Extraits de "Ludwig Feuerbach" de Karl Marx :
"A un certain stade de l’évolution des forces productives, on voit surgir des forces de production et des moyens de commerce qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des désastres. Autre conséquence : une classe fait son apparition d’où émane la conscience de la nécessité d’une révolution en profondeur, la conscience communiste (...) Pour produire massivement cette conscience communiste, aussi bien que pour faire triompher la cause elle-même, il faut une transformation qui touche la masse des hommes ; laquelle ne peut s’opérer que dans un mouvement pratique, dans une révolution. Par conséquent, la révolution est nécessaire non seulement parce qu’il n’est pas d’autre moyen pour renverser la classe dominante, mais encore parce que c’est seulement dans une révolution que la classe révolutionnaire réussira à se débarrasser de toute l’ancienne fange et à devenir ainsi capable de donner à la société de nouveaux fondements."
Hegel dans « Phénoménologie de l’esprit » :
« Il n’est, d’ailleurs, pas difficile de voir que notre temps est un temps de la naissance et du passage à une nouvelle période. (…) De même que, chez l’enfant, après une longue nutrition silencieuse, la première respiration interrompt un tel devenir graduel de la progression de simple accroissement, - c’est là un saut qualitatif -, (…) de même se désintègre fragment après fragment l’édifice du monde précédent, tandis que le vacillement de celui-ci n’est indiqué que par des symptômes isolés (…) l’insouciance, l’ennui qui viennent opérer des fissures dans ce qui subsiste, le pressentiment indéterminé de quelque chose d’inconnu, sont des signes avant-coureur que ce quelque chose d’autre est en préparation. Cet effritement, progressant peu à peu, qui n’altérait pas la physionomie du tout, est interrompu par l’explosion du jour qui, tel un éclair, installe d’un coup la configuration d’un monde nouveau. (…) La substance vivante est (…) la négativité simple en sa pureté, par la même scission en deux de ce qui est simple (…) le devenir lui-même (…) le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif (…) et, d’une façon générale, l’auto-mouvement de la forme. »
« Une révolution est un phénomène purement naturel qui obéit davantage à des lois physiques qu’aux règles qui déterminent en temps ordinaire l’évolution de la société. Ou plutôt, ces règles prennent dans la révolution un caractère qui les rapproche beaucoup plus des lois de la physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de violence. »
Friedrich Engels
Extrait d’une lettre à Karl Marx du 13 février 1851
« L’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, « plus ingénieuse » que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées. Et cela se conçoit, puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience, la volonté, la passion, l’imagination de dizaines de milliers d’hommes, tandis que la révolution est … l’œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion et de l’imagination de dizaines de millions d’hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes. » Lénine
dans « La maladie infantile du communisme »
"La loi fondamentale de la révolution (...), la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs)."
Lénine, "La maladie infantile du communisme", 1920
« La théorie et l’histoire enseignent que la substitution d’un régime social à un autre suppose la forme la plus élevée de la lutte des classes, c’est-à-dire la révolution. Même l’esclavage n’a pu être aboli aux Etats-Unis sans une guerre civile. La force est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une nouvelle. Personne n’a encore été capable de réfuter ce principe énoncé par Marx de la sociologie des sociétés de classe. Seule la révolution socialiste peut ouvrir la voie au socialisme. »
Léon Trotsky
dans « Le marxisme et notre époque »
« L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit de l’irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. »
Léon Trotsky
dans Préface à l’« Histoire de la révolution russe »
LA COMMUNE DE PARIS DE 1871
« C’est précisément parce que les états dynamiques sont suspendus dans l’état critique que tout arrive à travers des révolutions et non graduellement. (...) Les grands systèmes comportant un grand nombre de composants évoluent vers un état intermédiaire « critique », loin de l’équilibre, et pour lequel des perturbations mineures peuvent déclencher des événements de toutes tailles, appelés « avalanches ». La plupart des changements se produisent au cours de ces événements catastrophiques plutôt qu’en suivant un chemin graduel et régulier. »
Le physicien Per Bak dans « Quand la nature s’organise »
Des scientifiques eux-mêmes font appel à l’idée de situation révolutionnaire, explosive, à propos des transitions de phase faisant passer la réalité d’un état dans un autre, qualitativement différent. Parmi les témoins auxquels je fais appel pour la défense de la notion de « révolution » en sciences, je voudrai particulièrement signaler Werner Heisenberg, grand physicien bien connu (auteur des inégalités de la physique quantique limitant la précision de toute mesure sur des quantités couplées) et qui n’est certainement pas un adepte politique des révolutions. Au début de son ouvrage, « La partie et le tout, le monde de la physique atomique », il raconte la genèse de ses idées et tient à rappeler qu’il a commencé à réfléchir aux atomes alors que lycéen, il faisait partie des jeunes volontaires enrôlés comme troupe fasciste contre la révolution des soviets ouvriers de Bavière, à Munich. Et pourtant, il avertit : « Si nous voulons parler de révolutions dans la science, il est important de regarder ces révolutions de très près. » Et pourtant, celui qui écrit ainsi est tout le contraire d’un révolutionnaire. La réalité qui lui apparaît en physique, elle, est bel et bien révolutionnaire : « Certes, j’ignore si l’on peut faire un parallèle entre les révolutions de la science et celles de la société humaine. (...) Du point de vue de l’évolution historique – et ceci est vrai, me semble-t-il, au même titre pour les arts et les sciences – de longues périodes d’arrêt ou en tout cas d’évolution très lente. (...) Cependant, à un moment donné ce lent processus – au cours duquel, peu à peu, le contenu de la discipline considérée subit une mutation – en arrive tout d’un coup, et parfois de façon tout à fait inattendue, à produire des possibilités et des valeurs nouvelles. » On pourrait penser que ces considérations