SITE : Matière et Révolution
Contribution au débat sur la philosophie dialectique du mode de formation et de transformation de la matière, de la vie, de l’homme et de la société
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L’auto-organisation vise à comprendre comment de l’ordre peut apparaître spontanément au sein du désordre. Des niveaux de structuration peuvent ainsi apparaître sans intervention d’une quelconque volonté et du fait des propriétés des lois naturelles. Ainsi, un nuage de gaz et de poussière donne une étoile. Le désordre des dépôts de molécules donne la structure du cristal. Le désordre des interactions moléculaires donne le processus vivant, etc....
Le terme d’auto-organisation fait donc référence à un processus dans lequel l’organisation interne d’un système, habituellement un système hors équilibre, augmente automatiquement sans être dirigée par une source extérieure. Typiquement, les systèmes auto-organisées ont des propriétés émergentes.
L’auto-organisation désigne l’émergence spontanée et dynamique d’une structure spatiale, d’un rythme ou d’une structure spatiotemporelle (se développant dans l’espace et le temps) sous l’effet conjoint d’un apport extérieur d’énergie et des interactions à l’oeuvre entre les éléments du système considéré. De nombreux exemples biologiques répondent à cette définition. Le plus emblématique est l’établissement du fuseau mitotique, structure transitoire qui réalise la ségrégation des chromosomes lors de la division cellulaire. Il a été montré que ce fuseau, ancré sur les parois de la cellule-mère, est un assemblage dynamique de filaments, les microtubules, et de moteurs moléculaires (protéines capables de se mouvoir et d’exercer des forces sur ces filaments). Les exemples abondent aussi aux échelles supérieures : développement de colonies de bactéries, variation périodique des populations dans un système prédateur-proie, déplacement cohérent d’un banc de poissons, fourmilières. La notion n’est pas spécifique au vivant : elle s’applique à la synchronisation d’oscillateurs couplés, aux ondes observées dans certains systèmes chimiques alimentés en continu, à l’apparition de motifs périodiques dans un liquide chauffé par le dessous (cellules de convection), à la formation des dunes, des rivages, ou même des galaxies.
Le physicien-chimiste Ilya Prigogine : « En plus de leurs propriétés d’auto-organisation, certains systèmes hors équilibre possèdent des propriétés dites de bifurcation. Tôt dans le processus, il existe un moment critique où le système devient instable. »
Simon Diner Extrait de « Les voies du chaos dans l’école russe », tiré de l’ouvrage collectif « Chaos et déterminisme » :
« NON LINEARITE DES RYTHMES AUTO-ORGANISES (DISSIPATIFS ET ENTRETENUS)
« L’école de Mandelstham-Andronov et le paradigme des auto-oscillations
« Parmi tous les mouvements mécaniques et physiques, les oscillations occupent une place à part Ce sont les mouvements ou les changements d’état qui présentent un certain degré de répétitivité ou de périodicité. Dans le cas le plus simple, celui des petits mouvements d’un pendule balançoire, ou d’un ressort, la force responsable du mouvement reste simplement proportionnelle aux déplacements du système. Ce sont les oscillations linéaires dont l’oscillateur harmonique est le modèle universel. A vrai dire, toutes les oscillations qui existent réellement dans la nature sont plus ou moins non linéaires. Les oscillations linéaires ne sont qu’un modèle mathématique approché dont l’importance est liée au rôle mathématique joué par les fonctions périodiques (analyse de Fourier). Au 19ème siècle, le modèle de l’oscillateur linéaire s’est imposé à travers le développement de l’étude des ondes en optique, en acoustique et en électromagnétisme. Ce caractère universel du modèle d’oscillateur linéaire triomphe dans le célèbre livre de Lord Rayleigh : « The theory of sound » (1877).
