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Qui était Rosa Luxemburg et quels sont ses textes

lundi 3 novembre 2008, par Robert Paris

Hommage à Rosa Luxemburg et Karl Liebnecht

Dans ce texte, les écrits de Rosa suivent sa biographie.

Rosa Luxemburg est née le 5 mars 1871 dans une petite ville de Pologne russe, à Zamosc. Après des études au lycée de Varsovie, elle entra dans la lutte politique avec le “Parti Révolutionnaire Socialiste Prolétariat”, qui devint ensuite le “Prolétariat”.
En 1889 craignant des poursuites policières elle s’enfuit de Varsovie pour Zurich où elle fit des études d’économie politique. Elle y contracta un mariage blanc avec Gustav Lübeck, afin d’obtenir un passeport. Après la fin de ses études, docteur en économie politique, elle alla s’installer en Allemagne où elle occupa très vite une place importante dans la social-démocratie. Elle collabora à la presse socialiste, dirigeant quelque temps la Sächsische Arbeiterzeitung, puis écrivant régulièrement à la Leipziger Volkszeitung et à la revue théorique dirigée par Kautsky, Die Neue Zeit. Elle s’engagea à fond dans la lutte contre le révisionnisme.
Quelques mois après qu’eut éclaté la première révolution russe, en décembre 1905, elle partit illégalement pour la Pologne où elle se livra à un intense travail de propagande et d’explication politique. Elle fut arrêtée en même temps que son compagnon Leo Jogiches. Libérée sous caution, elle revint en Allemagne après un court séjour en Finlande.
Après 1906 et l’échec de la révolution, elle fut surtout absorbée par son activité de professeur à l’école du Parti nouvellement créée. Ses cours d’économie politique lui inspirèrent son ouvrage théorique le plus important : l’Accumulation du capital, paru en 1913.
Le jour même où le groupe parlementaire socialiste votait, à la stupéfaction générale, les crédits de guerre, le 4 août 1914, un groupe de militants se réunissait chez Rosa Luxemburg : le noyau qui deviendrait en 1916 la Ligue Spartakus était constitué. Dès le mois d’août 1915 paraissaient les Lettres politiques (ou Lettres de Spartakus) rédigées surtout par Rosa Luxemburg, Liebknecht et Mehring. La lutte clandestine contre le militarisme et la guerre devait se poursuivre jusqu’en 1918.
Mais dès le 18 février 1915, Rosa Luxemburg était incarcérée. Libérée en février 1916, elle retournait en prison en juillet de la même année et ne devait en sortir que le 9 novembre 1918, au moment où éclatait la révolution. C’est en prison qu’elle écrivit la brochure Junius et les Lettres de Spartakus, qu’elle travaillait à son Introduction à l’économie politique.
Dès sa sortie de prison Rosa Luxemburg se jeta dans l’action révolutionnaire. Avec Liebknecht elle créa le journal Die rote Fahne. De toutes ses forces elle s’opposait à la ligne suivie par les majoritaires (Ebert-Scheidemann). Elle contribua à la fondation du Parti Communiste Allemand (Ligue Spartakus) en décembre 1918. La contre-révolution battait son plein. La première semaine de janvier, les spartakistes lançaient une insurrection armée à Berlin : bien qu’elle fût opposée à cette offensive, une fois la décision prise, Rosa Luxemburg se lança dans la bataille. Ce fut la fameuse semaine sanglante de Berlin ; le soulèvement spartakiste fut sauvagement écrasé. Rosa Luxemburg et Liebknecht furent arrêtés le 15 janvier par les troupes gouvernementales et assassinés (“abattus au cours d’une tentative de fuite”). Le corps de Rosa Luxemburg fut retrouvé plusieurs mois après dans le Landwehrkanal. Ses assassins furent acquittés.

Le premier texte politique de Rosa Luxemburg publié dans ce volume, Réforme ou révolution ? est une réponse à une série d’écrits de Bernstein : aux articles publiés par Bernstein dans la Neue Zeit en 1897-1898 sous le titre Probleme des Sozialismus, Rosa Luxemburg réplique par des articles parus dans la Leipziger Volkszeitung du 21 au 28 septembre 1898 : ce sont des articles qu’elle réunit dans la première partie de la brochure Réforme ou révolution ? La deuxième partie est une critique du livre de Bernstein : Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgabe der Sozialdemokratie (Les fondements du socialisme et les tâches de la social-démocratie) paru en 1899.
En 1890, après l’abolition de la loi d’exception contre les socialistes le Parti connut un essor foudroyant : ses succès électoraux étaient éclatants, à tel point que les socialistes se demandaient après chaque élection si l’on n’allait pas abolir ou restreindre le suffrage universel pour les élections au Reichstag. Le nombre de ses adhérents croissait également de manière vertigineuse, et encore plus celui des adhérents aux syndicats (qui étaient passés de 300 000 en 1890 à 2 500 000 en 1914). Cette croissance du Parti coïncidait avec une période d’essor économique. Après le krach de 1873 le développement industriel de l’Allemagne fit un nouveau bond ; il fut accéléré par la poussée colonialiste et impérialiste qui débuta en Allemagne dans les années 80. La concentration du capital prit des dimensions jusqu’alors inconnues en Europe.
Le niveau de vie des ouvriers allemands s’éleva parallèlement. Pendant la période même de la loi d’exception Bismarck avait pour faire échec à la propagande socialiste, fondé le premier système européen d’assurances sociales. Quand le Parti ne fut plus persécuté naquirent des sortes d’”îlots” socialistes : les coopératives. Le mouvement ouvrier conscient de sa force et de son organisation visait non seulement dans sa pratique quotidienne à la poursuite des conquêtes sociales, telles que la journée de huit heures, mais surtout à l’instauration d’une démocratie politique de type libéral : l’échec de la révolution de 1848 avait restauré un ordre où les anciennes puissances féodales détenaient une bonne partie du pouvoir : les hobereaux prussiens, les grands propriétaires terriens, les militaires.
Les plus fortes attaques des social-démocrates étaient dirigées contre ces puissances. En revanche ils appuyaient et parfois surestimaient tout ce qui pouvait préfigurer un ordre démocratique bourgeois. C’est ainsi que dans le Sud de l’Allemagne où contrairement à la Prusse les élections au Parlement local (ou Landtag) se faisaient au suffrage universel, la participation socialiste à la politique de gestion du Land était beaucoup plus “positive” que dans le Nord ; on allait même jusqu’à voter régulièrement le budget, ce qui était contraire à la tradition socialiste et suscita de vives critiques.
Cette pratique opportuniste dans le Parti et les syndicats n’avait pas, avant Bernstein, trouvé d’expression théorique. Au contraire, on voyait coexister dans le Parti une politique réformiste - à propos de laquelle on ne se posait pas de questions - et une théorie marxiste “orthodoxe” dont le gardien le plus jaloux était Kautsky et qui s’exprimait par une opposition absolue de principes contre la politique gouvernementale et le système capitaliste, ainsi qu’une croyance en la révolution socialiste, dont la date et les circonstances restaient très vagues dans les esprits. Ainsi le mouvement ouvrier allemand vivait à l’écart du reste de la nation dans une sorte de ghetto idéologique, tandis que la pratique quotidienne du Parti et des syndicats se préoccupait surtout de la conquête progressive d’avantages matériels.
Bernstein, par les thèses contenues dans ses articles et dans son livre, fit éclater la contradiction. Sa théorie était la suivante : Marx avait prédit l’effondrement inévitable du capitalisme et la révolution socialiste dans un avenir proche. Or sa prédiction semblait infirmée par les faits. Non seulement le cycle décennal des crises était rompu, mais la prospérité économique s’affirmait. Après la grande crise de 1873 le capitalisme avait manifesté une vigueur et une élasticité étonnantes. Marx avait analysé une tendance à la concentration croissante du capital. Bernstein affirme au contraire que les petites entreprises non seulement survivent mais encore s’accroissent en nombre. Comme facteur d’adaptation du capitalisme, Bernstein souligne le rôle du crédit. Puisque, selon lui, on ne peut s’attendre à une crise catastrophique du capitalisme, le parti socialiste doit se donner pour tâche le passage insensible et pacifique au socialisme (das Hineinwachsen in den Sozialismus). L’essentiel à ses yeux n’est plus le but du socialisme : la prise du pouvoir politique par le prolétariat, mais le mouvement par lequel le Parti avance pas à pas dans la voie des conquêtes sociales. Comme exemple de ces conquêtes pacifiques et progressives du socialisme, Bernstein cite les coopératives ouvrières. Comparant l’action concrète réformiste du Parti avec ses principes révolutionnaires, Bernstein estime que le Parti doit mettre en accord la théorie et la praxis, et procéder à une révision des thèses marxistes : le Parti doit avoir “le courage de paraître ce qu’il est aujourd’hui en réalité : un parti réformiste, démocrate socialiste” (Voraussetzungen, p. 162). Le livre de Bernstein eut un grand retentissement et souleva de vives protestations. On cite souvent le passage d’une lettre d’Ignace Auer à Bernstein : “Ede, tu es un âne, on n’écrit pas ces choses, on les pratique.”
Le premier, Belford Bax vit le danger, suivi par Kautsky et Parvus. Ce dernier attaqua Bernstein dans la Sächsische Arbeiter-Zeitung. Mais c’est Rosa Luxemburg qui alla le plus loin dans l’analyse et la critique des thèses bernsteiniennes. Elle ne se contenta pas d’en appeler aux sacro-saints principes du marxisme orthodoxe contre l’hérésie bernsteinienne : elle montra le lien vivant et dialectique qui unit la théorie et la pratique. Dans la première partie de l’ouvrage, elle analyse, pour la réfuter, toute l’argumentation de Bernstein concernant la souplesse d’adaptation du capitalisme. En particulier elle montre très bien que le crédit, loin d’être un facteur d’adaptation en temps de crise, ne fait que rendre celle-ci plus aiguë et précipite la chute du capitalisme. Elle se moque de l’importance attribuée par Bernstein aux coopératives : il n’est pas vrai que le système coopératif, s’étende peu à peu pour envahir toute l’économie capitaliste ; au contraire il se réduit aux modestes coopératives de consommation.
Mais c’est dans la seconde partie de sa brochure que Rosa Luxemburg va le plus loin dans son analyse. Elle établit le lien entre la pratique opportuniste - qui a toujours existé de manière empirique dans le Parti - et la théorie bernsteinienne ; elle montre que l’opportunisme se caractérise par une méfiance générale à l’égard de la théorie et par la volonté de séparer nettement la pratique quotidienne d’une théorie dont on sait - ou veut - qu’elle reste sans conséquence sur le plan de la lutte. Pour elle, le marxisme n’est pas un assemblage de dogmes sans vie, mais une doctrine vivante ayant des applications pratiques dans tous les domaines. Ici sans doute sa critique est plus pénétrante que celle de Kautsky qui foudroie l’hérétique au nom des grands principes intangibles du marxisme. Pour Rosa Luxemburg les principes du marxisme ne sont pas figés ; elle y discerne surtout une méthode et une doctrine inspirées de l’histoire, elle en use comme d’une arme toujours actuelle. Même si Marx a pu se tromper quant à l’estimation de la date et des circonstances de l’effondrement du capitalisme, quant à la périodicité et à la fréquence des crises, cela n’implique pas que cet effondrement ne se produira pas. Abandonner le but du socialisme, c’est, en bonne dialectique, abandonner aussi les moyens de lutte, car détournés de leur fin ceux-ci perdent tout caractère révolutionnaire. Enfin, pour elle, Bernstein abandonne complètement le terrain de la lutte des classes, sous-estimant ou niant la résistance de la bourgeoisie aux conquêtes pratiques du mouvement ouvrier. Certes Rosa Luxemburg ne veut pas renoncer à la lutte pour les réformes sociales ; mais cette lutte ne vise pas seulement à conquérir des avantages pratiques ; si elle n’est pas orientée vers la prise du pouvoir politique par le prolétariat, elle perd tout caractère révolutionnaire.
De cette querelle qui passionna le socialisme européen au tournant du siècle, le marxisme “orthodoxe” sortit vainqueur. Mais Rosa Luxemburg avait espéré que la condamnation officielle de Bernstein et de ses amis aboutirait à leur exclusion du Parti. La première édition de sa brochure contenait un certain nombre d’allusions à cet espoir qui ne fut jamais exaucé. Malgré la condamnation des thèses révisionnistes, la pratique opportuniste ne cessa de se développer dans le Parti et surtout dans les syndicats, dont le rôle allait être de plus en plus considérable. Il y aura un glissement inavoué du Parti vers la droite qui ira en s’accentuant jusqu’en 1914.

Cependant en 1905 un sursaut secouait toute l’Europe : la Révolution russe, remplissant d’espoir les masses prolétariennes de tous les pays. Elle débuta, on le sait, le 22 janvier 1905, le dimanche rouge. Rosa Luxemburg décrit assez les événements et le climat politique de la Russie pour qu’il soit inutile d’y revenir ici. Elle-même, après quelques mois où, malade, elle dut se contenter d’un travail de propagande et d’explication en Allemagne même, partit en 1905 sous un faux nom pour Varsovie ; elle jugeait que sa place était là où l’on se battait.
En Pologne, son activité illégale de propagande fut bientôt stoppée ; elle fut arrêtée le 4 mars 1906 et incarcérée à Varsovie. Mais sa mauvaise santé lui permit d’être libérée sous caution et, citoyenne allemande, elle put quitter la Pologne le 31 juillet suivant. Elle se rendit en Finlande à Knokkala : c’est là qu’en quelques semaines elle écrivit Grève de masse, Parti et Syndicat.
La brochure était écrite à l’intention du parti allemand et devait paraître avant le congrès de Mannheim en septembre 1906. Rosa Luxemburg tirait les leçons des événements russes pour la classe ouvrière allemande. Elle entendait se démarquer des analyses très superficielles faites dans la presse socialiste allemande (en particulier dans le Vorwärts) où l’enthousiasme soulevé par la Révolution russe s’accompagnait de considérations sur le caractère spécifiquement russe des événements : le S. P. D. avait conscience, étant par le nombre, la force et l’organisation le premier parti socialiste européen, de n’avoir à recevoir de leçons de personne.
Or, pour Rosa Luxemburg, les leçons à tirer de la Révolution sont nombreuses. Et d’abord les masses ont expérimenté une arme nouvelle qui a démontré son efficacité : la grève de masse.
Certes, les discussions sur la grève de masse politique n’étaient nouvelles ni en Allemagne ni dans l’Internationale. Tout d’abord, il faut remarquer que l’on a employé ce terme pour prendre des distances à l’égard du concept anarchiste de la grève générale. Rosa Luxemburg s’en explique au début de sa brochure à propos des attaques d’Engels contre le bakounisme. Les idées anarchistes, moins répandues dans le parti allemand que dans les partis des pays latins, avaient été défendues par le groupe des “jeunes” (devenus plus tard les “indépendants”). Sous l’influence d’Engels et de Wilhelm Liebknecht ils avaient été rapidement réduits au silence. La lutte contre le révisionnisme avait pris la relève de la lutte contre l’anarchisme.
Dès 1893, au Congrès international de Zurich, Kautsky avait proposé que l’on fît une distinction entre la grève générale anarchiste et la grève de masse à caractère politique, recommandant sinon l’emploi, du moins la discussion de cette tactique éventuelle du mouvement ouvrier. Cette idée lui était inspirée par les récents événements de Belgique où le parti socialiste avait obtenu des concessions importantes dans le domaine du suffrage universel, grâce à un mouvement massif de grèves. Dans les pays d’Europe occidentale, ce fut précisément, jusqu’en 1905, à propos du suffrage universel que furent déclenchées les grèves de masse de caractère politique : en Belgique encore, en 1902 - cette fois le mouvement se solda par un échec - en France à Carmaux, pour des élections municipales, en Italie et en Autriche enfin, pour le suffrage universel égalitaire. Si bien que dans les différents partis socialistes l’idée de la grève de masse était liée à l’idée de la conquête ou de la défense du suffrage universel. Le parti allemand était resté extrêmement réservé dans la discussion, craignant une résurgence des idées anarchistes. L’un des premiers, Parvus avait défendu l’idée de la grève de masse politique comme arme possible du prolétariat. En 1902 Rosa Luxemburg avait fait paraître dans la Neue Zeit une série d’articles intitulés Das belgische Experiment (L’expérience belge) où seule dans le parti allemand elle donnait pour cause principale de la défaite belge l’alliance avec les libéraux. En 1904, au Congrès d’Amsterdam, fut adoptée une résolution admettant la grève de masse comme le dernier recours du prolétariat pour la défense des droits électoraux, comme une arme purement défensive. C’est cette doctrine qui prévalut à l’intérieur du Parti allemand. Personne n’imaginait une grève de masse offensive et révolutionnaire jusqu’au moment où les événements russes vinrent renverser toutes les conceptions reçues.
Ce sont ces conceptions reçues que Rosa Luxemburg veut ébranler par son analyse de la Révolution russe. Son livre, s’adressant au parti allemand, ne tire des événements que les leçons qui peuvent s’appliquer directement au mouvement ouvrier allemand : c’est ainsi qu’elle laisse de côté tout ce qui touche à l’insurrection armée (problème qu’elle avait traité dans ses écrits polonais). Elle propose non pas un modèle de révolution mais l’emploi tactique d’une arme révolutionnaire qui a fait ses preuves.
Ce qui a frappé non seulement ses contemporains, mais la postérité, c’est un certain nombre d’idées nouvelles contenues dans son livre.
Soulignons d’abord l’importance accordée au fait que des masses jusqu’alors inorganisées se joignent à un mouvement révolutionnaire et en assurent le succès.
Contrairement à l’idée adoptée en Allemagne où l’on accordait une importance de plus en plus considérable à l’organisation et à la discipline du Parti, Rosa Luxemburg montre qu’en Russie ce n’est pas l’organisation qui a créé la Révolution, mais la Révolution qui a produit l’organisation en de nombreux endroits : en pleine bataille de rues se créaient des syndicats et tout un réseau d’organisations ouvrières. Loin de penser avec les syndicalistes allemands que pour entreprendre une action révolutionnaire de masse il fallait attendre que la classe ouvrière fût, sinon entièrement, du moins assez puissamment organisée, elle estime au contraire que c’est d’une action spontanée de la masse que naît l’organisation. Il a été beaucoup écrit à propos de l’idée luxemburgienne de la spontanéité et il a surgi un certain nombre de malentendus. Rosa Luxemburg part il est vrai du postulat implicite que les masses prolétariennes sont spontanément révolutionnaires et qu’il suffit d’un incident mineur pour déclencher une action révolutionnaire d’envergure. Cette thèse sous-tend tout son livre. Mais son optimisme ne s’accompagne pas a priori d’une méfiance quant au rôle du Parti dans la Révolution ; du moins dans cet écrit et à cette date Rosa Luxemburg n’oppose pas la masse révolutionnaire au Parti ; ses attaques sont dirigées non contre le Parti allemand mais contre les syndicats, dont elle juge l’influence néfaste et le rôle le plus souvent démobilisateur.
Quant au Parti, sa fonction doit consister non pas à déclencher l’action révolutionnaire : ceci est une thèse commune, écrit-elle, à Bernstein et aux anarchistes - qu’ils se fassent les champions ou les détracteurs de la grève de masse. On ne décide pas par une résolution de Congrès la grève de masse à tel jour, à telle heure. De même on ne décrète pas artificiellement que la grève sera limitée à tel objectif, par exemple la défense des droits parlementaires : cette conception est dérisoire et sans cesse démentie par les faits. Le Parti doit - si l’on ose employer ce terme - coller au mouvement de masse ; une fois la grève spontanément déclenchée il a pour tâche de lui donner un contenu politique et des mots d’ordre justes. S’il n’en a pas l’initiative, il en a la direction et l’orientation politique. C’est seulement ainsi qu’il empêchera l’action de se perdre ou de refluer dans le chaos.
2° Une autre idée originale qui parcourt l’ouvrage, c’est celle d’un lien vivant et dialectique entre la grève économique et la grève politique. Dans une période révolutionnaire, il est impossible de tracer une frontière rigide entre les grèves revendicatives et les grèves purement politiques : tantôt les grèves économiques prennent un certain moment une dimension politique, tantôt c’est une grève politique puissante qui se disperse en une infinité de mouvements revendicatifs partiels. Elle va plus loin : la révolution, c’est précisément la synthèse vivante des luttes politiques et des luttes revendicatives. Loin d’imaginer la révolution sous la forme d’un acte unique et bref, d’une sorte de putsch de caractère blanquiste, Rosa Luxemburg pense que le processus révolutionnaire est un mouvement continu caractérisé précisément par une série d’actions à la fois politiques et économiques. C’est pourquoi elle pose en termes absolument nouveaux la question du succès ou de l’échec de la révolution : si la révolution n’est pas un acte unique, mais une série d’actions s’étendant sur une période plus ou moins longue, un échec momentané ne met pas tout le mouvement en cause. Bien plus, de son point de vue, la révolution ne se produit jamais prématurément : ce n’est qu’après un certain nombre de victoires et de reculs que le prolétariat s’emparera du pouvoir politique et le conservera.
Certes l’on peut objecter que Rosa Luxemburg écrivit son livre à l’apogée du mouvement révolutionnaire russe et que son optimisme a été démenti par les faits ultérieurs. Cependant il reste l’idée importante que c’est l’action révolutionnaire elle-même qui est la meilleure école du prolétariat. Ce n’est pas la théorie ni l’organisation classique qui forment et éduquent le milieu et la classe ouvrière, c’est la lutte. Dans la lutte seule le prolétariat prendra conscience de ses problèmes et de sa force.
Rosa Luxemburg conclut par ce qui peut sembler un paradoxe : ce n’est pas la révolution qui crée la grève de masse, mais la grève de masse qui produit la révolution. Mieux : révolution et grève de masse sont identiques.
Quelques mots sur l’édition de ces textes : nous avons traduit d’après la deuxième édition des deux écrits, éditions revues par Rosa Luxemburg elle-même. Elle avait jugé anachroniques certains points de vue exprimés dans l’une et l’autre brochure. Nous n’avons donné en note qu’un seul passage de la première édition qui nous paraissait particulièrement significatif.

Irène PETIT.

"Réforme ou révolution" de Rosa Luxemburg

L’asile de nuit,

1912

"L’atmosphère de fête dans laquelle baignait la capitale du Reich vient d’être cruellement troublée. A peine des âmes pieuses avaient-elles entonné le vieux et beau cantique " O gai Noël, jours pleins de grâce et de félicité " qu’une nouvelle se répandait : les pensionnaires de l’asile de nuit municipal avaient été victimes d’une intoxication massive. Les vieux tout autant que les jeunes : l’employé de commerce Joseph Geihe, vingt et un ans ; l’ouvrier Karl Melchior, quarante-sept ans ; Lucian Szczyptierowski, soixante-cinq ans. Chaque jour s’allongeait la liste des sans-abri victimes de cet empoisonnement. La mort les a frappés partout : à l’asile de nuit, dans la prison, dans le chauffoir public, tout simplement dans la rue ou recroquevillés dans quelque grange. Juste avant que le carillon des cloches n’annonçât le commencement de l’an nouveau, cent cinquante sans-abri se tordaient dans les affres de la mort, soixante-dix avaient quitté ce monde.

Pendant plusieurs jours l’austère bâtiment de la Fröbel-strasse, qu’on préfère d’ordinaire éviter, se trouva au centre de l’intérêt général. Ces intoxications massives, quelle en était donc l’origine ? S’agissait-il d’une épidémie, d’un empoisonnement provoqué par l’ingestion de mets avariés ? La police se hâta de rassurer les bons citoyens : ce n’était pas une maladie contagieuse ; c’est-à-dire que les gens comme il faut, les gens " bien ", ne couraient aucun danger. Cette hécatombe ne déborda pas le cercle des " habitués de l’asile de nuit ", ne frappant que les gens qui, pour la Noël, s’étaient payé quelques harengs-saurs infects " très bon marché " ou quelque tord-boyaux frelaté. Mais ces harengs infects, où ces gens les avaient-ils pris ? Les avaient-ils achetés à quelque marchand " à la sauvette " ou ramassés aux halles, parmi les détritus ? Cette hypothèse fut écartée pour une raison péremptoire : les déchets, aux Halles municipales, ne constituent nullement, comme se l’imaginent des esprits superficiels et dénués de culture économique, un bien tombé en déshérence, que le premier sans-abri venu puisse s’approprier. Ces déchets sont ramassés et vendus à de grosses entreprises d’engraissage de porcs : désinfectés avec soin et broyés, ils servent à nourrir les cochons. Les vigilants services de la police des Halles s’emploient à éviter que quelque vagabond ne vienne illégalement subtiliser aux cochons leur nourriture, pour l’avaler, telle quelle, non désinfectée et non broyée. Impossible par conséquent que les sans-abri, contrairement à ce que d’aucuns s’imaginaient un peu légèrement, soient allés pêcher leur réveillon dans les poubelles des Halles. Du coup, la police recherche le " vendeur de poisson à la sauvette " ou le mastroquet qui aurait vendu aux sans-abri le tord-boyaux empoisonné.

De leur vie, ni Joseph Geihe, Karl Melchior ou Lucian Szczyptierowski, ni leurs modestes existences n’avaient été l’objet d’une telle attention. Quel honneur tout d’un coup ! Des sommités médicales – des Conseillers secrets en titre – fouillaient leurs entrailles de leur propre main. Le contenu de leur estomac – dont le monde s’était jusqu’alors éperdument moqué -, voilà qu’on l’examine minutieusement et qu’on en discute dans la presse. Dix messieurs – les journaux l’ont dit – sont occupés à isoler des cultures du bacille responsable de la mort des pensionnaires de l’asile. Et le monde veut savoir avec précision où chacun des sans-abri a contracté son mal dans la grange où la police l’a trouvé mort ou bien à l’asile où il avait passé la nuit d’avant ? Lucian Szczyptierowski est brusquement devenu une importante personnalité : sûr qu’il enflerait de vanité s’il ne gisait, cadavre nauséabond, sur la table de dissection.

Jusqu’à l’Empereur – qui, grâce aux trois millions de marks ajoutés, pour cause de vie chère, à la liste civile qu’il perçoit en sa qualité de roi de Prusse, est Dieu merci à l’abri du pire – jusqu’à l’Empereur qui au passage s’est informé de l’état des intoxiqués de l’asile municipal. Et par un mouvement bien féminin, sa noble épouse a fait exprimer ses condoléances au premier bourgmestre, M. Kirschner, par le truchement de M. le Chambellan von Winterfeldt. Le premier bourgmestre, M. Kirschner n’a pas, il est vrai, mangé de hareng pourri, malgré son prix très avantageux, et lui-même, ainsi que toute sa famille, se trouve en excellente santé. Il n’est pas parent non plus, que nous sachions, fût-ce par alliance, de Joseph Geihe ni de Lucian Szczyptierowski. Mais enfin à qui vouliez-vous donc que le Chambellan von Winterfeldt exprimât les condoléances de l’Impératrice ? Il ne pouvait guère présenter les salutations de Sa Majesté aux fragments de corps épars sur la table de dissection. Et " la famille éplorée " ?... Qui la connaît ? Comment la retrouver dans les gargotes, les hospices pour enfants trouvés, les quartiers de prostituées ou dans les usines et au fond des mines ? Or donc le premier bourgmestre accepta, au nom de la famille, les condoléances de l’Impératrice et cela lui donna la force de supporter stoïquement la douleur des Szczyptierowski. A l’Hôtel de ville également, devant la catastrophe qui frappait l’asile, on fit preuve d’un sang-froid tout à fait viril. On identifia, vérifia, établit des procès-verbaux ; on noircit feuille sur feuille tout en gardant la tête haute. En assistant à l’agonie de ces étrangers, on fit preuve d’un courage et d’une force d’âme qu’on ne voit qu’aux héros antiques quand ils risquent leur propre vie.

Et pourtant toute l’affaire a produit dans la vie publique une dissonance criarde. D’habitude, notre société, en gros, à l’air de respecter les convenances : elle prône l’honorabilité, l’ordre et les bonnes moeurs. Certes il y a des lacunes dans l’édifice de l’Etat, et tout n’est pas parfait dans son fonctionnement. Mais quoi, le soleil lui aussi a ses taches ! Et la perfection n’est pas de ce monde. Les ouvriers eux-mêmes – ceux surtout qui perçoivent les plus hauts salaires, qui font partie d’une organisation – croient volontiers que, tout compte fait, l’existence et la lutte du prolétariat se déroulent dans le respect des règles d’honnêteté et de correction. La paupérisation n’est-elle pas une grise théorie [1] depuis longtemps réfutée ? Personne n’ignore qu’il existe des asiles de nuit, des mendiants, des prostituées, une police secrète, des criminels et des personnes préférant l’ombre à la lumière. Mais d’ordinaire on a le sentiment qu’il s’agit là d’un monde lointain et étranger, situé quelque part en dehors de la société proprement dite. Entre les ouvriers honnêtes et ces exclus, un mur se dresse et l’on ne pense que rarement à la misère qui se traîne dans la fange de l’autre côté de ce mur. Et brusquement survient un événement qui remet tout en cause : c’est comme si dans un cercle de gens bien élevés, cultivés et gentils, au milieu d’un mobilier précieux, quelqu’un découvrait, par hasard, les indices révélateurs de crimes effroyables, de débordements honteux. Brusquement le spectre horrible de la misère arrache à notre société son masque de correction et révèle que cette pseudo-honorabilité n’est que le fard d’une putain. Brusquement sous les apparences frivoles et enivrantes de notre civilisation on découvre l’abîme béant de la barbarie et de la bestialité. On en voit surgir des tableaux dignes de l’enfer : des créatures humaines fouillent les poubelles à la recherche de détritus, d’autres se tordent dans les affres de l’agonie ou exhalent en mourant un souffle pestilentiel.

Et le mur qui nous sépare de ce lugubre royaume d’ombres s’avère brusquement n’être qu’un décor de papier peint.

Ces pensionnaires de l’asile, victimes des harengs infects ou du tord-boyaux frelaté, qui sont-ils ? Un employé de commerce, un ouvrier du bâtiment, un tourneur, un mécanicien : des ouvriers, des ouvriers, rien que des ouvriers. Et qui sont ces êtres sans nom que la police n’a pu identifier ? Des ouvriers, rien que des ouvriers ou des hommes qui l’étaient, hier encore.

Et pas un ouvrier qui soit assuré contre l’asile, le hareng et l’alcool frelatés. Aujourd’hui il est solide encore, considéré, travailleur ; qu’adviendra-t-il de lui, si demain il est renvoyé parce qu’il aura atteint le seuil fatal des quarante ans, au-delà duquel le patron le déclare " inutilisable " ? Ou s’il est victime demain d’un accident qui fasse de lui un infirme, un mendiant pensionné ?

On dit : échouent à la Maison des pauvres ou en prison uniquement des éléments faibles ou dépravés : vieillards débiles, jeunes délinquants, anormaux à responsabilité diminuée. Cela se peut. Seulement les natures faibles ou dépravées issues des classes supérieures ne finissent pas à l’asile, mais sont envoyées dans des maisons de repos ou prennent du service aux colonies : là elles peuvent assouvir leurs instincts sur des nègres et des négresses. D’ex-reines ou d’ex-duchesses, devenues idiotes, passent le reste de leur vie dans des palais enclos de murs, entourées de luxe et d’une domesticité à leur dévotion. Au sultan Abd-ul-Hamid [2], ce vieux monstre devenu fou, qui a sur la conscience des milliers de vies humaines et dont les crimes et les débordements sexuels ont émoussé la sensibilité, la société a donné pour retraite, au milieu de jardins d’agrément, une villa luxueuse qui abrite des cuisiniers excellents et un harem de filles dans la fleur de l’âge dont la plus jeune a douze ans. Pour le jeune criminel Prosper Arenberg [3] : une prison avec huîtres et champagne et de gais compagnons. Pour des princes anormaux : l’indulgence des tribunaux, les soins prodigués par des épouses héroïques et la consolation muette d’une bonne cave remplie de vieilles bouteilles. Pour la femme de l’officier d’Allenstein, cette folle, coupable d’un crime et d’un suicide une existence confortable, des toilettes de soie et la sympathie discrète de la société. Tandis que les prolétaires vieux, faibles, irresponsables, crèvent dans la rue comme les chiens dans les venelles de Constantinople, le long d’une palissade, dans des asiles de nuit ou des caniveaux, et le seul bien qu’ils laissent, c’est la queue d’un hareng pourri que l’on trouve près d’eux. La cruelle et brutale barrière qui sépare les classes ne s’arrête pas devant la folie, le crime et même la mort. Pour la racaille fortunée : indulgence et plaisir de vivre jusqu’à leur dernier souffle, pour les Lazare du prolétariat : les tenaillements de la faim et les bacilles de mort qui grouillent dans les tas d’immondices.

Ainsi est bouclée la boucle de l’existence du prolétaire dans la société capitaliste. Le prolétaire est d’abord l’ouvrier capable et consciencieux qui, dès son enfance, trime patiemment pour verser son tribut quotidien au capital. La moisson dorée des millions s’ajoutant aux millions s’entasse dans les granges des capitalistes ; un flot de richesses de plus en plus imposant roule dans les banques et les bourses tandis que les ouvriers – masse grise, silencieuse, obscure – sortent chaque soir des usines et des ateliers tels qu’ils y sont entrés le matin, éternels pauvres hères, éternels vendeurs apportant au marché le seul bien qu’ils possèdent : leur peau.

De loin en loin un accident, un coup de grisou les fauche par douzaines ou par centaines dans les profondeurs de la mine – un entrefilet dans les journaux, un chiffre signale la catastrophe ; au bout de quelques jours, on les a oubliés, leur dernier soupir est étouffé par le piétinement et le halètement des affairés avides de profit ; au bout de quelques jours, des douzaines ou des centaines d’ouvriers les remplacent sous le joug du capital.

De temps en temps survient une crise : semaines et mois de chômage, de lutte désespérée contre la faim. Et chaque fois l’ouvrier réussit à pénétrer de nouveau dans l’engrenage, heureux de pouvoir de nouveau bander ses muscles et ses nerfs pour le capital.
Mais peu à peu ses forces le trahissent. Une période de chômage plus longue, un accident, la vieillesse qui vient – et l’un d’eux, puis un second est contraint de se précipiter sur le premier emploi qui se présente : il abandonne sa profession et glisse irrésistiblement vers le bas. Les périodes de chômage s’allongent, les emplois se font plus irréguliers. L’existence du prolétaire est bientôt dominée par le hasard ; le malheur s’acharne sur lui, la vie chère le touche plus durement que d’autres. La tension perpétuelle des énergies, dans cette lutte pour un morceau de pain, finit par se relâcher, son respect de soi s’amenuise – et le voici debout devant la porte de l’asile de nuit à moins que ce ne soit celle de la prison.

Ainsi chaque année, chez les prolétaires, des milliers d’existences s’écartent des conditions de vie normales de la classe ouvrière pour tomber dans la nuit de la misère. Ils tombent silencieusement, comme un sédiment qui se dépose, sur le fond de la société : éléments usés, inutiles, dont le capital ne peut plus tirer une goutte de plus, détritus humains, qu’un balai de fer éjecte. Contre eux se relaient le bras de la loi, la faim et le froid. Et pour finir la société bourgeoise tend à ses proscrits la coupe du poison.

" Le système public d’assistance aux pauvres ", dit Karl Marx, dans Le Capital, " est l’Hôtel des Invalides des ouvriers qui travaillent, à quoi s’ajoute le poids mort des chômeurs. La naissance du paupérisme public est liée indissolublement à la naissance d’un volant de travailleurs sans emploi ; travailleurs actifs et chômeurs sont également nécessaires, ces deux catégories conditionnent l’existence de la production capitaliste et le développement de la richesse. La masse des chômeurs est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l’étendue et l’énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Mais plus cette réserve de chômeurs grossit comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation des pauvres. Voilà la loi générale absolue de l’accumulation capitaliste. "

Lucian Szczyptierowski, qui finit sa vie dans la rue, empoisonné par un hareng pourri, fait partie du prolétariat au même titre que n’importe quel ouvrier qualifié et bien rémunéré qui se paie des cartes de nouvel an imprimées et une chaîne de montre plaqué or. L’asile de nuit pour sans-abri et les contrôles de police sont les piliers de la société actuelle au même titre que le Palais du Chancelier du Reich et la Deutsche Bank.[4] Et le banquet aux harengs et au tord-boyaux empoisonné de l’asile de nuit municipal constitue le soubassement invisible du caviar et du champagne qu’on voit sur la table des millionnaires. Messieurs les Conseillers médicaux peuvent toujours rechercher au microscope le germe mortel dans les intestins des intoxiqués et isoler leurs " cultures pures " : le véritable bacille, celui qui a causé la mort des pensionnaires de l’asile berlinois, c’est l’ordre social capitaliste à l’état pur.
Chaque jour des sans-abri s’écroulent, terrassés par la faim et le froid. Personne ne s’en émeut, seul les mentionne le rapport de police. Ce qui a fait sensation cette fois à Berlin, c’est le caractère massif du phénomène. Le prolétaire ne peut attirer sur lui l’attention de la société qu’en tant que masse qui porte à bout de bras le poids de sa misère. Même le dernier d’entre eux, le vagabond, devient une force publique quand il forme masse, et ne formerait-il qu’un monceau de cadavres.
D’ordinaire un cadavre est quelque chose de muet et de peu remarquable. Mais il en est qui crient plus fort que des trompettes et éclairent plus que des flambeaux. Au lendemain des barricades du 18 mars 1848, les ouvriers berlinois relevèrent les corps des insurgés tués et les portèrent devant le Château royal, forçant le despotisme à découvrir son front devant ces victimes. A présent il s’agit de hisser les corps empoisonnés des sans-abri de Berlin, qui sont la chair de notre chair et le sang de notre sang, sur des milliers de mains de prolétaires et de les porter dans cette nouvelle année de lutte en criant : A bas l’infâme régime social qui engendre de pareilles horreurs !


“Martinique”

par Rosa Luxemburg

DES montagnes de ruines fumantes, des tas de cadavres mutilés, une mer fumante, partout où l’on se tourne boue et cendres, c’est tout ce qui reste de la petite ville prospère perchée comme une hirondelle sur la pente rocheuse du volcan. Depuis quelque temps, on avait entendu le géant en colère gronder et s’emporter contre la présomption humaine, contre la suffisance aveugle des nains à deux jambes. Au grand cœur dans sa colère même, un véritable géant, il avait prévenu les créatures insouciantes qui rampaient à ses pieds. Il fumait, répandant des nuages ardents ; dans son sein il y avait un bouillonnement et un fourmillement, des explosions semblables à des coups de fusils et au tonnerre du canon. Mais les seigneurs de la terre, ceux qui ordonnent à la destinée humaine, ont maintenu la foi inébranlable en leur propre sagesse.

Le septième jour du mois, une commission expédiée par le gouvernement a annoncé à la population inquiète de Saint-Pierre que tout était en règle dans le ciel comme sur la terre. Tout est en règle, aucune cause d’alarme ! Comme ils l’avaient dit, intoxiqués par les danses de salon, à la veille du serment du Jeu de paume à l’époque de Louis XVI, alors qu’une lave ardente s’accumulait avant l’éruption du volcan révolutionnaire. Tout est en ordre, la paix et la tranquillité règnent partout ! Comme ils le disaient, il y a 50 ans, à Vienne et à Berlin à la veille de l’éruption de mars. Mais, le vieux titan souffrant de la Martinique n’a prêté aucune attention aux rapports de l’honorable commission, après que la population a été rassurée le septième jour par le gouverneur, il fit irruption au cours des premières heures du huitième jour et il a enterré en quelques minutes, le gouverneur, la commission, la population, les maisons, les rues et les bateaux sous les exhalaisons ardentes de son cœur indigné.

Le travail a été radical. Quarante mille vies humaines fauchées, une poignée de réfugiés sauvés, le vieux géant peut gronder et bouillonner en paix, il a manifesté sa puissance, il s’est affreusement vengé de cet affront à sa puissance primale. Et maintenant, dans les ruines de la ville détruite, un nouvel arrivant s’invite en Martinique, un invité encore inconnu, jamais rencontré auparavant : l’être humain. Ni maître, ni serf, ni noir, ni blanc ; ni riche, ni pauvre, ni propriétaire de plantation ou esclave salarié, l’être humain survient sur l’île brisée et minuscule, l’être humain qui ressent seulement la douleur et constate seulement le désastre, qui cherche seulement à aider et secourir. Le vieux Mont Pelé a réalisé un miracle ! Oubliés les jours de Fachoda, oublié le conflit de Cuba, oubliée "la Revanche" ; les Français et les Anglais, le Tsar et le Sénat de Washington, l’Allemagne et la Hollande donnent de l’argent, envoient des télégrammes, tendent une main secourable. La confrérie des peuples contre la haine brûlante de la nature, une résurrection de l’humanisme sur les ruines de la culture humaine s’est manifestée. Le prix du retour à l’humanité fut élevé, mais le tonnerre du Mont Pelé a capté leur attention.

La France pleure sur les 40.000 cadavres de l’île minuscule, et le monde entier s’empresse de sécher les larmes de la République. Mais comment était-ce quand, il y a quelques siècles, la France a versé le sang à torrents pour prendre les Petites et les Grandes Antilles ? En mer, au large des côtes de l’Afrique de l’Est, existe l’île volcanique de Madagascar. Il y a 50 ans, nous vîmes comment la République aujourd’hui inconsolable et qui pleure la perte de ses enfants a alors soumis les indigènes obstinés à son joug par les chaînes et l’épée. Nul volcan n’y a ouvert son cratère, ce sont les bouches des canons français qui ont semé la mort et de la désolation. Les tirs de l’artillerie française ont balayé des milliers de vies humaines de la surface de la terre jusqu’à ce que ce peuple libre se prosterne face contre terre et que la reine des "sauvages" soit traînée, comme trophée, dans la "Cité des Lumières".

