’un article écrit à son intention que "l’état-major international pourrait être créé par les états-majors nationaux des divers Etats prolétariens ; tant qu’il n’en est pas ainsi, un état-major international deviendrait inévitablement caricatural". Staline évitait le plus possible de prendre position sur les questions de principe, surtout nouvelles, mais nombre de ses futurs compagnons se situaient en ces années-là, "à gauche" de la direction du parti et de l’armée. Leurs idées comportaient nombre d’exagérations naïves ou, si l’on préfère, de "malentendus comiques". Une grande révolution est-elle possible sans cela ? Nous combattions la "caricature" extrémiste de l’internationalisme longtemps avant de devoir tourner nos armes contre la théorie non moins caricaturale du "socialisme dans un seul pays".

A l’encontre des conceptions qui s’établirent rétrospectivement par la suite, la vie idéologique du bolchevisme fut très intense précisément à l’époque la plus pénible de la guerre civile. De larges discussions se poursuivaient à tous les degrés du parti, de l’Etat ou de l’armée, surtout sur les questions militaires ; la politique des dirigeants était soumise à une critique libre et souvent cruelle. Le chef de l’armée [3] écrivait alors dans la revue militaire la plus influente, à propos des excès de zèle de la censure : "Je conviens volontiers que la censure a fait énormément de bêtises et je tiens pour très nécessaire de rappeler cette honorable personne à plus de modestie. La censure a pour mission de veiller sur les secrets de guerre... Le reste ne la regarde pas." (23 février 1919.)

L’épisode de l’état-major international fut de peu d’importance dans la lutte idéologique qui, tout en ne sortant pas des limites tracées par la discipline de l’action, amena la formation d’une sorte de fraction d’opposition dans l’armée, tout au moins dans ses milieux dirigeants. L’école de la "doctrine prolétarienne de la guerre", à laquelle appartenaient ou adhéraient Frounzé, Toukhatchevsky, Goussiev, Vorochilov et d’autres, procédait de la conviction a priori que l’armée rouge, dans ses fins politiques et sa structure comme dans sa stratégie et sa tactique, ne devait rien avoir de commun avec les armées nationales des pays capitalistes. La nouvelle classe dominante devait avoir à tous égards un système politique distinct. Il ne restait qu’à le créer. Pendant la guerre civile, on se borna à formuler des protestations de principe contre l’utilisation des généraux, c’est-à-dire des anciens officiers de l’armée du tsar, et à fronder le commandement supérieur en lutte avec les improvisations locales et les atteintes incessantes à la discipline. Les promoteurs les plus décidés de la nouvelle parole tentèrent même de condamner, au nom des principes de la "manoeuvre" et de l’"offensive", érigés en impératifs absolus, l’organisation centralisée de l’armée, qui risquait d’entraver l’initiative révolutionnaire sur les futurs champs de bataille internationaux. C’était au fond une tentative pour élever les méthodes de la guerre des partisans du début de la guerre civile à la hauteur d’un système permanent et universel. Des capitaines se prononçaient avec d’autant plus de chaleur pour la nouvelle doctrine qu’ils ne voulaient pas étudier l’ancienne. Tsaritsyne (aujourd’hui Stalingrad) était le foyer principal de ces idées ; Boudienny, Vorochilov (et un peu plus tard Staline) y avaient commencé leur activité militaire.

Ce n’est que la paix venue qu’on tenta de coordonner ces tendances novatrices et d’en faire une doctrine. L’un des meilleurs chefs de la guerre civile, un ancien forçat politique Frounzé, prit cette initiative, soutenu par Vorochilov et, partiellement, par Toukhatchevsky. Au fond, la doctrine prolétarienne de la guerre était fort analogue à celle de la "culture prolétarienne", dont elle partageait entièrement le caractère schématique et métaphysique. Les quelques travaux laissés par ses auteurs ne renferment que peu de recettes pratiques et nullement neuves, tirées par déduction d’une définition-standard du prolétariat, classe internationale en cours d’offensive, c’est-à-dire d’abstractions psychologiques et non inspirées par les conditions réelles de lieu et de temps. Le marxisme, prôné à chaque ligne, faisait place au plus pur idéalisme. Tenant compte de la sincérité de ces errements, il n’est pas difficile d’y découvrir néanmoins le germe de la suffisance bureaucratique désireuse de penser et d’obliger les autres à penser qu’elle est capable d’accomplir en tous domaines, sans préparation spéciale et même sans bases matérielles, des miracles historiques.

Le chef de l’armée répondait à l’époque à Frounzé : "Je ne doute pas de mon côté que, si un pays pourvu d’une économie socialiste développée se voyait contraint de faire la guerre à un pays bourgeois, sa stratégie aurait un tout autre aspect. Mais cela ne nous donne pas de raisons de vouloir aujourd’hui imaginer une stratégie prolétarienne... En développant l’économie socialiste, en élevant le niveau culturel des masses, ... nous enrichirons sans nul doute l’art militaire de nouvelles méthodes." Pour cela, mettons-nous avec méthode à l’école des pays capitalistes avancés, sans tenter "de déduire, par des procédés logiques, de la nature révolutionnaire du prolétariat une stratégie nouvelle" (1er avril 1922.) Archimède promettait de soulever la Terre, pourvu qu’on lui donnât un point d’appui. C’était bien dit. Mais si on lui avait offert le point d’appui, il se serait aperçu que le levier lui faisait défaut. La révolution victorieuse nous donnait un nouveau point d’appui. Mais pour soulever le monde, les leviers restent encore à construire.

La "doctrine prolétarienne de la guerre" fut repoussée par le parti comme sa soeur aînée, la doctrine de la "culture prolétarienne". Par la suite, leurs destinées furent différente. Staline et Boukharine relevèrent le drapeau de la "culture prolétarienne", sans résultats appréciables, il est vrai, pendant les sept années qui séparent la proclamation du socialisme dans un seul pays de la liquidation de toutes les classes (1924-1931). La "doctrine prolétarienne de la guerre", en revanche n’a pas connu de renaissance, bien que ses anciens promoteurs se fussent assez promptement trouvés au pouvoir. La différence entre les destinées de deux doctrines si parentes est très caractéristique de la société soviétique. La "culture prolétarienne" embrassait des impondérables et la bureaucratie proposait d’autant plus généreusement cette compensation au prolétariat qu’elle l’écartait plus brutalement du pouvoir. La doctrine militaire, au contraire, touchait au vif les intérêts de la défense et ceux de la couche dirigeante. Elle ne laissait pas de place aux fantaisies idéologiques. Les anciens adversaires de l’utilisation des généraux étaient dans l’intervalle devenus eux-mêmes des généraux ; les promoteurs de l’état-major international s’étaient assagis sous l’égide de l’"état-major dans un seul pays" ; la doctrine de la "sécurité collective" se substituait à celle de la "guerre des classes" ; la perspective de la révolution mondiale cédait la place au culte du statu quo. Il fallait, pour inspirer confiance aux alliés hypothétiques et ne point trop irriter les adversaires, ressembler le plus possible aux armées capitalistes et non s’en distinguer à tout prix. Les modifications de doctrine et de façade dissimulaient cependant des processus sociaux d’une importance historique. L’année 1935 fut marquée pour l’armée par une sorte de coup d’Etat double : à l’égard du système des milices et à l’égard des cadres.

LIQUIDATION DES MILICES ET RETABLISSEMENT DES GRADES
Dans quelle mesure les forces armées soviétiques répondent-elles, près de vingt ans après la révolution, au type voulu par le programme du parti bolchevique ?

L’armée de la dictature du prolétariat doit, conformément au programme du parti "avoir un caractère de classe net, c’est-à-dire se composer exclusivement de prolétaires et de paysans appartenant aux couches pauvres semi-prolétariennes de la population des campagnes. Cette armée de classe ne deviendra une milice socialiste du peuple entier qu’après la suppression des classes". Renonçant pour un temps à une armée représentant la totalité du peuple, le parti ne renonçait pas au système des milices. Au contraire, une décision du VIIIe congrès du parti communiste dit : "Nous fondons les milices sur une base de classe et les transformons en milices socialistes." L’objectif était de créer une armée "autant que possible sans casernes, c’est-à-dire placée dans des conditions voisines de celles de la classe ouvrière au travail". Les diverses unités devaient finalement correspondre aux usines, aux mines, aux bourgs, aux communes agricoles et à d’autres formations organiques "pourvues d’un commandement local et de réserves locales d’armement et de ravitaillement". La cohésion régionale, scolaire, industrielle et sportive de la jeunesse devait remplacer avantageusement l’esprit militaire inculqué par la caserne et implanter une discipline consciente sans recourir à un corps d’officiers de métier dominant l’armée.

Etant ce qui répond le mieux à la nature de la société socialiste, la milice exige une économie avancée. L’armée encasernée est placée dans des conditions artificielles ; l’armée territoriale exprime beaucoup plus directement l’état réel du pays. Plus la culture est primitive, plus grande est la différence entre la ville et la campagne, moins la milice sera homogène et bien organisée. L’insuffisance des voies ferrées, des routes et des voies fluviales, le manque d’autoroutes, la faiblesse du transport automobile condamnent l’armée territoriale, dans les premières semaines critiques et les premiers mois de la guerre, à une extrême lenteur. Pour assurer la couverture des frontières pendant la mobilisation, ainsi que les transports stratégiques et la concentration des forces, il importe de disposer en même temps que des milices d’une armée permanente. L’armée rouge fut dès le début conçue comme un compromis obligatoire des deux systèmes, l’armée permanente y prévalant toutefois.

Le chef de l’armée écrivait en 1924 : "Il faut avoir toujours en vue les deux considérations suivantes : si l’établissement du régime soviétique crée pour la première fois la possibilité d’un système de milices, le temps que nous mettrons à y parvenir sera déterminé par l’état général de la culture du pays — technique, communications, instruction, etc. Les assises politiques des milices sont fermement établies chez nous, mais leurs assises économiques et culturelles sont très arriérées." Si les conditions matérielles souhaitables étaient données, l’armée territoriale, loin de le céder à l’armée permanente, lui serait nettement supérieure. L’U.R.S.S. paie cher sa défense parce qu’elle est trop pauvre pour avoir une armée territoriale qui reviendrait moins cher. Ne nous en étonnons pas : c’est précisément parce qu’elle est pauvre que l’U.R.S.S. ploie sous le fardeau d’une coûteuse bureaucratie.

Le même problème se présente à nous avec une remarquable constance dans tous les domaines de la vie sociale sans exception, et c’est celui de la disproportion entre le fondement économique et la superstructure sociale. A la fabrique, au kolkhoze, dans la famille, à l’école, dans la littérature, à l’armée, tous les rapports reposent sur la contradiction entre le bas niveau (même du point de vue capitaliste) des forces de production et les formes, socialistes en principe, de la propriété.

Les nouveaux rapports sociaux provoquent une hausse de la culture. Mais la culture insuffisante rabaisse les formes sociales. La réalité soviétique est la résultante de ces deux tendances. Dans l’armée, grâce à la structure parfaitement nette de l’organisme, la résultante est mesurée par des chiffres assez exacts. Les proportions des unités permanentes et territoriales peuvent servir d’indices, mesurer la progression vers le socialisme.

La nature et l’histoire ont attribué à l’U.R.S.S. des frontières ouvertes, à 10 000 kilomètres l’une de l’autre, avec une population espacée et de mauvaises routes. Le 15 octobre 1924, l’ancienne direction de l’armée, dans les derniers mois de son activité, invitait une nouvelle fois le pays à ne pas l’oublier : "L’organisation des milices ne pourra avoir dans l’avenir immédiat qu’un caractère nécessairement préparatoire. Toute progression dans ce sens doit nous être commandée par la vérification rigoureuse les résultats acquis." Mais en 1925 s’ouvre une ère nouvelle : les anciens protagonistes de la "doctrine prolétarienne de la guerre" arrivent au pouvoir. En vérité, l’armée territoriale était radicalement en contradiction avec l’idéal d’"offensive" et de "manoeuvre" qui avait été celui de cette école. Mais on oubliait peu à peu la révolution mondiale. Les nouveaux chefs espéraient éviter les guerres en "neutralisant" la bourgeoisie. Dans les années qui suivirent, 74% des effectifs de l’armée passèrent au système des milices !

Tant que l’Allemagne resta désarmée, et d’ailleurs "amie", le quartier général de Moscou compta, en ce qui concerne les frontières occidentales, avec les forces les voisins de l’U.R.S.S. : Pologne, Roumanie, Lithuanie, Lettonie, Estonie, Finlande, ces adversaires devant être probablement appuyés par de plus grandes puissances et surtout par la France. En ces temps lointains (ils prirent fin en 1933), la France n’était pas encore l’amie providentielle de la paix. Les Etats limitrophes pouvaient, tous ensemble, mettre en ligne près de 120 divisions d’infanterie, soit 3 500 000 hommes environ. Le plan de mobilisation de l’armée rouge tendait à assurer la concentration à la frontière occidentale de forces à peu près équivalentes. En Extrême-Orient, les conditions particulières du théâtre de la guerre obligent aussi à compter avec des centaines de milliers de combattants. Pour 100 hommes au feu, il faut en un an 75 remplaçants. Deux années de guerre devaient coûter au pays — en négligeant les soldats qui, au sortir lies hôpitaux, repartiraient pour le front — 10 à 12 millions d’hommes. L’armée rouge ne comptait jusqu’en 1935 que 562 000 hommes, 620 000 hommes avec les troupes de la Guépéou, dont 40 000 officiers. De ces forces, répétons-le, 74% appartenaient aux divisions territoriales et 26% seulement à des unités encasernées. Pouvait-on souhaiter meilleure preuve de la victoire du système des milices — dans une mesure non de 100%, mais de 74% — et en tout cas à titre "définitif et irrévocable" ?

Tous ces calculs, assez précaires par eux-mêmes, furent mis en question à l’arrivée de Hitler au pouvoir. L’Allemagne s’arma fiévreusement, et ce fut en premier lieu contre l’U.R.S.S. La perspective d’une cohabitation pacifique avec le capitalisme s’estompa tout de suite. La menace de guerre, de plus en plus précise, obligea le gouvernement soviétique à modifier radicalement la structure de l’armée rouge, tout en portant ses effectifs à 1 300 000 hommes. A l’heure actuelle, l’armée comprend 77% de divisions dites "de cadres" et 23% de divisions territoriales ! Cette élimination des formations territoriales ressemble fort à l’abandon du système des milices, si l’on songe que ce n’est pas une paix sans nuages, mais bien la possibilité de la guerre qui rend l’armée indispensable. L’expérience historique révèle ainsi que, surtout dans un domaine où les plaisanteries sont, moins que dans tout autre, de mise, l’on ne conquiert "définitivement et irrévocablement" que ce qui est assuré par la base de production de la société.

La chute de 74% à 23% paraît tout de même excessive. Il faut croire qu’elle ne s’est pas produite sans une pression "amicale" de l’état-major français. Il est plus probable encore que la bureaucratie a saisi l’occasion propice d’en finir avec ce système pour des raisons dictées dans une large mesure par la politique. Les divisions territoriales sont par définition sous la dépendance directe de la population et c’est, du point de vue socialiste, le gros avantage des milices ; c’est aussi leur inconvénient du point de vue du Kremlin. C’est, en effet, à cause de la crainte d’une trop grande proximité de l’armée et du peuple que les autorités des pays capitalistes avancés, où techniquement le système des milices serait parfaitement réalisable, le repoussent. La vive fermentation de l’armée rouge pendant l’exécution du premier plan quinquennal a certainement été un motif de plus pour réformer les divisions territoriales.

Notre hypothèse serait, à coup sûr, confirmée par un diagramme donnant la composition de l’armée rouge avant et après la réforme ; mais nous ne l’avons pas et, si nous l’avions, nous ne nous permettrions pas de le commenter ici. Un fait est notoire, qui n’est susceptible que d’une interprétation : au moment où le gouvernement soviétique réduit de 51% l’importance spécifique des milices territoriales, il rétablit les unités cosaques, seules formations territoriales de l’ancien régime ! La cavalerie est toujours l’élément privilégié et conservateur d’une armée. Les cosaques formèrent autrefois la partie la plus conservatrice de la cavalerie. Pendant la guerre et la révolution, ils servirent de force de police, au tsar d’abord, à Kerensky ensuite. Sous le régime des Soviets, ils furent invariablement des Vendéens. La collectivisation, poursuivie parmi eux avec une violence particulière, n’a pu modifier ni leurs traditions ni leur mentalité En revanche, le droit leur a été accordé à titre exceptionnel de posséder des chevaux. D’autres faveurs ne leur manquent pas cela va de soi Les cavaliers des steppes se trouveront de nouveau du côté des privilégiés, contre les mécontents faut-il en douter ? En présence des incessantes mesures de répression prises contre la jeunesse ouvrière d’opposition, la réapparition des galons et des cosaques aux coiffures batailleuses devient l’un des signes les plus frappants de Thermidor !

Le décret rétablissant le corps des officiers dans toute sa splendeur bourgeoise a porté aux principes de la révolution d’Octobre un coup encore plus dur. Avec leurs défauts, mais aussi leurs qualités inappréciables, les cadres de l’armée rouge s’étaient formés dans la révolution et la guerre civile. La jeunesse, privée d’activité politique libre, donne encore d’excellents commandants rouges. D’autre part, la dégénérescence progressive de l’Etat n’a pas manqué de se faire sentir dans le commandement. Vorochilov, énonçant dans une conférence publique des vérités premières sur l’exemple que les commandants doivent donner à leurs subordonnés, crut bon d’avouer : "Je ne puis, à mon grand regret, m’en flatter" ; "les cadres n’arrivent pas assez souvent à suivre les progrès" réalisés dans le rang ; "les commandants sont souvent incapables de bien faire face aux situations nouvelles", etc. Ces amers aveux du plus haut placé des chefs de l’armée, formellement du moins, peuvent inquiéter, mais non étonner : ce que Vorochilov dit du commandement se rapporte à toute la bureaucratie. Il est vrai que l’orateur n’admet pas lui-même que l’on puisse ranger les dirigeants parmi les "arriérés", puisqu’ils tancent en toutes circonstances tout le monde et multiplient les injonctions d’être à la hauteur. Mais la réalité, c’est que la corporation incontrôlée des "chefs", à laquelle appartient Vorochilov, est la principale cause des états arriérés, des routines et de bien d’autres choses.

L’armée n’est qu’un élément de la société et souffre de toutes les maladies de celle-ci ; elle souffre surtout quand monte la température. Le métier de la guerre est trop sévère pour s’accommoder de fictions et de falsifications. L’armée d’une révolution a besoin du grand air de la critique. Le commandement a besoin d’un contrôle démocratique. Les organisateurs de l’armée rouge le virent bien dès le début, qui crurent nécessaire de préparer l’éligibilité des chefs. La décision capitale du parti à ce sujet dit : "L’accroissement de l’esprit de corps des unités et la formation de l’esprit critique des soldats à l’égard d’eux-mêmes et de leurs chefs créent les conditions favorables à l’application de plus en plus large du principe de l’éligibilité des chefs". Mais quinze ans après l’adoption de cette motion — temps bien suffisant, semble-t-il, pour affermir l’esprit de corps et l’autocritique — les dirigeants soviétiques prennent le chemin opposé.

Le monde civilisé, ami et ennemi, apprit non sans stupeur, en septembre 1935, que l’armée rouge aurait désormais une hiérarchie d’officiers commençant au lieutenant et finissant au maréchal. Le chef réel de l’armée, Toukhatchevsky, expliqua que "le rétablissement des grades créait une base plus stable aux cadres de l’armée, tant techniques que de commandement". Explication intentionnellement équivoque. Le commandement s’affermit avant tout grâce à la confiance des hommes. C’est précisément pourquoi l’armée rouge commença par la liquidation du corps des officiers. Le rétablissement d’une caste hiérarchique n’est nullement exigé par l’intérêt de la défense. Ce qui importe pratiquement, c’est le poste de commandement et non le grade. Les ingénieurs et les médecins n’ont pas de grades ; la société trouve néanmoins le moyen de les mettre à leurs places. Le droit à un poste de commandement est assuré par les connaissances, le talent, le caractère, l’expérience, facteurs qui nécessitent une appréciation incessante et individuelle. Le grade de major n’ajoute rien au commandant d’un bataillon. Les étoiles des maréchaux ne confèrent aux cinq chefs supérieurs de l’armée rouge ni de nouveaux talents ni plus d autorité. La "base stable" est en réalité offerte non à l’armée, mais au corps des officiers au prix de son éloignement de l’armée. Cette réforme poursuit une fin purement politique : donner au corps des officiers un poids social. Molotov le dit en somme quand il justifie le décret par le besoin "d’augmenter l’importance des cadres dirigeants de l’armée". On ne se borne pas, ce faisant, à rétablir les grades. On construit à la hâte des habitations pour les officiers. En 1936, 47 000 chambres doivent être mises à leur disposition ; une somme, supérieure de 57% aux crédits de l’année précédente, est consacrée à leurs traitements. "Augmenter l’importance des cadres dirigeants", c’est donc rattacher plus étroitement les officiers aux milieux dirigeants, en affaiblissant leur liaison avec l’armée.

Fait digne d’être souligné, les réformateurs n’ont pas cru devoir inventer pour les grades des appellations nouvelles ; au contraire, ils ont manifestement tenu à imiter l’Occident. Ils ont, par la même occasion, révélé leur talon d’Achille en n’osant pas rétablir le grade de général qui, en russe, suscite trop d’ironie. La presse soviétique, commentant la promotion de cinq maréchaux — choisis, notons-le en passant, plus pour leur dévouement personnel à Staline que pour leurs talents et les services rendus — ne manqua pas d’évoquer l’ancienne armée du tsar, "avec son esprit de caste, sa vénération des grades et sa servilité hiérarchique". Pourquoi donc l’imiter si bassement ? La bureaucratie, créant des privilèges, use à tout instant des arguments qui servirent naguère à la destruction des anciens privilèges. L’insolence se combine ainsi avec la pusillanimité et se complète de doses de plus en plus fortes d’hypocrisie.

Si inattendu qu’ait pu paraître le rétablissement de "l’esprit de caste, de la vénération des grades et de la servilité hiérarchique", le gouvernement n’avait probablement pas le choix. La désignation des commandants en vertu de leurs qualités personnelles n’est possible que si la critique et l’initiative se manifestent librement dans une armée placée sous le contrôle de l’opinion publique. Une rigoureuse discipline peut très bien s’accommoder d’une large démocratie et même y trouver appui. Mais aucune armée ne peut être plus démocratique que le régime qui la nourrit. Le bureaucratisme, avec sa routine et sa suffisance, ne dérive pas des besoins spéciaux de l’organisation militaire, mais des besoins politiques des dirigeants. Ces besoins trouvent seulement dans l’armée leur expression la plus achevée. Le rétablissement de la caste des officiers, dix-huit ans après sa suppression révolutionnaire, atteste avec une force égale quel est l’abîme creusé entre les dirigeants et les dirigés, combien l’armée a déjà perdu les qualités essentielles qui lui permettaient de s’appeler une armée rouge [4] et quel est le cynisme de la bureaucratie qui fait loi des conséquences de cette démoralisation.

La presse bourgeoise ne s’est pas trompée sur le sens de cette contre-réforme. Le Temps écrivait, le 25 septembre 1935 : "Cette transformation extérieure est un des signes de la transformation profonde qui s’accomplit en ce moment dans l’Union soviétique tout entière. Le régime maintenant définitivement consolidé se stabilise graduellement. Les habitudes et les coutumes révolutionnaires font place, à l’intérieur de la famille et de la société soviétique, aux sentiments et aux moeurs qui continuent à régner à l’intérieur des pays dits capitalistes. Les Soviets s’embourgeoisent." Nous n’avons presque rien à ajouter à cette appréciation.

L’U.R.S.S. ET LA GUERRE
Le danger de guerre n’est que l’une des expressions de la dépendance de l’U.R.S.S. à l’égard du monde et, par conséquent, l’un des arguments contre l’utopie d’une société socialiste isolée ; argument redoutable qui se présente maintenant au premier plan.