sur les changements brutaux ne concernent que les idées en sciences et non la matière et son fonctionnement. C’est tout le contraire. Heisenberg défend l’idée que la matière subit des sauts qualitatifs, des discontinuités : « Comme vous le savez, Planck a découvert que l’énergie d’un système atomique varie de façon discontinue, que lors de l’émission d’énergie par un tel système, il existe, pour ainsi dire, des positions d’arrêt, correspondant à des énergies déterminées, c’est ce que j’ai appelé plus tard les états stationnaires. » Il cite là un débat avec Albert Einstein qui lui dit : « Vous savez que j’ai essayé de suggérer l’idée que l’atome tombe, pour ainsi dire subitement, d’un état d’énergie stationnaire à un autre, en émettant la différence d’énergie sous forme d’un paquet d’énergie ou encore quantum de lumière. Ceci serait un exemple particulièrement frappant de cette discontinuité dont j’ai parlé tout à l’heure. » Il lui répond ainsi : « Peut-être faudrait-il imaginer la transition d’un état stationnaire à un autre à peu près comme le passage d’une image à une autre dans certains films. « Et Einstein répondait : « Si votre théorie est juste, vous devrez me dire un jour ce que fait l’atome lorsqu’il passe d’un état à un autre en émettant de la lumière. » Heisenberg reconnaît ne pas connaître la réponse : « Lorsque l’électron (d’un atome) saute – dans le cas d’émission de rayonnement – d’une orbite à l’autre, nous préférons ne rien dire au sujet de ce saut : est-ce un saut est-ce un saut en longueur, un saut en hauteur ou quoi d’autre ? » Et, pour souligner la difficulté du problème et, surtout, à la fois la nécessité et la difficulté d’admettre la discontinuité de la nature, il cite un autre grand physicien quantique Erwin Schrödinger qui déclare : « Si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m’être jamais occupé de théorie quantique. »
Au sein de la dynamique, le changement brutal – la crise révolutionnaire – n’est pas un accident, mais un élément fondamental, constructif et même constitutif du processus. La conservation globale des caractéristiques d’une structure se fait au moyen de sauts, qui marquent la suppression de l’ancienne structure et la naissance d’une nouvelle. Les exemples de tels phénomènes sont légion. Pour subsister, la particule doit brutalement émettre un ou plusieurs photons par un processus qui est assimilable à un choc et par lequel la particule saute d’un état à un autre. Par l’émission de certains bosons (particules d’interaction), ceux du mécanisme de Higgs, la particule cède sa propriété de masse à la particule virtuelle voisine. Le virtuel devient réel et inversement, par une procédure assimilable au même type de choc et qui fonde une nouvelle structure. C’est par ce mécanisme de changement brutal que les caractéristiques de l’ancienne particule sont conservées. La conservation structurelle a eu lieu aux dépens de la matérialité de la particule. Cette dernière a disparu ou, plus exactement, ce n’est plus le même grain qui en est porteur. C’est au prix de cette disparition et de cette apparition que la matière se conserve au plan structurelle (conservation de la masse, de la charge, de l’énergie, etc). Le dédoublement de la cellule vivante a les mêmes caractéristiques (saut, brutalité, imprédictibilité, phénomène probabiliste). Le maintien des propriétés de la cellule s’est, là aussi, faite aux dépens de la vie de l’ancienne cellule disparue. La destruction est à la base de la construction. Le vivant a besoin de faire disparaître, sans cesse, quantité de cellules et de molécules. Les cellules vivantes sont des phénomènes en permanence à la limite de la crise menant à la mort.
Toutes ces crises, dans des domaines aussi divers, ont en commun un même mode de fonctionnement, qu’il s’agisse de la matière et de la vie mais également de la conscience et de la société. Ces caractéristiques communes sont l’interaction d’échelle, la discontinuité à grande échelle de matière, d’espace et de temps liée à la cohésion rapide et inaccoutumée des éléments individuels à petite échelle, le rapport de la durée d’interaction et du temps caractéristique de la structure, la création d’une organisation nouvelle des interactions, capable de bâtir un nouvel ordre dit émergent, c’est-à-dire qui n’est pas présent dans les éléments présents pris individuellement. A cette description, que les amateurs de propositions formelles peuvent choisir comme définition de la révolution, chaque spécialiste d’un de ces domaines dira qu’il reconnaît parfaitement soit la supraconductivité, soit la cristallisation, soit la crise économique, soit la fusion nucléaire, etc…
La compréhension des mécanismes de la matière nous éclaire sur le mode de fonctionnement des sociétés humaines (et inversement). La crise économique capitaliste illustre ce type de dynamique. Dans une crise boursière, on retrouve l’importance de la rapidité et de la taille des chocs. Si une augmentation ou une diminution de valeurs boursières diverses en grand nombre a lieu de manière cohérente dans un temps court, c’est la catastrophe. En temps normal, il y a sans cesse de petites crises pour telle ou telle valeur boursière, mais pas de crise générale. C’est la coordination de mouvements, d’ordinaire indépendants et sans cohérence, qui provoque la crise. Le désordre des achats et des ventes est synonyme de conservation et le trop grand ordre (cohérence brutale des achats et des ventes), réalisé brutalement, provoque un choc important capable de détruire la structure économique. La société humaine connaît le même type de phénomène quand des centaines de milliers de travailleurs sont, en même temps, concernés par un mouvement social de grande ampleur. Quelques luttes sociales et politiques, jusque là disjointes, se rejoignant dans un court laps de temps en un même mouvement, provoquant un changement qualitatif. En France, en 1789, l’aspiration des paysans à la terre, la revendication de la bourgeoisie d’un Etat à son service et de l’unification nationale, celles de liberté de la petite bourgeoisie radicale des villes, souvent contradictoires, se sont combinées en un seul et même mouvement. En Russie, en 1917, la révolution ouvrière, la révolte contre la guerre, l’aspiration à la terre et la revendication nationale des peuples opprimés, ne se contentent pas de s’additionner : si elles ont lieu simultanément sur un temps court, elles provoquent une situation nouvelle d’une dimension supérieure d’un niveau d’échelle supplémentaire.
