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« La pensée véritablement révolutionnaire est impossible sans dialectique »
Léon Trotsky (dans « Bolchevisme et stalinisme »)
« L’éducation dialectique de la pensée est aussi nécessaire à une politique révolutionnaire que les gammes pour le pianiste, car elle nous contraint à aborder tous les problèmes en tant que processus et non en tant que catégories immuables. »
Léon Trotsky (dans « Défense du marxisme »)
La place de la vie dans l’univers matériel, la place de l’homme parmi les êtres vivants, et en particulier la signification de l’intelligence et de la conscience humaines sont des questions en rapport avec notre conception du monde, de la manière dont il change, d’où il vient et où il va. Sommes-nous dans un monde obéissant à des lois ou au hasard, dans un monde voulu par un pouvoir supérieur ou par une loi incluant le désordre, conçu par un dieu ou évoluant de manière naturelle et spontanée ? Ces questions ne sont pas seulement discutées par des paléontologues, des biologistes ou des généticiens, mais également par tout un chacun. Elles ont des implications sur la manière d’intervenir sur le monde. Ce sont des questions sociales et politiques qui supposent un engagement personnel.
Les révolutionnaires sont les premiers intéressés, eux qui pensent que pour transformer le monde, il faut en comprendre les lois. Dire que la société obéit à des lois (par exemple, celle de la lutte des classes ou encore celle de la loi de la valeur-travail, le moteur de l’Histoire étant la lutte pour la productivité du travail ) ne signifie pas que l’histoire suive une évolution linéaire vers le progrès (celle des forces productives par exemple), ni qu’elle aie un développement inéluctable dans lequel les individus ne joueraient aucun rôle, dans lequel les circonstances aléatoires ne permettraient pas d’entraîner des bifurcations de l’Histoire. Il s’agit au contraire de lois dans lesquelles de petits facteurs peuvent avoir de grands effets (voir « le rôle de l’individu dans l’Histoire » dont parlent Hegel et Marx) et d’un déterminisme qui ne permet pas la prédictibilité. Il s’agit de lois dynamiques où la conservation n’empêche pas le changement mais contraint au changement brutal et radical. Il y a des sauts dans la vie sociale comme dans la nature. Pour Hegel et Marx, le monde matériel et la vie sociale obéissent à des lois dialectiques. Leur caractère dynamique est le produit de contradictions internes. Il ne s’agit pas de contradictions logiques c’est-à-dire d’affirmations incompatibles, mais de contradictions dialectiques, c’est-à-dire de tendances contraires qui s’opposent sans s’annuler. Chaque élément nécessite son contraire et s’unit même avec son contraire, fondant ainsi une structure qui dépasse la contradiction (ainsi, les électricités positives et négatives s’associent ainsi en structures atomiques au lieu de s’annuler mutuellement, de même que les ondes et les particules, le « dépassement de ces contradictions » produisent les lois de l’électrodynamique). La formation de structure nouvelle fondée sur la contradiction ne la supprime pas mais la porte à une nouvelle échelle, en transforme la nature. L’histoire, celle de la nature comme celle de la société, n’a pas de point d’arrêt, ne mène pas à un équilibre stable. Il n’y a pas de fin de l’évolution, pas plus que de fin de l’Histoire. Cette manière dialectique d’interpréter la dynamique, mouvement et changement, s’oppose à la métaphysique qui considère les pôles opposés comme incompatibles et capables tout au plus de se détruire l’un l’autre. Pour la métaphysique, c’est l’un ou l’autre : la vie ou la mort, la maladie ou la santé, le bien ou le mal. En sciences, la démarche métaphysique a été compatible avec la phase de classement des formes réelles mais ensuite elle a laissé une conception figée qui est un frein à la compréhension des mouvements et des changements, dès lors que la science cherche le passage entre des formes séparées de la classification.