Il serait vain de vouloir prévoir tous les facteurs de la prochaine mêlée des peuples : si un calcul de ce genre était possible, le conflit des intérêts se résoudrait toujours par quelque paisible transaction de comptable. Il y a trop d’inconnues dans la sanglante équation de la guerre. L’U.R.S.S. bénéficie en tout cas de gros avantages hérités du passé et créés par le nouveau régime. L’expérience de l’intervention pendant la guerre civile a démontré que son étendue constitue comme par le passé pour la Russie une très grande supériorité. La petite Hongrie soviétique fut renversée en quelques jours par l’impérialisme étranger, aidé, il est vrai, du malencontreux dictateur Bela Kun. La Russie des Soviets, coupée, dès le début, de sa périphérie, résista trois ans à l’intervention ; à certains moments, le territoire de la révolution se réduisit presque à celui de l’ancien grand-duché de Moscovie ; mais il n’en fallut pas davantage pour tenir et vaincre par la suite.

La réserve humaine constitue un second avantage considérable. La population de l’U.R.S.S., s’accroissant de trois millions d’âmes par an, a dépassé les 170 millions. Une classe comprend actuellement 1 300 000 jeunes gens. La sélection la plus rigoureuse, physique et politique, n’en élimine pas plus de 400 000. Les réserves, que l’on peut estimer à dix-huit ou vingt millions d’hommes, sont pratiquement inépuisables.

Mais la nature et les hommes ne sont que la matière première de la guerre. Le "potentiel" militaire dépend avant tout de la puissance économique de l’Etat. Sous ce rapport, les avantages de l’U.R.S.S. sont immenses relativement à l’ancienne Russie. Nous avons déjà indiqué que c’est précisément dans le domaine militaire que l’économie planifiée a donné le plus de résultats jusqu’à présent. L’industrialisation des régions éloignées, de la Sibérie principalement, donne aux étendues de steppes et de forêts une nouvelle importance. L’U.R.S.S. reste pourtant un pays arriéré. Le bas rendement du travail, la médiocre qualité de la production, la faiblesse des transports ne sont compensés que partiellement par l’étendue, les richesses naturelles et la population. En temps de paix, la mesure des forces économiques de systèmes sociaux opposés peut être différée — pendant longtemps, mais pas à jamais — par des initiatives politiques et principalement par le monopole du commerce extérieur. En temps de guerre, l’épreuve est directe, sur les champs de bataille. De là le danger.

Les défaites, bien qu’elles provoquent d’habitude de grands changements politiques, sont loin de mener toujours à des bouleversements économiques. Un régime social assurant un haut niveau de culture et une grande richesse ne peut pas être renversé par les baïonnettes. Au contraire, on voit les vainqueurs adopter les usages du vaincu quand celui-ci leur est supérieur par son développement. Les formes de la propriété ne peuvent être modifiées par la guerre que si elles sont gravement en contradiction avec les assises économiques du pays. La défaite de l’Allemagne dans une guerre contre l’U.R.S.S. entraînerait inévitablement la chute de Hitler et aussi du système capitaliste. On ne peut guère douter, d’autre part, que la défaite ne soit fatale aux dirigeants de l’U.R.S.S. et aux bases sociales de ce pays. L’instabilité du régime actuel de l’Allemagne provient de ce que ses forces productives ont depuis longtemps dépassé les formes de la propriété capitaliste. L’instabilité du régime soviétique, au contraire, est due au fait que ses forces productives sont encore loin d’être à la hauteur de la propriété socialiste. Les bases sociales de l’U.R.S.S. sont menacées par la guerre pour les raisons mêmes qui font qu’en temps de paix elles ont besoin de la bureaucratie et du monopole du commerce extérieur, c’est-à-dire du fait de leur faiblesse.

Peut-on espérer que l’U.R.S.S. sortira de la prochaine guerre sans défaite ? Répondons nettement à une question posée en toute netteté : si la guerre n’était qu’une guerre, la défaite de l’U.R.S.S. serait inévitable. Sous les rapports de la technique de l’économie et de l’art militaire, l’impérialisme est infiniment plus puissant que l’U.R.S.S. S’il n’est pas paralysé par la révolution en Occident, il détruira le régime né de la révolution d’Octobre.

A quoi l’on peut répondre que l’impérialisme est une abstraction, puisqu’il est déchiré par ses contradictions propres. Il est vrai ; et sans elles, il y a beau temps que l’U.R.S.S. aurait quitté la scène. Les accords diplomatiques et militaires de l’U.R.S.S. reposent en partie sur ces contradictions. Mais on commettrait une funeste erreur en se refusant à voir qu’il y a une limite au-delà de laquelle ces déchirements doivent cesser. De même que la lutte des partis bourgeois et petits-bourgeois, des plus réactionnaires aux plus social-démocrates, cesse devant le péril immédiat de la révolution prolétarienne, les antagonismes impérialistes se résoudront toujours par un compromis pour empêcher la victoire militaire de l’U.R.S.S.

Les accords diplomatiques ne sont que "chiffons de papier" ; selon le mot non dépourvu de sens d’un chancelier du Reich. Il n’est écrit nulle part qu’ils dureront jusqu’à la guerre. Aucun traité avec l’U.R.S.S. ne résistera à la menacé d’une révolution imminente dans quelque partie que ce soit de l’Europe. Il suffirait que la crise politique de l’Espagne (pour ne point parler de la France) entre dans une phase révolutionnaire pour que l’espoir en Hitler-Sauveur, prôné par Lloyd George, gagne irrésistiblement tous les gouvernements bourgeois. D’ailleurs, si la situation instable de l’Espagne, de la France, de la Belgique avait pour issue une victoire de la réaction, il ne resterait pas trace davantage des pactes soviétiques. Enfin, en admettant que les "chiffons de papier" gardent leur force dans la première phase des opérations militaires, on ne peut douter que le groupement des forces dans la phase décisive ne soit déterminé par des facteurs d’une puissance beaucoup plus grande que les engagements solennels des diplomates précisément spécialisés dans la félonie.

La situation changerait du tout au tout si les gouvernements bourgeois obtenaient des garanties matérielles leur assurant que le gouvernement de Moscou se place non seulement de leur côté dans la guerre, mais encore dans la lutte des classes. Mettant à profit les difficultés de l’U.R.S.S. tombée entre deux feux, les "amis" capitalistes "de la paix" prendront, cela va de soi, toutes les mesures pour entamer le monopole du commerce extérieur et les lois soviétiques régissant la propriété. Le mouvement de défense nationale qui grandit parmi les émigrés russes de France et de Tchécoslovaquie se nourrit de ces espoirs. Et s’il faut compter que la lutte mondiale ne sera résolue que par la guerre, les alliés auront de grandes chances d’atteindre leur but. Sans intervention de la révolution, les bases sociales de l’U.R.S.S. doivent s’effondrer en cas de victoire comme en cas de défaite.

Il y a plus de deux ans qu’un document-programme intitulé La IVe Internationale et la guerre esquissait en ces termes cette perspective : "Sous l’influence du vif besoin d’articles de première nécessité éprouvé par l’Etat, les tendances individualistes de l’économie rurale seraient renforcées et les forces centrifuges s’accroîtraient de mois en mois au sein des kolkhozes... On pourrait s’attendre... dans l’atmosphère surchauffée de la guerre, à un appel aux capitaux étrangers "alliés", à des atteintes au monopole du commerce extérieur, à l’affaiblissement du contrôle de l’Etat sur les trusts, à l’aggravation de la concurrence des trusts entre eux, à des conflits entre trusts et ouvriers, etc. En d’autres termes, une guerre longue, si le prolétariat international demeurait passif, pourrait et devrait même amener les contradictions internes de l’U.R.S.S. à se résoudre par une contre-révolution bonapartiste." Les événements des deux dernières années n’ont fait que doubler cette probabilité.

Tout ce qui précède ne commande cependant en aucune façon des conclusions "pessimistes". Nous ne voulons ni fermer les yeux sur l’énorme supériorité matérielle du monde capitaliste ni ignorer l’inévitable félonie des "alliés" impérialistes, ni nous leurrer sur les contradictions internes du régime soviétique ; mais nous ne sommes pas enclins du tout à surestimer la solidité du système capitaliste dans les pays hostiles comme dans les pays alliés. Bien avant que la guerre d’usure n’ait pu mettre à l’épreuve le rapport de forces, elle soumettra la stabilité relative de ces régimes à un rude examen. Tous les théoriciens sérieux du futur massacre des peuples comptent avec la probabilité et même avec la certitude de révolutions. L’idée, de plus en plus souvent émise dans certaines sphères, de petites armées professionnelles, idée à peine plus réaliste que celle d’un duel de héros inspiré du précédent de David et Goliath, révèle, par ce qu’elle a de fantastique, la crainte que l’on éprouve du peuple en armes. Hitler ne manque pas une occasion de souligner son désir de paix en faisant allusion à l’inéluctable déferlement du bolchevisme que la guerre provoquerait en Occident. La force qui contient encore la guerre prête à se déchaîner n’est ni dans la Société des Nations ni dans les pactes de garantie, ni dans les référendums pacifistes, mais exclusivement dans la crainte salutaire que les puissants ont de la révolution.

Les régimes sociaux doivent, comme tous les phénomènes, être jugés par comparaison. En dépit de ses contradictions, le régime soviétique a, sous le rapport de la stabilité, d’immenses avantages sur les régimes de ses adversaires probables. La possibilité même de la domination des nazis sur le peuple allemand est due à la tension prodigieuse des antagonismes sociaux en Allemagne. Ces antagonismes ne sont ni écartés ni atténués ; la dalle du fascisme ne fait que les comprimer. La guerre les extérioriserait. Hitler a beaucoup moins de chances que n’en avait Guillaume II de mener la guerre à bonne fin. Une révolution faite à temps pourrait seule, en épargnant la guerre à l’Allemagne, lui éviter une nouvelle défaite.

La presse mondiale présente les assassinats de ministres japonais par des officiers comme les manifestations imprudentes d’un patriotisme passionné. En réalité, ces actes se classent, malgré la différence des idéologies, dans la même rubrique que les bombes jetées par les nihilistes russes contre la bureaucratie du tsar. La population du Japon étouffe sous le joug combiné d’une exploitation agraire asiatique et d’un capitalisme ultra-moderne. Au premier relâchement des contraintes militaires, la Corée, le Mandchoukouo, la Chine se lèveront contre la tyrannie nipponne. La guerre plongera l’empire dans un cataclysme social.

La situation de la Pologne n’est pas sensiblement meilleure. Le régime institué par Pilsudsky, le plus stérile qui soit, n’a pas même réussi à adoucir l’asservissement des paysans. L’Ukraine occidentale (la Galicie) subit une cruelle oppression qui lèse tous ses sentiments nationaux. Les grèves et les émeutes se suivent dans les centres ouvriers. La bourgeoisie polonaise, en cherchant à assurer l’avenir par l’alliance avec la France et l’amitié avec l’Allemagne, ne réussira qu’à hâter la guerre pour y trouver sa perte.

Le danger de guerre et celui d’une défaite de l’U.R.S.S. sont des réalités. Si la révolution n’empêche pas la guerre, la guerre pourra aider la révolution. Un second accouchement est généralement plus facile que le premier. La première révolte ne se fera pas attendre, dans la prochaine guerre, deux ans et demi ! Et, une fois commencées, les révolutions ne s’arrêteront pas à mi-chemin. Le destin de l’U.R.S.S. se décidera en définitive non sur la carte des états-majors, mais dans la lutte des classes. Seul le prolétariat européen, irréductiblement dressé contre sa bourgeoisie, y compris ses "amis de la paix", pourra empêcher l’U.R.S.S. d’être défaite ou poignardée dans le dos par ses "alliés". Et la défaite même de l’U.R.S.S. ne serait qu’un épisode de courte durée si le prolétariat remportait la victoire dans d’autres pays. Par contre, aucune victoire militaire ne sauvera l’héritage de la révolution d’Octobre si l’impérialisme se maintient dans le reste du monde.

Les suiveurs de la bureaucratie vont dire que nous "sous-estimons" les forces intérieures de l’U.R.S.S., l’armée rouge, etc., comme ils ont dit naguère que nous "niions" la possibilité de l’édification socialiste dans un seul pays. Ces arguments-là sont de si basse qualité qu’ils ne permettent pas même un échange de vues tant soit peu fécond. Sans armée rouge, l’U.R.S.S. eût été vaincue et démembrée à l’instar de la Chine. Sa longue résistance héroïque et opiniâtre pourra seule créer les conditions favorables au déploiement de la lutte des classes dans les pays impérialistes. L’armée rouge est ainsi un facteur d’une importance historique inappréciable.

Il nous suffit qu’elle puisse donner une puissante impulsion à la révolution. Mais seule la révolution pourra accomplir la tâche principale, qui est au-dessus des forces de l’armée rouge.

Personne n’exige du gouvernement soviétique qu’il s’expose à des aventures internationales, cesse d’obéir à la raison, tente de forcer le cours des événements mondiaux. Les tentatives de ce genre faites par le passé (Bulgarie, Estonie, Canton...) n’ont servi qu’à la réaction et ont été en leur temps condamnées par l’opposition de gauche. Il s’agit de l’orientation générale de la politique soviétique. La contradiction entre la politique étrangère de l’U.R.S.S. et les intérêts du prolétariat mondial international et des peuples coloniaux trouve son expression la plus funeste dans la subordination de l’Internationale communiste à la bureaucratie conservatrice et à sa nouvelle religion de l’immobilité.

Ce n’est pas sous le drapeau du statu quo que les ouvriers européens et les peuples des colonies peuvent se lever contre l’impérialisme et la guerre qui doit éclater et renverser le statu quo, aussi inéluctablement que l’enfant venu à terme vient troubler le statu quo de la grossesse. Les travailleurs n’ont pas le moindre intérêt à défendre les frontières actuelles, surtout en Europe, que ce soit sous les ordres de leurs bourgeoisies ou dans l’insurrection révolutionnaire. La décadence de l’Europe résulte précisément du fait qu’elle est économiquement morcelée en près de quarante Etats quasi nationaux qui, avec leurs douanes, leurs passeports, leurs systèmes monétaires et leurs armées monstrueuses au service du particularisme national, sont devenus les plus grands obstacles au développement économique de l’humanité et à la civilisation.

La tâche du prolétariat européen n’est pas d’éterniser les frontières, mais de les supprimer révolutionnairement. Statu quo ? Non ! Etats-Unis socialistes d’Europe !


Notes
[1] L’Internationale communiste a été dissoute par Staline en 1943.

[2] A l’époque Trotsky était commissaire du peuple à la guerre et président du Conseil supérieur de la guerre.

[3] Il s’agit toujours de Trotsky

[4] Elle a pris depuis lors le nom d’"armée soviétique"

Chapitre NEUF

QU’EST-CE QUE L’U.R.S.S.?

RAPPORTS SOCIAUX
La propriété étatisée des moyens de production domine presque exclusivement l’industrie. Dans l’agriculture, elle n’est représentée que par les sovkhozes, qui n’embrassent pas plus de 10% des surfaces ensemencées. Dans les kolkhozes, la propriété coopérative ou celle des associations se combine en proportions variées avec celles de l’Etat et de l’individu. Le sol, appartenant juridiquement à l’Etat, mais donné en "jouissance perpétuelle" aux kolkhozes, diffère peu de la propriété des associations. Les tracteurs et les machines appartiennent à l’Etat [1] ; l’outillage de moindre importance à l’exploitation collective. Tout paysan de kolkhoze a, en outre, son entreprise privée. Environ 10% des cultivateurs demeurent isolés.

D’après le recensement de 1934, 28,1% de la population étaient des ouvriers et des employés de l’Etat. Les ouvriers d’industries et les ouvriers du bâtiment célibataires étaient environ 7,5 millions en 1935. Les kolkhozes et les métiers organisés par la coopération formaient à l’époque du recensement 45,9% de la population. Les étudiants, les militaires, les pensionnés et d’autres catégories dépendant immédiatement de l’Etat, 3,4%. Au total, 74% de la population se rapportaient au "secteur socialiste" et disposaient de 95,8% du capital du pays. Les paysans isolés et les artisans représentaient encore (en 1934) 22,5% de la population, mais ne possédaient qu’un peu plus de 4% du capital national.

Il n’y a pas eu de recensement depuis 1934 et le prochain aura lieu en 1937. On ne peut douter, cependant, que le secteur privé de l’économie ne se soit encore rétréci au profit du "secteur socialiste". Les cultivateurs individuels et les artisans forment aujourd’hui, d’après les organes officiels, 10% environ de la population, soit 17 millions d’âmes ; leur importance économique est tombée beaucoup plus bas que leur importance numérique, Andreiev, secrétaire du comité central, déclarait en avril 1936 : "Le poids spécifique de la production socialiste dans notre pays, en 1936, doit former 98,5%, de sorte qu’il ne reste au secteur non socialiste que quelque 1,5% insignifiant..." Ces chiffres optimistes semblent à première vue prouver irréfutablement la victoire "définitive et irrévocable" du socialisme. Mais malheur à celui qui, derrière l’arithmétique, ne voit pas la réalité sociale !

Ces chiffres mêmes sont un peu forcés. Il suffit d’indiquer que la propriété privée des membres des kolkhozes y est comprise dans le "secteur socialiste". Le noeud de la question ne gît cependant pas là. L’énorme supériorité statistique indiscutable des formes étatiques et collectives de l’économie, si importante qu’elle soit pour l’avenir, n’écarte pas un autre problème, non moins sérieux : celui de la puissance des tendances bourgeoises au sein même du "secteur socialiste", et non seulement dans l’agriculture, mais encore dans l’industrie. L’amélioration du standard de vie obtenue dans le pays suffit à provoquer un accroissement des besoins, mais ne suffit pas du tout à satisfaire ces besoins. Le dynamisme même de l’essor économique comporte donc un certain réveil des appétits petits-bourgeois et pas uniquement parmi les paysans et les représentants du travail "intellectuel", mais aussi parmi les ouvriers privilégiés. La simple opposition des cultivateurs individuels aux kolkhozes et des artisans à l’industrie étatisée ne donne pas la moindre idée de la puissance explosive de ces appétits qui pénètrent toute l’économie du pays et s’expriment, pour parler sommairement, dans la tendance de tous et de chacun à donner le moins possible à la société et à en tirer le plus possible.

La solution des questions de consommation et de compétition pour l’existence exige au moins autant d’énergie et d’ingéniosité que l’édification socialiste au sens propre du mot ; de là en partie le faible rendement du travail social. Tandis que l’Etat lutte sans cesse contre l’action moléculaire des forces centrifuges, les milieux dirigeants eux-mêmes forment le lieu principal de l’accumulation privée licite et illicite. Masquées par les nouvelles normes juridiques, les tendances petites-bourgeoises ne se laissent pas facilement saisir par la statistique. Mais la bureaucratie "socialiste", cette criante contradictio in adjecto, monstrueuse excroissance sociale toujours grandissante et qui devient à son tour la cause des fièvres malignes de la société, témoigne de leur nette prédominance dans la vie économique.

La nouvelle constitution, bâtie tout entière, comme nous le verrons, sur l’identification de la bureaucratie et de l’Etat — comme de l’Etat et du peuple par ailleurs — dit : "La propriété de l’Etat, en d’autres termes celle du peuple tout entier..." Sophisme fondamental de la doctrine officielle. Il est incontestable que les marxistes, à commencer par Marx lui-même, ont employé en ce qui concerne l’Etat ouvrier les termes de propriété "étatique", "nationale" ou "socialiste" comme des synonymes. A une grande échelle historique, cette façon de parler ne présentait pas d’inconvénients. Mais elle devient la source de fautes grossières et de duperies dès qu’il s’agit des premières étapes non encore assurées de l’évolution de la société nouvelle, isolée, et en retard au point de vue économique sur les pays capitalistes.

La propriété privée, pour devenir sociale, doit inéluctablement passer par l’étatisation, de même que la chenille, pour devenir papillon, doit passer par la chrysalide. Mais la chrysalide n’est pas un papillon. Des myriades de chrysalides périssent avant de devenir papillons. La propriété de l’Etat ne devient celle du "peuple entier" que dans la mesure ou disparaissent les privilèges et les distinctions sociales et où, par conséquent, l’Etat perd sa raison d’être. Autrement dit : la propriété de l’Etat devient socialiste au fur et à mesure qu’elle cesse d’être propriété d’Etat. Mais, au contraire, plus l’Etat soviétique s’élève au-dessus du peuple, plus durement il s’oppose comme le gardien de la propriété au peuple qui la dilapide, et plus clairement il témoigne contre le caractère socialiste de la propriété étatique.

"Nous sommes encore loin de la suppression des classes", reconnait la presse officielle, et elle se réfère aux différences qui subsistent entre la ville et la campagne, entre le travail intellectuel et le travail manuel. Cet aveu purement académique offre l’avantage de justifier par le travail "intellectuel" les revenus de la bureaucratie. Les "amis", auxquels Platon est bien plus cher que la vérité, se bornent aussi à admettre en style académique l’existence des vestiges de l’inégalité. Les vestiges ont bon dos, mais sont loin de suffire à l’explication de la réalité soviétique. Si la différence entre la ville et la campagne s’est atténuée sous certains rapports, elle s’est approfondie sous d’autres, du fait de la rapide croissance de la civilisation et du confort dans les villes, c’est-à-dire pour la minorité citadine. La distance sociale entre le travail manuel et intellectuel s’est accrue au cours des dernières années au lieu de diminuer, en dépit de la formation de cadres scientifiques venant du peuple. Les barrières millénaires de castes isolant l’homme de toutes parts — le citadin policé et le moujik inculte, le mage de la science et le manoeuvre — ne se sont pas seulement maintenues sous des formes plus ou moins affaiblies, elles renaissent largement et revêtent un aspect provocant.

Le mot d’ordre fameux : "Les cadres décident de tout" caractérise, beaucoup plus franchement que ne le voudrait Staline, la société soviétique. Les cadres sont, par définition, appelés à exercer l’autorité. Le culte des cadres signifie avant tout celui de la bureaucratie. Dans la formation et l’éducation des cadres, comme dans d’autres domaines, le régime soviétique en est à accomplir une oeuvre que la bourgeoisie a depuis longtemps terminée. Mais comme les cadres soviétiques paraissent sous le drapeau du socialisme, ils exigent des honneurs presque divins et des émoluments de plus en plus élevés. De sorte que la formation de cadres "socialistes" s’accompagne d’une renaissance de l’inégalité bourgeoise.

Il peut sembler qu’aucune différence n’existe sous l’angle de la propriété des moyens de production entre le maréchal et la domestique, le directeur de trust et le manoeuvre, le fils du commissaire du peuple et le jeune clochard. Pourtant, les uns occupent de beaux appartements, disposent de plusieurs villas en divers coins du pays, ont les meilleures automobiles et, depuis longtemps, ne savent plus comment on cire une paire de bottes ; les autres vivent dans des baraques où manquent même souvent les cloisons, la faim leur est familière et, s’ils ne cirent pas de bottes, c’est parce qu’ils vont nu-pieds. Le dignitaire tient cette différence pour négligeable. Le manoeuvre la trouve, non sans raison, des plus sérieuses.

Des "théoriciens" superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restant divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir, aux yeux des passagers de troisième, une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété. Les passagers de première, au contraire, exposeront volontiers, entre café et cigare, que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison. Et l’antagonisme résultant de ces situations infligera de rudes secousses à une collectivité instable.

La presse soviétique a relaté avec satisfaction qu’un garçonnet visitant le jardin d’acclimatation de Moscou et ayant demandé à qui appartenait l’éléphant, s’est entendu répondre : "A l’Etat" et a aussitôt conclu : "Il est donc un petit peu à moi aussi." S’il fallait en réalité partager l’éléphant, les bons morceaux iraient aux privilégiés, quelques heureux apprécieraient le jambon du pachyderme et les plus nombreux n’en connaîtraient que les tripes et abattis. Les petits garçons lésés seraient vraisemblablement peu enclins à confondre leur propriété avec celle de l’Etat. Les jeunes clochards ne tiennent pour leur appartenant que ce qu’ils viennent de voler à l’Etat. Le garçonnet du jardin d’acclimatation était fort probablement le fils d’un personnage influent habitué à procéder de l’idée que "l’Etat, c’est moi".