Sur la côte asiatique, lavée par les vagues de l’océan, se trouvent les souriantes Philippines. Il y a six ans, nous y avons vu les Yankees bienveillants, le Sénat de Washington au travail. Il n’y a pas là-bas de montagne crachant le feu et pourtant le fusil américain y a fauché des vies humaines en masse ; le cartel du sucre du Sénat qui envoie aujourd’hui des dollars-or par milliers à la Martinique pour sauver des vies, avait auparavant envoyé des canons et des canons, des vaisseaux de guerre et des vaisseaux de guerre ; des millions et des millions de dollars-or sur Cuba pour semer la mort et la dévastation.

Hier et aujourd’hui, très loin dans le sud de l’Afrique, où il y a quelques années encore, un petit peuple tranquille y vivait de son travail et en paix, nous avons vu comment les Anglais y ont tout ravagé. Ces mêmes Anglais qui sauvent la mère et l’enfant en Martinique, nous les avons vus piétiner brutalement des corps humains et même ceux d’enfants avec leurs bottes de soldats, se vautrant dans des mares de sang et semant la mort et la dévastation.

Ah, et les Russes, le Tsar de toutes les Russies, aidant et pleurant - une vieille connaissance ! Nous vous avons vus sur les remparts de Prague, où le sang polonais encore chaud coulait à flots faisant virer le ciel au rouge de ses vapeurs. Mais c’était autrefois. Non ! Maintenant, il y a seulement quelques semaines, nous avons vu les Russes bienveillants sur les routes poussiéreuses, dans des villages russes ruinés, confronter une foule de loqueteux en révolte et tirer sur des moujiks haletants, nous avons vu le sang rouge des paysans se mélanger à la poussière du chemin. Ils doivent mourir, ils doivent tomber parce que leurs corps sont tordus par la faim, parce qu’ils réclament du pain et encore du pain !

Et nous vous avons vus, vous aussi, oh République, en larmes ! C’était le 23 mai 1871, quand le soleil glorieux du printemps brillait sur Paris, des milliers d’êtres humains pâles dans des vêtements de travail étaient enchaînés ensemble dans les rues, dans les cours de prison, corps contre corps et tête contre tête ; les mitrailleuses faisaient crépiter par les meurtrières leurs museaux sanguinaires. Aucun volcan n’avait éclaté, aucun jet de lave n’avait été versé. Vos canons, République, ont tiré sur la foule compacte, poussant des cris de douleur - plus de 20.000 cadavres ont recouvert les trottoirs de Paris !

Et vous tous - Français et Anglais, Russes et Allemands, Italiens et Américains - nous vous avons vus tous ensemble pour une première fois dans une entente fraternelle, unie dans une grande ligue des nations, aidant et vous entraidant les uns les autres : c’était en Chine. Là, vous aviez oublié toutes les querelles entre vous, là aussi vous aviez fait la paix des peuples - pour le meurtre et l’incendie. Ah ! Combien d’individus sont tombés sous vos balles, comme un champ de blé mûr haché par la grêle ! Ah ! Combien de femmes jetées à l’eau, pleurant leurs morts dans leurs bras froids et fuyant les tortures mêlées à vos embrassades ardentes !

Et maintenant, ils se tournent tous vers la Martinique d’un même mouvement et le cœur sur la main, ces meurtriers bienveillants aident, sauvent, sèchent les larmes et maudissent les ravages du volcan. Mont Pelé, géant au grand cœur, tu peux en rire ; tu peux les mépriser, ces carnivores pleurants, ces bêtes en habits de Samaritains. Mais un jour viendra où un autre volcan fera entendre sa voix de tonnerre, un volcan qui grondera et bouillonnera et, que vous le vouliez ou non, balayera toute ce monde dégoulinant de sang de la surface de la terre. Et c’est seulement sur ses ruines que les nations se réuniront en une véritable humanité qui n’aura plus qu’un seul ennemi mortel : la nature aveugle.

L’expérience belge

Rosa Luxemburg

1902

« L’écroulement soudain de la grande action de la classe ouvrière belge, vers laquelle étaient dirigés les regards de tout le prolétariat international, est un rude coup pour le mouvement de tous les pays. Il serait inutile de nous consoler par les phrases générales habituelles en disant que la lutte n’est que remise, que, tôt ou tard, nous l’emporterons aussi en Belgique. Pour juger tel où tel épisode de la lutte des classes, on peut considérer la marche générale de l’histoire, qui nous profite en fin de compte. La marche générale de l’histoire n’est que la condition objective donnée de nos luttes et de nos victoires. Ce qu’il faut considérer, ce sont les éléments subjectifs, l’attitude consciente de la classe ouvrière combattante et de ses chefs, attitude qui vise nettement à nous assurer la victoire par la voie la plus rapide. A ce point de vue, immédiatement après la défaite, notre première tâche est de nous rendre compte aussi clairement que possible de ses causes.

Ce qui, avant tout, saute aux yeux lorsqu’on passe en revue la courte campagne des dernières semaines, c’est le manque d’une tactique claire et conséquente chez nos leaders belges.
Tout d’abord nous les voyons limiter la lutte au cadre de la Chambre. Bien qu’il n’y eût pour ainsi dire, dès le début, aucun espoir que la majorité cléricale capitulât, la fraction socialiste semblait ne pas vouloir proclamer la grève générale. Celle-ci éclata bien plus par la décision souveraine de la masse prolétarienne impatiente. Au 14 avril on pouvait lire dans le Peuple de Bruxelles :
« On dit que le gouvernement est décidé à tenir jusqu’au bout, et la classe, elle aussi, se prépare à tout. Et c’est pourquoi la grève générale vient d’être proclamée dans le pays entier, non par les organes politiques du parti, mais par ses organes économiques, non par ses députés, mais par ses délégués syndicaux. C’est le prolétariat organisé lui-même qui, ne voyant pas d’autres moyens pour vaincre, vient de décider solennellement de cesser partout le travail. »
Le député Demblon fit, le 18 avril, à la Chambre, la même constatation :
« Qui oserait dire encore aujourd’hui que personne n’est en état d’agitation, sinon les agitateurs eux-mêmes, en face de l’explosion foudroyante de la grève générale, à laquelle nous-mêmes ne nous attendions pas ? » (Voir compte rendu parlementaire du Peuple du 19 avril.)

Mais, la grève générale ayant éclaté d’elle-même, les chefs socialistes se déclarèrent immédiatement solidaires des masses ouvrières et de la grève générale, suprême moyen de lutte. La grève générale jusqu’à la victoire, tel fut le mode d’ordre lancé par la fraction socialiste et par la direction du parti. Jour après jour à partir du 15 avril le Peuple a encouragé les grévistes à maintenir leur position.

Le 16 avril, le Peuple écrit :
« Du fond de leur âme, les socialistes auraient souhaité ne pas être poussés à la grève générale et le congrès de Pâques du parti, s’en remettant aux circonstances pour déterminer l’instrument convenable de lutte, n’avait rien décidé à ce sujet . . . Mais la grève générale seule est capable de nous assurer définitivement et malgré tout la victoire. »
Le Peuple du 17 avril dit :
« Il n’y a ni lassitude ni découragement dans la classe ouvrière, nous le jurons en son nom. Nous lutterons jusqu’à la victoire. »
Le Peuple du 18 affirme :
« La grève générale durera aussi longtemps qu’il sera nécessaire pour conquérir le suffrage universel. »

Le même jour, le Conseil général du Parti Ouvrier décida de continuer la grève générale, après le refus de révision par la Chambre.
Le matin du 20 avril, l’organe central de Bruxelles s’exclamait :
« Continuer la grève générale, c’est sauver le suffrage universel. »
Et, le même jour, la fraction socialiste et la direction du parti, par une volte-face subite, décidèrent de cesser la grève générale.
Les mêmes hésitations se manifestèrent pour l’autre mot d’ordre de la campagne : la dissolution du Parlement. Lorsque, le 15 avril, les libéraux la réclamèrent à la Chambre, les socialistes s’abstinrent d’intervenir et ne votèrent donc pas non plus en faveur de l’ajournement du moment décisif, ajournement désiré par la bourgeoisie.

Mis à présent en face de la décision de cesser la grève générale, nos camarades reprennent tout à coup ce mot d’ordre et le Peuple du 20 avril recommande aux ouvriers : « Réclamez partout à grands cris la dissolution du Parlement ! » Ces derniers jours encore, une volte-face se remarquait à ce même sujet dans l’attitude des chefs. Le Peuple du 20 avril présente la grève générale comme le seul moyen d’imposer la dissolution de la Chambre. Mais, ce même jour, la direction du parti décidait de cesser la grève générale, et dès lors la seule voie permettant d’obtenir la dissolution du Parlement paraît être l’intervention auprès du roi.

Ainsi s’enchevêtraient, se croisaient et s’entre-choquaient au cours de la récente campagne belge les différents mots d’ordre : obstruction au Parlement, grève générale, dissolution de la Chambre, intervention du roi. Aucun de ces mots d’ordre ne fut poursuivi jusqu’au bout et finalement toute la campagne fut étouffée d’un seul coup, sans aucune raison apparente, et les ouvriers furent renvoyés chez eux, consternés, les mains vides.

Si l’on ne pouvait s’attendre que la majorité parlementaire consentît à réviser la Constitution, on ne comprend pas pourquoi on recourut à la grève générale avec tant d’hésitation et de répugnance. On ne s’explique pas pourquoi, tout à coup, précisément lorsqu’elle prenait un bon élan, elle fut suspendue alors qu’on avait reconnu en elle le seul moyen de lutte.

Si une dissolution du Parlement et de nouvelles élections laissaient vraiment prévoir la défaite des cléricaux, il est impossible alors de s’expliquer la passivité de nos députés lorsque les libéraux proposèrent de dissoudre le Parlement, et plus impossible encore de comprendre toute la campagne actuelle pour la révision de la Constitution, qui de toutes façons pouvait être obtenue effectivement aux élections prochaines. Mais si l’espoir mis dans de nouvelles élections est vain sous le système électoral actuel, à son tour l’enthousiasme actuel des socialistes pour ce mot d’ordre est incompréhensible.
Toutes ces contradictions semblent insolubles tant qu’on analyse la tactique socialiste en soi dans la campagne belge, mais elles s’expliquent très simplement dès qu’on envisage le camp socialiste dans sa liaison avec le camp libéral.

Ce sont avant tout les libéraux qui déterminèrent le programme des socialistes dans la récente lutte. C’est sur leur ordre notamment que le Parti Ouvrier dut renoncer au suffrage féminin pour adopter la représentation proportionnelle comme clause de la Constitution.
Les libéraux dictèrent également aux socialistes les moyens de la lutte en se dressant contre la grève générale même avant qu’elle eût éclaté, en lui imposant des limites légales lorsqu’elle fut déclenchée, en lançant d’abord le mot d’ordre de la dissolution de la Chambre, en faisant appel au roi comme arbitre suprême et en décidant enfin, et dans leur séance du 19, contrairement à la décision de la direction du parti socialiste du 18 avril, la cessation de la grève générale. La tâche qui incombait aux chefs socialistes n’était que de transmettre à la classe ouvrière les mots d’ordre lancés par leurs alliés et à faire la musique d’agitation qui correspondait au texte libéral. Enfin, le 20 avril, les socialistes mirent à exécution la dernière décision des libéraux, en renvoyant leurs troupes chez elles.

Ainsi, dans toute la campagne, les libéraux alliés des socialistes apparaissent comme les véritables chefs, les socialistes comme leurs exécuteurs soumis et la classe ouvrière comme une masse passive, entraînée par les socialistes à la remorque de la bourgeoisie.
L’attitude contradictoire et timide des chefs de notre parti belge s’explique par leur position intermédiaire entre la masse ouvrière, qui s’entraîne dans la lutte, et la bourgeoisie libérale, qui la retient par tous les moyens.

Non seulement le caractère hésitant de cette campagne, mais aussi sa défaite finale, s’explique par la position dirigeante des libéraux.
Dans la lutte menée en 1886 à l’heure actuelle pour le suffrage universel, la classe ouvrière belge fit usage de la grève de masse comme moyen politique le plus efficace. C’est à la grève de masse qu’elle dut, en 1891, la première capitulation du gouvernement et du Parlement : les premiers débuts de révision de la Constitution ; c’est à elle qu’elle dut, en 1893, la seconde capitulation du parti dirigeant : le suffrage universel au vote plural.

Il est clair que, cette fois encore, seule la pression des masses ouvrières sur le Parlement et sur le gouvernement a permis d’arracher un résultat palpable. Si la défense des cléricaux fut désespérée déjà dans la dernière décennie du siècle passé, lorsqu’il ne s’agissait que du commencement des concessions, elle devait, selon toute apparence, devenir une lutte à mort maintenant qu’il est question de livrer le reste, la domination parlementaire elle-même. Il était évident que les discours bruyants à la Chambre ne pouvaient rien obtenir. Il fallait la pression maximum des masses pour vaincre la résistance maximum du gouvernement.

En face de cela, les hésitations des socialistes à proclamer la grève générale, l’espoir secret mais évident, ou tout au moins le désir de l’emporter, si possible, sans avoir recours à la grève générale, apparaissent dès l’abord comme le premier symptôme affligeant du reflet de la politique libérale sur nos camarades, de cette politique qui de tout temps, on le sait, a cru pouvoir ébranler les remparts de la réaction au son des trompettes de la grandiloquence parlementaire.
Cependant, dans la situation politique particulière, l’application de la grève générale en Belgique est un problème nettement déterminé. Par sa répercussion économique directe, la grève agit avant tout au désavantage de la bourgeoisie industrielle et commerciale, et dans une mesure bien réduite seulement au détriment de son ennemi véritable, le parti clérical. Dans la lutte actuelle, la répercussion politique de la grève de masse sur les cléricaux au pouvoir ne peut donc être qu’un effet indirect exercé par la pression que la bourgeoisie libérale, gênée par la grève générale, transmet au gouvernement clérical et à la majorité parlementaire. En outre, la grève générale exerce aussi une pression directe sur les cléricaux, en leur apparaissant comme l’avant-coureur, comme la première étape d’une véritable révolution de rue en gestation. Pour la Belgique, l’importance politique des masses ouvrières en grève réside toujours, et aujourd’hui encore, dans le fait qu’en cas de refus obstiné de la majorité parlementaire, elles sont éventuellement prêtes et capables de dompter le parti au pouvoir par des troubles, par des révoltes de rues.

Sur deux points, l’alliance et le compromis de nos camarades belges avec les libéraux ont privé la grève générale de son effet politique.
En imposant d’avance, sous la pression de libéraux, des limites et des formes légales à la lutte, en interdisant toute manifestation, tout élan de la masse, ils dissipaient la force politique latente de la grève générale. Les cléricaux n’avaient pas besoin de craindre une grève générale qui ne voulait de toutes manières être autre chose qu’une grève pacifique. Une grève générale, enchaînée d’avance dans les fers de la légalité, ressemble à une démonstration de guerre avec des canons dont la charge aurait été auparavant jetée à l’eau, sous les yeux des ennemis. Même un enfant ne s’effraie pas d’une menace « les poings dans la poche », ainsi que le Peuple le conseillait sérieusement aux grévistes, et une classe au pouvoir luttant à la vie et à la mort pour le reste de sa domination politique, s’en effraie moins encore. C’est précisément pour cela qu’en 1891 et 1893, il a suffi au prolétariat belge d’abandonner paisiblement le travail pour briser la résistance des cléricaux, qui pouvaient craindre que la paix ne se changeât en trouble et la grève en révolution. Voilà pourquoi, cette fois encore, la classe ouvrière n’aurait peut-être pas eu besoin de recourir à la violence, si les dirigeants n’avaient pas déchargé leur arme d’avance, s’ils n’avaient pas fait de l’expédition de guerre une parade dominicale et du tumulte de la grève générale une simple fausse alerte.

Mais, en second lieu, l’alliance avec les libéraux a anéanti l’autre effet, l’effet direct de la grève générale. La pression de la grève sur la bourgeoisie n’a d’importance politique que si la bourgeoisie est obligée de transmettre cette pression à ses supérieurs politiques, aux cléricaux qui gouvernent. Mais cela ne se produit que si la bourgeoisie se sent subitement assaillie par le prolétariat et se voit incapable d’échapper à cette poussée.

Cet effet se perd dès que la bourgeoisie se trouve dans une situation commode qui lui permet de reporter, sur les masses prolétariennes à sa remorque la pression qu’elle subit, plutôt que de la transmettre aux gouvernements cléricaux, et de se débarrasser ainsi d’un poids embarrassant par un simple mouvement d’épaule. La bourgeoisie belge se trouvait précisément dans cette situation au cours de la dernière campagne : grâce à l’alliance, elle pouvait déterminer les mouvements des colonnes ouvrières et faire cesser la grève générale en cas de besoin. C’est ce qui arriva, et dès que la grève commença à importuner sérieusement la bourgeoisie, celle-ci lança l’ordre de reprendre le travail. Et c’en fut fait de la « pression » de la grève générale.
Ainsi la défaite finale apparaît comme la conséquence inévitable de la tactique de nos camarades belges. Leur action parlementaire est restée sans effet parce que la pression de la grève générale à l’appui de cette action fit défaut. Et la grève générale resta sans effet parce que, derrière elle, il n’y avait pas de spectre menaçant du libre essor du mouvement populaire, le spectre de la révolution.
En un mot, l’action extra-parlementaire fut sacrifiée à l’action parlementaire, mais, précisément à cause de cela, toutes les deux furent condamnées à la stérilité, et toute la lutte à l’échec.

L’épisode de la lutte pour le suffrage universel qui vient de se terminer représente un tournant dans le mouvement ouvrier belge. Pour la première fois en Belgique, le parti socialiste entre dans la lutte, lié au Parti libéral par un compromis formel, et, tout comme la fraction ministérialiste du socialisme français allié au radicalisme, il se trouva dans la situation de Prométhée enchaîné. Nos camarades sauront-ils ou non se libérer de l’étreinte étouffante du libéralisme ? De la solution de cette question dépend, nous n’hésitons pas à le dire, l’avenir du suffrage universel en Belgique et du mouvement ouvrier en général. Mais l’expérience récente des socialistes belges est précieuse pour le prolétariat international. N’est-ce pas, de nouveau, autre chose qu’un effet de ce même simoun tiède et énervant de l’opportunisme, qui souffle depuis quelques années, et qui s’est manifesté dans l’alliance funeste de nos amis belges avec la bourgeoisie libérale.

La déception que nous venons d’essuyer en Belgique devrait nous mettre en garde contre une politique qui, gagnant les pays l’un après l’autre, conduirait à de graves défaites et finalement au relâchement de la discipline et de la confiance illimitée que les masses ouvrières ont en nous, socialistes ; de ces masses sans lesquelles nous ne sommes rien et que nous pourrions perdre un beau jour par des illusions parlementaires et des expériences opportunistes.

Réponse au camarade E. Vandervelde

14 mai 1902

Si, pour formuler nos remarques critiques sur la dernière campagne des camarades belges pour le suffrage universel, nous n’avons pas attendu que cessent les attaques des adversaires bourgeois contre la social-démocratie belge, nous avions deux bonnes raisons : premièrement, nous savons que notre parti frère, véritable parti de lutte, n’a jamais cessé d’être la cible des attaques ennemies, et, deuxièmement, l’expérience nous enseigne que le camarade Vandervelde et ses amis ne se sont jamais sentis particulièrement affectés par ces attaques, mais au contraire, ils ont toujours poursuivi leur route sans se troubler, en assenant à leurs agresseurs bourgeois quelques coups bien dirigés. L’examen critique de leur tactique dans les récentes luttes parut néanmoins, aux camarades belges eux-mêmes, assez important pour convoquer à cet effet un congrès national extraordinaire.
Le camarade Vandervelde me reproche de présenter les événements en Belgique d’une façon tout à fait inexacte. Les libéraux n’auraient eu aucune influence sur la conduite des chefs socialistes, et la tactique des chefs ouvriers dans chacune des mesures prises aurait eu ses raisons particulières.

Personne plus que nous ne serait heureux de voir l’erreur de nos remarques alarmantes rectifiée par une bouche autorisée, par le chef le plus éminent de nos camarades belges. Malheureusement l’exposé du camarade Vandervelde nous paraît obscurcir et compliquer encore la question.

Les libéraux tirent eux-mêmes profit de l’injuste régime électoral existant. Dans la campagne électorale, ils se seraient laissés entraîner comme s’il s’agissait de les mener à l’abattoir. Au fond, ils n’ont pas été les alliés, mais les adversaires des socialistes – mais comment concilier cela avec le fait que le Parti Ouvrier a pourtant, par amour pour ces soi-disant amis, restreint l’objectif de la lutte au suffrage masculin, qu’il a renoncé officiellement à fixer les conditions autorisant le droit de vote (21 ans) et qu’il a fait de la représentation proportionnelle, assez peu sympathique aux camarades belges, une clause de la constitution ?
Comment s’expliquer alors que les leaders ouvriers belges aient affirmé pendant toute la campagne leur solidarité avec les libéraux, et que même, devant le peuple, leur premier cri ait été, après la défaite subie à la Chambre et au dehors : Notre alliance avec les libéraux est plus ferme que jamais !

Le camarade Vandervelde a tout à fait raison en affirmant qu’au fond les libéraux belges sont et se sont révélés comme les adversaires et non les amis de la campagne pour le suffrage universel. Mais, loin de contredire le fait que les camarades belges ont été solidaires des libéraux dans la dernière lutte, cela ne fait qu’expliquer pourquoi cette lutte devait aboutir, en de telles circonstances, à une éclatante défaite.
Tout ce qu’écrit le camarade Vandervelde confirme cela. Dès que les libéraux, tout au début de la campagne eurent trahi le Parti Ouvrier, il devait être clair, à notre avis, que l’action parlementaire était sans espoir et que seule l’action extra-parlementaire, l’action de rue, était susceptible de donner des résultats.

Le camarade Vandervelde conclut au contraire que l’action extra-parlementaire perdit tout chance de succès dès que les libéraux se dressèrent contre les socialistes. La continuation de la grève générale aurait eu alors le seul but d’amener le roi à dissoudre la Chambre, et du moment où le roi s’y refusa, il n’y eut plus qu’à s’en retourner chez soi. Mais ainsi on prononcerait la condamnation à mort de la grève générale, non seulement dans ce cas spécial, mais pour la Belgique en général : car il suffit que les libéraux se prononcent contre le mouvement de masse et que Léopold l’expédie au diable – et l’on peut, à l’avenir, compter avec certitude sur ces deux résultats – pour que l’action de la masse ouvrière soit reconnue inutile. En face de cela, il faudrait seulement que le camarade Vandervelde nous explique encore pourquoi la grève générale a été proclamée, sinon pour offrir au monde le merveilleux spectacle d’un refus de travail unanime et d’une reprise du travail tout aussi unanime.

Mais ce qui importe le plus dans ce raisonnement du camarade Vandervelde, c’est la conclusion inéluctable que le triomphe de ce suffrage universel n’est plus à attendre que par la méthode parlementaire, par une héroïque victoire des cléricaux eux-mêmes. Avec un grand sérieux, le camarade Vandervelde s’appuie sur une déclaration du leader de la droite belge, M. Woeste, se déclarant prêt à toute nouvelle duperie de suffrage, à la seule exception du suffrage universel intégral, dont il s’agit précisément.

L’entier manque de confiance dans l’action des masses populaires, et le seul espoir en l’action parlementaire, la tentative de faire croire à l’ennemi que c’est lui qui est vaincu, tandis qu’il vient de vous assener un vigoureux coup sur la tête, la recherche de prétextes en faveur de la défaite, pendant la lutte, et la consolation, au lendemain même de la défaite, d’une perspective incertaine de victoires futures, la croyance en toutes sortes de miracles politiques sauveurs, tels que l’intervention d’un roi, le suicide politique des adversaires, tout cela est si typique de la tactique petite-bourgeoise libérale, que l’argumentation du camarade Vandervelde a renforcé encore notre opinion, à savoir que les libéraux avaient la direction idéologique pendant la dernière campagne, sans même que nous eussions songé qu’un traité d’alliance notarié aurait été conclu entre socialistes et libéraux.

Si, d’ailleurs, nous avions encore des doutes sur l’exactitude objective de nos conceptions concernant les événements belges, conceptions que nous nous sommes formées de loin, le cours du congrès extraordinaire que viennent de tenir nos camarades belges les dissiperait. Les propositions des socialistes de Charleroi, regrettant la décision du Conseil général sur la reprise du travail et condamnant tout compromis avec des partis bourgeois, les déclarations des représentants de la grande masse des mineurs, de ces bataillons les plus anciens et les plus importants de l’armée ouvrière belge, démontrent que l’on peut également, de près, aboutir à des conclusions identiques.
Le congrès, il est vrai, s’est terminé par un vote de confiance au Conseil général du Parti Ouvrier, ce qui prouve que la discipline et la confiance dans les chefs de notre parti belge, ne sont, heureusement, pas encore sérieusement ébranlées. Néanmoins, la première expérience où l’on tint compte de la tactique libérale a déjà conduit à de véhémentes discussions ; elle devrait être la dernière si l’on ne veut aboutir à des conséquences plus graves.

Voilà ce que nous avions à répondre au camarade Vandervelde.
A cette occasion, il semble cependant nécessaire de consacrer aux événements belges quelques observations d’ordre général.
S’il est un enseignement qui ressort nettement et distinctement de l’expérience belge, pour le prolétariat international, c’est bien, à notre avis, celui-ci : les espoirs bornés, fondés sur l’action parlementaire et la démocratie bourgeoise, ne peuvent nous orienter que vers une série de défaites politiques démoralisantes. A cet égard, les événements belges devraient être considérés comme un essai pratique des théories de l’opportunisme et, logiquement, amener leurs partisans à réviser fondamentalement ces théories.

Mais c’est en partie le contraire qui se produit. Aussi bien dans la presse du parti belge que dans celle du parti allemand, on cherche, en étrange accord avec le libéralisme bourgeois et le curé Naumann, à tirer profit de la défaite belge en sens inverse : pour réviser la tactique révolutionnaire. On s’efforce de démontrer que la grève générale, l’action de rue en général, se sont révélées surannées et inefficaces. Dans le Peuple, de Bruxelles, un camarade, Franz Fischer, va jusqu’à déclarer que la leçon suprême des plus récentes expériences est la ... nécessité de passer par la « méthode de la phraséologie révolutionnaire des Français » à la « méthode pondérée d’organisation et de propagande de la social-démocratie allemande, cette avant-garde du socialisme international » ; il s’appuie, en cela, sur un article paru dans l’Echo de Hambourg, lequel estime que la Chute de la Commune de Paris avait déjà fourni la dernière démonstration de l’inefficacité des moyens révolutionnaires.

Par ailleurs, on pouvait lire dans la presse du parti allemand, après la reprise du travail en Belgique, que « la tactique suivie dès à présent par les camarades belges est celle de la social-démocratie allemande » ; que la social-démocratie allemande a toujours combattu la grève générale comme « inutile et superflue » ; qu’elle a toujours « considéré l’éducation politique et l’organisation de la classe ouvrière comme la seule préparation sûre pour la conquête du pouvoir politique ».
Partant des récents événements, la revision de la tactique belge en sens inverse se fait donc pour ainsi dire sous l’égide spéciale de la sociale-démocratie allemande. Examinons brièvement ce qu’on peut déduire de la tactique de la social-démocratie allemande sur la question de la grève générale en particulier, puis, en général, sur la rôle de la violence dans la lutte prolétarienne.

La grève générale compte certainement parmi les mots d’ordre les plus vieux du mouvement ouvrier moderne : des luttes extrêmement violentes et fréquentes se sont déroulées dans les milieux socialistes autour de cette question. Mais si on ne se laisse pas aveugler par le mot, par le son, si, au contraire, on va jusqu’au fond de la chose, il faut reconnaître que dans des cas différents on conçoit, sous le nom de grève générale, des choses tout à fait différentes et, par conséquent, différemment appréciées.

Il est évident qu’en cas de guerre, la fameuse grève générale de Nieuwenhuis est autre chose que la grève générale internationale des mineurs, projetée dans la dernière décennie du siècle passé en Angleterre, et en faveur de laquelle Eléonore Marx fit adopter une proposition au congrès des socialistes français à Lille (octobre 1890) ; il est certain qu’il existe une différence aussi profonde entre la grève générale d’octobre 1898 en France, proclamée par toutes les branches pour soutenir le mouvement des cheminots, et qui échoua piteusement, et la grève des chemins de fer du Nord-Est de la Suisse ; de même que la grève générale victorieuse de Carmaux en 1893, pour protester contre la révocation du mineur Calvinhac, élu maire, n’a rien de commun avec le « mois sacré » fixé déjà par la convention chartiste en février 1839, etc. En un mot, la première condition pour apprécier sérieusement la grève générale, c’est de distinguer entre grèves générales nationales et grèves internationales, grèves politiques et grèves syndicales, grèves industrielles en général et grèves provoquées par un événement déterminé, grèves découlant des efforts d’ensemble du prolétariat, etc. Il suffit de se rappeler toute la variété des phénomènes concrets de la grève générale, les multiples expériences dues à ce moyen de combat, pour montrer que toute tentative de schématiser, de rejeter ou de glorifier sommairement cette arme est une étourderie.
Faisant abstraction de la grève générale industrielle, purement syndicale, devenue déjà, dans la plupart des pays, un phénomène quotidien et qui rend toute considération théorique superflue, pour nous occuper spécialement de la grève générale politique, il faut, à notre avis, selon la nature de cette méthode de lutte, distinguer deux choses : la grève générale anarchiste et la grève politique accidentelle de masse, que nous pourrions appeler la grève ad hoc. Dans la première catégorie, il faut classer notamment la grève générale nationale pour l’introduction du régime socialiste, qui, depuis longtemps est l’idée fixe des syndicats français, des broussistes et des allemanistes. Cette conception fut exprimée le plus clairement dans la feuille l’Internationale du 27 mai 1869, qui dit :
« Si les grèves s’étendent et se lient entre elles, elles sont près de devenir une grève générale ; et une grève générale, avec les idées d’émancipation qui règnent actuellement, ne peut aboutir qu’à une grande catastrophe, qui réaliserait la révolution sociale ».
Une décision du congrès syndical français de Bordeaux, en 1888, est conçue dans le même sens :
« Seule la grève générale ou la révolution pourra réaliser l’émancipation de la classe ouvrière ».

Un équivalent caractéristique de cette décision, c’est une autre résolution votée par le même congrès, qui invite les ouvriers à « se séparer des politiciens qui les trompent ».

Une autre proposition française, soutenue par Briand et combattu par Legien, au dernier congrès socialiste internationale à Paris, en été 1900, se fonde sur les mêmes considérations : elle
« invite les ouvriers du monde entier à s’organiser pour la grève générale, soit que cette organisation doive être entre leurs mains un simple moyen, un levier pour exercer sur la société capitaliste la pression indispensable à la réalisation des réformes nécessaires, politiques et économiques, soit que les circonstances deviennent si favorables que la grève générale puisse être mise au service de la révolution sociale. »

Nous pouvons classer dans la même catégorie l’idée de recourir à la grève générale contre les guerres capitalistes. Cette idée fut déjà exprimée au congrès de l’Internationale, à Bruxelles, en 1868, dans une résolution reprise et défendue au cours de la dernière décennie du siècle passé par Nieuwenhuis, aux congrès socialistes de Bruxelles, de Zurich et de Londres.

Ce qui caractérise, dans ces deux cas, cette conception, c’est la foi en la grève générale comme en une panacée contre la société capitaliste dans son tout, ou bien, ce qui revient au même, contre certaines de ses fonctions vitales, la foi en une catégorie abstraite, absolue, de la grève générale, considérée comme le moyen de la lutte de classes qui, à chaque instant et dans tous les pays, est également applicable et efficace. Les boulangers ne fournissent pas de brioches, les lanternes restent éteintes, les chemins de fer et les tramways ne circulent plus – voilà l’écroulement. Ce schéma tracé sur le papier, à l’image d’une baguette qui tournoie dans le vide, était évidemment applicable à tous les temps et à tous les pays. Cette abstraction du lieu et du temps, des conditions politiques concrètes de la lutte de classes dans chaque pays, en même temps que de la liaison organique de la lutte socialiste décisive avec les luttes prolétariennes de chaque jour, avec le travail progressif d’éducation et d’organisation marque l’empreinte anarchiste type de cette conception. Mais le caractère anarchiste révélait aussi le caractère utopique de cette théorie et aboutissait à nouveau à la nécessité de combattre par tous les moyens l’idée de la grève générale.
Voilà pourquoi nous voyons la social-démocratie se dresser depuis des dizaines d’années contre la grève générale. Les critiques infatigables du Parti Ouvrier Français contre les syndicats français portaient sur le même fonds que les duels de la délégation allemande avec Nieuwenhuis aux congrès internationaux. La social-démocratie allemande y acquit un mérite particulier, non seulement en opposant à la théorie utopique des arguments scientifiques, mais notamment en répondant aux spéculations sur une bataille unique et définitive des « bras croisés » contre l’Etat bourgeois, par la pratique de la lutte quotidienne sur le terrain du parlementarisme.

Mais c’est jusque-là, et pas plus loin, que vont les arguments si souvent avancés par la social-démocratie contre la grève générale. La critique du socialisme scientifique se dirigeait uniquement contre la théorie absolue, anarchiste, de la grève générale, et ce n’est en effet que contre elle qu’elle pouvait se diriger.

La grève générale politique accidentelle, telle que les ouvriers français l’employèrent à diverses reprises pour certains buts politiques, par exemple dans le cas signalé de Carmaux, et telle que l’appliquèrent notamment les ouvriers belges à plusieurs reprises dans la lutte pour le suffrage universel, n’a rien de commun avec l’idée anarchiste de la grève générale, sinon le nom et la forme technique. Mais, politiquement, ce sont deux conceptions diamétralement opposées. Tandis qu’il y a, à la base du mot d’ordre anarchiste de la grève générale, une théorie générale et abstraite, les grèves politiques de la dernière catégorie ne sont, dans certains pays ou même dans certaines villes et contrées, que le produit d’une situation politique particulière, le moyen d’obtenir un certain effet politique. L’efficacité de cette arme ne peut être contesté ni en général, ni a priori, parce que les faits, les victoires remportées en France et en Belgique prouvent le contraire. Mais toute l’argumentation qui fut si efficace contre Nieuwenhuis et contre les anarchistes français, est impuissante contre les grèves générales politiques locales. L’affirmation que la réalisation d’une grève générale a pour condition préalable un certain niveau d’organisation et d’éducation du prolétariat rendant la grève générale elle-même superflue, et la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière indiscutable et inévitable, ce brillant coup de fleuret du vieux Liebknecht contre Nieuwenhuis, ne peut s’appliquer à des grèves générales politiques locales et accidentelles, car, pour ces dernières, la seule condition préalable nécessaire, c’est un mot d’ordre politique populaire et une situation matériellement favorable. Au contraire, il n’y a pas de doute que les grèves générales belges, comme moyens de lutte pour le suffrage universel, entraînent régulièrement dans le mouvement des masses populaires plus grandes que celles qui sont douées de la conscience socialiste au sens véritable du mot. La grève politique de Carmaux eut également un effet d’éducation si fort et si rapide que même un député de la droite déclara aux socialistes à la fin de la campagne :
« Réalisez encore quelque succès comme celui de Carmaux, et vous aurez conquis les campagnes, car les paysans sont toujours du côté du plus fort, et vous avez prouvé que vous êtes plus forts que la Compagnie des Mines, que le Gouvernement et que la Chambre » (Almanach du Parti ouvrier, 1893).

Ainsi, au lieu de se mouvoir dans le cercle fermé de l’éducation socialiste, prétendue condition indispensable, et du résultat espéré en faveur de cette éducation comme il en fut des grèves générales de Nieuwenhuis ou des grèves anarchistes en France, la grève générale politique accidentelle gravite uniquement autour des facteurs profonds et excitants de la vie politique quotidienne et sert en même temps de moyen efficace pour l’agitation socialiste.

De même, c’est manquer son but que d’imaginer une contradiction entre le travail politique de tous les jours, et notamment le parlementarisme, d’une part, et cette dernière catégorie de la grève générale d’autre part ; car, loin de vouloir se substituer aux petites besognes parlementaires et autres, la grève générale politique ne fait que s’ajouter, comme un nouvel anneau d’une chaîne, aux autres moyens d’agitation et de lutte ; bien plus, elle se met directement, comme instrument, au service du parlementarisme. Il est caractéristique de noter que toutes les grèves générales politiques ont servi jusqu’à présent à défendre ou à conquérir des droits parlementaires : celle de Carmaux fut menée pour le suffrage communal, celle de Belgique pour le suffrage universel.
Si des grèves générales politiques ne se sont pas encore produites en Allemagne et si elles n’ont été pratiquées qu’isolement dans un petit nombre de pays, cela ne provient nullement de ce qu’elles contrediraient une prétendue « méthode allemande » de la lutte socialiste, mais du simple fait que des conditions sociales et politiques tout à fait déterminées sont nécessaires pour rendre possible l’emploi de la grève générale comme instrument politique. En Belgique, c’est le développement industriel élevé, comparé à la superficie réduite du pays, qui favorise et accélère l’extension locale de la grève, de sorte qu’un nombre de grévistes qui, au point de vue absolue, n’est pas très considérable (environ 300.000) suffit à paralyser la vie économique du pays. Avec sa grande superficie, ses districts industriels, ses vastes régions agricoles séparant les centres industriels et son armée ouvrière nombreuse, l’Allemagne se trouve, à cet égard, dans une situation incomparablement plus défavorable. Il en est de même de la France, et en général des grands pays à centralisation industrielle moins forte.
Mais l’élément décisif qui s’ajoute à cela, c’est une certaine proportion de liberté de coalition et de mœurs démocratiques. Dans un pays où les ouvriers en grève sont menés au travail par la police et les gendarmes, comme en Haute-Silésie, où l’agitation des grévistes parmi ceux qui « consentent à travailler » conduit directement à la prison, sinon aux travaux forcés, il ne saurait naturellement être question d’une grève générale politique. L’emploi fait jusqu’à présent de la grève générale comme arme politique uniquement en Belgique, et en France en partie, ne doit donc point être considéré comme une supériorité imaginaire de la social-démocratie allemande et une déviation momentanée des pays latins. C’est au contraire – à côté du manque de certaines conditions sociales et géographiques – un témoignage de plus de notre infériorité politique semi-asiatique.

Enfin, l’exemple de l’Angleterre, où toutes les conditions économiques et politiques pour une grève générale victorieuse sont données dans une large mesure et où cette arme puissante n’est pourtant jamais appliquée dans la lutte politique, montre encore une autre condition importante pour son application : l’intime interpénétration du mouvement ouvrier syndical et politique. Tandis qu’en Belgique la lutte économique et la lutte politique fonctionnent comme un tout organique, les syndicats se joignant au parti dans toute action importante, la politique de chapelle des trade-unions, étroitement syndicale, et, pour cette raison divisée, ainsi que l’absence d’un fort parti socialiste en Angleterre, excluent l’union des deux mouvements dans la grève générale politique.

Un examen sérieux démontre ainsi que toute appréciation ou condamnation de la grève générale ne tenant pas compte des circonstances particulières de chaque pays, et se fondant notamment sur la pratique allemande, n’est que présomption nationale et schématisation irréfléchie. A cette occasion nous voyons une fois de plus que lorsqu’on nous vante, avec une telle éloquence, les avantages de la « main libre » dans la tactique socialiste de la « non-détermination », de l’adaptation à toute la variété des circonstances concrètes, il ne s’agit au fond que de la liberté de pactiser avec les partis bourgeois. Mais, dès qu’il s’agit d’une action de classe, d’une méthode de lutte ressemblant, ne fût-ce que de loin, à une tactique révolutionnaire, les enthousiastes de la « main libre » se présentent immédiatement comme des dogmatiques étroits, désireux d’enfermer la lutte de classes du monde entier dans les brodequins de la tactique prétendue allemande.
Or, si la grève générale belge est restée sans résultat, ce fait est insuffisant à justifier une « revision » de la tactique belge, car il est évident que la grève générale n’a été ni préparée, ni réellement politique, mais qu’au contraire elle fut suspendue par les chefs avant d’avoir pu aboutir à quoi que ce soit. Comme la direction politique, ou, plus précisément, la direction parlementaire du mouvement n’avait point envisagé l’action de masse, les masses en grève restèrent indécises, à l’arrière-plan, sans aucune liaison avec l’action réelle menée sur l’avant-scène, jusqu’à ce qu’on leur ordonnât de se retirer totalement. L’insuccès de la récente campagne belge ne peut donc pas démontrer que la grève générale est impuissante, de même que la capitulation de Bazaine à Metz ne peut prouver l’inutilité des forteresses dans la guerre, de même que le déclin parlementaire des libéraux allemands ne constitue pas un argument en faveur de l’impuissance du parlementarisme.

Bien au contraire, l’échec de la dernière action du Parti Ouvrier Belge doit convaincre tous ceux qui connaissent les événements que, seule, la grève générale – si on s’en était vraiment servi – pouvait apporter des résultats. Et si une révision de la tactique des camarades belges est nécessaire, elle ne s’impose, à notre avis, que dans le sens où nous l’avons indiqué dans notre article précédent. La campagne d’avril a démontré clairement qu’une grève dirigée indirectement contre les cléricaux, mais directement contre la bourgeoisie, restera sans effet si le prolétariat en lutte est politiquement lié à la bourgeoisie. La bourgeoisie devient ainsi, au lieu d’être un moyen de pression politique sur le gouvernement, une entrave paralysant la classe ouvrière. L’enseignement le plus important de l’expérience belge ne condamne pas la grève générale comme telle ; il condamne au contraire l’alliance parlementaire avec le libéralisme, qui voue toute grève générale à l’échec.