La sociologie, la politique et l’histoire emploient, pour ce type de phénomène, le terme de révolution. La biologie, la médecine, la psychiatrie, l’évolutionnisme et la paléontologie ont recours, comme l’économie, à la notion de « crise », de la crise cardiaque à la crise d’extinction du Permien, de la crise d’épilepsie à la crise d’expansion de biodiversité du Cambrien. La physico-chimie appelle ces changements brutaux des « transitions de phase », des « phénomènes critiques », des « émergences de structure », des « ruptures de symétrie », etc… Ces images ne se contentent pas de décrire un domaine ou un autre, mais un même mode d’existence d’un processus dynamique et s’étendent du coup à une large catégorie de phénomènes. Ce qui caractérise les discontinuités à grande échelle, c’est d’être portées par des quantités de discontinuités aléatoires, à petite échelle, s’agitant en tous sens. Lors de la crise, « rupture » est bien le terme descriptif exact, car ces discontinuités élémentaires deviennent brutalement cohérentes, produisant une discontinuité à grande échelle. La liaison chimique se rompt. Le noyau atomique fissionne. La foudre rompt la symétrie de l’air, structurant un espace dans lequel était absente une direction favorable pour la propagation électrique. La rupture de symétrie est une image très efficace pour l’établissement d’un nouvel ordre. L’ordre social se fissure menant non seulement au chaos mais aussi parfois à un pouvoir d’un type nouveau. La pente de neige se fend, déstabilisant des masses considérables de matière. La neige a changé de structure et un simple mouvement a suffi à provoquer une grande catastrophe. L’écorce terrestre se brise. La planète connaît des grands tremblements de terre. S’ils sont assez rares à grande échelle, il y a en permanence des myriades de secousses de petite échelle, de toutes sortes de tailles, sans périodicité fixe. Dans tous ces phénomènes divers, on constate de multiples agitations, apparemment aléatoires, qui se coordonnent dans un temps très court. Les photons devenus cohérents donnent le faisceau laser. La trop grande cohérence des vibrations dans la matière entraîne non seulement la rupture de la structure mais la formation d’une structure nouvelle à grande échelle.
Le rôle des révolutions, des scientifiques l’ont remarqué qui établissent parfois le parallèle avec ce qu’ils observent en sciences. C’est le cas du biochimiste Roger Lewin, dans « La complexité », où il interviewe des archéologues qui constatent que l’Etat est précédent d’une situation d’ « imminence de l’effondrement » dans des situations aussi diverses que la chute de l’empire romain ou celle de la civilisation Maya ou de Chaco Canyon. Il rajoute : « il s’agit de tournants dans l’histoire des sociétés, de changements rapides comme ceux observés dans les systèmes biologiques et physiques sous l’appellation de transitions de phase. »
Dans le concept de révolution, il n’y a pas seulement la discontinuité, le choc, la rétroaction du lent et du rapide et l’interaction d’échelle, une autre notion est tout aussi fondamentale en physique, en biologie qu’en histoire des sociétés, c’est celle d’irréversibilité. Quand une structure est apparue, ce tournant n’est jamais revenu en arrière. L’univers est resté marqué par ce changement. C’est le cas pour l’apparition des diverses sortes de matière, de particules d’interaction, de structures les associant, de structures à grande échelle, de vie ou de société. Un changement révolutionnaire signifie que la transformation a produit une marque indélébile. Ainsi, Léon Trotsky remarquait dans son ouvrage « La révolution russe » que la révolution de 1917 n’avait pas fait que produire des transformations en Russie et dans le monde. Elle avait transformé de façon irréversible les relations sociales, la perception que nous avions et même les mots pour les décrire. Il en va de même en sciences. L’irréversibilité est partout présente dans la matière. C’est un caractère fondamental du processus, aussi important que la non-linéarité, l’historicité, la hiérarchisation de structures, la discontinuité, le caractère qualitatif du saut ou l’émergence. L’irréversibilité n’est pas seulement un produit du niveau macroscopique de structure de la matière. Elle est également microscopique. Gilles Cohen-Tannoudji le rapporte dans « La Matière-Espace-Temps » : « L’irréversibilité reste au cœur des phénomènes physiques, même en théorie quantique relativiste. » C’est l’irréversibilité qui fait de la matière, de la vie et de la société des produits historiques.
En termes historiques, la révolution est elle aussi effacée des ouvrages. Qui se souvient des révolutions victorieuses de l’Antiquité : la révolution sociale (contre les riches et les religieux) qui renversa à Sumer la dynastie d’Ur-Nanshé vers – 2400 (avant J.-C), celle des régimes du Levant en -2300 avant JC, comme la révolution sociale contre les pharaons d’Egypte en -2260 avant JC qui supprima le règne des pharaons durablement produisant le premier "interrègne", le renversement des royaumes de Grèce vers -2000 avant JC, la révolution qui, en -1750 avant JC, renverse le régime de Mésopotamie du jeune roi Samsoullouna, celle contre l’Etat et la classe dirigeante de l’île de Crête (qui détruisit tous les bâtiments officiels et tous les édifices religieux du régime de Cnossos en 1425 avant J.-C), la révolution contre les corvées au royaume de Juda et qui engendra le royaume d’Israêl en -933 avant JC, la révolution contre la maison royale d’Israêl en -842 avant JC, le succès de la révolte contre le roi chinois Li-Wang en -841 avant JC, le soulèvement d’abord victorieux des peuples opprimés par le régime assyrien en -701 réprimé en -689, le renversement de l’empire maya vers -600, la révolte contre la noblesse et les dettes qui contraint les classes dirigeantes à faire appel à Solon, la révolte contre la dictature à Athènes en -510 qui amena la libération d’un grand nombre d’esclaves, la chute de la tyrannie à Agrigente en -470, la chute de la tyrannie à Syracuse en -466, la révolte victorieuse du peuple contre la noblesse de Corfou en -427 ou encore l’insurrection générale de forçats et de paysans sous la direction d’un paysan pauvre Tcheng Cheng qui mit fin à la dynastie impériale chinoise des Ts’in ? Qui se souvient que ces révolutions, même parfois défaites, ont marqué toute l’histoire ?