Si nous traduisons, pour nous exprimer, plus clairement, les rapports socialistes en termes de Bourse, nous dirons que les citoyens pourraient être les actionnaires d’une entreprise possédant les richesses du pays. Le caractère collectif de la propriété suppose une répartition "égalitaire" des actions et, partant, un droit à des dividendes égaux pour tous les "actionnaires". Les citoyens, cependant, participent à l’entreprise nationale et comme actionnaires et comme producteurs. Dans la phase inférieure du communisme, que nous avons appelée socialisme, la rémunération du travail se fait encore selon les normes bourgeoises, c’est-à-dire selon la qualification du travail, son intensité, etc. Le revenu théorique d’un citoyen se forme donc de deux parties, a + b, le dividende plus le salaire. Plus la technique est développée, plus l’organisation économique est perfectionnée, et plus grande sera l’importance du facteur a par rapport au facteur b — et moindre sera l’influence exercée sur la condition matérielle par les différences individuelles du travail. Le fait que les différences de salaires sont en U.R.S.S. non moindres, mais plus considérables que dans les pays capitalistes, nous impose de conclure que les actions sont inégalement réparties et que les revenus des citoyens comportent en même temps qu’un salaire inégal des parts inégales de dividendes. Tandis que le manoeuvre ne reçoit que b, salaire minimum que, toutes autres conditions étant égales, il recevrait aussi dans une entreprise capitaliste, le stakhanoviste et le fonctionnaire reçoivent 2a + b ou 3a + b et ainsi de suite, b pouvant d’ailleurs devenir aussi 2b, 3b, etc. La différence des revenus est, en d’autres termes, déterminée non par la seule différence du rendement individuel, mais par l’appropriation masquée du travail d’autrui. La minorité privilégiée des actionnaires vit au détriment de la majorité bernée.

Si l’on admet que le manoeuvre soviétique reçoit davantage qu’il ne recevrait, le niveau technique et culturel demeurant le même, en régime capitaliste, c’est-à-dire qu’il est tout de même un petit actionnaire, son salaire doit être considéré comme a + b. Les salaires des catégories mieux payées seront en ce cas exprimés par la formule 3a + 2b ; 10a + 15b, etc., ce qui signifiera que le manoeuvre ayant une action, le stakhanoviste en a trois et le spécialiste dix ; et qu’en outre leurs salaires, au sens propre du mot, sont dans la proportion de 1 à 2 et à 15. Les hymnes à la propriété socialiste sacrée paraissent dans ces conditions bien plus convaincants au directeur d’usine ou au stakhanoviste qu’à l’ouvrier ordinaire ou au paysan kolkhozien. Or, les travailleurs du rang forment l’immense majorité dans la société, et le socialisme doit compter avec eux et non avec une nouvelle aristocratie.

"L’ouvrier n’est pas, dans notre pays, un esclave salarié, un vendeur de travail-marchandise. C’est un libre travailleur." (Pravda.) A l’heure actuelle, cette formule éloquente n’est qu’inadmissible fanfaronnade. Le passage des usines à l’Etat n’a changé que la situation juridique de l’ouvrier ; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d’heures pour un salaire donné. Les espérances que l’ouvrier fondait auparavant sur le parti et les syndicats, il les a reportées depuis la révolution sur l’Etat qu’il a créé. Mais le travail utile de cet Etat s’est trouvé limité par l’insuffisance de la technique et de la culture. Pour améliorer l’une et l’autre, le nouvel Etat a eux recours aux vieilles méthodes : l’usure des muscles et des nerfs des travailleurs. Tout un corps d’aiguillonneurs s’est formé. La gestion de l’industrie est devenue extrêmement bureaucratique. Les ouvriers ont perdu toute influence sur la direction des usines. Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer, subissant à l’usine même un terrible régime policier, l’ouvrier pourrait malaisément se sentir un "travailleur libre". Le fonctionnaire est pour lui un chef, l’Etat un maître. Le travail libre est incompatible avec l’existence de l’Etat bureaucratique.

Tout ce que nous venons de dire s’applique aux campagnes avec quelques correctifs nécessaires. La théorie officielle érige la propriété des kolkhozes en propriété socialiste. La Pravda écrit que les kolkhozes sont déjà en réalité comparables à des "entreprises d’Etat du type socialiste". Elle ajoute aussitôt que la "garantie du développement socialiste de l’agriculture réside dans la direction des kolkhozes par le parti bolchevique" ; c’est nous renvoyer de l’économie à la politique. C’est dire que les rapports socialistes sont pour le moment établis non dans les relations véritables entre les hommes, mais dans le coeur tutélaire des supérieurs. Les travailleurs feront bien de se défier de ce coeur-là. La vérité est que l’économie des kolkhozes est à mi-chemin entre l’agriculture parcellaire individuelle et l’économie étatique ; et que les tendances petites-bourgeoises au sein des kolkhozes sont on ne peut mieux affermies par la rapide croissance de l’avoir individuel des paysans.

N’occupant que 4 millions d’hectares contre 108 millions d’hectares d’emblavures collectives, soit moins de 4%, les parcelles individuelles des membres de kolkhozes, soumises à une culture intensive, surtout maraîchère, fournissent au paysan les articles les plus indispensables à sa consommation. La majeure partie du gros bétail, des moutons et des porcs appartient aux membres des kolkhozes, non aux kolkhozes. Il arrive constamment que les paysans fassent de leurs parcelles individuelles le principal et relèguent au second plan les kolkhozes d’un faible rapport. Les kolkhozes qui paient mieux la journée de travail gravissent par contre un échelon en formant une catégorie de fermiers aisés. Les tendances centrifuges ne disparaissent pas, elles se fortifient et s’étendent au contraire. En tout cas, les kolkhozes n’ont réussi pour le moment qu’à transformer les formes juridiques de l’économie dans les campagnes et en particulier le mode de répartition des revenus ; ils n’ont presque pas touché à l’ancienne isba, au potager, à l’élevage, au rythme du pénible travail de la terre, et même à l’ancienne façon de considérer l’Etat qui, s’il ne sert plus les propriétaires fonciers et la bourgeoisie, prend néanmoins trop aux campagnes pour donner aux villes et entretient trop de fonctionnaires voraces.

Les catégories suivantes figureront sur les feuilles du recensement du 6 janvier 1937 : ouvriers, employés, travailleurs de kolkhozes, cultivateurs individuels, artisans, profession libres, desservants du culte, non-travailleurs. Le commentaire officiel précise que la feuille ne comporte pas d’autres rubriques parce qu’il n’y a pas de classes en U.R.S.S. La feuille est en réalité conçue de manière à dissimuler l’existence de milieux privilégiés et de bas-fonds déshérités. Les véritables couches sociales que l’on eût dû repérer sans peine à l’aide d’un recensement honnête sont plutôt celles-ci : hauts fonctionnaires, spécialistes et autres personnes vivant bourgeoisement ; couches moyennes et inférieures de fonctionnaires et spécialistes vivant comme de petits bourgeois ; aristocratie ouvrière et kolkhozienne placée à peu près dans les mêmes conditions que les précédents ; ouvriers moyens ; paysans moyens des kolkhozes ; ouvriers et paysans voisinant avec le Lumpen proletariat ou prolétariat déclassé ; jeunes clochards, prostituées et autres.

La nouvelle constitution, quand elle déclare que "l’exploitation de l’homme par l’homme est abolie en U.R.S.S.", dit le contraire de la vérité. La nouvelle différenciation sociale a créé les conditions d’une renaissance de l’exploitation sous ses formes les plus barbares qui sont celles de l’achat de l’homme pour le service personnel d’autrui. La domesticité ne figure pas dans les feuilles de recensement, devant évidemment être comprise dans la rubrique "ouvriers". Les questions suivantes ne sont pas posées : Le citoyen soviétique a-t-il des domestiques et lesquels ? (bonne, cuisinière, nourrice, gouvernante, chauffeur) ; a-t-il une auto à son service ? de combien de chambres dispose-t-il ? Il n’est pas question non plus du montant de son salaire ! Si l’on remettait en vigueur la règle soviétique qui prive de droits politiques quiconque exploite le travail d’autrui, il apparaîtrait tout à coup que les sommets dirigeants de la société soviétique devraient être privés du bénéfice de la constitution ! Par bonheur, une égalité complète des droits est établie... entre le maître et les domestiques.

Deux tendances opposées grandissent au sein du régime : développant les forces productives — au contraire du capitalisme stagnant — il crée les fondements économiques du socialisme ; et poussant à l’extrême, dans sa complaisance envers les dirigeants, les normes bourgeoises de la répartition, il prépare une restauration capitaliste. La contradiction entre les formes de la propriété et les normes de la répartition ne peut pas croître indéfiniment. Ou les normes bourgeoises devront, d’une façon ou d’une autre, s’étendre aux moyens de production, ou les normes socialistes devront être accordées à la propriété socialiste.

La bureaucratie redoute la révélation de cette alternative. Partout, dans la presse, à la tribune, dans la statistique, dans les romans de ses écrivains et les vers de ses poètes, dans le texte enfin de sa nouvelle constitution, elle emploie les abstractions du vocabulaire socialiste pour voiler les rapports sociaux dans les villes et les campagnes. Et c’est ce qui rend si fausse, si médiocre et si artificielle l’idéologie officielle.

CAPITALISME D’ETAT ?
En présence de nouveaux phénomènes les hommes cherchent souvent un refuge dans les vieux mots. On a tenté de camoufler l’énigme soviétique à l’aide du terme "capitalisme d’Etat", qui a l’avantage de n’offrir à personne de signification précise. Il servit d’abord à désigner les cas où l’Etat bourgeois assume la gestion des moyens de transports et de certaines industries. La nécessité de semblables mesures est un des symptômes de ce que les forces productives du capitalisme dépassent le capitalisme et l’amènent à se nier partiellement lui-même dans la pratique. Mais le système, se survivant, demeure capitaliste en dépit des cas où il en arrive à se nier lui-même.

On peut, sur le plan de la théorie, se représenter une situation dans laquelle la bourgeoisie tout entière se constituerait en société par actions pour administrer, avec les moyens de l’Etat, toute l’économie nationale. Le mécanisme économique d’un régime de ce genre n’offrirait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses propres ouvriers, mais une fraction de la plus-value du pays entier proportionnelle à sa part de capital. Dans un "capitalisme d’Etat" intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s’appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple opération de comptabilité. Il n’y a jamais eu de régime de ce genre et il n’y en aura jamais par suite des profondes contradictions qui divisent les possédants entre eux — d’autant plus que l’Etat, représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la révolution sociale un objet vraiment trop tentant.

Depuis la guerre, et surtout depuis les expériences de l’économie fasciste, on entend le plus souvent par "capitalisme d’Etat" un système d’intervention et de direction économique de l’Etat. Les Français usent en pareil cas d’un terme beaucoup plus approprié : l’étatisme. Le capitalisme d’Etat et l’étatisme ont certainement des points communs ; mais en tant que systèmes, ils seraient plutôt opposés qu’identiques. Le capitalisme d’Etat signifie la substitution de la propriété étatique à la propriété privée et conserve par cela même un caractère radical. L’étatisme, que ce soit dans l’Italie de Mussolini, l’Allemagne de Hitler, les Etats-Unis de Roosevelt ou la France de Léon Blum signifie l’intervention de l’Etat sur les bases de la propriété privée, pour sauver celle-ci. Quels que soient les programmes des gouvernements, l’étatisme consiste inévitablement à reporter des plus forts aux plus faibles les charges du système croupissant. Il n’épargne aux petits propriétaires un désastre complet que parce que leur existence est nécessaire au maintien de la grande propriété. L’étatisme, dans ses efforts pour diriger l’économie, ne s’inspire pas du besoin de développer les forces productives, mais du souci de maintenir la propriété privée au détriment des forces productives qui s’insurgent contre elle. L’étatisme freine l’essor de la technique en soutenant des entreprises non viables et en maintenant des couches sociales parasitaires ; il est en un mot profondément réactionnaire.

La phrase de Mussolini : "Les trois quarts de l’économie italienne, industrielle et agricole, sont entre les mains de l’Etat" (26 mai 1934) ne doit pas être prise à la lettre. L’Etat fasciste n’est pas propriétaire des entreprises, il n’est qu’un intermédiaire entre les capitalistes. Différence appréciable ! Le Popolo d’Italia dit à ce sujet : "L’Etat corporatif unifie et dirige l’économie, mais ne la gère pas (dirige e porta alla unità l’economia, ma non fa l’economia, non gestice), ce qui ne serait pas autre chose, avec le monopole de la production, que le collectivisme" (11 juin 1936). A l’égard des paysans et en général des petits propriétaires, la bureaucratie intervient comme un puissant seigneur ; à l’égard des magnats du capital, comme leur premier fondé de pouvoir. "L’Etat corporatif, écrit fort justement le marxiste italien Ferocci, n’est que le commis du capital des monopoles... Mussolini fait assumer à l’Etat tous les risques des entreprises et laisse aux capitalistes tous les bénéfices de l’exploitation." Hitler marche, sous ce rapport, sur les traces de Mussolini. La dépendance de classe de l’Etat fasciste détermine les limites de la nouvelle économie dirigée et aussi son contenu réel ; il ne s’agit pas d’augmenter le pouvoir de l’homme sur la nature dans l’intérêt de la société, il s’agit de l’exploitation de la société dans l’intérêt d’une minorité. "Si je voulais, se flattait Mussolini, établir en Italie le capitalisme d’Etat ou le socialisme d’Etat, ce qui n’est pas en question, je trouverais aujourd’hui toutes les conditions requises." Sauf une : l’expropriation de la classe capitaliste. Et pour réaliser cette condition-là le fascisme devrait se placer de l’autre côté de la barricade, "ce dont il n’est pas question", se hâte d’ajouter Mussolini, et ce dont il ne sera certainement pas question, car l’expropriation des capitalistes nécessite d’autres forces, d’autres cadres et d’autres chefs.

La première concentration des moyens de production entre les mains de l’Etat que l’histoire connaisse a été accomplie par le prolétariat au moyen de la révolution sociale et non par les capitalistes au moyen des trusts étatisés. Cette brève analyse suffit à montrer combien sont absurdes les tentatives faites pour identifier l’étatisme capitaliste et le système soviétique. Le premier est réactionnaire, le second réalise un grand progrès.

LA BUREAUCRATIE EST-ELLE UNE CLASSE DIRIGEANTE ?
Les classes sont définies par leur place dans l’économie sociale et avant tout par rapport aux moyens de production. Dans les sociétés civilisées, la loi fixe les rapports de propriété. La nationalisation du sol, des moyens de production, des transports et des échanges, et aussi le monopole du commerce extérieur forment les bases de la société soviétique. Et cet acquis de la révolution prolétarienne définit à nos yeux l’U.R.S.S. comme un Etat prolétarien.

Par sa fonction de régulatrice et d’intermédiaire, par le souci qu’elle a de maintenir la hiérarchie sociale, par l’exploitation à ses propres fins de l’appareil de l’Etat, la bureaucratie soviétique ressemble à toute autre bureaucratie et surtout à celle du fascisme. Mais elle s’en distingue aussi par des traits d’une extrême importance. Sous aucun autre régime, la bureaucratie n’atteint à une pareille indépendance. Dans la société bourgeoise, la bureaucratie représente les intérêts de la classe possédante et instruite qui dispose d’un grand nombre de moyens de contrôle sur ses administrations. La bureaucratie soviétique s’est élevée au-dessus d’une classe qui sortait à peine de la misère et des ténèbres et n’avait pas de traditions de commandement et de domination. Tandis que les fascistes, une fois arrivés à la mangeoire, s’unissent à la bourgeoisie par les intérêts communs, l’amitié, les mariages, etc., la bureaucratie de l’U.R.S.S. s’assimile les moeurs bourgeoises sans avoir à côté d’elle une bourgeoisie nationale. En ce sens on ne peut nier qu’elle soit quelque chose de plus qu’une simple bureaucratie. Elle est la seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes, dans la société soviétique.

Une autre particularité n’est pas moins importante. La bureaucratie soviétique a politiquement exproprié le prolétariat pour défendre par ses propres méthodes les conquêtes sociales du prolétariat. Mais le fait même qu’elle se soit approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l’Etat, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l’Etat. L’Etat "appartient " en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports, encore tout à fait récents, se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. Le prolétariat n’a pas encore dit son dernier mot. La bureaucratie n’a pas créé de base sociale à sa domination, sous la forme de conditions particulières de propriété. Elle est obligée de défendre la propriété de l’Etat, source de son pouvoir et de ses revenus. Par cet aspect de son activité, elle demeure l’instrument de la dictature du prolétariat.

Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe "capitaliste d’Etat" ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’Etat. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part énorme du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne, en dépit de la plénitude de leur pouvoir et de l’écran de fumée de la flagornerie.

La société bourgeoise a maintes fois changé, au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste ; les forces productives, fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l’automatisme économique — nous en sommes encore loin — mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l’économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir.

La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l’économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et entre les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhozes se désagrègeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et de la culture.

Mais si le pouvoir socialiste est encore absolument nécessaire à la conservation et au développement de l’économie planifiée, la question de savoir sur qui s’appuie le pouvoir soviétique d’aujourd’hui et dans quelle mesure l’esprit socialiste de sa politique est assuré n’en est que plus sérieuse.

Lénine, parlant au XIe congrès du parti, comme s’il lui faisait ses adieux, disait à l’adresse des milieux dirigeants : "L’histoire connaît des transformations de toutes sortes ; il n’est pas sérieux du tout en politique de compter sur les convictions, le dévouement et les belles qualités de l’âme..." La condition détermine la conscience. En une quinzaine d’années, le pouvoir a modifié la composition sociale des milieux dirigeants plus profondément que ses idées. La bureaucratie étant, de toutes les couches de la société soviétique, celle qui a le mieux résolu sa propre question sociale, elle est pleinement satisfaite de ce qui est et cesse dès lors de donner quelque garantie morale que ce soit de l’orientation socialiste de sa politique. Elle continue à défendre la propriété étatisée par crainte du prolétariat. Cette crainte salutaire est nourrie et entretenue par le parti illégal des bolcheviks-léninistes, qui est l’expression la plus consciente du courant socialiste contre l’esprit de réaction bourgeoise dont est profondément pénétrée la bureaucratie thermidorienne. En tant que force politique consciente la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse, fort heureusement, n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l’inéluctabilité de la révolution mondiale.

LA QUESTION DU CARACTERE SOCIAL DE L’U.R.S.S. N’EST PAS ENCORE TRANCHEE PAR L’HISTOIRE
Formulons, pour mieux comprendre le caractère social de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, deux hypothèses d’avenir. Supposons la bureaucratie soviétique chassée du pouvoir par un parti révolutionnaire ayant toutes les qualités du vieux bolchevisme et enrichi, en outre, de l’expérience mondiale de ces derniers temps. Ce parti commencerait par rétablir la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait et devrait rétablir la liberté des partis soviétiques. Avec les masses, à la tête des masses, il procéderait à un nettoyage sans merci des services de l’Etat. Il abolirait les grades, les décorations, les privilèges et ne maintiendrait de l’inégalité dans la rétribution du travail que ce qui est nécessaire à l’économie et à l’Etat. Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser librement, d’apprendre, de critiquer, en un mot, de se former. Il introduirait de profondes modifications dans la répartition du revenu national, conformément à la volonté des masses ouvrières et paysannes. Il n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires en matière de propriété. Il continuerait et pousserait à fond l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique, après le renversement de la bureaucratie, le prolétariat aurait à accomplir dans l’économie de très importantes réformes, il n’aurait pas à faire une nouvelle révolution sociale.

Si, à l’inverse, un parti bourgeois renversait la caste soviétique dirigeante, il trouverait pas mal de serviteurs parmi les bureaucrates d’aujourd’hui, les techniciens, les directeurs, les secrétaires du parti, les dirigeants en général. Une épuration des services de l’Etat s’imposerait aussi dans ce cas ; mais la restauration bourgeoise aurait vraisemblablement moins de monde à jeter dehors qu’un parti révolutionnaire. L’objectif principal du nouveau pouvoir serait de rétablir la propriété privée des moyens de production. Il devrait avant tout donner aux kolkhozes faibles la possibilité de former de gros fermiers et transformer les kolkhozes riches en coopératives de production du type bourgeois, on en sociétés par actions. Dans l’industrie, la dénationalisation commencerait par les entreprises de l’industrie légère et de l’alimentation. Le plan se réduirait dans les premiers temps à des compromis entre le pouvoir et les "corporations", c’est-à-dire les capitaines de l’industrie soviétique, ses propriétaires potentiels, les anciens propriétaires émigrés et les capitalistes étrangers. Bien que la bureaucratie soviétique ait beaucoup fait pour la restauration bourgeoise, le nouveau régime serait obligé d’accomplir sur le terrain de la propriété et du mode de gestion non une réforme mais une véritable révolution.

Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s’emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l’Etat. L’évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l’égalité socialiste. Dès maintenant, elle a dû malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations ; il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans des rapports de propriété. On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C’est ignorer l’instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n’est pas tombé du ciel. Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d’être directeur de trust il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. Au contraire, la victoire du prolétariat sur la bureaucratie marquerait la renaissance de la révolution socialiste. La troisième hypothèse nous ramène ainsi aux deux premières, par lesquelles nous avions commencé pour plus de clarté et de simplicité.

Qualifier de transitoire ou d’intermédiaire le régime soviétique, c’est écarter les catégories sociales achevées comme le capitalisme (y compris le "Capitalisme d’Etat") et le socialisme. Mais cette définition est en elle-même tout à fait insuffisante et risque de suggérer l’idée fausse que la seule transition possible pour le régime soviétique actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste cependant parfaitement possible. Une définition plus complète sera nécessairement plus longue et plus lourde.

L’U.R.S.S. est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle : a)les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’Etat un caractère socialiste ; b)le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c)les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d)le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ; e)la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f)la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g)l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h)la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i)les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international.

Les doctrinaires ne seront naturellement pas satisfaits par une définition aussi vague. Ils voudraient des formules catégoriques ; oui et oui, non et non. Les questions de sociologie seraient bien plus simples Si les phénomènes sociaux avaient toujours des contours précis. Mais rien n’est plus dangereux que d’eliminer, en poursuivant la précision logique, les éléments qui contrarient dès maintenant nos schémas et peuvent demain les réfuter. Nous craignons par-dessus tout, dans notre analyse, de faire violence au dynamisme d’une formation sociale qui n’a pas de précédent et ne connaît pas d’analogue. La fin scientifique et politique que nous poursuivons nous interdit de donner une définition achevée d’un processus inachevé, elle nous impose d’observer toutes les phases du phénomène, d’en faire ressortir les tendances progressistes et réactionnaires, de révéler leur interaction, de prévoir les diverses variantes du développement ultérieur et de trouver dans cette prévision un point d’appui pour l’action.


Notes
[1] En 1959, les stations de tracteurs et machines ont été dissoutes, et ceux-ci vendus aux kolkhozes.

Chapitre ONZE

OU VA L’U.R.S.S.?

LE BONAPARTISME, REGIME DE CRISE
La question que nous avons posée plus haut, pour le lecteur : Comment se fait-il que le groupe dirigeant ait pu en dépit de ses fautes sans nombre, acquérir un pouvoir illimité ? ou en d’autres termes : Comment expliquer le contraste entre la médiocrité idéologique des thermidoriens et leur puissance matérielle ? Cette question peut recevoir maintenant une réponse sensiblement plus concrète et plus catégorique. La société soviétique n’est pas harmonieuse. Ce qui est vice pour une classe ou couche sociale est vertu pour l’autre. Si, du point de vue des formes socialistes de la société, la politique de la bureaucratie étonne par ses contradictions et ses discordances, elle apparaît comme fort conséquente du point de vue de l’affermissement des nouveaux dirigeants.

