Pourquoi parler de révolution en sciences ?
Le temps en physique, Etienne Klein
Comment s’émanciper de la métaphysique du temps fléché ?
QU’EST-CE QUE LE TEMPS ?
On a beaucoup écrit sur cette notion et d’autant plus qu’on en sait moins... En effet, si le terme de temps est à la base de toutes les équations de la physique, cela ne signifie pas que les physiciens pensent la comprendre bien. Loin de là. C’est une notion qui a longtemps été comprise comme un écoulement continu représentable par un nombre variant ou par un point se déplaçant à vitesse constante sur une droite. Toutes ces images ont été profondément bouleversées par la physique (physique quantique, relativiste et chaos déterministe, notamment). Il en ressort une image du temps qui n’est plus du tout continue, qui saute d’un niveau à un autre, qui est fractale, qui subit des changements de niveau, qui est capable de retours en arrière à petite échelle, etc... Le temps dans le vide quantique est particulièrement dérangeant pour notre ancienne image du temps. Il semble que le temps à notre échelle, loin d’être une notion de base, soit un paramètre émergent c’est-à-dire qui soit construit par la dynamique d’un grand nombre de particules, les particules éphémères du vide.
En premier lieu, il faut renoncer à l’ancienne conception d’un temps continu à l’écoulement régulier, préétabli, qui existerait de manière indépendante des masses. Il faut également renoncer à l’ancien temps newtonien (ou einsteinien) qui serait une variable abstraite mathématique continue passant par toutes les valeurs intermédiaires au niveau infinitésimal. Le temps est quantique et fractal. Il ne peut descendre dans l’infiniment petit sans changement de niveau hiérarchique.
Comme l’écrit Michel Paty dans "La flèche du temps", " A partir de Newton, (...) le cours du temps se reconstruit à l’aide de l’équation différentielle et des conditions initiales données ou supposées, mais c’est un temps neutre, sans qualité, sans "odeur", sans accident, sans vécu circonstancié ou subjectif, qui signale l’équivalence de tous les instants du temps, comme de tous les points des trajectoires. (...) Le temps abstrait fonctionne dès lors comme un cadre absolu pour les événements, "absolu et mathématique" (entendons : d’expression mathématique), bien que physique, sans influence sur lui des objets et des phénomènes qui s’inscrivent dans son cours. Les objets et les évéments sont pensés "dans le temps". (...) ce trait de notre connaissance des phénomènes de la nature semblait inexorable, jusqu’à ce que - scandale ! -, la physique physique contemporaine en vienne à retrouver, sinon l’histoire, du moins une certaine "consistance" du temps. (...) Isaac Barrow, qui exerça une certaine influence sur Newton, (...) considère, dans ses "Leçons de géométrie", le flux du temps en analogie à la continuité d’une ligne droite engendrée à partir de points, et laisse entendre que l’on peut concevoir des instants, ou "moments" du temps, bien que ce dernier soit pensé fondamentalement comme une durée en flux continu - conception que l’on trouve également chez Newton -, de même que l’on se représente des points sur une droite. Le temps instantané, dont la définition se cherche ici, pose les mêmes problèmes que la nature du point et la divisibilité de la ligne et de l’espace, objet depuis Zénon d’Elée de controverses classiques. (...) C’est à Isaac Newton que devait revenir la construction du temps instantané à partir du temps conçu comme une durée, en corrélation à l’invention du nouveau calcul, créé en grande partie pour les besoins de la cause, bien que les "Principia" ne fassent pratiquement pas explicitement appel à sa théorie ou méthode des fluxions. (...) La définition du temps de Newton (...) a surtout pour rôle de préparer la condition d’une formulation plus radicale du concept de temps, sous les espèces d’une grandeur mathématisée, singulière et à variation continue, c’est-à-dire différentielle. (...) C’est ainsi qu’il caractérise le temps de la manière que l’on connaît : "Le temps absolu, vrai et mathématique, qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, en lui-même et de par sa nature, coule uniformément ; on l’appelle aussi "durée". Remarquons que c’est la durée qui définit d’abord le temps, c’est-à-dire son flux continuel, et non les instants, qui ne sont pas mentionnés. (...) La relation du temps absolu telle que Newton la conçoit a lieu dans un seul sens : le temps détermine les phénomènes, non l’inverse, car il existe par lui-même, et son ordre est immuable. Par ailleurs, sa conceptualisation d’un temps et d’un espace supposés naturels est, en vérité, une construction. Le statut absolu de l’espace et du temps est lié à leur caractère mathématique, qui en fait aussi des grandeurs continues. (...) L’espace-temps de la Relativité restreinte reprend certains caractères de la définition newtonienne de l’espace et du temps. Tout d’abord la continuité. Que ces grandeurs soient continues, cela tient à ce que, même si elles sont étroitement mêlées, elles sont pensées à partir de l’espace et du temps des corps, représentés par des grandeurs différentielles. (...) Abordons maintenant la construction de l’espace-temps de la Relativité générale et sa signification physique. (...) cette fois-ci, l’espace-temps n’est plus considéré comme indépendant des corps matériels qu’il contient. Sa structure n’est plus immuable et elle est donnée par la distribution de la masse-énergie des corps, c’est-à-dire des champs de gravitation dont ces corps sont la source. "
EXPOSE D’ILYA PRIGOGINE SUR LA NOTION DE TEMPS :
C’est pour moi un plaisir et un honneur que d’avoir été invité à donner aujourd’hui la conférence Marc-Bloch.
J’ai relu récemment quelques textes de ce grand historien et j’ai été frappé par la convergence entre la transformation du « métier d’historien » qu’il décrit et celle de la physique que nous connaissons aujourd’hui. L’histoire, nous dit Marc Bloch, est
« … une science dans l’enfance… Ou, pour mieux dire, vieille sous la forme embryonnaire du récit, longtemps encombrée de fictions, plus longtemps encore attachée aux événements les plus immédiatement saisissables, elle est, comme entreprise raisonnée d’analyse, toute jeune1. »
Il est probable que, parlant de l’histoire comme d’une science « jeune », Marc Bloch pensait à la physique comme à une science « mûre ». Ne souligne-t-i1 pas d’ailleurs dans le même texte que l’image des sciences physiques au xixe siècle fascina certains historiens à tel point que ceux-ci en arrivèrent à construire une science de l’évolution humaine qui excluait
« … beaucoup de réalités très humaines, mais qui leur paraissaient désespérément rebelle à un savoir rationnel. Ce résidu, c’était ce qu’ils appelaient, dédaigneusement, 1’événement2. »
Le fait que le modèle de la physique ait pu inspirer un mépris de l’événement traduit me semble-t-il en retour la « jeunesse » de cette science. On peut dire de la physique, elle aussi, qu’elle a longtemps été « encombrée de fictions », attachée non pas certes à des événements immédiatement saisissables mais à un modèle d’intelligibilité au nom duquel elle a au contraire cru pouvoir nier la réalité immédiatement saisissable, le caractère aléatoire du coup de dé ou la nature intrinsèquement irréversible d’un processus comme la diffusion de la chaleur, par exemple.
Pour répondre à la citation de Marc Bloch, je voudrais citer le témoignage d’un spécialiste de la plus ancienne des sciences physiques, la mécanique rationnelle, sir James Lighthill, président, au moment où il faisait cette déclaration, de l’International Union of Theoretical and Applied Mechanics :
« Ici, il me faut m’arrêter et parler au nom de la grande fraternité des praticiens de la mécanique. Nous sommes très conscients aujourd’hui de ce que l’enthousiasme que nourrissaient nos prédécesseurs pour la réussite merveilleuse de la mécanique newtonienne les a menés à des généralisations dans le domaine de la prédictibi1ité […] que nous savons désormais fausses. Nous voulons, collectivement, présenter nos excuses pour avoir induit en erreur le public cultivé en répandant, à propos du déterminisme des systèmes qui satisfont aux lois newtoniennes du mouvement, des idées qui se sont, après 1960, révélées incorrectes3. »
Voilà une déclaration que l’on peut bien dire fracassante. Les historiens des sciences sont accoutumés à des « révolutions » au cours desquelles une théorie est vaincue, abandonnée, alors qu’une autre triomphe. Mais il est rare que les spécialistes d’une théorie reconnaissent que, pendant quelque trois siècles, ils se sont trompés quant à la portée et à la signification de leur théorie ! Et certes, le renouvellement que connaît depuis quelques dizaines d’années la dynamique est un événement unique dans l’histoire de la science. Le déterminisme, qui apparaissait comme la conséquence inéluctable de l’intelligibilité dynamique, se trouve aujourd’hui ramené à une propriété valable seulement dans des cas particuliers.
Il est évident que, du point de vue de l’idéal du déterminisme, la notion même d’histoire est dénuée de sens. Les trajectoires célestes n’ont pas d’histoire, c’est pourquoi nous pouvons indifféremment prédire une éclipse dans l’avenir et dans le passé. Mais la diffusion de la chaleur que j’ai citée déjà comme exemple de processus irréversible ne constitue pas non plus une histoire. Un processus nivelant progressivement une différence de température ne se raconte pas, il se prévoit ; sans de tels processus d’uniformisation, la vie sur terre serait certainement impossible, comme aussi la plupart de nos techniques. Qu’il suffise d’imaginer ce que serait un monde où les différences de températures se creuseraient spontanément ! Mais la vie sur terre a commencé lorsque la chaleur a été impliquée dans d’autres processus que celui-là. Comment ne pas penser ici à ces théories récentes sur l’origine de la vie selon lesquelles c’est autour des sources chaudes sous-marines qui prolifèrent le long des dorsales actives que la vie serait apparue. L’eau, chargée de métaux, jaillissant de ces sources avec une pression de quelque 275 atmosphères et une température qui peut atteindre 350°C entre là en contact avec l’eau très froide de l’océan ! Certes, l’eau bouillonnante se refroidit, et cette uniformisation fait partie du vieillissement progressif de la Terre, mais peut-être l’activité physico-chimique intense qui se développa autour de cheminées hydrothermales aujourd’hui fossiles, oubliées quelque part au long d’une dorsale, a-t-elle produit les premiers acteurs de l’histoire de la vie.