Mais il faut combattre avec énergie l’habitude de réagir contre le simple mot « grève générale » au moyen des vieux mots d’ordre d’autrefois, qui ont servi et fini de servir pour lutter contre les élucubrations stupides des anarchistes et de Nieuwenhuis, ainsi que par les tentatives de « reviser » la tactique belge, uniquement en vertu de l’incompréhension absolue des événements de Belgique. Il faut combattre cette manie d’autant plus énergiquement que non seulement la classe ouvrière belge, mais aussi le prolétariat suédois, s’apprêtent à recourir, après comme avant, à l’arme de la grève générale dans la lutte du suffrage universel. Il serait bien triste qu’une partie des militants de ces pays, si insignifiante soit-elle, se laisse égarer dans leur stratégie par des phrases sur l’excellence des méthodes prétendues « allemandes ».

Bien qu’on ait parlé beaucoup, ces temps derniers, de l’impossibilité définitive d’employer des « moyens révolutionnaires vieux style », on n’a jamais dit nettement ce qu’on entend par ces moyens ni par quoi on veut les remplacer.

Ainsi à l’occasion de la défaite belge, on oppose d’ordinaire aux « moyens révolutionnaires », c’est-à-dire avant tout à la révolution violente, aux batailles de rues, l’organisation et l’éducation quotidiennes des masses ouvrières. Mais une telle manière de procéder est erronée pour la bonne raison que l’organisation et l’éducation en elles-mêmes ne sont pas encore la lutte, mais uniquement des moyens de préparation à la lutte, et, comme telles, sont nécessaires tant à la révolution qu’à toute autre forme de lutte. L’organisation et l’éducation en elles-mêmes ne rendent pas la lutte politique superflue, de même que la constitution de syndicats et la perception de cotisations ne rendent pas superflues les luttes pour les salaires et les grèves. Ce que l’on préconise en réalité, en opposant aux « moyens révolutionnaires » les avantages de l’organisation et de l’éducation, c’est d’une part la révolution violente, et d’autre part la réforme légale, le parlementarisme.
« Il est possible de passer du capitalisme au communisme par une série de formes sociales, d’institutions juridiques et économiques ; c’est pourquoi nous avons pour devoir de développer devant le Parlement cette progression logique. »

Ces paroles de Jaurès (Petite République, 11 février 1902) formulent nettement et clairement cette conception, et cette autre déclaration de Jaurès également :
« La seule méthode qui reste au prolétariat est celle de l’organisation légale et de l’action légale » (Petite République, 15 février 1902).
Il est extrêmement important, pour éclairer la question, de s’en convaincre d’avance, afin d’écarter toutes phrases inutiles sur l’efficacité de l’organisation et de l’éducation des masses et pour concentrer la discussion sur le véritable point litigieux.

Ce qui nous semble surtout étrange, dans la ferme décision de substituer l’action parlementaire à tout emploi de la violence dans la lutte prolétarienne, c’est l’idée qu’une révolution peut être faite arbitrairement. Partant de cette conception, on proclame des révolutions ou on y renonce, on les prépare ou on les ajourne, selon qu’on les a reconnues utiles ou superflues et nuisibles, et il dépend uniquement de la conviction qui domine dans la social-démocratie qu’à l’avenir des révolutions se produisent ou non dans les pays capitalistes. Autant la théorie légaliste du socialisme sous-estime la puissance du parti ouvrier dans d’autres questions, autant elle la surestime sur ce point.

L’histoire de toutes les révolutions précédentes nous montre que les larges mouvements populaires, loin d’être un produit arbitraire et conscient des soi-disant « chefs » ou des « partis », comme se le figurent le policier et l’historien bourgeois officiel, sont plutôt des phénomènes sociaux élémentaires, produits par une force naturelle ayant sa source dans le caractère de classe de la société moderne. Le développement de la social-démocratie n’a rien changé à cet état de choses, et son rôle ne consiste d’ailleurs pas à prescrire des lois à l’évolution historique de la lutte de classes, mais, au contraire, à se mettre au service de ces lois, à les plier ainsi sous sa volonté. Si la social-démocratie d’avant-garde en arrière-garde, en obstacle impuissant devant la lutte de classes, qui en fin de compte triompherait, tant bien que mal, sans elle, et, le cas échéant, même contre elle.
Il suffit de saisir ces simples faits pour reconnaître que la question : révolution ou transition purement légale au socialisme, n’est pas particulièrement propre à la tactique social-démocrate, mais qu’elle est surtout une question de l’évolution historique. En d’autres termes, en éliminant la révolution de la lutte de classes prolétarienne, nos opportunistes décrètent ni plus ni moins que la violence a cessé d’être un facteur de l’histoire moderne.

Voilà le fond théorique de la question. Il suffit de formuler cette conception pour que son absurdité saute aux yeux. La violence, loin de cesser de jouer un rôle historique par l’apparition de la « légalité » bourgeoise, du parlementarisme, est aujourd’hui, comme à toutes les époques précédentes, la base de l’ordre politique existant. L’Etat capitaliste en entier se base sur la violence. Son organisation militaire en est par elle-même une preuve suffisante et sensible, et le doctrinarisme opportuniste doit vraiment avoir des dons miraculeux pour ne pas s’en apercevoir. Mais les domaines mêmes de la « légalité » en fournissent assez de preuves, si l’on y regarde de plus près. Les crédits chinois ne sont-ils pas des moyens fournis par la « légalité, par le parlementarisme, pour accomplir des actes de violence ? Des sentences de tribunaux, comme celle de Loebtau, ne sont-elles pas l’exercice « légal » de la violence ? Ou mieux : en quoi consiste à vrai dire toute la fonction de la légalité bourgeoise ?

Si un « libre citoyen » est enfermé par un autre citoyen contre sa volonté, par contrainte, dans un endroit étroit et inhabitable, et si on l’y détient pendant quelque temps, tout le monde comprend que c’est un acte de violence. Mais dès que l’opération s’effectue en vertu d’un livre imprimé, appelé Code pénal, et que cet endroit s’appelle « prison royale prussienne », elle se transforme en un acte de la légalité pacifique. Si un homme est contraint par un autre, et contre sa volonté, de tuer systématiquement ses semblables, c’est un acte de violence. Mais dès que cela s’appelle « service militaire », le bon citoyen s’imagine respirer en pleine paix et légalité. Si une personne, contre sa volonté, est privée par une autre d’une partie de sa propriété ou de son revenu, nul n’hésitera à dire que c’est un acte de violence ; mais dès que cette machination s’appelle « perception des impôts indirects », il ne s’agit que de l’application de la loi.

En un mot, ce qui se présente à nos yeux comme légalité bourgeoise, n’est autre chose que la violence de la classe dirigeante, élevée d’avance en norme impérative. Dès que les différents actes de violence ont été fixés comme norme obligatoire, la question peut se refléter à l’envers dans le cerveau des juristes bourgeois et tout autant dans ceux des opportunistes socialistes : l’ « ordre légal » comme une création indépendante de la « justice », et la violence de l’Etat comme une simple conséquence, comme une « sanction » des lois. En réalité, la légalité bourgeoise (et le parlementarisme en tant que légalité en devenir) n’est au contraire qu’une certaine forme sociale d’apparition de la violence politique de la bourgeoisie, qui fleurit sur son fondement économique.

C’est ainsi qu’on peut reconnaître combien toute la théorie du légalisme socialiste est fantaisiste. Tandis que les classes dirigeantes s’appuient par toute leur action sur la violence, seul, le prolétariat devrait renoncer d’emblée et une fois pour toutes à l’emploi de la violence dans la lutte contre ces classes. Quelle formidable épée doit-il donc employer pour renverser la violence au pouvoir ? La même légalité, par laquelle la violence de la bourgeoisie s’attribue le cachet de la norme sociale et toute puissante.

Le domaine de la légalité bourgeoise du parlementarisme, il est vrai, n’est pas seulement un champ de domination pour la classe capitaliste, mais aussi un terrain de lutte, sur lequel se heurtent les antagonismes entre prolétariat et bourgeoisie. Mais de même que l’ordre légal n’est pour la bourgeoisie qu’une expression de sa violence, de même la lutte parlementaire ne peut être, pour le prolétariat, que la tendance à porter sa propre violence au pouvoir. S’il n’y a pas, derrière notre activité légale et parlementaire, la violence de la classe ouvrière, toujours prête à entrer en action le cas échéant, l’action parlementaire de la social-démocratie devient un passe-temps aussi spirituel que celui de puiser de l’eau avec une écumoire. Les amateurs de réalisme, qui soulignent sans cesse les « succès positifs » de l’activité parlementaire de la social-démocratie, pour les utiliser comme arguments contre la nécessité et l’utilité de la violence dans la lutte ouvrière, ne remarquent point que ces succès, si infimes soient-ils, ne sauraient être considérés que comme les produits de l’effet invisible et latent de la violence.
Mais il y a mieux encore. Le fait que nous retrouvons toujours la violence à la base de la légalité bourgeoise, s’exprime dans les vicissitudes de l’histoire du parlementarisme même.

La pratique le démontre en toute évidence : dès que les classes dirigeantes seraient persuadées que nos parlementaires ne sont pas appuyés par de larges masses populaires, prêtes à l’action s’il le faut, que les têtes révolutionnaires et les langues révolutionnaires ne sont pas capables ou jugent inopportun de faire agir, le cas échéant, les poings révolutionnaires, le parlementarisme même et toute la légalité leur échapperaient tôt ou tard comme base de la lutte politique – preuve positive à l’appui : le sort du suffrage en Saxe ; preuve négative : le suffrage au Reichstag. Personne ne doutera que le suffrage universel, si souvent menacé dans le Reich, est maintenu non par égard pour le libéralisme allemand, mais principalement par crainte de la classe ouvrière, par certitude que la social-démocratie prendrait cette chose au sérieux. Et, de même, les plus grands fanatiques de la légalité n’oseraient contester qu’au cas où l’on nous escamoterait malgré tout, un beau jour, le suffrage universel dans le Reich, la classe ouvrière ne pourrait pas compter sur les seules « protestations légales », mais uniquement sur les moyens violents, pour reconquérir tôt ou tard le terrain légal de lutte.

Ainsi, la théorie du légalisme socialiste est réduite à l’absurde par les éventualités pratiques. Loin d’être détrônée par la « légalité », la violence apparaît comme la base et le protecteur réel de la légalité – tant du côté de la bourgeoisie que du côté du prolétariat.

Et, d’autre part, la légalité se révèle être le produit, soumis aux oscillations perpétuelles, des rapports de forces des classes qui s’affrontent. La Bavière et la Saxe, la Belgique et l’Allemagne fournissent des exemples assez récents, démontrant que les conditions parlementaires de la lutte politique sont accordées ou refusées, maintenues ou reprises, selon que les intérêts de la classe dirigeante peuvent être en majeure partie assurés ou non par ces institutions, selon que la violence latente des masses populaires exerce son effet comme arme d’attaque ou arme de défense.

Or, si dans certains cas extrêmes on ne peut se passer de la violence comme moyen de défense des droits parlementaires, celle-ci n’en est pas moins, dans certains autres cas, un moyen d’offensive irremplaçable, là où il s’agit encore de conquérir le terrain légal de la lutte de classes.

Les tentatives de réviser la « méthode révolutionnaire » à la suite des récents événements belges sont peut-être la plus singulière démonstration de la conséquence politique que la tendance révisionniste ait fournie depuis des années. Même si l’on pouvait parler d’un échec de la « méthode révolutionnaire » dans la campagne belge en tant qu’emploi de la violence, la condamnation sommaire de cette méthode à la suite de la défaite belge partirait de la supposition que l’emploi de la violence dans la lutte ouvrière doit être en tous cas et en toutes circonstances une garantie du succès. Il est évident qu’en adoptant de telles conclusions, nous aurions dû renoncer depuis longtemps à la lutte syndicale, aux luttes pour les salaires, car celles-ci nous ont déjà apporté d’innombrables défaites.

Mais ce qui est plus étrange, c’est que dans la lutte belge, qui aurait servi à démontrer l’inefficacité des méthodes violentes, les ouvriers n’ont aucunement recouru à la violence – à moins que, à l’exemple de la police, on ne s’avise de considérer la grève paisible comme un acte de « violence ». Une révolution dans les rues n’était pas projetée et on ne l’a pas tentée non plus. Et pour cela, précisément, la défaite belge prouve le contraire de ce qu’on s’efforce de lui faire démontrer : elle prouve qu’actuellement, en Belgique, vu la trahison des libéraux et la fermeté du cléricalisme, prêt à se servir de tous les moyens, le suffrage universel a bien peu de chances d’être reconnu si l’on renonce à la violence.

Mais cette défaite prouve davantage encore ! Elle prouve que si des formes parlementaires aussi élémentaires, purement bourgeoises, ne dépassant aucunement le cadre de l’ordre existant, telles que le suffrage universel, ne peuvent être conquises par voie pacifique, que si les classes dirigeantes font déjà appel à la violence brutale pour résister à une réforme purement bourgeoise et toute naturelle dans l’Etat capitaliste, toutes les spéculations sur une abolition parlementaire et pacifique du pouvoir d’Etat capitaliste, de la domination des classes, ne sont qu’une ridicule et puérile fantaisie.

La défaite belge prouve encore quelque chose ! Elle démontre une fois de plus que si les légalistes socialistes considèrent la démocratie bourgeoise comme la forme historique appelée à réaliser graduellement le socialisme, ils n’opèrent pas avec une démocratie et avec un parlementarisme concrets, tels qu’ils existent misérablement ici-bas, mais avec une démocratie imaginaire et abstraite, qui, s’élevant au-dessus de toutes les classes, se développe à l’infini et voit sa puissance augmenter sans cesse.

La sous-estimation fantaisiste de la réaction croissante et la surestimation tout aussi fantaisiste des conquêtes de la démocratie sont inséparables et se complètent réciproquement de la façon la plus heureuse. Devant les misérables réformes de Millerand et les succès microscopiques du républicanisme, Jaurès exulte, en proclamant pierre angulaire de l’ordre socialiste toute loi sur la réforme de l’instruction dans les collèges, tout projet d’une statistique de chômage. Ce faisant, il nous rappelle son compatriote Tartarin de Tarascon, qui, dans son fameux « jardin enchanté », entre des pots de fleurs et des bananes grosses comme le doigt, des baobabs et des cocotiers, s’imagine qu’il se promène à l’ombre fraîche d’une forêt vierge des tropiques.
Et ces gifles – comme la dernière trahison du libéralisme belge – nos opportunistes les encaissent et déclarent que le socialisme ne pourra être réalisé que par la démocratie de l’Etat bourgeois.

Ils ne remarquent pas qu’ils ne font que répéter en d’autres termes les vielles théories suivant lesquelles la légalité et la démocratie bourgeoises sont appelées à réaliser la liberté, l’égalité et la béatitude générales – non pas les théories de la grande Révolution française, dont les mots d’ordre ne furent qu’une croyance naïve avant la grande épreuve historique, mais les théories des littérateurs et des avocats bavards de 1848, des Odilon Barrot, Lamartine, Garnier-Pagès, qui juraient de réaliser toutes les promesses de la grande Révolution par le vulgaire bavardage parlementaire. Il a fallu que ces théories échouent quotidiennement durant un siècle et que la social-démocratie, incarnant l’échec de ces théories, les enterrât si radicalement que même leur souvenir, le souvenir de leurs auteurs et de tout le coloris historique s’évanouisse complètement pour qu’elles puissent aujourd’hui ressusciter et se présenter comme des idées tout à fait nouvelles, susceptibles de conduire aux buts de la social-démocratie. Ce qui est à la base des enseignements opportunistes n’est donc pas, comme on se le figure, la théorie de l’évolution, mais celle des répétitions périodiques de l’histoire, dont chaque édition est plus ennuyeuse et plus fade que la précédente.

La social-démocratie allemande a incontestablement accompli, il y a quelques dizaines d’années, une révision extrêmement importante de la tactique socialiste, et s’est acquis par là un immense mérite devant le prolétariat international. Cette révision fut la destruction de la vielle croyance en la révolution violente en tant que seule méthode de la lutte de classes, en tant que moyen applicable à n’importe quel moment pour instaurer l’ordre socialiste. Aujourd’hui, l’opinion dominante, formulée de nouveau par Kautsky, dans la résolution de Paris, dit que la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière ne peut être que le résultat d’une période plus ou moins longue de lutte sociale régulière et quotidienne, où l’effort pour démocratiser progressivement l’Etat et le parlementarisme, constitue un moyen extrêmement efficace de relèvement idéologique et, en partie, matériel de la classe ouvrière.
C’est tout ce que la social-démocratie allemande a démontré en pratique. Cependant, cela ne veut pas dire que la violence ait été écartée une fois pour toutes, ni que les révolutions violentes aient été répudiées comme moyen de lutte de prolétariat et que le parlementarisme ait été proclamé l’unique méthode de la lutte de classes. Bien au contraire, la violence est et reste l’ultime moyen de la classe ouvrière, la loi suprême, tantôt latente, tantôt agissante, de la lutte des classes. Et si nous « révolutionnons » les cerveaux par notre activité parlementaire et par tout notre travail, nous le faisons pour que, en cas de besoin, la révolution descende des têtes dans les poings.
Il est vrai que c’est non par amour de la violence ou par romanticisme révolutionnaire, mais par dure nécessité historique, que les partis socialistes doivent se préparer à des rencontres violentes avec la société bourgeoise, tôt ou tard, dans les cas où nos efforts se heurtent aux intérêts vitaux des classes dominantes. Le parlementarisme en tant que moyen exclusif de la lutte politique de la classe ouvrière n’est pas moins fantaisiste et, au fond, pas moins réactionnaire que la grève générale ou que la barricade comme moyen exclusif. La révolution violente, dans les circonstances actuelles, est sans doute une épée à double tranchant et difficile à manier. Et nous croyons devoir espérer que le prolétariat ne recourra à ce moyen que lorsqu’il y verra la seule issue possible et, bien entendu, à la seule condition que toute la situation politique et les rapports des forces garantissent plus ou moins la probabilité du succès. Mais la claire compréhension de la nécessité de l’emploi de la violence, tant dans les différents épisodes de la lutte de classes que pour la conquête finale du pouvoir d’Etat, est d’avance indispensable, car c’est bien cette compréhension qui donne l’impulsion et l’efficacité à notre activité pacifique et légale.

Si, entraînée par les suggestions des opportunistes, la social-démocratie s’avisait vraiment de renoncer d’avance et une fois pour toutes à la violence, si elle s’avisait d’engager les masses ouvrières à respecter la légalité bourgeoise, toute sa lutte politique, parlementaire et autre, s’écroulerait piteusement tôt ou tard, pour faire place à la domination sans borne de la violence réactionnaire.

Une nuée chargée d’orage impérialiste s’est levée dans le monde capitaliste.

Une nuée chargée d’orage impérialiste s’est levée dans le monde capitaliste. Quatre grandes puissances d’Europe - la France, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne - sont directement impliquées dans un trafic qui a pour enjeu le destin du Maroc et par la même occasion, celui de plusieurs vestes territoires du “continent noir” considérés ici et là comme des “compensations”. Chaque jour une dépêche annonce l’état des négociations et avec elle les espoirs et les craintes montent de manière brusque et désordonnée. Jaillira-t-il de cette nouvelle nuée orageuse l’éclair d’une guerre meurtrière ou bien l’orage menaçant va-t-il se dissiper et prendre l’aspect d’une tractation “pacifique” faisant passer quelques lambeaux de l’univers d’une poigné de fer du militarisme européen à une autre ? C’est à l’heure actuelle la question qui préoccupe des milliers d’êtres humains. Et, pour trouver une réponse à cette question tous les regards, pleins d’inquiétude, se dirigent vers la porte close d’une pièce où deux hommes d’Etat confèrent ensemble : l’ambassadeur français Cambon et le secrétaire d’Etat allemand Kilderlen-Wacher. Cependant il n’est un secret pour personne que les deux hommes d’Etat n’ont aucun pouvoir propre et ne sont que de pauvres pantins en carton mis en mouvement par une ficelle dont le bout est entre les mains d’une clique de quelques grands capitalistes. Guerre et paix, le Maroc en échange du Congo ou le Togo pour Tahiti, ce sont là des questions où il y va de la vie de milliers de personnes, du bonheur ou du malheur de peuples entiers. Une douzaine de chevaliers de l’industrie racistes laissent de fins commis politiciens réfléchir et marchander sur ces questions comme on le fait au marché pour la viande ou les oignons, et les peuples attendent la décision avec angoisse tel des troupeaux de moutons conduits l’abattoir. C’est là une image d’une brutalité si révoltante et d’une bassesse si grossière qu’elle devrait remplir de rage tous ceux qui ne sont pas directement intéressés par ce trafic sordide. Cependant l’indignation morale n’est pas la règle et l’arme avec lesquelles on pourrait avoir prise sur les péripéties de la politique capitaliste mondiale.

Pour le prolétariat conscient il s’agit avant tout de saisir l’affaire marocaine dans sa signification symptomatique, faire l’estimation de ses larges connexions et de ses conséquences. Mais on peut déjà dire que l’aventure politique mondiale récente est riche d’enseignements pour la conscience politique du prolétariat.

La crise marocaine est avant tout une satire impitoyable de la farce du désarmement des Etats capitalistes et leurs bourgeoisies. En Angleterre et en France, hommes d’Etat et parlementaires exprimaient en de belles phrases la nécessité de réduire les dépenses concernant les instruments de meurtre et de substituer à la guerre barbare les rapports civilisés de la procédure arbitrale. En Allemagne le chœur libéral s’est joint avec enthousiasme aux sons de cette musique de paix. Aujourd’hui, les mêmes hommes d’Etat et les mêmes parlementaires s’échauffent pour une aventure politique coloniale menant les peuples au bord du précipice d’une guerre mondiale. Le chœur libéral en Allemagne, lui aussi, s’est enthousiasmé pour cette aventure grosse d’une guerre comme jadis pour les déclamations de paix. Ce soudain changement de scène montre une nouvelle fois que les propositions de désarmement et les démonstrations de paix du monde capitaliste ne sont rien et ne peuvent être rien d’autre qu’un décor qui de temps en temps est bon pour la comédie, politique, mais qui est cyniquement écarté quand les affaires deviennent sérieuses. Espérer quoique ce soit d’une quelconque tendance de paix de la société capitaliste et mise sur elle, serait pour le prolétariat la plus folle des illusions.

En outre, dans la question marocaine s’exprime de nouveau clairement la relation intime entre la politique mondiale et la situation marocaine, où il suffit d’un rien pour précipiter l’Allemagne dans une guerre sanglante, changera fortement en tout cas la situation générale actuelle ainsi que celle que les possessions coloniales de l’Allemagne. Elle a surgi exactement comme pour la campagne chinoise et plus tard l’affaire algérienne, au moment des vacances parlementaires. La représentation suprême élue du peuple allemand, le Reichstag, est totalement exclu des décisions et des évènements les plus importants et les plus lourds de conséquences. Seul un régime personnel avec ses hommes de peine - lui-même instrument irresponsable entre les mains d’une clique irresponsable - agit selon son bon plaisir avec le destin de 64 millions d’allemands comme si l’Allemagne était un Etat despotique oriental. Les discours impériaux de Königsberg et de Marienburg sont devenus clairs : l’instrument du ciel joue dans la plénitude de sa souveraineté, ou plutôt il est joué au dos du peuple, par quelques cliques capitalistes avides de rapine. Le monarchisme et ses béquilles, les junkers conservateurs bellicistes, sont les principaux coupables dans l’aventure marocaine.

Non moindre est la force agissante de la puissance navale et militaire qui perce à travers la diplomatie allemande dans l’affaire marocaine, puissance insensée et qui n’est rien d’autre que cette pression brutale des tas de canons et de bateaux cuirassés amoncelés au fil des décennies, qui soi-disant servaient de remparts indispensables de la paix, et maintenant rendent les responsables de la politique allemande actuelle si audacieux et si belliqueux. Ce “saut de panthère” de la politique étrangère qui, dans ses développements futurs sera peut-être pour le peuple allemand chargé de toutes sortes de conséquences fatales, nous le devons avant tout à ces partis bourgeois qui ont chargé et soutenu l’armement incessant de l’impérialisme allemand. En tête marche avec cette tâche de sang sur le front l’hypocrite parti du centre qui, en 1900, s’est servi du mémorable redoublement des effectifs de la flotte allemande de combat pour se hisser au rang de parti gouvernemental. Non moindre est la responsabilité incombant au libéralisme piteux, dont seul l’exemple de la montée du militarisme peut mesurer la chute progressive depuis un quart de siècle. L’échec total est l’ultime fin misérable du libéralisme bourgeois, eu égard à la puissance percé en avant du militarisme foulant aux pieds et écrasant démocratie, parlementarisme et réforme sociale.

Cependant, c’est justement parce que le cours le plus récent de la politique mondiale avec son aventure actuelle n’est que l’émanation logique du développement économique et politique de la société bourgeoise de classe qu’il a un côté révolutionnaire faisant son chemin au-delà de la misère immédiate et caractère momentanément arrogant de ce cours. La signification historique du conflit marocain ramenée à son expression la plus simple et la plus crue, c’est la lutte concurrentielle entre les représentants du capitalisme européen pour l’appropriation de la pointe nord-ouest du continent africain et son engloutissement par le capital.

C’est ce qu’exprime chaque séquence de l’évolution de la politique mondiale. Mais la “Némésis” du capitalisme veut que plus ce dernier dévore le monde et plus il sape lui-même ses propres racines. Au même moment où il se prépare à introduire “l’ordre” capitaliste dans les rapports primitifs des tribus de pasteurs et des villages de pécheurs marocains isolés du monde, s’écroule déjà l’ordre crée par lui à tous les coins et confins des autres continents. Ces flammes de la Révolution brûlent en Turquie, en Perse, à Mexico, à Haïti, elles lèchent calmement les édifices de l’Etat au Portugal, en Espagne, en Russie. Partout l’anarchie, partout les intérêts des peuples et les forces du progrès et du développement se rebellent contre le gâchis de l’ordre bourgeois. Et c’est ainsi que la campagne récente du Capital pour de nouvelles conquêtes n’est que le chemin qui le mène vers sa propre tombe. L’aventure marocaine ne sera finalement, comme chaque épisode de la politique mondiale qu’un pas vers l’accélération de l’effondrement capitaliste.

Dans ce procès, le prolétariat, avec sa conscience de classe, n’est pas appelé à regarder passivement l’écroulement de l’ordre de la société bourgeoise. La maîtrise consciente de la signification cachée de la politique internationale et ses conséquences n’est pas pour la classe des travailleurs une philosophie abstraite, mais bien au contraire, le fondement intellectuel d’une politique dynamique. L’indignation morale n’est certes pas en soi une arme contre l’économie criminelle du capitalisme, mais elle est, comme dit Engels, un véritable symptôme réel reflètent la contradiction entre la société régnante, les sentiments de justice et les intérêts des masses du peuple. La tache et le devoir de la social-démocratie consistent maintenant à exprimer avec autant de clarté que possible cette contradiction. Non seulement l’avant-garde organisée du prolétariat mais les couches les plus larges du peuple travailleur doivent se soulever dans un torrent de protestations contre le nouveau raid de la politique internationale capitaliste. Le seul moyen efficace pour lutter contre le crime de la guerre et de la politique coloniale, c’est la maturité intellectuelle et la volonté résolue de la classe des travailleurs qui, par une rébellion impliquant tous les exploités et les dominés changera la guerre mondiale infâme, conçue dans les intérêts du capital, en une paix mondiale et en une fraternisation socialiste des peuples.

"La classe ouvrière paie cher toute nouvelle prise de conscience de sa vocation historique. Le Golgotha de sa libération est pavé de terribles sacrifices. Les combattants des journées de Juin, les victimes de la Commune, les martyrs de la Révolution russe - quelle ronde sans fin de spectres sanglants ! Mais ces hommes-là sont tombés au champ d’honneur, ils sont, comme Marx l’écrivit à propos des héros de la Commune, « ensevelis à jamais dans le grand coeur de la classe ouvrière ». Maintenant, au contraire, des millions de prolétaires de tous les pays tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves. Il a fallu que cela aussi ne nous soit pas épargné."

Brochure de Rosa Luxemburg écrite en prison en 1915 et tirant les premières leçons de l’effondrement de la social-démocratie.

"La scène a changé fondamentalement. La marche des six semaines sur Paris a pris les proportions d’un drame mondial ; l’immense boucherie est devenue une affaire quotidienne, épuisante et monotone, sans que la solution, dans quelque sens que ce soit, ait progressé d’un pouce. La politique bourgeoise est coincée, prise à son propre piège : on ne peut plus se débarrasser des esprits que l’on a invoqués.

Finie l’ivresse. Fini le vacarme patriotique dans les rues, la chasse aux automobiles en or ; les faux télégrammes successifs ; on ne parle plus de fontaines contaminées par des bacilles du choléra, d’étudiants russes qui jettent des bombes sur tous les ponts de chemin de fer de Berlin, de Français survolant Nuremberg ; finis les débordements d’une foule qui flairait partout l’espion ; finie la cohue tumultueuse dans les cafés où l’on était assourdi de musique et de chants patriotiques par vagues entières ; la population de toute une ville changée en populace, prête à dénoncer n’importe qui, à molester les femmes, à crier : hourra ! et à atteindre au paroxysme du délire en lançant elle-même des rumeurs folles ; un climat de crime rituel, une atmosphère de pogrome, où le seul représentant de la dignité humaine était l’agent de police au coin de la rue.

Le spectacle est terminé. Les savants allemands, ces « lémures vacillants », sont depuis longtemps, au coup de sifflet, rentrés dans leur trou. L’allégresse bruyante des jeunes filles courant le long des convois ne fait plus d’escorte aux trains de réservistes et ces derniers ne saluent plus la foule en se penchant depuis les fenêtres de leur wagon, un sourire joyeux aux lèvres ; silencieux, leur carton sous le bras, ils trottinent dans les rues où une foule aux visages chagrinés vaque à ses occupations quotidiennes.

Dans l’atmosphère dégrisée de ces journées blêmes, c’est un tout autre choeur que l’on entend : le cri rauque des vautours et des hyènes sur le champ de bataille. Dix mille tentes garanties standard ! Cent mille kilos de lard, de poudre de cacao, d’ersatz de café, livrables immédiatement, contre payement comptant ! Des obus, des tours, des cartouchières, des annonces de mariage pour veuves de soldats tombés au front, des ceinturons de cuir, des intermédiaires qui vous procurent des contrats avec l’armée - on n’accepte que les offres sérieuses ! La chair à canon, embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit maintenant en Belgique, dans les Vosges, en Masurie, dans des cimetières où l’on voit les bénéfices de guerre pousser dru. Il s’agit d’engranger vite cette récolte. Sur l’océan de ces blés, des milliers de mains se tendent, avides de rafler leur part.
Les affaires fructifient sur des ruines. Des villes se métamorphosent en monceaux de décombres, des villages en cimetières, des régions entières en déserts, des populations entières en troupes de mendiants, des églises en écuries. Le droit des peuples, les traités, les alliances, les paroles les plus sacrées, l’autorité suprême, tout est mis en pièces. N’importe quel souverain par la grâce de Dieu traite son cousin, s’il est dans le camp adverse, d’imbécile, de coquin et de parjure, n’importe quel diplomate qualifie son collègue d’en face d’infâme fripouille, n’importe quel gouvernement assure que le gouvernement adverse mène son peuple à sa perte, chacun vouant l’autre au mépris public ; et des émeutes de la faim éclatent en Vénétie, à Lisbonne, à Moscou, à Singapour ; et la peste s’étend en Russie, la détresse et le désespoir, partout.

Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment.

Et au coeur de ce sabbat de sorcière s’est produit une catastrophe de portée mondiale : la capitulation de la social-démocratie internationale. Ce serait pour le prolétariat le comble de la folie que de se bercer d’illusions à ce sujet ou de voiler cette catastrophe : c’est le pire qui pourrait lui arriver. « Le démocrate » (c’est-à-dire le petit-bourgeois révolutionnaire) dit Marx, « sort de la défaite la plus honteuse aussi pur et innocent que lorsqu’il a commencé la lutte : avec la conviction toute récente qu’il doit vaincre, non pas qu’il s’apprête, lui et son parti, à réviser ses positions anciennes, mais au contraire parce qu’il attend des circonstances qu’elles évoluent en sa faveur. » Le prolétariat moderne, lui, se comporte tout autrement au sortir des grandes épreuves de l’histoire. Ses erreurs sont aussi gigantesques que ses tâches. Il n’y a pas de schéma préalable, valable une fois pour toutes, pas de guide infaillible pour lui montrer le chemin à parcourir. Il n’a d’autre maître que l’expérience historique. Le chemin pénible de sa libération n’est pas pavé seulement de souffrances sans bornes, mais aussi d’erreurs innombrables. Son but, sa libération, il l’atteindra s’il sait s’instruire de ses propres erreurs. Pour le mouvement prolétarien, l’autocritique, une autocritique sans merci, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, c’est l’air, la lumière sans lesquels il ne peut vivre.

Dans la guerre mondiale actuelle, le prolétariat est tombé plus bas que jamais. C’est là un malheur pour toute l’humanité. Mais c’en serait seulement fini du socialisme au cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements qu’elle comporte.
Ce qui est en cause actuellement, c’est tout le dernier chapitre de l’évolution du mouvement ouvrier moderne au cours de ces vingt-cinq dernières années. Ce à quoi nous assistons, c’est à la critique et au bilan de l’oeuvre accomplie depuis près d’un demi-siècle. La chute de la Commune de Paris avait scellé la première phase du mouvement ouvrier européen et la fin de la Ire Internationale. A partir de là commença une phase nouvelle. Aux révolutions spontanées, aux soulèvements, aux combats sur les barricades, après lesquels le prolétariat retombait chaque fois dans son état passif, se substitua alors la lutte quotidienne systématique, l’utilisation du parlementarisme bourgeois, l’organisation des masses, le mariage de la lutte économique et de la lutte politique, le mariage de l’idéal socialiste avec la défense opiniâtre des intérêts quotidiens immédiats. Pour la première fois, la cause du prolétariat et de son émancipation voyait briller devant elle une étoile pour la guider : une doctrine scientifique rigoureuse. A la place des sectes, des écoles, des utopies, des expériences que chacun faisait pour soi dans son propre pays, on avait un fondement théorique international, base commune qui faisait converger les différents pays en un faisceau unique. La théorie marxiste mit entre les mains de la classe ouvrière du monde entier une boussole qui lui permettait de trouver sa route dans le tourbillon des événements de chaque jour et d’orienter sa tactique de combat à chaque heure en direction du but final, immuable.

C’est le parti social-démocrate allemand qui se fit le représentant, le champion et le gardien de cette nouvelle méthode. La guerre de 1870 et la défaite de la Commune de Paris avaient déplacé vers l’Allemagne le centre de gravité du mouvement ouvrier européen. De même que la France avait été le lieu par excellence de la lutte de classe prolétarienne pendant cette première phase, de même que Paris avait été le coeur palpitant et saignant de la classe ouvrière européenne à cette époque, de même la classe ouvrière allemande devint l’avant-garde au cours de la deuxième phase.

Au prix de sacrifices innombrables, par un travail minutieux et infatigable, elle a édifié une organisation exemplaire, la plus forte de toutes ; elle a créé la presse la plus nombreuse, donné naissance aux moyens de formation et d’éducation les plus efficaces, rassemblé autour d’elle les masses d’électeurs les plus considérables et obtenu le plus grand nombre de sièges de députés. La social-démocratie allemande passait pour l’incarnation la plus pure du socialisme marxiste. Le parti social-démocrate occupait et revendiquait une place d’exception en tant que maître et guide de la II° Internationale. En 1895, Friedrich Engels écrivit dans sa préface célèbre à l’ouvrage de Marx les luttes de classes en France :
« Mais, quoi qu’il arrive dans d’autres pays, la social-démocratie allemande a une position particulière et, de ce fait, du moins dans l’immédiat, aussi une tâche particulière. Les deux millions d’électeurs qu’elle envoie aux urnes, y compris les jeunes gens et les femmes qui sont derrière eux en qualité de non-électeurs, constituent la masse la plus nombreuse et la plus compacte, le " groupe de choc " décisif de l’armée prolétarienne internationale. »

La social-démocratie allemande était, comme l’écrivit la Wiener Arbeiterzeitung le 5 août 1914 « le joyau de l’organisation du prolétariat conscient. » La social-démocratie française, italienne et belge, les mouvements ouvriers de Hollande, de Scandinavie, de Suisse et des États-Unis marchaient sur ses traces avec un zèle toujours croissant. Quant aux Slaves, les Russes et les sociaux-démocrates des Balkans, ils la regardaient avec une admiration sans bornes, pour ainsi dire inconditionnelle. Dans la II° Internationale, le « groupe de choc » allemand avait un rôle prépondérant. Pendant les congrès, au cours des sessions du bureau de l’Internationale socialiste, tout était suspendu à l’opinion des Allemands. En particulier lors des débats sur les problèmes posés par la lutte contre le militarisme et sur la question de la guerre, la position de la social-démocratie allemande était toujours déterminante. « Pour nous autres Allemands, ceci est inacceptable » suffisait régulièrement à décider de l’orientation de l’Internationale. Avec une confiance aveugle, celle-ci s’en remettait à la direction de la puissante social-démocratie allemande tant admirée : elle était l’orgueil de chaque socialiste et la terreur des classes dirigeantes dans tous les pays.
Et à quoi avons-nous assisté en Allemagne au moment de la grande épreuve historique ? A la chute la plus catastrophique, à l’effondrement le plus formidable. Nulle part l’organisation du prolétariat n’a été mise aussi totalement au service de l’impérialisme, nulle part l’état de siège n’est supporté avec aussi peu de résistance, nulle part la presse n’est autant bâillonnée, l’opinion publique autant étranglée, la lutte de classe économique et politique de la classe ouvrière aussi totalement abandonnée qu’en Allemagne.

Or, la social-démocratie allemande n’était pas seulement l’avant-garde la plus forte de l’Internationale, elle était aussi son cerveau. Aussi faut-il commencer par elle, par l’analyse de sa chute ; c’est par l’étude de son cas que doit commencer le procès d’autoréflexion. C’est pour elle une tâche d’honneur que de devancer tout le monde pour le salut du socialisme international, c’est-à-dire de procéder la première à une autocritique impitoyable. Aucun autre parti, aucune autre classe de la société bourgeoise ne peut étaler ses propres fautes à la face du monde, ne peut montrer ses propres faiblesses dans le miroir clair de la critique, car ce miroir lui ferait voir en même temps les limites historiques qui se dressent devant elle et, derrière elle, son destin. La classe ouvrière, elle, ose hardiment regarder la vérité en face, même si cette vérité constitue pour elle l’accusation la plus dure, car sa faiblesse n’est qu’un errement et la loi impérieuse de l’histoire lui redonne la force, lui garantit sa victoire finale.

L’autocritique impitoyable n’est pas seulement pour la classe ouvrière un droit vital, c’est aussi pour elle le devoir suprême. Sur notre navire, nous transportions les trésors les plus précieux de l’humanité confiés à la garde du prolétariat, et tandis que la société bourgeoise, flétrie et déshonorée par l’orgie sanglante de la guerre, continue de se précipiter vers sa perte, il faut que le prolétariat international se reprenne, et il le fera, pour ramasser les trésors que, dans un moment de confusion et de faiblesse au milieu du tourbillon déchaîné de la guerre mondiale, il a laissé couler dans l’abîme.