L’appui de l’Etat au paysan cossu (1923-1928) constituait un danger mortel pour l’avenir du socialisme. Mais la bureaucratie, aidée de la petite bourgeoisie, réussit à ligoter l’avant-garde prolétarienne et à écraser l’opposition bolchevique. Ce qui était "erreur" du point de vue socialiste était bénéfice net du point de vue des intérêts de la bureaucratie. Cependant, quand le koulak commença à la menacer elle-même, elle se retourna contre lui. L’extermination panique des paysans aisés, étendue aux paysans moyens, ne coûta pas moins cher au pays qu’une invasion étrangère. La bureaucratie maintint ses positions. L’allié d’hier défait, elle se mit à former avec la plus grande énergie une nouvelle aristocratie. Sabotage du socialisme ? Evidemment, mais aussi affermissement de la caste gouvernante. La bureaucratie ressemble à toutes les castes dirigeantes en ce sens qu’elle est prête à fermer les yeux sur les fautes les plus grossières de ses chefs en politique générale si, en revanche, ils lui sont absolument fidèles dans la défense de ses privilèges. Plus les nouveaux maîtres sont inquiets et plus ils apprécient la répression sans merci de la moindre menace concernant leurs droits bien acquis. C’est sous cet angle qu’une caste de parvenus sélectionne ses chefs. Et c’est là le secret de Staline.

Mais la puissance et l’indépendance de la bureaucratie ne sauraient croître indéfiniment. Il y a des facteurs historiques plus forts que les maréchaux et même que les secrétaires généraux. La rationalisation de l’économie ne se conçoit pas sans inventaire précis. L’inventaire est incompatible avec l’arbitraire bureaucratique. Le souci de rétablir un rouble stable, c’est-à-dire indépendant des "chefs", est commandé à la bureaucratie par la contradiction de plus en plus accusée entre son pouvoir absolu et le développement des forces productives du pays. La monarchie absolue devint ainsi autrefois incompatible avec le développement du marché bourgeois. Le calcul monétaire ne peut manquer de donner une forme plus ouverte à la lutte des diverses couches de la population pour la répartition du revenu national. Le barème des salaires, à peu près indiffèrent à l’ouvrier à l’époque des cartes de vivres, acquiert désormais pour lui une importance capitale ; et dès lors se pose la question des syndicats. La nomination, venant d’en haut, des fonctionnaires syndicaux se heurtera à une résistance de plus en plus tenace. Enfin, le travail aux pièces intéresse l’ouvrier à la bonne gestion des entreprises. On voit les stakhanovistes se plaindre de plus en plus fréquemment des défauts d’organisation de la production. Le népotisme bureaucratique qui sévit dans la désignation des directeurs, des ingénieurs et du personnel industriel en général, devient de moins en moins tolérable. La coopération et le commerce étatisé tombent bien plus qu’auparavant sous la dépendance des consommateurs. Les kolkhozes et leurs membres apprennent à traduire leurs relations avec l’Etat dans le langage des chiffres. Ils ne souffriront pas toujours qu’on leur désigne des administrateurs dont souvent le seul mérite est de convenir aux bureaucrates locaux. Enfin, le rouble promet de porter la lumière dans le domaine le plus secret : celui des revenus licites et illicites de la bureaucratie. Et la circulation monétaire devenant, dans un pays politiquement étouffé, le moyen puissant de la mobilisation des forces d’opposition, annonce le déclin de l’absolutisme "éclairé".

Tandis que la croissance de l’industrie et l’entrée de l’agriculture dans la sphère du plan compliquent extrêmement la tâche de la direction en mettant au premier rang le problème de la qualité, la bureaucratie tue l’initiative créatrice et le sentiment de responsabilité sans lesquels il ne peut pas y avoir de progrès qualitatif. Les plaies du système sont peut-être moins visibles dans l’industrie lourde, mais elles rongent, en même temps que la coopération, l’industrie légère et alimentaire, les kolkhozes, les industries locales, c’est-à-dire toutes les branches de la production proches de la population.

Le rôle progressiste de la bureaucratie soviétique coïncide avec la période d’assimilation. Le gros travail d’imitation, de greffe, de transfert, d’acclimatation s’est fait sur le terrain préparé par la révolution. Il n’a pas été question, jusqu’ici, d’innover dans le domaine de la technique, de la science ou de l’art. On peut construire des usines géantes d’après des modèles importés de l’étranger sous le commandement bureaucratique, en les payant, il est vrai, le triple de leur prix. Mais plus on ira, plus on se heurtera au problème de la qualité et celui-ci échappe à la bureaucratie comme une ombre. La production semble marquée du sceau de l’indifférence. Dans l’économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d’initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange.

Après le problème de la qualité, il s’en pose d’autres, plus grandioses et plus complexes, que l’on peut grouper sous la rubrique de "l’action créatrice technique et culturelle". Un philosophe de l’Antiquité soutenait que la discussion était mère de toutes choses. Là où le choc des idées est impossible, il ne saurait y avoir création de nouvelles valeurs. La dictature révolutionnaire, nous l’admettons, constitue en elle-même une sévère limitation de la liberté. C’est précisément pourquoi les époques révolutionnaires n’ont jamais été propices à la création culturelle, pour laquelle elles ne faisaient que déblayer le terrain. La dictature du prolétariat ouvre au génie humain un horizon d’autant plus vaste qu’elle cesse d’être une dictature. La civilisation socialiste ne s’épanouira qu’avec le dépérissement de l’Etat. Cette loi simple et inflexible implique la condamnation, sans recours possible, du régime politique actuel de l’U.R.S.S. La démocratie soviétique n’est pas une revendication politique abstraite ou morale. Elle est devenue pour le pays une question de vie ou de mort.

Si le nouvel Etat n’avait pas d’autres intérêts que ceux de la société, le dépérissement de ses fonctions de contrainte serait graduel et incolore. Mais l’Etat n’est pas désincarné. Les fonctions spécifiques se sont créé des organes. La bureaucratie, considérée dans son ensemble, se préoccupe moins de la fonction que du tribut que celle-ci lui rapporte. La caste gouvernante s’efforce de perpétuer et d’affermir les organes de la coercition. Elle ne ménage rien ni personne pour se maintenir au pouvoir et conserver ses revenus. Plus le cours des choses lui est contraire et plus elle se montre impitoyable à l’égard de éléments avancés du peuple. De même que l’Eglise catholique, elle a formulé son dogme de l’infaillibilité après que son déclin fut commencé ; mais elle l’a tout de suite porté à une hauteur dont le pape ne saurait rêver.

La divinisation de plus en plus impudente de Staline est, malgré ce qu’elle a de caricatural, nécessaire au régime. La bureaucratie a besoin d’un arbitre suprême inviolable, premier consul à défaut d’empereur, et elle élève sur ses épaules l’homme qui répond le mieux à ses prétentions à la domination. La "fermeté" du chef, tant admirée des dilettantes littéraires de l’occident, n’est que la résultante de la pression collective d’une caste prête à tout pour se défendre. Chaque fonctionnaire professe que "l’Etat c’est lui". Chacun se retrouve sans peine en Staline. Staline découvre en chacun le souffle de son esprit. Staline personnifie la bureaucratie et c’est ce qui fait sa personnalité politique.

Le césarisme ou sa forme bourgeoise, le bonapartisme, entre en scène, dans l’histoire, quand l’âpre lutte de deux adversaires paraît hausser le pouvoir au-dessus de la nation et assure aux gouvernants une indépendance apparente à l’égard des classes, tout en ne leur laissant en réalité que la liberté dont ils ont besoin pour défendre les privilégiés. S’élevant au-dessus d’une société politiquement atomisée, s’appuyant sur la police et le corps des officiers sans tolérer aucun contrôle, le régime stalinien constitue une variété manifeste du bonapartisme, d’un type nouveau, sans analogue jusqu’ici. Le césarisme naquit dans une société fondée sur l’esclavage et bouleversée par les luttes intestines. Le bonapartisme fut un des instruments du régime capitaliste dans ses périodes critiques. Le stalinisme en est une variété, mais sur les bases de l’Etat ouvrier déchiré par l’antagonisme entre la bureaucratie soviétique organisée et armée et les masses laborieuses désarmées.

L’histoire en témoigne, le bonapartisme s’accommode fort bien du suffrage universel et même du vote secret. Le plébiscite est un de ses attributs démocratiques. Les citoyens sont de temps à autre invités à se prononcer pour ou contre le chef, et le votant sent sur sa tempe le froid léger d’un canon de revolver. Depuis Napoléon III, qui fait aujourd’hui figure d’un dilettante provincial, la technique plébiscitaire a connu des perfectionnements extraordinaires. La nouvelle constitution soviétique, instituant un bonapartisme plébiscitaire, est le couronnement du système.

Le bonapartisme soviétique est dû, en dernier lieu, au retard de la révolution mondiale. La même cause a engendré le fascisme dans les pays capitalistes. Nous arrivons à une conclusion à première vue inattendue, mais en réalité irréprochable, et c’est que l’étouffement de la démocratie soviétique par la bureaucratie toute-puissante et les défaites infligées à la démocratie en d’autres pays sont dus à la lenteur dont le prolétariat mondial fait preuve dans l’accomplissement de la tâche que lui assigne l’histoire. En dépit de la profonde différence de leurs bases sociales, le stalinisme et le fascisme sont des phénomènes symétriques. Par bien des traits ils se ressemblent d’une façon accablante. Un mouvement révolutionnaire victorieux en Europe ébranlerait aussitôt le fascisme et aussi le bonapartisme soviétique. La bureaucratie stalinienne a raison, quant à elle, de tourner le dos à la révolution internationale ; elle obéit, ce faisant, à l’instinct de conservation.

LA LUTTE DE LA BUREAUCRATIE CONTRE "L’ENNEMI DE CLASSE"
Dans les premiers temps du régime soviétique, le parti servit de contrepoids à la bureaucratie. Elle administrait l’Etat, le parti la contrôlait. Veillant avec zèle à ce que l’inégalité ne passât point les limites du nécessaire, le parti était toujours en lutte ouverte ou voilée avec la bureaucratie. Le rôle historique de la fraction stalinienne fut de faire cesser cette dualité en subordonnant le parti à ses propres bureaux et en faisant fusionner les bureaux du parti et ceux de l’Etat. Ainsi s’est créé le régime totalitaire actuel. La victoire de Staline s’est trouvée assurée du fait du service définitif qu’il rendait à la bureaucratie.

Au cours des dix premières années, l’opposition de gauche eut en vue la conquête idéologique du parti sans entrer, contre lui, dans la voie de la conquête du pouvoir. Le mot d’ordre était : Réforme et non révolution. Dès alors, cependant, la bureaucratie était prête à n’importe quel coup d’Etat pour se défendre contre une réforme démocratique. Quand, en 1927, le conflit devint aigu, Staline, se tournant, au comité central, vers l’opposition, s’écria : "Ces cadres, vous ne les révoquerez que par la guerre civile !" Les défaites du prolétariat européen ont fait de cette menace une réalité historique. Le chemin de la réforme est devenu celui d’une révolution.

Les incessantes épurations du parti et des organisations soviétiques ont pour objet d’empêcher le mécontentement des masses de trouver une expression politique nette. Mais les répressions ne tuent pas la pensée, elles ne font que la refouler. Communistes et sans-parti ont deux convictions : l’officielle et la secrète. La délation et l’inquisition dévorent la société. La bureaucratie qualifie invariablement ses adversaires d’ennemis du socialisme. Usant de faux judiciaires au point que cet usage est entré dans les moeurs, elle leur impute à son gré les pires crimes. Elle extorque aux faibles, sous menace de mort, des aveux qu’elle leur dicte elle-même et dont elle se sert ensuite pour accuser ceux qui sont plus fermes.

La Pravda, commentant la constitution "la plus démocratique du monde", écrivait, le 5 juin 1936, qu’"il serait impardonnablement sot" de penser que, malgré la liquidation des classes, "les forces des classes hostiles au socialisme se sont résignées à leur défaite... La lutte continue". Quelles sont donc ces "forces des classes hostiles ?" Voici : "Le reste des groupes contre-révolutionnaires, des gardes-blancs de tout acabit et surtout de la variété trotskyste-zinoviéviste... Après l’inévitable mention de "l’espionnage et de l’action terroriste et destructrice" (des trotskystes et des zinovièvistes !), l’organe de Staline promet : "Nous continuerons à anéantir d’une main ferme les ennemis du peuple, les reptiles et les furies trotskystes, quel que soit leur habile camouflage." Ces menaces, répétées chaque jour par la presse, ne font qu’accompagner le travail de la Guépéou.

Un certain Pétrov, membre du parti depuis 1918, combattant de la guerre civile, par la suite agronome soviétique et opposant de droite, s’étant évadé en 1936 de déportation et ayant réussi à passer à l’étranger, écrit sur les "trotskystes", dans un journal de l’émigration libérale, ce qui suit : "Eléments de gauche ? Psychologiquement, ce sont les derniers révolutionnaires. Authentiques, brûlants. Rien de l’affairisme grisaillant, pas de compromis. Des hommes admirables. Des idées idiotes... L’incendie de l’univers et ce genre de visions..." Laissons la question des "idées". Le jugement moral porté sur les éléments de gauche par leurs adversaires de droite est d’une éloquence spontanée. Ce sont justement ces "derniers révolutionnaires authentiques et brûlants" que les généraux et les colonels de la Guépéou accusent de... contre-révolution dans l’intérêt de l’impérialisme.

L’hystérie bureaucratique haineusement déchaînée contre l’opposition bolchevique acquiert une signification politique éclatante en présence de la levée des restrictions de droits édictées autrefois contre les personnes d’origine bourgeoise. Les décrets conciliants qui leur facilitent l’accès aux emplois et aux études supérieures procèdent de l’idée que la résistance des classes dominantes de jadis cesse, tandis que l’ordre nouveau se révèle inébranlable. "Ces restrictions sont devenues superflues", expliquait Molotov à la session de l’Exécutif de janvier 1936. Il apparaît au même moment que les pires "ennemis de classe" se recrutent parmi les hommes qui ont toute leur vie combattu pour le socialisme, à commencer par les collaborateurs les plus proches de Lénine, comme Zinoviev et Kamenev. A la différence de la bourgeoisie, les "trotskystes" sont, s’il faut en croire la Pravda, d’autant plus "exaspérés" que "les contours de la société socialiste sans classes s’esquissent plus lumineusement". Cette philosophie délirante, née de la nécessité de justifier de nouvelles situations au moyen de vieilles formules, ne peut naturellement pas donner le change sur le déplacement réel des antagonismes sociaux. D’une part, la création de "notables" ouvre les carrières aux rejetons les plus ambitieux de la bourgeoisie, car on ne risque rien à leur accorder l’égalité des droits. De l’autre, le même fait provoque le mécontentement aigu et très dangereux des masses et principalement de la jeunesse ouvrière. Et c’est ce qui explique la campagne contre "les reptiles et les furies trotskystes".

Le glaive de la dictature, qui frappait auparavant les partisans de la restauration bourgeoise, s’abat maintenant sur ceux qui s’insurgent contre la bureaucratie. Il frappe l’avant-garde prolétarienne et non les ennemis de classe du prolétariat. En relation avec la modification capitale de ses fonctions, la police politique, composée naguère des bolcheviks les plus dévoués, les plus disposés au sacrifice, devient l’élément le plus gangrené de la bureaucratie.

Les thermidoriens mettent à proscrire les révolutionnaires toute la haine que leur inspirent des hommes qui leur rappellent le passé et leur font craindre l’avenir. Les bolcheviks les plus fermes et les plus fidèles, la fleur du parti, sont dans les prisons, les coins perdus de la Sibérie et de l’Asie centrale, les nombreux camps de concentration. Dans les prisons mêmes et les lieux de déportation, les opposants sont encore en butte aux perquisitions, au blocus postal, à la faim. On arrache la femme à son mari, afin de les briser tous deux et de les contraindre aux abjurations. L’abjuration d’ailleurs n’est pas le salut : au premier soupçon ou à la première dénonciation, le repenti est doublement châtié. L’aide apportée aux déportés, même par leurs proches, est considérée comme un crime, l’entraide comme un complot.

La grève de la faim est, dans ces conditions, le seul moyen de défense laissé aux persécutés. La Guépéou y répond par l’alimentation forcée, à moins qu’elle ne laisse a ses prisonniers la liberté de mourir. Des centaines de révolutionnaires russes et étrangers ont été au cours des dernières années poussés à des grèves de la faim mortelles, fusillés ou acculés au suicide. En douze ans, le gouvernement a plusieurs fois annoncé l’extirpation définitive de l’opposition. Mais au cours de l’"épuration" des derniers mois de 1935 et du premier semestre de 1936, des centaines de milliers de communistes ont de nouveau été exclus du parti ; de ce nombre, plusieurs dizaines de milliers de "trotskystes". Les plus actifs ont été aussitôt arrêtés, jetés en prison ou envoyés dans les camps de concentration. Quant aux autres, Staline ordonna aux autorités locales, par le truchement de la Pravda, de ne point leur donner de travail. Dans un pays où l’Etat est le seul employeur, une mesure de ce genre équivaut à une condamnation à mourir de faim. L’ancien principe : "Qui ne travaille pas ne mange pas" est remplacé par cet autre : "Qui ne se soumet pas ne mange pas." Combien de bolcheviks ont été exclus, arrêtés, déportés, exterminés à partir de 1923, l’année où s’ouvre l’ère du bonapartisme, nous ne le saurons que le jour où s’ouvriront les archives de la police politique de Staline [1]. Combien demeurent dans l’illégalité, nous ne le saurons que le jour où commencera l’effondrement du régime bureaucratique.

Quelle importance peuvent avoir vingt ou trente mille opposants dans un parti de deux millions de membres ? Sur ce point, la simple confrontation des chiffres n’est pas parlante. Il suffit d’une dizaine de révolutionnaires dans un régiment pour le faire passer, dans une atmosphère surchauffée, du côté du peuple. Ce n’est pas sans raison que les états-majors ont une peur bleue des petits groupes clandestins et même des militants isolés. Cette peur-là, qui fait trembler la bureaucratie stalinienne, explique la cruauté de ses proscriptions et la bassesse de ses calomnies.

Victor Serge, qui a passé en U.R.S.S. par toutes les étapes de la répression, a apporté à l’Occident le terrible message de ceux qu’on torture pour fidélité à la révolution et résistance à ses fossoyeurs. Il écrit :

"Je n’exagère rien, je pèse mes mots je puis étayer chacun d’eux de preuves tragiques et de noms...

"Parmi cette masse de victimes et d’objecteurs, silencieux pour la plupart, une héroïque minorité m’est proche entre toutes, précieuse par son énergie, sa clairvoyance, son stoïcisme, son attachement au bolchevisme de la grande époque. Ils sont quelques milliers, communistes de la première heure, compagnons de Lénine et de Trotsky, bâtisseurs des républiques soviétiques quand existaient les soviets, à invoquer contre la déchéance intérieure du régime les principes du socialisme, à défendre comme ils peuvent (et ils ne peuvent plus que consentir à tous les sacrifices) les droits de la classe ouvrière...

"Les enfermés de là-bas tiendront tant qu’il faudra, jusqu’au bout, dussent-ils ne pas voir se lever sur la révolution une nouvelle aurore. Les révolutionnaires d’Occident peuvent compter sur eux : la flamme sera maintenue, ne serait-ce que dans les prisons. Ils comptent aussi sur vous. Vous devez, nous devons les défendre, pour défendre la démocratie ouvrière dans le monde, restituer à la dictature du prolétariat son visage de libératrice, rendre un jour à l’U.R.S.S. sa grandeur morale et la confiance des travailleurs..."

UNE NOUVELLE REVOLUTION EST INELUCTABLE
Réfléchissant au dépérissement de l’Etat, Lénine écrivait que l’accoutumance à l’observation des règles de la communauté peut écarter toute nécessité de contrainte "si rien ne suscite l’indignation, la protestation et la révolte et n’appelle ainsi la répression". Tout est dans ce si. Le régime actuel de l’U.R.S.S. suscite à chaque pas des protestations d’autant plus douloureuses qu’elles sont étouffées. La bureaucratie n’est pas seulement un appareil de contrainte, c’est encore une cause permanente de provocation. L’existence même d’une caste de maîtres avide, menteuse et cynique ne peut pas ne pas susciter une révolte cachée. L’amélioration de la situation des ouvriers ne les réconcilie pas avec le pouvoir ; loin de là, elle prépare, en élevant leur dignité et en ouvrant leur pensée aux questions de politique générale, leur conflit avec les dirigeants.

Les "chefs" inamovibles se plaisent à répéter qu’il est nécessaire d’"apprendre", de s’"assimiler la technique", de "se cultiver" et autres belles choses. Mais les maîtres eux-mêmes sont ignorants, peu cultivés, n’apprennent rien sérieusement, demeurent grossiers et déloyaux. Leur prétention à la tutelle totale de la société, qu’il s’agisse de commander les gérants de coopératives ou les compositeurs de musique, en devient intolérable. La population ne pourra accéder à une culture plus haute sans secouer son assujettissement humiliant à cette caste d’usurpateurs.

Le fonctionnaire finira-t-il par dévorer l’Etat ouvrier ou la classe ouvrière réduira-t-elle le fonctionnaire à l’incapacité de nuire ? Telle est la question dont dépend le sort de l’U.R.S.S. L’immense majorité des ouvriers est dès maintenant hostile à la bureaucratie ; les masses paysannes lui vouent une vigoureuse haine plébéienne. Si, à l’opposé des paysans, les ouvriers n’engagent presque pas la lutte, laissant ainsi les campagnes à leurs errements et à leur impuissance, ce n’est pas seulement à cause de la répression : les ouvriers craignent de frayer la route à une restauration capitaliste. Les relations de réciprocité entre l’Etat et la classe ouvrière sont beaucoup plus complexes que ne l’imaginent les "démocrates" vulgaires. Sans économie planifiée, l’U.R.S.S. serait rejetée à des dizaines d’années en arrière. En maintenant cette économie, la bureaucratie continue à remplir une fonction nécessaire. Mais c’est d’une façon telle qu’elle prépare le torpillage du système et menace tout l’acquis de la révolution. Les ouvriers sont réalistes. Sans se faire illusion sur la caste dirigeante, tout au moins sur les couches de cette caste qu’ils connaissent d’un peu près, ils voient pour le moment en elle la gardienne d’une partie de leurs propres conquêtes. Ils ne manqueront pas de bouter dehors la gardienne malhonnête, insolente et suspecte, dès qu’ils verront la possibilité de s’en passer. Il faut pour cela qu’une éclaircie révolutionnaire se produise en Occident ou en Orient.

La cessation de toute lutte politique visible est présentée par les agents et les amis du Kremlin comme une "stabilisation" du régime. A la vérité, elle ne signifie qu’une stabilisation momentanée de la bureaucratie, le mécontentement du peuple étant refoulé. La jeune génération souffre surtout du joug de l’"absolutisme éclairé", beaucoup plus absolu, du reste, qu’éclairé... La vigilance de plus en plus redoutable de la bureaucratie face à toute lueur de pensée, de même que l’insupportable encensement du "chef" providentiel attestent le divorce entre l’Etat et la société et aussi l’aggravation des contradictions intérieures qui, faisant pression sur les cloisons de l’Etat, cherchent une issue et la trouveront inévitablement.