L’oscillateur linéaire va aussi sous-tendre et structurer toute la physique quantique. De par l’utilisation qu’elle fait de la théorie des opérateurs linéaires dans l’espace vectoriel des états (espace de Hilbert), la mécanique quantique est comme l’apothéose d’un paradigme en développement depuis deux siècles. (…) En fait, le modèle d’oscillateur linéaire convient parfaitement aux phénomènes stationnaires, ceux dont l’évolution présente l’harmonie et la régularité d’un équilibre mobile. Mais dès qu’il s’agit d’évolutions temporelles dramatiques, en particulier de phénomènes de transition d’un état d’équilibre à un autre, de phénomène de création ou de disparition de mouvements, la non-linéarité devient une propriété organique essentielle. C’est précisément le cas lorsqu’on engendre et entretient des oscillations à partir de phénomènes non oscillatoires : chute d’un poids dans une horloge, frottement de l’archet dans un violon, souffle de l’instrumentaliste dans une flûte, émission de la voix humaine.
L’horlogerie est le domaine privilégié des oscillations non linéaires. (…) Lord Rayleigh est le premier à distinguer les traits caractéristiques des systèmes susceptibles d’engendrer des oscillations non amorties, en particulier la non-linéarité des équations du mouvement.
En fait, l’intérêt pour les études théoriques des oscillations non linéaires ne va pas venir de l’horlogerie mais de deux autres domaines techniques. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, la construction de régulateurs pour les machines devient un problème technologique essentiel. L’enjeu est d’empêcher l’apparitions d’oscillations. Worms et Romilly (1872) et L.A. Vichnegradski (1876) reconnaissent la nécessité du frottement pour la stabilisation des régulateurs. H. Léauté (1885) montre le rôle essentiel joué par la non-linéarité dans certains types de régulateurs que l’on ne peut étudier par linéarisation comme le faisaient I.A. Vichnegradski et A. Stodola (1893).
Au début du 20ème siècle, commence la réalisation de dispositifs radiotechniques, pour l’émission et la réception des ondes électromagnétiques. Il s’agit là d’engendrer des oscillations. Dans les dispositifs radiotechniques, tenir compte de la non-linéarité s’avère essentiel, mais les approches restèrent longtemps ad hoc. C’est dans cet esprit que s’effectuèrent en particulier les travaux fondamentaux du radiophysicien hollandais B. Van der Pol. (…)
Au moment même où naît la mécanique quantique, A.A Andronov (élève de l’école russe de L.I. Mandelstham, qui a choisi comme domaine de recherche l’étude des vibrations non linéaires contrairement à la physique quantique) participe à l’émergence d’un nouveau paradigme dont l’acte fondateur, son travail de diplôme, paraît en français dans les « Comptes rendus de l’Académie des sciences » du 14 octobre 1929 : « Les cycles-limites de Poincaré et la théorie des oscillations auto-entretenues ». Andronov y reconnaît pour la première fois que dans un oscillateur de la radiophysique comme celui de Van der Pol, système non-conservatif (dissipatif), dont les oscillations sont entretenues en puisant de l’énergie à des sources non vibratoires, le mouvement dans l’espace des phases est du type « cycle limite », notion introduite par Poincaré en 1880, dans un contexte purement mathématique. Il reconnaît d’emblée la caractère très général de ces « auto-oscillations » comme il les nomme, les voyant intervenir en acoustique, en radiophysique, en chimie (réactions périodiques) et en biologie.