L’hétérogénéité, le contraste entre différentes échelles de temps, celle de la Terre, celle de l’existence d’une bouche hydrothermale, celle des premiers « vivants » qui, peut-être, y proliférèrent, ne rappelle-t-elle pas les trois « histoires » auquel Fernand Braudel consacrait les trois parties de sa grande œuvre :
« La première met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ; une histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de retours incessants, de cycles sans fin recommencés… Au-dessus de cette histoire immobile, une histoire lentement rythmée, on dirait volontiers, si l’expression n’avait été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des individus. Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut, de l’histoire à la dimension non de l’homme mais de l’individu, l’histoire événementielle de François Simiand4… »
Bien sûr, les rapports entre les « trois » histoires braudéliennes sont plus imbriqués que ceux que je viens d’évoquer. Les vivants, même les hommes, sont impuissants à arrêter les processus radioactifs dont les bouches hydrothermales dissipent la chaleur alors que 1’activité des groupes sociaux a profondément modifié l’histoire « immobile » des rapports de l’homme avec son milieu, et que l’histoire des sciences, histoire jusqu’il y a peu d’un nombre assez réduit d’individus, est sans doute le meilleur exemple de la manière dont, dans certaines circonstances, l’histoire « événementielle » peut jouer un rôle déterminant dans l’« histoire sociale ». Néanmoins, cette différence est secondaire par rapport à 1’abîme qui sépare ces deux « récits » du mode d’intelligibilité à laquelle la physique s’est longtemps identifiée. Dans la perspective de la physique traditionnelle, même le vieillissement progressif de la Terre n’est qu’une apparence, liée à nos approximations pratiques. C’est au-delà de ce monde phénoménal qu’il nous faut chercher une vérité essentiellement atemporelle qui nie tant l’irréversibilité que 1’événement.
Je l’ai dit au début de cet exposé, la physique se retrouve aujourd’hui une science jeune. Depuis que Laplace, dit-on, affirma à Bonaparte qu’il n’y aurait pas de « second Newton », parce qu’il n’y avait qu’un seul monde à découvrir, nombreux sont les physiciens à avoir pensé que leur science était en voie d’achèvement. Un problème à résoudre encore, et tout serait éclairci, du moins au niveau des principes. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer au contraire que le monde des processus physiques et chimiques, loin d’être compris « dans son principe », reste encore largement à découvrir. L’irréversibilité, 1’événement ne sont plus désormais pour les physiciens la marque de l’apparence que permettent de dépasser les lois de la physique. Ils caractérisent de manière intrinsèque un monde dont nous commençons seulement à comprendre les questions.
Cette transformation du jugement qu’une science peut porter sur sa propre histoire est, je crois, de nature à intéresser les spécialistes des sciences humaines sur trois plans au moins : d’abord, en tant que la physique est une histoire humaine ; ensuite parce que le modèle que constituait la physique d’hier a joué, comme Marc Bloch le signalait, un rôle dans le développement même des sciences humaines ; enfin parce que la physique d’aujourd’hui, dans la mesure où elle se découvre science du devenir physico-chimique et non des lois intemporelles qui feraient de ce devenir une apparence, retrouve dans son propre domaine quelques-uns des problèmes qui ont jusqu’ici mené certains à douter de la « scientificité » des sciences humaines.
Dans La nouvelle alliance5, nous avons décrit la « crise » des deux cultures. Comment comprendre l’histoire humaine si la compréhension s’identifie à la recherche de lois qui réduisent toute histoire à l’enchaînement indifférent de causes et d’effets ? Il est curieux d’ailleurs que l’histoire ait été deux fois la victime de ce conflit. Ainsi, pour faire face au mode d’intelligibilité physique, c’est au-delà de l’histoire des hommes que Kant chercha un fondement à leurs pratiques.
L’homme atemporellement libre, répondant à un impératif éthique qui transcende l’histoire, dominant par la connaissance une nature soumise à des lois qui ignorent toute possibilité d’histoire : comment s’étonner que ce face-à-face instable ait mis en question ses deux termes, la liberté et la connaissance. Chaque conquête dans l’intelligibilité de l’homme, qu’elle vienne de l’anthropologie, de l’histoire ou des sciences biologiques, a pu être vue comme une menace de « réduction » de l’homme à un phénomène comme les autres. Et la connaissance scientifique elle-même a été, tout récemment encore, associée à la « barbarie ».
« Pourquoi et comment un certain type de savoir, apparu à l’époque de Galilée et considéré depuis comme le seul savoir, produit-il, selon les voies d’une nécessité repérable et pleinement intelligible, la subversion de toutes les autres valeurs, et ainsi de la culture, et ainsi de l’humanité de l’homme, c’est ce qu’il est parfaitement possible de comprendre – pour peu qu’on dispose d’une théorie de l’essence de tout savoir possible et de son fondement », écrit Michel Henry6.
Il n’appartient pas à un physicien de discuter avec un philosophe de « l’essence et du fondement de tout savoir possible », ni de se substituer aux historiens pour évaluer la « nécessité pleinement intelligible » qui mène un savoir à subvertir l’humanité de l’homme. Cependant, en tant que physicien, il m’est permis de soupçonner qu’un amalgame trop rapide a été commis. La physique d’aujourd’hui est en effet l’héritière de ce savoir « apparu à l’époque de Galilée », mais elle n’implique ni surtout ne justifie plus la subversion de la culture. Elle permet corrélativement d’affirmer que la rationalité mise en cause par Michel Henry est non pas « la » rationalité scientifique mais une image historique, chargée de culture, de cette rationalité.
De même, dans un livre récent, Allan Bloom7 a rappelé la critique adressée par Swift à la rationalité scientifique. Les habitants de Laputa, en parfaits cartésiens, ont un œil tourné vers le ciel, dont ils déchiffrent les lois mathématiques, et l’autre tourné vers l’intérieur, vers leur subjectivité égoïste. Et l’île volante de Laputa domine la Terre grâce au pouvoir technique fondé sur la découverte des principes physiques. La science serait donc l’alliée naturelle du pouvoir, qui domine ce qu’elle choisit d’ignorer, les hommes qui ne sont ni figures géométriques ni pure subjectivité réflexive.
Le problème soulevé par Swift est grave, et n’est pas de ceux qu’une simple transformation théorique peut résoudre. Cependant, dans la mesure où le modèle de la physique a servi historiquement de référence et de garant aux lectures de la rationalité scientifique, nous pouvons dire aujourd’hui que cette rationalité ne peut plus être invoquée pour justifier les scientifiques qui suivent le modèle des habitants de Laputa. Le face-à-face entre l’objet soumis à des lois intemporelles et le sujet libre, dominant le monde mais dépouillé des liens multiples qu’il tisse avec lui, ne peut plus désormais se dire « rationnel » au sens où il serait rationnel d’opposer le monde « vrai », « légal », déchiffré par la science au monde troublé où vit le scientifique.
L’idéal classique de la science, la découverte d’un monde intelligible mais sans mémoire, sans histoire, renvoie au cauchemar annoncé par Kundera, Huxley et surtout Orwell : en 1984 la langue elle-même est coupée de son passé, et donc aussi de sa puissance d’invention des futurs, elle contribue à emprisonner les hommes dans un présent sans recours ni alternative. Ce cauchemar est sans doute celui du pouvoir. Mais la suppression de la mémoire, l’élimination des récits, la réduction de l’imagination ne peuvent plus se prévaloir de l’idéal d’intelligibilité qu’incarnait la physique pour se prétendre prix « rationnel » à payer pour la constitution de la société en objet « scientifique ». Bien au contraire, l’exemple de la physique mènerait, comme nous allons le voir, à définir tout jugement a priori à propos de ce que peuvent les hommes, et à propos des modes multiples sur lesquels le passé et le futur s’interpénètrent dans leurs présents comme autant de mutilations, destructrices de ce que 1’on prétend chercher à comprendre.
Il peut sembler étrange que le développement de la physique qui, hier, avait mené Kant à conclure que le scientifique ne doit pas « apprendre » de la nature mais s’adresser à elle en juge, sachant a priori comment elle doit répondre, à quels principes elle est soumise, puisse aujourd’hui nous mener à des conclusions opposées, à l’impossibilité de juger a priori ce qu’est la description rationnelle d’une situation, à la nécessité d’apprendre d’elle comment nous pouvons la décrire. C’est là pourtant la conséquence non d’un recul de la physique, mais de son progrès. C’est dans la mesure où la physique d’aujourd’hui est susceptible de construire une description intelligible du devenir de la matière sans le réduire à une apparence qu’elle découvre un monde ouvert dont aucun schéma rationnel unique ne peut réduire la diversité. La physique, aujourd’hui, n’est plus science d’un Univers infini mais clos quant à ses comportements et ses modes de connaissance possibles. Elle est découverte d’un monde marqué par l’émergence du nouveau.
Du monde clos à l’Univers infini : c’est ainsi qu’Alexandre Koyré avait caractérisé la transformation cosmologique fondamentale qu’implique et explicite la physique moderne. Rétrospectivement, nous comprenons mieux les limites de 1’explicitation par les lois physiques de cet infini ouvert par la destruction des certitudes aristotéliciennes. Alors que la découverte de l’infini, de la prolifération des possibles, du caractère arbitraire de toute limite, allait pénétrer tous les domaines de la culture, la physique, elle, réduisit l’infini à la répétition infinie du même. Car les objets qu’elle privilégia gardèrent pour modèle commun les mouvements périodiques des planètes qui constituèrent son premier champ d’exploration.
Nous entrons ici dans la description du développement théorique de la physique contemporaine. Mon dernier énoncé a en effet un sens technique précis. Tout système dynamique « intégrable », c’est-à-dire dont on peut calculer de manière exacte les trajectoires, peut en effet par définition être représenté en termes de mouvements périodiques indépendants les uns des autres. Toute trajectoire dynamique a pour vérité fondamentale la périodicité des mouvements planétaires.
Cette vérité, nous la retrouvons dans la définition même de la trajectoire dynamique. Toute trajectoire dynamique est par définition déterministe et réversible : elle définit le futur et le passé comme équivalents et identiquement déductibles du présent. De même que les lois de la dynamique ne nous permettraient pas de dire a priori dans quel sens tourne la Lune autour de la Terre, elles n’établissent aucune différence intrinsèque entre une évolution partant d’un état initial vers un état situé dans le futur et l’évolution qui partirait de cet état futur vers l’état initial. Si nous imaginions la vitesse de la Lune instantanément inversée, nous la verrions « remonter » vers son passé. De même si nous inversions instantanément toutes les vitesses d’un système de corps en mouvement, ce système parcourrait en sens inverse la succession de tous les états qui 1’ont mené au moment de l’inversion.