Les attentats commis contre les représentants du pouvoir ont souvent une grande importance symptomatique qui permet de juger de la situation d’un pays. Le plus retentissant a été l’assassinat de Kirov, dictateur habile et sans scrupule de Leningrad, personnalité typique de sa corporation. Les actes terroristes sont par eux-mêmes tout à fait incapables de renverser l’oligarchie bureaucratique. Le bureaucrate, considéré individuellement, peut craindre le revolver ; la bureaucratie dans son ensemble exploite avec succès le terrorisme pour justifier ses propres violences, non sans accuser ses adversaires politiques (l’affaire Zinoviev, Kamenev et autres) [2]. Le terrorisme individuel est l’arme des isolés impatients ou désespérés, appartenant eux-mêmes, le plus souvent, à la jeune génération de la bureaucratie. Mais, comme sous l’autocratie, les crimes politiques annoncent que l’air se charge d’électricité et font pressentir une crise.

En promulguant la nouvelle constitution, la bureaucratie montre qu’elle flaire le danger et entend y parer. Mais il est plus d’une fois arrivé que la dictature bureaucratique, cherchant le salut dans des réformes à prétentions "libérales", n’ait réussi qu’à s’affaiblir. Révélant le bonapartisme, la nouvelle constitution offre en même temps pour le combattre une tranchée à demi-légale. La rivalité électorale des cliques peut être le point de départ de luttes politiques. L’aiguillon dirigé contre les "organes du pouvoir fonctionnant mal" peut devenir un aiguillon contre le bonapartisme. Tous les indices nous portent à croire que les événements amèneront infailliblement un conflit entre les forces populaires, accrues par le développement de la culture, et l’oligarchie bureaucratique. Cette crise ne comporte pas de solution pacifique. On n’a jamais vu le diable se rogner les griffes de son plein gré. La bureaucratie soviétique n’abadonnera pas ses positions sans combat ; le pays s’achemine manifestement vers une révolution.

En présence d’une pression énergique des masses, et étant donné la différenciation sociale des fonctionnaires, la résistance des dirigeants peut être beaucoup plus faible qu’elle ne paraît devoir l’être. Sans doute ne peut-on se livrer, à ce propos, qu’à des conjectures. Quoi qu’il en soit, la bureaucratie ne pourra être écartée que révolutionnairement et ce sera, comme toujours, au prix de sacrifices d’autant moins nombreux qu’on s’y prendra plus énergiquement et plus hardiment. P réparer cette action et se mettre à la tête des masses dans une situation historique favorable, telle est la tâche de la section soviétique de la IVe Internationale, encore faible aujourd’hui et réduite à l’existence clandestine. Mais l’illégalité d’un parti n’est pas son inexistence : ce n’est qu’une forme pénible de son existence. La répression peut se montrer parfaitement efficace contre une classe qui quitte la scène, la dictature révolutionnaire de 1917-1923 l’a pleinement démontré ; le recours à la violence contre l’avant-garde révolutionnaire ne sauvera pas une caste qui se survit, dans la mesure naturellement où l’U.R.S.S. a un avenir.

La révolution que la bureaucratie prépare contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d’octobre 1917 : il ne s’agira pas de changer les bases économiques de la société, de remplacer une forme de propriété par une autre. L’histoire a connu, outre les révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales ; mais elle se maintiendra dans les cadres d’une transformation politique.

Un Etat issu de la révolution ouvrière existe pour la première fois dans l’histoire. Les étapes qu’il doit franchir ne sont inscrites nulle part. Les théoriciens et les bâtisseurs de l’U.R.S.S. espéraient, il est vrai, que le système souple et clair des soviets permettrait à l’Etat de se transformer pacifiquement, de se dissoudre et de dépérir au fur et à mesure que la société accomplirait son évolution économique et culturelle. La réalité s’est montrée plus complexe que la théorie. Le prolétariat d’un pays arriéré a du faire la première révolution socialiste. Il aura très vraisemblablement à payer ce privilège historique d’une seconde révolution, celle-ci contre l’absolutisme bureaucratique. Le programme de cette révolution dépendra du moment où elle éclatera, du niveau que le pays aura atteint et, dans une mesure très appréciable, de la situation internationale. Ses éléments essentiels, suffisamment définis dès à présent, sont indiqués tout au long des pages de ce livre : et ce sont les conclusions objectives de l’analyse des contradictions du régime soviétique.

Il ne s’agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. L’arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d’une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l’économie, la révision radicale des plans dans l’intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des Soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l’épate, feront place à des habitations ouvrières. Les "normes bourgeoises de répartition" seront d’abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l’accroissement de la richesse sociale, devant l’égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l’art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l’internationalisme révolutionnaire.

Plus que jamais, les destinées de la révolution d’Octobre sont aujourd’hui liées à celles de l’Europe et du monde. Les problèmes de l’U.R.S.S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique. Au moment où ce livre paraîtra, la situation sera probablement beaucoup plus claire qu’en ces jours de guerre civile sous Madrid. Si la bureaucratie soviétique réussit, avec sa perfide politique des "fronts populaires", à assurer la victoire de la réaction en France et en Espagne — et l’Internationale communiste fait tout ce qu’elle peut dans ce sens — l’U.R.S.S. se trouvera au bord de l’abîme et la contre-révolution bourgeoise y sera à l’ordre du jour plutôt que le soulèvement des ouvriers contre la bureaucratie. Si, au contraire, malgré le sabotage des réformistes et des chefs "communistes", le prolétariat d’Occident se fraie la route vers le pouvoir, un nouveau chapitre s’ouvrira dans l’histoire de l’U.R.S.S. La première victoire révolutionnaire en Europe fera aux masses soviétiques l’effet d’un choc électrique, les réveillera, relèvera leur esprit d’indépendance, ranimera les traditions de 1905 et 1917, affaiblira les positions de la bureaucratie et n’aura pas moins d’importance pour la IVe Internationale que n’en eut pour la IIIe la victoire de la révolution d’Octobre. Pour le premier Etat ouvrier, pour l’avenir du socialisme, pas de salut si ce n’est dans cette voie.


Notes
[1] Boukharine, Iagoda, Kamenev, Bela Kun, Radek, Rakovski, Rykov, Sosnovski, Toukhachevski et Zinoviev, pour ne iter que des adversaires de Trotsky mentionnés dans cet ouvrage, ont été exécutés ou sont morts en déportation. Ordjonikidzé et Tomski se sont suicidés.

[2] Allusion au premier procès de 1935. L’assassinat de Kirov entraînera également plus tard l’ouverture des célèbres "procès de Moscou".

APPENDICE I

LE "SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS"
Les tendances réactionnaires à l’autarcie constituent un réflexe défensif du capitalisme sénile en présence de ce problème posé par l’histoire : libérer l’économie des chaînes de la propriété privée et de l’Etat national et l’organiser, suivant un plan d’ensemble, sur toute la surface du globe.

La "déclaration des droits du peuple travailleur et exploité" rédigée par Lénine et soumise par le Conseil des commissaires du peuple à la sanction de l’Assemblée constituante, dans les courtes heures que vécut celle-ci, définit en ces termes "l’objectif essentiel" du nouveau régime : "l’établissement d’une organisation socialiste de la société et la victoire du socialisme dans tous les pays." L’internationalisme de la révolution est donc proclamé dans un document essentiel du nouveau régime. Personne n’eût osé, à ce moment-là, poser le problème de quelque autre façon. En avril 1924, trois mois après la mort de Lénine, Staline écrivait encore dans sa compilation sur les Bases du léninisme : "Il suffit des efforts d’un pays pour renverser la bourgeoisie, l’histoire de notre révolution l’enseigne. Pour la victoire définitive du socialisme, pour l’organisation de la production socialiste, les efforts d’un seul pays, surtout paysan comme le nôtre, sont déjà insuffisants ; il y faut les efforts réunis des prolétaires de plusieurs pays avancés." Ces lignes n’ont pas besoin d’être commentées. Mais l’édition dans laquelle elles figurent a été retirée de la circulation. Les grandes défaites du prolétariat européen et les premiers succès, fort modestes pourtant, de l’économie Soviétique, suggérèrent à Staline, au cours de l’automne 1924, que la mission historique de la bureaucratie était de bâtir le socialisme dans un seul pays. Une discussion s’ouvrit autour de cette question, qui parut académique ou scolastique à beaucoup d’esprits superficiels, mais qui, en réalité, exprimait le début de la dégénérescence de la IIIe Internationale et préparait la naissance de la IVe.

L’ex-communiste Petrov, que nous connaissons déjà, émigré blanc aujourd’hui, relate d’après ses propres souvenirs combien fut vive la résistance des jeunes administrateurs à la doctrine qui faisait dépendre l’U.R.S.S. de la révolution internationale. "Comment ! Nous n’arriverions pas nous-mêmes à faire le bonheur de notre pays ? S’il en est autrement d’après Marx, eh bien, nous ne sommes pas marxistes, nous sommes des bolcheviks de Russie, voilà tout." A ces souvenirs sur les discussions de 1923-1926, Petrov ajoute : "Je ne puis m’empêcher de penser à présent que la théorie du socialisme dans un seul pays est plus qu’une simple invention stalinienne." Très juste ! Elle traduisait fort exactement le sentiment de la bureaucratie qui, parlant de la victoire du socialisme, entendait par là sa propre victoire.

Pour justifier sa rupture avec la tradition de l’internationalisme marxiste, Staline eut l’impudence de soutenir que Marx et Engels avaient ignoré... la loi de l’inégalité de développement du capitalisme, découverte par Lénine. Cette affirmation pourrait à juste titre prendre la première place dans notre catalogue des curiosités idéologiques. L’inégalité de développement marque toute l’histoire de l’humanité et plus particulièrement celle du capitalisme. Le jeune historien et économiste Solntsev, militant extraordinairement doué et d’une rare qualité morale, mort dans les prisons soviétiques du fait de son adhésion à l’opposition de gauche, donna en 1926 une note excellente sur la loi de l’inégalité du développement telle qu’on la trouve dans l’oeuvre de Marx. Ce travail ne peut naturellement pas être publié en U.R.S.S. Pour des raisons opposées on a interdit l’ouvrage d’un social-démocrate allemand, enterré et oublié depuis longtemps, nommé Volmar, qui, en 1878, soutenait qu’un "Etat socialiste isolé" était possible — ayant en vue l’Allemagne et non la Russie — en invoquant "la loi de l’inégalité du développement" que l’on nous dit être demeurée inconnue jusqu’à Lénine.

Georg Volmar écrivait : "Le socialisme suppose absolument une économie développée et, s’il ne s’agissait que d’elle, il devrait être surtout puissant là où le développement économique est le plus élevé. La question se pose tout autrement en réalité. L’Angleterre est incontestablement le pays le plus avancé au point de vue économique et le socialisme y joue, nous le voyons, un rôle fort secondaire, alors qu’il est devenu en Allemagne, pays moins développé, une force telle que la vieille société ne se sent plus en sécurité..." Volmar continuait, après avoir indiqué la puissance des facteurs historiques qui déterminent les événements : "Il est évident que les réactions réciproques d’un nombre aussi grand de facteurs rendent impossible, sous les rapports du temps et de la forme, une évolution semblable, ne serait-ce que dans deux pays, pour ne point parler de tous... Le socialisme obéit à la même loi... L’hypothèse d’une victoire simultanée du socialisme dans tous les pays civilisés est tout à fait exclue, de même que celle de l’imitation par les autres pays civilisés de l’exemple de l’Etat qui se sera donné une organisation socialiste... Nous arriverons ainsi à conclure à l’Etat socialiste isolé dont j’espère avoir prouvé qu’il est, sinon la seule possibilité, du moins la plus probable." Cet ouvrage, écrit au moment où Lénine avait huit ans, donne de la loi de l’inégalité du développement une interprétation beaucoup plus juste que celles des épigones soviétiques à partir de l’automne de 1924. Notons ici que Volmar, théoricien de second plan, ne faisait en l’occurrence que commenter les idées d’Engels, que nous avons pourtant vu accuser d’ignorance sur ce point.

"L’Etat socialiste isolé" est depuis longtemps passé du domaine des hypothèses historiques à celui de la réalité, non en Allemagne, mais en Russie. Le fait de son isolement exprime la puissance relative du capitalisme, la faiblesse relative du socialisme. Il reste à franchir entre l’Etat "socialiste" isolé et la société socialiste à jamais débarrassée de l’Etat une grande distance qui correspond précisément au chemin de la révolution internationale.

Béatrice et Sidney Webb nous assurent de leur côté que Marx et Engels n’ont pas cru à la possibilité d’une société socialiste isolée pour la seule raison qu’ils "n’ont jamais rêvé" (neither Marx nor Engels had ever dreamt) d’un instrument aussi puissant que le monopole du commerce extérieur. On ne peut lire ces lignes sans éprouver une certaine gêne pour des auteurs d’un si grand âge. La nationalisation des banques et des sociétés commerciales, des chemins de fer et de la flotte marchande est pour la révolution socialiste tout aussi indispensable que la nationalisation des moyens de production, y compris ceux des industries d’exportation. Le monopole du commerce extérieur ne fait que concentrer entre les mains de l’Etat les moyens matériels de l’importation et de l’exportation. Dire que Marx et Engels n’en ont point rêvé c’est dire qu’ils n’ont point rêvé de révolution socialiste. Comble de malheur, Volmar fait à bon droit du monopole du commerce extérieur l’une des ressources les plus importantes de l’"Etat socialiste isolé". Marx et Engels auraient dû en apprendre le secret chez cet auteur s’il ne l’avait lui-même appris chez eux.

La "théorie" du socialisme dans un seul pays, que Staline n’exposa et ne justifia d’ailleurs nulle part, se réduit à la conception, étrangère à l’histoire et plutôt stérile, selon laquelle ses richesses naturelles permettent à l’U.R.S.S. de construire le socialisme dans ses frontières géographiques. On pourrait affirmer avec autant de succès que le socialisme vaincrait si la population du globe était douze fois moins nombreuse qu’elle ne l’est. En réalité, la nouvelle théorie cherchait à imposer à la conscience sociale un système d’idées plus concret : la révolution est définitivement achevée ; les contradictions sociales ne feront plus que s’atténuer progressivement ; le paysan riche sera peu à peu assimilé par le socialisme ; l’évolution, dans son ensemble, indépendamment des événements extérieurs, demeurera régulière et pacifique. Boukharine, qui tenta de fonder la nouvelle théorie, proclama, comme étant irréfutablement prouvé : "Les différences de classes dans notre pays ou notre technique arriérée ne nous mèneront pas à notre perte ; nous pouvons bâtir le socialisme sur cette base de misère technique elle-même ; la croissance de ce socialisme sera très lente, nous avancerons à pas de tortue, mais nous construirons le socialisme et nous en achèverons la construction..." Ecartons l’idée du "socialisme à construire même sur une base de misère technique" et rappelons une fois de plus la géniale divination de Marx qui nous apprend qu’avec une faible base technique "on ne socialise que le besoin, la pénurie devant entraîner des compétitions pour les articles nécessaires et ramener tout l’ancien fatras..."

L’opposition de gauche proposa en avril 1926, à une assemblée plénière du comité central, l’amendement suivant à la théorie du pas de tortue : "Il serait radicalement erroné de croire qu’on peut s’acheminer vers le socialisme à une allure arbitrairement décidée quand on se trouve entouré par le capitalisme. La progression vers le socialisme ne sera assurée que si la distance séparant notre industrie de l’industrie capitaliste avancée... diminue manifestement et concrètement au lieu de grandir." Staline vit à bon droit dans cet amendement une attaque "masquée" contre la théorie du socialisme dans un seul pays et refusa catégoriquement de rattacher l’allure de l’édification à l’intérieur aux conditions internationales. Le compte rendu sténographique des débats donne sa réponse en ces termes : "Quiconque fait intervenir ici le facteur international ne comprend pas même comment se pose la question et brouille toutes les notions, soit par incompréhension, soit par désir conscient d’y semer la confusion." L’amendement de l’opposition fut repoussé.

L’illusion du socialisme se construisant tout doucement — à pas de tortue — sur une base de misère, entouré de puissants ennemis, ne résista pas longtemps aux coups de la critique. En novembre de la même année la XVe conférence du parti, sans la moindre préparation dans la presse, reconnut nécessaire de "rattraper dans un délai historique représentant un minimum relatif [?] et ensuite de dépasser le niveau industriel des pays capitalistes avancés". C’était "dépasser" en tout cas l’opposition de gauche. Mais tout en donnant le mot d’ordre de "rattraper et dépasser" le monde entier "dans un délai minimum relatif", les théoriciens qui préconisaient la veille la lenteur de la tortue devenaient les prisonniers du "facteur international" dont la bureaucratie prouve une crainte si superstitieuse. Et la première version, la plus nette, de la théorie stalinienne se trouva liquidée en huit mois.

Le socialisme devra inéluctablement "dépasser" le capitalisme dans tous les domaines, écrivait l’opposition de gauche dans un document illégalement répandu en mars 1927, "mais il s’agit en ce moment, non des rapports du socialisme avec le capitalisme en général, mais du développement économique de l’U.R.S.S. par rapport à celui de l’Allemagne, de l’Angleterre et des Etats-Unis. Que faut-il entendre par un délai historique minimum ? Nous resterons loin du niveau des pays avancés d’Occident au cours des prochaines périodes quinquennales. Que se passera-t-il pendant ce temps dans le monde capitaliste ? Si l’on admet qu’il puisse encore connaître une nouvelle période de prospérité appelée à durer des dizaines d’années, parler de socialisme dans notre pays arriéré sera d’une triste platitude ; il faudra reconnaître alors que nous nous sommes trompés du tout au tout en jugeant notre époque comme étant celle du pourrissement du capitalisme ; la République des Soviets serait en ce cas la deuxième expérience de la dictature du prolétariat, plus large et plus féconde que celle de la Commune de Paris mais rien qu’une expérience... Avons-nous cependant des raisons sérieuses de réviser aussi résolument les valeurs de notre époque et le sens de la révolution d’Octobre conçue comme un chaînon de la révolution internationale ? Non. Achevant, dans une mesure plus ou moins large, leur période de reconstruction (après la guerre), les pays capitalistes se retrouvent en présence de toutes leurs anciennes contradictions intérieures et internationales mais élargies et de beaucoup aggravées. Et telle est la base de la révolution prolétarienne. C’est un fait que nous bâtissons le socialisme. Le tout étant plus grand que la partie, c’est un fait encore plus certain que la révolution se prépare en Europe et dans le monde. La partie ne pourra vaincre qu’avec le tout... Le prolétariat européen a besoin de beaucoup de moins de temps pour monter à l’assaut du pouvoir qu’il ne nous en faut pour l’emporter au point de vue technique sur l’Europe et l’Amérique... Nous devons dans l’intervalle amoindrir systématiquement l’écart entre le rendement du travail chez nous et ailleurs. Plus nous progresserons et moins nous serons menacés par l’intervention possible des bas prix et par conséquent par l’intervention armée... Plus nous améliorerons les conditions d’existence des ouvriers et des paysans et plus sûrement nous hâterons la révolution prolétarienne en Europe, et plus vite cette révolution nous enrichira de la technique mondiale et plus assurée, plus complète sera notre édification socialiste, élément de celle de l’Europe et du monde". Ce document, comme bien d’autres, resta sans réponse, à moins qu’il ne faille considérer comme des réponses les exclusions du parti et les arrestations.

Après avoir renoncé à la lenteur de la tortue, il fallut renoncer à l’idée connexe de l’assimilation du koulak par le socialisme. La défaite infligée aux paysans riches par des mesures administratives devait cependant donner un nouvel aliment à la théorie du socialisme dans un seul pays : du moment que les classes étaient "au fond" anéanties, le socialisme était "au fond" réalisé (1931). C’était la restauration de l’idée d’une société socialiste "à base de misère". Nous nous souvenons qu’un journaliste officieux nous expliqua alors que le manque de lait pour les enfants était dû au manque de vaches et non aux défauts du système socialiste.

Le souci du rendement du travail ne permit pas de s’attarder aux formules rassurantes de 1931 destinées à fournir une compensation morale aux ravages de la collectivisation totale. "Certains pensent — déclara soudainement Staline, à l’occasion du mouvement Stakhanov — que le socialisme peut être affermi par une certaine égalité dans la pauvreté. C’est faux... Le socialisme ne peut vaincre en vérité que sur la base d’un rendement du travail plus élevé qu’en régime capitaliste." Tout à fait juste. Mais le nouveau programme des Jeunesses communistes adopté en avril 1935, au congrès qui les priva des derniers vestiges de leurs droits politiques, définît catégoriquement le régime soviétique : "L’économie nationale est devenue socialiste." Nul ne se soucie d’accorder ces conceptions contradictoires. Elles sont mises en circulation selon les besoins du moment. Personne n’osera émettre la moindre critique, quoi qu’il arrive.

La nécessité même du nouveau programme des Jeunesses communistes fut justifiée en ces termes par le rapporteur : "L’ancien programme renferme une affirmation erronée, profondément antiléniniste, selon laquelle "la Russie ne peut arriver au socialisme que par la révolution mondiale". Ce point du programme est radicalement faux ; des idées trotskystes s’y reflètent" ; les idées mêmes que Staline défendait encore en avril 1924 ! Il resterait à expliquer comment un programme écrit en 1921 par Boukharine, attentivement revu par le bureau politique avec la collaboration de Lénine, se révèle "trotskyste" au bout de quinze ans et nécessite une révision dans un sens diamétralement opposé. Mais les arguments logiques sont impuissants là où il s’agit d’intérêts. S’étant émancipée par rapport au prolétariat dans son propre pays, la bureaucratie ne peut pas reconnaître que l’U.R.S.S. dépend du prolétariat mondial.

La loi de l’inégalité de développement a eu ce résultat que la contradiction entre la technique et les rapports de propriété du capitalisme a provoqué la rupture de la chaîne mondiale à son point le plus faible. Le capitalisme russe arriéré a payé le premier pour les insuffisances du capitalisme mondial. La loi du développement inégal se joint tout au long de l’histoire à celle du développement combiné. L’écroulement de la bourgeoisie en Russie a amené la dictature du prolétariat, c’est-à-dire un bond en avant, par rapport aux pays avancés, fait par un pays arriéré. L’établissement des formes socialistes de propriété dans un pays arriéré s’est heurté à une technique et à une culture trop faibles. Née elle-même de la contradiction entre les forces productives du monde, hautement développées, et la propriété capitaliste, la révolution d’Octobre a engendré à son tour des contradictions entre les forces productives nationales trop insuffisantes et la propriété socialiste.

L’isolement de l’U.R.S.S. n’a pas eu immédiatement, il est vrai, les graves conséquences que l’on pouvait redouter : le monde capitaliste était trop désorganisé et paralysé pour manifester toute sa puissance potentielle. La "trêve" a été plus longue que l’optimisme critique ne permettait de l’espérer. Mais l’isolement et l’impossibilité de mettre à profit les ressources du marché mondial, fût-ce sur des bases capitalistes (le commerce extérieur étant tombé au quart ou au cinquième de ce qu’il était en 1913) entraînaient, outre d’énormes dépenses de défense nationale, une répartition des plus désavantageuses des forces productives et la lenteur du relèvement de la condition matérielle des masses. Le fléau bureaucratique fut cependant le produit le plus néfaste de l’isolement.

Les normes politiques et juridiques établies par la révolution d’une part exercent une influence favorable sur l’économie arriérée et, de l’autre, souffrent de l’action paralysante d’un milieu arriéré. Plus longtemps l’U.R.S.S. demeurera dans un entourage capitaliste et plus profonde sera la dégénérescence de ses tissus sociaux. Un isolement indéfini devrait infailliblement amener, non l’établissement d’un communisme national, mais la restauration du capitalisme.

Si la bourgeoisie ne peut pas se laisser assimiler paisiblement par la démocratie socialiste, l’Etat socialiste ne peut pas non plus s’assimiler au système capitaliste mondial. Le développement socialiste pacifique "d’un seul pays" n’est pas à l’ordre du jour de l’histoire ; une longue série de bouleversements mondiaux s’annonce : guerres et révolutions. Des tempêtes sont aussi inévitables dans la vie intérieure de l’U.R.S.S. La bureaucratie a dû, dans sa lutte pour l’économie planifiée, exproprier le koulak ; la classe ouvrière aura, dans sa lutte pour le socialisme, à exproprier la bureaucratie, sur la tombe de laquelle elle pourra mettre cette épitaphe : "Ici repose la théorie du socialisme dans un seul pays."