La bourgeoisie actuellement dominante craint tellement la révolution ouvrière qu’elle a même effacé la révolution bourgeoise de son livre d’Histoire !
extrait de "Staline" de Léon Trotsky :
"La révolution brise et démolit l’appareil du vieil Etat. C’est sa première tâche. Les masses prennent possession de l’arène politique. Elles décident, elles agissent, elles légifèrent à leur façon, qui n’a pas de précédent ; elles jugent, elles ordonnent. L’essence de la révolution c’est que la masse devient son propre organe exécutif. Mais quand les hommes qui l’ont animée quittent la scène, se replient vers leurs districts, se retirent dans leurs foyers, inquiets, désillusionnés, fatigués, l’arène tombe dans l’abandon, et sa désolation ne fait qu’augmenter à mesure que la nouvelle machine bureaucratique l’occupe. Naturellement, les nouveaux dirigeants, peu sûrs d’eux-mêmes et de la masse, sont pleins d’appréhension. C’est pourquoi, aux époques de réaction victorieuse, la machine militaro-policière joue un rôle beaucoup plus grand que sous l’ancien régime. Dans sa courbe, de la Révolution à Thermidor, la nature spécifique du Thermidor russe était déterminée par le rôle que le Parti y jouait. La Révolution française n’avait rien de ce genre à sa disposition. La dictature des Jacobins, en tant qu’elle était personnifiée par le Comité de salut public, ne dura qu’une année. Cette dictature avait un appui réel dans la Convention, qui était bien plus forte que les clubs et les sections révolutionnaires. Ici réside la contradiction classique entre le dynamisme de la révolution et son reflet parlementaire. Les éléments les plus actifs des classes participent à la lutte révolutionnaire qui oppose ouvertement les forces antagonistes. Les autres - les neutres, les passifs, les inconscients - semblent se mettre eux-mêmes hors du jeu. Au moment des élections, la participation s’élargit ; elle englobe une portion considérable de ceux qui ne sont que semi-passifs ou semi-indifférents. En temps de révolution, les représentants parlementaires sont infiniment plus modérés et pondérés que les groupes révolutionnaires qu’ils représentent. Afin de dominer la Convention, les Montagnards lui laissèrent, plutôt qu’aux éléments révolutionnaires du peuple, le gouvernement de la nation.
Malgré le caractère incomparablement plus profond de la Révolution d’Octobre, l’armée du Thermidor soviétique était recrutée essentiellement parmi les restes des anciens partis dirigeants et leurs représentants idéologiques. Les anciens grands propriétaires fonciers, les capitalistes, les avocats, leurs fils - c’est-à-dire ceux d’entre eux qui n’avaient pas fui à l’étranger - étaient incorporés dans la machine de l’Etat, et même une portion non négligeable dans le Parti, mais le plus grand nombre de ceux admis dans les appareils de l’Etat et du Parti étaient d’anciens membres des formations petites-bourgeoises - menchévistes et socialistes-révolutionnaires. Il faut ajouter à ceux-ci une énorme quantité de philistins purs et simples qui s’étaient mis à l’abri durant les époques tumultueuses de la Révolution et de la guerre civile, et qui, convaincus enfin de la stabilité du gouvernement soviétique, se vouaient avec une passion singulière à la noble tâche de s’assurer des emplois agréables et permanents, sinon au centre, au moins dans les provinces. Cette énorme racaille aux couleurs diverses était l’appui naturel du Thermidor.
Ses sentiments allaient du rose pâle à la pure blancheur. Les socialistes-révolutionnaires étaient, naturellement, prêts en tout temps, et de toutes les façons, à défendre les intérêts des paysans contre les menaces de ces bandits d’« industrialistes », tandis que les menchéviks, en gros, pensaient que plus de liberté et plus de terres devraient être données à la bourgeoisie paysanne, dont ils étaient devenus les porte-parole politiques. Les survivants de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers, qui avaient trouvé leur voie vers des emplois gouvernementaux virent naturellement dans les paysans leur planche de salut. En tant que champions de leurs propres intérêts de classe, ils ne pouvaient s’attendre à des succès quelconques pour le temps présent et comprenaient parfaitement qu’ils avaient à passer par une période de défense de la paysannerie. Aucun de ces groupes ne pouvait ouvertement relever la tête. Ils avaient tous besoin de la coloration protectrice du Parti dirigeant et du bolchévisme traditionnel. La lutte contre la révolution permanente devint pour eux la lutte contre la consécration de l’anéantissement de leurs anciens privilèges. Il est naturel qu’ils aient accepté joyeusement pour être leurs dirigeants ceux des bolchéviks qui s’étaient dressés contre la révolution permanente.
L’économie avait pris un nouvel essor : un certain surplus apparut. Naturellement, il était concentré dans les villes et entièrement à la disposition des couches dirigeantes. Il ramena avec lui des théâtres, des restaurants et des cabarets. Des centaines de milliers d’hommes de diverses professions qui avaient passé les brûlantes années de la guerre civile dans une sorte de coma revivaient maintenant, s’étiraient et commençaient à prendre part à la restauration d’une vie normale. Ils étaient tous du côté des adversaires de la révolution permanente. Tous voulaient la paix, la croissance et le renforcement de la paysannerie, et aussi la prospérité accrue des établissements de plaisir dans les villes ; c’est cette permanence plutôt que celle de la révolution qu’ils recherchaient. Le professeur Oustryalov se demanda si la Nep (nouvelle économie politique) de 1921 était une « tactique » ou une « évolution ». Cette question troubla beaucoup Lénine. Le cours ultérieur des événements montra que la « tactique », grâce à une configuration spéciale des conditions historiques, devint source d’« évolution ». La retraite stratégique du parti révolutionnaire, fut utilisée comme point de départ de sa dégénérescence.