La réversibilité des lois dynamiques, comme aussi des lois des deux sciences fondamentales créées au xxe siècle, la mécanique quantique et la relativité, traduit une négation du temps si radicale qu’aucune culture, aucun savoir collectif ne l’avait jamais imaginée. Bien des spéculations ont mis en cause l’idée de nouveauté, affirmé 1’inexorable enchaînement des causes et des effets. Bien des savoirs mystiques ont nié la réalité de ce monde changeant et incertain et ont défini l’idéal d’une existence qui permette d’échapper à la douleur de la vie. Nous savons d’autre part l’importance, dans l’Antiquité, de l’idée d’un temps circulaire, revenant périodiquement à ses origines. Mais l’éternel retour lui-même est marqué par la flèche du temps, comme le rythme des saisons ou celui des générations humaines. Aucune spéculation, aucun savoir n’affirma jamais l’équivalence entre ce qui se fait et ce qui se défait, entre une plante qui pousse, fleurit et meurt et une plante qui ressuscite, rajeunit et retourne vers sa graine primitive, entre un homme qui mûrit et apprend et un homme qui, progressivement, devient enfant, puis embryon, puis cellule.
Et pourtant, depuis son origine, c’est bien de cette négation qu’était porteuse la dynamique, la théorie physique qui s’identifie avec le triomphe même de la science. Historiquement, il est remarquable que les physiciens n’aient pas pris conscience de cette conséquence des lois dynamiques avant d’y être contraints. Laplace avait annoncé le déterminisme d’un monde soumis aux lois de la dynamique : son démon, contemplant un état instantané de l’Univers, pourrait en déduire indifféremment le passé et l’avenir dans leurs moindres détails. Mais c’est seulement à la fin du xixe siècle qu’apparaît le « démon de Maxwell », celui qui, capable d’observer et de modifier la course individuelle des molécules, pourrait lutter contre l’irréversibilité, celui pour qui n’a pas de sens intrinsèque la différence entre passé et futur que permet de définir le second principe de thermodynamique.
Ce serait donc une erreur de perspective que voir dans la négation de la flèche du temps par la physique une « conquête conceptuelle » similaire par exemple à la négation de la simultanéité absolue de deux événements distants par la relativité. Au contraire, la formulation par Clausius du fameux « second principe de thermodynamique », « l’entropie de l’Univers croît jusqu’à son maximum », marque bien l’importance que les physiciens du xixe siècle attribuèrent au fait que la physique, enfin, à l’exemple des autres sciences de l’époque, pouvait décrire un monde « historique ».
Certes, l’histoire thermodynamique du monde semblait devoir se résumer à une évolution fatale vers la « mort thermique », vers le nivellement définitif de toutes les différences qui nourrissent les processus irréversibles. La production d’entropie qui définit l’irréversibilité d’un processus thermodynamique définit en effet celui-ci par la destruction progressive qu’il opère de ses propres conditions. Le flux de chaleur a pour condition une différence de température et annule sans retour cette différence. Cependant, pour certains physiciens tels Planck et Boltzmann, l’essentiel était que la nature perdait, avec le second principe, l’indifférence que semblait lui conférer la dynamique. Le second principe traduisait, comme le dit Planck, que la nature n’est pas indifférente, qu’elle a des « propensions », des « préférences » pour certains états. La physique des systèmes dissipatifs, producteurs d’entropie, a repris cette conception de Planck en baptisant les régimes finaux d’une évolution irréversible du nom d’« attracteur ».
La physique, à la fin du xixe siècle, a connu une crise profonde avec la découverte du caractère intrinsèquement inconciliable des lois de la dynamique et de l’irréversibilité thermodynamique. Je ne peux m’attarder ici à l’échec dramatique de Boltzmann qui crut pouvoir donner une interprétation purement dynamique à la croissance de l’entropie et fut progressivement contraint à nier le caractère intrinsèque de l’irréversibilité, à la définir comme relative au niveau macroscopique où se situent nos observations. On peut voir dans la transformation de cet échec en triomphe, la véritable naissance de la physique du xxe siècle, cette physique dont Einstein constitue le meilleur symbole et qui se donna pour vocation de découvrir, au-delà des phénomènes changeants, une vérité intemporelle. Dieu eut-il le moindre choix, au moment de créer l’Univers : c’est là, dit un jour Einstein, la seule question qui devrait vraiment intéresser un physicien.
Aujourd’hui, la physique a retrouvé une nouvelle cohérence axée non sur la négation du temps, mais sur la découverte du temps à tous les niveaux de la réalité physique. C’est aux perspectives qu’ouvre cette nouvelle cohérence que je consacrerai la seconde partie de mon exposé.
Commençons par cette physique des systèmes dissipatifs, des systèmes caractérisés par des « attracteurs » dans laquelle Boltzmann et Planck avaient vu l’annonce d’une physique du devenir. Nous savons aujourd’hui que leur espoir était justifié. L’évolution irréversible d’un système vers son état attracteur ne peut être identifiée à une évolution vers 1’uniformité que dans le cas où l’attracteur est l’état d’équilibre thermodynamique. Loin de l’équilibre, l’irréversibilité, la production d’entropie peuvent être définies comme source d’ordre.
Envisageons une situation expérimentale très simple : l’expérience de thermodiffusion. Nous avons deux enceintes reliées par un canal et remplies d’un mélange de deux gaz, par exemple de l’hydrogène et de l’azote. Nous partons d’une situation d’équilibre : les deux enceintes sont à la même température, à la même pression, et contiennent le même mélange homogène des deux gaz. Établissons maintenant une différence de température entre les deux enceintes. L’écart à l’équilibre que constitue cette différence de température ne peut être maintenu que s’il est nourri par un flux de chaleur qui compense les effets de la diffusion thermique. Nous n’avons donc pas affaire à un système isolé, mais à un système fermé, dont une enceinte est chauffée en permanence alors que l’autre est refroidie. Or, l’expérience montre que, couplé au processus de diffusion de chaleur, se produit un processus de séparation des deux gaz. Lorsque le système aura atteint son état stationnaire, tel que, pour un flux de chaleur donné, la différence de température ne varie plus au cours du temps, il y aura plus, disons, d’hydrogène dans l’enceinte chaude, et plus d’azote dans l’enceinte froide, la différence de concentration étant proportionnelle à la différence de température. Nous voyons que, dans ce cas, l’activité productrice d’entropie ne peut être assimilée à un simple nivellement des différences. Certes, la diffusion thermique joue ce rôle, mais le processus de séparation des gaz mélangés qui se produit par couplage avec la diffusion est, lui, un processus de création de différence, un processus d’« anti-diffusion » que mesure une contribution négative à la production d’entropie.
Ce simple exemple montre à quel point il est nécessaire de nous libérer de l’idée que l’activité productrice d’entropie est synonyme de dégradation, de nivellement des différences. Car, s’il est vrai que nous devons payer un prix entropique pour maintenir à son état stationnaire le processus de thermodiffusion, il est vrai aussi que cet état correspond à une création d’ordre. Un nouveau regard devient alors possible : nous pouvons voir le « désordre » produit par le maintien de l’état stationnaire comme ce qui nous permet de créer un ordre, une différence de composition chimique entre les deux enceintes. L’ordre et le désordre se présentent ici non pas comme opposés l’un à l’autre mais comme indissociables.
Qu’appelons-nous ordre ? Qu’appelons-nous désordre ? Chacun sait que les définitions varient et traduisent, le plus souvent des jugements quant à la beauté, l’utilité, les valeurs. Pourtant, ces jugements s’enrichissent aussi de ce que nous apprenons. Longtemps, la turbulence s’est imposée à nous comme l’exemple par excellence du désordre. Au contraire, le cristal est apparu comme la figure de l’ordre. Nous sommes désormais en mesure de compliquer ce double jugement. Nous savons aujourd’hui que nous devons comprendre le régime turbulent comme « ordonné » : les mouvements de deux molécules situées à des distances macroscopiques, qui se mesurent en centimètres, y sont en effet corrélés. Au contraire, les atomes qui forment un cristal vibrent autour de leur position d’équilibre de façon incohérente : le cristal est désordonné du point de vue de ses modes d’excitation.
Mais l’exemple de la thermodiffusion va plus loin en ce qu’il articule « ordre » et « désordre » et pose donc le problème du « prix » de la création d’ordre. La séparation chimique entre les deux gaz, qui n’est pas un tri exécuté une fois pour toutes mais un processus permanent, a pour prix une création de « désordre », le nivellement tout aussi permanent de la différence de température qu’entretient le flux de chaleur. Nous retrouvons une articulation similaire dans le métabolisme vivant, où la construction des molécules biologiques complexes s’accompagne de la destruction d’autres molécules, la somme des processus correspondant bien entendu à une production d’entropie positive. Mais pouvons-nous prolonger cette idée-là où la thermodynamique ne peut plus nous guider, là où il s’agit notamment des rapports des hommes entre eux et avec la nature ? L’intensification des rapports sociaux que favorise la vie urbaine, par exemple, n’a-t-elle pas été tout à la fois source de gaspillage, de pollution, et d’inventions, pratiques, artistiques, intellectuelles ? L’analogie est féconde en ce qu’elle articule ce que nous sommes trop souvent tentés d’opposer, mais elle ne fonde, faut-il le dire, aucun jugement quant aux valeurs respectives de ce qui est créé et détruit, ni surtout ne légitime notre histoire comme nécessaire ou optimale. L’exemple de la physique peut éclairer le problème posé aux hommes, non le résoudre.
Revenons à la physico-chimie. Le phénomène de thermodiffusion est un phénomène continu : la séparation des deux gaz est proportionnelle à la différence de température. Mais, dans d’autres cas, c’est à des phénomènes brusques, spectaculaires, que nous avons affaire, à l’apparition de nouveaux régimes de fonctionnement, qualitativement différents, qui se produisent à une distance déterminée de l’équilibre, c’est-à-dire à partir d’un seuil d’intensité des processus irréversibles dont le système est le siège.
Nous ne nous attarderons pas ici à la découverte des « structures dissipatives ». Prenons, pour mettre en lumière la surprise qu’elles ont constituée, l’exemple célèbre de 1’« instabi1ité de Bénard ». Une mince couche liquide est soumise à une différence de température entre la surface inférieure, chauffée en permanence, et la surface supérieure, en contact avec l’environnement extérieur. Pour une valeur déterminée de la différence de température, le transport de chaleur par conduction, où la chaleur se transmet par collision entre les molécules, se double d’un transport par convection, où la chaleur est transmise par un mouvement collectif des molécules. Se forment alors des tourbillons qui distribuent la couche liquide en « cellules » régulières. Des milliards de milliards de molécules qui, auparavant, avaient un mouvement désordonné, participent maintenant à un comportement collectif. La formation des cellules de Bénard constitue véritablement l’émergence d’un phénomène macroscopique, caractérisé par des dimensions de l’ordre du centimètre, à partir d’une activité microscopique qui, elle, n’implique des longueurs de l’ordre de l’angström (10-10 m). Comment aurions-nous pu croire possible l’émergence de ce comportement collectif si l’expérience ne l’avait imposée ?
