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Discontinuité de la nature : une question philosophique

dimanche 16 mars 2008, par Robert Paris

La faille de San-Andreas est une manifestation spectaculaire des tremblements de terre qui marquent les mouvements des plaques. Ceux-ci, loin d’avoir lieu de manière continue, sont bloqués par frottement et ne se produisent qu’au cours de tremblements de terre qui sont des discontinuités de toutes les tailles.

Transition entre les péridotites du manteau (en bas, couleur sombre) et les gabbros de la croûte (en haut, couleur claire), produit d’une discontinuité de la croûte terrestre encore appelée discontinuité de "Moho".

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« M. Dühring balbutie : « Le principe de transition : (…) il reste toujours la possibilité d’intercaler des états intermédiaires progressivement gradués et, de ce fait, reste ouvert le pont de la continuité, pour arriver en remontant jusqu’à l’extinction du jeu des variations. » (…)

M. Dühring peut toujours décomposer son passage du néant de mouvement au mouvement universel en autant de particules infiniment petites et lui donner une durée aussi longue qu’il voudra, nous n’aurons toujours pas avancé d’un dix-millième de millimètre. Du néant, nous ne pouvons pas arriver au quelque chose sans un acte créateur, ce quelque chose fût-il aussi petit qu’une différentielle mathématique. Le pont de la continuité n’est donc même pas un pont aux ânes : il n’y a que M. Dühring pour pouvoir le passer. »

Friedrich Engels dans « L’Anti-Dühring »

« Les preuves de son existence (de l’électron) sont liées à des observations discontinues, en fonction d’un système de coïncidences discontinues. Dès lors, je dirais assez volontiers que la trajectoire d’un électron est un chapelet où le grain de chapelet concrétise une somme d’expériences. Y’a-t-il un fil dans ce chapelet ? Question vaine, puisque nous ne connaissons que les grains. L’observation est d’ailleurs si perturbante que la tranquille trajectoire telle que la dépeignait notre intuition ne peut guère correspondre à une réalité expérimentée. Enfin l’expérimentation implique des discontinuités qui marquent tout : et la réalité et le temps et l’espace. On peut donc entrevoir la nécessité de poser une réalité rythmique, sans cesse recommencée. »

Bachelard, « La continuité et la multiplicité temporelles »

Mots-clef :

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physique quantiquerelativité
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La discontinuité, une question philosophique

« La nature ne fait pas de saut. »
Le botaniste Linné, père de la classification des espèces en 1758

« On dit que la nature ignore les bonds (...) or le changement n’est pas seulement quantitatif mais aussi qualitatif et consiste dans quelque chose de nouveau, d’autre, dans la rupture de la forme ancienne de l’être. »
Le philosophe G.W.F Hegel dans « Science de la Logique »

« Par une interprétation assez libre, l’idée d’Aristote a été résumée dans l’adage « la nature ne fait pas de bonds » (...) Selon toute apparence, son règne est compté. La nature semble en effet effectuer des bonds et cela de façon singulière. (...) L’hypothèse des quanta conduit à admettre qu’il y a dans la nature des phénomènes n’ayant pas lieu d’une manière continue mais brusquement et, pour ainsi dire, explosivement. »
Le physicien Max Planck dans « Initiation à la physique »

« L’hypothèse atomiste affirme que la divisibilité de la matière a des limites. Elle permet de surmonter les contradictions de l’idée du continu mathématique (…) »
Le physicien Etienne Klein dans « Sous l’atome, les particules »

« La grande révolution de la théorie des quanta fut que des caractères de discontinuités furent découverts dans le Livre de la Nature, dans un contexte où tout autre chose que la continuité apparaissait comme absurde d’après les vues admises jusqu’à ce moment. »
Le physicien Erwin Schrödinger dans « Qu’est-ce que la vie ? »

« Chaque fois, une onde d’apparence continue et globale se trouve « découpée » en unités discrètes et interprétée comme résultant intégralement (...) de ces unités discrètes. »
Le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux
dans « L’homme neuronal »

« Pratiquement aucun mouvement tectonique de surface ne se produit de manière continue. C’est le royaume des saccades. Et chacune est un tremblement de terre. »

Paul Tapponier
dans « La plus belle histoire de la terre »