La contre-révolution s’installe quand l’écheveau des conquêtes sociales commence à se dévider ; il semble alors que le dévidage ne cessera plus. Cependant, quelque portion des conquêtes de la révolution est toujours préservée. Ainsi, en dépit de monstrueuses déformations bureaucratiques, la base de classe de l’U.R.S.S. reste prolétarienne. Mais n’oublions pas que ce processus de déroulement n’a pas encore été complété, et que l’avenir de l’Europe et du monde durant les prochaines décades n’a pas encore été décidé. Le Thermidor russe aurait certainement ouvert une nouvelle ère du règne de la bourgeoisie si ce règne n’était devenu caduc dans le monde entier. En tout cas, la lutte contre l’égalité et l’instauration de différenciations sociales très profondes n’ont pu jusqu’ici éliminer la conscience socialiste des masses, ni la nationalisation des moyens de production et de la terre, qui sont les conquêtes socialistes fondamentales de la Révolution. Bien qu’elle ait porté de graves atteintes à ces achèvements, la bureaucratie n’a pu s’aventurer encore à recourir à la restauration de l’appropriation privée des moyens de production. A la fin du dix-huitième siècle, la propriété privée des moyens de production était un facteur progressif de haute signification : elle avait encore l’Europe et le monde à conquérir. Mais aujourd’hui la propriété privée est le plus grand obstacle an développement normal des forces de production. Bien que par la nature de son nouveau mode de vie, de son conservatisme, de ses sympathies politiques, l’énorme majorité de la bureaucratie soit portée vers la petite bourgeoisie, ses racines économiques reposent grandement dans les nouvelles conditions de propriété. La croissance des relations bourgeoises menaçait non seulement la base socialiste de la propriété, mais aussi le fondement social de la bureaucratie ; elle pouvait avoir voulu répudier la perspective socialiste du développement en faveur de la petite bourgeoisie ; mais elle n’était disposée en aucun cas à répudier ses propres droits et privilèges en faveur de cette même petite bourgeoisie C’est cette contradiction qui conduisit au conflit extrêmement vif qui éclata entre la bureaucratie et le koulaks.
C’est en cela que le Thermidor soviétique diffère radicalement de son prototype français. La dictature jacobine avait été nécessaire pour déraciner la société féodale et défendre le nouvel ordre social contre les attaques de l’ennemi du dehors. Cela fait, la tâche du régime thermidorien consista à créer les conditions nécessaires du développement de cette nouvelle société qui était bourgeoise, c’est-à-dire basée sur la propriété privée et la liberté du commerce dégagée de la plupart de ses entraves antérieures. La restauration d’une liberté du commerce limitée par la Nep en 1921 fut une retraite devant les exigences bourgeoises. Mais en fait ce commerce libre était si restreint qu’il ne pouvait saper les fondations du régime (la nationalisation des moyens de production) et les rênes du gouvernement restaient entre les mains des Jacobins russes qui avaient dirigé la Révolution d’Octobre. Même l’extension ultérieure de cette liberté commerciale en 1925 n’altéra pas la base du régime, bien que la menace devînt alors plus grande. La lutte contre le trotskisme était menée au nom du paysan, derrière lequel se cachaient le nepman vorace et le bureaucrate avide. Aussitôt que le trotskisme eut été vaincu, la location des terres fut légalisée, et sur toute la ligne le glissement du pouvoir de la gauche vers la droite devint manifeste, malgré les revirements occasionnels vers la gauche, car ceux-ci étaient toujours suivis de retours encore plus prononcés à droite. Dans la mesure où la bureaucratie utilisa ses balancements vers la gauche pour acquérir une accélération du mouvement pour chaque saut suivant à droite, le zigzag se développait régulièrement aux dépens des masses travailleuses et dans l’intérêt d’une minorité privilégiée, son caractère thermidorien est indéniable.
Jean-Jacques Rousseau nous enseigna que la démocratie politique était incompatible avec une trop grande inégalité. Les Jacobins, représentants de la masse petite-bourgeoise, étaient imprégnés de cet enseignement. La législation de la dictature jacobine, spécialement les lois du maximum, reposait sur cette conception. La législation soviétique également, qui bannissait l’inégalité même de l’armée. Sous Staline, tout cela a changé, et, aujourd’hui, l’inégalité n’est pas seulement sociale, mais économique. Elle a été favorisée par la bureaucratie, avec cynisme et effronterie, au nom de la doctrine révolutionnaire du bolchévisme. Dans sa campagne contre les critiques trotskistes du régime de l’inégalité, dans son agitation en faveur des taux différents de salaires, la bureaucratie invoqua les ombres de Marx et de Lénine, et chercha une justification de ses privilèges sous le couvert du paysan « moyen » travaillant dur et de l’ouvrier qualifié. Elle prétendit que l’Opposition de gauche essayait de priver le travail qualifié du salaire supérieur auquel il avait pleinement droit. C’était la même sorte de camouflage démagogique que celle pratiquée par le capitaliste et le propriétaire foncier versant des larmes de crocodile au nom du mécanicien qualifié, du petit commerçant entreprenant et du fermier toujours martyr. C’était une manœuvre habile de la part de Staline et elle trouva naturellement un appui immédiat chez les fonctionnaires privilégiés, qui, pour la première fois, virent en lui leur chef élu. Avec un cynisme sans bornes, l’égalité fut dénoncée comme un préjugé petit-bourgeois ; l’opposition était stigmatisée comme ennemi principal du marxisme et grand pécheur contre les évangiles de Lénine. Vautrés dans des autos, techniquement propriété du prolétariat, dans leur voyage aux villes d’eaux, elles aussi propriété du prolétariat, les bureaucrates riaient follement en s’écriant : « Pourquoi nous sommes-nous battus ? » Cette phrase ironique fut très populaire à l’époque. La bureaucratie avait respecté Lénine, mais elle avait toujours trouvé sa main puritaine plutôt irritante. Une épigramme courante en 1926-1927 caractérisait son attitude à l’égard de l’Opposition unifiée : « On tolère Kaménev, mais on ne le respecte pas. On respecte Trotsky, mais on ne le tolère pas. On ne tolère ni ne respecte Zinoviev. » La bureaucratie cherchait un chef qui fût le premier parmi des égaux. La fermeté de caractère de Staline et son esprit borné lui inspiraient confiance. « Nous ne craignons pas Staline, disait lénoukidzé à Sérébriakov. Aussitôt qu’il voudra prend de grands airs, nous l’éliminerons. » Mais, en fin compte, c’est Staline qui les « élimina ».