De même, il a fallu que l’expérience nous permette d’observer des « horloges chimiques » pour que nous puissions croire que, des milliards de collisions aléatoires qui se produisent en chaque seconde entre les molécules et à l’occasion desquelles se produisent les réactions chimiques, puisse naître un rythme macroscopique. Avec une périodicité de l’ordre de la minute, le milieu réactionnel change pourtant de couleur comme si un mystérieux chef d’orchestre signalait les moments où les réactions doivent faire varier la composition chimique du milieu. Mais, nous le savons, il n’y a pas plus de chef d’orchestre qu’il n’y a, dans les tourbillons de Bénard, d’agent préposé à la circulation des molécules. Les processus dissipatifs qui entraînent, loin de l’équilibre, la formation des structures dissipatives sont les mêmes que ceux qui se compensent mutuellement à l’équilibre.
En fait, c’est l’état d’équilibre lui-même, non les régimes de fonctionnement de la matière loin de l’équilibre, qui peut apparaître désormais comme singulier en ce qu’il permet de décrire les processus en faisant abstraction du temps. En chaque instant, à l’équilibre, les conséquences d’un événement, tel une réaction chimique, sont annulées par un autre événement. C’est pourquoi il n’existe aucune différence entre différents systèmes chimiques à l’équilibre, que les mécanismes de réaction soient linéaires ou non linéaires (le produit d’une réaction catalyse cette réaction ou une autre, par exemple). Loin de l’équilibre par contre, les conséquences d’une réaction ne sont pas immédiatement annulées mais sont susceptibles de se propager et, s’il existe des mécanismes non linéaires, de favoriser ou d’inhiber d’autres réactions, ce qui, en conséquence… La logique de description des processus loin de l’équilibre n’est plus une logique de bilan, mais une logique narrative (si…, alors…). L’activité cohérente d’une structure dissipative est en elle-même une histoire, qui a pour matière la relance mutuelle entre événements locaux et l’émergence d’une logique cohérente globale qui intègre la multiplicité de ces histoires locales.
La découverte de ces régimes collectifs d’activité associe ce que je proposerais de définir comme les trois éléments minimaux qu’exige toute histoire : l’irréversibilité, les probabilités, l’émergence possible de nouvelles cohérences. Le mouvement (idéalement) réversible de la Lune autour de la Terre n’est pas une histoire, mais la prise en compte des frottements qui éloignent imperceptiblement la Lune de la Terre chaque année ne suffit pas non plus à construire une histoire. Pour que celle-ci prenne un sens, il faut que nous puissions imaginer que ce qui s’est produit aurait pu ne pas se produire, il faut que des événements seulement probables jouent un rôle irréductible. Mais une succession de coups de dés n’est pas non plus une histoire. Encore faut-il que certains de ces événements aient un enjeu, qu’ils soient susceptibles d’ouvrir à des possibles qu’ils conditionnent sans, bien sûr, suffire à les expliquer.
Irréversibilité et probabilités caractérisent tout système chimique, qu’il soit ou non à l’équilibre, mais c’est loin de l’équilibre que certains événements locaux peuvent cesser d’être insignifiants, qu’une fluctuation locale de concentration peut entraîner un nouveau type de régime de fonctionnement. Un système toujours plus écarté de l’équilibre peut, de bifurcation en bifurcation, connaître une succession de ces régimes, passer de la régularité de l’horloge chimique au « chaos », où son activité peut être définie comme l’inverse du désordre indifférent qui règne à l’équilibre : aucune stabilité n’assure plus la pertinence d’une description macroscopique, tous les possibles s’actualisent, coexistent et interfèrent, le système est « en même temps » tout ce qu’il peut être.
Que se passera-t-il si… ? Que se serait-il passé si… ? Ce ne sont pas seulement là des questions d’historien, mais aussi de physicien face à un système qu’il ne peut plus se représenter comme manipulable et contrôlable. Ces questions ne renvoient pas à une ignorance contingente et surmontable mais définissent la singularité des points de bifurcation, où le comportement du système devient instable et peut évoluer vers plusieurs régimes de fonctionnement stables. En de tels points, une « meilleure connaissance » ne nous permettrait pas de déduire ce qui arrivera, de substituer la certitude aux probabilités. C’est donc le « diagramme des bifurcations », la « carte des possibles » qu’explore un système alors qu’il est progressivement écarté de l’équilibre par une modification de ses rapports avec son milieu, qui détermine dans chaque cas ce qui pourra être prévu, et ce dont nous pouvons savoir a priori que nous pourrons seulement le constater et le raconter.
C’est également loin de l’équilibre qu’un système peut devenir sensible à certains aspects de sa propre réalité qui étaient insignifiants à l’équilibre. C’est le cas, nous l’avons vu, de la non-linéarité des processus dont il est le siège, mais c’est également le cas pour une force telle la force de gravitation. Celle-ci n’a pas d’effet observable sur un système à l’équilibre mais, sans elle, les cellules de Bénard ne se formeraient pas. C’est donc l’activité dissipative elle-même qui détermine ce qui, dans la description d’un système physico-chimique, est pertinent ou peut être négligé.
À quoi un être est-il sensible ? Par quoi peut-il être affecté ? De quoi ses relations avec son monde le rendent-elles capable ? De telles questions prennent donc déjà sens pour des « êtres » aussi simples que les systèmes physico-chimiques. Mais comment ne se poseraient-elles pas avec plus d’urgence encore à ceux qui étudient les êtres vivants, doués de mémoire, capables d’apprendre et d’interpréter ? Comment ne trouveraient-elles pas un sens plus crucial encore lorsqu’il s’agit des hommes que le langage rend sensibles à l’indéfinie multiplicité de leurs passés, des avenirs qu’ils peuvent craindre ou espérer, des lectures divergentes et éclatées du présent. Les sciences ne sont-elles pas, elles-mêmes, l’un des vecteurs de cette sensibilité ? Pour les hommes d’aujourd’hui, le « Big Bang » et l’évolution de l’Univers font partie du monde, au même titre que, hier, les mythes d’origine. Comment juger a priori ce qu’« est » l’homme, ce que sont les concepts pertinents pour définir son identité si déjà l’identité d’un système physico-chimique est relative à son activité ? Comment un physicien, après la découverte du rôle crucial des relations linéaires en physique, pourrait-il ignorer la singularité de l’histoire des hommes où de telles relations sont omniprésentes, enchevêtrant points de vue locaux, visions globales, représentations divergentes du passé, du présent et de l’avenir ?
Les instruments conceptuels produits par la physique des systèmes dissipatifs ne sont plus les instruments d’un jugement, destiné d’abord à faire la différence entre les apparences anecdotiques, circonstancielles, et une vérité générale. Ce sont des instruments d’exploration, susceptibles d’engendrer de nouvelles questions, de susciter des distinctions inattendues. Ainsi en est-il notamment de la découverte de la grande diversité des attracteurs. J’ai fait allusion déjà aux attracteurs « ponctuels », l’état d’équilibre notamment, aux attracteurs périodiques, que traduisent les « horloges chimiques ». Mais nous connaissons depuis quelques années des attracteurs chaotiques qui confèrent à un système, pourtant décrit par des équations déterministes, un comportement erratique. Quelle pertinence auront de tels instruments dans l’exploration de cette réalité multiple, concrète, qui est celle de la nature et de l’histoire des hommes ? Je ne peux, ici, m’attarder à décrire les questions où ils interviennent déjà, celle de la météorologie ou de l’origine de la vie, notamment. Le point essentiel, me semble-t-il, dans le contexte de cet exposé, est que l’exemple de la physique ne peut plus entraîner d’autres sciences à « physicaliser » leur objet, mais au contraire à l’ouvrir au problème qu’elles partagent avec la physique, le problème du devenir.
J’en arrive maintenant à la dernière partie de mon exposé, au problème de la cohérence de la physique elle-même. La conviction de Boltzmann s’avère aujourd’hui justifiée : l’irréversibilité ouvre la physique au problème du devenir. Mais cette irréversibilité est condamnée par les lois fondamentales de la physique comme déterminée par un mode de description approximatif. Ce serait parce que nous ignorons le mouvement de chaque molécule individuelle et caractérisons un système en termes de variables macroscopiques que nous observons une évolution irréversible, l’évolution vers l’état macroscopique le plus probable, celui que réalise l’immense majorité des configurations microscopiques a priori possibles. Les probabilités et l’irréversibilité n’ont donc qu’une signification négative, elles traduisent la distance entre l’observateur humain et celui qui pourrait observer un système de milliards de milliards de molécules comme nous observons le système planétaire.
En mécanique quantique, la situation est plus complexe. Chacun sait que la mécanique quantique ne peut prévoir que des probabilités.
Pourtant l’équation fondamentale au centre de la mécanique quantique, l’équation de Schrödinger, décrit une évolution déterministe et réversible. C’est l’acte de mesure, irréversible, qui introduit les probabilités en mécanique quantique. Cette structure duale propre à la mécanique quantique, l’évolution de la fonction d’onde inobservable dans l’espace de Hilbert et sa « réduction », qui permet de déterminer les probabilités des différentes grandeurs observables, a fait couler beaucoup d’encre. C’est elle qui a mené certains physiciens à affirmer que, en dernière analyse, c’est la conscience humaine qui est responsable de la possibilité de caractériser le monde quantique en termes de probabilité d’observation.
Comme nous le soulignions déjà dans La nouvelle alliance, le formalisme actuel de la mécanique quantique traduit par sa singularité même sa solidarité profonde avec le mode de conceptualisation classique de la physique, et elle fait apparaître de manière explicite les limites de ce mode de conceptualisation. Toute description physique se réfère à des observations, à des mesures, et il n’est pas de mesure sans marque, sans production irréversible d’une trace. Bien sûr, dans le cas d’observations astronomiques par exemple, nous pouvons oublier que si nous pouvons observer une étoile lointaine, c’est parce qu’elle brûle irréversiblement et parce que les photons qu’elle émet impressionnent la rétine de l’astronome ou sa plaque photo. Mais, lorsqu’il s’agit d’« observer » le monde quantique, notre seul accès expérimental est l’événement, collision, émission ou absorption de photons, désintégration, etc. Or, pas plus que la dynamique classique, la mécanique quantique ne peut donner de sens intrinsèque à l’événement. Je vous renvoie ici à la parabole célèbre du « chat de Schrödinger ». Une particule radioactive est enfermée dans une boîte avec un chat. Si elle se désintègre elle provoquera le bris d’une fiole de poison qui provoquera la mort du chat. La mécanique quantique nous interdit, face à la boîte close, de dire : la particule est intacte ou désintégrée, le chat est mort ou vivant. C’est seulement à chaque ouverture de la boîte, lorsque nous observons le chat, que nous pouvons dire, éventuellement, « il est mort, donc la particule s’est désintégrée ». C’est l’observation qui donne sens à l’événement, et non l’inverse.