Pierre Broué dans "Le parti bolchevique" :

Une idéologie officielle : le léninisme.
C’est Kamenev qui, le premier, dans un article de mars 1923, a parlé de « léninisme ». Tout le parti lui emboîte le pas. C’est le léninisme qu’on oppose au « trotskysme ». En 1924, Staline publie Les problèmes du léninisme ; en 1926, en réponse au Léninisme de Zinoviev, Les Questions du léninisme, où il expose une série de propositions dogmatiques appuyées sur des citations du maître. Six ans auparavant, au IV° congrès des soviets, Lénine répétait encore que la victoire de la Révolution russe était due, « non aux mérites particuliers » du peuple russe, ni à une « prédestination historique », mais a un « concours de circonstances ». Il affirmait : « Je sais bien que ce drapeau est entre des mains faibles, que les ouvriers du pays le plus arriéré ne le garderont pas en main si les ouvriers des pays avancés ne lui viennent pas en aide. Les transformations socialistes que nous avons accomplies sont, à bien des égards, imparfaites, faibles et insuffisantes : elles serviront d’indication aux ouvriers avancés d’Europe occidentale qui se diront : Les Russes n’ont pas commencé de la bonne façon ce qu’il fallait faire » [5]. Aujourd’hui, Staline dit que l’U.R.S.S. est la « patrie de la théorie et de la tactique prolétarienne » et Lénine le « créateur de cette théorie et de cette tactique, et le chef du prolétariat international » [6]. Son article de « réponse aux travailleurs kolkhoziens », dans la Pravda du 30 juillet 1930, ne comprend pas moins de dix-neuf citations de Lénine, et ne constitue pas, il s’en faut, une exception à cet égard.

L’insistance sur l’existence du léninisme en tant que dogme parfaitement élaboré permet de mettre l’accent sur la notion de « déviation ». Le mot est apparu en mars 1921, employé par Lénine à l’égard de l’opposition ouvrière, et défini comme une tendance inachevée, qui peut être corrigée. A partir de 1924, toute divergence est une « déviation », qui éloigne « objectivement » celui qui la soutient du léninisme tel que le définit le comité central. Car, dans la bouche de Staline, qui reprend l’expression à Zinoviev, le parti doit être « monolithique », l’unanimité et la fermeté sont la « caractéristique clés communistes » : le parti est « coulé d’un seul bloc », « soudé », « de fer », « d’acier », « tout entier tendu ». « Il est à peine besoin, écrit Staline, de démontrer que l’existence de fractions entraîne la formation de plusieurs centres ; or l’existence de plusieurs centres signifie l’absence d’un centre commun dans le parti, la division de la volonté unique » [7].

Attaquer la direction du parti et son appareil, c’est donc attaquer le parti lui-même, « briser sa colonne vertébrale », et « affaiblir sa discipline », c’est-à-dire « miner les bases de sa dictature ». Pour qu’une discussion éclate, il faut qu’elle ait été « introduite de force » et le devoir des dirigeants est de « résister à cet assaut », car « le parti est entouré d’ennemis, alors qu’il construit le socialisme, qu’il a un nombre énorme de tâches pratiques dans le domaine de l’activité créatrice et est ainsi incapable de concentrer chaque fois son attention sur les divergences d’opinion à l’intérieur du parti ». Le parti « n’a aucun besoin de discussion préfabriquée, ni de se transformer en club de discussion, mais de renforcer son travail constructif en général [...] La théorie suivant laquelle on peut « venir à bout » des éléments opportunistes par une lutte idéologique, au sein du parti, suivant laquelle on doit « surmonter » ces éléments dans le cadre d’un parti unique, est une théorie pourrie et dangereuse qui menace de vouer le parti à la paralysie » [8]. Aussi les oppositions, quelles qu’elles soient et à quelque moment qu elles se manifestent, ont-elles comme unique résultat d’encourager les « ennemis de la révolution et du prolétariat », de leur « ouvrir la porte » et de leur « tracer le chemin ». Les opposants font « objectivement » le jeu des gardes-blancs : si, avertis par le parti, ils persévèrent néanmoins, c’est que la « logique de leur lutte » « les entraîne » dans le camp des réactionnaires et des impérialistes. Et si l’historien Sloutski affirme que l’on n’a pas de documents prouvant que Lénine avait « démasqué » avant 1914 le « centrisme » de Kautsky, s’il fait semblant de croire que « l’existence de documents-papiers suffit à elle seule pour montrer l’esprit révolutionnaire véritable et l’intransigeance véritable du bolchevisme », c’est par ce qu’il écrit pour « faire passer sa contrebande anti-léniniste »... A partir du moment où « le trotskysme est un détachement d’avant-garde de la bourgeoisie contre-révolutionnaire », « le libéralisme à l’égard du trotskysme, même brisé et camouflé, est de l’imbécillité confinant au crime, à la trahison envers la classe ouvrière » [9].

A ces affirmations, à ces démarches intellectuelles marquées au coin de la logique formelle et qui s’opposent à l’ensemble de l’œuvre de Lénine, Staline offre comme unique justification de sa conception « léniniste » du parti la condamnation des fractions en 1921. Cette mesure d’urgence, adoptée en pleine retraite, au moment du plus grand péril, cet « état de siège » est à ses yeux le régime normal, la règle imposée par Lénine. Après le XV° congrès, il complètera l’édifice par la généralisation de la pratique de la « critique et de l’autocritique », dont il dit qu’elle est « dans la nature du parti bolchevique », « la base de la dictature du prolétariat ». « Si notre pays, dit-il devant l’assemblée des fonctionnaires du parti de Moscou, est un pays de dictature prolétarienne, et si la dictature est dirigée par un parti, le parti communiste, qui ne partage et ne peut partager le pouvoir avec aucun autre parti, il est clair que nous-mêmes devons dévoiler, dénoncer et corriger nos fautes si nous voulons aller de l’avant, puisqu’il est évident que personne d’autre que nous ne peut dévoiler ou corriger nos fautes » [10]. Critique et autocritique s’entendent, bien entendu, dans le cadre de la « ligne » fixée par le parti et portent sur son application. La critique a pour but de développer autocritique, moteur des progrès et de l’amélioration du parti : elles sont en fait le fouet entre les mains d’une direction qui seule peut affirmer qu’il y a eu « faute » et qui trouve toujours les fautes dans l’application, par qui les fonctionnaires, de la ligne, puisque c’est elle qui la fixe et l’interprète, que nul ne peut la critiquer sous peine de s’exposer à l’accusation de « dévier de la ligne » et de « refléter objectivement » la pression des « forces contre-révolutionnaires ».

La pyramide bureaucratique de l’appareil.
Les différents oppositionnels et, à l’occasion, Staline lui-même, se sont plu, à différentes reprises, à comparer le fonctionnaire moyen d’Union soviétique à Pompadour, l’administrateur-tyranneau et bureaucrate mis en scène par Chtchédrine dans sa célèbre satire. Une conception de la vie politique telle que l’a définie Staline et telle qu’elle apparaît au travers de sa création du léninisme ne pouvait naître et se développer que dans un milieu social marqué de l’esprit bureaucrate et fonctionnaire qui est en définitive un trait distinctif de la société russe depuis Pierre le Grand, un instant comprimé par l’essor révolutionnaire, mais qui triomphe à nouveau avec la période de réaction qui suit la guerre civile et qui, bientôt, domine le parti.

Il est incontestable que dans les sommets de l’appareil, les hommes sont dans une large mesure les mêmes que ceux qui encadraient les ouvriers et paysans de 1917 : sur les 121 membres du comité central élus au XV° congrès, 111 étaient des bolcheviks d’avant 1917. La proportion est moindre dans les comités centraux des républiques, 22,6 %, dans les comités régionaux, 12,1 % et, dans les comités provinciaux, 11,9 % [11]. Un certain nombre d’historiens en ont conclu qu’il y’avait une filiation directe entre les apparatchiks des années 30 et les komitetchiki d’avant 1917.

Affirmation, bien entendu, soutenable, mais contre laquelle vont bien des faits précis. Il est certain, par exemple, qu’il y a plus d’anciens clandestins du parti dans les prisons et les lieux de déportation, ou dans des emplois subalternes, qu’il n’y en a au comité central. Surtout les vieux-bolcheviks ont changé de mentalité depuis l’époque où leur vie était rythmée par les grèves, les manifestations, les séjours en prison et en déportation. Faisant la genèse des bureaucrates qui sont nés des bolcheviks, Sosnovski a souligné certains facteurs, comme celui qu’il appelle, drôlement, « auto-harem ». Les vieux-bolcheviks qui remplissent les postes responsable ne sont plus des militants, des combattants clandestins, des diffuseurs de tracts, des passeurs, des orateurs de réunions-surprise, des agitateurs : ils sont avant tout des fonctionnaires, ayant à faire face à d’importantes tâches matérielles, responsables devant leurs supérieurs hiérarchiques qui décident de leur carrière, jouissant sur la masse des militants du rang, et plus encore des sans-parti, d’une autorité considérable, de privilèges, de droit et de fait qui font qu’à bon droit on les traite de chefs et qu’on les désigne par les mots mêmes qui servaient du temps du tsar : tchinovniki ou natchalniki. Ce sont, par exemple, d’incontestables vieux-bolcheviks dont la scandaleuse conduite, digne de barines de l’ancien régime, provoque le scandale de Smolensk, découvert et dénoncé en mai 1928. Les responsables régionaux du parti et du soviets sont accusés de « corruption », d’ « ivrognerie », d’« excès sexuels ». L’enquête menée de Moscou sera étouffée pour calmer l’opinion ouvrière. Il n’en est pas moins vrai que le rapport secret de Iakovlev signale que dans une usine proche de Smolensk, où 50 % des travailleurs sont membres du parti, les fonctionnaires responsables ont pu, impunément, abuser de jeunes ouvrières, du fait même qu’ils occupaient de hautes fonctions et qu’il y avait péril à résister à leur caprice [12].

Tous ces hommes ont dix ans de plus qu’ils n’on avaient lors de la révolution, des années de lutte et de souffrance qui leur semblent justifier les privilèges qu’ils prennent, une autorité qui leur confère, dans bien des cas, l’impunité. Les vieux-boicheviks de l’appareil sont, par-dessus le marché, dociles à qui les nomme, car leur passé ne leur vaut de privilèges ou de mansuétude que lorsqu’ils sont politiquement dans la ligne. Les militants dont la carrière a débuté aux temps de la guerre civile sont, du fait de leur passé et du régime qu’ils ont connu, des cadres plus disciplinés et plus soumis encore : au nombre de dix seulement au comité central, ils constituent 57,2 % des membres des comités centraux des républiques, 63,9 % des comités régionaux, mais moins de la moitié des responsables d’organismes de base. Une proportion déjà importante de membres des comités régionaux et provinciaux, 50,9 % des secrétaires de localités ou d’usines, sont des gens qui ont adhéré en 1924 ou après, qui n’ont dû leurs fonctions et de les conserver qu’à leur fidélité à la discipline du comité central et à leur lutte contre toutes les oppositions, des gens pour qui l’époque révolutionnaire depuis longtemps révolue relève d un autre monde.

Tomski exclu du bureau politique en juin 1930, Rykov écarté en décembre, le bureau politique, dès cette date, n’est plus constitué que d’apparatchiks,, d’hommes dont la carrière a été parallèle à celle de Staline, avec lesquels il a partie liée depuis 1921 au moins - Vorochilov, Kalinine, Kaganovitch, Kirov, S. Kossior, Kouibychev, Ordjonikidzé, Roudzoutak. Le secrétaire général a le bureau en mains - il n’y a plus de risque que la toute-puissance du secrétariat soit remise en cause, pas plus par le comité central ou même par le Congrès, dont 75 % des délégués sont, en 1927, des fonctionnaires permanents du parti. On peut, d’après Molotov, estimer à 25 000 le nombre total des membres de l’appareil, soit un pour quarante membres du parti environ.

Dans le secrétariat, jusqu’en 1930, l’organisme essentiel est l’Orgaspred, constitué en 1924 par la fusion entre la section d’organisation et d’instruction et le bureau d’assignation. Son activité, depuis cette date, s’est étendue à la nomination de tous les responsables du parti dans les différents domaines, parti, soviets, syndicats, administration économique et à leur formation et à leur contrôle, par l’envoi d’instructeurs, de directives, la tenue de conférences, les tournées d’inspection. Disposant d’un fichier extrêmement détaillé, il nomme, mute, décide promotions et sanctions pour tous ceux qui occupent des postes-clés. Entre 1928 et 1929, il fait 8 761 nominations et plus de 11 000 entre 1929 et 1930. Il est réorganisé à cette date et divisé en deux sections : le service d’instruction et d’organisation, ressuscité et concentré exclusivement sur les nominations dans l’appareil du parti, et celui des nominations, qui affecte et mute les membres du parti dans, l’appareil économique et administratif. A côté de ces sections existent quatre autres services dont le plus important - et le plus mai connu - semble bien être le « service spécial » que dirige Poskrebychev, chef du secrétariat personnel de Staline, et où a commencé, à partir de 1925, la carrière d’apparatchik d’un jeune homme doué, Georges Malenkov, adhérent de 1920, qui sera de 1930 à 1934 le responsable de l’organisation et de l’instruction de la région de Moscou.

La toute-puissance de cet appareil central qui compte, au début des années 30, quelque 800 permanents, ne doit pas faire croire à une centralisation totale et directe. L’appareil est une pyramide : l’autorité des bureaux centraux s’étend jusqu’aux comités régionaux, qui, au-delà d’une zone où ils partagent leur pouvoir de nomination avec le secrétariat, ont à leur disposition un champ d’action où leur pouvoir de nomination à eux est sans partage, en fait, sinon en droit. Les archives du comité régional de Smolensk font bien apparaître cette hiérarchisation de l’autorité, le partage entre les différents échelons de ce que les Russes appellent la nomenklatura, c’est-à-dire la responsabilité des nominations [13]. Le comité régional est divisé en sept sections, concernant l’organisation du parti lui-même, les transports et l’industrie, l’agriculture, les affaires soviétiques, l’agitation et la propagande, l’enseignement, le travail culturel et éducatif. Chacune a à sa tête un directeur flanqué d’un nombre variable d’instructeurs, 8 pour la section « parti », 11 pour l’ « agriculture » dans cette région rurale. Au total, les 7 directeurs ont auprès d’eux 35 instructeurs et pourvoient à 2 763 emplois. La première division a pour travail de contrôler l’activité des 80 rayons - circonscription administrative autour d’un centre qui est généralement une ville-marché - et de Smolensk elle- même, ainsi que de l’organisation régionale des jeunes communistes. Sa nomenklatura est de 596 emplois, mais 83 premiers secrétaires et 52 deuxièmes secrétaires de rayon, soit 135 fonctionnaires, ne peuvent être nommés qu’avec l’accord du comité central . La deuxième division a 322 emplois dans sa nomenklatura, mais les directeurs d’usine et les administrateurs qu’elle nomme sont proposés par les commissariats du peuple correspondants, tandis qu’elle dispose seule des nominations des secrétaires de comités d’usine du parti et de ceux des sections syndicales. La troisième division doit tenir compte des propositions du commissariat à l’agriculture pour les directeurs de sovkhozes et de M.T.S. mais dispose cle celles des présidents de kolkhozes. Chaque division a ainsi, dans son domaine de nomenklatura, des nominations dont elle dispose à côté d’autres qu’elle partage.

Le comité régional qui se soumet aussi étroitement tous les secteurs de la vie de la région de Smolensk, étroitement soumis au secrétariat général qui le nomme - et le révoquera - à son gré, est l’unique autorité régionale. De 1931 à 1937, la région de Smolensk est dirigée, sans partage, mais sous l’autorité directe du secrétaire général, par un bureau de trois hommes : Roumiantsev et Chilman, premier et deuxième secrétaires du parti, et Rakitov qui est en même temps président du comité exécutif des soviets de la région, donc en principe le représentant de l’autorité soviétique, mais qui n’a en réalité pas plus d’autorité vis- à-vis de Roumiantsev que Kalinine, président de l’exécutif pan-russe, n’en a vis-à-vis de Staline. C’est par l’intermédiaire des organismes du parti, par son canal, de secrétaire à secrétaire, que viennent ordres et directives. C’est le comité régional du parti qui désigne le comité exécutif du soviet de rayon, son président et son vice-président, et Merle Fainsod a trouvé dans les archives de Smolensk une circulaire du deuxième secrétaire régional Chilman qui proteste contre le fait que des élections au congrès régional des soviets ont été faites dans une réunion du parti avant que le comité régional du parti n’en ait été avisé : il précise que les candidatures pour les congrès des soviets doivent être adressées auparavant au comité régional du parti et que l’élection formelle d’un candidat ne peut avoir lieu qu’ultérieurement, quand il a été « approuvé » [14].

La même stricte hiérarchisation se retrouve au niveau du rayon, dont les principaux responsables sont nommés avec l’approbation de ou directement par le comité régional, mais disposent à leur tour d’une nomenklatura qui passe par les responsables adjoints à son niveau et s’étend aux responsables au niveau des organisations locales et des soviets de village. Ainsi est parfait l’encadrement d’une région qui compte, à la date de sa formation, le 15 mars 1929, 6 500 000 habitants et dont les rayons comptent en moyenne entre 50 et 75 000 habitants.

Du léninisme au stalinisme.
La pyramide bureaucratique ainsi construite à l’intérieur de l’Etat, au dedans, puis au-dessus des soviets auxquels elle ôte définitivement toute existence, n’a pas été délibérément conçue ni voulue. Elle est le fruit des circonstances, des efforts de l’appareil pour se substituer à l’initiative défaillante des masses ouvrières et paysannes, pendant et après la guerre civile, et de son réflexe conservateur de défense contre la discussion, les critiques, l’action spontanée, qui remettent en cause à ses yeux l’application des directives, la réalisation des tâches pratiques, et comme le disait franchement Kalinine, compliquent en définitive le travail des responsables. Dans cette auto-défense, les fonctionnaires du parti, menés par la routine qui naît de l’application de mêmes méthodes, unis par une communauté de préoccupations puis d’intérêts, liés dans un réseau serré, animés de la conviction qu’ils sont une avant-garde consciente, chargés d’ « éclairer », si possible, mais, en tout cas, de guider et de diriger les masses incultes, arriérées, ou fatiguées, de toute façon peu conscientes, ont commencé par incarner un état d’esprit d’ « activistes » au milieu d’un monde désabusé. Soulignant les conditions de ce développement initial, l’oppositionnel Christian Racovski écrit : « Quand les paysans moyens et pauvres, dans le pays où s’est produit une gigantesque révolution, disent, comme l’indique la Pravda : « Le pouvoir le veut ainsi, on ne peut aller contre le pouvoir », cela montre un état des masses infiniment plus dangereux que le vol ou la violence des fonctionnaires. Le thermidor et les brumaires font irruption par le portail de l’indifférence politique des masses » [15].

Le scandale de Smolensk inspire à Sosnovski des réflexions parallèles quand il écrit : « A la tête de ce district se trouvaient de véritables bandits. A la base, pas une voix ne s’est élevée pour dénoncer cette bande. [...]Des milliers de receleurs taciturnes avec leurs cartes du parti dans la poche (à propos, les sans-parti écœurés appellent cette carte la carte de pain). Et en haut, toute une nuée d’instructeurs et de contrôleurs qui viennent inspecter, réviser, donner des instructions à tout le département, chacun dans sa branche. [...]Toutes ces sauterelles d’instructeurs, de contrôleurs et de réviseurs n’ont rien vu et ont mis la signature en bas des procès-verbaux qui trouvaient toujours les choses en parfait état » [16]. Tout le système nouveau est à l’opposé de l’esprit qui animait l’organisation des soviets. En 1924, le communiste hongrois Georges Lukàcs écrivait : « Le système des conseils cherche avant tout à lier l’activité des hommes à tous les problèmes généraux de l’Etat, de l’économie, de la culture et autres, tandis qu’il s’oppose à ce que l’administration de toutes ces questions devienne le privilège d’une couche fermée, isolée de la vie de la société » [17]. Ayant « construit » leur appareil et commencé leur « travail » hors de tout contrôle, les fonctionnaires du parti ne conçoivent plus qu’il puisse en être autrement. A travers les années, à Lénine dénonçant les tendances au bureaucratisme et indiquant, comme unique remède, la « participation de tous les membres des soviets à la direction des affaires » [18], Staline, pour justifier, non seulement le monopole du pouvoir entres les mains du parti, mais celui du parti entres mains de l’appareil, répond : « Pouvons-nous porter dans la rue la discussion sur la guerre et la paix ? Discuter une question dans les réunions de vingt mille cellules signifie la porter dans la rue. [...]Il faut se souvenir que [...]tant que nous sommes entourés d’ennemis, tout peut être décidé par un coup frappé soudain par nous, par une manœuvre inattendue, par la rapidité » [19]. Ainsi se réalisait l’amère prédiction-boutade de Boukharine, les « commissaires » prenant la place des « cuisinières » pour diriger l’Etat.

A l’étape ultérieure, conscient de son originalité, de son rôle, de son caractère irremplaçable, le fonctionnaire organise son travail et cherche à façonner le monde à son image. L’apparatchik ignore le sort qu’acceptait le militant : le « maximum communiste » est supprimé, le nombre des avantages matériels inhérents à la fonction augmente : ils lui semblent être seulement une juste récompense.

L’avantage ainsi acquis doit être défendu : un « travailleur politique » qui perd sa place doit retourner à l’usine ou au champ. Le X° congrès l’a solennellement répété. Mais seuls y retourneront ceux qui ont été liés à une opposition. Les autres gardent leur place, montent en grade s’ils sont dociles : Pavliouchenko, le principal coupable dans l’affaire de Smolensk, est seule muté. L’appartenance à l’appareil est une sérieuse protection, une supériorité sociale, une conquête qu’il n’est pas question de laisser remettre en cause par les premier venus : les décisions de congrès ne feront jamais premiers revenir à la pratique de l’élection des responsables, à laquelle tous opposent un front sans faille. Les élections continueront d’être de pures formalités, confirmations à main levée d’un choix antérieur. Depuis que ce régime prévaut, ce ne sont pas, comme le souhaitait Lénine, les hommes qui « ne croient personne sur parole et refusent de prononcer un mot contraire à leur conscience » qui « montent » dans l’appareil, ni les hommes « intelligents mais peu disciplinés », ni les révoltés, les combattants, les apôtres qui faisaient la grandeur de la cohorte bolchevique, mais les « imbéciles discipliné », les carriéristes, les opportunistes, les sceptiques, les conservateurs, en un mot tous ceux qui, comme le dit le poète Evtouchenko, aiment le pouvoir soviétique parce qu’il est le pouvoir tout court, et, parmi eux, bien des renégats de l’autre camp de la guerre civile. En 1928, Préobrajenski, Mratchkovski et Smirnov sont de nouveau en déportation, pour ne citer qu’eux, mais les anciens mencheviks Martynov, Vychinski, Stroumiline et même Maiski sont ralliés et occupent d’importantes fonctions.

En 1918, Lénine avouait comme une défaite le retour - sous la contrainte des circonstances - « au vieux procédé bourgeois » consistant « à payer un prix très élevé les services des grands spécialistes bourgeois ». Il affirmait : « Cette mesure est un compromis, un certain abandon des principes de la Commune de Paris et de tout pouvoir prolétarien, lesquels exigent que les traitements soient ramenés au niveau du salaire d’un ouvrier moyen et que l’arrivisme soit combattu par des actes et non par des paroles. [...] C’est un pas en arrière fait par notre pouvoir d’Etat socialiste soviétique, qui a appliqué dès le début une politique tendant à ramener les traitements élevés au niveau du salaire d’un ouvrier moyen » [20]. Staline mène toute sa lutte contre l’opposition au nom de l’inégalité : dès 1925 il affirme : « Nous ne devons pas jouer avec des phrases sur l’égalité, c’est jouer avec le feu. » En 1931, il accuse « le nivellement gauchiste dans le domaine des salaires », affirme qu’il faut donner aux ouvriers « la perspective d’un avancement, d’une élévation continue » [21]. Aux antipodes de ce qu’était le militant bolchevique condamnant sans rémission l’appel à l’esprit petit-bourgeois d’ascension sociale individuelle, il célèbre comme une victoire la disparition des notabilités au village et l’apparition de nouveaux « notables », condamne le « nivellement » comme « une stupidité petite-bourgeoise réactionnaire digne de quelque secte primitive d’ascètes, mais non d’une société socialiste, organisée à la manière marxiste » [22]. Ainsi, peu à peu, l’état d’esprit s’est-il transformé en tendance puis en couche privilégiée : l’appareil désormais secrète sa propre idéologie.