Une chose est certaine, la guerre mondiale représente un tournant pour le monde. C’est une folie insensée de s’imaginer que nous n’avons qu’à laisser passer la guerre, comme le lièvre attend la fin de l’orage sous un buisson pour reprendre ensuite gaiement son petit train. La guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes radicalement. Non que les lois fondamentales de l’évolution capitaliste, le combat de vie et de mort entre le capital et le travail, doivent connaître une déviation ou un adoucissement. Maintenant déjà, au milieu de la guerre, les masques tombent et les vieux traits que nous connaissons si bien nous regardent en ricanant. Mais à la suite de l’éruption du volcan impérialiste, le rythme de l’évolution a reçu une impulsion si violente qu’à côté des conflits qui vont surgir au sein de la société et à côté de l’immensité des tâches qui attendent le prolétariat socialiste dans l’immédiat toute l’histoire du mouvement ouvrier semble n’avoir été jusqu’ici qu’une époque paradisiaque. Historiquement, cette guerre était appelée à favoriser puissamment la cause du prolétariat. Chez Marx qui, avec un regard prophétique, a découvert au sein du futur tant d’événements historiques, on peut trouver dans les luttes de classes en France ce remarquable passage :
« En France, le petit bourgeois fait ce que, normalement, devrait faire le bourgeois industriel ; l’ouvrier fait ce qui, normalement, serait la tâche du petit-bourgeois ; et la tâche de l’ouvrier, qui l’accomplit ? Personne. On ne la résout pas en France, en France on la proclame. Elle n’est nulle part résolue dans les limites de la nation ; la guerre de classes au sein de la société française s’élargit en une guerre mondiale où les nations se trouvent face à face. La solution ne commence qu’au moment où, par la guerre mondiale, le prolétariat est mis à la tête du peuple qui domine le marché mondial, à la tête de l’Angleterre. La révolution, trouvant là non son terme, mais son commencement d’organisation, n’est pas une révolution au souffle court. La génération actuelle ressemble aux Juifs que Moïse conduit à travers le désert. Elle n’a pas seulement un nouveau monde à conquérir, il faut qu’elle périsse pour faire place aux hommes qui seront à la hauteur du nouveau monde. »

Ceci fut écrit en 1850, à une époque où l’Angleterre était le seul pays capitaliste développé, où le prolétariat anglais était le mieux organisé et semblait appelé à prendre la tête de la classe ouvrière internationale grâce à l’essor économique de son pays. Remplacez l’Angleterre par l’Allemagne et les paroles de Marx apparaissent comme une préfiguration géniale de la guerre mondiale actuelle. Cette guerre était appelée à mettre le prolétariat allemand à la tête du peuple et ainsi à produire un « début d’organisation » en vue du grand conflit général international entre le Capital et le Travail pour le pouvoir politique. Et quant à nous, avons-nous présenté d’une façon différente le rôle de la classe ouvrière dans la guerre mondiale ? Rappelons-nous comment naguère encore nous décrivions l’avenir :
Alors arrivera la catastrophe. Alors sonnera en Europe l’heure de la marche générale, qui conduira sur le champ de bataille de 16 à 18 millions d’hommes, la fleur des différentes nations, équipés des meilleurs instruments de mort et dressés les uns contre les autres. Mais, à mon avis, derrière la grande marche générale, il y a le grand chambardement. Ce n’est pas de notre faute : c’est de leur faute. Ils poussent les choses à leur comble. Ils vont provoquer une catastrophe. Ils récolteront ce qu’ils ont semé. Le crépuscule des dieux du monde bourgeois approche. Soyez-en sûrs, il approche ! »

Voilà ce que déclarait l’orateur de notre fraction, Bebel, au cours du débat sur le Maroc au Reichstag.

Ce tract officiel du parti, Impérialisme ou Socialisme, qui a été diffusé il y a quelques années à des centaines de milliers d’exemplaires, s’achevait sur ces mots :
« Ainsi la lutte contre le capitalisme se transforme de plus en plus en un combat décisif entre le Capital et le Travail. Danger de guerre, disette et capitalisme - ou paix, prospérité pour tous, socialisme ; voilà les termes de l’alternative. L’histoire va au-devant de grandes décisions. Le prolétariat doit inlassablement oeuvrer à sa tâche historique, renforcer la puissance de son organisation, la clarté de sa connaissance. Dès lors, quoi qu’il puisse arriver, soit que, par la force qu’il représente, il réussisse à épargner à l’humanité le cauchemar abominable d’une guerre mondiale, soit que le monde capitaliste ne puisse périr et s’abîmer dans le gouffre de l’histoire que comme il en est né, c’est-à-dire dans le sang et la violence, à l’heure historique la classe ouvrière sera prête et le tout est d’être prêt. »

Dans le Manuel pour les électeurs sociaux-démocrates de l’année 1911, destiné aux dernières élections parlementaires, on peut lire à la page 42, à propos de la guerre redoutée :
« Est-ce que nos dirigeants et nos classes dirigeantes croient pouvoir exiger de la part des peuples une pareille monstruosité ? Est-ce qu’un cri d’effroi, de colère et d’indignation ne va pas s’emparer d’eux et les amener à mettre fin à cet assassinat ? »

« Ne vont-ils pas se demander : pour qui et pourquoi tout cela ? Sommes-nous donc des malades mentaux, pour être ainsi traités ou pour nous laisser traiter de la sorte ? »

« Celui qui examine à tête reposée la possibilité d’une grande guerre européenne ne peut aboutir qu’à la conclusion que voici : La prochaine guerre européenne sera un jeu de va-tout sans précédent dans l’histoire du monde, ce sera selon toute probabilité la dernière guerre. »

C’est dans ce langage et en ces termes que nos actuels députés au Reichstag firent campagne pour leurs 110 mandats. Lorsqu’en été 1911 le saut de panthère de l’impérialisme allemand sur Agadir et ses cris de sorcière eurent rendu imminent le péril d’une guerre européenne, une assemblée internationale réunie à Londres adopta le 4 août la résolution suivante :

« Les délégués allemands, espagnols, anglais, hollandais et français des organisations ouvrières se déclarent prêts à s’opposer avec tous les moyens dont ils disposent à toute déclaration de guerre. Chaque nation représentée prend l’engagement d’agir contre toutes les menées criminelles des classes dirigeantes, conformément aux décisions de son Congrès national et du Congrès international. »
Cependant, lorsqu’en novembre 1912 le Congrès international se réunit à Bâle, alors que le long cortège des délégués ouvriers arrivait à la cathédrale, tous ceux qui étaient présents furent saisis d’un frisson devant la solennité de l’heure fatale qui approchait et ils furent pénétrés d’un sentiment d’héroïque détermination.

Le froid et sceptique Victor Adler s’écriait :
« Camarades, il est capital que, nous retrouvant ici à la source commune de notre pouvoir, nous y puisions la force de faire ce que nous pouvons dans nos pays respectifs, selon les formes et les moyens dont nous disposons et avec tout le pouvoir que nous possédons, pour nous opposer au crime de la guerre. Et si cela devait s’accomplir, si cela devait réellement s’accomplir, alors nous devons tâcher que ce soit une pierre, une pierre de la fin. »
« Voilà le sentiment qui anime toute l’Internationale. »
« Et si le meurtre et le feu et la pestilence se répandent à travers l’Europe civilisée - nous ne pouvons y penser qu’en frémissant et la révolte et l’indignation nous déchirent le coeur. Et nous nous demandons : les hommes, les prolétaires, sont-ils vraiment encore des moutons, pour qu’ils puissent se laisser mener à l’abattoir sans broncher ?... »

Troelstra prit la parole au nom des « petites nations » ainsi qu’au nom de la Belgique :
« Le prolétariat des petits pays se tient corps et âme à la disposition de l’Internationale pour tout ce qu’elle décidera en vue d’écarter la menace de guerre. Nous exprimons à nouveau l’espoir que, si un jour les classes dirigeantes des grands États appellent aux armes les fils de leur prolétariat pour assouvir la cupidité et le despotisme de leurs gouvernements dans le sang des petits peuples et sur leur sol - alors, grâce à l’influence puissante de leurs parents prolétaires et de la presse prolétarienne, les fils du prolétariat y regarderont à deux fois avant de nous faire du mal à nous, leurs amis et leurs frères, pour servir cette entreprise contraire à la civilisation. »
Et après avoir lu le manifeste contre la guerre au nom du bureau de l’Internationale, Jaurès conclut ainsi son discours :
« L’Internationale représente toutes les forces morales du monde ! Et si sonnait un jour l’heure tragique qui exige de nous que nous nous livrions tout entiers, cette idée nous soutiendrait et nous fortifierait. Ce n’est pas à la légère, mais bien du plus profond de notre être que nous déclarons : nous sommes prêts à tous les sacrifices ! »

C’était comme un serment de Rutli. Le monde entier avait les yeux fixés sur la cathédrale de Bâle, où les cloches sonnaient d’un air grave et solennel pour annoncer la grande bataille à venir entre l’armée du Travail et la puissance du Capital.

Le 3 décembre 1912, David, l’orateur du groupe social-démocrate, déclarait au Reichstag :
« Ce fut une des plus belles heures de ma vie, je l’avoue. Lorsque les cloches de la cathédrale accompagnèrent le cortège des sociaux-démocrates internationaux, lorsque les drapeaux rouges se disposaient dans le choeur de l’église autour de l’autel, et que le son de l’orgue saluait les délégués des peuples qui venaient proclamer la paix - j’en ai gardé une impression absolument inoubliable. ... Les masses cessent d’être des troupeaux dociles et abrutis. C’est un élément nouveau dans l’histoire. Auparavant les peuples se laissaient aveuglément exciter les uns contre les autres par ceux qui avaient intérêt à la guerre, et se laissaient conduire au meurtre massif. Cette époque est révolue. Les masses se refusent désormais à être les instruments passifs et les satellites d’un intérêt de guerre, quel qu’il soit. »

Une semaine encore avant que la guerre n’éclate, le 26 juillet 1914, les journaux du parti allemand écrivaient :
« Nous ne sommes pas des marionnettes, nous combattons avec toute notre énergie un système qui fait des hommes des instruments passifs de circonstances qui agissent aveuglément, de ce capitalisme qui se prépare à transformer une Europe qui aspire à la paix en une boucherie fumante. Si ce processus de dégradation suit son cours, si la volonté de paix résolue du prolétariat allemand et international qui apparaîtra au cours des prochains jours dans de puissantes manifestations ne devait pas être en mesure de détourner la guerre mondiale, alors, qu’elle soit à moins la dernière guerre, qu’elle devienne le crépuscule des dieux du capitalisme. » (Frankfurter Volksstimme.)

Le 30 juillet 1914, l’organe central de la social-démocratie allemande s’écriait :

« Le prolétariat socialiste allemand décline toute responsabilité pour les événements qu’une classe dirigeante aveuglée jusqu’à la démence est en train de provoquer. Il sait que pour lui une nouvelle vie s’élèvera des ruines. Les responsables, ce sont ceux qui aujourd’hui détiennent le pouvoir ! »

« Pour eux, il s’agit d’une question de vie ou de mort ! »

« L’histoire du monde est le tribunal du monde. »

Et c’est alors que survint cet événement inouï, sans précédent : le 4 août 1914. Cela devait-il arriver ainsi ? Un événement d’une telle portée n’est certes pas le fait du hasard. Il doit résulter de causes objectives profondes et étendues. Cependant ces causes peuvent résider aussi dans les erreurs de la social-démocratie qui était le guide du prolétariat, dans la faiblesse de notre volonté de lutte, de notre courage, de notre conviction. Le socialisme scientifique nous a appris à comprendre les lois objectives du développement historique. Les hommes ne font pas leur histoire de toutes pièces. Mais ils la font eux-mêmes. Le prolétariat dépend dans son action du degré de développement social de l’époque, mais l’évolution sociale ne se fait pas non plus en dehors du prolétariat, celui-ci est son impulsion et sa cause, tout autant que son produit et sa conséquence. Son action fait partie de l’histoire tout en contribuant à la déterminer. Et si nous pouvons aussi peu nous détacher de l’évolution historique que l’homme de son ombre, nous pouvons cependant bien l’accélérer ou la retarder.

Dans l’histoire, le socialisme est le premier mouvement populaire qui se fixe comme but, et qui soit chargé par l’histoire, de donner à l’action sociale des hommes un sens conscient, d’introduire dans l’histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels dit que la victoire définitive du prolétariat socialiste constitue un bond qui fait passer l’humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce « bond » lui-même n’est pas étranger aux lois d’airain de l’histoire, il est lié aux milliers d’échelons précédents de l’évolution, une évolution douloureuse et bien trop lente. Et ce bond ne saurait être accompli si, de l’ensemble des prémisses matérielles accumulées par l’évolution, ne jaillit pas l’étincelle de la volonté consciente de la grande masse populaire. La victoire du socialisme ne tombera pas du ciel comme fatum, cette victoire ne peut être remportée que grâce à une longue série d’affrontements entre les forces anciennes et les forces nouvelles, affrontements au cours desquels le prolétariat international fait son apprentissage sous la direction de la social-démocratie et tente de prendre en main son propre destin, de s’emparer du gouvernail de la vie sociale. Lui qui était le jouet passif de son histoire, il tente d’en devenir le pilote lucide.

Friedrich Engels a dit un jour : « La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie. » Mais que signifie donc une « rechute dans la barbarie » au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’oeil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation - sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C’est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans.

Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépendent. Au cours de cette guerre, l’impérialisme a remporté la victoire. En faisant peser de tout son poids le glaive sanglant de l’assassinat des peuples, il a fait pencher la balance du côté de l’abîme, de la désolation et de la honte. Tout ce fardeau de honte et de désolation ne sera contrebalancé que si, au milieu de la guerre, nous savons retirer de la guerre la leçon qu’elle contient, si le prolétariat parvient à se ressaisir et s’il cesse de jouer le rôle d’un esclave manipulé par les classes dirigeantes pour devenir le maître de son propre destin.

La classe ouvrière paie cher toute nouvelle prise de conscience de sa vocation historique. Le Golgotha de sa libération est pavé de terribles sacrifices. Les combattants des journées de Juin, les victimes de la Commune, les martyrs de la Révolution russe - quelle ronde sans fin de spectres sanglants ! Mais ces hommes-là sont tombés au champ d’honneur, ils sont, comme Marx l’écrivit à propos des héros de la Commune, « ensevelis à jamais dans le grand coeur de la classe ouvrière ». Maintenant, au contraire, des millions de prolétaires de tous les pays tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves. Il a fallu que cela aussi ne nous soit pas épargné. Vraiment nous sommes pareils à ces Juifs que Moïse a conduits à travers le désert. Mais nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons pourvu que nous n’ayons pas désappris d’apprendre. Et si jamais le guide actuel du prolétariat, la social-démocratie, ne savait plus apprendre, alors elle périrait « pour faire place aux hommes qui soient à la hauteur d’un monde nouveau ».

« Ainsi, le parti de Lénine fut-il le seul en Russie à comprendre les intérêts véritables de la révolution dans cette première période, il en fut l’élément moteur en tant que seul parti qui pratiquât une politique réellement socialiste.

On comprend aussi pourquoi les bolcheviks, minorité bannie, calomniée et traquée de toutes parts au début de la révolution, parvinrent en très peu de temps à la tête du mouvement et purent rassembler sous leur drapeau toutes les masses réellement populaires : le prolétariat des villes, l’armée, la paysannerie, ainsi que les éléments révolutionnaires de la démocratie, l’aile gauche des socialistes révolutionnaires.

A l’issue de quelques mois, la situation réelle de la révolution se résumait dans l’alternative suivante : Victoire de la contre-révolution ou dictature du prolétariat, Kalédine ou Lénine. Toute révolution en arrive objectivement là une fois dissipée la première ivresse ; en Russie, c’était le résultat de deux questions brûlantes et concrètes, celle de la paix et celle de la terre qui ne pouvaient être résolues dans le cadre de la révolution bourgeoise.

En cela, la révolution russe n’a fait que confirmer l’enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi vitale se formule ainsi : il lui faut avancer très rapidement et résolument, renverser d’une main de fer tous les obstacles, placer ses objectifs toujours plus loin, si elle ne veut pas être très bientôt ramenée à son fragile point de départ ni être écrasée par la contre-révolution. Une révolution ne peut pas stagner, piétiner sur place, se contenter du premier objectif atteint. En transposant les vérités terre à terre des guerres parlementaires à la petite semaine sur la tactique révolutionnaire, on fait tout juste preuve d’un manque de psychologie de la révolution, d’une méconnaissance profonde de ses lois vitales, toute expérience historique est alors un livre sept fois scellé.

Dans le déroulement de la révolution anglaise à partir du moment où elle a éclaté en 1642, comment, par la logique des choses, les tergiversations débiles des presbytériens, la guerre hésitante contre l’armée royaliste, au cours de laquelle les chefs presbytériens évitèrent délibérément une bataille décisive et une victoire contre Charles 1er, furent ce qui contraignit inéluctablement les Indépendants à les chasser du Parlement et à prendre le pouvoir. Et par la suite, il en fut de même au sein de l’armée des Indépendants : la masse subalterne et petite-bourgeoise des soldats, les « niveleurs » de Lilburn constituait les troupes de choc de tout le mouvement indépendant, et enfin les éléments prolétariens de la masse des soldats, ceux qui allaient le plus loin dans leurs perspectives de bouleversement social et s’exprimaient dans le mouvement des « diggers » représentaient pour leur part le levain du parti démocratique des « niveleurs ».

Si les éléments révolutionnaires prolétariens n’avaient pas agi sur l’esprit de la masse des soldats, si la masse démocratique des soldats n’avait exercé aucune pression sur la couche bourgeoise dirigeante du parti des Indépendants, le Long Parlement n’aurait pas été « nettoyé » des presbytériens, la guerre contre l’armée des Cavaliers et contre les Écossais n’aurait pas connu une issue victorieuse, Charles 1" n’aurait été ni jugé ni exécuté, la Chambre des Lords n’aurait pas été supprimée et la république n’aurait pas été proclamée.

Et la grande révolution française ? Après quatre ans de combat, la prise de pouvoir par les Jacobins s’avéra être le seul moyen susceptible de sauver les conquêtes de la révolution, de faire prendre corps à la république, de réduire le féodalisme en poussière, d’organiser la défense révolutionnaire à l’intérieur comme à l’extérieur, d’étouffer la conspiration de la contre-révolution, de propager la vague révolutionnaire française dans toute l’Europe.

Aucune révolution ne peut garder le « juste milieu », sa loi naturelle exige des décisions rapides : ou bien la locomotive grimpe la côte historique à toute vapeur jusqu’au bout, ou bien, entraînée par son propre poids, elle redescend la pente jusqu’au creux d’où elle était partie et elle précipite avec elle dans l’abîme, sans espoir de salut tous ceux qui, de leurs faibles forces, voulaient la retenir à mi-chemin. (...) Les bolcheviks ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s’agissait pas d’assurer la démocratie bourgeoise mais d’instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclame pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique.

Tout le courage, l’énergie, la perspicacité révolutionnaire, la logique dont un parti révolutionnaire peut faire preuve en un moment historique a été le fait de Lénine, de Trotski et de leurs amis. Tout l’honneur et toute la faculté d’action révolutionnaires qui ont fait défaut à la social-démocratie occidentale, se sont retrouvés chez les bolcheviks. L’insurrection d’octobre n’aura pas seulement servi à sauver effectivement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international. (...) A cet égard, Lénine, Trotski et leurs amis ont les premiers, par leur exemple, ouvert la voie au prolétariat mondial, ils sont jusqu’à présent encore les seuls qui puissent s’écrier comme Hutten :« J’ai osé » !

Voilà ce que la politique des bolcheviks comporte d’essentiel et de durable. En ce sens, ils conservent le mérite impérissable d’avoir ouvert la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir politique et en posant le problème pratique de la réalisation du socialisme, d’avoir fait progresser considérablement le conflit entre capital et travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. Et en ce sens, l’avenir appartient partout au ’’Bolchevisme’’. »

Rosa Luxemburg, dans « La révolution russe » Janvier 1918

1. Sur la révolution russe

Dans l’incertitude et la confusion des nouvelles qui, jusqu’à présent, sont parvenues de l’étranger, parler de la révolution russe est assez difficile, surtout dans un hebdomadaire dont la vision des choses peut chaque jour se trouver limitée ou infirmée par des nouvelles plus récentes.

Cependant, il est certains aspects que l’on peut constater aujourd’hui sans craindre que, dès demain, ils ne paraissent futiles, des aspects qui sont déterminants pour le sens historique de cette révolution. Savoir où se trouvent le tsar et sa famille, quel membre de la famille du tsar songe à pactiser avec la révolution russe ou non, etc. peut avoir un grand intérêt pour les philistins, mais ne concerne en rien les politiciens, dès lors qu’il s’est avéré que la révolution russe ne cherche nullement à s’en prendre à la dynastie du tsar en tant que telle.

Dans son essence historique, cette révolution est un soulèvement de la bourgeoisie contre l’incapacité du tsarisme à mener victorieusement une guerre mondiale. On sait combien la bourgeoisie russe a passionnément souhaité la guerre mondiale et y a poussé. Ce fut l’une des pires duperies des socialistes gouvernementaux allemands que de présenter la guerre des Russes comme le déferlement pillard de hordes barbares sur la civilisation occidentale, utilisant à cette fin un vocabulaire archaïque, tombé depuis longtemps en désuétude. Peu avant le début de la guerre, le professeur Mitrofanov, historien de renom formé dans les universités allemandes et nettement pro-allemand, exposait encore de façon très convaincante que « la propriété et la culture » en Russie, c’est-à-dire en clair la bourgeoisie russe, désirait ardemment une guerre avec l’Allemagne à laquelle elle se heurtait partout où elle voulait tendre ses rêts capitalistes.

C’est ce qui explique la caducité de la tentative de saluer dans la révolution russe un présage de paix. Au contraire, pour autant que cela dépende d’eux, les tenants actuels du pouvoir en Russie poursuivront la guerre avec une énergie redoublée et - ils l’espèrent - avec deux fois plus de succès ; oui, plus d’un signe donne à croire que la crainte de voir le tsar se décider à signer une paix séparée avec l’Allemagne n’a pas été le moindre ressort de la rapidité de leur intervention. C’est là que réside également l’explication du ralliement d’une partie de l’aristocratie, et notamment de la force armée, à la révolution russe.

Ainsi, cette révolution confirme la formule célèbre de Lassalle : il est impossible de mener la bourgeoisie dans le feu de l’action pour les idéaux de liberté, égalité, fraternité, mais pour défendre ses intérêts capitalistes, elle est encore capable de sortir ses griffes et de montrer les dents. On peut même relativement féliciter la bourgeoisie russe d’avoir su mettre en branle pour ses dignes autels des forces plus importantes que d’aucunes, situées plus à l’Ouest. Mais en fin de compte, la bourgeoisie demeure la bourgeoisie et ne peut faire une révolution sans s’appuyer sur les masses populaires dont la vigueur révolutionnaire a été trempée par la rude école de la misère et de la famine. Il en fut ainsi en 1789 en France, il en fut ainsi en 1848 en France et en Allemagne et il en fut ainsi en 1917 en Russie.

C’est pourquoi on peut appliquer à toute révolution victorieuse la formule du poète romain : le noir souci chevauche en croupe du cavalier qui rentre du combat auréolé de gloire. On sait trop bien comment la bourgeoisie de 1789 et de 1848 s’est débarrassée de ce souci. Au lendemain de la victoire, elle paya les combattants qui avaient remporté cette victoire au prix de leur sang et de leurs muscles de la plus vile ingratitude. Et il n’y a pas la moindre raison de douter que la bourgeoisie russe ne s’en tienne à cette méthode éprouvée. Certes, son programme comporte une série de revendications qui vont assez loin, mais bien entendu dans le domaine politique et non dans le domaine social ; et ce qu’il peut advenir de la convocation d’une assemblée nationale élue au suffrage universel égal et secret, qui aurait à débattre d’une nouvelle constitution de l’Empire, est inscrit dans l’exemple allemand de 1848. C’est exactement le même « succès » qu’avaient remporté les ouvriers berlinois en 1848, mais à peine un an plus tard était établi le suffrage censitaire à trois classes dont nous n’avons pas encore réussi à nous débarrasser.

Les ouvriers russes se laisseront-ils encore berner ? C’est pour les ouvriers allemands la question essentielle et décisive de la révolution russe. Nous n’avons pas peur, au contraire, nous sommes confiants : les expériences douloureuses de leur propre classe les auront assez éduques pour qu’ils ne laissent pas à la bourgeoisie les fruits d’une victoire qu’ils ont eux-mêmes remportée, quelles que soient l’âpreté et la durée des luttes qu’il en coûtera pour s’assurer ces fruits. Alors seulement s’accomplira la prophétie de notre Freiligrath qui, dans la lune de miel actuelle de la révolution russe, ne revêt encore pourtant que l’apparence de l’ironie :

Regardez donc à l’Ouest ! Il reste un peuple au monde Qui farouche, de sa main De fer, persiste dans la révolte ! A l’Est, lointain et sauvage, Avant-poste de la liberté, Se livre le combat Dont le flot brûlant, Fondant toutes les chaînes, De vous aussi fera des hommes libres !

Der Kampf, Socialdemokratisches Propaganda - Organ, Duisburg, 24. III. 1916, pp. 1-2.

2. La révolution en Russie

La guerre a retardé de quelques années mais n’a pu empêcher ce que l’on sentait déjà sourdre avant qu’elle n’éclatât : la résurgence de la révolution russe. Le prolétariat russe qui, dès 1911, était parvenu à lever le faix de plomb de la période contre-révolutionnaire et d’année en année, dans les luttes de masses et les manifestations économiques et politiques, avait à nouveau brandi de plus en plus haut le drapeau révolutionnaire de 1905, le prolétariat russe n’a permis à la guerre de le désorganiser, à la dictature du sabre de le bâillonner, au nationalisme de le fourvoyer que pendant deux ans et demi. Il s’est relevé pour secouer le joug de l’absolutisme et a contraint la bourgeoisie à aller provisoirement de l’avant.

Si aujourd’hui la révolution en Russie a été victorieuse si rapidement, en quelques jours à peine, c’est uniquement parce qu’elle n’est dans son essence historique que la prolongation de la grande révolution de 1905-1907. La contre-révolution n’est parvenue à l’écraser que pour une période très brève, mais l’œuvre inachevée de la révolution exigeait inexorablement d’être menée à son terme et l’énergie de classe inépuisable du prolétariat russe s’est embrasée même dans des circonstances aussi difficiles que celles d’aujourd’hui. Ce furent les souvenirs récents des années 1905-1906, du pouvoir politique partiellement illimité du prolétariat en Russie, de ses vaillants assauts, de son programme révolutionnaire radical qui permirent à la bourgeoisie de décider avec cette étonnante rapidité de prendre la tête du mouvement. Ce fut la crainte d’un développement sans entraves d’une révolution populaire comme celle qui, en 1905-1907, avait montré sa tête de méduse à l’hégémonie de classe de la bourgeoisie qui décida immédiatement les Rodzianko, Milioukov et Goutchkov 1 à se mettre du côté de la révolution et à présenter, pour leur part, un programme résolument libéral. Il s’agit là d’une tentative de la bourgeoisie possédante de Russie, échaudée il y a dix ans, de s’emparer du mouvement populaire, de remplir ses tâches politiques sous des formes libéralo-bourgeoises afin d’éliminer ses tendances sociales et démocratiques extrêmes.

On voit bien ici, en dépit de ceux qui savent tout mieux que tout le monde, des malins qui conseillent la prudence et des pessimistes de peu de foi - que l’œuvre de la révolution de 1905 n’a pas été perdue, que les sacrifices qu’elle a coûtés alors n’ont pas été vains, que l’audace révolutionnaire des revendications présentées par les ouvriers socialistes constituait bien une politique très « pratique ». Le courage et l’énergie actuels de la bourgeoisie libérale russe ne sont qu’un pâle reflet des embrasements de 1905-1907. Le déploiement de force du prolé­tariat qui l’avait alors jetée en peu de temps dans les bras de la contre-révolution, l’a poussée maintenant, dès le premier instant, à la tête du mouvement, précisément pour éviter qu’un déploiement de force analogue ne se reproduise.

Aujourd’hui, la révolution en Russie a triomphé d’emblée de l’absolutisme bureaucratique, mais cette victoire n’est pas une fin, elle n’est qu’un timide. début. D’une part, en raison de son caractère généralement réactionnaire et de son opposition de classe au prolétariat, la bourgeoisie abandonnera un jour ou l’autre, avec une logique inéluctable, ses positions avancées de libéralisme résolu. D’autre part, une fois sur la brèche, l’énergie révolutionnaire du prolétariat russe prendra, avec la même logique historique inéluctable, la voie d’une action démocratique et sociale radicale et remettra le programme de 1905 à l’ordre du jour : républi­que démocratique, journée de huit heures, expropriation des grands propriétaires terriens. Mais il en résulte avant tout pour le prolétariat socialiste de Russie le plus urgent des mots d’ordre, lié indissolublement à tous les autres : fin à la guerre impérialiste !

C’est là que le prolétariat révolutionnaire se révèle par son programme en opposition flagrante avec la bourgeoisie impérialiste russe qui s’enthousiasme pour Constantinople et profite de la guerre. L’action pour la paix en Russie comme ailleurs ne peut prendre qu’une seule forme : celle d’une lutte de classe révolutionnaire contre sa propre bourgeoisie, d’une lutte pour la prise du pouvoir dans l’État.

Ce sont là les perspectives impérieuses du développement ultérieur de la révolution russe. Bien loin d’avoir achevé son oeuvre, elle n’en a accompli que de minces prémices que suivront d’implacables luttes de classe pour la paix et le programme radical du prolétariat.

Au grand drame historique qui se joue sur la Néva correspond le drame satyrique de la Spree. Si notre mémoire ne nous fait défaut, le mot d’ordre du 4 août 1914 2 était : libérons la Russie du despotisme tsariste. C’était là le sublime prétexte du génocide, et au nom de ce « bon vieux programme de Marx et d’Engels », les vassaux de la fraction social-démocrate ont décidé de soutenir la guerre.

Et où est l’allégresse, maintenant que la stratégie militaire allemande a atteint son objectif ? OÙ est le triomphe dans la presse gouvernementale ? Hourrah ! On a réussi ! » En chiens battus, les « libérateurs » allemands contemplent l’œuvre de la révolution russe. Ils ne parviennent même pas à esquisser une grimace décente, à faire contre mauvaise fortune « bon cœur ». La comédie des premiers mois de guerre, la farce mise en scène par la social-démocratie allemande pour la social-démocratie allemande, afin de mener les masses par le bout du nez est si bien oubliée que les acteurs ne tentent même pas d’exhumer les masques poussiéreux pour cacher à demi leur mauvaise humeur.

La peur bleue d’un renforcement de la Russie par un renouveau interne, la peur d’une comparaison, qui saute aux yeux et vous tourne en dérision, entre la Russie qui s’est libérée elle-même par la révolution et la « Pologne indépendante » libérée « manu militari » par les Allemands, la peur surtout du mauvais exemple que pourrait donner la Russie, qui risquerait de corrompre les bonnes mœurs du prolétariat allemand, montre en tous lieux son pied fourchu. Même dans l’organe éclairé de Mosse 3, un flambeau du libéralisme allemand tente naïvement de faire la preuve consolante et rassurante de ce que la fameuse « libération de la Russie », noble objectif de la guerre, achopperait sur des difficultés internes et sombrerait dans l’anarchie.

Mais le prolétariat allemand, lui aussi, est placé par les événements en Russie devant le problème de son honneur et de son destin.

Tant que règnent dans les pays en guerre la paix des cimetières et la soumission des cadavres, le renoncement du prolétariat est une faute solidaire internationale, un désastre mondial commun dont tous, bien qu’inégalement, partagent la responsabilité. Mais dès lors que le prolétariat de Russie a dénoncé « l’union sacrée » par une révolution ouverte, le prolétariat allemand le poignarde carrément dans le dos en continuant à soutenir la guerre. A présent, les troupes allemandes du front de l’Est n’opèrent plus contre le « tsarisme » mais contre la révolution. Et le prolétariat russe développant chez lui la lutte pour la paix, - ce qui a sûrement déjà commencé et s’amplifiera de jour en jour - la persévérance du prolétariat allemand dans l’attitude de chair à canon docile, constitue dès lors une trahison manifeste envers les frères russes.

« C’est en Russie que le premier coup de feu a été tiré 2, ... La Russie se libère elle-même. Qui libérera l’Allemagne de la dictature du sabre, de la réaction de l’Elbe orientale et du génocide impérialiste ?

Spartakusbriefe (Lettres de Spartacus) Neudruck, Herausgegeben von der Kommunistischen Partei Deutschlands (Spartakusbund), no 4, avril 1917, pp. 70-72.

3. Problèmes russes

A présent que l’image de la révolution russe et notamment de son oeuvre surgit claire et précise malgré la cuisine mystificatrice des commentateurs bourgeois intéressés, on peut dégager et retenir à travers le fouillis des détails certains traits fondamentaux de ces événements prodigieux.

En ce moment, la Russie confirme une fois de plus cette vieille expérience historique : il n’est rien de plus invraisemblable, de plus impossible, de plus fantaisiste qu’une révolution une heure avant qu’elle n’éclate ; il n’est rien de plus simple, de plus naturel et de plus évident qu’une révolution lorsqu’elle a livré sa première bataille et remporté sa première victoire. On n’a cessé, dans la presse allemande notamment, de rendre compte jour après jour, des troubles internes, des crises, des fermentations dans l’empire du tsar, et pourtant, à cette heure encore, l’opinion publique allemande et le monde entier ont manifestement le souffle coupé devant le spectacle soudain et prodigieux de la révolution russe. On aurait pu, une semaine encore avant qu’elle n’éclatât, avancer cent raisons prouvant qu’elle était impossible : le peuple acca­blé par une guerre terrible, par le besoin et la misère ; les classes bourgeoises, guéries à tout jamais du rêve de liberté par les souvenirs de la révolution d’il y a dix ans et, de plus, enchaînées au tsarisme par les plans de conquête impérialistes ; de vastes couches de la classe ouvrière démoralisées par la fureur nationaliste à laquelle la guerre avait donné libre cours, ses troupes socialistes d’élite décimées par la saignée de la guerre, dispersées par la dictature du sabre, privées d’organisation, de presse, de chef... On pouvait prouver par a plus b et par le menu qu’en Russie, les explosions de désespoir et l’anarchie étaient aujourd’hui possibles, mais qu’une révolution politique moderne, aux objectifs clairs, guidée par un idéal, était tout bonnement impensable. Et maintenant ? Tout cela n’était que mensonges, phrases, bavardages ! La révolution s’est légitimée par la seule voie qu’emprunte dans l’histoire tout mouvement nécessaire par le combat et la victoire.

L’opinion publique européenne s’étonne surtout de deux aspects des événements russes : la rapidité du triomphe et l’extrémisme qui s’est manifesté dès la première heure ; le gouver­nement provisoire, composé d’une foule bourgeoise d’éléments tièdes ne s’est-il pas déjà prononcé pour la république démocratique ! Mais ces deux aspects ne peuvent frapper que le regard superficiel des philistins qui ne distinguent jamais les rapports historiques profonds entre hier et aujourd’hui. Ceux qui, en revanche, ne perdent pas de vue que mars 1917 n’est que la continuation de la révolution de 1905-1907, entravée par la contre-révolution puis par la guerre mondiale, ceux-là ne peuvent s’étonner ni de son triomphe rapide ni de sa progression résolue. Fruit mûr des efforts, des luttes et des sacrifices des dix dernières années, elle surgit du sein de la société russe et fournit ainsi la preuve réconfortante de ce que pas une seule goutte du sang que nos frères russes ont versé au cours de cette terrible décennie pour la cause de la liberté, que pas un jour du supplice d’incarcération et de détention qu’ont subi tant de camarades russes, n’aura été un vain sacrifice. La liberté dont ils jouissent maintenant, ils l’ont largement méritée et largement payée.

Avec un radicalisme frappant, les libéraux russes ont fait soudain peau neuve, abandon­nant un programme constitutionnel des plus éculés, pour la république ; ont adhéré de sur­croît à cette forte poussée à gauche les libéraux nationalistes russes et presque même des conservateurs ; tout cela ne peut à nouveau surprendre que les philistins pour qui les mots d’ordre, les programmes, les physionomies inscrites dans le quotidien parlementaire tiennent lieu de vérités éternelles. Ceux qui, en revanche, ont étudié l’histoire, se contentent d’observer en souriant la répétition fidèle des révolutions anglaise, française et allemande ; dans les périodes de bouleversement, en effet, l’attitude de toutes les classes et de tous les partis dépend de la puissance et de l’attitude de la classe la plus avancée : la classe ouvrière. Qu’elle se fixe ses objectifs avec audace et soit prête à mettre toute sa puissance au service de ces objectifs et toute la phalange bourgeoise la suivra dans un glissement proportionnel vers ka gauche.

Certes, les ouvriers russes n’ont pas d’organisations, pas d’associations électorales, presque pas de syndicats, pas de presse. Mais ils disposent d’atouts décisifs pour leur pouvoir et leur influence : une combativité toute neuve, une volonté arrêtée et un esprit de sacrifice sans bornes pour les idéaux du socialisme ; ils disposent de ces qualités sans lesquelles le plus bel appareil organisationnel n’est qu’un vain bric-à-brac, un boulet au pied de la masse prolétarienne. Certes, sans organisation, la classe ouvrière ne peut conserver longtemps toutes ses facultés d’action. Voilà pourquoi nous sommes prêts à affirmer qu’en ce moment même, à Pétersbourg, à Moscou, dans toute la Russie, les ouvriers ont fébrilement entrepris de se créer une organisation, des associations politiques, des syndicats, des instituts culturels, tout l’appareil. Comme il y a dix ans, le premier acte du prolétariat révolutionnaire russe sera de combler le plus rapidement possible les lacunes dans l’organisation. Et cette organisation, née du combat et trempée à ce feu constituera certainement une authentique cuirasse pour sa puissance et non pas le carcan de son impuissance.

Dans la situation actuelle, la voie du prolétariat russe est clairement tracée. Certes, il doit présenter ses revendications sociales et politiques sans faiblir ni transiger ; pourtant, chacune de ces revendications, l’œuvre de la révolution dans son ensemble, dépendent avant tout du mot d’ordre : fin à la guerre ! Les ouvriers russes doivent harmonieusement conjuguer à l’ensemble de leur action la conquête préalable de la paix et sans aucun doute, ils s’y emploient dès maintenant. Ils abordent ainsi le premier grand conflit avec leur propre bourgeoisie, un âpre combat contre l’ennemi intérieur.

On verra bien si le prolétariat russe qui ne reculera certainement devant aucun sacrifice sera seul saigné en ce combat, et peut-être même saigné à blanc pour la cause de la paix qui est aussi la cause du socialisme international.

Gracchus, Der Kampf, 7. IV, 1917, pp. 1-2.

4. La vieille taupe

Avec l’explosion de la révolution en Russie, on a dépassé le point mort où stagnait la situation historique avec la poursuite de la guerre et le renoncement parallèle à la lutte de classe prolétarienne. Dans une Europe qui toute entière sentait le moisi, où l’on étouffait depuis bientôt trois ans, on dirait qu’une fenêtre s’est brusquement ouverte, laissant passer un souffle d’air frais et vivifiant vers lequel chacun se tourne dans un profond soupir. Les « libérateurs » allemands notamment ont aujourd’hui les yeux fixés sur le théâtre de la révolution russe. Les hommages geignards que les gouvernements allemand et austro-hongrois rendent aux « mendiants et conjurés » et la tension anxieuse dans laquelle est accueillie ici la moindre déclaration de Tcheïdze 4 et du conseil des ouvriers et des soldats concernant la guerre et la paix, offrent à présent la confirmation tangible d’un fait que même les socialistes oppositionnels de l’Arbeitsgemeinschaft 5 hier encore ne parvenaient pas à comprendre : aucun « arrangement diplomatique » aucune ambassade Wilson, mais l’action révolutionnaire du prolétariat et elle seule présente une issue à l’impasse de la guerre mondiale. Maintenant, les vainqueurs de Tannenberg et de Varsovie attendent en tremblant des seuls prolétaires russes, de la « rue », qu’ils les délivrent de l’étau de la guerre ! ...

Le prolétariat d’un seul pays ne parviendra pas, il est vrai, a desserrer cet étau, quel que soit l’héroïsme qui l’anime. La révolution russe prend d’elle-même les proportions d’un problème inter­national. En effet, dans leurs aspirations pacifiques, les travailleurs russes entrent en conflit violent, non seulement avec leur propre bourgeoisie qu’ils savent déjà maîtriser, mais aussi avec la bourgeoisie anglaise, française et italienne. On voit bien à travers le ton bougon des déclarations de la presse bourgeoise des pays de l’Entente, de tous les Times, des Matin, des Corriere della Sera que les capitalistes occidentaux, ces vaillants champions de la « démo­cratie » et des droits des « petites nations » observent avec des grin­ce­ments de dents et une rage sans cesse croissante les progrès de la révolution prolétarienne qui fixent le terme de la belle époque d’une hégémonie sans partage de l’impérialisme en Europe. Ces capitalistes de l’Entente constituent le plus solide des renforts pour la bourgeois­sie russe contre laquelle se dresse le prolétariat russe dans sa lutte pour la paix. Par tous les moyens, diplomatiques, financiers, politico-économiques, ils peuvent exercer sur la Russie une énorme pression et ils l’exercent sans doute déjà. Révolution libérale ? Gouvernement provisoire de la bourgeoisie ? Très bien ! On les a aussitôt reconnus officiellement et on a salué en eux les garants d’un renforcement militaire de la Russie, les instruments obéissants de l’impérialisme internatio­nal. Mais pas un pas de plus ! Que la révolution dévoile son vrai visage prolétarien, qu’elle se retourne en toute logique contre la guerre et l’impérialisme et ses chers alliés lui montreront aussitôt les dents et chercheront à la museler par tous les moyens. Par conséquent, la tâche qui s’impose aux prolétaires socialistes d’Angleterre, de France et l’Italie est maintenant de lever l’étendard de la rébellion contre la guerre par des actions de masse énergiques dans leur propre pays, contre leurs propres classes dirigeantes, s’ils ne veulent pas trahir lâchement le prolétariat révolutionnaire russe, le laisser massacrer en un combat inégal, non seulement contre la bourgeoisie russe mais aussi contre celle de l’Ouest. Les puissances de l’Entente se sont déjà ingérées dans les affaires intérieures de la révolution russe, il y va donc de l’honneur des travailleurs de ces pays de couvrir la révolution russe et d’imposer la paix par une attaque de flanc révolutionnaire contre leurs propres classes dirigeantes.