La démarche philosophique de Marx, contrairement à celle d’Hegel, est matérialiste, c’est-à-dire qu’elle étudie non seulement les idées mais également le monde réel dans son mouvement, sans supposer que la matière (et notamment la vie) ne serait qu’un sous-produit du monde des idées. Ce qui la distingue de l’ancien matérialisme, c’est que ce dernier étudiait la réalité de manière figée. La dialectique suppose une démarche différente :
ne pas considérer les propriétés de l’objet séparément du mouvement et du changement de celui-ci,
ne rien considérer comme immuable, ni un objet, ni une propriété, ni une structure
ne pas séparer l’objet de son histoire ni de son environnement,
ne pas craindre de trouver dans l’instabilité la source de la stabilité, dans le désordre à un niveau, la source de l’ordre à autre niveau,
chercher dans le processus interne et contradictoire de l’objet, la source de son propre changement autant que de sa durabilité,
chercher dans les contradictions la source de l’histoire,
montrer comment celle-ci procède à la fois par transformations infinitésimales et par sauts à plus grande échelle,
expliquer le saut brutal par le processus précédent, même s’il était apparemment stable et graduel,
considérer que chaque phase n’est qu’une étape de l’histoire, que ce soit celle de la matière, celle de la société ou celle des idées,
considérer ainsi que tout ordre est fait pour être supprimé et remplacé par un nouvel ordre
La dialectique, au sens du mode dynamique se fondant sur des contradictions internes à un système, se rencontre partout dans le processus du vivant : dialectique de la vie et de la mort (tout être vivant nécessite un processus interne de multiplication du vivant et un processus de destruction), de la conservation et du changement (processus de diversification des molécules produites et processus de destruction sélective), de la spécialisation et de la totipotence (capacité des cellules à donner plusieurs types de cellules spécialisées), propriétés locales et globales, fermeture et ouverture membranaires, activation et inhibition de l’action d’une molécule, d’un gène. Dans chaque cas, on a des propriétés apparemment antinomiques et, en fait, indispensables l’une à l’autre.
Dans le vivant, tout processus fondé sur une activation possède son inhibition et toute inhibition peut être elle-même inhibée (négation de la négation, comme dirait Hegel). Toute activation, comme toute inhibition est fondée sur un passage de la quantité à la qualité. Des réactions chimiques s’arrêtent ou démarrent à partir d’une concentration seuil d’un produit chimique. A ce seuil, une propriété se change en son contraire : une porte fermée s’ouvre. Les contraires ne se suppriment pas et ne s’annihilent pas, mais coexistent, se produisent et se reproduisent mutuellement. La diversification et la sélection rétroagissent sans cesse négativement comme positivement. Concevoir de tels processus nécessite une philosophie qui n’oppose pas logiquement les contraires, conçoive que ceux-ci sont liés, que les changements brutaux peuvent provenir d’évolutions graduelles et inversement, que les changements à grande échelle peuvent provenir de modifications à petite échelle, que les phénomènes durables peuvent être apparemment stables mais entraîner des modifications brutales inattendues qui ne sont pas dues à l’action extérieure mais à la dynamique interne.
C’est le stalinisme qui a diffusé mondialement le matérialisme dialectique en le transformant en dogme, comme pour tous les idéaux du marxisme révolutionnaire, en s’en servant pour justifier toutes les trahisons de la révolution. C’est cette version qui a été connue, beaucoup plus que les textes de Marx ou Engels. Malgré la parodie repoussante que le stalinisme a donné du matérialisme dialectique, Trotsky défendait celui-ci et montrait que le monde nécessitait toujours autant d’être compris dans ses contradictions (la notion d’état ouvrier dégénéré est par excellence l’intégration de la contradiction). Comme le rappelait Trotsky dans « Défense du marxisme », c’est la dialectique qui fait le plus souvent défaut aux révolutionnaires dans leurs raisonnements. Et la dialectique en sciences est pour nous bien plus qu’un exemple commode au sein d’un raisonnement et utilisant comme image de la transformation de la quantité en qualité, le passage du liquide au gaz. Cette transformation se produit brutalement, à un seuil, par augmentation graduelle de la température. De même, les pôles positifs et négatifs d’un aimant sont une image de la non-séparabilité des contraires. Le marxisme ne nie pas les oppositions, mais il considère qu’elles s’intègrent dans une structure d’ensemble. Les classes sociales opposées coexistent, leurs intérêts opposés et leurs rapports de force déterminent la société. Bourgeoisie et prolétariat s’opposent, mais la bourgeoisie est contrainte de tenir compte des mouvements de la classe ouvrière et le prolétariat n’est pas un monde à part, séparé par une barrière étanche.