Les auto-oscillations ont des caractéristiques spécifiques :
amplitude et fréquence indépendantes des conditions initiales
apparition en l’absence d’excitation périodique extérieure
contrôle par rétroaction, de la source d’énergie pour compenser la dissipation, sans influer sur l’amplitude et la fréquence (…)
L’auto-oscilateur reçoit une définition très générale : système engendrant des oscillations non amorties, entretenue par une source d’énergie extérieure, dans un dispositif non-linéaire dissipatif, et dont l’aspect et les propriétés sont déterminés par le système lui-même sans dépendre des conditions initiales. Dans ces conditions, les auto-oscillations peuvent être non seulement périodiques mais quasi périodiques et même stochastiques. Andronov a eu en effet le mérite de montrer pour la prmeière fois l’existence physique d’un attracteur qui ne soit pas un point d’équilibre. Le cycle limite est en effet un attracteur périodique. Par la suite, la notion d’attracteur sera élargie, jusqu’à l’apparition du concept d’ »attracteur étrange », forme mathématique des auto-oscillations stochastiques. On attribue souvent à E. Lorentz la découverte en 1963 du premier « mouvement chaotique sur un attracteur étrange ». Découverte qui passa inaperçue et ne commença à être reconnue que dans la seconde moitié des années 70. On ne sait pas que dans les années 50, les travaux de l’école de Gorki, sous la direction d’un élève d’Andronov, Yu. I. Neimark, ont mis en évidence l’existence d’auto-oscillations schochastiques , par l’application de la méthode des transformations ponctuelles. (…) Avec les systèmes auto-oscillants comme cible favorite, Andronov et ses élèves vont baliser tout le champ des vibrations non linéaires et créer les outils et les concepts fondamentaux de la physique non linéaire. Dès 1933, dans son rapport à la première conférence soviétique sur les vibrations, Andronov développe le thème de la théorie des bifurcations, c’est-à-dire du changement de caractère qualitatif du portrait de phase d’un système dynamique, lors de la variation des paramètres du système. (…) En 1937 paraît la bible des vibrations non-linéaires : « La théorie des vibrations » de A. A. Andronov, A. A. Vitt et S. E. Khaïkir. La signature de A. A. Vitt en a disparu dans la seconde édition, car il a été assassiné lors des grandes purges staliniennes. (…) Dès le début des années quarante, Kolmogorov s’intéresse en probabiliste à la turbulence. (…) Dans les années cinquante, il passe à l’étude des systèmes dynamiques. (…) Dans son exposé au congrès international de mathématiques d’Amsterdam de 1954, il présente une splendide synthèse des résultats obtenus depuis H. Poincaré. (…) Et Kolmogorov formule la première version du résultat fondamental qui va devenir, quelques années plus tard, le théorème de Kolmogorov, Arnold et Moser (théorème KAM) sur la préservation des mouvements quasi périodiques dans les systèmes hamiltoniens. »
Simon Diner dans « Les voies du chaos dans l’école russe », tiré de l’ouvrage collectif « Chaos et déterminisme », travail dirigé par Dahan Dalmedico :
« Dans les oscillations non-linéaires, l’ordre et le désordre se côtoient, se relaient, se confortent, voilà la surprise. (…) C’est l’instauration d’une véritable conception dialectique de l’ordre et du désordre qui n’a pas fini de nous étonner. » Ce que prolonge Dahan Dalmedico dans « Retour sur l’histoire de la philosophie » du même ouvrage : « L’étude des systèmes dynamiques chaotiques exige une véritable dialectique entre l’instabilité d’un système dynamique chaotique et sa stabilité structurelle. »
Le chaos déterministe : un faux désordre, obéissant à des lois mais d’apparence erratique et imprédictible
« Un système dynamique non linéaire oscillant sur trois fréquences incommensurables peut devenir instable et avoir un comportement chaotique. » D. Ruelle et F. Takens, étude sur la turbulence, 1971
Marie Farge
Extraits de « Evolution des théories sur la turbulence développée », article de l’ouvrage collectif « Chaos et déterminisme » :