Selon certaines représentations philosophiques de l’histoire des sciences, ce serait par la négation que les sciences progresseraient. Le progrès de la « raison » scientifique exigerait que nous abandonnions au domaine de l’opinion incompétente l’idée d’une distinction intrinsèque entre passé et futur comme nous avons abandonné 1’idée de cause finale ou de simultanéité absolue d’événements distants. Cette représentation du progrès scientifique me semble dangereuse. Elle fait bon marché de ce que, en matières scientifiques, négation et affirmation sont indissociables. L’échec de Boltzmann, et la négation de la flèche du temps qui en a résulté, supposent que soit affirmée la validité générale de la notion de trajectoire dynamique. Rappelons ici la déclaration de sir James Lighthill : le déterminisme réversible au nom duquel la flèche du temps fut niée était une croyance, qui se révèle aujourd’hui illégitime. La découverte des limites de validité de la notion de trajectoire peut donc ouvrir l’espace conceptuel où puisse se construire un sens dynamique intrinsèque de la flèche du temps.
En fait, dès 1892, ces limites étaient définies. Poincaré démontrait que la plupart des systèmes dynamiques ne peuvent être définis en termes d’« invariants du mouvement », c’est-à-dire être représentés en termes de ces mouvements périodiques indépendants auxquels, je l’ai dit déjà, la description d’un système dynamique intégrable peut être ramenée. La raison de cette impossibilité est le phénomène de « résonance », c’est-à-dire le transfert d’énergie et de quantité de mouvement entre deux mouvements périodiques.
Il est, d’un point de vue historique, intéressant de constater que la « catastrophe de Poincaré » resta sans suite. L’idéal d’un monde décrit en termes de trajectoires dynamiques – ou de fonctions propres quantiques – continua à dominer les esprits. C’est seulement au cours de ces dernières années que le développement de la « dynamique qualitative », auquel sont associés les noms du regretté Kolmogorov, de Arnold et de Moser, a définitivement brisé la croyance selon laquelle, puisqu’ils répondent au même type d’équations, les systèmes dynamiques appartiennent à une classe homogène.
Les systèmes dynamiques étudiés par Poincaré se caractérisaient par des points de résonance, rares, comme sont rares les nombres rationnels par rapport aux nombres irrationnels. Cependant, pour les « grands » systèmes (dont le volume tend vers l’infini), nous savons que la situation s’inverse. Les résonances s’accumulent partout dans l’espace des phases – elles se produisent désormais non plus en tout point rationnel mais en tout point réel. Dès lors, les comportements non périodiques dominent. Le système dynamique se caractérise alors par un comportement chaotique.
Le système chaotique met en question la notion même de causalité. L’idée de cause a toujours été, plus ou moins explicitement, associée à la notion de « même », nécessaire pour donner à la cause une portée opérationnelle. « Une même cause produit, dans des circonstances semblables, un même effet. » « Si nous préparons deux systèmes semblables de la même manière, nous obtiendrons le même comportement. » Même les historiens, lorsqu’ils invoquent un rapport de causalité, prennent le risque de penser que si les circonstances avaient été légèrement différentes, si le vent avait soufflé moins fort, si telle personne avait choisi de porter un habit différent, la situation qu’ils analysent n’aurait pas été, pour l’essentiel, modifiée. Ce risque est celui de toute description, de toute définition. Les mots comme les nombres sont de précision finie. Toute description, verbale ou numérique, définit une situation non en tant qu’elle serait identique à elle-même mais en tant qu’elle appartient à une classe de situations toutes compatibles avec la même description. Or, si nous observons un système chaotique partant de deux états initiaux aussi semblables que nous le voulons, nous verrons des évolutions qui divergent au cours du temps de manière exponentielle. Le comportement d’un système chaotique, pourtant décrit par des équations déterministes, est donc essentiellement non reproductible.
Chaque état d’un système dynamique intégrable contient, je l’ai déjà souligné, son passé et son futur. Le comportement chaotique, lui, nous mène à situer le présent, à caractériser ce que le présent peut nous dire du futur par un horizon temporel. Quelle que soit la précision de la définition d’un état, il existe un temps d’évolution après lequel cette définition aura perdu toute pertinence. Au-delà de cet horizon, la notion de trajectoire individuelle perd son sens. Comme un véritable horizon, l’horizon temporel des systèmes chaotiques fait la différence entre ce que nous pouvons « voir » d’où nous sommes et l’au-delà, l’évolution que nous ne pouvons plus décrire en terme de comportement individuel mais seulement en terme de comportement erratique commun à tous les systèmes caractérisés par l’attracteur chaotique. Bien sûr, nous pouvons tenter de « voir plus loin », de prolonger le temps pendant lequel nous pouvons prévoir une trajectoire, en augmentant la précision de sa définition, en restreignant donc la classe des systèmes que nous considérons comme « les mêmes ». Mais le prix à payer devient vite démesuré : ainsi, pour multiplier par dix le temps au long duquel l’évolution reste prévisible à partir de ses conditions initiales, il nous faut augmenter la précision de la définition de ces conditions d’un facteur e10…
La description des systèmes dynamiques chaotiques impose un renouvellement du langage même de la dynamique. Celui-ci, dans la mesure où il suppose une connaissance infiniment précise de l’état d’un système dynamique, occulte en effet la différence qualitative entre systèmes dynamiques. Il confère au physicien un point de vue infini à partir duquel est invisible l’horizon temporel qui caractérise les comportements chaotiques, un point de vue qui permet d’oublier les limites de toute connaissance concevable, c’est-à-dire finie. L’idéal de connaissance dont est porteur le langage de la dynamique classique est donc illégitime au sens où, dans le cas des systèmes chaotiques, il ne respecte pas la contrainte qui définit les conditions non pas de notre mode de connaissance, historiquement contingente, mais de la connaissance en général.
Il ne m’est malheureusement pas possible de décrire ici dans les détails le nouveau langage dynamique qui, aujourd’hui, nous permet d’intégrer cette contrainte, et de donner par là même un sens intrinsèque, et non plus déterminé par notre manque de connaissance, aux probabilités qu’avait introduites Boltzmann pour articuler dynamique et thermodynamique. Qu’il suffise de préciser que ce langage substitue à l’état dynamique classique et à la loi d’évolution réversible, qui semblait permettre indifféremment de déduire de cet état le passé et l’avenir, un état et une loi d’évolution à symétrie temporelle brisée. Ce double brisement de symétrie exprime de manière positive ce que la notion d’horizon temporel exprimait comme une limite : la notion d’un présent ouvert sur un avenir intrinsèquement aléatoire.
Cette transformation de la dynamique constitue, me semble-t-il, un exemple privilégié du caractère ouvert, inventif, de la construction de l’intelligibilité physico-mathématique. Le langage de la dynamique classique était marqué par une incohérence implicite : comment accepter que ce soit notre manque de connaissance qui donne un sens à l’irréversibilité sans laquelle, pour ne pas parler de notre vie même, l’activité de mesure, que présuppose toute théorie physique, est inconcevable ? Or ce n’est pas en abandonnant la dynamique mais en la comprenant, en comprenant tout à la fois les raisons et les limites de ses succès, que le problème a pu être résolu. C’est pourquoi la signification que nous pouvons donner aujourd’hui à la flèche du temps est tout à la fois tournée vers le passé et vers l’avenir de la dynamique. Vers le passé, au sens où nous concevons l’irréversibilité comme la traduction de la perte de pertinence progressive de toute connaissance, de tout pouvoir de contrôle déterminée par le caractère chaotique du système, et exprimons donc dans sa définition même les raisons de l’abandon de l’idéal classique. Vers l’avenir, au sens où la nouvelle description dynamique renouvelle notre regard et nos instruments conceptuels. En particulier, elle transforme l’idée que nous nous faisons de l’irréversibilité macroscopique.
Cette irréversibilité a toujours été définie comme relative aux conditions macroscopiques de non-équilibre. L’état d’équilibre, lui, serait indifférent à la flèche du temps. Aujourd’hui, le rapport entre microscopique et macroscopique se trouve inversé : dans un système susceptible d’une évolution irréversible vers l’équilibre, la différence entre passé et avenir persiste au niveau microscopique même dans un système à 1’équilibre. Ce n’est pas le non-équilibre qui crée la flèche du temps, c’est l’équilibre qui empêche la flèche du temps, toujours présente au niveau microscopique, d’avoir des effets macroscopiques. Le non-équilibre ne crée pas la flèche du temps mais lui permet d’apparaître au niveau macroscopique, de s’y manifester non seulement par l’évolution vers l’équilibre mais aussi, comme nous l’avons vu, par la création de comportements collectifs cohérents.
Cependant, la dynamique n’est pas aujourd’hui la théorie de la réalité microscopique. Nous en arrivons donc au problème de la mécanique quantique.
Alors qu’elle a été mise en question par beaucoup de ses interprètes, je voudrais souligner que, pour la plupart des physiciens, la mécanique quantique est la plus puissante des théories jamais construites par la physique. Dans le domaine expérimental, ses prédictions ont été confirmées avec une précision tout à fait remarquable. Sans doute est-ce pourquoi la plupart des critiques ont tenté de transformer l’interprétation que nous donnons à ce formalisme sans le modifier. Or, notre perspective implique une modification de ce formalisme.
Karl Popper écrivait à propos de la mécanique quantique :
« Mon propre point de vue est que 1’indéterminisme est compatible avec le réalisme, et que l’acceptation de ce fait permet d’adopter une épistémologie objectiviste cohérente, une interprétation objectiviste de l’ensemble de la théorie quantique, et une interprétation objective de la probabilité8. »
Mais il savait que ce point de vue relevait d’un « rêve métaphysique ». En effet, la mécanique quantique actuelle ne se borne pas, comme la dynamique classique, à soumettre l’évolution de la fonction d’onde à une loi réversible et déterministe. Son formalisme a pris pour modèle la description des systèmes dynamiques intégrables. Il présuppose cette possibilité de représenter le comportement d’un système en termes de mouvements périodiques indépendants dont Poincaré montra qu’elle était restreinte à une classe de systèmes dynamiques très particulière.