Le Thermidor français, déclenché par des Jacobins de gauche, se retourna finalement en réaction contre tous les Jacobins. « Terroristes », « Montagnards », « Jacobins » devinrent des termes d’injure. Dans les provinces, les arbres de la liberté étaient abattus et la cocarde tricolore foulée aux pieds. De telles pratiques étaient inconcevables dans la République soviétique. Le parti totalitaire renfermait en lui tous les éléments indispensables de la réaction, qu’il mobilisait sous la bannière officielle de la Révolution d’Octobre. Le Parti ne tolérait aucune compétition, pas même dans la lutte contre ses ennemis. La lutte contre les trotskistes ne se transforma pas en lutte contre les bolchéviks parce que le Parti avait absorbé cette lutte dans sa totalité, lui avait fixé certaines limites et la menait au nom du bolchévisme.
Aux yeux des naïfs, la théorie et la pratique de la troisième période semblent réfuter la théorie de la période thermidorienne de la Révolution russe. En fait, elles ne font que la confirmer. La substance de Thermidor était, est et ne pouvait manquer d’être sociale en son caractère. Elle représentait la cristallisation d’une nouvelle couche privilégiée, la création d’un nouveau substratum pour la classe économiquement dominante. Deux prétendants ambitionnaient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même. Elles devaient lutter coude à coude dans la bataille pour briser la résistance de l’avant-garde prolétarienne. Quand cette tâche eut été accomplie, une lutte sauvage se déchaîna entre elles. La bureaucratie prit peur de son isolement, de son divorce d’avec le prolétariat. Seule elle était incapable d’écraser le koulak et pas davantage la petite bourgeoisie, qui avait crû et continuait de croître sur la base de la Nep, il lui fallait l’aide du prolétariat. De là ses efforts concertés pour présenter sa lutte contre la petite bourgeoisie pour les excédents et pour le pouvoir comme la lutte du prolétariat contre des tentatives de restauration capitaliste.
L’analogie avec le Thermidor français s’arrête ici. La nouvelle base sociale de l’Union soviétique devint dominante. Maintenir la nationalisation des moyens de production et de la terre, c’est une loi de vie ou de mort pour la bureaucratie, car c’est la source sociale de sa position dominante. Ce fut la raison de sa lutte contre le koulak. La bureaucratie ne pouvait la mener, et la mener jusqu’au bout, qu’avec l’appui du prolétariat. Qu’elle ait réussi à obtenir cet appui, rien ne le prouve mieux que l’avalanche de capitulations de représentants de la nouvelle opposition. La lutte contre le koulak, la lutte contre l’aile droite - c’étaient les mots d’ordre officiels de cette période - apparurent aux ouvriers et à beaucoup d’oppositionnels de gauche comme une renaissance de la dictature du prolétariat et de la révolution socialiste. Nous les avertîmes à l’époque : il ne s’agit pas seulement de ce qui est fait, mais aussi de qui le fait. Dans les conditions de la démocratie soviétique, c’est-à-dire du gouvernement des travailleurs, la lutte contre les koulaks n’aurait pu assumer une forme semblable à celle qu’elle prit alors : convulsive, paniquarde et bestiale, et elle aurait dû conduire à une élévation générale du niveau économique et culturel des masses sur la base de l’industrialisation. Mais la lutte de la bureaucratie contre le koulak n’était qu’un combat mené sur le dos des travailleurs ; et puisque aucun des combattants n’avait confiance dans les masses, puisque tous deux les craignaient, la lutte revêtit un caractère désordonné et meurtrier. Grâce à l’appui du prolétariat, elle se termina par une victoire pour la bureaucratie mais une victoire qui ne pouvait accroître le poids spécifique du prolétariat dans la vie politique du pays.
Pour comprendre le Thermidor russe, il est indispensable de se faire une idée exacte du rôle du Parti en tant que facteur politique. Il n’y avait rien qui ressemblât, même de loin, au Parti bolchéviste dans la Révolution française. Pendant la période thermidorienne, il y avait en France divers groupes sociaux sous diverses étiquettes politiques qui se dressèrent l’un contre l’autre au nom d’intérêts sociaux déterminés. Les Thermidoriens s’attaquèrent aux Jacobins en les qualifiant de terroristes. La jeunesse dorée soutint les thermidoriens sur la droite, les menaçant en même temps. En Russie, ces divers processus, conflits et unions étaient recouverts du nom du parti unique.