« La mécanique hamiltonienne ne traite que des états stables, ou au voisinage de l’équilibre, et ne décrit que des phénomènes conservatifs donc réversibles, alors que les écoulements turbulents sont hautement instables et dissipatifs, donc irréversibles ; de plus, la dynamique classique a toujours raisonné à partir de systèmes composés de peu d’éléments en interaction et non d’un très grand nombre de degrés de liberté comme c’est le cas en turbulence développée. Si on regarde du côté des mathématiques, alors que la résolution d’équations différentielles linéaires ne pose guère de problèmes, elles n’ont pas le moyen de résoudre analytiquement les équations aux dérivées partielles non linéaires décrivant l’évolution des écoulements turbulents, ni même en général celui de prouver l’existence et l’unicité de leurs solutions. Enfin, pour comprendre les phénomènes physiques, la méthode suivie jusqu’à présent est le plus souvent réductionniste, tandis que l’étude de la turbulence développée demande probablement une vision plus globale, dans la mesure où l’on ne peut plus dans ce cas isoler le comportement d’une partie de celui de l’ensemble. (…) Si l’écoulement est laminaire, c’est-à-dire non turbulent, son évolution est prévisible et l’information décrivant l’état du système au temps t est en principe suffisante pour connaître l’état de celui-ci pour tout temps. Le seul problème reste alors le fait que pour connaître l’état de l’écoulement au temps t, c’est-à-dire la position et la vitesse de tous les éléments fluides qui le composent, la quantité d’information est énorme et hors d’atteinte de nos appareils de mesure. Cette limitation de nos facultés d’observation n’a cependant pas de conséquence sur la prédictibilité de l’écoulement si celui-ci est laminaire. En effet, dans ce cas, si au temps t, on fait une erreur quant à la description de l’état du système, cette erreur reste la même pour tout temps, ou n’évolue que très lentement, car la dynamique d’un écoulement laminaire est stable. Elle n’amplifie pas exponentiellement l’erreur initiale et n’est donc pas « sensible aux conditions initiales ». Si, par contre, l’écoulement est turbulent, il en va tout autrement : le système est devenu très instable et sensible aux conditions initiales. »
Sur l’auto-organisation critique
L’auto-organisation sur wikipedia
Structures dissipatives loin de l’équilibre
Ilya Prigogine
« Loin de l’équilibre, les processus irréversibles sont source de cohérence. L’apparition de cette activité cohérente de la matière – des « structures dissipatives » - nous impose un nouveau regard, une nouvelle manière de nous situer par rapport au système que nous définissons et manipulons. Alors qu’à l’équilibre et près de l’équilibre, le comportement du système est, pour des temps suffisamment longs, entièrement déterminé par les conditions aux limites, nous devrons désormais lui reconnaître une certaine autonomie qui permet de parler des structures loin de l’équilibre comme de phénomènes d’ « auto-organisation ». (…) Un système physico-chimique peut donc devenir sensible, loin de l’équilibre, à des facteurs négligeables près de l’équilibre. (…) La notion de « sensibilité » lie ce que les physiciens avaient l’habitude de séparer : la définition du système et son activité. (…) C’est l’activité intrinsèque du système qui détermine comment nous devons décrire son rapport à l’environnement, qui engendre donc le type d’intelligibilité qui sera pertinente pour comprendre ses histoires possibles. (…) On retrouve la notion de sensibilité associée à celle d’instabilité, puisqu’il s’agit, dans ce cas, de la sensibilité du système à lui-même, aux fluctuations de sa propre activité. (…) Nous pouvons décrire un système à l’équilibre à partir des seules valeurs moyennes des grandeurs qui le caractérisent, parce que l’état d’équilibre est stable par rapport aux incessantes fluctuations qui perturbent ces valeurs, parce que ces fluctuations sont vouées à la régression. (…) Le fait que tel ou tel événement puisse « prendre sens », cesser d’être un simple bruit dans le tumulte insensé de l’activité microscopique, introduit en physique cet élément narratif dont nous avons dit qu’il était indispensable à une véritable conception de l’évolution. (…) ces questions ne renvoient ne renvoient pas à une ignorance contingente et surmontable, mais définissent la singularité des points de bifurcation. En ces points, le comportement du système devient instable et peut évoluer vers plusieurs régimes de fonctionnement stables. En de tels points, une « meilleure connaissance » ne nous permettrait pas de déduire ce qui arrivera, de substituer