Ici encore, il m’est impossible d’entrer dans les détails. Le nouveau formalisme auquel nous avons récemment abouti accentue le caractère probabiliste de la description quantique, et confère aux probabilités une signification intrinsèque, indépendante de la mesure. Plus précisément, ce formalisme ne prend pas pour objet privilégié l’atome isolé, caractérisé en termes d’états stationnaires stables, mais l’atome en interaction avec le champ qu’il induit. C’est par la résonance entre l’atome et ce champ que, dès 1928, Dirac avait expliqué l’instabilité des états stationnaires excités, le fait que 1’atome rejoint spontanément son état fondamental en émettant un (ou des) photon(s). Cependant, le temps de vie des états excités ne peut, en mécanique quantique usuelle, recevoir de signification précise, il ne peut être défini que relativement à un traitement approché (règle d’or de Fermi). Je l’ai déjà signalé, la mécanique quantique actuelle, contrairement à la première théorique quantique due à Bohr, Sommerfeld et Einstein, ne permet pas de décrire l’événement que constitue la transition d’un atome vers son état fondamental avec émission d’un photon, et rend les notions d’événement, de temps de vie et de probabilité relatifs à l’acte d’observation.
Nous avons montré qu’il est en fait impossible de définir un atome en interaction avec son champ en termes d’invariants, c’est-à-dire de le décrire par une fonction d’onde soumise à l’équation de Schrödinger. Le théorème d’impossibilité de Poincaré peut donc être étendu à la mécanique quantique et permettre là aussi une classification qualitative des systèmes quantiques. Le nouveau formalisme que nous proposons substitue à l’évolution réversible de Schrödinger une évolution à symétrie temporelle brisée qui confère une signification exacte au temps de vie, à l’événement probabiliste, et donne sens au fait que c’est dans l’avenir que nous partageons avec l’atome excité que celui-ci rejoint son état fondamental. Ce formalisme permet des prévisions nouvelles par rapport à la mécanique quantique. Il mène notamment à prévoir un déplacement des niveaux énergétiques de l’atome. Dans le cas des expériences usuelles, ce déplacement est trop léger pour être observé, ce qui est cohérent avec le succès prédictif de la mécanique quantique actuelle. Mais nous avons commencé à imaginer, en collaboration avec les expérimentateurs, le type de situation expérimentale qui permettrait de réfuter ou confirmer nos prévisions, et avec elles, la nouvelle représentation que nous proposons d’un atome intrinsèquement marqué par la flèche du temps.
Nous arrivons ainsi à une « synthèse » entre la première théorie quantique, qui fut essentiellement nourrie par la thermodynamique statistique, et la seconde, qui chercha à donner une interprétation purement mécanique aux processus résultant du couplage entre un atome et un champ électromagnétique. L’atome réversible de la mécanique quantique est une idéalisation, la définition intrinsèque de l’atome est relative au processus dissipatif qui résulte de son couplage avec son champ. Les lois réversibles apparaissent désormais relatives tout au plus à des cas limites. Mais cette synthèse n’est qu’un premier pas. Un terrain énorme reste à explorer. Le monde quantique est un monde de processus, dont la description devrait, au même titre que celle du couplage entre l’atome et son champ, rendre explicite la flèche du temps. À tous les niveaux, nos descriptions actuelles font intervenir les notions de résonance et de collision et nous pouvons donc nous attendre à retrouver des phénomènes intrinsèquement irréversibles. La réaction chimique dont la théorie actuelle ne donne qu’une représentation foncièrement statique, devra sans doute être redéfinie de manière radicale, mais il en est de même des interactions fortes étudiées par la physique des hautes énergies.
Comme nous l’avons souligné, le caractère réversible de l’équation de Schrödinger a mené à une perte du réalisme physique. Conformément au « rêve métaphysique » de Karl Popper, nous retrouvons ici une forme de réalisme, centré non autour de la notion d’évolution déterministe mais autour de celle d’événement. Ce sont des événements qui permettent notre dialogue expérimental avec le monde microscopique, c’est à eux qu’une théorie réaliste du monde quantique doit donner un sens pour échapper aux paradoxes qui ont hanté la mécanique quantique depuis sa création.
Pour terminer ce trop rapide survol de la transformation conceptuelle profonde que connaît aujourd’hui la physique, comment éviter la question qui fascine aussi bien les physiciens que le public, celle de l’origine de l’Univers.
Pour beaucoup de physiciens il reste inimaginable aujourd’hui encore que la physique puisse prendre l’Univers pour objet et s’aventurer, avec la question du « Big Bang », dans un domaine jusque-là réservé aux spéculations religieuses et philosophiques, la « cosmogonie ». Pourtant, ce développement inattendu de la physique apparaît irréversible. Déjà, l’alliance entre théorie et observation a transformé de manière intrinsèque la pensée cosmologique en lui imposant des mutations inattendues.
Lorsque, en 1917, Einstein proposa le premier modèle d’Univers, il s’agissait d’un Univers statique, éternel, expression physico-mathématique de la tautologie parménidienne « 1’être est ». Dès 1922, il était clair pour les mathématiciens que les solutions naturelles aux équations d’Einstein désignaient un Univers non pas éternellement identique à lui-même, mais en contraction ou en expansion, et l’observation des galaxies lointaines trancha l’hésitation : ces galaxies s’éloignent de nous à un rythme d’autant plus rapide qu’elles sont plus éloignées, c’est-à-dire que nous les observons telles qu’elles furent dans un passé plus distant. Notre Univers est donc en expansion. Mais c’est la découverte du rayonnement fossile, en 1965, qui, selon le mot de Wheeler, confronta la physique à la plus grande de ses crises, c’est-à-dire força les physiciens à prendre au sérieux la conséquence d’un Univers en expansion : à l’origine de cette expansion, il y a quinze milliards d’années, pense-t-on aujourd’hui, toute la matière et l’énergie qui constituent notre Univers ont dû être concentrées en un point sans dimension. Avec le rayonnement « fossile », les échos du « Big Bang », comme l’avait surnommé par dérision Fred Hoyle, parvenaient jusqu’à nous.
Les photons d’une longueur d’onde centimétrique qui baignent la totalité de 1’Univers observable sont pour les astrophysiciens le témoignage de ce que la matière, qui fait l’objet des lois physiques actuelles, n’est pas une « donnée » mais le produit d’une histoire, qui a accompagné l’expansion de l’Univers, et dont ces photons, produits résiduels inertes, permettent de mesurer le coût entropique : au sein de notre Univers il y a environ 108 ou 109 photons pour un baryon, une particule matérielle à la structure complexe et ordonnée telle que le proton ou le neutron.
Univers immuable ou Univers destiné à la mort : si ces deux conceptions s’inspirent de la science, leurs racines remontent bien plus loin dans l’histoire de la pensée humaine. Par contre qui aurait pu imaginer que nous puissions être amenés à situer la « mort thermique » de 1’Univers non pas à la fin de son histoire mais à son origine, à conclure que l’ordre qui caractérise notre Univers actuel n’est pas un ordre survivant à la dégradation progressive, mais un ordre produit lors d’une explosion entropique originelle. La « mort thermique » de notre Univers, la création de la quasi-totalité de l’entropie qui le caractérise aujourd’hui, coïncideraient donc avec sa naissance, lorsque, selon un scénario récent, un espace-temps originel, « vide » au sens de la mécanique quantique mais instable, donna irréversiblement naissance à la matière-énergie de notre Univers.
Ici aussi nous pouvons constater le changement de sens du second principe de thermodynamique. Cette « mort thermique », cette production massive d’entropie que nous situons aux origines de notre Univers n’est plus, bien sûr, une mort. Elle marque au contraire le passage d’un Univers vide à un Univers peuplé d’énergie et de matière actuelles, elle mesure le coût du passage à l’existence de notre Univers.
À chaque niveau de la physique, nous retrouvons donc le temps irréversible associé au devenir de la matière là où hier des lois atemporelles réduisaient ce devenir à la répétition du même. On pourrait être tenté d’aller plus loin, de poser la question : d’où vient la flèche du temps ? Surgit-elle avec le brisement primordial de symétrie du « vide quantique » ? Il n’en est rien : ce brisement de symétrie éventuel, comme les conditions de non-équilibre dans le monde que nous connaissons, révèle la flèche du temps, mais ne la crée pas. En effet, il nous faut déjà présupposer l’existence de cette flèche du temps pour démontrer 1’instabilité de l’Univers vide, la possibilité que certaines fluctuations déclenchent le mécanisme coopératif qui aurait simultanément créé la matière et la courbure de 1’espace-temps.
De manière plus générale, je crois qu’il nous faut résister à la tentation d’« expliquer » la flèche du temps. Nous pouvons parler du temps de notre naissance, de celui la chute de Troie, du temps de la disparition des dinosaures, et même de celui de la naissance de l’Univers, mais la question « quand, ou pourquoi, a commencé le temps » échappe à la physique comme elle échappe sans doute aussi aux possibilités de notre langage et de notre imagination. Le temps irréversible, la différence entre le passé et le futur, précède et conditionne tant la réalité physique que les questions du physicien. Marc Bloch avait opposé les sciences qui, morcelant le temps en fragments artificiellement homogènes, le réduisent à une mesure, et l’histoire :
« Réalité concrète et vivante, rendue à l’irréversibilité de son élan, le temps de l’histoire, au contraire, est le plasma même où baignent les phénomènes et comme le lieu de leur intelligibilité9. »
Certes, la distinction entre physique et histoire demeure, au sens où l’intelligibilité physique implique l’identification d’objets au comportement reproductible. Bien sûr, je l’ai dit, le comportement chaotique n’est pas individuellement reproductible, mais nous savons comment préparer un système au comportement chaotique. De même, nous pouvons désormais concevoir une « recette » pour créer un Univers et peut-être, dans un avenir lointain, l’expansion de l’Univers recréera-t-el1e les conditions d’instabilité du vide primordial. Par contre, une situation historique ne se prépare ni ne se reproduit. Pourtant, cette distinction n’est plus une opposition. Car la nouvelle cohérence qui se dessine aujourd’hui à l’intérieur du champ physique et, je l’espère, entre les différents champs scientifiques, a pour principe ce temps irréversible dont parlait Marc Bloch, producteur d’existences nouvelles caractérisées par des temps qualitativement nouveaux.