Extérieurement, ce même parti unique célébrait les étapes de son existence au commencement du gouvernement soviétique et vingt ans plus tard, recourant aux mêmes méthodes au nom des mêmes buts : la préservation de sa pureté politique et de son unité. En fait, le, rôle du Parti et le rôle des épurations avaient été radicalement modifiés. Dans les premiers temps du pouvoir soviétique, le vieux parti révolutionnaire se débarrassait de ses arrivistes ; parallèlement, les comités étaient composés d’ouvriers révolutionnaires. Les aventuriers, ou arrivistes, ou les simples canailles qui tentaient d’obtenir des postes gouvernementaux étaient jetés par-dessus bord. Mais les épurations des récentes années furent, au contraire, entièrement dirigées contre les vieux révolutionnaires. Les organisateurs de ces épurations étaient les pires bureaucrates et les fonctionnaires les plus médiocres du Parti. Les victimes des épurations étaient les hommes les plus loyaux, les plus dévoués aux traditions révolutionnaires, et, avant tout, la génération des aînés révolutionnaires, les éléments vraiment prolétariens. La signification sociale des épurations a changé essentiellement, mais ce changement est masqué par le fait que les épurations ont été opérées par le même Parti. En France, nous voyons, dans des circonstances correspondantes, le mouvement tardif des districts petits-bourgeois et ouvriers contre les sommets de la petite et de la moyenne bourgeoisie, représentés par les thermidoriens, et aidés par les bandes de la jeunesse dorée.
Aujourd’hui, ces bandes mêmes de la jeunesse dorée sont dans le Parti et dans la Jeunesse communiste. Elles constituent les détachements de combat, recrutés parmi les fils de la bourgeoisie, jeunes privilégiés résolus à défendre leur position privilégiée et celle de leur famille. Il suffira de souligner le fait que, à la tête de la Jeunesse communiste, pendant de nombreuses années, se trouvait Kossarev, connu de tous comme moralement dégénéré, et qui abusait de sa haute situation pour réaliser ses visées personnelles ; tout son appareil se composait d’hommes du même type. Telle était la jeunesse dorée du Thermidor russe. Son incorporation directe dans le Parti masquait sa fonction sociale comme détachement de combat des privilégiés contre les ouvriers et les opprimés. La jeunesse dorée soviétique criait : « A bas le trotskisme ! Vive le Comité central léniniste ! » exactement comme la jeunesse dorée du Thermidor français criait : « A bas les Jacobins ! Vive la Convention ! »
Les Jacobins se maintinrent surtout grâce à la pression de la rue sur la Convention. Les Thermidoriens, c’est-à-dire les Jacobins déserteurs, tentèrent d’employer la même méthode, mais pour des fins opposées. Ils commencèrent à organiser des fils bien habillés de la bourgeoisie, d’anciens sans-culottes. Ces membres de la jeunesse dorée, ou simplement les « jeunes », comme les appelait avec indulgence la presse conservatrice, devinrent un facteur si important de la politique nationale que, à mesure que les Jacobins étaient expulsés de leurs postes administratifs, ces « jeunes » prenaient leur place. Un processus identique se poursuit encore actuellement dans l’Union soviétique. En fait, il s’est considérablement développé sous Staline.
La bourgeoisie thermidorienne se caractérisait par une haine profonde des Montagnards, car ses propres dirigeants avaient été pris parmi les hommes qui avaient été à la tête des sans-culottes. La bourgeoisie, et avec elle les thermidoriens, redoutaient avant tout un nouveau soulèvement populaire. C’était précisément pendant cette période que se formait pleinement, dans la bourgeoisie française, la conscience de classe ; elle détestait les Jacobins et les demi-Jacobins d’une haine enragée - comme des traîtres à ses intérêts les plus sacrés, comme des déserteurs passés à l’ennemi, comme des renégats. La source de la haine de la bureaucratie soviétique pour les trotskistes a le même caractère social. Ici, nous voyons des membres de la même couche, du même groupe dirigeant, de la même bureaucratie privilégiée, qui renoncent à leurs postes pour lier leur destin à celui des sans-culottes, des déshérités, des prolétaires, des paysans pauvres. Toutefois, la différence réside en ce fait que la bourgeoisie française était déjà constituée avant la grande révolution, elle brisa sa coquille politique au sein de l’Assemblée constituante ; mais elle avait à passer par la période de la Convention et de la dictature jacobine afin de pouvoir cohabiter avec ses ennemis, tandis que, durant la période thermidorienne, elle restaura sa tradition historique. La caste dirigeante soviétique, elle, se composait entièrement de bureaucrates thermidoriens, recrutés non seulement dans les rangs bolchévistes, mais aussi dans les partis petits-bourgeois et bourgeois, et ces derniers avaient de vieux comptes à régler avec les « fanatiques » du bolchévisme.
Thermidor reposait sur un fondement social. C’était une question de pain, de viande, de logement et, si possible, de luxe. L’égalité jacobine bourgeoise, qui revêtit la forme de la réglementation du maximum, restreignait le développement de l’économie bourgeoise et l’extension du bien-être bourgeois. Sur ce point, les thermidoriens savaient parfaitement bien ce qu’ils voulaient ; dans la Déclaration des droits, ils exclurent le paragraphe essentiel, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » A ceux qui demandèrent le rétablissement de cet important paragraphe jacobin, les thermidoriens répondirent qu’il était équivoque et par suite dangereux ; naturellement les hommes étaient égaux en droits, mais non dans leurs aptitudes et dans leurs biens. Thermidor était une protestation directe contre le caractère spartiate et contre l’effort vers l’égalité.
On trouve la même motivation sociale dans le Thermidor soviétique. La question primordiale était d’en finir avec les limitations spartiates de la première période de la Révolution. Mais il s’agissait aussi de consacrer les privilèges croissants de la bureaucratie. Il ne s’agissait nullement d’instaurer un régime économique libéral ; les concessions dans cette direction étaient temporaires et durèrent bien moins longtemps qu’on ne l’avait prévu. Un régime libéral sur la base de là propriété privée signifie la concentration de la richesse entre les mains de la bourgeoisie, spécialement de ses sommets. Les privilèges de la bureaucratie ont une origine différente. La bureaucratie s’attribue cette part du revenu national qu’elle peut s’assurer soit par l’exercice de sa force ou de son autorité, soit par une intervention directe dans les rapports économiques. En ce qui concerne le surplus de la production nationale, la bureaucratie et la petite bourgeoisie, d’alliées qu’elles étaient, devinrent très vite ennemies. Le contrôle du surplus ouvrit, pour la bureaucratie, la route du pouvoir."