la certitude aux probabilités. (…) La physique des phénomènes loin de l’équilibre a démontré le rôle constructif des phénomènes irréversibles. Nous pouvons désormais affirmer que le message de l’entropie n’a pas pour objet les limites de nos connaissances, ou des impératifs pratiques. (…) Il définit les contraintes intrinsèques à partir desquelles se renouvellent le sens et la portée des questions que ce monde nous autorise à poser. (…) Nous avons surtout souligné les dimensions négatives du chaos dynamique, la nécessité qu’il implique d’abandonner les notions de trajectoire et de déterminisme. Mais l’étude des systèmes chaotiques est également une ouverture ; elle crée la nécessité de construire de nouveaux concepts, de nouveaux langages théoriques. Le langage classique de la dynamique implique les notions de points et de trajectoires, et, jusqu’à présent, nous-mêmes y avons eu recours alors même que nous montrions l’idéalisation – dans ce cas illégitime – dont elles procèdent. Le problème est maintenant de transformer ce langage, de sorte qu’il intègre de manière rigoureuse et cohérente les contraintes que nous venons de reconnaître. Il ne suffit pas, en effet, d’exprimer le caractère fini de la définition d’un système dynamique en décrivant l’état initial de ce système par une région de l’espace des phases, et non par un point. Car une telle région, soumise à l’évolution que définit la dynamique classique, aura beau se fragmenter au cours du temps, elle conservera son volume dans l’espace des phases. C’est ce qu’exprime un théorème général de la dynamique, le théorème de Liouville. Toutes les tentatives de construire une fonction entropie, décrivant l’évolution d’un ensemble de trajectoires dans l’espace des phases, se sont heurtées au théorème de Liouville, au fait que l’évolution d’un tel ensemble ne peut être décrite par une fonction qui croîtrait au cours du temps. Or, un argument simple permet de montrer l’incompatibilité, dans le cas d’un système chaotique, entre le théorème de Liouville et la contrainte selon laquelle toute description définit le « pouvoir de résolution » de nos descriptions ; il existera toujours une distance r telle que nous ne pourrons faire de différence entre des points plus proches l’un de l’autre (…) La nouvelle description des systèmes dynamiques chaotiques substitue au point un ensemble correspondant à un fragment de fibre contractante. Il s’agit d’une description non locale, qui tient compte de la contrainte d’indiscernabilité que nous avons définie. Mais cette description n’est pas relative à notre ignorance. Elle donne un sens intrinsèque au caractère fini de nos descriptions : dans le cas où le système n’est pas chaotique, où l’exposant de Lyapounov est de valeur nulle, nous retrouvons la représentation classique, ponctuelle, et les limites mises à la précision de nos mesures n’affectent plus la représentation du système dynamique. Cette nouvelle représentation brise également la symétrie temporelle. (…) Là où une seule équation d’évolution permettait de calculer l’évolution vers le passé ou vers le futur de points eux-mêmes indifférents à cette distinction, nous avons maintenant deux équations d’évolution différentes. L’une décrirait l’évolution d’un système vers un équilibre situé dans le futur, l’autre décrirait l’évolution d’un système vers un équilibre situé dans le passé. L’un des grands problèmes de l’interprétation probabiliste de l’évolution vers l’équilibre était que la représentation probabiliste ne donne pas sens à la distinction entre passé et futur. (…) La nouvelle description dynamique que nous avons construite incorpore, en revanche, la flèche du temps (…) Les comportements dynamiques chaotiques permettent de construire ce pont, que Boltzmann n’avait pu créer, entre la dynamique et le monde des processus irréversibles. La nouvelle représentation de l’objet dynamique, non locale et à symétrie temporelle brisée, n’est pas une description approximative, plus pauvre que la représentation classique. Elle définit au contraire cette représentation classique comme relative à un cas particulier. (…) Nous savons aujourd’hui que ces derniers (les systèmes non-chaotiques), qui dominèrent si longtemps l’imagination des physiciens, forment en fait une classe très particulière. (…) C’est en 1892, avec la découverte d’un théorème