Dans bien des situations, le prolétariat doit prendre la tête de mouvements qui sont démocratiques bourgeois. Ainsi, dans la politique des révolutionnaires, on ne peut disjoindre question nationale des peuples opprimés et internationalisme prolétarien, question démocratiques et question sociale, lutte revendicative et lutte politique, grève offensive et grève défensive, point de vue de classe du prolétariat et nécessité d’une politique s’adressant aux autres classes, etc... Opposer diamétralement révolution ouvrière et revendications bourgeoises mène à l’échec, comme le montre la conception de la révolution permanente. Toute vision en noir et blanc du monde n’est pas une aide pour l’action, car elle efface tout caractère dynamique de l’histoire et remplace l’analyse par un jugement moral figé. Nier les oppositions est aussi nuisible que de les transformer en absolus. Par exemple, il est nécessaire de distinguer revendications démocratiques et revendications prolétariennes ou socialistes mais très dangereux de s’en tenir à leur opposition. Il est nécessaire de distinguer entre Etat bourgeois et Etat ouvrier mais, disait Lénine, il y a encore un Etat bourgeois dans tout Etat ouvrier. Séparer deux notions opposées par un abîme infranchissable, c’est les couper de la réalité, en faire des abstractions inutilisables et non une boussole. Les catégories figées ne suffisent pas à ceux qui veulent comprendre le monde réel pour le transformer : il leur faut des catégories dialectiques. En sciences, la conception dialectique s’oppose ainsi au réductionnisme (comme la sociobiologie qui réduit tout aux gènes et prétend fonder sur eux les inégalités sociales !), comme à l’élémentarisme (par exemple l’atomisme) qui considèrent que ce qui compte est la décomposition en éléments simples et la connaissance de leurs propriétés, les propriétés de l’ensemble étant la simple addition des propriétés des éléments. Bien souvent le réductionnisme a été la première étape de la science : réductionnisme de l’atome, de l’onde, de l’espèce, du gène. La dialectique considère, à l’opposé, que le tout n’est pas la somme des parties et que les différents niveaux ne doivent pas être ramenés à un seul, dit élémentaire. Au contraire, la réalité est perçue comme une interaction des différents niveaux, interaction qui est non-linéaire, chaque niveau n’étant pas assimilable à une simple addition d’éléments du niveau inférieur, mais étant une structure qui les intègre, produisant des propriétés nouvelles.
La dialectique étudie le monde moderne dans ses contradictions dont voici quelques exemples. La dynamique du capitalisme provient de ses contradictions (la concurrence et les guerres poussent au progrès technique). La société capitaliste jette ses forces dans la production pour finalement les détruire dans les crises. C’est les trop grands succès du développement du capital qui provoquent ses crises (excès de capital qui n’est plus investi, crise de surproduction, baisse du taux de profit provoquée par la mécanisation qui permet l’augmentation de l’exploitation, etc). Le système qui a érigé la propriété privée (des moyens de production) en religion a en même temps exclus l’essentiel de la population de cette propriété. Le système fondé sur la liberté individuelle des exploiteurs ne parvient à se maintenir qu’en utilisant l’action collectivisée des capitalistes, l’Etat. Plus le capitalisme se développe, plus il développe ses propres ennemis, les travailleurs. Il étend le prolétariat à l’échelle mondiale. C’est la libre concurrence qui produit le capitalisme des monopoles, c’est la mondialisation qui produit le protectionnisme. Plus on parle de lever les pouvoirs étatiques, plus ils se développent. Plus il y a de richesse à un pôle de la société, plus l’autre pôle est misérable et plus la société est instable. Plus le travail est glorifié et plus on le paie mal (plus augmente la part du travail impayé, la plus-value), plus on le refuse même au travailleur devenu chômeur. Plus il y a de chômage, plus on impose aux salariés de travailler longtemps. En somme le capitalisme repose sur de multiples lois qui ne sont pas de type logique formelle mais dialectique. Le bon sens reste prisonnier de la logique formelle, mais il trompe les travailleurs qui croient souvent que :
si « mon » pays, si « mon » entreprise sont riches, cela ne peut que me faire du bien
s’il y a du chômage, c’est que le capitalisme peut de plus en plus se passer des salariés
s’il y a un Etat, c’est pour défendre le peuple et l’intérêt général, etc....