Né de la bureaucratie de l’Etat et du parti, tirant sa raison d’être de l’extension du rôle du parti dans l’Etat, le porte-parole de l’appareil finit par élaborer une nouvelle théorie de l’Etat. Ainsi que l’avait prévu Boukharine, la bureaucratie déifie l’Etat : « Certains camarades, dit Staline, ont compris la thèse de la suppression des classes, de la création d’une société sans classes et du dépérissement de l’Etat comme une justification de la paresse et de la placidité, une justification de la théorie contre-révolutionnaire de l’extinction de la lutte des classes et de l’affaiblissement du pouvoir d’Etat. [...]Ce sont des éléments dégénérés ou à double face, qu’il faut chasser du parti. La suppression des classes peut être réalisée, non par l’extinction de la lutte des classes, mais par son accentuation. Le dépérissement de l’Etat se fera, non par l’affaiblissement du pouvoir d’Etat, mais par son renforcement maximum, ce qui est indispensable pour achever les débris des classes expirantes et organiser la défense contre l’encerclement capitaliste, lequel est encore loin d’être détruit et ne le sera pas encore de sitôt » [23]. « Il ne faut pas perdre de vue que la puissance croissante de l’Etat soviétique augmentera la résistance des derniers débris des classes expirantes. Précisément parce qu’elles expirent et achèvent de vivre leurs derniers jours, ils passeront de telles formes d’attaque à d’autres, à des formes plus violentes et en en appelant aux couches arriérées de la population et en les mobilisant contre le pouvoir des soviets » [24].

Dans le domaine du parti, ce « renforcement de l’Etat » a une signification très précise, l’intervention de la Guépéou dans la lutte contre l’opposition. Après l’épisode de la provocation de « l’officier de Wrangel » en 1927, c’est, en 1928, l’entrée dans l’opposition de gauche, à Léningrad, du provocateur Tverskov, qui rendra compte des entretiens avec Boukharine ; ce sont, en 1929-30, les premiers règlements de compte politiques. Boutov, ex-secrétaire de Trotsky, meurt en faisant la grève de la faim pour protester contre son arrestation et les interrogatoires auxquels on le soumet pour compromettre son chef de file. L’ex-terroriste socialiste révolutionnaire de gauche Jacques Blumkine, convaincu d’avoir porté d’Istamboul en U.R.S.S. une lettre de Trotsky, qu’il était chargé de surveiller, est condamné à mort par le collège secret de la Guépéou et exécuté après avoir bénéficié d’un sursis de quinze jours pour écrire ses mémoires. La Guépéou est définitivement devenue un des instruments de domination de l’appareil et du secrétaire général à l’intérieur du parti lui-même.

L’opposition face à une situation nouvelle.
Christian Racovski, de son exil sibérien, écrit sur le XVI° congrès - le premier sans opposition depuis le temps de Lénine, le premier congrès Stalinien : « Il est difficile de dire qui a le plus perdu le sentiment de sa dignité, de ceux qui s’inclinent humblement sous les sifflets et les huées, laissant passer les outrages dans l’espoir d’un avenir meilleur, ou de ceux qui, dans le même espoir, profèrent ces outrages, en sachant d’avance que l’adversaire doit céder » [25]. L’une des dernières personnalités de l’opposition, après la capitulation de Préobrajenski, Radek, Smilga et Smirnov, indique par là le cheminement de son analyse. En 1928, il écrivait : « Sous les conditions de la dictature du parti, un pouvoir gigantesque est concentré aux mains de la direction, un pouvoir tel qu’aucune organisation politique n’en a jamais connu, au cours de l’histoire. [...]La direction s’est peu à peu habituée à étendre l’attitude négative de la dictature prolétarienne à l’égard de la pseudo-démocratie bourgeoise à ces garanties élémentaires de la démocratie consciente sans l’appui desquelles il est impossible de guider la classe ouvrière et le parti. Du vivant de Lénine, l’appareil du parti ne détenait pas un dixième du pouvoir qu’il détient aujourd’hui et, par là, tout ce que Lénine redoutait est devenu dix fois plus dangereux » [26].

En avril 1930, répondant à ceux de ses camarades qui ont demandé leur réintégration au parti et ont accepté de renier l’opposition, à la suite du « tournant à gauche », Racovski affirme l’incompatibilité de cette attitude avec les notions fondamentales du bolchevisme : « Nous avons toujours misé sur l’initiative révolutionnaire des masses el non sur l’appareil. Aussi ne croyons-nous pas à la soi-disant bureaucratie éclairée, comme nos prédécesseurs, les révolutionnaires bourgeois de la fin du XVII° siècle, n’ont pas cru au soi-disant « despotisme éclairé ». Toute la sagesse politique de la direction consiste à étouffer dans les masses le sentiment de l’indépendance politique, le sentiment de la dignité humaine et de la fierté, et à encourager et organiser l’absolutisme de l’appareil » [27].

Allant, dans son analyse, plus loin que ne l’avaient fait jusqu’alors ses camarades de l’opposition, mettant en question l’analyse reposant sur les critères de classe traditionnels qui avait été jusque-là la base de l’action des opposants, de quelque nuance qu’ils soient, il pose la question de savoir si la victoire, puis l’isolement de la révolution prolétarienne dans un pays arriéré n’ont pas abouti à l’apparition d’une formation sociale de type nouveau : « D’Etat prolétarien à déformations bureaucratiques - selon la définition donnée par Lénine de la forme politique de notre Etat - nous nous développons en un Etat bureaucratique à survivances prolétariennes-communistes. Devant nos yeux s’est formée et se forme une grande classe de gouvernants qui a ses subdivisions intérieures croissantes et qui se multiplie par la voie de la cooptation interne, par la nomination directe et indirecte. » Il en voit la base dans « une espèce, originale aussi, de propriété privée, à savoir la possession du pouvoir d’Etat », à l’appui de laquelle il invoque l’autorité de Marx : « La bureaucratie possède l’Etat en propriété privée » [28]. Pour lui, comme pour ses camarades de l’opposition qui protestent cependant en affirmant que « la bureaucratie n’est pas une classe et ne le deviendra jamais », l’histoire risque d’offrir à la révolution russe, pour plusieurs années, une autre alternative que le « retour à Lénine » ou la restauration du capitalisme : une société transitoire qui n’est pas le socialisme, mais qui n’est pas le capitalisme.

C’est également ce que Trotsky, pour qui la bureaucratie n’est pas une classe, exposera dans son bilan sur Staline pour expliquer le « grand tournant » de la bureaucratie, de la conciliation à l’égard des koulaks à la collectivisation à outrance : « La contre-révolution s’installe quand l’écheveau des conquêtes sociales commence à se dévider ; il semble alors que le dévidage ne cessera plus. Cependant, quelque portion des conquêtes de la révolution est toujours préservée. Ainsi, en dépit de nombreuses déformations bureaucratiques, la base de classe de l’U.R.S.S. reste prolétarienne. [...]Le Thermidor russe aurait certainement ouvert une nouvelle ère du règne de la bourgeoisie si ce règne n’était devenu caduc dans le monde entier. En tout cas, la lutte contre l’égalité et l’instauration de différenciations sociales très profondes n’ont pu jusqu’ici éliminer la conscience socialiste des masses, ni la nationalisation des moyens de production et de la terre, qui sont les conquêtes socialistes fondamentales de la révolution. Bien qu’elle ait porté de graves atteintes à ces achèvements, la bureaucratie n’a pu s’aventurer encore à recourir à la restauration de l’appropriation privée des moyens de production. A la fin du XVIII° siècle, la propriété privée des moyens de production était un facteur progressif de haute signification : elle avait encore l’Europe et le monde à conquérir. Mais aujourd’hui la propriété privée des moyens de production est le plus grand obstacle au développement normal des forces de production. Bien que par la nature de son nouveau mode de vie, de son conservatisme, de ses sympathies politiques, l’énorme majorité de la bureaucratie soit portée vers la petite bourgeoisie, ses racines économiques reposent grandement dans les nouvelles conditions de propriété » [29].

En définitive, pour Trotsky, le développement des conséquences sociales de la Nep acculait la bureaucratie à la lutte pour survivre : « La croissance des relations bourgeoises menaçait non seulement la base sociale de la propriété, mais aussi le fondement social de la bureaucratie ; elle pouvait avoir voulu répudier la perspective socialiste du développement en faveur de la petite bourgeoisie, mais elle n’était disposée en aucun cas à répudier ses propres droits et privilèges en faveur de cette même petite bourgeoisie. C’est cette contradiction qui conduisit au conflit extrêmement vif qui éclata entre la bureaucratie et les koulaks » [30].

De ce conflit allait naître un bouleversement si important que presque tous les historiens ont accepté de lui donner, après Deutscher, le nom de « troisième révolution », alors même que les masses, étroitement encadrées, n’y manifestent aucune initiative et sont tenues à l’écart des décisions et de toute discussion. C’est de lui qu’est née l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, une économie et une société entièrement renouvelées, mais qui n’ont pu sortir pourtant de leurs contradictions anciennes.


Notes

[1] Arthur ROSENBERG, Histoire du bolchevisme, p. 300.

[2] TROTSKY, « Lettre sur la situation politique en U.RS.S. », Lutte de classes n° 8, février 1929, pp. 220-221.

[3] STALINE, Questions, t. II, p. 67.

[4] NAVILLE, Trotsky vivant, p. 30.

[5] LÉNINE, Œuvres complètes, t. 27, p. 193.

[6] STALINE, op. cit., t. I, p. 15.

[7] Ibidem, p. 82.

[8] Ibidem, p. 83.

[9] Ibidem, p. 69.

[10] Corr. Int. n° 41, 28 avril 28, p. 511.

[11] Cité par SCHAPIRO, C.P.S.U., p. 221.

[12] FAINSOD, Smolensk, p. 49.

[13] Ibidem, pp. 62-67.

[14] Ibidem, p.87.

[15] RACOVSKI, « Déclaration de l’opposition en avril 1930 », Lutte de classes n° 25-26, sept.-déc. 30, p. 656.

[16] TROTSKY, « Lettres d’exil », Lutte de classes n° 17, janv. 30, pp. 69-77.

[17] LUKACS, Lenin. p. 59, cité par Anweiler, op. cit., p. 305.

[18] LÉNINE, Œuvres complètes, t. 27, p. 283.

[19] STALINE, Discours au XII° congrès, Œuvres complètes (en russe), 3° éd., vol. V, p. 255.

[20] LÉNINE, Œuvres complètes, t. 27, pp. 257-258.

[21] STALINE, op. cit. t. II, p. 45.

[22] Ibidem, p. 177.

[23] Ibidem, p. 103.

[24] Ibidem, p. 104.

[25] Cité par SOUVARINE, op. cit., p. 478.

[26] Lettre à Trotsky juin 1928, Fourth International, juillet 41, pp. 186-187.

[27] Déclaration d’avril 1930, op. cit., p. 656.

[28] Ibidem, p. 657.

[29] TROTSKY, Staline, p. 959.

[30] Ibidem.

Victor Serge dans « De Lénine à Staline » (1936) :

« (…) Quand une idée est dans l’air d’une époque, c’est-à-dire quand les conditions générales sont réalisées pour qu’elle naisse et vive, il arrive qu’elle soit conçue en même temps par plusieurs. La vérité d’un temps vient ainsi à son heure. Ceci est vrai des sciences et de la politique qui est aussi, par certains côtés, une science et un art à la fois. Darwin et Wallace découvrent à peu près ensemble la sélection naturelle dont la jeune société capitaliste en plein essor leur offre d’ailleurs l’image. Joule et Meyer découvrent à peu près ensemble la même loi de la conservation de l’énergie. Marx et Engels arrivent ensemble aux mêmes conclusions sur les bases de la société moderne et fondent en vingt-cinq ans d’admirable collaboration intellectuelle, le socialisme scientifique. La révolution russe va réaliser dans l’action, - mais une action nourrie de très ferme pensée – une collaboration aussi étonnante : celle de Lénine et de Trotski.

Expulsé de France en 1917, par un arrêté signé de M. Malvy – Jules Guesde étant ministre – à la suite d’une provocation, expulsé d’Espagne comme indésirable, Trotski s’était rendu à New-York, y avait repris son activité militante, puis était passé au Canada pour rentrer en Russie. Interné dans un camp de concentration, avec sa femme et ses enfants, il avait fini par recouvrer la liberté grâce aux réclamations du Soviet de Pétrograd. Il arriva dans la capitale le 5 mai et son premier discours, au débarqué, fut pour préconiser la prise du pouvoir. Sa personnalité d’orateur, de journaliste et d’organisateur paraît parfois l’emporter, à partir de ce moment, sur celle de Lénine qui a moins de relief à première vue. (…) Mais l’important c’est que l’heure qui sonne au cadran, Trotsky l’a attendue, prévue, voulue toute sa vie. Il est, dans le parti social-démocrate, le théoricien de la révolution permanente, ce qui veut dire d’une révolution qui ne peut ni ne veut s’éteindre avant d’avoir achevé son œuvre, et ne se conçoit, dès lors, qu’internationale.

Lénine a pourtant sur lui une supériorité incontestable : son parti formé en quatorze ans de luttes et de labeurs, depuis 1903. Ce parti, nous l’avons vu changer d’état d’esprit et de programme à l’arrivée de Lénine en Russie : on pourrait dire qu’il est venu aux conceptions de Trotski ; et Trotski et ses amis y entrent. Les documents du temps ne sépareront plus, pendant des années, les noms de ces deux hommes, qui n’auront, en somme, qu’une pensée et qu’une action, traduisant la pensée et l’action de millions d’hommes. Ce sont les deux têtes de la révolution. Sur elles se concentre toute la popularité, sur elles se porte toute la haine. (…) Ce ne sont pourtant pas des chefs au sens que ce mot a révélé depuis qu’il y a le Duce, le Ghazi, le Führer et le Chef génial en URSS. Leur popularité n’est ni fabriquée ni imposée ; elle s’est imposée elle-même, ils la doivent à la confiance qu’ils méritent. On discute hautement leurs actes et leurs paroles. On va plus loin. On les engueule. (…) Le Bureau politique et le Comité central ont une vie collective tous les instants. Le parti discute, des tendances y apparaissent et y disparaissent, et les éléments d’opposition, dans le pays, qu’il ne faut pas confondre avec les éléments de la contre-révolution, s’agitent sans cesse au grand jour pendant la guerre civile, c’est-à-dire jusqu’en 1921. Ils ne disparaîtront d’ailleurs complètement qu’en 1925-1926, quand toute vi intérieure s’évanouira dans le parti. Lénine fait inviter ses vieux adversaires Martov et Dan, leaders mencheviks, à discuter au Comité exécutif central des Soviets. Des anarchistes font partie de ce Comité. Les socialistes-révolutionnaires de gauche collaborent au premier pouvoir pendant plusieurs mois, au début du régime. Ils ne seront éliminés que pour avoir tenté un soulèvement et tiré au canon dans les rues de Moscou, en juillet 1918. Personne ne songe à se battre pour un Etat totalitaire, on lutte et on meurt pour une liberté nouvelle. Le bolchevisme triomphe en annonçant aux masses et au monde une démocratie des travailleurs libres comme on n’en a encore jamais vu. (…) « Tout groupe de citoyens doit pouvoir disposer des imprimeries et du papier », dit Trotsky. (…) Ainsi commencent les grandes années. (…) L’Internationale Communiste avait été fondée en 1919 à Moscou. (…) Je suis aujourd’hui le seul survivant des services de la direction de l’I.C. en ses premiers jours. (…) Les premiers temps de l’Internationale furent ceux d’une vaillante camaraderie. On vivait dans un espoir démesuré. La révolution grondait dans l’Europe entière. (…) La troisième internationale des premiers temps, pour laquelle on se battait, pour laquelle on mourrait beaucoup, qui peuplait les prisons de martyrs, était, en vérité, une grande puissance morale et politique, non seulement parce qu’au lendemain de la guerre, la révolution ouvrière montait en Europe et faillit vaincre dans plusieurs pays, mais encore parce qu’elle rassemblait des intelligences passionnées, des sincérités, des dévouements, une foule d’hommes décidés à vivre et à tomber au besoin pour le communisme. Aujourd’hui ses dirigeants de tous pays ont été exclus et assassinés par le stalinisme. (…) En peu d’années, la Nep avait rendu à la Russie un aspect prospère, mais quelquefois antipathique et souvent inquiétant. (…) Une inquiétude tenace naissait parmi nous, communistes. Nous avions accepté toutes les nécessités de la Révolution, y compris les plus rudes et les plus rebutantes (…) Et voici que les villes où nous étions les maîtres prenaient un aspect étranger, voici que nous nous sentions débordés, enlisés, paralysés, corrompus… (…) Le pis était que nous ne reconnaissions plus l’ancien parti de la révolution. Les militants d’autrefois, ceux qui avaient l’expérience des prisons et l’amour des idées, n’y étaient plus que quelques hommes pour mille, placés d’ailleurs à des postes qui les isolaient de la base. Les militants de la guerre civile même s’y sentaient noyés dans la masse des tard-venus, des bien installés, des nouveaux conformistes dont l’avenir de la révolution était, au fond, le dernier des soucis. Ils ne demandaient qu’à bien vivre sans histoires ; myopes d’ailleurs et inintelligents comme tous les petits profiteurs, ils ne comprenaient pas que cela mène aux pires histoires.

Notre inquiétude, à constater cet encrassement de l’Etat et ces premiers symptômes de l’embourgeoisement de la société soviétique, n’était pas émotionnelle, cela va sans dire, mais réfléchie et même nourrie de données économiques. Lénine était mort – le 21 janvier 1924 – hanté par cette inquiétude exprimée dans ses derniers écrits : « Le gouvernail, se demandait-il, ne nous échappe-t-il pas des mains ? ». Malade, il avait employé toutes ses dernières forces à chercher des armes contre le pire mal et le plus immédiat : l’encrassement bureaucratique du parti. Déjà les bureaux se substituaient au parti ; l’ouvrier, le militant n’y avaient plus guère le droit à la parole. On sentait venir la toute puissance des fonctionnaires. Peu de temps avant sa mort, Lénine avait proposé à Trotski – hostile au système bureaucratique – une action commune pour la démocratisation du parti. Au secrétariat général, le géorgien Staline, obscur pendant la guerre civile, devenait de plus en plus influent en profitant de ses fonctions techniques pour peupler les services de ses créatures. C’est lui qui se heurta à Lénine défaillant. (…) Il fallait prévoir et réagir, il était encore temps. Trois solutions : 1°) démocratiser le parti, pour que l’influence réelle des ouvriers et des révolutionnaires pût se faire sentir et aérer les bureaux de l’Etat ; c’était la condition évidente du succès de toutes les mesures économiques ; 2°) Adopter un plan d’industrialisation et réoutiller sensiblement l’industrie en quelques années. 3°) Pour trouver les ressources nécessaires à l’industrialisation, obliger les paysans cossus à livrer leur blé à l’Etat. Da façon générale, limiter l’enrichissement des privilégiés, combattre la spéculation, restreindre le pouvoir des fonctionnaires.

Tel devait être le programme de l’opposition dans le parti. De là son mot d’ordre « Contre le mercanti, le paysan cossu et le bureaucrate ! »

Dès 1923, l’opposition avait trouvé un leader en Trotski. Le système bureaucratique commençait à s’incarner en Staline.

Dès 1923, une campagne d’agitation d’une violence sans borne se poursuivait, pour cette raison, contre Trotski, dénoncé en toutes circonstances comme l’anti-Lénine, le mauvais génie du parti, l’ennemi de la tradition bolchevik, l’ennemi des paysans. Ses anciens désaccords avec Lénine, datant de 1904 à 1915, exploités par ordre par des polémistes à tout faire, permirent de forger sous le nom de trotskisme toute une idéologie déformée à souhait dont on fit l’hérésie la plus criminelle. (…) Au début, l’organisateur de l’Armée Rouge, que La Pravda appelait peu de mois auparavant « l’organisateur de la victoire », demeuré président du conseil suprême de la Guerre, jouit d’une telle popularité dans l’armée et le pays qu’il pourrait, en escomptant le succès, tenter un coup de force. Mais ce serait, le lendemain, substituer au régime des bureaux, celui des militaires, et engager la révolution socialiste dans la voie suivie jusqu’ici par les révolutions bourgeoises. Or, il ne s’agit pas de jouer les Bonaparte, même avec les meilleures intentions du monde, mais d’empêcher, au contraire, le bonapartisme. Ce n’est pas par un pronunciamiento que l’opposition tentera d’imposer sa politique de renouvellement intérieur de la révolution, mais selon les méthodes socialistes de toujours, par l’appel aux travailleurs. Trotski quitte ses postes de commandement, se laisse limoger sans résistance, reprend sa place dans le rang et sa lutte continue. Tout dépend, selon lui, de la révolution mondiale….

Exilé à Alma-Ata, banni à Prinkipo, interné en Norvège, après des années d’insultes et de révision systématique de l’histoire, effacé des dictionnaires, chassé des musées, tous es amis politiques en prison – peut-être massacrés demain, ainsi ou autrement, - le Vieux (L.T.) demeure, tel qu’il était en 1903 avec Lénine, en 1905 à la présidence du premier Soviet,de la première révolution, en 1917 à côté de Lénine à la tête des masses, en 1918 à la bataille de Sviajsk, en 1919 à la bataille de Pétrograd, pendant toute la guerre civile, à la tête de l’Armée Rouge qu’il a formée, à la tête d’un vrai parti de persécutés irréductibles, à la tête d’un parti international sans argent ni masses, mais qui garde la tradition, maintient et renouvelle la doctrine, prodigue les dévouements. Tant que le Vieux sera vivant, pas de sécurité pour la bureaucratie triomphante. Une tête subsiste de la révolution d’octobre et il se trouve que c’est la plus haute. »

Messages

  • "Dans la revue théorique du Comité Central Le Bolchevik (du 31 décembre 1934) est imprimé un article de Sérébrovsky sur "L’industrie aurifère en U.R.S.S.". Prenons la première page : "...sous la direction du chef aimé du Parti et de la classe ouvrière, le camarade Staline..." ; trois lignes après : "le camarade Staline dans son entretien avec le correspondant américain M. Duranti..." ; encore cinq lignes plus loin : "le rapport concis et précis du camarade Staline..." ; à la fin de la page : "Voilà ce que signifie lutter à la staliniste pour l’industrie de l’or". A la deuxième page : "Le grand chef, le camarade Staline nous enseigne..." ; quatre lignes après : "En réponse à leur rapport, le camarade Staline écrivit : "Je vous félicite de vos succès..." ; plus bas à la même page : "Inspirés par les indications du camarade Staline", une ligne après : "le parti avec à sa tête le camarade Staline..." ; deux lignes plus loin : "Les indications de notre Parti et (!!) du camarade Staline". Prenons la fin de l’article. Au milieu de la page nous lisons : "Les indications du chef génial du Parti et de la classe ouvrière, le camarade Staline..." et trois lignes après : "Les paroles du chef aimé, le camarade Staline...".