Et la bourgeoisie allemande ? Elle rit jaune d’un oeil et pleure amèrement de l’autre lorsqu’elle observe l’action et la position de force du prolétariat russe. Particulièrement gâtée, elle a pris l’habitude de ne voir, chez elle, dans les masses ouvrières que de la chair à canon militaire et politique et elle aimerait bien se servir du prolétariat russe pour se débarrasser au plus tôt de la guerre. L’impérialisme allemand aux abois, qui en cet instant précis est aussi profondément embour­bé à l’Ouest qu’en Asie Mineure et ne sait comment se sortir de ses difficultés d’appro­vi­sionnement intérieures, aimerait le plus vite possible, avec un semblant de dignité, se tirer d’affaire pour pouvoir en toute quiétude ravauder ses forces et s’armer en vue de nouvelles guerres. C’est à cela que doit servir la révolution russe par sa tendance pacifiste socialisto-prolétarienne. Il s’agit ici de la même spéculation impérialiste que chez les puissances de l’Entente, mais à rebours : se servir maintenant de la révolution russe pour faire des affaires. Les puissances occidentales cherchent à atteler la tendance libéralo-bourgeoise de la révo­lution au char de I’impérialisme afin de poursuivre la guerre jusqu’à l’écrasement du concur­rent allemand. L’impérialisme allemand aimerait mettre à profit la tendance proléta­rienne de la révolution pour se soustraire à une défaite militaire imminente. Eh ! Et pourquoi pas, messieurs ? La social-démocratie allemande avait si gentiment permis de déguiser le déchaînement du génocide en « campagne de libération » contre le tsarisme russe, et voilà que la social-démocratie russe doit servir à dépêtrer les « libérateurs » de la situation épineu­se d’une guerre qui a mal tourné. Les ouvriers allemands ont participé à la guerre lorsque cela convenait à l’impérialisme, les russes doivent faire la paix quand cela lui convient.

Cependant, être à tu et à toi avec Tcheïdze se révèle infiniment moins enfantin qu’avec un petit Scheidemann 6. Publier à la hâte une « déclaration » dans la Norddeutsche Allgemeine 7, expédier en vitesse le petit Scheidemann pour« négocier » à Stockholm 8, permet tout juste de récolter des socialistes russes de toutes nuances un coup de pied au derrière. Il n’y a vraiment rien à faire pour ficeler rapidement la « con­clusion frauduleuse » d’une paix séparée avec la Russie, entre le marteau et l’enclume, telle que la souhaiteraient les « libérateurs » allemands sur des charbons ardents. Pour faire triompher sa tendance pacifiste, le prolétariat russe doit surtout renforcer considérablement sa position dans le pays, accroître l’ampleur, la profondeur et le radicalisme de son action de classe, jusqu’à ce qu’elle prenne des proportions gigantesques, la social-démocratie doit convaincre ou abattre toutes les couches encore hésitantes, bernées par le nationalisme bourgeois. Les « libérateurs » allemands dissimulent mal l’horreur qui se peint sur leur visage lorsqu’ils perçoivent le revers, évident et inéluctable mais repoussant de la tendance pacifiste en Russie. Ils craignent - à juste titre - qu’à l’inverse du « nègre » allemand, le nègre russe ne refuse de « partir » après avoir accompli sa tâche, et ils craignent que des étincelles ne propagent l’incendie voisin sur les granges de l’Elbe orientale. Ils se rendent bien compte que seule l’énergie révolutionnaire poussée à son paroxysme dans une lutte de classe globale pour le pouvoir politique en Russie pourrait faire triompher l’action pacifiste, mais en même temps, ils regrettent le pot-au-feu du tsarisme, « l’amitié fidèle et séculaire qui les unissait au voisin oriental », l’absolutisme des Romanov. Tua res agitur ! Tu es concerné ! Cet avertissement d’un ministre prussien contre la révolu­tion russe habite l’âme des classes dirigeantes allemandes et tous les héros du procès de Koenigsberg 9 sont encore « aussi glorieux qu’au plus beau jour ». Être flanqué d’une république, et surtout d’une république que vient de cimenter le prolétariat socialiste révolutionnaire et qu’il domine, c’est plus qu’on n’en peut demander à l’endurance de l’État policier et militaire de l’Elbe orientale. Et son âme policière, propre à l’Elbe orientale, se voit contrainte de surcroît de reconnaître ouvertement sa secrète angoisse. Aujourd’hui, les « libé­rateurs » allemands doivent jurer tous leurs grands dieux qu’ils n’ont pas l’intention de juguler la révolution ni de faire remonter sur le trône des tsars ce cher Nicolas au nez en trompette ! ... C’est la révolution russe qui a contraint les « libérateurs » allemands à s’administrer devant le monde entier cette gifle cinglante et en même temps, elle a rayé soudain de l’histoire tout le mensonge infâme dont ont vécu pendant trois ans la social-démocratie allemande et la mythologie officielle du militarisme allemand. C’est ainsi que le flot d’une révolution purifie, aseptise, extirpe les mensonges, c’est ainsi qu’il balaie soudain par le fer toutes les immondices qu’avaient amoncelées l’hypocrisie officielle depuis que la guerre mondiale a éclaté et que s’est tue en Europe la lutte des classes. La révolution russe a arraché le masque de démocratie dont la bourgeoisie de l’Entente couvrait son visage, elle a fait tomber le masque de libérateur du despotisme tsariste dont le militarisme allemand couvrait le sien.

Cependant, même pour les prolétaires russes, la question de la paix n’est pas tout à fait aussi simple qu’il siérait à Hindenburg et à Bethmann 10. La victoire de la révolution et les tâches qu’il lui reste à accomplir constituent précisément ce qui l’oblige à consolider ses arrières pour l’avenir. L’explosion de la révolution russe et la position catégorique du prolétariat ont immédiatement réduit la guerre impérialiste en Russie à ce qu’elle prétend être dans tous les pays selon la formule mensongère des classes dirigeantes : une défense territoriale. La masse des ouvriers et des soldats a immédiatement contraint ces messieurs Milioukov et consorts à ravaler leurs beaux rêves de Constantinople et leurs plans de partage « national-démocratique » pour le bonheur du monde, et l’on a pris dès lors le mot d’ordre de défense territoriale au sérieux. Seuls les prolétaires russes pourront en toute bonne conscience mettre un terme à la guerre et conclure la paix dès que leur oeuvre, les conquêtes de la révolution et sa poursuite ultérieure sans entraves, sera assurée. Eux, les prolétaires russes sont aujourd’hui les seuls qui aient réellement à défendre la cause de la liberté, du progrès et de la démocratie. Et c’est aujourd’hui que tout cela doit être garanti, non seulement contre les chicanes, les pressions et la fureur belliqueuse de la bourgeoisie de l’Entente, mais surtout demain, contre les « poings » des « libérateurs » allemands. Un état policier et militaire semi-absolutiste n’est pas de bon voisinage pour une jeune république ébranlée par des luttes intestines et une soldatesque aguerrie à une obéissance de cadavre n’est pas de bon voisinage pour un prolétariat révolutionnaire qui se lance dans une lutte de classe d’une audace inouïe, d’une portée et d’une durée imprévisibles.

Dès maintenant, l’occupation de la malheureuse « Pologne indépendante » par les Allemands porte un coup sévère à la révolution russe. La base opérationnelle de la révolution est amputée d’un pays qui fut toujours l’un des foyers les plus ardents du mouvement révolutionnaire et qui en 1905 fit partie de l’avant-garde politique de la révolution russe, pays qui maintenant est transformé socialement en un cimetière, politiquement en une caserne allemande. Qui peut nous garantir que demain, lorsque la paix sera conclue et que le militarisme allemand aura libéré ses griffes des fers, il ne procédera pas aussitôt à une attaque de flanc du prolétariat russe afin d’éviter que le semi-absolutisme allemand ne soit dangereusement ébranlé !

Pour être tranquille là-dessus, les « garanties » que ceux qui furent hier les héros du procès de Koenigsberg énoncent d’une voix étranglée ne suffisent donc pas. Le souvenir de la Commune de Paris est encore trop frais. Et surtout - chassez le naturel, il revient au galop. En Allemagne précisément, la guerre mondiale a déchaîné l’orgie de la réaction, révélé la toute puissance du militarisme, démasqué la force apparente de la classe ouvrière allemande, démontré la fragilité et le néant du fondement de la prétendue « liberté politique », si bien qu’elle a rendu les perspectives de ce côté-là à la fois inquiétantes et tragiques. Certes, pour l’Angleterre ou la France impérialistes, « le danger du militarisme allemand » relève du boniment, de la mythologie belliqueuse, du tapage concurrentiel.

Mais pour la Russie révolutionnaire et républicaine en revanche, le danger du militarisme allemand est parfaitement réel. Les prolétaires russes seraient des politiciens bien légers s’ils ne se demandaient pas : la chair à canon allemande qui se laisse aujourd’hui mener à la boucherie sur tous les champs de bataille par l’impérialisme, n’obéira-t-elle pas demain aux ordres qui lui seront donnés de marcher contre la révolution russe ? Scheidemann, Heilmann et Lensch 11 trouveront bien une quelconque théorie « marxiste » qui le permettra, Legien 12 et Schicke élaboreront le contrat de cette livraison d’esclaves, conformément à la tradition patriotique des princes allemands qui vendaient leurs sujets comme chair à canon à l’étranger.

Pour calmer cette inquiétude sur l’avenir de la révolution russe, il n’y a qu’une seule garantie sérieuse : le réveil du prolétariat allemand, la position de force des « ouvriers et des soldats » allemands chez eux, l’action révolutionnaire du peuple allemand pour la paix. Conclure la paix avec Bethmann et Hindenburg constitue pour les soldats de la révolution russe une gageure bigrement compliquée et une exigence ambiguë. Avec les « ouvriers et les soldats » allemands, la paix serait conclue sans délai, sur une base dure comme le roc.

Ainsi, la question de la paix est liée au développement sans entraves et sans limites de la révolution russe, alors que celle-ci est liée à une action révolutionnaire parallèle pour la paix aussi bien du prolétariat anglais, français et italien que du prolétariat allemand notamment.

Le prolétariat international déchargera-t-il tout le poids du conflit avec la bourgeoisie européenne sur les ouvriers russes et eux seuls, les livrera-t-il à la fureur impérialiste de la bourgeoisie anglo-franco-italienne, à la réaction tapie et menaçante de la bourgeoisie allemande ? C’est en ces termes qu’il faut actuellement formuler la question de la paix.

Ainsi, le conflit entre la bourgeoisie internationale et la prolétariat russe révèle-t-il le dilemme de la dernière phase dans laquelle est entrée la situation mondiale : ou bien poursuite de la guerre mondiale jusqu’au massacre généralisé ou bien révolution prolétarienne - impérialisme ou socialisme.

Et nous voilà de nouveau confrontés à notre vieux mot d’ordre trahi de révolution et de socialisme, pour lequel nous avons mille fois fait campagne, mais que nous avons négligé de prendre au sérieux alors qu’il aurait pu s’incarner lorsque la guerre mondiale a éclaté. Pour tout socialiste pensant, il est à nouveau le résultat logique de la durée interminable et sans espoir du génocide. Il a déjà été négativement le résultat tangible du lamentable fiasco des tentatives de négociations diplomatiques et du pacifisme bourgeois. Aujourd’hui, il se représente à nous positivement, il a pris corps dans l’œuvre, les destinées et l’avenir de la révolution russe. Malgré la trahison, malgré la faillite des masses ouvrières, malgré l’effon­dre­ment de l’Internationale socialiste, la grande loi historique s’est frayé un chemin, comme un torrent dont on a comblé le lit habituel et qui, enfoui dans les profondeurs, resurgit éclatant de lumière.

Histoire, vieille taupe, tu as fait du bon travail ! En cet instant retentit sur le prolétariat international, sur le prolétariat allemand le mot d’ordre, l’appel que seule peut faire jaillir l’heure grandiose d’un tournant mondial : Impérialisme ou socialisme. Guerre ou révolution, il n’y a pas d’autre alternative !

Spartakusbriefe, no 5, mai 1917, pp. 85-90.

5. Deux messages de Pâques

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Au drame historique mondial grandiose qui s’est joué sur les bords de la Neva, corres­pond l’épisode grotesque et divertissant qui se joue sur les bords de la Spree. Sous l’influence de la révolution russe, l’Allemagne prussienne entreprend de se « moderniser ». En quoi con­siste donc cette « réorientation » ? On abroge un reste de loi contre les jésuites et le fameux paragraphe linguistique dans la loi sur les associations ! C’est-à-dire un legs de la défunte époque bismarckienne des lois d’exception de 1872 13 et un autre de la belle époque du bloc des Hottentots de Bülow 14, voilà ce que l’Allemagne liquide aujourd’hui fièrement ! Sans oublier non plus la promesse du Kaiser dans son message de Pâques : si Dieu le veut et que le peuple allemand continue à bien se conduire, il offrira un suffrage pluraliste pour la Chambre des députés de Prusse et - réformera la chambre des Pairs de Prusse. Il ne s’agit pas de perdre les pédales dirait Oncle Bräsig 15. Voilà les réformes auxquelles l’Allemagne a déjà consacré ses forces sous l’influence de la révolution russe. Ne sommes-nous pas largement dédomma­gés des deux millions de vies humaines qu’a coûté le génocide, de la misère et de la faim des masses, du poids accablant des impôts qui nous attendent, menaçants, de l’état de siège et de la dictature du sabre que nous avons patiemment supportés pendant trois ans ? Le peuple allemand n’a-t-il pas tout avantage à obéir au montreur d’ours que sont les classes dirigeantes et à fermer sa gueule ? Celui qui ne l’a pas encore compris est une canaille.

Mais laissons là la plaisanterie. Rien n’a jeté sur la réaction effrayante et sclérosée dans laquelle sombre l’Allemagne, une lumière aussi vive que ces grotesques tentatives de « réforme » dans le reflet de l’incendie russe. On ne peut s’empêcher de penser à cette vieille bonne femme qui à la nouvelle d’une collision imminente entre la terre et la comète se dépêche de sortir de sa commode toutes ses mantilles surannées pour en secouer les mites. On assiste aujourd’hui à un pèlerinage généralisé vers la Russie qui était hier le « pays des cosaques », comme jadis les trois Rois du Levant partaient pour Bethléem, le berceau du Sauveur ; et pendant ce temps, l’Allemagne, le pays des « libertés constitutionnelles » remue quelque peu les tas d’immondices de l’Elbe orientale qu’elle vient de mettre à jour, et dans les effluves infernales qui s’en dégagent, elle joue le rôle de l’épouvantail du Moyen Age. Il ne faut pas plus de 24 heures aux éruptions volcaniques révolutionnaires pour modifier à ce point le profil politique de la terre !

Mais le prolétariat allemand, lui aussi, reste encore à peu près médusé ; pour lui, la révo­lution se passe en Russie, elle n’est qu’un spectacle réconfortant et édifiant chez le voisin. Il ne comprend pas qu’il s’agit là de sa propre cause, la cause du prolétariat international un et indivisible, que là s’engage la première manche du conflit historique mondial contre l’hégé­mo­nie de classe du capital. Les jeunes « chefs » du prolétariat allemand le comprennent encore moins, ils ont malheureusement été élevés ou plutôt rabaissés à l’école de la vieille social-démocratie allemande. L’Arbeitsgemeinschaft a réagi à la révolution russe par l’établis­se­ment d’un « programme d’action » tout neuf, et elle entend par là ... une longue liste de motions terriblement progressistes qu’elle compte présenter au Reichstag. On y trouve de tout ! Le programme du parti y est presque intégralement reproduit et on va le déposer maintenant sur le bureau de la Chambre. On reste pantois devant cette ardeur juvénile. C’est donc là que réside actuellement l’essentiel : adresser des motions au Reichstag ! A ce même Reichstag de la garde impérialiste des Mamelouks ! Et à l’instant précis où il importe plus que tout au monde de faire comprendre enfin aux masses allemandes qu’elles n’ont rien à attendre du parlemen­tarisme mais que tout repose sur leur énergie, leur initiative, leur capacité d’action, à l’instant même où la Russie révèle aux plus obtus la signification évidente d’un « programme d’action » et d’une « action » - l’A. G. présente une charretée de revendica­tions très progressistes au Reichstag, et les ratiocinations à propos de ces motions sont censées constituer une « action » !

Mais, du calme ! Nous nous trompons peut-être. Le « programme d’action » de l’A. G. n’était peut-être pas conçu sérieusement comme une action parlementaire, il ne s’agissait peut être que de l’expédient habituel pour rappeler aux masses le programme social-démocrate et pour proclamer, à la tribune du Reichstag précisément qu’on n’obtient rien au Reichstag et que tout s’obtient « dans la rue » ? Mais nous disposons d’un commentaire précis sur l’opinion effective de l’A. G. à ce sujet, figurant dans l’article de Pâques du 8 avril du Mitteilungsblatt de l’A. G. :

« On ne peut faire une révolution artificiellement, c’est là une vérité bien vieille. Elle est encore plus vraie pour notre époque qu’elle ne l’a jamais été. On peut, certes, mettre des putschs en scène, mais ils sont condamnés à l’échec face aux moyens de pression merveilleu­sement organisés de l’État militaire actuel, de même que les révoltes des affamés qui jaillissent spontanément peuvent être vite étouffées. Comme c’est le cas dans une guerre moderne, une multitude de facteurs devront se conjuguer avant qu’un peuple tout entier ne soit agité par de puissants remous. C’est pourquoi il est erroné de vouloir transposer schématiquement les méthodes révolutionnaires d’un pays à l’autre, alors que les fondements économiques, la situation politique et sociale, le développement historique et le caractère populaire diffèrent... »

« Les conditions auxquelles nous devons faire face sont différentes de celles de la Russie, la lutte pour notre liberté intérieure doit donc emprunter d’autres formes. Sous l’influence morale des événements de Russie, cette lutte a commence ces jours-ci sur le terrain parlementaire. »

Il s’agit donc, sans ambiguïté possible, d’une profession de foi en faveur d’une formule pleine de sagesse : en Russie on fait des révolutions, en Allemagne, en revanche, on « lutte » au Parlement. C’est là mot pour mot ce que préconisaient Theodor Wolf et l’ambitieux avocat W. Heine 16 dans l’organe libéral de Mosse ! Et voilà, encore une fois, un échantillon classique du crétinisme parlementaire, sincère, intact, inaliénable, incorrigible qui mérite la plus rude des corrections. C’est bien là que se prêche l’impossibilité d’une révolution de masse en Allemagne, c’est là qu’on remâche les bavardages insipides sur les « moyens de pression merveilleusement organises d’un État moderne ». Bien que précisément le conseil des ouvriers et des soldats russes prouve que ces moyens peuvent très bien servir la puissance du peuple, de la révolution, si - si justement le prolétariat est révolutionnaire ! ...

Mais en Allemagne, l’A. G. assigne aux masses prolétariennes une autre tâche : « La vi­gueur de nos parlementaires » étant « à elle seule encore trop faible », poursuit le même article quelques lignes plus loin, ils doivent maintenir « un contact étroit » avec les masses et veiller à obtenir leur « collaboration » à l’action parlementaire des élus au Reichstag. » C’est à cette seule condition que nos parlementaires pourront faire aboutir leurs exigences de liber­té ». C’est là l’enseignement profond que le Mitteilungsblatt pense devoir tirer des expérien­ces de la Russie, de cette même Russie où au contraire, les masses viennent d’édifier une république, grâce à une action immédiate, spontanée et révolutionnaire, non seulement contre l’absolutisme mais tout autant contre un parlement monarchiste et réactionnaire : contre la Douma russe, où elles ont dû asservir intégralement ce parlement et plus encore, le supprimer tout à fait pour « faire aboutir leurs exigences de liberté » ! Voilà une façon bien étran­ge de voir les choses ! En Allemagne, les masses sont tout juste habilitées à accom­pa­gner les hauts faits des députés au Reichstag d’un chorus « coopératif ». C’est aux parlemen­taires que revient comme toujours le privilège de l’action, c’est à eux de « faire aboutir les exigen­ces de liberté » et le Reichstag mamelouk de l’impérialisme est le lieu prédestiné où naîtra la liberté allemande ! - Ainsi, le « programme d’action » de FA. G. se présente comme un autre volet digne des « réformes » germano-prussiennes citées plus haut : deux magni­fiques farces à propos du bouleversement mondial que constitue la révolution russe. Mais l’élément le plus intéressant de la belle profession de foi du Mitteilungsblatt, est sa concep­tion fondamentale des événements de Russie.

Dans la tradition du libéralisme petit bourgeois, les dirigeants de l’ « Arbeitsgemein­schaft » ne perçoivent dans la révolution russe qu’une amélioration libéralo-bourgeoise d’un tsarisme dépassé. Ils ne se rendent pas compte un seul instant qu’il pourrait bien s’agir aussi d’une première révolution prolétarienne de transition d’une portée historique mondiale, destinée à réagir sur l’ensemble des pays capitalistes et que, par conséquent, ce combat socia­liste et prolétarien Pour le pouvoir ne peut emprunter, en Allemagne comme ailleurs, que des voies révolutionnaires ! Et cette théorie asthmatique des « merveilleux moyens de pres­sion de l’État » et de la substitution à la révolution de la « lutte » parlementaire est prê­chée aux ouvriers allemands au moment précis où la paix et l’avenir tout entier du socialisme international dépendent de ce que la classe ouvrière allemande sorte enfin de l’aveuglement fatal où la tenait plongée depuis des décennies, la social-démocratie allemande officielle : le dogme selon lequel tout ce qu’on obtient ailleurs par des moyens révolution­naires ne peut être acquis en Allemagne que « sur le terrain parlementaire », grâce aux hâbleries des députés ! ... En vérité, le message de Pâques de l’A. G. de Berlin se marie à ravir à celui du Kaiser sur la réforme électorale prussienne : tous deux sont les produits d’une sagesse politique moisie et éventée qui, malgré la guerre mondiale et les bouleversements mondiaux s’enorgueillit littéralement de n’avoir rien oublié sans avoir rien appris.

Spartakusbriefe, no 5, mai 1917, pp. 104-107.

6. La responsabilité historique

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Après l’armistice, la paix séparée entre l’Allemagne et la Russie n’est plus qu’une question de temps. Parmi les instantanés de la guerre mondiale, l’histoire future fixera certainement les grimaces du semi-absolutisme allemand au moment où il reconnaît comme « souverains légaux » les « mendiants et conjurés », où il proclame solennellement le principe de la non-immixion dans les affaires d’un État étranger et où il entreprend de protéger les insurgés de la Néva contre « les calomnies de l’Entente ». Le procès de Koenigsberg, les agents provoca­teurs lancés aux trousses des Russes, les services de mercenaires rendus au tsarisme, tout est oublié. Et pourquoi pas ? Si la social-démocratie allemande a oublié le programme d’Erfurt 17, pourquoi le gouvernement allemand n’oublierait-il pas des bagatelles comme le procès de Koenisberg ? L’un amène l’autre.

Seule une confiance solide comme le roc dans la stupidité inébranlable des masses popu­laires allemandes a permis à la réaction allemande de tenter une audacieuse expérience : de toper avec les « incendiaires criminels » de Pétersbourg qui viennent de jeter aux orties le trône, l’autel, le versement des intérêts sur les prêts étrangers, les états, les titres et diverses autres choses sacro-saintes, qui pendent les commandants en chef récalcitrants à la fenêtre des wagons de chemin de fer et fourrent les princes du sang importuns au cachot, cela seul leur a permis de serrer cette main « scélérate ». Le semi-absolutisme germano-prussien négo­cie cordialement avec les Lénine et Trotski qui devaient, quelques années auparavant, faire un vaste détour pour ne pas passer devant la préfecture de police de Berlin !... Qui ne se souvient à ce propos de la scène savoureuse de Mon oncle Benjamin 18, où Monsieur le Comte fier et arrogant, s’étant coincé une arête dans la gorge, baise le docteur bourgeois qu’il méprise sur une partie du corps généralement couverte, à la seule fin de s’assurer son aide sal­vatrice. Nécessité fait loi, disait déjà le chancelier d’Empire Bethmann-Hollweg. Les Hindenburg et Ludendorf préféreraient, ô ! com­bien ! laisser parler leur grosse Berta avec la « bande » de Pétersbourg... Mais, du calme ! Il faut réserver ces vœux intimes pour une occa­sion ultérieure. Provisoirement, la « ban­de » de Pétersbourg vient à point ; son évangile sub­ver­sif de paix retentit comme une musique céleste aux oreilles de l’impérialisme allemand.

Selon les commentaires de presse, Trotski a prononcé à plusieurs reprises, à la Commission centrale des Soviets des discours sur la situation internationale où il a peint l’influence de l’offre de paix russe sur tous les pays dans les couleurs les plus tendres. Selon lui l’Europe de l’Ouest prouve que « les espérances les plus hardies » des soviets se sont accomplies et que la paix générale est en très bonne voie de réalisation.

Si ces commentaires de presse sont exacts, il faudra verser beaucoup d’eau dans le vin mousseux de Trotski. Il est psychologiquement compréhensible que les bolcheviks, dans leur situation, ressentent actuellement le besoin de considérer que leur politique est couronnée de succès dans la question décisive de la paix et celui de la présenter comme telle au peuple russe. A l’observation lucide, les choses s’éclairent différemment.

Première conséquence de l’armistice à l’Est : les troupes allemandes seront tout simple­ment transférées d’Est en Ouest. Je dirais même plus : c’est déjà fait. Trotski et ses amis peu­vent bien se consoler et consoler le soviet à la pensée qu’ils voulaient obtenir comme condi­tion d’armistice, l’obligation de ne pas entreprendre de déplacements de troupes afin de ne pas prendre les puissances occidentales à revers. Les militaires allemands ont sans doute ri sous cape à l’annonce de cette exigence, car ils savent fort bien de quel bois ils se chauffent. Avant même que l’armistice ne soit signé, les troupes allemandes ont été transportées par centaines de milliers de Russie en Italie et en Flandres. Les dernières avancées sanglantes des Allemands près de Cambrai et dans le Sud, les derniers et « brillants » succès en Italie sont déjà les effets de l’insurrection bolchevique de Novembre à Pétersbourg.

Le cœur encore chaud des scènes de fraternisation avec les soldats révolutionnaires russes, des photos de groupe communes, des chants et des vivats à la gloire de l’Internatio­nale, les « camarades » allemands se précipitent déjà, à bras raccourcis, dans le feu des actions de masses héroïques afin d’assassiner pour leur part des prolétaires français, anglais et italiens. L’apport de masses fraîches de chair à canon allemande fera rejaillir dix fois plus fort l’ardeur du carnage sur les fronts Ouest et Sud. Il est bien évident que la France, l’Angleterre et l’Amérique seront amenées à faire des efforts ultimes et désespérés. Ainsi, l’armistice russe et la paix séparée à l’Est qui le suivra de près, auront pour premiers résultats, non pas l’accélération de la paix générale mais tout d’abord la prolongation du génocide et l’accrois­sement monstrueux de son caractère sanglant ; en regard des sacrifices qu’il coûtera des deux côtés, ceux qui ont déjà été consentis paraîtront dérisoires. Un renforcement considérable de la position militaire de l’Allemagne, et par là-même de ses appétits et de ses projets d’annexion les plus téméraires, sera le résultat suivant.

A l’Est, l’annexion de la Pologne, de la Lithuanie et de la Courlande est chose convenue entre les Empires centraux, explicitement ou non, du moins pour le moment ; et, compte tenu de la situation de fait en Russie, l’impérialisme allemand ne s’attend pas, bien sûr, à se voir opposer une résistance quelconque lors des pourparlers de paix séparée.

Mais maintenant que tout souci à l’Est lui a été ôté et qu’il est pourvu de réserves fraîches, il songe à modifier la règle du jeu à l’Ouest. Il jettera d’abord, en se moquant, à la barbe des Scheidemann le masque de retenue vertueuse que lui avait imposé la situation précaire dans laquelle il se trouvait jusqu’à présent ; et si Dieu le veut, car Dieu, comme on le sait, est du côté des bataillons les plus forts, il dictera une « paix allemande ». Les derniers discours des Czernin 19 et consorts rendent un tout autre son de cloche que du temps de la note pontificale de paix.

Telle est la situation ; et les bolcheviks se trompent eux-mêmes s’ils croient voir, dans la lumière de leur paix séparée, se dessiner le ciel de la paix générale où chantent les violon­celles. Dans la révolution russe, ceux « qui rient les derniers » ne sont jusqu’à présent que les Hindenburg et les pangermanistes.

Si les choses et leurs effets deviennent le contraire de ce qu’ils devaient être, la faute n’en incombe pas, en premier lieu, aux Russes. Ils se trouvaient dès l’abord dans la situation fa tale d’avoir à choisir entre deux sortes de coups : servir de renfort à l’Entente ou à l’impérialisme allemand. Ceci exigeait la conclusion de la paix, cela, la prolongation de la guerre. Est-ce un miracle s’ils ont choisi la première solution ?

Tout le calcul de la lutte des Russes pour la paix reposait en effet sur le postulat que la révolution en Russie serait le signal du soulèvement révolutionnaire du prolétariat à l’Ouest : en France, en Angleterre, en Italie, mais surtout en Allemagne, Dans ce seul cas, mais sans aucun doute alors, la révolution russe aurait été le point de départ de la paix générale. Cela ne s’est pas produit. Quelques efforts courageux du prolétariat italien mis à part 20, les prolétaires de tous les pays ont fait faux bond à la révolution russe. Mais, internationale par sa nature même et dans son essence profonde, la politique de classe du prolétariat ne peut être réalisée que sur le plan international. Si elle se limite à un seul pays tandis que les ouvriers des autres pays pratiquent une politique bourgeoise, l’action de l’avant-garde révolutionnaire est dévoyée dans ses conséquences ultérieures. Voilà pourquoi le seul effet international qu’ait produit, jusqu’à présent, la révolution russe est un accroissement considérable de puissance de l’impérialisme allemand et une aggravation générale de la guerre mondiale. La faute de ce quiproquo historique tragique incombe en premier lieu au prolétariat allemand. C’est sur lui que repose devant l’histoire, la responsabilité principale des flots de sang que l’on verse à présent et des conséquences sociales et politiques d’une éventuelle défaite des États occiden­taux par l’impérialisme allemand triomphant. Car seul le prolétariat allemand en persévérant à faire le mort a contraint les révolutionnaires russes à conclure la paix avec l’impérialisme allemand, seule puissance souveraine en Allemagne. Et seule cette même attitude de cadavre a permis à l’impérialisme allemand d’exploiter à ses propres fins la révolution russe.

Les ouvriers allemands ne sentent-ils pas la gifle qu’on leur inflige : leurs gouvernants se mettent, sans vergogne, au garde-à-vous devant le rouge bonnet phrygien de Pétersbourg au moment même où ils renvoient la « représentation populaire » allemande - pardonnez-moi l’expression - comme un chien dans sa niche et où ils resserrent d’un cran la muselière du peuple allemand ? Les « dirigeants ouvriers » allemands semblent, en tout cas, ne pas remar­quer la caresse. Ils en sont encore - même les « indépendants » - à chercher vigoureusement à convaincre le gouvernement allemand de ne pas laisser passer l’occasion, de ne pas se montrer farouche, de ne pas repousser « la main pacifique que lui tendent les Russes ». Ne craignez rien, braves gens, l’impérialisme allemand ne laissera certainement pas passer l’occasion de laisser les Jacobins de Pétersbourg tirer pour lui les marrons du feu. Les « diri­geants ouvriers » n’ont absolument pas besoin de se mettre en frais.

Et prenant en compte ce revirement - la conclusion de la paix a pour conséquence la prolongation de la guerre et de la victoire révolutionnaire du prolétariat russe a pour consé­quen­ce un renforcement extrême de la puissance du semi-absolutisme allemand -, même les gens de « l’Arbeitsgemeinschaft » ne trouvent rien de plus urgent à faire que d’exiger du gouvernement allemand qu’il fasse connaître ses « objectifs de guerre » ! « Où en sont les objectifs de guerre allemands » ? écrit la Leipziger Volkszeitung 21. Les gramophones « indé­pendants » n’ont désormais plus que ce disque à passer et ne savent que le rabâcher sans cesse. « Si le gouvernement allemand maintient la politique qu’il a pratiquée jusqu’à présent, un danger nous menace : la poursuite de la guerre jusqu’à l’orgie de sang, jusqu’à la catas­tro­phe complète de l’Europe - malgré la volonté de paix des Russes » ! C’est ainsi que l’organe du parti à Leipzig achève, menaçant, son centième avertissement au gouvernement allemand.

Grands dieux ! Le gouvernement allemand maintiendra, bien sûr, « la politique qu’il a pratiquée jusqu’à présent ». En tant que « Commission gérante des affaires des classes diri­geantes » il n’a, que je sache, aucune raison de modifier sa politique. Celle qui a tous les motifs de modifier la politique pratiquée jusqu’à présent, c’est la classe ouvrière allemande. Si l’on ne veut pas que la guerre aboutisse à l’anéantissement général ou au triomphe de la réaction allemande la plus noire, c’est à elle de renverser « la politique pratiquée jusqu’à présent » à savoir la politique de chair à canon et de « faire connaître » publiquement ses « objec­tifs de guerre » contre l’impérialisme.

La paix générale ne saurait être atteinte sans le renversement de la puissance dirigeante en Allemagne. Seul le flambeau de la révolution, seule la lutte de masse ouverte pour le pouvoir politique, pour la domination du peuple et la république en Allemagne permettra d’empêcher le retour de flamme du génocide et le triomphe des annexionnistes allemands à l’Est et à l’Ouest. Les ouvriers allemands sont appelés maintenant à porter d’Est en Ouest le message de la révolution et de la paix. Faire la fine bouche ne sert à rien, il faut y aller.

Spartakusbriefe, no 8, janvier 1918, pp. 148-151.

7. La tragédie russe 22

Depuis la paix de Brest-Litovsk, la révolution russe est dans une mauvaise passe. La politique qui a guidé les bolcheviks est évidente : la paix à tout prix pour gagner un peu de répit, établir et affermir entre-temps la dictature prolétarienne en Russie, réaliser le plus grand nombre possible de réformes dans le sens du socialisme et attendre ainsi qu’éclate la révolution prolétarienne internationale, en hâter conjointement l’avènement par l’exemple russe. Les masses populaires russes en avaient plus qu’assez de la guerre, le tsarisme avait laissé derrière lui une armée désorganisée, la poursuite de la guerre semblait donc devoir déboucher à coup sûr sur un vain massacre de la Russie et il n’y avait pas d’autre issue possible qu’une conclusion rapide de la paix. C’est ainsi que Lénine et ses amis dressaient le bilan.

Il leur était dicté par deux convictions purement révolutionnaires : une foi inébranlable dans la révolution européenne du prolétariat, qui constituait pour eux la seule issue et la conséquence inévitable de la guerre mondiale et la décision non moins inébranlable de défendre jusqu’au bout le pouvoir qu’ils avaient conquis en Russie afin de s’en servir pour accomplir le plus énergique et le plus radical des bouleversements.

Mais c’était, dans sa majeure partie, un bilan dressé à l’insu du propriétaire, en d’autres termes, sans le militarisme allemand auquel la Russie s’est livrée pieds et poings liés par la paix séparée. En fait, la paix de Brest n’est qu’une capitulation du prolétariat révolutionnaire russe devant l’impérialisme allemand. Certes, Lénine et ses amis ne se sont pas trompés sur les faits, pas plus qu’ils n’ont trompé les autres. Ils ont reconnu la capitulation sans détours. Malheureusement, ils se sont fourvoyés dans l’espérance de pouvoir acheter un véritable répit au prix de cette capitulation, de pouvoir échapper réellement à l’enfer de la guerre mondiale par une paix séparée. Ils n’ont pas tenu compte du fait que la capitulation de la Russie à Brest-Litovsk 23 aurait pour conséquence un énorme renforcement de la politique impérialiste pangermanique et affaiblirait, par là-même, les chances d’un soulèvement révolutionnaire en Allemagne, ne mènerait nullement à la fin des hostilités avec l’Allemagne mais introduirait simplement un nouveau chapitre de cette guerre.

En effet, la « paix » de Brest-Litovsk est une chimère. La paix n’a pas régné un seul instant entre la Russie et l’Allemagne. Depuis Brest-Litovsk et jusqu’aujourd’hui, la guerre a continué, une guerre particulière, unilatérale : avancée allemande systématique et repli silen­cieux des bolcheviks, pas à pas. L’occupation de, l’Ukraine, de la Finlande, de la Livonie, de l’Estonie, de la Crimée, du Caucase, d’un nombre sans cesse croissant de territoires de la Russie du Sud - voilà le résultat de « l’état de paix » qui règne depuis Brest-Litovsk.

Et cela voulait dire : premièrement, l’écrasement de la révolution et la victoire de la contre-révolution dans tous les fiefs révolutionnaires de Russie. Car la Finlande, les pays baltes, l’Ukraine, le Caucase, les territoires de la mer Noire - tout cela, c’est la Russie, c’est-à-dire le terrain de la révolution russe, n’en déplaise aux phraséologues creux et petit-bourgeois qui papotent sur « le droit des nations à l’autodétermination ».

Deuxièmement, cela veut dire que la partie grand’russe du terrain révolutionnaire est coupée des régions à blé, à charbon, à minerai, à pétrole, c’est-à-dire des sources de vie essentielles de la révolution.

Troisièmement : tous les éléments contre-révolutionnaires de l’intérieur de la Russie y trouvent encouragement et renfort en vue d’une résistance acharnée contre les bolchéviks et les mesures qu’ils prennent.

Quatrièmement : L’Allemagne se voit assigner un rôle d’arbitre dans les relations politi­ques et économiques de la Russie avec ses propres provinces - Finlande, Pologne, Lithuanie, Ukraine, Caucase - et avec ses voisins - la Roumanie.

La conséquence générale de cette ingérence illimitée de l’Allemagne dans les affaires de la Russie est bien évidemment un monstrueux renforcement de la position de l’impérialisme allemand à l’intérieur comme à l’extérieur, ce qui chauffe à blanc la résistance et la volonté belliqueuse des pays de l’Entente et signifie donc la prolongation et le durcissement de la guerre mondiale. Et plus encore : le manque de résistance de la part de la Russie qu’ont révélé les progrès sans entraves de l’occupation allemande, devait bien naturellement faire miroiter à l’Entente et au Japon la possibilité d’une contre-offensive en territoire russe afin d’éviter un déséquilibre considérable en faveur de l’Allemagne et de satisfaire conjointement les appétits impérialistes aux dépens d’un colosse sans défense. A présent, on lui enlève le Nord et l’Est de la Russie d’Europe ainsi que toute la Sibérie et l’on supprime ainsi aux bolchéviks leurs dernières sources vitales.

Ainsi, la révolution russe, grâce en définitive à la paix de Brest est encerclée, affamée, harcelée de toutes parts.

Mais même à l’intérieur, sur le terrain que l’Allemagne a bien voulu laisser aux bolcheviks, on a contraint le pouvoir et la politique de la révolution à dévier du droit chemin. Les attentats contre Mirbach et Eichhorn 24 sont une réponse bien compréhensible au régime de terreur que l’impérialisme allemand fait régner en Russie. Certes, la social-démocratie a tou­jours dénoncé la terreur individuelle, mais uniquement parce qu’elle lui opposait un moyen plus efficace, la lutte de masse et non parce qu’elle lui préférait l’acceptation passive de la dictature réactionnaire. Prétendre que les socialistes révolutionnaires de gauche ont commis ces attentats à l’instigation ou pour le compte de l’Entente, constitue bien sûr l’une des falsifications officieuses du W. T. B. 25. Ou bien ces attentats devaient donner le signal d’un soulèvement de masse contre l’hégémonie allemande, ou bien il s’agissait là d’actes de vengeance impulsifs, motivés par le désespoir et la haine du régime sanglant que fait régner l’Allemagne. Quelles qu’aient été les intentions sous-jacentes, ils étaient porteurs d’un grand danger pour la cause de la révolution en Russie, celui d’une scission à l’intérieur du regroupe­ment socialiste établi jusqu’à présent. Ils ont taillé la brèche entre les bolcheviks et les socialistes révolutionnaires de gauche, ou plus encore, ils ont creusé le fossé, suscité une inimitié à mort entre les deux ailes de l’armée de la révolution.

Certes, les différences sociales, elles aussi - le contraste entre la paysannerie possédante et le prolétariat rural entre autres choses - auraient tôt ou tard amené la rupture entre les bolcheviks et les socialistes révolutionnaires de gauche. Mais jusqu’à l’attentat contre Mirbach, il ne semblait pas que les choses en soient arrivées là. Il est de fait, en tout cas, que les socialistes révolutionnaires de gauche accordaient leur soutien aux bolcheviks. La révolution de Novembre 26 qui a porté les bolcheviks à la barre, la dissolution de la consti­tuante, les réformes que les bolcheviks ont accomplies jusqu’à présent auraient difficilement été possibles sans la collaboration des socialistes révolutionnaires de gauche. Brest-Litovsk et ses conséquences ont taillé la première brèche entre les deux courants. L’impérialisme allemand joue aujourd’hui le rôle d’arbitre dans les relations des bolcheviks avec ceux qui étaient leurs alliés dans la révolution, de même qu’il arbitre leurs relations avec les provinces qui bordent la Russie et les États voisins. Tout ceci, bien évidemment ne fait qu’accroître les oppositions déjà considérables au pouvoir et à l’œuvre de réformes des bolcheviks, ne fait que rétrécir la base sur laquelle repose leur pouvoir. Le conflit interne et la scission entre les éléments hétérogènes de la révolution étaient sans doute inévitables en soi, comme ils sont inévitables dans tout processus de radicalisation d’une révolution en marche. Mais à présent le conflit est, en fait, intervenu à propos de la dictature du sabre qu’exerce l’Allemagne sur la révolution russe. L’impérialisme allemand est le couteau que l’on retourne dans la plaie de la révolution russe.