fondamental par Poincaré ( la loi des trois corps), que se brisa l’image homogène du comportement dynamique : la plupart des systèmes dynamiques, à commencer par le simple système « à trois corps » ne sont pas intégrables. Comment comprendre cet énoncé ? Depuis les travaux de Hamilton, on sait qu’un même système dynamique peut être représenté de différentes manières équivalentes par une transformation dite canonique (ou unitaire) (…) L’hamiltonien du système est la grandeur qui détermine son évolution temporelle. Parmi toutes les transformations unitaires, il en existe une qui permet d’aboutir à une représentation privilégiée du système. C’est celle qui fait de l’énergie, c’est-à-dire de l’hamiltonien, une fonction des seuls moments, et non plus des positions. Dans une telle représentation, les mouvements des différentes particules du système sont décrits comme s’ils ne dépendaient plus des positions relatives des particules, c’est-à-dire comme si elles n’étaient plus en interaction. (…) Les mouvements possibles de tels systèmes ont donc la simplicité des mouvements libres. (…) Or, en 1892, Poincaré montra qu’en général il est impossible de définir la transformation unitaire qui ferait des « actions » des invariants du système. La plupart des systèmes dynamiques n’admettent pas d’invariants en dehors de l’énergie et de la quantité de mouvement, et dès lors ne sont pas intégrables. La raison de l’impossibilité de définir les invariants du mouvement qui correspondent à la représentation d’un système dynamique intégrable tient à un mécanisme de résonance. (…) Le mécanisme de résonance peut être caractérisé comme un transfert d’énergie entre deux mouvements périodiques couplés dont les fréquences sont entre elles dans un rapport simple. Ce sont ces phénomènes de résonance – mais, cette fois, entre les différents degrés de liberté qui caractérisent un même système dynamique – qui empêchent que ce système soit mis sous une forme intégrable. La résonance la plus simple entre les fréquences se produit quand ces fréquences sont égales, mais elle se produit aussi à chaque fois que les fréquences sont commensurables, c’est-à-dire chaque fois qu’elles ont entre elles un rapport rationnel. Le problème se complique du fait que de manière générale les fréquences ne sont pas constantes. (…) Ce qui fait que, dans l’espace des phases d’un système dynamique, il y aura des points caractérisés par une résonance, alors que d’autres ne le seront pas. L’existence des points de résonance interdit en général la représentation en termes de variables cycliques, c’est-à-dire une décomposition du mouvement en mouvements périodiques indépendants. Les points de résonance, c’est-à-dire les points auxquels les fréquences ont entre elles un rapport rationnel, sont rares, comme sont rares les nombres rationnels par rapport aux nombres irrationnels. Dès lors, presque partout dans l’espace des phases, nous aurons des comportements périodiques de type habituel. Néanmoins, les points de résonance existent dans tout le volume fini de l’espace des phases. D’où le caractère effroyablement compliqué de l’image des systèmes dynamiques telle qu’elle nous a été révélée par la dynamique moderne initiée par Poincaré et poursuivie par les travaux de Kolmogoroff, Arnold et Moser. Si les systèmes dynamiques étaient intégrables, la dynamique ne pourrait nous livrer qu’une image statique du monde, image dont le mouvement du pendule ou de la planète sur sa trajectoire képlérienne constituerait le prototype. Cependant l’existence des résonances dans les systèmes dynamiques à plus de deux corps ne suffit pas pour transformer cette image et la rendre cohérente avec les processus évolutifs étudiés précédemment. Lorsque le volume reste petit, ce sont toujours les comportements périodiques qui dominent. (…) Cependant, pour les grands systèmes, la situation s’inverse. Les résonances s’accumulent dans l’espace des phases, elles se produisent désormais non plus en tout point rationnel, mais en tout point réel. (…) Dès lors, les comportements non périodiques dominent, comme c’est le cas dans les systèmes chaotiques. (…) Dans le cas d’un système de sphères dures en collision, Sinaï a pu démontrer l’identité entre comportement cinétique et chaotique, et définir la relation entre une grandeur cinétique comme le temps de relaxation (temps