    La satire elle-même reste désarmée devant un tel torrent de servilité ! "

    Léon Trotsky

    dans "Bolchevisme contre stalinisme"

  • Trotsky dénoncera dans sa lettre du 8 octobre 1923 au comité central. Il écrira :
    "La bureaucratisation de l’appareil du parti s’est développée dans des proportions inouïes par l’emploi de la méthode de sélection (des cadres) par le secrétariat. Il s’est créé une large couche de militants entrant dans l’appareil gouvernemental du parti qui renoncent complètement à leurs propres opinions de parti ou, au moins, à leur expression ouverte, comme si la hiérarchie bureaucratique était l’appareil qui crée l’opinion du parti et ses décisions."

    Cette même idée sera reprise et exprimée le 15 octobre 1923 par un groupe de 46 militants parmi lesquels certains des dirigeants les plus éminents du parti et vétérans de la guerre civile. Ce sera la "Lettre des Quarante-six" dans laquelle il sera dit :
    " Le régime qui a été mis en vigueur dans le parti est absolument intolérable. Il tue toute initiative dans le parti, le soumet à un appareil de fonctionnaires appointés qui fonctionne indéniablement en période normale, mais fait inévitablement long feu en période de crise et menace d’aller à une banqueroute totale en face des événements sérieux qui se préparent. "

    C’est cet appareil qui écrasera l’opposition aboutissant les -23-26 octobre 1926 à l’exclusion de Trotsky du bureau politique, à l’adoption de la "théorie" stalinienne de la "construction du socialisme dans un seul pays" et la construction de l’Etat soviétique par les méthodes bureaucratiques et autoritaires que Trotsky et les "Quarante-six" avaient dénoncées.

    Extraits de "Bolchevisme contre stalinisme" de Léon Trotsky

  • "L’émancipation des ouvriers ne peut être l’oeuvre que des ouvriers eux-mêmes. Il n’y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture, — de faire en un mot ce que font les staliniens. Ces moyens ne peuvent servir qu’à une fin : prolonger la domination d’une coterie déjà condamnée par l’histoire. Ils ne peuvent pas servir à l’émancipation des masses. Voilà pourquoi la IVe Internationale soutient contre le stalinisme une lutte à mort.

    Il va sans dire que les masses ne sont pas sans péché. Nous ne sommes pas enclins à les idéaliser. Nous les avons vues en des circonstances variées, à diverses étapes, au milieu des plus grands bouleversements. Nous avons observé leurs faiblesses et leurs qualités. Leurs qualités : la décision, l’abnégation, l’héroïsme trouvaient toujours leur plus haute expression dans les périodes d’essor de la révolution. A ces moments, les bolcheviks furent à la tête des masses. Un autre chapitre de l’histoire s’ouvrit ensuite, quand se révélèrent les faiblesses des opprimés : hétérogénéité, insuffisance de culture, manque d’horizon. Fatiguées, déçues, les masses s’affaissèrent, perdirent la foi en elles-mêmes et cédèrent la place à une nouvelle aristocratie. Dans cette période les bolcheviks (les "trotskistes") se trouvèrent isolés des masses. Nous avons pratiquement parcouru deux cycles semblables : 1897-1905, années de flux ; 1907-1913, années de reflux ; 1917-1923, années marquées par un essor sans précédent dans l’histoire ; puis une nouvelle période de réaction qui n’est pas encore finie. Grâce à ces événements, les "trotskistes" ont appris à connaître le rythme de l’histoire, en d’autres termes la dialectique de la lutte des classes. Ils ont appris et, me semble-t-il, réussi à subordonner à ce rythme objectif leurs desseins subjectifs et leurs programmes. Ils ont appris à ne point désespérer parce que les lois de l’histoire ne dépendent pas de nos goûts individuels ou de nos critériums moraux. Ils ont appris à subordonner leurs goûts individuels à ces lois. Ils ont appris à ne point craindre les ennemis les plus puissants, si la puissance de ces ennemis est en contradiction avec les exigences du développement historique. Ils savent remonter le courant avec la conviction profonde que l’afflux historique d’une puissance nouvelle les portera jusqu’à l’autre rive. Pas tous ; beaucoup se noieront en chemin. Mais participer au mouvement les yeux ouverts, avec une volonté tendue, telle est bien la satisfaction morale par excellence qui puisse être donnée à un être pensant !"

    Léon Trotsky dans "Leur morale et la nôtre"

  • « Le stalinisme est un produit de la vieille société. La Russie a fait dans l’histoire le bond en avant le plus grandiose : les forces les plus progressistes du pays ont fourni cet effort. Dans la réaction actuelle, dont l’ampleur est proportionnée à celle de la révolution, l’inertie prend sa revanche. Cette réaction, le stalinisme en est devenu l’incarnation. La barbarie de la vieille histoire de Russie, resurgie sur de nouvelles bases sociales, parait plus écœurante encore, car elle doit user d’une hypocrisie telle que l’histoire n’en connut jamais jusqu’ici. Les libéraux et les sociaux-démocrates d’Occident, que la révolution d’Octobre fit douter de leurs idées surannées, ont senti des forces leur revenir. La gangrène morale de la bureaucratie soviétique leur parait réhabiliter le libéralisme. On les voit sortir de vieux aphorismes éculés de ce genre : "Toute dictature porte en elle-même les germes de sa propre dissolution" ; "la démocratie, seule, assure le développement de la personnalité" et cætera. L’opposition de la démocratie à la dictature, impliquant en l’occurrence la condamnation du socialisme au nom du régime bourgeois, étonne, considérée sous l’angle de la théorie, par l’ignorance et la mauvaise foi dont elle procède. L’infection du stalinisme, réalité historique, est mise en comparaison avec la démocratie, abstraction supra-historique. La démocratie a pourtant eu une histoire, elle aussi, et dans laquelle les abominations n’ont point manqué. Pour définir la bureaucratie soviétique, nous empruntons à l’histoire de la démocratie bourgeoise les termes de "Thermidor" et "bonapartisme", car — que les doctrinaires attardés du libéralisme en prennent note — la démocratie ne s’est pas établie par des méthodes démocratiques, loin de là. Les cuistres seuls peuvent se contenter des raisonnements sur le bonapartisme "fils légitime" du jacobinisme, châtiment historique des atteintes portées à la démocratie, etc. Sans la destruction de la féodalité par les méthodes jacobines, la démocratie bourgeoise eût été inconcevable. Il est aussi faux d’opposer aux étapes historiques réelles : jacobinisme, thermidor, bonapartisme, l’abstraction "démocratie" que d’opposer aux douleurs de l’enfantement le calme du nouveau-né. Le stalinisme n’est pas, lui non plus, une "dictature" abstraite, c’est une vaste réaction bureaucratique contre la dictature prolétarienne dans un pays arriéré et isolé. La révolution d’Octobre a aboli les privilèges, déclaré la guerre à l’inégalité sociale, substitué à la bureaucratie le gouvernement des travailleurs par les travailleurs, supprimé la diplomatie secrète ; elle s’est efforcée de donner aux rapports sociaux une transparence complète. Le stalinisme a restauré les formes les plus offensantes du privilège, donné à l’inégalité un caractère provocant, étouffé au moyen de l’absolutisme policier l’activité spontanée des masses, fait de l’administration le monopole de l’oligarchie du Kremlin, rendu la vie au fétichisme du pouvoir sous des aspects dont la monarchie absolue n’eût pas osé rêver. La réaction sociale, quelle qu’elle soit, est tenue de masquer ses fins véritables. Plus la transition de la révolution à la réaction est brutale, plus la réaction dépend des traditions de la révolution, — en d’autres termes plus elle craint les masses et plus elle est obligée de recourir au mensonge et à l’imposture dans sa lutte contre les tenants de la révolution. Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de l’amoralisme "bolchevik" ; comme tous les événements importants de l’histoire, ce sont les produits d’une lutte sociale concrète et de la plus perfide et cruelle qui soit : celle d’une nouvelle aristocratie contre les masses qui l’ont portée au pouvoir. Il faut, en vérité, une totale indigence intellectuelle et morale pour identifier la morale réactionnaire et policière du stalinisme avec la morale révolutionnaire des bolcheviks. Le parti de Lénine a cessé d’exister depuis longtemps ; les difficultés intérieures et l’impérialisme mondial l’ont brisé. La bureaucratie stalinienne lui a succédé et c’est un appareil de transmission de l’impérialisme. En politique mondial, la bureaucratie a substitué la collaboration des classes à la lutte des classes, le social-patriotisme à l’internationalisme. Afin d’adapter le parti gouvernant aux besognes de la réaction, la bureaucratie en a "renouvelé" le personnel par l’extermination des révolutionnaires et le recrutement des arrivistes. Toute réaction ressuscite, nourrit, renforce les éléments du passé historique que la révolution a frappés sans réussir à les anéantir. Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus haute tension, et aussi à l’absurde, tous les procédés de mensonge, de cruauté et d’avilissement qui constituent le mécanisme du pouvoir dans toute société divisée en classes, sans en exclure la démocratie. Le stalinisme est un conglomérat des monstruosités de l’Etat tel que l’histoire l’a fait ; c’en est aussi la funeste caricature et la répugnante grimace. Quand les représentants de la vieille société opposent sentencieusement à la gangrène du stalinisme une abstraction démocratique stérilisée, nous avons bien le droit de leur recommander, comme à toute la vieille société, de s’admirer eux-mêmes dans le miroir déformant du Thermidor soviétique. Il est vrai que, par la franchise de ses crimes, le Guépéou dépasse de loin tous les autres régimes. C’est par suite de l’ampleur grandiose des événements qui ont bouleversé la Russie dans la démoralisation de l’ère impérialiste. »

    Léon Trotsky, « Leur morale et la nôtre »

  • Jusqu’à quand allons-nous payer le prix du stalinisme ?

  • Il est exact que nous continuons à payer le prix du stalinisme et que, malgré l’effondrement du capitalisme de 2007-2008 qui ne s’est pas relevé réellement depuis malgré des artifices financiers multiples et massifs, le prolétariat n’a pas reconstitué de perspective politique et sociale de changement du système, de transformation du monde. L’immense majorité des travailleurs est profondément persuadée que « le communisme est mort », bien plus qu’elle n’est persuadée que le capitalisme, c’est fini ! Cela joue un rôle considérable car la conscience de classe est un point considérable dans le développement de la situation mondiale. Ce n’est pas les luttes de classes qui déclinent réellement, c’est leur compréhension et leur signification dans la tête des exploités et des opprimés. Mais cela ne suffit pas à effacer la réalité : celle-ci reste celle d’un affrontement entre deux classes fondamentales, prolétariat (même si les travailleurs ne savent pas qu’ils sont des prolétaires) et capitalisme. Le Capital et le Travail, c’est toujours en ces termes que se situe la perspective, même si la société bourgeoise ne donne la parole qu’à la petite bourgeoisie et ne cultive que les illusions petites-bourgeoises. On voit en tout cas que les classes dirigeantes ne sont nullement rassurées et que c’est cela qui détermine toute leur politique, leur tournant mondial violent. Même la marche à la guerre est d’abord dictée par leur peur de la révolution. Car la révolution sociale sera nécessairement produite à nouveau par l’effondrement capitaliste, et c’est seulement la reprise de l’offensive ouvrière, qu’elle débouche sur des victoires ou pas, qui relancera aussi la conscience de classe. Dans ces conditions, le pire ennemi de la conscience de classe reste le réformisme syndicaliste qui retarde autant qu’il peut le déboucher de la colère social vers des révolutions, comme il a réussi à empêcher les printemps tunisien et égyptien d’être marqués par l’intervention ouvrière qui avait pourtant été à la source des événements et de la chute des Ben Ali et Moubarak. Tant qu’une nouvelle vague de révolution ouvrière n’aura pas eu lieu, le stalinisme restera un poids considérable sur la conscience des travailleurs, faisant oublier que le communisme n’est rien d’autre que le sens du combat des prolétaires et n’a rien à voir avec le régime contre-révolutionnaire de la bureaucratie russe et les régimes que celui-ci à construit en Europe de l’Est ou en Asie.

  • Je ne comprend pas pourquoi vous rapportez autant sur stalinisme puisque cette force sociale et politique a disparu.

  • Tout d’abord, le stalinisme n’est pas disparu. Il est toujours au pouvoir en Chine et en Corée du nord, et a de grands partis en Asie. Les partis maoïstes sont toujours staliniens même si les autres sont devenus social-démocrates. Les partis ex-staliniens ne se réclament plus du stalinisme mais cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas le produit de ce passé. Leur importance a considérablement baissé mais ils existent et bien plus que les communistes (révolutionnaires). Ils jouent encore un rôle et lancent des hommes politiques comme Mélenchon et Tsipras qui nuisent toujours au mouvement ouvrier et au communisme. Le stalinisme existe toujours du fait de ses effets destructeurs sur le mouvement prolétarien et communiste. Même les groupes d’extrême gauche en sont influencés. Et bien sûr les syndicats... Seule une nouvelle vague ouvrière révolutionnaire pourrait balayer le stalinisme et ses effets criminels.

  • Le stalinisme en 1936 :

    « La bureaucratie n’a pas seulement rompu avec le passé, elle a aussi perdu la faculté d’en comprendre les leçons capitales. La principale est que le pouvoir des Soviets n’eût pas tenu douze mois sans l’appui immédiat du prolétariat mondial, européen d’abord, et sans le mouvement révolutionnaire des peuples des colonies. Le militarisme austro-allemand ne put pousser à fond son offensive contre la Russie des Soviets parce qu’il sentait sur sa nuque l’haleine brûlante de la révolution. Les révolutions d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie annulèrent au bout de neuf mois le traité de Brest-Litovsk. Les mutineries de la flotte de la mer Noire, en avril 1919, contraignirent le gouvernement de la IIIe République à renoncer à l’extension des opérations dans le sud du pays soviétique. C’est sous la pression directe des ouvriers britanniques que le gouvernement anglais évacua le nord en septembre 1919. Après la retraite des armées rouges sous Varsovie, en 1920, seule une puissante vague de protestations révolutionnaires empêcha l’Entente de venir en aide à la Pologne pour infliger aux Soviets une défaite décisive. Lord Curzon, quand il adressa en 1923 son ultimatum à Moscou, eut les mains liées par la résistance des organisations ouvrières d’Angleterre. Ces épisodes saisissants ne sont pas isolés ; ils caractérisent la première période, la plus difficile, de l’existence des Soviets. Bien que la révolution n’ait vaincu nulle part ailleurs qu’en Russie, les espérances fondées sur elle n’ont pas été vaines.

    Le gouvernement des Soviets signa dès lors divers traités avec des Etats bourgeois : le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 ; le traité avec l’Estonie en février 1920 ; le traité de Riga avec la Pologne en octobre 1920 ; le traité de Rapallo avec l’Allemagne en avril 1922 et d’autres accords diplomatiques moins importants. Il ne vint cependant jamais à l’idée du gouvernement de Moscou ni d’aucun de ses membres de présenter comme des "amis de la paix" leurs partenaires bourgeois ou, à plus forte raison, d’inviter les partis communistes d’Allemagne, d’Estonie ou de Pologne à soutenir de leurs votes les gouvernements bourgeois signataires de ces traités. Or cette question a précisément une importance décisive pour l’éducation révolutionnaire des masses. Les Soviets ne pouvaient pas ne pas signer la paix de Brest-Litovsk de même que des grévistes à bout de forces ne peuvent pas repousser les conditions les plus dures du patronat ; mais l’approbation de ce traité par la social-démocratie allemande, sous la forme hypocrite de l’abstention au vote, fut flétrie par les bolcheviks comme un soutien aux forbans et à leur violence. Bien que le traité de Rapallo ait été, quatre ans plus tard, conclu sur les bases d’une égalité formelle des parties contractantes, le parti communiste allemand, s’il avait songé, à cette occasion, à exprimer sa confiance à la diplomatie de son pays, eût été aussitôt exclu de l’Internationale. L’idée maîtresse de la politique étrangère des Soviets était que les accords commerciaux, diplomatiques, militaires, de l’Etat soviétique avec les impérialistes, accords inévitables, ne devaient en aucun cas freiner ou affaiblir l’action du prolétariat des pays capitalistes intéressés, le salut de l’Etat ouvrier ne pouvant en définitive être assuré que par le développement de la révolution mondiale. Quand Tchitchérine proposa, pendant la préparation de la conférence de Gênes, d’apporter, pour satisfaire "l’opinion publique" américaine, des modifications "démocratiques" à la constitution soviétique, Lénine insista dans une lettre officielle du 23 janvier 1922 sur la nécessité d’envoyer sans délai Tchitchérine se reposer dans un sanatorium. Si quelqu’un s’était permis en ce temps-là de proposer de payer les bonnes dispositions de l’impérialisme d’une adhésion, soit dit à titre d’exemple, au pacte vide et faux qu’est le pacte Kellog, ou d’une atténuation de l’action de l’Internationale communiste, Lénine n’eût pas manqué de proposer l’envoi de ce novateur dans une maison de fous — et n’eût certainement pas rencontré d’objections au bureau politique. Les dirigeants, à cette époque, se montraient particulièrement intraitables en ce qui concernait les illusions pacifistes de toutes sortes, la Société des Nations, la sécurité collective, l’arbitrage, le désarmement, etc., n’y voyant que les moyens d’endormir la vigilance des masses ouvrières pour mieux les surprendre au moment où éclaterait la nouvelle guerre. Le programme du parti, élaboré par Lénine et adopté par le congrès de 1919, contient sur ce sujet le passage suivant, dépourvu de toute équivoque : "La pression grandissante du prolétariat et surtout ses victoires dans certains pays accroissent la résistance des exploiteurs et les amènent à de nouvelles formes d’associations capitalistes internationales (la Société des Nations, etc.) qui, organisant à l’échelle mondiale l’exploitation systématique des peuples du globe, cherchent avant tout à réprimer le mouvement révolutionnaire des prolétaires de tous les pays. Tout cela entraîne inévitablement des guerres civiles au sein de divers Etats, coïncidant avec les guerres révolutionnaires des pays prolétariens qui se défendent et des peuples opprimés soulevés contre les puissances impérialistes. Dans ces conditions, les mots d’ordre du pacifisme, tels que le désarmement international en régime capitaliste, les tribunaux d’arbitrage, etc., ne relèvent pas seulement de l’utopisme réactionnaire, mais constituent encore à l’égard des travailleurs une duperie manifeste tendant à les désarmer et à les détourner de la tâche de désarmer les exploiteurs." Ces lignes du programme bolchevique formulent par anticipation un jugement impitoyable sur la politique étrangère de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, la politique de l’Internationale communiste et celle de tous leurs "amis" pacifistes dans toutes les parties du monde...

    Après la période d’intervention et de blocus, la pression économique et militaire du monde capitaliste sur l’Union soviétique fut, il est vrai, beaucoup moins forte qu’on n’avait pu le craindre. L’Europe vivait encore sous le signe de la guerre passée et non sous celui de la guerre prochaine. Survint ensuite une crise économique mondiale d’une extrême gravité qui plongea les classes dirigeantes du monde entier dans la prostration. Cette situation permit à l’U.R.S.S. de s’infliger impunément les épreuves du premier plan quinquennal, le pays redevenant la proie de la guerre civile, de la famine et des épidémies. Les premières années du deuxième plan quinquennal, apportant une amélioration évidente de la situation intérieure, coïncidèrent avec le début d’une atténuation de la crise dans les pays capitalistes, avec un afflux d’espérances, de convoitises, d’impatience et enfin avec la reprise des armements. Le danger d’une agression combinée contre l’U.R.S.S. n’est à nos yeux un danger concret que parce que le pays des Soviets est encore isolé ; parce que "la sixième partie du monde" est pour une grande part de ses territoires le royaume de la barbarie primitive ; parce que le rendement du travail y est encore, en dépit de la nationalisation des moyens de production, beaucoup plus bas que dans les pays capitalistes ; enfin parce que — et c’est en ce moment le fait capital — les principaux contingents du prolétariat mondial sont défaits, manquent d’assurance et de direction sûre. Ainsi la révolution d’Octobre, que ses chefs considéraient comme le début de la révolution mondiale, mais qui, par la force des choses, est temporairement devenue un facteur en soi, révèle dans cette phase nouvelle de l’histoire à quel point elle dépend du développement international. Il devient de nouveau évident que la question historique "qui l’emportera ?" ne peut pas être tranchée dans des limites nationales ; que les succès ou les insuccès de l’intérieur ne font que préparer les conditions plus ou moins favorables d’une solution internationale du problème.

    La bureaucratie soviétique, rendons-lui cette justice, a acquis une vaste expérience dans le maniement des masses humaines, qu’il s’agisse de les endormir, de les diviser, de les affaiblir ou tout bonnement de les tromper afin d’exercer sur elles un pouvoir absolu. Mais, précisément pour cette raison, elle a perdu toute possibilité de leur donner une éducation révolutionnaire. Ayant étouffé la spontanéité de l’initiative des masses populaires dans son propre pays, elle ne peut pas susciter dans le monde la pensée critique et l’audace révolutionnaire. Elle apprécie d’ailleurs infiniment plus, en tant que formation dirigeante et privilégiée, l’aide et l’amitié des radicaux bourgeois, des parlementaires réformistes, des bureaucrates syndicaux d’Occident que celle des ouvriers séparés d’elle par un abîme. Ce n’est pas le lieu de faire l’histoire du déclin et de la dégénérescence de la IIIe Internationale, sujet auquel l’auteur a consacré plusieurs études spéciales traduites dans presque toutes les langues des pays civilisés. Le fait est qu’en sa qualité de dirigeante de l’Internationale communiste, la bureaucratie soviétique, ignorante et irresponsable, conservatrice et imbue d’un esprit national très borné, n’a valu au mouvement ouvrier du monde que des calamités. Comme par une sorte de rançon historique, la situation internationale de l’U.R.S.S. à l’heure actuelle est bien moins déterminée par les conséquences des succès de l’édification du socialisme dans un pays isolé que par celles des défaites du prolétariat mondial. Il suffit de rappeler que la débâcle de la Révolution chinoise en 1925-27, qui délia les mains au militarisme japonais en Extrême-Orient, et la débâcle du prolétariat allemand qui a conduit au triomphe d’Hitler et à la frénésie des armements du IIIe Reich, sont pareillement les fruits de la politique de l’Internationale communiste.

    Ayant trahi la révolution mondiale, mais s’estimant trahie par elle, la bureaucratie thermidorienne s’assigne pour objectif principal de "neutraliser" la bourgeoisie. Elle doit, à cette fin, se donner l’apparence modérée et solide d’une véritable gardienne de l’ordre. Mais pour le paraître durablement, il faut à la longue le devenir. L’évolution organique des milieux dirigeants y a pourvu. Reculant ainsi peu à peu devant les conséquences de ses propres fautes, la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la sécurité de l’U.R.S.S., l’intégration de celle-ci dans le système du statu quo de l’Europe occidentale. Quoi de meilleur qu’un pacte perpétuel de non-agression entre le socialisme et le capitalisme ? La formule actuelle de la politique étrangère officielle, largement publiée par la diplomatie soviétique, à laquelle il est bien permis de parler le langage conventionnel de la carrière, et aussi par l’Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s’exprimer dans la langue de la révolution, dit : "Nous ne voulons pas un pouce de territoire étranger, mais nous n’en céderons pas un du nôtre." Comme s’il s’agissait de simples conflits territoriaux et non de la lutte mondiale de deux systèmes inconciliables ! »

    Léon Trotsky, dans « La révolution trahie »

  • Faut-il rappeler l’hommage involontaire rendu à ses adversaires trotskystes des années trente par le chef de l’« Orchestre rouge », Léopold Trepper, stalinien désenchanté ?

    « Les trotskystes ont le droit d’accuser ceux qui jadis hurlèrent avec les loups. Qu’ils n’oublient pas toutefois qu’ils possèdent sur nous l’avantage immense d’avoir un système politique cohérent susceptible de remplacer le stalinisme et auxquels ils pouvaient se raccrocher dans la détresse profonde de la Révolution trahie. Eux n’ "avouaient" pas, car ils savaient que leurs aveux ne servaient ni le parti, ni le socialisme. »

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.