Mais ce ne sont pas là tous les dangers ! Le cercle d’airain de la guerre mondiale qui semblait brisé à l’Est se referme autour de la Russie et du monde entier sans la moindre faille : l’Entente s’avance au Nord et à l’Est avec les Tchécoslovaques et les Japonais 27 - conséquence naturelle et inévitable de l’avance de l’Allemagne à l’Ouest et au Sud. Les flammes de la guerre mondiale lèchent déjà le sol russe et convergeront sous peu sur la révolution russe. En fin de compte, il s’est avéré impossible pour la Russie de se retrancher isolément de la guerre mondiale, fût-ce au prix des plus grands sacrifices.

Et maintenant, la pire des menaces guette les bolcheviks au terme de leur chemin de croix : on voit s’approcher le spectre sinistre d’une alliance entre les bolcheviks et l’Allemagne ! Ce serait là, sans aucun doute, le dernier maillon de la chaîne fatale que la guerre mondiale a jetée autour du cou de la révolution russe : d’abord le repli, puis la capitu­lation et enfin l’alliance avec l’impérialisme allemand. Ainsi, la guerre mondiale à laquelle elle voulait échapper à tout prix ne ferait que précipiter la révolution russe aux antipodes : du camp de l’Entente sous le tsar, elle passerait dans le camp de l’Allemagne sous les bolcheviks.

Que le premier geste du prolétariat révolutionnaire russe après l’explosion de la révolution ait été de quitter le ban de l’impérialisme franco-anglais, n’en demeure pas moins un fait de gloire. Mais, compte tenu de la situation internationale, entrer dans le ban de l’impérialisme allemand est encore bien pire.

Trotski aurait déclaré que si la Russie avait le choix entre l’occupation japonaise et l’occupation allemande, elle choisirait cette dernière parce que l’Allemagne est beaucoup plus mûre pour la révolution que le Japon. Cette spéculation est manifestement tirée par les cheveux. Car le Japon n’est pas seul en cause en tant qu’adversaire de l’Allemagne, il s’agit aussi de l’Angleterre et de la France, et nul ne peut dire si les conditions internes y sont plus ou moins favorables à la révolution prolétarienne qu’en Allemagne. Le raisonnement de Trotski est faux a priori dans la mesure où chaque renforcement et chaque victoire du milita­risme allemand ébranle les perspectives et l’éventualité d’une révolution en Allemagne.

Mais outre ces arguments prétendument réalistes, il en est d’autres qu’il faut prendre en considération. Une alliance des bolchéviks avec l’impérialisme allemand porterait au socialisme international le coup moral le plus terrible qui pût encore lui être infligé. La Russie était le dernier refuge où le socialisme révolutionnaire, la pureté des principes, les idéaux avaient encore cours ; les éléments authentiquement socialistes en Allemagne et dans toute l’Europe portaient vers elle leurs regards afin de se guérir du dégoût que suscite la pratique du mouvement ouvrier d’Europe occidentale, afin de s’armer de courage pour persé­vérer et croire encore aux oeuvres idéales, aux paroles sacrées. Avec l’ « accouplement » grotesque de Lénine et de Hindenburg s’éteindrait à l’Est la source de lumière morale. Il est bien évident que les dirigeants allemands mettent le couteau sous la gorge du gouvernement soviétique et profitent de sa situation désespérée pour lui imposer cette alliance contre nature. Mais nous espérons que Lénine et ses amis ne céderont à aucun prix, qu’ils seront catégoriques dans leur réponse à cette provocation : jusque-là et pas plus loin !

Une révolution socialiste assise sur les baïonnettes allemandes, une dictature proléta­rienne sous la juridiction protectrice de l’impérialisme allemand - voilà qui serait pour nous un spectacle d’une monstruosité inégalée. Et ce serait de surcroît purement et simplement de l’utopie. Sans compter que le prestige des bolcheviks dans leur propre pays, serait anéanti ; ils y perdraient toute liberté d’action, toute indépendance, même intérieure, et d’ici très peu de temps, ils disparaîtraient totalement de la scène. Même un enfant aurait discerné depuis longtemps que l’Allemagne n’est qu’hésitante mais guette l’occasion qui lui permettra, à l’aide des Milioukov, de quelconques hetmans et de Dieu sait quels sombres hommes d’honneur et de paille, de mettre un terme au pouvoir bolchevik, de contraindre Lénine et ses amis à étrangler ce pouvoir de leurs propres mains, après leur avoir fait jouer comme aux Ukrainiens, aux Loubinski et consorts le rôle du cheval de Troie.

C’est alors seulement que tous les sacrifices consentis jusqu’à présent, le grand sacrifice de la paix de Brest, l’auraient été en vain ; car ils l’auraient, en fin de compte, achetée au prix de la banqueroute morale. N’importe quel déclin politique des bolcheviks dans un combat loyal contre des forces trop Puissantes et la défaveur de la situation historique, serait préférable à ce déclin moral.

Les bolcheviks ont certainement commis plus d’une faute dans leur politique et en commettent sans doute encore - qu’on nous cite une révolution où aucune faute n’ait été commise ! L’idée d’une politique révolutionnaire sans faille, et surtout dans cette situation sans précédent, est si absurde qu’elle est tout juste digne d’un maître d’école allemand. Si, dans une situation exceptionnelle, un simple vote au Reichstag fait déjà perdre la « tête » aux « chefs » du socialisme allemand, alors que la voie leur est clairement tracée par l’abc du socialisme, si alors leur cœur bat la chamade et s’ils y perdent tout leur socialisme comme une leçon mal apprise -comment veut-on qu’un parti placé dans une situation historique véritablement épineuse et inédite, où il veut tracer de nouvelles voies pour le monde entier, comment veut-on qu’il ne commette pas de faute ?

Cependant, la situation fatale dans laquelle se trouvent aujourd’hui les bolcheviks ainsi que la plupart de leurs fautes sont elles-mêmes la conséquence du caractère fondamentale­ment insoluble du problème auquel les a confrontés le prolétariat international et surtout le prolétariat allemand. Établir une dictature prolétarienne et accomplir un bouleversement socialiste dans un seul pays, encerclé par l’hégémonie sclérosée de la réaction impérialiste et assailli par une guerre mondiale, la plus sanglante de l’histoire humaine, c’est la quadrature du cercle. Tout parti socialiste était condamné à échouer devant cette tâche et à périr, qu’il soit guidé, dans sa politique par la volonté de vaincre et la foi dans le socialisme interna­tional, ou par le renoncement à soi-même.

Nous aimerions les voir à l’œuvre, ces Basques pleurnichards, les Axelrod, les Dan, les Grigoriants 28 et compa­gnie qui, l’écume aux lèvres, vitupèrent contre les bolcheviks et colportent leurs misères à l’étranger, trouvant en cela - et comment donc ! - des âmes compa­tis­santes, celles de héros tels que Ströbel, Bernstein et Kautsky 29, nous aimerions bien voir ces Allemands à la place des bolcheviks ! Toute leur subtile sagesse se bornerait à une alliance avec les Milioukov à l’intérieur, avec l’Entente à l’extérieur, sans oublier qu’à l’inté­rieur, ils renonceraient consciemment à accomplir la moindre réforme socialiste ou même à l’entamer, en vertu de cette célèbre prudence de châtré selon laquelle la Russie est un pays agraire où le capitalisme n’est pas encore à point.

Voilà bien la fausse logique de la situation objective tout parti socialiste qui accède aujourd’hui au pouvoir en Russie est condamné à adopter une fausse tactique aussi longtemps que le gros de l’armée prolétarienne internationale, dont il fait partie, lui fera faux bond.

La responsabilité des fautes des bolcheviks incombe en premier lieu au prolétariat international et surtout à la bassesse persistante et sans précédent de la social-démocratie allemande, parti qui prétendait en temps de paix marcher à la pointe du prolétariat mondial, s’attribuait le privilège d’endoctriner et de diriger tout le monde, comptait dans le pays au moins dix millions de partisans des deux sexes et qui maintenant crucifie le socialisme trente six fois par jour sur l’ordre des classes dirigeantes, comme les valets vénaux du Moyen Age.

Les nouvelles qui nous viennent aujourd’hui de Russie et la situation des bolcheviks sont un appel émouvant à la dernière étincelle du sentiment de l’honneur qui som­meille encore dans les masses d’ouvriers et de soldats allemands. Ils ont permis de sang-froid que la révolution russe soit déchiquetée, encerclée, affamée. Puissent-ils à la douzième heure la sauver au moins du comble de l’horreur : le suicide moral, l’alliance avec l’impérialisme allemand.

Il n’y a qu’une seule issue au drame qui s’est noué en Russie : l’insurrection tombant sur l’arrière de l’impérialisme allemand, le soulèvement des masses allemandes qui donnerait le signal d’un achèvement révolutionnaire international du génocide. Le sauvetage de l’honneur de la révolution russe coïncide, en cette heure fatale, avec le salut de l’honneur du prolétariat allemand et du socialisme international.

Spartakusbriefe, no 11, septembre 1918, pp. 181-186.

8. La révolution russe

I

La révolution russe est le fait le plus prodigieux de la guerre mondiale. Son jaillissement, son extrémisme sans précédent, son effet durable réfutent admirablement l’argument qu’a avancé la social-démocratie allemande dans son ardeur servile pour justifier idéologiquement la campagne de conquêtes de l’impérialisme allemand : la mission des baïonnettes alleman­des devait être de renverser le tsarisme et de libérer les populations opprimées. La révo­lution russe a pris une ampleur considérable, l’influence qu’elle a exercée en profondeur lui a permis d’ébranler tous les rapports de classes, de révéler l’ensemble des problèmes économiques et sociaux, de passer conséquemment, avec la fatalité de sa logique interne, du premier stade - la république bourgeoise - à des stades toujours supérieurs ; en cela, le renversement du tsarisme n’a été qu’un épisode mineur, presque une bagatelle. Tout ceci prouve, noir sur blanc, que la libération de la Russie n’a pas été l’œuvre de la guerre et de la défaite militaire du tsarisme, qu’elle n’est pas à inscrire au compte des « baïonnettes allemandes dans des poings allemands » comme le promettait l’éditorial de la Neue Zeit 30 dirigée par Kautsky ; au contraire, elle avait des racines profondes dans le pays, elle était parvenue au stade ultime de maturité interne. L’aventure guerrière de l’impérialisme alle­mand, placée sous l’emblème idéologique de la social-démocratie allemande, n’a nullement provoqué la révolution en Russie, elle l’a tout juste interrompue provisoirement à ses débuts -après le premier flux de 1911-1913 - pour lui créer ensuite, après qu’elle eût éclaté, les conditions les plus difficiles et les plus anormales.

Mais pour tout observateur qui réfléchit, ce processus est une preuve flagrante à la charge de la théorie doctrinaire que Kautsky partage avec le parti des social-démocrates gouverne­mentaux selon laquelle la Russie, pays économiquement arriéré, essentiellement agraire, n’est pas mûr pour une révolution sociale ni pour une dictature du prolétariat. Cette théorie qui n’admet comme possible en Russie qu’une révo­lution bourgeoise - la conséquence de cette conception étant une tactique d’alliance des socialistes de Russie avec le libéralisme bour­geois - est partagée par l’aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, les « mencheviks », placés sous la direction éprouvée d’Axelrod et de Dan. Dans cette interprétation fondamen­tale de la révolution russe, dont découlent naturel­le­ment les prises de position face aux questions de détail dans la tactique, les opportunistes allemands et russes rencontrent tous deux les socialistes gouvernementaux allemands ; selon eux, la révolution russe n’aurait pas dû dépasser un certain stade, le noble but que s’était fixé la stratégie militaire allemande dans l’imagination de la social-démocratie allemande, le renversement du tsarisme. Si elle est allée au-delà, si elle s’est fixé pour tâche l’établissement de la dictature du prolétariat, ce fut, selon cette doctrine, une faute grossière de l’aile extrémiste du mouvement ouvrier russe, les bolchéviks ; et tous les déboires qu’a connus la révolution dans son développement ultérieur, tou­tes les confusions dont elle a été victime, sont le résultat de cette faute fatale. Théori­quement, cette doctrine présentée aussi bien par le Vorwärts de Stampfer 31 que par Kautsky comme un fruit de la « pensée marxiste », aboutit à cette découverte « marxiste » originale qu’un bouleversement socialiste est l’affaire nationale, quasiment domestique, de chaque État moderne en particulier. Dans la brume de ce schéma abstrait, un Kautsky s’entend, bien sûr, à dépeindre très précisément les relations économi­ques mondiales du capital qui font que tous les États modernes sont organiquement liés. Mais la révolution de Russie - fruit du développement international et de la question agraire - ne peut s’accomplir dans les limites de la société bourgeoise.

Pratiquement, cette doctrine tend à refuser la responsabilité du prolétariat international et principalement du prolétariat allemand dans l’histoire de la révolution russe, à nier les interférences internationales de cette révolution. Ce n’est pas le manque de maturité de la Russie que la guerre et la révolution russe ont mis en évidence, mais elles ont prouvé que le prolétariat allemand n’était pas assez mûr pour remplir sa mission historique. Et ce fait doit ressortir nettement de toute analyse critique de la révolution russe. Les destinées de la révolution en Russie dépendaient intégralement des événements internationaux. En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l’audace de leur politique. C’est là qu’on peut constater les progrès considérables dans le développement du capitalisme au cours de la dernière décade. La révolution de 1905-07 n’a rencontré qu’un faible écho en Europe. Elle était donc condamnée à demeurer un chapitre introductif. La suite et la fin étaient liées au développement européen.

Ce n’est pas bien sûr une apologie aveugle, mais une critique approfondie et réfléchie qui seule permettra d’exploiter tous ces trésors d’expériences et d’enseignements. Il serait insensé d’imaginer que la première tentative d’importance mondiale d’instaurer une dictature de la classe ouvrière serait pleinement fructueuse et surtout dans les circonstances les plus diffi­ciles qui soient : au milieu de la conflagration mondiale et du chaos d’un génocide impéria­liste, dans l’étau d’acier de la plus réactionnaire des puissances militaires européennes, devant l’abandon complet du prolétariat international, ce que la Russie fait ou ne fait pas lors d’une expérience de dictature ouvrière, dans des conditions aussi parfaitement anormales, ne saurait atteindre le sommet de la perfection. Au contraire, les concepts élémentaires de la politique socialiste et l’analyse des conditions historiques nécessaires obligent à reconnaître que dans des circonstances aussi dramatiques, ni le plus gigantesque des idéalismes, ni une énergie révo­lutionnaire inébranlable n’étaient susceptibles de réaliser la démocratie et le socialisme, mais seulement des rudiments caricaturaux et impuissants de l’une et de l’autre.

Le devoir élémentaire des socialistes de tous les pays est, sans conteste, d’envisager ceci clairement, dans toutes les implications et les conséquences profondes ; car seule une prise de conscience chargée de tant d’amertume permettra de mesurer toute l’étendue de la responsabilité propre du prolétariat international dans les destinées de la révolution russe. Par ailleurs, c’est le seul moyen de prendre conscience de l’importance décisive d’une action internationale concertée dans la révolution prolétarienne - condition sans laquelle le comble de l’habileté et les sacrifices les plus sublimes que consentirait le prolétariat dans un seul pays, s’empêtreraient immanquablement dans un enchevêtrement de contradictions et d’erreurs.

Sans aucun doute, les têtes pensantes de la révolution russe, Lénine et Trotski, n’ont accompli de pas décisif sur leur chemin épineux, semé d’embûches de toutes sortes que sous l’emprise d’un très grand doute et de violentes hésitations intérieures ; rien ne saurait leur être plus étranger que de voir l’Internationale considérer ce qu’ils ont accompli sous la contrainte amère, dans le tumulte et la fermentation des événements comme un modèle sublime de politique socialiste digne de l’admiration béate et de l’imitation fervente.

Il serait tout aussi erroné de craindre qu’une analyse critique des voies suivies jusqu’ici par la révolution russe saperait dangereusement le prestige des prolétaires russes dont l’exemple fascinant pourrait, seul, triompher de l’inertie fatale des masses allemandes. Rien n’est plus faux. Le réveil de la combativité révolutionnaire de la classe ouvrière en Allemagne ne saurait être provoqué artificiellement, selon les méthodes de tutelle de la social-démocratie allemande - paix à son âme - par quelque autorité immaculée, pas plus celle de ses propres « instances » que celle de « l’exemple russe ». L’énergie révolutionnaire du prolétariat allemand ne peut naître de la fabrication d’un enthousiasme révolutionnaire cocardier. Il naîtra au contraire dans la conviction de l’effroyable gravité de la situation, de la complexité des tâches à accomplir, dans la maturité politique et l’indépendance d’esprit, lorsque les masses seront capables du jugement critique que la social-démocratie allemande a tenté d’étouffer systématiquement pendant de longues décades sous les prétextes les plus divers. Pour les ouvriers allemands et pour ceux de tous les pays, se livrer à un examen critique de la révolution russe dans tout son contexte historique est le meilleur exercice pour se préparer aux tâches que leur crée la situation actuelle.

II

Dans son processus général, la première période de la révolution russe, du moment où elle a éclaté jusqu’au coup d’État d’octobre, correspond exactement au schéma évolutif des grandes révolutions anglaise et française. C’est la démarche typique qu’adopte tout premier grand conflit généralisé des forces révolutionnaires engendrées au sein de la société bour­geoise contre les chaînes de la vieille société.

Il progresse naturellement en ligne ascendante : modérés au début, les objectifs se radica­lisent sans cesse et, parallèlement, on passe de la coalition des classes et des partis à la domination exclusive du parti le plus progressiste.

Dans un premier moment, en mars 1917, les « Kadets » 32, c’est-à-dire la bourgeoisie libérale, étaient à la tête de la révolution. La première grande marée révolutionnaire a tout emporté : la quatrième Douma - très réactionnaire produit du très réactionnaire suffrage censitaire à quatre classes issu du coup d’État - s’est soudain transformée en un organe de la révolution. Tous les partis bourgeois, y compris la droite nationaliste, ont soudain constitué une phalange contre l’absolutisme. Celui-ci succomba aux premiers assauts, presque sans combat, comme une branche morte qu’il suffit de toucher du doigt pour qu’elle tombe. Et même la brève tentative de la bourgeoisie libérale pour sauver au moins la dynastie et le trône n’a pas fait long feu. Le flot impétueux des événements a mis quelques jours, quelques heures à peine pour submerger les espaces que la révolution française avait mis des décennies à parcourir. On a pu constater là que la Russie donnait corps aux résultats d’un siècle de développement européen et surtout - que la révolution de l’an 1917 était la continuation directe de celle de 1905-07 et non pas un cadeau des « libérateurs » allemands. Le mouve­ment de mars 1917 reprenait l’ouvrage au point précis où il avait été laissé dix ans auparavant. Dès le premier assaut, la république démocratique s’est avérée être un produit achevé, intérieurement mûr, de la révolution.

Mais il fallut alors entreprendre une seconde et rude besogne. Dès le début, la force motrice de la révolution avait été le prolétariat urbain. Ses revendications n’étaient pas épui­sées par l’avènement de la démocratie politique ; elles avaient un autre objectif, la ques­tion brûlante de la politique internationale : la paix immédiate. La révolution envahit en même temps la masse de l’armée qui reprit la revendication d’une paix immédiate et la masse de la paysannerie qui avait dès 1905 mis au premier plan la question agraire, ce pivot de la révolution. La paix immédiate et la terre, ces deux objectifs permirent la scission à l’intérieur du bloc révolutionnaire. La revendication d’une paix immédiate contredisait violemment le penchant impérialiste de la bourgeoisie libérale dont Milioukov était le porte-parole ; le problème rural était tout d’abord l’épouvantail de l’autre aile de la bourgeoisie, la noblesse terrienne, mais, constituant un attentat à la sacro-sainte propriété privée en général, il devint un point douloureux pour l’ensemble des classes bourgeoises.

Ainsi, au lendemain de la première victoire de la révolution s’allumait en son sein une lutte interne autour des deux points clefs : la paix et la question agraire. La bourgeoisie libérale adopta une tactique de diversion et de faux-fuyants. L’avance des masses ouvrières, de l’armée, de la paysannerie se faisait toujours plus pressante. Il n’y a pas de doute, le destin même de la démocratie politique de la république était lié à la question de la paix et au problème de la terre. Les classes bourgeoises qui, submergées par la première tempête révolutionnaire, s’étaient laissées entraîner jusqu’à promouvoir un état républicain, entrepri­rent aussitôt de rechercher des points de repli et d’organiser, en secret, la contre-révolution. L’expédition des cosaques de Kalédine contre Pétersbourg a clairement révélé cette tendance. Si cette agression avait été couronnée de succès, c’en était fait non seulement de la question de la paix et de la terre mais aussi du sort de la démocratie, de la république elle-même. Cela aurait inévitablement débouché sur une dictature militaire accompagnée d’un régime de terreur contre le prolétariat, puis sur le retour à la monarchie.

On peut mesurer, par là, le caractère utopique et fondamentalement réactionnaire de la tactique qu’ont préconisée les socialistes russes de la tendance Kautsky, les mencheviks. Obsédés par la fiction du caractère bourgeois de la révolution russe - puisque la Russie n’est pas encore mûre pour une révolution sociale - ils s’accrochaient désespérément à la coalition avec les libéraux bourgeois, c’est-à-dire à une alliance contre nature entre des éléments qui, divisés par la progression interne naturelle de l’évolution révolutionnaire, étaient entrés en conflit violent. Les Axelrod, les Dan voulaient à tout prix collaborer avec les classes et les partis qui menaçaient le plus dangereusement la révolution et sa première conquête, la démocratie.

On observe avec un étonnement sans mélange, cet homme besogneux (Kautsky) qui, en quatre ans de guerre mondiale, par un inlassable labeur de scribe tranquille et méthodique, a percé la théorie socialiste de trous successifs, un labeur dont le socialisme ressort semblable à une passoire, sans la moindre place intacte. La sérénité passive avec laquelle ses partisans assistent au travail appliqué de leur théoricien officiel et avalent le flot ininterrompu de ses découvertes sans sourciller, ne peut se comparer qu’à la sérénité des admirateurs des Scheidemann et Cie lorsque ces derniers criblent littéralement le socialisme de trous innom­brables. En effet, les deux démarches se complètent parfaitement ; et, depuis le début de la guerre, Kautsky, le gardien officiel du temple du marxisme, a dans la théorie des acti­vités en tous points semblables à celles des Scheidemann dans la pratique : 1. L’Inter­na­tionale, instru­ment de la paix ; 2. Désarmement et société des nations, nationalisme ; enfin 3. Démo­cratie et non pas socialisme.

Dans cette situation, la tendance bolcheviste a donc eu le mérite historique de proclamer, dès le début, et de poursuivre avec acharnement la seule tactique qui pouvait sauver la démocratie et faire avancer la révolution. Tout le pouvoir aux mains de la masse des ouvriers et des paysans, aux mains des soviets, c’était là en fait, la seule issue aux difficultés que connaissait la révolution, le coup d’épée qui permettait de trancher le nœud gordien, de faire sortir la révolution de l’impasse pour laisser le champ libre à la poursuite d’un développement sans entraves.

Ainsi, le parti de Lénine fut-il le seul en Russie à comprendre les intérêts véritables de la révolution dans cette première période, il en fut l’élément moteur en tant que seul parti qui pratiquât une politique réellement socialiste.

On comprend aussi pourquoi les bolcheviks, minorité bannie, calomniée et traquée de toutes parts au début de la révolution, parvinrent en très peu de temps à la tête du mouvement et purent rassembler sous leur drapeau toutes les masses réellement populaires : le prolétariat des villes, l’armée, la paysannerie, ainsi que les éléments révolutionnaires de la démocratie, l’aile gauche des socialistes révolutionnaires.

A l’issue de quelques mois, la situation réelle de la révolution se résumait dans l’alter­native suivante : Victoire de la contre-révolution ou dictature du prolétariat, Kalédine ou Lénine. Toute révolution en arrive objectivement là une fois dissipée la première ivresse ; en Russie, c’était le résultat de deux questions brûlantes et concrètes, celle de la paix et celle de la terre qui ne pouvaient être résolues dans le cadre de la révolution bourgeoise.

En cela, la révolution russe n’a fait que confirmer l’enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi vitale se formule ainsi : il lui faut avancer très rapidement et résolument, renverser d’une main de fer tous les obstacles, placer ses objectifs toujours plus loin, si elle ne veut pas être très bientôt ramenée à son fragile point de départ ni être écrasée par la contre-révolution. Une révolution ne peut pas stagner, piétiner sur place, se contenter du premier objectif atteint. En transposant les vérités terre à terre des guerres parlementaires à la petite semaine sur la tactique révolutionnaire, on fait tout juste preuve d’un manque de psychologie de la révolution, d’une méconnaissance profonde de ses lois vitales, toute expérience historique est alors un livre sept fois scellé.

Dans le déroulement de la révolution anglaise à partir du moment où elle a éclaté en 1642, comment, par la logique des choses, les tergiversations débiles des presbytériens, la guerre hésitante contre l’armée royaliste, au cours de laquelle les chefs presbytériens évitèrent délibérément une bataille décisive et une victoire contre Charles 1er, furent ce qui contraignit inéluctablement les Indépendants à les chasser du Parlement et à prendre le pouvoir. Et par la suite, il en fut de même au sein de l’armée des Indépendants : la masse subalterne et petite-bourgeoise des soldats, les « niveleurs » de Lilburn constituait les troupes de choc de tout le mouvement indépendant, et enfin les éléments prolétariens de la masse des soldats, ceux qui allaient le plus loin dans leurs perspectives de bouleversement social et s’exprimaient dans le mouvement des « diggers » représentaient pour leur part le levain du parti démocratique des « niveleurs ».

Si les éléments révolutionnaires prolétariens n’avaient pas agi sur l’esprit de la masse des soldats, si la masse démocratique des soldats n’avait exercé aucune pression sur la couche bourgeoise dirigeante du parti des Indépendants, le Long Parlement n’aurait pas été « nettoyé » des presbytériens, la guerre contre l’armée des Cavaliers et contre les Écossais n’aurait pas connu une issue victorieuse, Charles 1" n’aurait été ni jugé ni exécuté, la Chambre des Lords n’aurait pas été supprimée et la république n’aurait pas été proclamée.

Et la grande révolution française ? Après quatre ans de combat, la prise de pouvoir par les Jacobins s’avéra être le seul moyen susceptible de sauver les conquêtes de la révolution, de faire prendre corps à la république, de réduire le féodalisme en poussière, d’organiser la défense révolutionnaire à l’intérieur comme à l’extérieur, d’étouffer la conspiration de la contre-révolution, de propager la vague révolutionnaire française dans toute l’Europe.

Kautsky et ses adeptes russes, qui souhaitaient que la révolution russe conservât le « caractère bourgeois » de sa première phase, sont le pendant exact des libéraux anglais et allemands du siècle dernier qui distinguaient comme suit les deux célèbres périodes de la grande révolution française : la « bonne » révolution, celle de la première phase girondine et la « mauvaise », celle qui suivit le coup d’État jacobin. Ces libéraux, superficiels dans leur conception de l’histoire, n’avaient, bien sûr, pas besoin de comprendre que sans le coup de force de ces Jacobins « sans mesure », même les premières semi-conquêtes craintives de la phase girondine auraient été aussitôt enfouies sous les ruines de la révolution et que la véritable alternative à la dictature jacobine, selon la marche inexorable de l’évolution histo­rique en 1793, n’était pas la démocratie « modérée », mais - la restauration des Bourbons. Aucune révolution ne peut garder le « juste milieu », sa loi naturelle exige des décisions rapides : ou bien la locomotive grimpe la côte historique à toute vapeur jusqu’au bout, ou bien, entraînée par son propre poids, elle redescend la pente jusqu’au creux d’où elle était partie et elle précipite avec elle dans l’abîme, sans espoir de salut tous ceux qui, de leurs faibles forces, voulaient la retenir à mi-chemin.

Ainsi s’explique que dans une révolution, le seul parti qui puisse s’emparer de la direction et du pouvoir est celui qui a le courage d’énoncer les mots d’ordre mobilisateurs et d’en tirer toutes les conséquences. Ainsi s’explique le rôle minable qu’ont joué les mencheviks russes, les Dan, les Tseretelli 33, etc. qui jouissaient au début d’une influence considérable parmi les masses ; mais, après une longue période d’oscillations, s’étant débattus des pieds et des mains pour n’avoir à prendre ni le pouvoir ni les responsabilités, ils furent balayés sans gloire de la scène.

Le parti de Lénine a été le seul à comprendre les exigences et les devoirs qui incombent à un parti vraiment révolutionnaire et à assurer la poursuite de la révolution en lançant le mot d’ordre : tout le pouvoir aux mains du prolétariat et de la paysannerie.

Les bolcheviks ont ainsi résolu l’illustre question de la « majorité du peuple », cauche­mar. qui oppresse depuis toujours les social-démocrates allemands. Nourrissons incorrigibles du crétinisme parlementaire, ils se contentent de transposer sur la révolution, la vérité terre à terre du jardin d’enfants parlementaire : pour faire quelque chose, il faut d’abord avoir la majorité. Donc pour la révolution également, il nous faut d’abord devenir une « majorité ». Mais la véritable dialectique de la révolution inverse ce précepte de taupe parlementaire : on ne passe pas de la majorité à la tactique révolutionnaire mais de la tactique révolutionnaire à la majorité. Seul un parti qui sait diriger, c’est-à-dire faire avancer, gagne ses adhérents dans la tempête. La fermeté de Lénine et de ses amis à lancer au moment décisif le seul mot d’ordre mobilisateur - tout le pouvoir aux mains du prolétariat et des paysans - a fait presque en une nuit de cette minorité persécutée, calomniée, illégale, dont les chefs étaient, comme Marat, contraints de se cacher dans les caves, la maîtresse absolue de la situation.

Les bolcheviks ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s’agissait pas d’assurer la démocratie bourgeoise mais d’instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclame pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique.

Tout le courage, l’énergie, la perspicacité révolutionnaire, la logique dont un parti révolutionnaire peut faire preuve en un moment historique a été le fait de Lénine, de Trotski et de leur amis. Tout l’honneur et toute la faculté d’action révolutionnaires qui ont fait défaut à la social-démocratie occidentale, se sont retrouvés chez les bolcheviks. L’insurrection d’octobre n’aura pas seulement servi à sauver effectivement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international.

III

Les bolcheviks sont les héritiers historiques des « niveleurs » anglais et des Jacobins français. Mais la tâche que leur imposait la révolution russe après la prise du pouvoir était incomparablement plus compliquée que celle de leurs prédécesseurs dans l’histoire. (Importance de la question agraire. Dès 1905. Puis les paysans de droite dans la 3’ Douma ! Question paysanne et défense nationale, Armée.) Que les paysans s’emparent des terres immédiatement et sans délai, et se les partagent, était assurément la formule la plus brève, la plus simple et la plus lapidaire pour atteindre un double objectif : anéantir la grande propriété foncière et lier aussitôt les paysans au gouvernement révolutionnaire. En tant que mesure politique pour renforcer le gouvernement socialiste et prolétarien, c’était là une excellente tactique. Mais elle avait, hélas, deux faces, la prise immédiate des terres par les paysans n’a, la plupart du temps, rien à voir avec l’économie socialiste, c’était là son revers.

La restructuration socialiste des rapports économiques est subordonnée, dans le domaine agraire, à deux conditions. Tout d’abord, à la nationalisation de la grande propriété foncière en tant que concentration techniquement la plus avancée des moyens de production et des méthodes agricoles, ce qui servirait de point de départ à l’implantation de l’économie socialiste à la campagne. S’il n’est, bien sûr, pas nécessaire de confisquer le lopin de terre du petit paysan et si on peut lui laisser le soin de se convaincre par lui-même des avantages de l’exploitation collective qui l’amèneront à adhérer d’abord au groupement coopératif, puis au système de l’exploitation collective, toute réforme socialiste agraire doit commencer par la grande et la moyenne propriété. Il lui faut, avant tout, transférer le droit de propriété à la nation ou, ce qui revient au même, si l’on veut, dans un régime socialiste, à l’État ; car c’est le seul moyen qui permette d’organiser la produc­tion agricole dans de grandes perspectives socialistes cohérentes.

Mais deuxièmement, cette restructuration est aussi subordonnée à l’élimination de la séparation entre agriculture et industrie, trait caractéristique de la société bourgeoise pour faire place à l’interpénétration et à la fusion de ces deux branches de production, à la trans­for­mation tant de la production agricole qu’industrielle dans des perspectives uniformes. Quelle que soit, dans les détails de la pratique, la forme de gestion choisie - municipale comme certains le proposent ou centralisée dans l’État - la condition préalable est, en tout cas, une réforme unitaire partant du centre, elle-même subordonnée à la nationalisation des terres. Nationalisation de la grande et de la moyenne propriété foncière, union de l’industrie et de l’agriculture, tels sont les deux aspects fondamentaux de toute réforme économique socialiste, sans laquelle le socialisme ne saurait exister.

Qui peut reprocher au gouvernement soviétique en Russie de n’avoir pas accompli ces réformes considérables ! Ce serait une mauvaise plaisanterie que d’exiger ou d’attendre de Lénine et de ses amis qu’ils aient pu, au cours de leur bref exercice du pouvoir, dans le tourbillon impétueux des combats intérieurs et extérieurs, pressés de toutes parts par d’innombrables ennemis et opposants, résoudre ou même s’attaquer à l’un des problèmes les plus compliques et même, pouvons-nous dire, le plus compliqué que pose un bouleversement socialiste ! Nous aussi en Occident, quand nous aurons le pouvoir, les conditions seraient-elles les meilleures, nous nous casserons les dents sur cette noix dure comme pierre avant de venir à bout des diffi­cultés les plus élémentaires parmi les mille complications que comporte cette tâche gigantesque.

Un gouvernement socialiste au pouvoir doit, en tout cas, faire une chose : prendre des mesures dans le sens des perspectives fondamentales d’une réforme socialiste ultérieure des conditions agraires ; il doit au moins éviter tout ce qui serait susceptible de barrer la voie à ces mesures.

Mais le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise de possession immédiate et partage des terres par les paysans, devait immanquablement agir dans le sens inverse. Non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle coupe le chemin qui y mène, elle crée une montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme.

Que les paysans se soient emparés des domaines conformément au mot d’ordre bref et lapidaire de Lénine et de ses amis : « Allez et prenez la terre ! » a eu tout simplement pour conséquence le passage subit et chaotique de la grande propriété foncière à la propriété paysanne. On n’a pas créé la propriété sociale, mais une nouvelle forme de propriété privée, à savoir la parcellisation des grands domaines en petites et moyennes propriétés, de la grande exploitation relativement évoluée en petites exploitations primitives qui travaillent avec les moyens techniques de l’époque des pharaons. Et ce n’est pas tout : ces mesures et la manière parfaitement chaotique dont elles ont été appliquées n’ont pas supprimé mais accru les inégalités sociales dans les campagnes. Bien que les bolcheviks aient conseillé à la paysan­nerie de former des comités de paysans afin de conférer à la prise de possession des domaines de la noblesse une sorte d’aspect collectif, il est bien évident que ce conseil d’ordre général ne pouvait rien changer à la pratique véritable et aux rapports de forces réels à la campagne. Avec ou sans comités, les paysans riches et les usuriers, constituant la bourgeoisie rurale et disposant du pouvoir local effectif dans tout village russe, ont certainement été les principaux bénéficiaires de la révolution agraire. Sans y aller voir, on peut très bien se rendre compte que le partage des terres n’a finalement pas supprime mais aggravé les inégalités économiques et sociales au sein de la paysannerie ainsi que les antagonismes de classes. Mais ce déplacement de force s’est produit au détriment des intérêts prolétariens et socia­listes. Auparavant, une réforme socialiste à la campagne aurait rencontré, au pire, l’opposition d’une petite caste de grands propriétaires nobles et capitalistes et d’une petite minorité de la bourgeoisie rurale aisée ; les exproprier aurait été un jeu d’enfant pour la masse populaire révolutionnaire. Mais maintenant, après la « prise de possession », la collectivisation socia­liste de l’agriculture connaît un nouvel ennemi, la masse énormément grossie et renforcée de la paysannerie possédante qui défendra, toutes griffes dehors, sa propriété nouvellement acquise contre toute atteinte socialiste. Maintenant, la question de la socialisation future de l’agriculture, c’est-à-dire de la production en général en Russie, est devenue un sujet de conflit et de lutte entre le prolétariat urbain et la masse paysanne. Le boycottage des villes par les paysans prouve à quel point ce conflit s’est aggravé ; ils leur coupent les vivres pour pratiquer l’usure, exactement comme les hobereaux prussiens. Le minifundiaire français s’était fait le plus vail­lant des défenseurs de la grande révolution française qui lui avait attribué la terre confisquée aux émigrés. Soldat napoléonien, il conduisit le drapeau de la France à la victoire et, parcourant toute l’Europe, il anéantit le féodalisme dans les pays qu’il traversa succes­sivement. Lénine et ses amis ont sans doute espéré que leur mot d’ordre agraire produirait un effet similaire. Mais le paysan russe s’étant approprié la terre spontanément n’a pas songé un seul instant à défendre la Russie et la révolution à qui il la devait. Il s’est farouchement installé dans sa nouvelle propriété, abandonnant la révolution à ses ennemis, l’État à la ruine et la population urbaine à la famine.

Discours de Lénine sur la nécessité de centraliser l’industrie, de nationaliser les banques, le commerce et l’industrie. Pourquoi pas la terre ? Là au contraire, décentralisation et propriété privée.

Le programme agraire que présentait Lénine avant la révolution était différent. On a repris le mot d’ordre des socialistes révolutionnaires si souvent décriés ou plus exactement celui du mouvement spontané de la paysannerie.

Pour introduire des principes socialistes dans les conditions agraires, le gouvernement soviétique a ensuite tenté de créer des communes agraires composées de prolétaires, pour la plupart des éléments urbains sans travail. Mais on peut déjà prévoir que les résultats de ces efforts, mesurés à la situation de l’agriculture dans son ensemble, demeureront minuscules et n’entreront pas même en consi­dération pour l’étude de la question. (Après avoir morcelé en petites exploitations la grande propriété foncière, très bon point de départ pour une économie socialiste, on cherche à créer, par petits bouts, des exploitations communistes modèles). Dans ces conditions, ces communes n’ont que la valeur d’une expérience et non pas d’une vaste réforme sociale. Monopole des céréales avec primes. Maintenant, post festum, on cherche à introduire la lutte des classes dans les villages.

La réforme agraire de Lénine a créé à la campagne une nouvelle et puissante couche d’ennemis du socialisme dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et plus âpre que ne l’était celle de l’aristocratie foncière.

Les bolcheviks sont partiellement responsables de ce que la défaite militaire ait abouti à l’effondrement et à la ruine de la Russie. Les bolcheviks ont eux mêmes considérablement aggravé les difficultés objectives de la situation par le mot d’ordre dont il ont fait le fer de lance de leur politique le « droit des Nations à l’autodétermination », ou plus exactement par ce qui se cache, en fait, derrière cette phraséologie : la ruine de la Russie en tant qu’État. La formule proclamée sans cesse, avec une obstination doctrinaire, du droit des différentes nationalités de l’Empire russe à décider elles-mêmes de leur sort, « jusques et y compris de la constitution d’États totalement indépendants par rapport à la Russie » était l’un des cris de guerre privilégiés de Lénine et de ses amis lorsqu’ils s’opposaient à l’impérialisme de Milioukov et à celui de Kerenski, elle constitua l’axe de leur politique intérieure après l’insurrection d’octobre, elle résumait la plate-forme des bolcheviks à Brest-Litovsk, elle était la seule arme qu’ils eussent à opposer à la position de force de l’impérialisme allemand.

On est d’abord frappé de l’opiniâtreté et de l’obstination avec lesquelles Lénine et consorts se sont attachés à un mot d’ordre en contradiction flagrante, non seulement avec le centralisme par ailleurs manifeste de leur politique, mais aussi avec l’attitude qu’ils ont adoptée envers les autres principes démocratiques. Alors qu’ils professaient un mépris glacial pour l’assemblée constituante, le suffrage universel, les libertés de presse et de réunion, bref pour tout l’arsenal des libertés démocratiques fondamentales des masses populaires, dont l’ensemble constituait « le droit à l’autodétermination » en Russie proprement dite, ils faisaient du droit des nations à disposer d’elles-mêmes le joyau de la politique démocratique auquel tous les aspects pratiques de la critique réaliste devaient céder le pas. Alors qu’ils n’ont pas fait le moindre cas d’un vote populaire en faveur de l’assemblée constituante en Russie, vote populaire fondé sur le suffrage le plus démocratique du monde, émis dans la liberté intégrale d’une république populaire, qu’ils ont tout simplement annulé ses résultats à partir de considérations critiques d’une froide lucidité, ils se sont fait à Brest les champions du « vote populaire », sur leur appartenance étatique, des nations allogènes de Russie, ils l’ont présenté comme la panacée de toute liberté et de toute démocratie, la quintessence inaltérée de la volonté des peuples, comme l’instance suprême qui devait décider du sort politique des nations.

Cette contradiction flagrante est d’autant moins compréhensible que les formes démocra­ti­ques de la vie politique dans chaque pays, comme nous le verrons plus tard, constituent effectivement les fondements les plus précieux, les fondements indispensables même de la politique socialiste, alors que l’illustre « droit des nations à l’autodétermination » est du domaine de la phraséologie creuse et de la mystification petite-bourgeoise.

En fait, quel est le sens de ce droit ? L’abc de la politique socialiste nous enseigne qu’elle combat les oppressions de toutes natures donc celle d’une nation par une autre.