C’est le philosophe G.W.F Hegel qui a incontestablement été le fondateur de la plus importante philosophie du discontinu, la dialectique. Hegel écrit dans « Science de la Logique » : « La nature ne fait pas de bond », dit-on ; et l’opinion ordinaire, quand il s’agit de comprendre l’avènement ou la disparition, s’imagine (...) les comprendre en se les représentant comme avènement ou disparition graduels. Mais il s’est déjà manifesté que les changements de l’être ne sont pas le passage d’une quantité en une autre quantité, mais le passage du qualitatif au quantitatif, et inversement, la transition en un autre qui est une interruption du graduel et un changement qualitatif par rapport à l’être déterminé antérieur. L’eau refroidie ne devient pas peu à peu dure (...) L’Etat a une mesure de sa grandeur quantitative au-delà de laquelle il s’écroule intérieurement sous la même constitution qui, avant son extension, faisait son bonheur et sa force. » La philosophie d’Hegel montre que le mouvement et le changement ne peuvent s’interpréter que comme l’action des contradictions internes préexistantes et menant à une rupture avec changement qualitatif, le système pouvant sauter d’un ordre à un autre parce que ses contradictions internes basculent brutalement d’une forme à une autre.

Hegel écrit dans sa « Logique » que « Quand on veut se représenter l’apparition ou la disparition de quelque chose, on se les représente ordinairement comme une apparition ou une disparition graduelles. Pourtant, les transformations de l’être sont non seulement le passage d’une quantité à une autre, mais aussi le passage de la quantité à la qualité et inversement, passage qui entraîne la substitution d’un phénomène à un autre, est une rupture de progressivité. » Il remarque que cette constatation a un caractère universel, allant de la nature à la société. Dans tous ces domaines, il démontre la nécessité de philosopher sur la transformation qualitative et de ne pas se contenter d’une philosophie de l’observation d’objets fixes en déplacement. Le lien entre changement qualitatif et quantitatif, dans les deux sens, signifie reconnaître l’interaction d’échelle. Le mouvement est inséparable du changement, car il est impossible qu’il y ait un déplacement s’il n’y a pas un changement d’état. Le changement et le mouvement nécessitent d’être étudiés à l’aide de concepts intégrant cette capacité de transformation, donc des concepts qui ne soient ni absolus ni éternels [1]. Etudier les sciences, ce n’est pas seulement mesurer et trouver des transformations numériques. C’est dévoiler la source de cette capacité de la nature de produire du neuf, spontanément et sans action extérieure. La mutation de philosophie est considérable. Hegel rompt avec les notions métaphysiques. L’interaction remplace la notion ancienne de « force », dans laquelle l’action était forcément extérieure. Le mouvement n’est pas le produit d’un énergétisme ni la vie d’un vitalisme. La constance est conçue comme le produit de la transformation et elle a pour produit une transformation. L’adaptation est guidée par le mécanisme de conservation et non par un but de transformation. C’est également la conservation qui contraint aux transformations brutales en ayant accumulé des contradictions. Le négatif est au sein du positif et le positif au sein du négatif. La négation est indispensable à la construction. Ce qui existe mérite de périr parce qu’il contient déjà les contradictions qui causeront sa perte. Hegel écrit dans « Histoire de la philosophie » : « Il faut rendre justice à l’aspect négatif ... On doit reconnaître la contradiction présente dans l’existence (...). » Hegel, lui-même, a parfaitement conscience que dire cela c’est faire l’éloge de la révolution puisqu’il enchaîne sur la révolution française de 1789 de la manière suivante : « Les vieilles institutions n’avaient plus de place dans le sentiment développé de la liberté consciente (...). On se comporta destructivement contre ce qui était déjà détruit intérieurement. » A l’image de la révolution française, le processus décrit par Hegel est un développement des contradictions internes du système qui, atteignant un seuil, abolissent brutalement l’ancien ordre. Hegel ne cesse de l’affirmer : l’ordre social, lui-même, contient ses propres contradictions comme toute autre structure. Karl Marx soulignait ce caractère révolutionnaire de la philosophie d’Hegel  : « Sous sa forme rationnelle, la dialectique n’est, aux yeux de la bourgeoisie et de ses théoriciens, que scandale et horreur, parce que, outre la compréhension positive de ce qui existe, elle englobe également la compréhension de la négation, de la disparition inévitable de l’état des choses existant ; parce qu’elle considère toute forme sous l’aspect du mouvement, par conséquent aussi sous son aspect transitoire ; parce qu’elle ne s’incline devant rien et qu’elle est, par son essence, critique et révolutionnaire. »