La physique, je l’ai dit au début de mon exposé, se retrouve aujourd’hui une science jeune, dégagée d’un modèle d’intelligibilité qui, s’il a pu fasciner les autres sciences, ne les en opposait pas moins à elle. Peut-être se trouve-t-elle par là même enfin libérée de la relation étroite qu’elle entretint depuis son origine avec le problème philosophique et théologique de la Création, des « raisons » dernières, intemporelles, qui donneraient son intelligibilité au monde. La transformation de la physique que je viens d’esquisser ici traduit le caractère profondément historique de cette science : tout à la fois solidaire d’une tradition qui sélectionna et privilégia une classe particulière d’objets, et ouverte, susceptible de construire à partir des limites de cette tradition le sens de ce qu’elle niait. La physique, même lorsqu’elle est menée par son histoire à poser la question de 1’« origine de l’Univers », cherche, comme les autres sciences, à construire le sens de ce dont elle ne peut rendre compte, ce temps irréversible qui constitue la condition tout à la fois de ses objets et de ses questions*. Notes 1. M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949, p. xiv. 2. Ibid., p. xv. 3. J. Lighthill, « The recently recognized failure of predictabi1ity in Newtonian dynamics », in Proceedings of the Royal Society, Londres, A 407, 1986, p. 35-50. 4. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à 1’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949, « Préface ». 5. L’édition « de poche » de La nouvelle alliance, parue dans la collection « Folio Essais » en 1986 a été augmentée d’une préface et de deux appendices dont le second approfondit certains aspects de ce problème. 6. M. Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 10. 7. A. Bloom, L’âme désarmée, Paris, Julliard, 1987. 8. K. Popper, Quantum theory and the schism in physics, Totowa, NJ, Rowman & Littlefield, 1982, p. 175. 9. M. Bloch, op. cit., p. 5. * Je tiens à remercier Isabelle Stengers pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la rédaction de cet exposé. Je me borne ici à indiquer l’origine des citations apparaissant dans mon texte. En ce qui concerne les références scientifiques, le lecteur consultera La nouvelle alliance (Gallimard), Physique, temps et devenir (Masson), ainsi qu’un nouveau livre écrit en collaboration avec Isabelle Stengers et qui paraîtra en 1988, Entre le temps et l’éternité (Fayard). Pour citer cette conférence Ilya Prigogine, « La redécouverte du temps », Conférences Marc Bloch, 1987, [en ligne], mis en ligne le 28 juin 2006. URL : http://cmb.ehess.fr/document74.html. Consulté le 6 juillet 2008.
Extraits de "Entre le temps et l’éternité" de Prigogine et Stengers :
"Le temps en question
"Il y a quatre-vingt paraissait un livre qui a marqué l’histoire des rapports entre sciences et philosophie et qui suscite aujourd’hui encore discussions et controverses, "L’évolution créatrice" de Henri Bergson. Contrairement à beaucoup de philosophes face à la science, Bergson ne s’intéressait pas à des problèmes abstraits tels que la validité des lois scientifiques, les limites ultimes de la connaissance... mais à ce que cette science nous dit du monde qu’elle prétend comprendre. Et son verdict sonne le glas de cette prétention. la science, montre-t-il, a été féconde à chaque fois qu’elle a réussi à nier le temps, à se donner des objets qui permettent d’affirmer un temps répétitif, de réduire le devenir à la production du même par le même. Mais, lorsqu’elle quitte ses objets de prédilection, lorsqu’elle entreprend de ramener au même type d’intelligibilité ce qui, dans la nature, traduit la puissance inventive du temps, elle n’est plus que la caricature d’elle-même. (...) Dans la mesure où il entendait proposer une démarche qui puisse se constituer comme rivale de la connaissance scientifique, Bergson a échoué. Le "sentiment que nous avons de notre évolution et de l’évolution de toutes choses dans la durée pure" n’a pu se transformer, contrairement à ce qu’il espérait, en méthode d’investigation capable de devenir aussi précise et certaine que celle qui guide les sciences.
.... à venir ....
Sur le net :
Le temps de la philosophie moderne
Le temps est, par exemple pour Newton, un flux continu. Qu’est-ce que ce terme de « continu » signifie au juste vis-à-vis du temps ? Comme bien souvent, l’analogie avec le mouvement – largement exploitée par les philosophes de toutes époques, à divers degrés d’abstractions – permet de donner un premier éclairage au concept du temps. La continuité d’un mouvement n’est pas une chose facile à imaginer. Zénon, dans ses célèbres paradoxes, avait mis à jour la dualité entre le mouvement fini et le temps infini du parcours. En effet, la première intuition du mouvement est celle d’une transition spatiale, continuelle, entre deux points de l’espace séparés par d’infinies positions intermédiaires. De manière analogue à la suite infinie des divisions entières, l’espace semble être un continuum infini. Pourtant, les mouvements perçus par nos sens s’effectuent bel et bien en un temps fini ! De sorte qu’on a du mal à imaginer comment une infinité de positions peut être parcourue en une durée limitée. Imaginer des bonds dans un espace de points séparés par du vide pour définir le mouvement, comme l’ont fait les pythagoriciens, n’est pas satisfaisant, car cela conduirait par exemple à admettre une vitesse uniforme pour tous les mouvements. Un mouvement plus lent serait un mouvement plus long, et un mouvement moins rapide, un mouvement plus court. On peut, pour dresser un premier état des lieux, conclure avec Russell que « la continuité du mouvement ne peut consister dans l’occupation par un corps de positions consécutives à des dates consécutives.[11] » Tout le problème du temps, et de l’espace, repose ici sur la difficulté à imaginer des grandeurs infinitésimales. Il ne s’agit pas d’une lacune : c’est que précisément, il n’y a pas de distances infinitésimales, mais une infinité de distances finies. Pour résoudre le paradoxe du mouvement dans l’espace, il faut imaginer que le temps est également conceptualisable de façon analogue : il existe une infinité de durées finies dans le parcours d’un mouvement, mais aucune « durée infinie. » Si on imagine couper une distance finie en deux, puis l’une de ses moitiés en deux, et cela indéfiniment, il en ressort que plus la distance est petite (et finie), plus la durée nécessaire à son parcours sera courte (et toujours finie). La progression des séries de termes infinis, les séries mathématiques compactes, illustre ce mécanisme de pensée. Il n’est pas important ici de savoir si cette modélisation correspond exactement à la réalité physique du monde : il suffit pour avancer qu’elle l’illustre fidèlement, qu’elle la traduise correctement. Une infinité de grandeur finies, donc, pour finir : cela ressemble à un cercle vicieux. Le raisonnement de la série compacte est le plus simple qu’on puisse imaginer et qui corresponde de près à l’expérience. Il conduit directement à penser qu’il faut considérer en dernier ressort, au moins théoriquement, des instants sans durée, supports des moments et des durées, et par-là du temps tout entier. Cette philosophie, rattachée à la pensée scientifique moderne mais qui ne lui est pas exclusive, n’a pas fait l’unanimité. Ainsi Bergson défendait-il l’idée d’un mouvement et d’un temps indivisibles, irréductibles à une série d’états. En effet, la perception est impensable si on n’admet pas que je perçois le passé dans le présent, ce qui vient d’arriver dans ce qui persiste. L’instant pur est donc une abstraction, une vue de l’esprit. Poussée à bout, cette doctrine s’oppose pourtant à l’expérience quotidienne, dans la droite ligne de la vision pythagoricienne du monde. Nous pouvons considérer une ligne, une aire ou un volume comme un groupe infini de points, l’essentiel est que nous ne pouvons pas en atteindre tous les points, les énumérer, les compter, en un temps fini – par exemple, la division successive en moitiés égales d’une distance peut bien être répétée à l’infini : il est dès lors impossible d’arriver à une quelconque fin dans cette énumération de divisions. La connaissance du temps gagne en précision par ces remarques tirées de la théorie mathématique de l’espace, car pour l’homme, il est facile de mélanger temps, infini, éternité... en une seule et même idée floue. Kant, pour qui le temps était une forme a priori de l’intuition (interne), et non pas un concept, distinguait illimation du temps et infinité : « Il faut que la représentation originaire de temps soit donnée comme illimitée. » Le temps n’est pas en soi infini, mais c’est qu’il n’existe pas en soi. Il n’a pas non plus de commencement. Nous percevons toujours un instant antérieur, mais c’est nous qui introduisons dans l’expérience cette régression. Le temps n’est donc ni infini ni fini, parce qu’il n’est pas un être mais une forme de notre propre intuition. Les choses en soi ne sont ni dans le temps ni dans l’espace. Si on jauge l’idée du temps par nos impressions, il nous semble qu’il est parfois fugace, mais tout aussi bien interminable ; il est évident et en même temps insaisissable, comme le notait Saint Augustin : chacun a fait l’expérience de ces contradictions d’apparence. Elles sont amplifiées par le langage, qui par le mot « temps » désigne tout et son contraire. Mais connaître le caractère d’infini du temps, c’est bien déjà connaître le temps tel qu’il nous vient – et chercher une vérité transcendantale au-delà de cette notion d’infini est peut-être bien tout à fait vain. Il ne suffirait pas de conclure que l’infini caractérise le temps de façon essentielle, car on n’a pas meilleure connaissance de l’infini... et le concept d’infini n’est pas celui de temps ! En revenant au problème de l’infini dans l’espace, on peut constater que « de Zénon à Bergson, [une longue lignée de philosophes] ont basé une grande part de leur métaphysique sur la prétendue impossibilité de collections infinies. » Pourtant, on sait depuis Euclide et sa géométrie que des nombres expriment des grandeurs dites « incommensurables » (les nombres irrationnels, formalisant une idée qui fut fatale à la philosophie des pythagoriciens pour laquelle tout, dans le monde, était nombre – entier). Certains éléments résistent, en effet, à la simple mesure, et se placent sur un autre plan. Qu’en est-il du temps et de l’idée de l’incommensurable ? La mesure du temps peut-elle nous donner les clés de la compréhension du temps, comme nous l’espérons depuis les temps les plus anciens ? Un retour à Zénon peut donner quelque indice de réflexion. Ses paradoxes, qui touchent aussi au temps, reposent sur plusieurs axiomes – principalement la croyance en un nombre fini d’états finis pour caractériser les phénomènes, que ce soit en termes d’espace ou de temps : nombre finis de points dans l’espace, etc. Ces paradoxes mènent à plusieurs « solutions » métaphysiques : on peut rejeter la réalité de l’espace et/ou du temps (Zénon semble l’avoir fait, au moins pour le temps et en théorie, de sorte qu’il était en quelque sorte pris à son propre piège) ; on peut aussi décider de s’en tenir aux prémisses de Zénon et considérer que le temps est absolu et indivisible, comme chez Bergson, avec les difficultés de retour à l’expérience qu’on sait et qui ont entraîné la chute de la mécanique classique. On peut enfin considérer que les bases mêmes des paradoxes sont fausses, et étudier la possibilité de collections