Extraits de "Europe et Amérique" de Léon Trotsky :
Quels sont les postulats de la révolution sociale, dans quelles conditions peut-elle surgir, se développer et vaincre ? Ces postulats sont très nombreux. Mais on peut les rassembler en trois et même en deux groupes : les postulats objectifs et les postulats subjectifs : Les postulats objectifs reposent sur un niveau déterminé de développement des forces de production. (C’est là une chose élémentaire, mais il n’est pas inutile de revenir de temps en temps à " l’alpha-beta ", aux fondements du marxisme, afin d’arriver, à l’aide de l’ancienne méthode, aux nouvelles conclusions qu’impose la situation actuelle). Ainsi donc, le postulat capital de la révolution sociale est un niveau déterminé de développement des forces productives, un niveau où le socialisme et ensuite le communisme, comme mode de production et de répartition des biens, offrent des avantages matériels. Il est impossible d’édifier le communisme ou même le socialisme à la campagne, où règne encore la herse. Il faut un certain développement de la technique.
Or, ce niveau de développement est-il atteint dans l’ensemble du monde capitaliste ? Oui, incontestablement. Qu’est-ce qui le prouve ? C’est que les grandes entreprises capitalistes, les trusts, les syndicats, triomphent dans le monde entier des petites et moyennes entreprises. Ainsi donc, une organisation économique sociale qui s’appuierait uniquement sur la technique des grandes entreprises, qui serait construite sur le modèle dos trusts et des syndicats, mais sur les bases de la solidarité, qui serait étendue à une nation, à un Etat, puis au monde entier, offrirait des avantages matériels énormes. Ce postulat existe depuis longtemps.
Deuxième postulat objectif : il faut que la société soit dissociée de façon qu’il y ait une classe intéressée à la révolution socialiste et que cette classe sait assez nombreuse et assez influente au point de vue de la production pour faire elle-même cette révolution. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore que cette classe – et là nous passons au postulat subjectif – comprenne la situation, qu’elle veuille consciemment le changement de l’ancien ordre de choses, qu’elle ait à sa tête un parti capable de la diriger au moment du coup de force et de lui assurer la victoire. Or cela présuppose un certain état de la classe bourgeoise dirigeante qui doit avoir perdu son influence sur les masses populaires, être ébranlée dans ses propres rangs, avoir perdu de son assurance. Cet état de la société représente précisément une situation révolutionnaire. Ce n’est que sur des bases sociales de production déterminées que peuvent surgir les prémisses psychologiques, politiques et organiques pour la réalisation de l’insurrection et sa victoire.
Le deuxième postulat : dissociation de classe, autrement dit rôle et importance du prolétariat dans la société, existe-t-il ? Oui, il existe déjà depuis des dizaines d’années. C’est ce que prouve, mieux que tout, le rôle du prolétariat russe, qui pourtant est de formation relativement récente. Qu’est-ce qui a manqué jusqu’à présent ? Le dernier postulat subjectif, la conscience par le prolétariat d’Europe de sa situation dans la société, une organisation et une éducation appropriées, un parti capable de diriger le prolétariat. Voilà ce qui a manqué. Maintes fois, nous marxistes, nous avons dit que, en dépit de toutes les théories idéalistes, la conscience de la société retarde sur son développement, et nous en avons une preuve éclatante dans le sort du prolétariat mondial. Les forces de production sont depuis longtemps mûres pour le socialisme. Le prolétariat, depuis longtemps, tout au moins dans les pays capitalistes les plus importants, joue un rôle économique décisif. C’est de lui que dépend tout le mécanisme de la production et, par suite, de la société. Ce qui fait défaut, c’est le dernier facteur subjectif : la conscience retarde sur la vie.
La guerre impérialiste a été le châtiment historique de ce retard sur la vie, mais, d’autre part, elle a donné au prolétariat une puissante impulsion. Elle a eu lieu parce que le prolétariat n’a pas été en état de la prévenir, car il n’était pas encore arrivé à se connaître dans la société, à comprendre son rôle, sa mission historique, à s’organiser, à s’assigner la tache de la prise du pouvoir et ’à s’en acquitter. En même temps, la guerre impérialiste, qui a été un châtiment non pas d’une faute mais d’un malheur du prolétariat, devait être et a été un puissant facteur révolutionnaire.
La guerre a montré la nécessité profonde, urgente, d’un changement du régime social. Bien avant la guerre, le passage à l’économie socialiste présentait des avantages sociaux considérables, autrement dit, les forces de production se seraient, sur les bases socialistes, développées beaucoup plus alors que sur les bases capitalistes. Mais, même sur les bases du capitalisme, les forces de production avant la guerre croissaient rapidement, non seulement en Amérique, mais aussi en Europe. C’est en cela que consistait la "justification" relative de l’existence du capitalisme lui-même. Depuis la guerre impérialiste, le tableau est tout autre : les forces de production, loin de croître, diminuent. Et il ne peut s’agir maintenant que de réparer les destructions, mais non de continuer à développer les forces de production. Ces dernières, encore plus qu’auparavant, sont à l’étroit dans le cadre de la propriété individuelle et dans le cadre des Etats créés par la paix de Versailles. Le fait que la progression de l’humanité est maintenant, inconciliable avec l’existence du capitalisme, a été prouvé incontestablement par les événements des dix dernières années. En ce sens, la guerre a été un facteur révolutionnaire. Mais, elle ne l’a pas été seulement dans ce sens. Détraquant impitoyablement toute l’organisation de la société, elle a tiré de l’ornière du conservatisme et de la tradition la conscience des masses laborieuses. Nous sommes entrés dans l’époque de la révolution.