Si, malgré tout, des politiciens par ailleurs aussi lucides et critiques que le sont Lénine, Trotski et leurs amis - ils haussent ironiquement les épaules devant toute sorte de phraséologie utopique telle que « désarmement », Société des Nations » etc. - ont fait carré­ment cette fois, d’une phrase creuse du même acabit leur cheval de bataille, cela est dû, semble-t-il, à une sorte de politique de circonstance. De toute évidence, Lénine et consorts estimaient qu’il n’y avait pas de moyen plus sûr, pour lier les nombreuses nationalités allogènes que comprenait l’Empire russe à la cause de la révolution, à la cause du prolétariat socialiste que de leur accorder, au nom de la révolution et du socialisme, la liberté suprême et illimitée qui consiste à disposer de leur sort. C’était là une politique analogue à celle que les bolcheviks ont adoptée à l’égard des paysans russes : on voulait satisfaire leur faim de terre par le mot d’ordre de prise de possession directe des domaines aristocratiques et les lier ainsi à la bannière de la révolution et du gouvernement prolétarien. Malheureusement, dans les deux cas, le calcul était totalement faux. Défenseurs de l’indépendance nationale, même jusqu’au « séparatisme », Lénine et ses amis pensaient manifestement faire ainsi de la Finlande, de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lithuanie, des pays de la Baltique, du Caucase, etc., autant de fidèles alliés de la révolution russe. Mais nous avons assisté au spectacle inverse : l’une après l’autre, ces « nations » ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier en ennemies mortelles de la révolution russe à l’impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution. A titre d’exemple type, on peut citer l’épisode de l’Ukraine à Brest, qui a marqué un tournant décisif dans les négo­ciations et dans la situation politique des bolcheviks à l’intérieur comme a l’extérieur. L’attitude de la Finlande, de la Pologne, de la Lithuanie, des pays de la Baltique, des Nations du Caucase suffit à nous convaincre qu’il ne s’agit pas là d’une exception due au hasard mais d’un phénomène caractéristique.

Certes, dans tous les cas cités, ce ne sont pas les « nations » qui pratiquent cette politique réactionnaire, mais les classes bourgeoises et petites bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes, ont transformé le « droit à l’autodétermination nationale » en instrument de leur politique de classe contre-révolutionnaire. Mais - et nous touchons là le cœur du problème - cette formule nationaliste révèle son caractère utopique et petit bourgeois, car, dans la rude réalité de la société de classes, et surtout à une époque d’antago­nis­mes exacerbés, elle se transforme en un moyen de domination des classes bourgeoises. Les bolcheviks ont dû apprendre à leurs dépens et à ceux de la révolution que sous l’hégé­monie du capitalisme, il n’y a pas d’autodétermination de la nation, que dans une société de classes, chaque classe tend à s’ « autodéterminer » différemment, et que pour les classes bourgeoises, les considérations sur la liberté nationale viennent bien après celles qui touchent à la domination de classe. La bourgeoisie finlandaise et la petite bourgeoisie ukrainienne sont tombées tout à fait d’accord pour préférer le régime autoritaire de l’Allemagne à la liberté nationale, si celle-ci devait être liée aux dangers du « bolchevisme ».

On espérait renverser ces rapports de classes réels, par des « plébiscites », par exemple, qui constituaient à Brest l’axe des discussions et, confiant dans la masse populaire révolu­tionnaire, obtenir un scrutin majoritaire favorable à la fusion avec la révolution russe ; si Lénine et Trotski le pensaient sérieusement, ils faisaient preuve d’un optimisme incompré­hen­sible, mais s’il ne s’agissait que d’une escar­mouche tactique dans le duel avec la politique de puissance allemande, c’était là jouer dangereusement avec le feu. Mais, même sans l’occu­pation militaire allemande, étant donné l’état d’esprit de la masse paysanne et de vastes couches de prolétaires encore indifférents, étant donné la tendance réactionnaire de la petite bourgeoisie et les mille moyens dont la bourgeoisie dispose pour influencer le vote, le « plé­bis­cite » s’il avait eu lieu dans les pays limitrophes, n’aurait, selon toute vraisemblance, pas eu des résultats de nature à réjouir partout les bolcheviks. La règle infaillible dans ces plébiscites sur la question nationale, peut s’énoncer ainsi : les classes dirigeantes s’arrangent pour l’empêcher, s’il ne fait pas leur jeu, ou, s’il a lieu, elles déploient pour l’influencer manœuvres et manigances si bien que jamais nous n’introduirons le socialisme par voie de plébiscite.

On a fait déferler la question des aspirations nationales et des tendances particularistes en plein combat révolutionnaire, la paix de Brest l’a avancée au premier plan, on lui a même accordé le cachet de Schibboleth 34 de la politique socialiste et révolutionnaire. Ce fait, en tant que tel, a jeté le trouble dans les rangs du socialisme et ébranlé la position du prolétariat justement dans les pays limitrophes. En Finlande, tant qu’il participa au combat du bloc révolutionnaire de Russie, le prolétariat disposa d’une puissance déterminante ; il avait la majorité à la Diète, dans l’armée, il avait réduit la bourgeoisie à l’impuissance totale et il était maître de la situation dans le pays. Au début du siècle, lorsqu’on n’avait pas encore inventé les inepties sur le « nationalisme ukrainien », les Karbovantse et les « Universals » 35, lorsque Lénine n’avait pas encore fait de l’ « Ukraine indépendante » son cheval de bataille, l’Ukraine russe était le fief du mouvement révolutionnaire russe. C’est de là, de Rostov, d’Odessa, du bassin du Donets qu’avaient jailli les premiers torrents de lave de la révolution (dès 1902-1904), propageant une mer de flam­mes dans la Russie du Sud et préparant ainsi l’explosion de 1905 ; le même phénomène s’est reproduit dans cette révolution-ci : le prolétariat du sud de la Russie constitua les troupes d’élite de la phalange prolétarienne. Depuis 1905, la Pologne et les pays baltes étaient les foyers les plus puissants et les plus sûrs de la révolution, le prolétariat socialiste y joua un rôle exemplaire.

Comment se fait-il que dans tous ces pays, la contre-révolution ait soudain triomphé ? Coupé de la Russie, le prolétariat a été paralysé par le mouvement nationaliste et livré à la bourgeoisie nationale des pays limitrophes. Contrairement à l’esprit d’une authentique politique de classe internationale, qu’ils défendaient par ailleurs, les bolcheviks ne se sont pas efforcés de souder les forces révolutionnaires sur tout le territoire de l’empire en un bloc compact, ils n’ont pas défendu toutes griffes dehors l’intégrité de l’empire russe en tant que territoire de la révolution, ils n’ont pas opposé à toutes les aspirations séparatistes nationa­listes, ce commandement suprême de la politique : la cohésion et le caractère indissoluble des liens entre les prolétaires de tous les pays à l’intérieur de la révolution russe ; au lieu de cela, par leurs périodes nationalistes ronflantes sur « le droit à l’autodétermination jusqu’à la constitution d’États séparés », ils ont tout au contraire fourni à la bourgeoisie de tous les pays limitrophes le plus inespéré, le plus éclatant des prétextes, littéralement l’étendard de leurs aspirations contre-révolutionnaires. Ils n’ont pas mis en garde les prolétaires des pays limitrophes en présentant toute forme de séparatisme comme un piège purement bourgeois ; au lieu de cela, ils ont, par leur mot d’ordre, semé la confusion dans les masses des pays limitrophes et les ont livrées à la démagogie des classes bourgeoises. En encourageant le nationalisme, ils ont eux-mêmes provoqué la ruine de la Russie, ils l’ont préparée et ont ainsi placé entre les mains de leur propres ennemis, le poignard qui devait percer le cœur de la révolution russe.

Certes, sans l’aide de l’impérialisme allemand, sans les « crosses allemandes dans les poings allemands » (cf. Neue Zeit de Kautsky), jamais ni les Loubinski et autres canailles de l’Ukraine, ni les Erich et Mannerheim 36 en Finlande ni les barons baltes ne seraient venus à bout des masses prolétaires de leurs pays. Mais le séparatisme national a été le cheval de Troie qui a permis aux « camarades » allemands de s’introduire, fusil au poing, dans tous ces pays. Mais ce sont les bolcheviks qui ont fourni l’idéologie permettant de déguiser cette campagne contre-révolutionnaire ; ils ont renforcé la position de la bourgeoisie et affaibli celle des prolétaires. Le meilleur exemple en est l’Ukraine qui devait être amenée à jouer un rôle si néfaste dans les destinées de la révolution russe. Le nationalisme ukrainien en Russie différait tout à fait du tchèque, du finnois, ou du polonais par exemple ; ce n’était qu’une lubie, l’élucubration de quelques dou­zaines d’intellectuels petits bourgeois, sans la moindre racine dans la vie économique, politique ou intellectuelle du pays, sans une trace de tradition historique, car l’Ukraine n’a jamais été ni un État ni une nation, n’a jamais possédé de culture nationale en dehors des poésies romantico-réactionnaires de Chevtchenko 37. C’est tout comme si un beau matin, les gens de la région côtière voulaient fonder à partir de Fritz Reuter 38 une nouvelle nation et un État bas allemands. Et, par leur agitation doctrinaire autour du « droit à l’autodétermination jusques et y compris, etc. », Lénine et ses amis ont gonflé artificiellement l’afféterie de quelques professeurs d’université et de quelques étudiants pour en faire un facteur politique. Ils ont conféré de l’importance à ce qui n’était au début qu’une farce, jusqu’au jour où la farce a pris une gravité des plus sanglantes, où elle s’est transformée, non pas en un mouvement national sérieux, qui n’avait de toutes façons pas de racines, mais en pavois, en drapeau de ralliement de la contre-révolution ! Cette bulle pleine d’air a enfanté à Brest les baïonnettes allemandes.

Ce genre de phraséologie a parfois, dans l’histoire des luttes de classes une signification très réelle. La fatalité a voulu qu’au cours de cette guerre mondiale, le socialisme ait été choisi pour fournir des prétextes idéologiques à la politique contre-révolutionnaire. Lorsque la guerre a éclaté, la social-démocratie allemande s’est hâtée d’orner la razzia de l’impé­ria­lisme allemand d’une parure idéologique tirée du cabinet de débarras du marxisme, en déclarant qu’il s’agissait là de l’expédition libératrice contre le tsarisme russe qu’avaient sou­haitée nos vieux maîtres. Il devait incomber aux antipodes des socialistes gouvernemen­taux, aux bolcheviks, d’apporter, grâce à la belle formule sur l’autodétermination des nations, de l’eau au moulin de la contre-révolution et de fournir ainsi une idéologie qui permettrait non seulement d’écraser la révolution russe en elle-même, mais aussi de liquider la guerre mondiale dans son ensemble conformément aux plans contre-révolutionnaires. Nous avons de bonnes raisons pour examiner, dans cette perspective, la politique des bolcheviks très à fond. L’accouplement entre « le droit des nations à l’autodé­termination » d’une part, et la Société des Nations et le désarmement issus des bonnes grâces de Wilson de l’autre, constitue le cri de guerre dans le conflit imminent entre le socialisme international et le monde bour­geois. La phraséologie sur l’autodétermination et le mouvement national dans son ensem­ble constituent, bien évidemment, le plus grave danger actuel pour le socialisme international ; la révolution russe et les négociations de Brest viennent de les renforcer considérablement. Il nous faudra accorder encore plus d’attention à cette plate-forme. Les bolcheviks se sont laissés prendre aux épines de cette phraséologie et se sont écorchés jusqu’au sang ; le sort tragique qu’elle a connu dans la révolution russe doit servir d’avertissement au prolétariat international.

La conséquence de tout cela fut la dictature de l’Allemagne. De la paix de Brest au « traité annexe » ! Les 200 victimes expiatoires de Moscou. Cette situation a engendré la terreur et l’écrasement de la démocratie.

IV

Quelques exemples nous permettront de le vérifier.

La fameuse dissolution de l’assemblée constituante, en novembre 1917, a joué un rôle prépondérant dans la politique des bolcheviks. Cette mesure détermina leurs positions ultérieures, elle marqua en quelque sorte un tournant dans leur tactique. On sait qu’avant leur victoire d’octobre, Lénine et consorts revendiquaient avec fureur )a convocation d’une assemblée constituante, que la politique de temporisation du gouvernement Kerenski, en cette affaire, constituait l’un des chefs d’accusation des bolcheviks contre ce gouvernement et leur fournissait un motif d’attaques extrêmement violentes. Dans son intéressante brochure intitulée De la révolution d’octobre au traité de Brest-Litovsk, Trotski dit même que l’insur­rection d’octobre a littéralement « sauvé la constituante » et la révolution en général. « Et quand nous disions, poursuit-il que pour accéder à l’assemblée constituante, il fallait passer non par le pré-parlement de Tseretelli mais par la prise du pouvoir par les soviets, nous étions parfaitement sincères. »

Et voilà qu’après ces déclarations, le premier pas de Lénine après la révolution d’octobre fut de dissoudre cette même assemblée constituante à laquelle elle devait mener. Quels motifs ont pu prévaloir pour une volte-face aussi stupéfiante ? Trotski s’en explique longue­ment dans l’ouvrage en question et nous allons rapporter ses arguments :

« Si les mois qui ont précédé la révolution d’octobre ont été une période où les masses ont glissé vers la gauche et où les ouvriers, les soldats et les paysans ont afflué irrésistiblement aux côtés des bolcheviks, ce processus s’est manifesté au sein du parti socialiste révolution­naire par un renforcement de l’aile gauche aux dépens de la droite. Mais sur les listes du parti des socialistes révolutionnaires, les vieux noms de l’aile droite dominaient encore aux trois quarts...

Il faut ajouter à cela que les élections elles-mêmes se déroulaient dans les premières semaines qui suivirent l’insurrection d’octobre. La nouvelle du changement qui s’était produit, se propageait relativement lentement, en cercles concentriques, de la capitale vers la province et des villes vers la campagne. En de nombreux endroits, les masses paysannes ne savaient pas très bien ce qui se passait à Moscou et à Pétrograd. Elles votèrent pour « Terre et Liberté » et pour leurs représentants aux comités de région qui étaient pour la plupart des partisans des « Narodniki ». Mais elles votaient ainsi pour Kerenski et Avxentiev qui avaient dissous ces comités de région et fait arrêter leurs membres ... Cet état de fait rend bien compte du retard qu’avait pris la constituante par rapport à l’évolution de la lutte politique et aux regroupements au sein des partis. »

Voilà qui est fort bien dit et fort convaincant. Seulement, on peut s’étonner que des gens aussi avisés que Lénine et Trotski n’aient pas tiré des faits ci-dessus la conclusion qui en découlait naturellement. L’assemblée constituante avait été élue longtemps avant le tournant décisif et reflétait dans sa composition l’image d’un passé révolu et non le nouvel état de choses ; la conclusion s’imposait : il fallait casser cette constituante surannée donc mort-née et prescrire sans tarder de nouvelles élections pour une nouvelle constituante ! Ils ne voulaient ni ne pouvaient confier le sort de la révolution à une assemblée qui reflétait la Russie d’hier, celle de Kerenski, une période d’hésitations et de coalition avec la bourgeoisie. Fort bien ! Il ne restait plus dès lors qu’à convoquer tout de suite à sa place une assemblée issue d’une Russie rénovée et qui était allée plus loin.

Au lieu de cela, Trotski généralise et conclut à partir de l’insuffisance spécifique de l’assemblée constituante réunie en octobre, à l’invalidité absolue de toute représentation issue d’élections populaires générales au cours de la révolution.

« Grâce à la lutte ouverte et immédiate pour le pouvoir gouvernemental, les masses laborieuses accumulent en très peu de temps une foule d’expériences et montent rapidement les échelons de leur évolution. Le lourd mécanisme des institutions démocratiques a d’autant plus de peine à suivre cette évolution que le pays est plus grand et son appareil technique plus imparfait. » (Trotski, p. 93).

Et voilà donc « le mécanisme des institutions démocratiques en général ». On peut d’abord objecter à cela que cette appréciation des institutions représentatives révèle une conception quelque peu schématique et rigide que contredit expressément l’expérience histo­rique propre a toutes les époques révolutionnaires. Selon la théorie de Trotski, toute assemblé élue ne reflète une fois pour toutes que l’état d’esprit, la maturité politique et l’humeur du corps électoral au moment précis où il se rend aux urnes. L’institution démocratique serait donc un reflet constant de la masse lors de l’échéance électorale, comme en quelque sorte le ciel étoilé de Herschel 39 qui ne nous donne pas une image des astres tels qu’ils sont quand nous les voyons mais tels qu’ils étaient au moment où, de l’infini, ils émettaient leurs rayons lumineux vers la terre. On conteste ici l’existence de tout lien intellectuel vivant entre les élus et leurs électeurs, de toute influence réciproque constante.

Toute l’expérience historique s’inscrit ici en faux ! Celle-ci nous montre au contraire que l’opinion publique irrigue constamment les institutions représentatives, les pénètre, les dirige. Comment expliquer sinon les cabrioles archi-réjouissantes que dans tout parlement bourgeois les « représentants du peuple » nous donnent parfois à voir, lorsque, animés soudain d’un « esprit » nouveau, ils font entendre des accents parfaitement inattendus ; comment expliquer que, de temps à autre, des momies archi-desséchées prennent des airs de jeunesse, que les petits Scheidemann de tous poils trouvent tout à coup dans leur cœur des accents révolu­tionnaires - lorsque la colère gronde dans les usines, dans les ateliers et dans les rues ?

Cette action constamment vivace de l’opinion et de la maturité politique des masses devrait donc juste en période de révolution, déclarer forfait devant le schéma rigide des enseignes de partis et des listes électorales ? Tout au contraire ! C’est justement la révolution qui par son effervescence ardente crée cette atmosphère politique légère, vibrante réceptive, qui permet aux vagues de l’opinion publique, au pouls de la vie populaire d’agir instanta­nément, miraculeusement sur les institutions représentatives. C’est justement là-dessus que reposent les fameuses scènes impressionnantes, au début de toutes les révolutions, où de vieux parlements réactionnaires ou très modérés, élus sous l’ancien régime au suffrage restreint, se transforment soudain en porte-parole héroïques de l’insurrection, en romantiques de l’action. Le célèbre « Long Parlement » anglais est bien l’exemple classique : élu et convoqué en 1642, il resta en poste pendant sept ans et refléta successivement en son sein tous les changements dans l’opinion publique, la maturité politique, la division des classes, la progression de la révolution jusqu’à son apogée, depuis la timide escarmouche du début avec la couronne alors que son speaker rampait encore, jusqu’à la suppression de la chambre des Lords, l’exécution de Charles 1er et la proclamation de la république.

Cette miraculeuse transformation ne s’est-elle pas également reproduite dans les États généraux en France, dans le parlement de censure de Louis-Philippe et même - la dernier, le plus frappant des exemples est si proche de Trotski - dans la quatrième Douma russe, élue en l’an de grâce 1909 sous la plus rigide des hégémonies contre-révolutionnaires qui, en 1917, sentit se lever le vent juvénile de la révolte et engagea le processus révolutionnaire ?

Tout ceci montre que « le lourd mécanisme des institutions démocratiques » trouve un correctif puissant, qui s’exprime justement dans le mouvement vivant de la masse, dans la pression constante qu’elle exerce. Et si l’institution se démocratise, si le pouls de la vie politique de la masse bat plus vite et plus fort, cette influence se fait alors plus immédiate et plus précise - malgré les clichés rigides des partis, malgré les listes électorales périmées, etc. Certes, toute institution démocratique a ses limites et ses lacunes, ce qu’elle partage d’ailleurs avec toutes les institutions humaines. Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotski - supprimer carrément la démocratie -est encore pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales. La vie politique active, énergique, sans entraves de la grande majorité des masses populaires.

Prenons un autre exemple frappant : le droit de vote élaboré par le gouvernement soviétique. On ne voit pas très bien quelle portée pratique on lui attribue. Lénine et Trotski se sont livrés à une critique des institutions démocratiques ; il en ressort qu’ils récusent le principe des représentations populaires issues d’élections générales et ne veulent s’appuyer que sur les Soviets. On ne voit pas très bien pourquoi, en fait, on a quand même élaboré un suffrage universel. Ce droit de vote n’a d’ailleurs, à ce qu’on sache, jamais été appliqué de quelque façon que ce soit ; on n’a pas entendu parler d’élections pour une quelconque représentation populaire qui l’aurait eu pour base. On a tout lieu de supposer qu’il s’agit là d’un produit théorique, resté pour ainsi dire sur le papier ; mais tel qu’il est, c’est un produit remarquable de la théorie bolcheviste de la dictature. On ne jauge pas le droit de vote, et les droits politiques en général, selon les schémas abstraits de « justice » et autres formules démocratiques bourgeoises mais d’après des conditions économiques et sociales auxquelles il s’adapte. Le droit de vote élaboré par le gouvernement soviétique est pensé en fonction de la période de transition entre la société bourgeoise capitaliste et la société socialiste, en fonction de la dictature du Prolétariat. Selon l’interprétation que donnent Lénine et Trotski de cette dictature, le droit de vote n’est accordé qu’à ceux qui vivent de leur propre travail et refusé à tous les autres.

Un tel droit de vote n’a bien évidemment de sens que dans une société économiquement en mesure de permettre à tous ceux qui veulent travailler de vivre convenablement et dignement de leur travail. Est-ce le cas pour la Russie actuelle ? La Russie soviétique, retranchée du marche mondial, coupée de ses sources de matières premières essentielles, doit faire face à d’énormes difficultés ; la vie économique dans son ensemble s’est terriblement délabrée, les rapports de production ont été brusquement bouleversés à la suite du renverse­ment des rapports de propriété dans l’agriculture, l’industrie et le commerce ; il va donc de soi que d’innombrables personnes seront déracinées soudain, que leur existence va à la dérive sans qu’elles aient la moindre possibilité objective d’employer leur force de travail dans le mécanisme économique. Ceci ne vaut pas ,seulement pour la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers, mais aussi pour une large couche de la classe moyenne et même pour la classe ouvrière. C’est un fait : l’effondrement de l’industrie a provoqué un reflux massif du prolétariat des villes dans les campagnes où il cherche à s’employer dans l’agricul­ture. Dans ces conditions, un suffrage politique qui pose comme condition l’obligation pour tous de travailler, est une mesure parfaitement incompréhensible. Dans la logique du courant, seuls les exploiteurs devaient être privés de droits politiques. Et alors qu’on déracine en masse les forces de travail productives, le gouvernement soviétique se voit, en revanche, souvent contraint d’affermer, pour ainsi dire, l’industrie nationale à ses anciens propriétaires capita­listes. Le gouvernement soviétique s’est aussi vu contraint de conclure un compromis avec les coopératives de consommation bourgeoises. Puis l’utilisation de spécialistes bourgeois s’est révélée indispensable. Une autre conséquence du même phénomène : des couches croissantes du prolétariat, les gardes rouges, etc. sont entretenues par l’État sur les deniers publics. En réalité, il prive de droit des couches vastes et croissantes de la petite bourgeoisie et du prolétariat pour lesquelles l’organisme économique ne prévoit aucun moyen qui leur permette de répondre au travail obligatoire.

Cela ne rime à rien que de qualifier le droit de vote de produit utopique de l’imagination, détaché de la réalité sociale. Et c’est bien pourquoi ce n’est pas un instrument sérieux de la dictature prolétarienne. Un anachronisme, une anticipation de la situation juridique qui a sa place sur une base économique socialiste déjà achevée mais pas dans la période de transition de la dictature prolétarienne.

Lorsque les classes moyennes, l’intelligentsia bourgeoise et petite bourgeoise ont, pen­dant les mois qui ont suivi la révolution d’octobre, boycotté le gouvernement soviétique, paralysé les chemins de fer, la poste, le télégraphe, les écoles et l’appareil administratif s’insurgeant ainsi contre le gouvernement des travailleurs, toutes les mesures de rétorsion étaient bonnes pour briser d’une main de fer la résistance : privation des droits politiques, des moyens économiques d’existence, etc. Ainsi s’exprimait en effet la dictature socialiste, elle ne doit épargner aucun moyen de contrainte pour imposer ou empêcher certaines mesures dans l’intérêt de tous. En revanche, un droit de vote qui prive de tous droits de vastes couches de la société, qui les exclut politiquement du cadre de la société, sans être en mesure de leur trouver une place à l’intérieur même du cadre économique de cette société, une privation de droit qui n’est pas une mesure concrète pour atteindre un but concret mais une règle générale durable, ce droit n’est pas une nécessité de la dictature mais une improvisation vouée à l’échec. Aussi bien les soviets comme épine dorsale, que la constituante et le suffrage universel 40.

Les bolcheviks qualifiaient les soviets de réactionnaires parce qu’ils étaient, en majorité, composés de paysans (les délégués des paysans et les délégués des soldats). Lorsque les soviets ont pris pour eux fait et cause, ils sont devenus les représentants véritables de l’opinion publique. Mais ce brusque revirement ne dépendait que de la paix et de la question agraire.

Mais l’assemblée constituante et le droit de vote sont loin d’épuiser la question : nous n’avons pas parlé de la suppression des garanties démocratiques les plus importantes pour une vie publique saine : liberté de la presse, droit d’association et de réunion, devenus illé­gaux pour tous les ennemis du gouvernement soviétique. L’argumentation de Trotski citée plus haut sur la lourdeur des institutions démocratiques ne suffit pas, et de loin, à justifier ces atteintes. Cependant une chose est certaine, incontestable : sans une presse libre et dégagée de toute entrave, si l’on empêche la vie des réunions et des associations de se dérouler, la domination de vastes couches populaires est alors parfaitement impensable,

Lénine dit que l’état bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’état socialiste, un instrument d’oppression de la bourgeoisie. Qu’il n’est en quelque sorte qu’un état capitaliste inversé. Cette conception simpliste omet l’essentiel : pour que la classe bour­geoise puisse exercer sa domination, point n’est besoin d’enseigner et d’éduquer politique­ment l’ensemble de la masse populaire, du moins pas au-delà de certaines limites étroitement tracées. Pour la dictature prolétarienne, c’est là l’élément vital, le souffle sans lequel elle ne saurait exister.

« Grâce à la lutte ouverte et immédiate pour le pouvoir gouvernemental, les masses ouvrières accumulent en très peu de temps une énorme expérience politique et franchissent rapidement les échelons dans leur évolution 41. » Ici Trotski se contredit lui-même et contredit ses propres camarades de parti. Et justement parce que c’est vrai, ils ont, en écrasant la vie publique, tari la source de J’expérience politique et arrêté l’évolution ascendante. Ou alors, il faudrait admettre que l’expérience et J’évolution étaient nécessaires jusqu’à la prise du pouvoir par les bolcheviks, qu’elles avaient atteint leur apogée et devenaient désormais superflues. (Discours de Lénine : la Russie est acquise au socialisme !)

C’est tout le contraire en vérité ! Les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks s’étaient attelés avec courage et décision exigeaient précisément que les masses reçoivent une éducation politique très intensive et accumulent les expériences.

La liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti - aussi nombreux soient-iIs - ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement. Non pas en vertu du fanatisme de la « justice » mais parce que tout ce que la liberté comporte d’instructif, de salutaire et de purifiant dépend de ce principe et cesse d’être efficace lorsque la « liberté » devient un privilège.

S’ils sont honnêtes avec eux-mêmes, les bolcheviks ne sauraient nier qu’il leur a fallu marcher à tâtons, faire des tentatives, des essais, des expériences de tous ordres et qu’une bonne partie des mesures qu’ils ont prises ne sont pas des pertes. C’est ce qui nous arrivera certainement à notre tour, même si la situation ne présente pas partout les mêmes difficultés.

La condition qu’implique tacitement la théorie de la dictature selon Lénine et Trotski est la suivante : un bouleversement socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a sous la main une recette toute prête et il n’est besoin que d’énergie pour la réaliser. Malheureusement, ou si l’on veut heureusement, il n’en est pas ainsi. Loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’il suffirait d’appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, social et juridique est une chose enfouie dans la brume épaisse de l’avenir. Ce que nous offre notre programme, ce sont de grands panneaux indiquant la direction dans laquelle doivent être recherchées les mesures à prendre, et encore ces indications ont-elles un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce qu’il nous faut supprimer dès l’abord pour ouvrir la voie à l’économie socialiste, mais en revanche, la nature des mille mesures concrètes et pratique%, petites et grandes qu’il faudra prendre pour introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux n’est consignée dans aucun programme de parti socialiste, dans aucun manuel socialiste. Ce n’est pas une lacune mais précisément l’avantage du socialisme scientifique sur le socialisme utopique. Le système socialiste ne peut et ne doit être qu’un produit historique, issu de l’école même de l’expérience, a l’heure de l’accomplissement, de l’histoire vivante en train de se faire ; tout comme la nature organique dont elle fait finalement partie, celle-ci a la belle habitude de susciter conjointement les besoins sociaux réels et les moyens de les satisfaire, les tâches et leur solution. S’il en est ainsi, la nature même du socialisme fait que, bien évidemment, il ne peut être octroyé ou introduit par oukaze. Il présuppose une série de mesures coercitives, contre la propriété, etc. On peut décréter l’aspect négatif, la destruction, mais pas l’aspect positif, la construction. Terre neuve. Mille problèmes. Seule l’expérience permet les corrections et l’ouverture de nouvelles voies. Seule une vie bouillonnante et sans entra­ves se diffracte en mille formes nouvelles, en mille improvisations, illumine la puis­sance créatrice, corrige elle-même toutes ses erreurs. Si la vie publique des états à liberté limitée est si terne, si misérable, si schématique, si inféconde, c’est justement parce qu’en excluant la démocratie, elle tarit les sources vivantes de toute richesse et de tout progrès intellectuel. (Preuve : les années 1905 et les mois de février à octobre 1917.) Sur le plan politique, mais tout autant sur le plan économique et social. La masse populaire doit participer dans son ensemble. Sinon, le socialisme est décrété, octroyé par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert.

Contrôle public absolument indispensable. Sinon l’échange d’expériences demeure pri­son­nier du cercle restreint des fonctionnaires du nouveau gouvernement. Corruption iné­vitable. (Paroles de Lénine, Mitteilungsblatt, no 29) 42. La pratique du socialisme exige un bouleversement complet dans l’esprit des masses dégradé par des siècles de domination de classe bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de l’inertie, idéalisme qui fait surmonter toutes les souffrances, etc. Personne ne le sait mieux, ne le dépeint avec plus de précision, ne le répète avec plus d’obstination que Lénine. Mais il se trompe intégralement dans l’emploi des moyens. Décret, puissance dictatoriale des inspecteurs d’usines, sanctions draconiennes, terreur, ce ne sont là que des palliatifs. La seule voie qui mène à une renaissance est l’école même de la vie publique, une démocratie très large, sans la moindre limitation, l’opinion publique. C’est justement la terreur qui démoralise.

Si l’on supprime tout cela, que reste-t-il en fait ? A la place des institutions représentatives issues d’élections populaires générales, Lénine et Trotski ont imposé les soviets comme la seule représentation véritable des masses laborieuses. Mais si l’on étouffe la vie Politique dans tout le pays, la paralysie gagne obligatoirement la vie dans les soviets. Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif. La vie publique s’endort progressivement ; quelques douzaines de chefs de parti, animés d’une énergie inépuisable et d’un idéalisme sans bornes, dirigent et gouvernent ; le pouvoir réel se trouve aux mains d’une douzaine d’entre eux doués d’une intelligence éminente ; et l’élite ouvrière est invitée de temps en temps à assister à des réunions pour applaudir aux discours des dirigeants et voter à l’unanimité les résolutions proposées ; au fond donc, un gouvernement de coterie - une dictature certes, pas la dictature du prolétariat mais la dictature d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature dans le sens bourgeois, dans le sens de l’hégémonie jacobine (l’intervalle entre les congrès des soviets reporté de trois à six mois ». Et plus encore, un tel état de choses engendre nécessairement une recrudescence de sauvagerie dans la vie publique, des attentats, des exécutions d’otages, etc.

Discours de Lénine sur la discipline et la corruption.

Dans toute révolution la lutte contre le lumpenprolétariat constitue un problème en soi, d’une grande importance. En Allemagne comme partout, on aura aussi à s’en soucier. L’élément du lumpenprolétariat est intimement lié à la société bourgeoise, non seulement comme une couche à part, comme un déchet social qui prend des proportions gigantesques notamment lorsque l’édifice de l’ordre social s’écroule, mais comme élément intégrant de la société globale. Les événements en Allemagne - et plus ou moins dans tous les autres états - ont montré avec quelle facilité toutes les couches de la société bourgeoise s’encanaillent. La gradation entre l’usure marchande, les fraudes des hobereaux polonais, les affaires fictives, la contrefaçon de denrées alimentaires, l’escroquerie, la corruption de fonctionnaire, le vol, l’effraction, le pillage s’est évanouie si bien que la distinction entre la bourgeoisie honorable et le bagne a disparu. C’est la répétition du phénomène de dégradation rapide et régulière des atours bourgeois lorsqu’ils sont transplantés en terrain social étranger, dans les conditions des colonies d’outre-mer. En se défaisant des barrières et des appuis conventionnels de la morale et du droit, la société bourgeoise dont la loi vitale intime est une très profonde immoralité : l’exploitation de l’homme par l’homme, s’encanaille purement et simplement, sans délai et sans frein. La révolution prolétarienne aura partout à combattre cet ennemi, cet instrument de la contre-révolution.

Et même en ce cas, la terreur est une arme émoussée, ou plutôt à double tranchant. La plus draconienne des justices de guerre est impuissante devant l’irruption des désordres du lumpenprolétariat. En effet, tout état de siège qui dure mène invariablement à l’arbitraire et tout arbitraire exerce sur la société une action dépravante. Le seul moyen efficace dont dispose la révolution prolétarienne est en ce cas également : prendre des mesures radicales, politiques et sociales, établir sans délai les garanties sociales de la vie de la masse, et déve­lopper l’idéalisme révolutionnaire qui ne peut subsister, à la longue que grâce à une activité intense dans la vie des masses, dans une liberté politique illimitée.

Contre les infections et les germes morbides, l’action libre des rayons solaires est le moyen le plus efficace pour purifier et pour guérir ; de même, la révolution en soi et son principe rénovateur, la vie intellectuelle l’activité et l’auto-responsabilité des masses qu’elle suscite, en un mot, la révolution sous la forme de la liberté politique la plus large est le seul soleil qui sauve et purifie 43.

Chez nous, comme partout ailleurs, l’anarchie sera inévitable. L’élément du lumpen­prolétariat est inhérent à la société bourgeoise et ne peut en être séparé.

Preuves :

1) En Prusse orientale, les pillages des « cosaques ».

2) L’irruption générale de pillages et de vols en Allemagne (« fraudes » ; le personnel de la poste et des chemins de fer, la police ; les frontières séparant la société bien ordonnée et le bagne se sont complètement effacées).

3) Les dirigeants syndicaux se sont encanaillés rapidement. Les mesures de terreur dra­coniennes sont impuissantes là-contre. Au contraire, elles corrompent encore davantage. L’unique contre-poison : l’idéalisme et l’activité sociale des masses, une liberté politique illimi­tée.

C’est une loi toute puissante, objective, à laquelle aucun parti ne peut se soustraire.

L’erreur fondamentale de la théorie de Lénine-Trotski est que précisément ils opposent, tout comme Kautsky, la dictature à la démocratie. « Dictature ou démocratie », c’est en ces termes que se pose la question pour les bolcheviks et pour Kautsky. Ce dernier se prononce bien entendu pour la démocratie, la démocratie bourgeoise puisque précisément elle constitue pour lui l’alternative au bouleversement socialiste. Lénine-Trotski se prononcent en revanche pour la dictature en opposition à la démocratie, et ainsi pour la dictature d’une poignée de gens, c’est-à-dire pour une dictature sur le modèle bourgeois. Ce sont là deux pôles opposés aussi éloignés l’un que l’autre de la politique socialiste authentique. Lorsqu’il prend le pouvoir, le prolétariat ne peut en aucun cas suivre le bon conseil de Kautsky sous prétexte que « le pays n’est pas mûr » et renoncer à la transformation socialiste, ne se consacrer qu’à la démocratie sans se trahir lui-même, trahir l’Internationale et la révolution. Il a le devoir et l’obligation de prendre immédiatement des mesures socialistes de la façon la plus énergique, la plus inexorable, la plus brutale, donc d’exercer la dictature, mais une dictature de classe, non pas celle d’un parti ou d’une coterie ; une dictature de classe, c’est-à-dire une dictature qui s’exerce le plus ouvertement possible, avec la participation sans entraves, très active des masses populaires, dans une démocratie sans limites. « En tant que marxistes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle », écrit Trotski. Certes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle. Mais nous n’avons jamais non plus été idolâtres du socialisme ou du marxisme. Doit-on en conclure que nous devons mettre le marxisme au rancart à la manière de Cunow-Lensch-Parvus 44, quand il nous gène aux entournures ? Nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle, cette phrase n’a qu’un seul sens ; nous distinguons toujours le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours dégagé l’âpre noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous l’écorce sucrée de l’égalité et de la liberté formelles, non pas pour les rejeter mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’écorce, à conquérir plutôt le pouvoir politique pour la remplir d’un nouveau contenu social : la tâche historique du prolétariat lorsqu’il prend le pouvoir est de remplacer la démocratie bourgeoise par la démocratie socialiste et non pas de supprimer toute démocratie. La démocratie socia­liste ne commence pas seulement en Terre promise, lorsque l’infrastructure de l’économie socialiste est créée, ce n’est pas un cadeau de Noël tout prêt pour le gentil peuple qui a bien voulu, entre temps, soutenir fidèlement une poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme. Elle commence au moment de la prise du pouvoir par le parti socialiste. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat.

Parfaitement : dictature ! Mais cette dictature réside dans le mode d’application de la démocratie et non dans sa suppression, en empiétant avec énergie et résolution sur les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise ; sans cela, on ne peut réaliser la transformation socialiste. Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe, et non pas d’une petite minorité qui dirige au nom de la classe, c’est-à-dire qu’elle doit être l’émanation fidèle et progressive de la participation active des masses, elle doit subir constamment leur influence directe, être soumise au contrôle de l’opinion publique dans son ensemble, émaner de l’éducation politique croissante des masses populaires.

C’est ainsi que les bolcheviks auraient agi jusqu’à présent s’ils ne subissaient pas l’effroy­able pression de la guerre mondiale, de l’occupation allemande et de toutes les difficultés énormes qui s’y rattachent et qui sont de nature à corrompre n’importe quelle politique socialiste, fût-eIle pleine des meilleures intentions et des plus beaux principes.

Un argument frappant : l’utilisation abondante de la terreur par le gouvernement des conseils et notamment dans la dernière période qui a précédé l’effondrement de l’impéria­lisme allemand depuis l’attentat contre l’ambassadeur d’Allemagne. On ne baptise pas les révolutions à Veau de rose, voilà une vérité de La Palisse bien insuffisante.

On peut comprendre tout de ce qui se passe en Russie ; c’est une chaîne inévitable de causes et d’effets qui a point de départ et clef de voûte, la carence du prolétariat allemand et l’occupation de la Russie par l’impérialisme allemand. Ce serait réclamer l’impossible de Lénine et de ses amis que de leur demander encore dans de telles conditions de créer, comme par magie, la plus belle des démocraties, la plus exemplaire des dictatures du prolétariat, une économie socialiste florissante. Par leur attitude révolutionnaire décidée, leur énergie exemplaire et leur fidélité inviolable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’ils pouvaient faire dans des conditions aussi effroyablement compliquées. Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des fatales et à la proposer au prolétariat inter­­­na­­tional comme modèle de la tactique socialiste. Ils se mettent ainsi tout à fait inutile­ment en lumière et placent leur mérite historique réel et incontestable sous le ’boisseau des erreurs imposées par la nécessité ; ils rendent donc un bien mauvais service au socialisme international pour l’amour et au nom duquel ils ont lutté et souffert, en voulant y engranger comme autant de révélations, toutes les aberrations introduites en Russie sous la contrainte de la nécessité qui n’ont été, en fait, que tes retombées de la faillite du socialisme international dans cette guerre mondiale.

Les socialistes gouvernementaux allemands peuvent bien proclamer haut et fort que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Si ce fut ou si c’est le cas, c’est uniquement parce qu’elle fut le produit de l’attitude du prolétariat allemand, elle-même caricature de la lutte de classe socialiste. Nous sommes tous soumis à la loi de l’histoire et l’on ne peut introduire l’ordre socialiste qu’à l’échelle internationale. Les bolcheviks ont montré qu’ils pouvaient faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire est capable d’accomplir dans les limites des possibilités historiques. Qu’ils ne cherchent pas à faire des miracles 1 Car une révolution prolétarienne exemplaire et parfaite dans un pays isolé, épuisé par la guerre mondiale, écrasé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat interna­tional serait un miracle. Ce qui importe, c’est de distinguer, dans la politique des bolcheviks, l’essentiel de l’accessoire, la substance du fortuit. En cette dernière période où les luttes finales décisives nous attendent dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme a été et est encore précisément la question brûlante de l’actualité, non pas telle ou telle question de détail de la tactique mais la combativité du prolétariat, l’énergie des masses, la volonté du socialisme de prendre le pouvoir en général. A cet égard, Lénine, Trotski et leurs amis ont les premiers, par leur exemple, ouvert la voie au prolétariat mondial, ils sont jusqu’à présent encore les seuls qui puissent s’écrier comme Hutten 45 :« J’ai osé » !

Voilà ce que la politique des bolcheviks comporte d’essentiel et de durable. En ce sens, ils conservent le mérite impérissable d’avoir ouvert la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir politique et en posant le problème pratique de la réalisation du socialisme, d’avoir fait progresser considérablement le conflit entre capital et travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. Et en ce sens, l’avenir appartient partout au « Bolchevisme ».