L’étude de la dialectique de la nature a toujours servi aux révolutionnaires qui tentent de comprendre la transformation des rapports sociaux. Alors que la métaphysique est la philosophie la plus adaptée au fatalisme de la classe conservatrice, le matérialisme dialectique est le plus nécessaire au prolétariat révolutionnaire qui veut diriger son action à l’aide d’une pensée scientifique. La question scientifique a toujours intéressé les révolutionnaires, même s’ils ne prétendent bien entendu pas remplacer les scientifiques, ni leur souffler des réponses. Une conception dialectique de l’histoire est indispensable à ceux qui veulent intervenir dans l’évolution de la société humaine. Ne peut agir sur l’histoire que celui qui en comprend les lois et comprend, en même temps, que ces lois ne sont pas prédictibles, que l’individu peut agir sur l’histoire, que le succès de la société actuelle peut se changer en son contraire, que les transformations sont possibles du fait des contradictions internes du système, contradictions déjà observables en son sein. Il n’y a pas de changement social sans révolution mais il n’y a pas non plus de révolution sociale sans action consciente des travailleurs et sans connaissance des lois de l’histoire, sans conception scientifique. Et les « sciences de la nature » ne peuvent être artificiellement séparées des « sciences humaines », même si tout un chacun est capable de voir la différence. Le monde et son étude, ne peuvent être divisés en domaines coupés les uns des autres : d’un côté la politique et de l’autre la science, d’un côté la société et de l’autre la nature et ses lois, d’un côté les sciences naturelles et de l’autre les sciences humaines.
Si la philosophie actuellement dominante est la chose la plus étrangère au monde moderne fondé sur les sciences, ce n’est pas l’effet du hasard. S’il y a même un grand écart entre les idéologies et l’évolution des capacités scientifiques et techniques, c’est le reflet d’un grand écart, réel, entre les capacités de la société humaine et la réalité de la misère humaine. L’arriération idéologique n’est pas simplement le produit d’une volonté de la classe dirigeante d’empêcher le développement d’idées nouvelles. Elle est le produit de l’arriération sociale. L’idéologie d’une époque dépend bien sûr de son niveau scientifique et technologique, c’est-à-dire du niveau des forces productives, mais plus encore de l’organisation sociale, de l’état des rapports entre hommes, c’est-à-dire fondamentalement des rapports de production et de la structure sociale qui en découle. Si on peut s’étonner du grand écart entre l’homme envisageant de construire des plates-formes dans l’espace et l’homme s’inclinant devant les puissances mystiques du passé, cela est bien moins étonnant si on songe qu’en même temps qu’il s’incline devant les dieux l’homme continue à s’incliner devant l’argent, le pouvoir capitaliste et les rapports de production que ceux-ci imposent. Le fatalisme idéologique est en rapport direct avec le fatalisme social. Une idéologie sociale bloquée provient d’une société dont l’évolution est bloquée et qui nécessite, plus que jamais, une révolution sociale pour avancer. Pour comprendre le maintien des religions et des superstitions au 21ème siècle, la contradiction n’est pas spirituelle mais bien réelle. La science mise au service de l’oppression de l’homme ne peut suffire à secouer les toiles d’araignée qu’impose la mystification des bases des rapports humains.
En paraphrasant une déclaration fameuse de Marx, l’humanité ne résout que les problèmes qu’elle décide de se poser ! Mais pour cela, la classe opprimée a besoin d’ôter de sa tête les vieilleries fatalistes et métaphysiques, de penser avec sa propre tête, et dans l’action, les lois de la lutte des classes. C’est dans ce but qu’elle a absolument besoin de remplacer l’idéologie de passivité et d’ignorance par une philosophie révolutionnaire qui s’appuie sur les résultats des sciences de la nature et de la société.
On peut conclure avec Karl Marx : « La tête de cette émancipation (de l’humanité) est la philosophie. Son coeur le prolétariat. » (dans « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel »). L’émancipation de l’humanité ne viendra pas seulement des idées (scientifiques et philosophiques) mais de l’action, c’est-à-dire de la lutte des opprimés et de la révolution sociale. En ce sens, c’est l’Histoire qui doit avoir le dernier mot et transformer les potentialités en réalité.