infinies, comme on l’a également vu avec les séries compactes. Russell expose l’erreur de raisonnement qui caractérise selon lui la doctrine kantienne, mais qui ne lui est pas exclusive. Kant ne voulait pas admettre la possibilité d’un infini en acte, il assimilait l’infinité à une régression illimitée. L’infini n’était qu’en puissance, et supposait un sujet. Ainsi, les nombres naturels sont infinis, mais seulement en ce sens que le sujet ne parvient jamais au plus grand des entiers. Selon une des branches de l’antinomie kantienne, qui ne saurait être confondue avec la solution kantienne elle-même, le passé doit avoir un commencement dans le temps, car, selon l’autre branche de la même antinomie, en supposant le temps infini, comment serions-nous arrivés jusqu’à aujourd’hui ? Un temps infini n’aurait pu en effet s’écouler tout entier. Certes, de façon analogue, le futur est borné par l’instant présent, et s’étend sur le cours du temps, mais cela ne pose aucun problème à Kant, car la question de l’avenir n’est pas symétrique de celle du passé. L’avenir n’est pas encore. Son infinité est "en puissance", et non pas en acte. L’avenir est illimité, mais pas infini en acte. Le tour de force de Kant sera d’appliquer ce raisonnement au passé lui-même. C’est le sujet qui régresse toujours vers un passé antérieur, afin d’expliquer le présent. La série n’existe pas en soi, elle exprime la nature de notre perception. C’est nous qui portons avec nous la forme du temps, elle n’est pas une dimension de l’Etre en soi, par ailleurs inconnaissable. On peut du moins répondre à un aspect du problème de l’infinité du temps, en laissant de côté la question de l’écoulement du temps, et en l’assimilant à l’espace. Est-il impossible qu’une collection d’états en nombre infini soit complète, comme le suggère la tradition philosophique à la suite de Zénon ? On peut répondre par la négative par un argument simple qui découle des suites mathématiques compactes, mais qui se retrouve tout aussi bien en philosophie. Le point décisif est qu’une suite infinie peut être bornée, comme l’examen attentif du passé, du présent et du futur nous en donne l’indice. Elle connaît un début, et aucune fin, mais il existe des valeurs supérieures à elle. Ainsi, l’unité est supérieure à une infinité de fractions entières qui lui sont toutes inférieures. Cette somme a un nombre infini de termes, et pourtant la voilà bien ancrée dans un cadre discret. C’est que compter les durées ne permettra jamais de saisir le temps comme un ensemble, tout comme compter les éléments un à un d’une série de termes en nombre infini ne permettra jamais d’en saisir l’idée essentielle. On se rend compte ici que définir le temps sur la base de sa mesure est une erreur, car mesurer une propriété d’infini n’a pas de sens. D’ailleurs en sciences, toute mesure est finie, si bien que le temps du scientifique n’est pas forcément celui dont parlent le philosophe ou le croyant qui vise l’éternel. Et pourtant, l’étrange temps élastique de la relativité générale est bien le temps de l’expérience, sur la base duquel les doctrines de toutes natures sont encore extrapolées. Une façon habile de concilier les différentes conceptualisations du temps, apportée par les mathématiques et la physique relativiste déjà vieille d’un siècle, et adoptée par la philosophie moderne, consiste à définir le temps en terme d’infini borné. Cette doctrine métaphysique s’accorde bien avec la théorie de la relativité, qui a bouleversé l’idée métaphysique du temps, car elle suggère que le temps est une propriété de l’univers, et non son cadre. Ainsi, le temps est dépendant d’autres aspects dont nous avons également conscience, et c’est sa relation avec l’espace et la matière qui constitue l’enveloppe « ontologique » de notre Univers. L’espace-temps n’est pas une notion seulement scientifique, loin de là. Cette vision du monde n’est en fait pas fondamentalement opposée à celles qui prévalaient chez Kant ou chez Newton : il s’agit au juste de replacer le temps à son niveau, de lui redonner une consistance propre. Si le temps est mieux décrit et compris au terme de ces progressions, il n’est toutefois toujours pas connu essentiellement.
Les brisures de symétrie du temps
Vocabulaire de la psychanalyse
Le temps en physique, Etienne Klein
L’irréversibilité par rapport au temps
Modèles et exemples de percolation
Y a-t-il un écoulement continu du temps ?
Ilya Prigogine
"La question de la naissance du temps et celle des origines resteront sans doute toujours posées ; Tant que la relativité générale était considérée comme une théorie close, finale, le temps semblait avoir une origine et l’image d’une création de l’Univers comme processus unique et singulier semblait s’imposer. Mais la relativité générale n’est pas close, pas plus que la mécanique classique ou quantique. En particulier, nous devons unifier relativité et théorie quantique en tenant compte de l’instabilité des systèmes dynamiques. Dès lors, la perspective se transforme. La possibilité que le temps n’ait pas de commencement, que le temps précède l’existence de notre univers devient une alternative raisonnable."
Einstein dans « Physique et réalité » :
« (…) L’introduction du temps objectif se décompose en deux opérations indépendantes :
1) on introduit un temps local objectif en rapportant le déroulement chronologique de l’événement vécu aux indications d’une « horloge », c’est-à-dire d’un système isolé à évolution périodique 2) on introduit le concept de temps objectif pour les événements se produisant dans tout l’espace, élargissant ainsi le concept de temps local au concept de temps de la physique.
Remarque au sujet du (1). Faire précéder le concept de temps par celui de déroulement périodique ne constitue pas à mes yeux une pétition de principe, s’il s’agit d’éclairer l’émergence, voire le contenu empirique du concept de temps. Cette conception correspond tout à fait à l’antériorité du concept de corps rigide (ou pratiquement rigide) dans l’explication du concept d’espace.
Développement du point (2). Jusqu’à l’avènement de la théorie de la relativité a prévalu l’illusion selon laquelle il existait, au niveau de l’expérience vécue, une connaissance claire a priori de ce que signifiait la notion de simultanéité d’événements distants dans l’espace et, par là même, la notion de temps physique. Cette illusion a son origine dans notre expérience quotidienne, dans laquelle nous pouvons négliger le temps de propagation de la lumière. Aussi avons-nous coutume de ne pas faire la distinction entre « voir en même temps » et « se produire en même temps », de telle sorte que la différence entre temps et temps local est effacée.
Le flou qui entoure, au point de vue de sa signification empirique, le concept de temps en mécanique classique a été occulté dans les représentations axiomatiques, parce que celles-ci traitent l’espace et le temps comme quelque chose de donné indépendamment des impressions sensibles. (…) C’est avec une confiance parfaite dans la signification réelle de la construction espace-temps qu’ils (les premiers théoriciens en physique) ont édifié les bases de la mécanique, que l’on peut caractériser comme suit,
(a) concept de point matériel : objet matériel susceptible d’être décrit avec une précision suffisante, pour ce qui est de sa position et de son mouvement (…) (b) principe d’inertie : les composantes de l’accélération d’un point matériel suffisamment éloigné de tous les autres sont nulles (c) lois de force (pour le point matériel) : Force égale masse fois accélération (d) lois de forces d’interaction entre les points matériels
(…) La mécanique classique n’est rien de plus qu’un schéma général ; elle ne devient une théorie qu’à partir du moment où les lois de force (d) sont données de façon explicite, ainsi que Newton l’a fait pour la mécanique céleste avec un succès si considérable. (…)
Si nous cherchons maintenant à établir la mécanique d’un objet matériel qui ne peut être lui-même traité comme un point matériel – ce qui est, en toute rigueur, le cas de tout objet « perceptible par les sens » -, alors se pose la question suivante : comment faut-il concevoir l’objet en temps qu’assemblage de points matériels et quelles sont les forces qui doivent être supposées agir entre ces points ? (…)
Pour la génération actuelle des théoriciens de la physique, l’édification de nouvelles bases théoriques suppose les recours à des concepts fondamentaux qui diffèrent notablement de ceux de la théorie de champ considérée jusqu’ici. La raison en est que les physiciens se sont vus contraints d’adopter de nouveaux modes de pensée lorsqu’il s’est agi de donner une description mathématique des phénomènes dits quantiques.
En effet, alors que la faillite de la mécanique classique – dévoilée par la théorie de la relativité – est liée à la finitude de la vitesse de la lumière (au fait que celle-ci ne soit pas égale à l’infini), on découvrit à l’orée de ce siècle des divergences entre les conclusions de la mécanique et les faits expérimentaux, divergences liées à la finitude de la constance h de Planck (au fait qu’elle ne soit pas égale à zéro). (…)
La question se pose en ces termes : comment assigner à un système donné, tel qu’on le conçoit en mécanique classique (où l’énergie est une fonction donnée des coordonnées et de leurs moments conjugués), une suite de valeurs discrètes de l’énergie ? »
Une hypothèse : la matière pourrait définir un espace et un temps au sein du vide
Ce qui caractérise la matière, c’est son existence durable. Ce qui caractérise le vide, c’est l’existence brève de ses quantons qui sont dits virtuels mais, rappelons-le, qui sont bel et bien réels. Ils sont seulement éphémères car ils s’accouplent très rapidement même si c’est en un temps aléatoire. Quand ils s’accouplent ils forment un photon. Qu’est-ce qui rend la particule de matière un peu plus « durable » ? C’est une particule virtuelle qui a reçu un boson de Higgs. Quelle hypothèse peut permettre de comprendre ce qui rend une telle particule un peu plus durable, c’est-à-dire qui retarde son accouplement avec un quanton virtuel du vide voisin ? Le fait que la matière constitue une espèce de trou au sein du vide quantique et retarde ainsi les accouplements possibles. D’où pourrait provenir ce « trou », cet isolement de la particule de matière, dite « particule réelle », par rapport aux particules du vide qui sont ses voisines, dites particules virtuelles ? La particule qui aurait reçu un boson de Higgs émettrait une onde de matière, dite onde de Broglie, qui repousserait les quantons virtuels voisins. Ce faisant, il y aurait modification du temps désordonné du vide. Le temps du vide est marqué par la durée moyenne d’accouplement des quantons virtuels. Ce temps serait modifié par la présence de la particule de masse (particule ayant reçu un boson de Higgs) du fait de l’écartement des particules virtuelles voisines. Le temps local tel que nous le connaissons (et non pas tel qu’il existe dans le vide quantique) serait dû à un retardement des interactions avec les quantons virtuels de l’environnement vide. Si une particule se trouve elle-même non dans un environnement vide mais dans un environnement de particules, une moyenne d’interactions avec les quantons virtuels va s’établir, menant à un temps moyen ou temps local. Le déplacement moyen d’une particule durant ce temps va également définir un espace. La matière durable (dite réelle) va ainsi définir un espace et un temps.
La dialectique de l’instant et de la durée