« L’ordre règne à Berlin

« ( ..) Cette « Semaine Spartakiste » de Berlin, que nous a-t-elle apporté, que nous enseigne-t-elle ? Au cœur de la mêlée, au milieu des clameurs de triomphe de la contre-révolution, les prolétaires révolutionnaires doivent déjà faire le bilan des événements, les mesurer, eux et leurs résultats, au grand étalon de l’histoire. La révolution n’a pas de temps à perdre, elle poursuit sa marche en avant, - par-dessus les tombes encore ouvertes, par-delà les « victoires » et les « défaites » - vers ses objectifs grandioses. Et le premier devoir de ceux qui luttent pour le socialisme internationaliste, c’est d’étudier avec lucidité sa marche et ses lignes de force. Pouvait-on s’attendre, dans le présent affrontement, à une victoire décisive du prolétariat révolutionnaire, pouvait-on escompter la chute des Ebert-Scheidemann et l’instauration de la dictature socialiste ? Certainement pas, si l’on fait entrer en ligne de compte tous les éléments qui décident de la réponse. Il suffit de mettre le doigt sur ce qui est à l’heure actuelle la plaie de la révolution : le manque de maturité politique de la masse des soldats qui continuent de se laisser abuser par leurs officiers et utiliser à des fins contre-révolutionnaires est à lui seul la preuve que, dans ce choc-ci, une victoire durable de la révolution n’était pas possible. D’autre part, ce manque de maturité n’est lui-même que le symptôme du manque général de maturité de la révolution allemande. (...) Mais ce qui fait défaut, c’est la coordination de la marche en avant, l’action commune qui donnerait aux coups de boutoir et aux ripostes de la classe ouvrière berlinoise une tout autre efficacité. Ensuite - et c’est de cette cause plus profonde que proviennent ces imperfections politiques - les luttes économiques, ce volcan qui alimente sans cesse la lutte de classe révolutionnaire, ces luttes économiques n’en sont encore qu’à leur stade initial. (...) De cette contradiction entre la tâche qui s’impose et l’absence, à l’étape actuelle de la révolution, des conditions préalables permettant de la résoudre, il résulte que les luttes se terminent par une défaite formelle. Mais la révolution est la seule forme de « guerre » - c’est encore une des lois de son développement - où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de « défaites ». Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme - à considérer les luttes révolutionnaires - est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces « défaites », où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? Aujourd’hui que nous sommes tout juste parvenus à la veille du combat final de la lutte prolétarienne, nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité. Les combats révolutionnaires sont à l’opposé des luttes parlementaires. En Allemagne, pendant quatre décennies, nous n’avons connu sur le plan parlementaire que des « victoires » ; nous volions littéralement de victoire en victoire. Et quel a été le résultat lors de la grande épreuve historique du 4 août 1914 : une défaite morale et politique écrasante, un effondrement inouï, une banqueroute sans exemple. Les révolutions par contre ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. A une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite. Résulte-t-elle du fait que l’énergie des masses est venue se briser contre la barrière des conditions historiques qui n’avaient pas atteint une maturité suffisante, ou bien est-elle imputable aux demi-mesures, à l’irrésolution, à la faiblesse interne qui ont paralysé l’action révolutionnaire ? (...) La direction a été défaillante. Mais on peut et on doit instaurer une direction nouvelle, une direction qui émane des masses et que les masses choisissent. Les masses constituent l’élément décisif, le roc sur lequel on bâtira la victoire finale de la révolution. Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette « défaite » un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite. « L’ordre règne à Berlin ! » sbires stupides ! Votre « ordre » est bâti sur le sable. Dès demain la révolution « se dressera de nouveau avec fracas » proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi. » Rosa Luxemburg dans « J’étais, je suis, je serai ! »

En 1919, peu après la défaite de la révolution à Berlin et peu avant l’assassinat de Rosa Luxemburg par les corps francs, fascistes armés et organisés par les dirigeants socialistes comme Ebert alliés à l’Etat Major de l’armée.

1919 Première publication le 18 janvier 1919, première parution française à Paris en mars 1920, dans la Revue Communiste, éditions de L’Internationale Communiste. Texte transcrit à partir d’un exemplaire du Bulletin Communiste.

janvier 1919

Léon Trotsky

Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg

Nous venons d’éprouver la plus lourde perte. Un double deuil nous atteint. Deux chefs ont été brutalement enlevés, deux chefs dont les noms resteront à jamais inscrits au livre d’or de la révolution prolétarienne : Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Le nom de Karl Liebknecht a été universellement connu dès les premiers jours de la grande guerre européenne. Dans les premières semaines de cette guerre, au moment où le militarisme allemand fêtait ses premières victoires, ses premières orgies sanglantes, où les armées allemandes développaient leur offensive en Belgique, détruisaient les forteresses belges, où les canons de 420 millimètres promettaient, semble-t-il, de mettre tout l’univers aux pieds de Guillaume II, au moment où la social-démocratie officielle, Scheidemann et Ebert en tête , s’agenouillait devant le militarisme allemands et l’impérialisme allemands auxquels tout semblait se soumettre - le monde extérieur avec la France envahie au nord et le monde intérieur non seulement avec la caste militaire et la bourgeoisie, mais aussi avec les représentants officiels de la classe ouvrière - dans ces sombres et tragiques journées, une seule voix s’éleva en Allemagne pour protester et pour maudire : celle de Karl Liebknecht. Et cette voix retentit par le monde entier .En France, où l’esprit des masses ouvrières se trouvait alors sous la hantise de l’occupation allemande où le parti des social-patriotes au pouvoir prêchait une lutte sans trêve ni merci contre l’ennemi qui menaçait Paris, la bourgeoisie et les chauvins eux-mêmes reconnurent que seul Liebknecht faisait exception aux sentiments qui animaient le peuple allemand tout entier. Liebknecht, en réalité, n’était déjà plus isolé : Rosa Luxemburg , femme du plus grand courage, luttait à ses côtés, bien que les lois bourgeoises du parlementarisme allemand ne lui aient pas permis de jeter sa protestation du haut de la tribune, ainsi que l’avait fait Karl Liebknecht. Il convient de remarquer qu’elle était secondée par les éléments les plus conscients de la classe ouvrière, où la puissance de sa pensée et de sa parole avaient semé des germes féconds. Ces deux personnalités, ces deux militants, se complétaient mutuellement et marchaient ensemble au même but. Karl Liebknecht incarnait le type du révolutionnaire inébranlable dans le sens le plus large de ce mot. Des légendes sans nombre se tissaient autour de lui, entourant son nom de ces renseignements et de ces communications dont notre presse était si généreuse au temps où elle était au pouvoir. Karl Liebknecht était - hélas ! nous ne pouvons plus en parler qu’au passé - dans la vie courante, l’incarnation même de la bonté et de l’amitié. On peut dire que son caractère était d’une douceur toute féminine, dans le meilleur sens de ce mot, tandis que sa volonté de révolutionnaire, d’une trempe exceptionnelle, le rendait capable de combattre à outrance au nom des principes qu’il professait. Il l’a prouvé en élevant ses protestations contre les représentants de la bourgeoisie et des traîtres social-démocrates du Reichstag allemand, où l’atmosphère était saturée des miasmes du chauvinisme et du militarisme triomphants. Il l’a prouvé lorsque, il leva, sur la place de Potsdam, à Berlin, l’étendard de la révolte contre les Hohenzollern et le militarisme bourgeois. Il fut arrêté. Mais ni la prison, ni les travaux forcés n’arrivèrent à briser sa volonté et, délivré par la révolution de novembre, Liebknecht se mit à la tête des éléments les plus valeureux de la classe ouvrière allemande . Rosa Luxemburg - Puissance de ses idées.

Le nom de Rosa Luxemburg est moins connu dans les autres pays et en Russie, mais on peut dire, sans craindre d’exagérer, que sa personnalité ne le cède en à celle de Liebknecht. Petite de taille, frêle et maladive, elle étonnait par la puissance de sa pensée . J’ai dit que ces deux leaders se complétaient mutuellement. L’intransigeance et la fermeté révolutionnaire de Liebknecht se combinaient avec une douceur et une aménité féminines, et Rosa Luxemburg, malgré sa fragilité, était douée d’une puissance de pensée virile. Nous trouvons chez Ferdinand Lassalle des appréciations sur le travail physique de la pensée et sur la tension surnaturelle dont l’esprit humain est capable pour vaincre et renverser les obstacles matériels ; telle était bien l’impression de puissance que donnait Rosa Luxemburg lorsqu’elle parlait à la tribune, entourée d’ennemis. Et ses ennemis étaient nombreux. Malgré sa petite taille et la fragilité de toute sa personne, Rosa Luxemburg savait dominer et tenir en suspens un large auditoire, même hostile à ses idées. Par la rigueur de sa logique, elle savait réduire au silence ses ennemis les plus résolus, surtout lorsque ses paroles s’adressaient aux masses ouvrières. Ce qui aurait pu arriver chez nous pendant les journées de juillet
Nous savons trop bien comment procède la réaction pour organiser certaines émeutes populaires. Nous nous souvenons tous des journées que nous avons vécues en juillet dans le murs de Petrograd, alors que les bandes noires rassemblées par Kérensky et Tseretelli contre les bolcheviks organisaient le massacre des ouvriers, assommant les militants, fusillant et passant au fil de la baïonnette les ouvriers isolés surpris dans la rue. Les noms des martyrs prolétariens, tel celui de Veinoff, sont encore présents à l’esprit de la plupart d’entre nous. Si nous avons conservé alors Lénine, si nous avons conservé Zinoviev, c’est qu’ils ont su échapper aux mains des assassins. Il s’est trouvé alors parmi les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires des voix pour reprocher à Lénine et à Zinoviev de se soustraire au jugement, tandis qu’il leur eût été si facile de se laver de l’accusation élevée contre eux, et qui les dénonçait comme des espions allemands. De quel tribunal voulait-on parler ? De celui probablement auquel on mena plus tard Liebknecht, et à mi-chemin duquel Lénine et Zinoviev auraient été fusillés pour tentative d’évasion ? Telle aurait été sans nul doute la déclaration officielle. Après la terrible expérience de Berlin, nous avons tout lieu de nous féliciter de ce que Lénine et Zinoviev se soient abstenus de comparaître devant le tribunal du gouvernement bourgeois . Aberration historique
Perte irréparable, trahison sans exemple ! Les chefs du parti communiste allemand ne sont plus. Nous avons perdu les meilleurs de nos frères, et leurs assassins demeurent sous le drapeau du parti social-démocrate qui a l’audace de commencer sa généalogie à Karl Max ! Voilà ce qui se passe, camarades ! Ce même parti, qui a trahi les intérêts de la classe ouvrière dès le début de la guerre, qui a soutenu le militarisme allemand, qui a encouragé la destruction de la Belgique et l’envahissement des provinces françaises du Nord, ce parti dont les chefs nous livraient à nos ennemis les militaristes allemands aux jours de la paix de Brest-Litovsk ; ce parti et ses chefs - Scheidemann et Ebert - s’intitulent toujours marxistes tout en organisant les bandes noires qui ont assassiné Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg ! Nous avons déjà été les témoins d’une semblable aberration historique, d’une semblable félonie historique, car le même tour a déjà été joué avec le christianisme. Le christianisme évangélique, idéologie de pêcheurs opprimés, d’esclaves, de travailleurs écrasés par la société idéologie du prolétariat , n’a-t-il pas été accaparé par ceux qui monopolisaient la richesse par les rois, les patriarches et les papes ? Il est hors de doute que l’abîme qui sépare le christianisme primitif tel qu’il surgit de la conscience du peuple et des bas-fonds de la société, est séparé du catholicisme et des théories orthodoxes par un abîme tout aussi profond que celui qui s’est maintenant creusé entre les théories de Marx, fruits purs de la pensée et des sentiments révolutionnaires, et les résidus d’idées bourgeoises dont trafiquent les Scheidemann et les Ebert de tous les pays. Le sang des militants assassinés crie vengeance !
Camarades ! Je suis convaincu que ce crime abominable sera le dernier sur la liste des forfaits commis par les Scheidemann et les Ebert. Le prolétariat a supporté longtemps les iniquités de ceux que l’histoire a placés à sa tête ; mais sa patience est à bout et ce dernier crime ne restera pas impuni. Le sang de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg crie vengeance ; il fera parler les pavés des rues de Berlin et ceux de la place de Potsdam, où Karl Liebknecht a le premier levé l’étendard de la révolte contre les Hohenzollern. Et ces pavés - n’en doutez pas - serviront à ériger de nouvelles barricades contre les exécuteurs de basses œuvres, les chiens de garde de la société bourgeoise - contre les Scheidemann et les Ebert ! La lutte ne fait que commencer
Scheidemann et Ebert ont étouffé, pour un moment, le mouvement Spartakiste (communistes allemands) ; ils ont tué deux des meilleurs chefs de ce mouvement et peut-être fêtent-ils encore à l’heure qu’il est leur victoire ; mais cette victoire est illusoire, car il n’y a pas encore eu, en fait, d’action décisive. Le prolétariat allemand ne s’est pas encore soulevé pour conquérir le pouvoir politique. Tout ce qui a précédé les événements actuels n’a été de sa part qu’une puissante reconnaissance pour découvrir les positions de l’ennemi. Ce sont les préliminaires de la bataille, mais ce n’est pas encore la bataille même. Et ces manœuvres de reconnaissance étaient indispensables au prolétariat allemand, de même qu’elles nous étaient indispensables dans les journées de Juillet. Le rôle historique des journées de juillet
Vous connaissez le cours des événements et leur logique intérieure. A la fin de février 1917 (ancien style), le peuple avait renversé l’autocratie, et pendant les premières semaines qui suivirent, il sembla que l’essentiel était accompli. Les hommes de nouvelle trempe qui surgissent des autres partis - des partis qui n’avaient jamais joué chez nous un rôle dominant - ces hommes jouirent au début de la confiance ou plutôt de la demi-confiance des masses ouvrières. Mais Petrograd se trouvait comme il le fallait - à la tête du mouvement ; en février, comme en juillet, il représentait l’avant-garde appelant les ouvriers à une guerre déclarée contre le gouvernement bourgeois, contre les ententistes, c’est cette avant-garde qui accomplit les grandes manœuvres de reconnaissance. Elle se heurta précisément, dans les journées de juillet, au gouvernement de Kérensky. Ce ne fut pas encore la révolution, telle que nous l’avons accomplie en octobre : ce fut une expérience dont le sens n’était pas encore clair à ce moment à l’esprit des masses ouvrières. Les travailleurs de Petrograd s’étaient bornés à déclarer la guerre de Kérensky ; mais dans la collision qui eut lieu, ils purent se convaincre et prouver aux masses ouvrières du monde entier qu’aucune force révolutionnaire réelle ne soutenait Kérensky et que son parti était composé des forces réunies de la bourgeoisie, de la garde blanche et de la contre-révolution. Comme il vous en souvient, les journées de juillet se terminèrent pour nous par une défaite au sens formel de ce mot : les camarades Lénine et Zinoviev furent contraints de se cacher. Beaucoup d’entre nous furent emprisonnés ; nos journaux furent bâillonnés, le soviet des députés ouvriers et soldats réduit à l’impuissance, les typographies ouvrières saccagées, les locaux des organisations ouvrières mis sous scellés ; les bandes noires avaient tout envahi, tout détruit. Il se passait à Petrograd exactement ce qui s’est passé en janvier 1919 dans les rues de Berlin ; mais pas in instant nous n’avons douté alors de ce que les journées de juillet ne seraient que le prélude de notre victoire. Ces journées nous ont permis d’évaluer le nombre et la composition des forces de l’ennemi ; elles ont démontré avec évidence que le gouvernement de Kérensky et de Tseretelli représentait en réalité un pouvoir au service des bourgeois et des gros propriétaires contre-révolutionnaires. Les mêmes faits se sont produits à Berlin
Des événements analogues ont eu lieu à Berlin. A Berlin, comme à Petrograd, le mouvement révolutionnaire a devancé celui des masses ouvrières arriérées. Tout comme chez nous, les ennemis de la classe ouvrière criaient : " Nous ne pouvons pas nous soumettre à la volonté de Berlin ; Berlin est isolé ; il faut réunir une Assemblée Constituante et la transporter dans une ville provinciale de traditions plus saines. Berlin est perverti par la propagande de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg ! " Tout ce qui a été entrepris dans ce sens chez nous, toutes les calomnies et toute la propagande contre-révolutionnaire que nous avons entendues ici, tout cela a été répandu en traduction allemande par Scheidemann et Ebert contre le prolétariat berlinois et contre les chefs du Parti communiste, Liebknecht et Rosa Luxemburg . Il est vrai que cette campagne de reconnaissances a revêtu en Allemagne des proportions plus larges que chez nous, mais cela s’explique par le fait que les Allemands répètent une manœuvre qui a déjà été accomplie une fois chez nous ; de plus, les antagonismes de classes sont plus nettement établis chez eux. Chez nous, camarades, quatre mois se sont écoulés entre la révolution de février et les journées de juillet. Il a fallu quatre mois au prolétariat de Petrograd pour éprouver la nécessité absolue de descendre dans la rue afin d’ébranler les colonnes qui servaient d’appui au temple de Kérensky et de Tseretelli. Quatre mois se sont écoulés après les journées de juillet avant que les lourdes réserves de la province arrivassent à Petrograd, nous permettant de compter sur une victoire certaine et de monter à l’assaut des positions de la classe ennemie en octobre 1917 ou en novembre, nouveau style). En Allemagne où la première explosion de la révolution a eu lieu en novembre, les événements correspondant à nos journées de juillet la suivent déjà au début de janvier. Le prolétariat allemand accomplit sa révolution selon un calendrier plus serré. Là où il nous a fallu quatre mois, il ne lui en faut plus que deux. Et nul doute que cette mesure proportionnelle se poursuivra jusqu’au bout. Des journées de juillet allemandes à l’octobre allemand il ne se passera peut-être pas quatre mois comme chez nous ; Il ne se passera peut-être pas deux mois. Et les coups de feu tirés dans le dos de Karl Liebknecht ont, n’en doutez pas, réveillé de puissants échos par toute l’Allemagne . Et ces échos ont dû sonner comme un glas funèbre aux oreilles des Scheidemann et des Ebert. Nous venons ici de chanter le Requiem pour Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Nos chefs ont péri. Nous ne les reverrons plus. Mais combien d’entre vous camarades, les ont-ils approchés de leur vivant ? Une minorité insignifiante. Et néanmoins, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg ont toujours été présents parmi vous. Dans vos réunions, dans vos congrès vous avez souvent élu Karl Liebknecht président d’honneur . Absent, il assistait à vos réunions, il occupait la place d’honneur à votre table. Car le nom de Karl Liebknecht ne désigne pas seulement une personne déterminée et isolée, ce nom incarne pour nous tout ce qu’il y a de bon, de noble et de grand dans la classe ouvrière, dans son avant-garde révolutionnaire. C’est tout cela que nous voyons en Karl Liebknecht. Et quand l’un d’entre nous voulait se représenter un homme invulnérablement cuirassé contre la peur et la faiblesse ; un homme qui n’avait jamais failli - nous nommons Karl Liebknecht. Il n’était pas seulement capable de verser son sang (ce n’est peut-être pas le trait le plus grand de son caractère), il a osé lever la voix au camp de nos ennemis déchaînés, dans une atmosphère saturée des miasmes du chauvinisme, alors que toute la société allemande gardait le silence et que la militarisme primait. Il a osé élever la voix dans ces conditions et dire ceci : " Kaiser, généreux, capitalistes et vous - Scheidemann qui étouffez la Belgique, qui dévastez le nord de la France, qui voulez dominer le monde entier - je vous méprise, je vous hais, je vous déclare la guerre et cette guerre je la mènerai jusqu’au bout. Camarades si l’enveloppe matérielle de Liebknecht a disparu, sa mémoire demeure et demeurera ineffaçable ! Mais avec le nom de Karl Liebknecht celui de Rosa Luxemburg se conservera à jamais dans les fastes du mouvement révolutionnaire universel. Connaissez-vous l’origine des légendes des saints et de leur vie éternelle ? Ces légendes reposent sur le besoin qu’éprouvent les hommes de conserver la mémoire de ceux qui, placés à leur tête, les ont servis dans le bien et la vérité ; elles reposent sur le besoin de les immortaliser en les entourant d’une auréole de pureté. Camarades, les légendes sont superflues pour nous ; nous n’avons nul besoin de canoniser nos héros - la réalité des événements que nous vivons actuellement nous suffit, car cette réalité est par elle-même légendaire. Elle éveille une puissance légendaire dans l’âme de nos chefs, elle crée des caractères qui s’élèvent au-dessus de l’humanité. Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg vivront éternellement dans l’esprit des hommes. Toujours, dans toutes les réunions où nous évoquions Liebknecht nous avons senti sa présence et celle de Rosa Luxemburg avec une netteté extraordinaire - presque matérielle. Nous la sentons encore, à cette heure tragique, qui nous unit spirituellement avec les plus nobles travailleurs d’Allemagne, d’Angleterre et du monde entier tous accablés par le même deuil, par la même immense douleur. Dans cette lutte et dans ces épreuves nos sentiments aussi ne connaissent pas de frontières.

Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont nos frères spirituels
Liebknecht n’est pas à nos yeux un leader allemand, pas plus que Rosa Luxemburg n’est une socialiste polonaise qui s’est mise à la tête des ouvriers allemands... Tous deux sont nos frères ; nous sommes unis à eux par des liens moraux indissolubles. Camarades ! cela nous ne répéterons jamais assez car Liebknecht et Rosa Luxemburg avaient des liens étroits avec le prolétariat révolutionnaire russe. La demeure de Liebknecht à Berlin était le centre de ralliement de nos meilleurs émigrés. Lorsqu’il s’agissait de protester au parlement allemand ou dans la presse allemande contre les services que rendaient les impérialistes allemands à la réaction russe c’est à Karl Liebknecht que nous nous adressions. Il frappait à toutes les portes et agissait sur tous les cerveaux - y compris ceux de Scheidemann et d’Ebert - pour les déterminer à réagir contre les crimes de l’impérialisme. Rosa Luxemburg avait été à la tête du parti social-démocrate polonais qui forme aujourd’hui avec le parti socialiste le Parti Communiste. En Allemagne, Rosa Luxemburg avait, avec le talent qui la caractérisait, approfondi la langue et la vie politique du pays ; elle occupa bientôt un poste de plus en vue dans l’ancien parti social-démocrate. En 1905, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg prirent part à tous les événements de la révolution russe. Rosa Luxemburg fut même arrêtée en sa qualité de militante active puis relâchée de la citadelle de Varsovie sous caution ; c’est alors qu’elle vint illégalement (1906) à Petrograd où elle fréquenta nos milieux révolutionnaires, visitant dans les prisons ceux d’entre nous qui étaient alors détenus et nous servant dans le sens le plus large de ce mot d’agent de liaison avec le monde socialiste d’alors. Mais en plus de ces relations toutes personnelles, nous gardons de notre communion morale avec elle - de cette communion que crée la lutte au nom des grands principes et des grands espoirs - le plus beau souvenir. Nous avons partagé avec elle le plus grand des malheurs qui aient atteint la classe ouvrière universelle - la banqueroute honteuse de la IIe Internationale, au mois d’août 1914. Et c’est avec elle encore que les meilleurs d’entre nous ont élevé le drapeau de la IIIe Internationale et l’ont tenu fièrement dressé sans faillir un seul instant. Aujourd’hui, camarades, dans la lutte que nous poursuivons, nous mettons en pratique les préceptes de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg. Ce sont leurs idées qui nous animent quand nous travaillons, dans Petrograd sans pain et sans feu , à la construction du nouveau régime soviétiste ; et quand nos armées avancent victorieusement sur tous les fronts c’est encore l’esprit de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg qui les anime. A Berlin, l’avant-garde du Parti Communiste n’avait pas encore pour se défendre de forces puissamment organisées ; elle n’avait pas encore d’armée rouge comme nous n’en avions pas dans les journées de juillet quand la première vague d’un mouvement puissant mais organisé fut brisée par des bandes organisées quoique peu nombreuses. Il n’y a pas encore d’armée rouge en Allemagne mais il y a une en Russie ; l’armée rouge est un fait ; elle s’organise et croît en nombre tous les jours. Chacun de nous se fera un devoir d’expliquer aux soldats comment et pourquoi ont péri Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg ce qu’ils étaient et quelle place leur mémoire doit occuper dans l’esprit de tout soldat, de tout paysan ; ces deux héros sont entrés à jamais dans notre panthéon spirituel. Bien que le flot de la réaction ne cesse de monter en Allemagne, nous ne doutons pas un instant que l’octobre rouge n’y soit proche. Et nous pouvons bien dire en nous adressant à l’esprit des deux grands défunts : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, vous n’êtes plus de ce monde, mais vous restez parmi nous ; nous allons vivre et lutter sous le drapeau de vos idées, dans l’auréole de votre charme moral et nous jurons si notre heure vient, de mourir debout face à l’ennemi comme vous l’avez fait, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.

Messages

  • Un texte récent sur les idées de Rosa Luxemburg :

    Voir en ligne : Rosa Luxemburg (1871-1919)

    • o k mon camarade nous liron ces écrits de rosa mais d’une part j’aimerai bien savoir la ou ou tu veux en venir ? et d’autre pars sur quelle idéé de rosa t’aimerais bien qu’on creuse ensmeble ? moi c’est moshé et toi j’aimerais bien que tu te fais un prénom car ça nous aidera de savoir exactement avec qui on papote et sur quelle sujet. cela étant je continu de pensé que t’ai pas vide et c’est un plaisir immence de papoté avec une personne qui est capable de discuté sur les idées.bon courage .moshé.

  • Concernant ce qui est dit sur la chine par R. Luxembourg au début de cet article, un texte de V. Hugo dénonçant l’expédition de Chine.

    Le texte date de 1861. Il est adressé au capitaine Butler. Cette expédition eut lieu durant le Second Empire, sous Napoléon III.

    Voir en ligne : L’Expédition de Chine

  • Rosa la vie par Anouk Grinberb, c’est la lecture de texte de Rosa Luxemburg pendant sa détention en prison pendant la guerre 14/18.

    Voir le site du théatre de la Commune à Aubervilliers.

  • Et devant mes yeux je vis passer la guerre...Lettre de Rosa Luxemburg

    ....Ah ! ma petite Sonia, j’ai éprouvé ici une douleur aiguë.
    Dans la cour où je me promène arrivent tous les jours des véhicules militaires bondés de sacs, de vielles vareuses de soldats et de chemises souvent tachées de sang...
    On les décharge ici avant de les répartir dans les cellules où les prisonnières les raccomodent, puis on les recharge sur la voiture pour les livrer à l’armée.
    Il y a quelques jours arriva un de ces véhicules tiré non par des chevaux, mais par des buffles.
    C’était la première fois que je voyais ces animaux de près.

    Leur carrure est plus puissante et plus large que celle de nos boeufs ; ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses ; ce qui fait ressembler leur tête toute noire avec deux grands yeux doux plutôt à celle des moutons de chez nous.
    Il sont originaires de Roumanie et constituent un butin de guerre...
    Les soldats qui conduisent l’attelage racontent qu’il a été très difficile de capturer ces animaux qui vivaient à l’état sauvage et plus difficile encore de les dresser à traîner des fardeaux.
    Ces bêtes habituées à vivre en liberté, on les a terriblement maltraitées jusquà ce qu’elles comprennent qu’elles ont perdu la guerre : l’expression vae victis s’applique même à ces animaux... une centaine de ces bêtes se trouveraient en ce moment rien qu’à Breslau.
    En plus des coups, eux qui étaient habitués aux grasses pâtures de Roumanie n’ ont pour nourriture que du fourrage de mauvaise qualité et en quantité tout à fait insuffisante.
    On les fait travailler sans répit, on leur fait traîner toutes sortes de chariots et à ce régime ils ne font pas long feu.
    Il y a quelques jours, donc, un de ces véhicules chargés de sacs entra dans la cour.
    Le chargement était si lourd et il y avait tant de sacs empilés que les buffles n’arrivaient pas à franchir le seuil du porche.
    Le soldat qui les accompagnait, un type brutal, se mit à les frapper si violemmment du manche de son fouet que la gardienne de prison indignée lui demanda s’il n’avait pas pitité des bêtes.
    Et nous autres, qui donc a pitité de nous ? répondit-il, un sourire mauvais aux lèvres, sur quoi il se remit à taper de plus belle...
    Enfin les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elle saignait... Sonitchka, chez le buffle l’épaisseur du cuir est devenue proverbiale, et pourtant la peau avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait la voiture, les bêtes restaient immobiles, totalement épuisées, et l’un des buffles, celui qui saignait, regardait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs.
    C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on vient de punir durement et qui ne sait pour quel motif et pourquoi, qui ne sait comment échapper à la souffrance et à cette force brutale...
    J’étais devant lui, l’animal me regardait, les larmes coulaient de mes yeux, c’étaient ses larmes.
    Il n’est pas possible, devant la douleur d’un frère chéri, d’être secouée de sanglots plus douloureux que je ne l’étais dans mon impuissance devant cette souffrance muette.
    Qu’ils étaient loin les pâturages de Roumanie, ces pâturages verts, gras et libres, qu’ils étaient inaccesibles, perdus à jamais.
    Comme là-bas tout - le soleil levant, les beaux cris des oiseaux ou l’appel mélodieux des pâtres - comme tout était différent.
    Et ici cette ville étrangère, horrible, l’étable étouffante, le foin écoeurant et moisi mélangé de paille pourrie, ces hommes inconnus et terribles et les coups, le sang ruisselant de la plaie ouverte...
    Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous deux aussi impuissants, aussi hébétés l’un que l’autre, et notre peine, notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être.
    Pendant ce temps, les prisonniers s’affairaient autour du chariot, déchargeant de lourds ballots et les portant dans le bâtiment.
    Quant au soldat, il enfonça les deux mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues.

    Et devant mes yeux je vis passer la guerre dans toute sa splendeur...

  • Rosa Luxemburg. "A quoi bon ?"

    "toute l’histoire de la civilisation de l’humanité ... repose sur "le pouvoir de décision de certains êtres humains sur d’autres", pouvoir qui plonge de profondes racines dans les conditions matérielles d’existence"

    Lettre à Sonia Liebknecht, 23 mai 1917

    ... Ma petite Sonia, cela vous irrite de me voir si longtemps détenue et vous demandez "Comment se peut-il que des êtres humains puissent décider du sort des autres êtres humains ? A quoi bon tout cela ?" Excusez-moi ma chérie, mais en lisant ces mots, j’ai éclaté de rire. Dans les frères Karamazov de Dostoïevski, il y a un personnage, Madame Choklabova, qui pose ce genre de question tout en interrogeant les personnes assemblées, mais qui, avant que l’une ait tenté de répondre, était déjà passée à un autre sujet. Mon petit oiseau, toute l’histoire de la civilisation de l’humanité, qui, selon mes modestes estimations, compte quelque vingt mille ans, repose sur "le pouvoir de décision de certains êtres humains sur d’autres", pouvoir qui plonge de profondes racines dans les conditions matérielles d’existence. Seule une douloureuse évolution ultérieure pourra changer cela et nous sommes justement les témoins d’une de ces phases extrêmement douloureuses. Vous demandez "A quoi bon tout cela ?" La notion "d’à quoi bon ?" n’est pas une notion utilisable pour les formes de la vie dans son ensemble "A quoi bon" y a-t-il des mésanges bleues sur terre ? Je n’en sais vraiment rien, mais je suis heureuse qu’il y en ait et quand me parvient de loin par dessus les murs de ma prison un rapide "tsi-tsi-bé !", c’est pour moi une douce consolation.

    Au reste, petite Sonia, vous exagérez ma "sérénité". Il suffit hélas du plus petit nuage qui passe sur moi, pour que c’en soit fait de mon équilibre intérieur et de ma béatitude. J’éprouve alors une souffrance indicible, simplement j’ai cette particularité dans ce cas-là de rester muette. Littéralement, petite Sonia, pas un mot ne peut sortir de ma bouche ...

  • « Je regrette, je le confesse et j’en fais repentance, de n’avoir pas montré trois fois plus d’audace. » Cette conclusion (d’un poème) vous la mettrez sur ma tombe. (…) Non, sur la pierre de mon tombeau, on ne lira que les deux syllabes : « tsvi-tsvi ». C’est le chant des mésanges charbonnières (…) »

    A propos des dirigeants social-démocrates devenus des défenseurs de la boucherie mondiale de 1914-18, au nom du nationalisme :

    C’est une aubaine qu’à ce jour, l’histoire du monde n’ait pas été faite par vos semblables, sinon, nous n’aurions pas eu la Réforme, et nous en serions sans doute à l’Ancien régime. »

    A propos de la révolution russe, cette lettre à Louise Kautsky :

    Comment peux-tu telle une triste cigale continuer à chanter ta chanson de malheur, tandis que de Russie nous arrive le cri si clair de ce choeur d’alouettes ? ! Ne comprend-tu donc pas que c’est notre cause qui l’emporte et triomphe là-bas, que c’est l’histoire du monde en personne qui y livre ses combats et, ivre de joie, danse la carmagnole ? »

    A propos de la première guerre mondiale :

    « Plus ça dure, plus les ignominies et les atrocités qui se produisent chaque jour dépassent toute limite et perdent toute mesure, et plus au fond de moi je suis tranquille et ferme. Face aux éléments, un ouragan, un déluge, une éclipse de soleil, on ne peut pas appliquer des critères moraux, il faut les regarder comme une donnée, comme un objet de recherche et de connaissance. Enrager et tempêter contre l’humanité n’a finalement pas de sens. Ce sont manifestement les seules voies possibles de l’Histoire et il faut la suivre jusque dans ses méandres, sans perdre de vue l’ultime direction. J’ai le sentiment que de toute cette boue morale (…) sortira quelque chose de grand et d’héroïque. »

    ROSA LUXEMBURG

  • « Plus ça dure, plus les ignominies et les atrocités qui se produisent chaque jour dépassent toute limite et perdent toute mesure, et plus au fond de moi je suis tranquille et ferme. Face aux éléments, un ouragan, un déluge, une éclipse de soleil, on ne peut pas appliquer des critères moraux, il faut les regarder comme une donnée, comme un objet de recherche

  • "Le jour même où le groupe parlementaire socialiste votait, à la stupéfaction générale, les crédits de guerre, le 4 août 1914, un groupe de militants se réunissait chez Rosa Luxemburg : le noyau qui deviendrait en 1916 la Ligue Spartakus était constitué. "

    le groupe parlementaire socialiste votait, à la stupéfaction générale, les crédits de guerre, le 4 août 1914,

    Surprise ou pas : quel texte pourrait nous éclairer, quelle analyse de l’époque permet de comprendre comment la sociale démocratie est en train de basculer quelque temps avant 1914.

  • Contrairement à la légende propagée par les staliniens et certains trotskistes, Rosa Luxemburg avait une vision plus claire et bien avant Lénine et Trotsky, sur la dérive catastrophique de la social-démocratie.

  • Le 26 janvier 1917, Rosa Luxembourg écrivait, de prison, à une amie :

    « Cette complète dissolution dans la vulgarité est pour moi tout à fait incompréhensible et intolérable. Vois, par exemple, comment Goethe s’élevait avec une supériorité sereine au-dessus des choses. Pense seulement à ce qu’il a dû vivre : la grande Révolution française, qui, à courte distance, devait lui sembler une force sanglante et sans aucun but, et ensuite, de 1793 à 1815, la série ininterrompue des guerres. Je ne te demande pas d’écrire des vers comme Goethe, mais son regard sur la vie —l’universalisme des intérêts, l’harmonie intérieure— cela peut être assimilé par quiconque, ou du moins, on peut s’efforcer d’y arriver. Et si tu me disais : Goethe n’est pas un militant politique, je pense que je te répondrais ceci : un militant doit justement s’efforcer de se mettre au-dessus des choses ; autrement il restera le nez plongé dans toutes sortes de saletés ; —bien entendu, je n’ai en vue ici qu’un militant de grand style... »

  • Rosa Luxemburg sur "la révolution russe de Lénine et Trotsky" en septembre 1918 :

    ...Les bolcheviks ont certainement commis plus d’une faute dans leur politique et en commettent sans doute encore - qu’on nous cite une révolution où aucune faute n’ait été commise ! L’idée d’une politique révolutionnaire sans faille, et surtout dans cette situation sans précédent, est si absurde qu’elle est tout juste digne d’un maître d’école allemand. Si, dans une situation exceptionnelle, un simple vote au Reichstag fait déjà perdre la « tête » aux « chefs » du socialisme allemand, alors que la voie leur est clairement tracée par l’abc du socialisme, si alors leur cœur bat la chamade et s’ils y perdent tout leur socialisme comme une leçon mal apprise - comment veut-on qu’un parti placé dans une situation historique véritablement épineuse et inédite, où il veut tracer de nouvelles voies pour le monde entier, comment veut-on qu’il ne commette pas de faute ?

    Cependant, la situation fatale dans laquelle se trouvent aujourd’hui les bolchéviks ainsi que la plupart de leurs fautes sont elles-mêmes la conséquence du caractère fondamentale­ment insoluble du problème auquel les a confrontés le prolétariat international et surtout le prolétariat allemand. Établir une dictature prolétarienne et accomplir un bouleversement socialiste dans un seul pays, encerclé par l’hégémonie sclérosée de la réaction impérialiste et assailli par une guerre mondiale, la plus sanglante de l’histoire humaine, c’est la quadrature du cercle. Tout parti socialiste était condamné à échouer devant cette tâche et à périr, qu’il soit guidé, dans sa politique par la volonté de vaincre et la foi dans le socialisme international, ou par le renoncement à soi-même.

    Nous aimerions les voir à l’œuvre, ces Basques pleurnichards, les Axelrod, les Dan, les Grigoriants [6] et compagnie qui, l’écume aux lèvres, vitupèrent contre les bolcheviks et colportent leurs misères à l’étranger, trouvant en cela - et comment donc ! - des âmes compa­tis­santes, celles de héros tels que Ströbel [7], Bernstein et Kautsky, nous aimerions bien voir ces Allemands à la place des bolcheviks ! Toute leur subtile sagesse se bornerait à une alliance avec les Milioukov à l’intérieur, avec l’Entente à l’extérieur, sans oublier qu’à l’inté­rieur, ils renonceraient consciemment à accomplir la moindre réforme socialiste ou même à l’entamer, en vertu de cette célèbre prudence de châtré selon laquelle la Russie est un pays agraire où le capitalisme n’est pas encore à point.

    Voilà bien la fausse logique de la situation objective tout parti socialiste qui accède aujourd’hui au pouvoir en Russie est condamné à adopter une fausse tactique aussi longtemps que le gros de l’armée prolétarienne internationale, dont il fait partie, lui fera faux bond.

    La responsabilité des fautes des bolcheviks incombe en premier lieu au prolétariat international et surtout à la bassesse persistante et sans précédent de la social-démocratie allemande, parti qui prétendait en temps de paix marcher à la pointe du prolétariat mondial, s’attribuait le privilège d’endoctriner et de diriger tout le monde, comptait dans le pays au moins dix millions de partisans des deux sexes et qui maintenant crucifie le socialisme trente six fois par jour sur l’ordre des classes dirigeantes, comme les valets vénaux du Moyen Age.

    Les nouvelles qui nous viennent aujourd’hui de Russie et la situation des bolcheviks sont un appel émouvant à la dernière étincelle du sentiment de l’honneur qui som­meille encore dans les masses d’ouvriers et de soldats allemands. Ils ont permis de sang-froid que la révolution russe soit déchiquetée, encerclée, affamée. Puissent-ils à la douzième heure la sauver au moins du comble de l’horreur : le suicide moral, l’alliance avec l’impérialisme allemand.

    Il n’y a qu’une seule issue au drame qui s’est noué en Russie : l’insurrection tombant sur l’arrière de l’impérialisme allemand, le soulèvement des masses allemandes qui donnerait le signal d’un achèvement révolutionnaire international du génocide. Le sauvetage de l’honneur de la révolution russe coïncide, en cette heure fatale, avec le salut de l’honneur du prolétariat allemand et du socialisme international.

    Spartakusbriefe, n° 11, septembre 1918, pp. 181-186.

  • Trotsky sur Rosa Luxemburg dans « Ma Vie » :

    « Au congrès de Londres, je connus de plus près Rosa Luxemburg avec laquelle j’avais été en relations dès 1904. De petite taille, frêle, même maladive, elle avait de nobles traits, de très beaux yeux, qui rayonnaient d’esprit, et elle subjuguait par la virilité de son caractère et de la pensée. Son style, tendu, précis, implacable, restera à jamais le reflet de son âme héroïque. C’était une créature aux aspects variés, riche en nuances. La révolution et ses passions, l’homme et son art, la nature, les herbes et les oiseaux pouvaient également faire vibrer en elle des cordes qui étaient nombreuses. « Il faudrait pourtant, écrivait-elle à Louise Kautsky, que quelqu’un me croie quand je dis que c’est seulement par suite d’un malentendu que je suis prise dans le tourbillon de l’histoire mondiale, et qu’en réalité j’étais née pour paître des oies. »

  • " Au milieu des ténèbres, je souris à la vie, comme si je connaissais la formule magique qui change le mal et la tristesse en clarté et en bonheur. Alors, je cherche une raison à cette joie, je n’en trouve pas et ne peux m’empêcher de sourire de moi-même. Je crois que la vie elle-même est l’unique secret. (...) La vie chante aussi dans le sable qui crisse sous les pas lents et sourds de la sentinelle, quand on sait l’entendre."

    Rosa Luxemburg

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