moyen entre deux collisions) et le temps de Lyapounov qui caractérise l’horizon temporel des systèmes chaotiques. (…) Or, l’atome en interaction avec son champ constitue un « grand système quantique » auquel, nous l’avons démontré, le théorème de Poincaré peut être étendu. (…) La « catastrophe » de Poincaré se répète dans ce cas : contrairement à ce que présupposait la représentation quantique usuelle, les systèmes caractérisés par l’existence de telles résonances ne peuvent être décrits en termes de superposition de fonctions propres de l’opérateur hamiltonien, c’est-à-dire d’invariants du mouvement. Les systèmes quantiques caractérisés par des temps de vie moyens, ou par des comportements correspondants à des « collisions », constituent donc la forme quantique des systèmes dynamiques au comportement chaotique (…) L’abandon du modèle des systèmes intégrables a des conséquences aussi radicales en mécanique quantique qu’en mécanique classique. Dans ce dernier cas, il impliquait l’abandon de la notion de point et de loi d’évolution réversible qui lui correspond. Dans le second, il implique l’abandon de la fonction d’onde et de son évolution réversible dans l’espace de Hilbert. Dans les deux cas, cet abandon a la même signification : il nous permet de déchiffrer le message de l’entropie. (…) La collision, transfert de quantité de mouvement et d’énergie cinétique entre deux particules, constitue, du point de vue dynamique, un exemple de résonance. Or, c’est l’existence des points de résonance qui, on le sait depuis Poincaré, empêche de définir la plupart des systèmes dynamiques comme intégrables. La théorie cinétique, qui correspond au cas d’un grand système dynamique ayant des points de résonance « presque partout » dans l’espace des phases , marque donc la transformation de la notion de résonance : celle-ci cesse d’être un obstacle à la description en termes de trajectoires déterministes et prédictibles, pour devenir un nouveau principe de description, intrinsèquement irréversible et probabiliste. C’est cette notion de résonance que nous avons retrouvée au cœur de la mécanique quantique, puisque c’est elle qu’utilisa Dirac pour expliquer les événements qui ouvrent un accès expérimental à l’atome, l’émission et l’absorption de photons d’énergie spécifique, dont le spectre constitue la véritable signature de chaque type d’atome. (…) Le temps de vie, qui caractérise de manière intrinsèque un niveau excité, dépend, dans le formalisme actuel de la mécanique quantique, d’une approximation et perd son sens si le calcul est poussé plus loin. Dès lors, la mécanique quantique a dû reconnaître l’événement sans pouvoir lui donner de sens objectif. C’est pourquoi elle a pu paraître mettre en question la réalité même du monde observable qu’elle devait rendre intelligible. (…) Pour expliquer les transitions électroniques spontanées qui confèrent à tout état excité un temps de vie fini, Dirac avait dû faire l’hypothèse d’un champ induit par l’atome et entrant en résonance avec lui. Le système fini que représente l’atome isolé n’est donc qu’une abstraction. L’atome en interaction avec son champ est, lui, un « grand système quantique », et c’est à son niveau que se produit la « catastrophe de Poincaré ». L’atome en interaction avec le champ qu’il induit ne constitue pas, en effet, un système intégrable et ne peut donc pas plus être représenté par l’évolution de fonction d’onde qu’un système classique caractérisé par des points de résonance ne peut être caractérisé par une trajectoire. C’est là la faille que recélait l’édifice impressionnant de la mécanique quantique. (…) Il est significatif que, partout, nous ayons rencontré la notion de « brisement de symétrie ». Cette notion implique une référence apparemment indépassable à la symétrie affirmée par les lois fondamentales qui constituent l’héritage de la physique. Et, en effet, dans un premier temps, ce sont ces lois qui ont guidé notre recherche. (…) La description à symétrie temporelle brisée permet de comprendre la symétrie elle-même comme relative à la particularité des objets autrefois privilégiés par la physique, c’est-à-dire de situer leur particularité au sein d’une théorie plus générale. »
Extrait de « Le temps et l’éternité » d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers
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