Devons nous interroger un philosophe comme Hegel pour réfléchir aux propriétés de la nature comme la continuité ou la discontinuité ? Ne suffit-il pas d’observer scientifiquement les phénomènes physiques ? L’univers est-il un phénomène rationnel ou irrationnel, déterministe ou indéterministe, réversible ou irréversible, fini ou infini, linéaire ou non-linéaire, moniste ou dualiste, réductionniste ou holiste, agissant par action positive ou par négation ? La réponse nécessite une étude scientifique mais aussi une réflexion philosophique. Les concepts qu’utilise la science n’ont pas été cueillis dans la nature mais dans la philosophie. Les paramètres que l’on mesure lors des expériences ont été conçus par les scientifiques et ne sont pas imposés directement par la nature. Les raisonnements sur la nature n’ont pas été écrits sous la dictée des conditions naturelles mais dans celles de la pensée humaine. La science examine le monde, mais elle est obligée de supputer, de raisonner, de bâtir des mécanismes de pensée que la nature n’a pas directement dictés. Certains auteurs continuent à prétendre que la science de la nature, ou que la mathématique, est fondée sur des propositions indiscutables. C’est faux. La science de la nature n’est pas nécessairement plus objective que les autres domaines de la pensée et de la société humaine. Même les éléments de sciences apparemment les plus indépendants de la pensée et les sciences apparemment indépendantes des objets de la nature, comme les mathématiques, ne le sont pas. Beaucoup affirment qu’Hegel lui-même ne pourrait pas contredire que « un plus un égale deux ». Et pourtant, le nombre « un » est déjà un concept philosophique et non une simple observation de la nature. Et dans la nature, un plus un peut faire plus que deux ! Les sciences s’appuient sur un grand nombre d’a priori philosophiques, sans nécessairement en avoir conscience, ni les remettre régulièrement en question. Même si les sciences sont réputées objectives, nous avons absolument besoin de concepts philosophiques pour raisonner.

Continu ou discontinu, gradualiste ou saltationniste, voilà deux autres questions philosophiques que nous posons à l’univers. Prétendre que le gradualisme et le continuisme, selon lesquels le monde évolue doucement et régulièrement, seraient des constatations issues directement de l’observation est aussi faux que d’affirmer que ce serait la discontinuité qui fonderait l’univers de façon évidente. Au fait, pourquoi le monde ne serait-il pas parfois continu et, à d’autres moments, discontinu ? C’est un problème que nous allons également examiner et nous constaterons que les deux conceptions sont antithétiques : l’univers est continu ou discontinu mais pas l’un des deux suivant les circonstances. Le préjugé selon lequel « la nature ne fait pas de bonds » a été considéré longtemps comme une évidence sans même qu’il y ait des preuves scientifiques et a été ouvertement présenté par les scientifiques eux-mêmes comme un choix philosophique. Un des arguments de Lyell, en faveur du graduel et de la continu, dans ses « Principes de géologie » est justement le manque de connaissance : « Dans notre ignorance de l’origine et de la nature du feu volcanique, il semble plus conforme à la prudence philosophique de croire qu’il n’y a point d’instabilité dans cette partie du système terrestre. »

Le marxiste russe Plékhanov avait dû batailler dur sur le terrain philosophique pour défendre l’idée que la science montre que la nature peut faire des bonds. Dans l’ouvrage « Des « bonds » dans la nature et dans l’histoire », il écrit : «  Marx a été le premier à montrer que l’évolution économique mène aux révolutions politiques. (...) Les changements quantitatifs, en s’accumulant peu à peu, deviennent finalement des changements qualitatifs. Ces transitions s’accomplissent par bonds et ne peuvent pas s’accomplir autrement. (...) La force a toujours joué le rôle d’accoucheuse chaque fois qu’une société nouvelle venait au monde. » Il expose dans « Les questions fondamentales du marxisme » : Beaucoup de gens confondent la dialectique avec la doctrine de l’évolution. La dialectique est, en effet, une doctrine de la transformation. Mais elle diffère essentiellement de la vulgaire « théorie de l’évolution » qui repose essentiellement sur ce principe que ni la nature, ni l’histoire ne font de bonds, et que tous les changements ne s’opèrent dans le monde que graduellement. (…) Marx et Engels ont entièrement adopté la conception dialectique de Hegel sur l’inévitabilité des bonds dans le processus de développement. (…) La théorie des mutations de De Vries n’est autre chose que la théorie de l’évolution des espèces se produisant par bonds. (…) De l’avis de ce naturaliste éminent, « le côté faible de la théorie de Darwin sur l’origine des espèces est précisément l’idée que cette origine peut être expliquée par des changements graduels. »

Certes, les sciences ont pu explorer le monde avec un certain succès en employant cette thèse du continu, les mathématiques du continu (géométrie, algèbre et analyse du continu) étant largement plus développées que celles du discret. Ce n’est sans doute pas la seule raison de ce choix du continu même si c’est sans doute un élément non négligeable. Il est certain aussi que la philosophie du continu a été choisie du fait des combats menés par les scientifiques pour imposer la conception rationnelle du monde, la causalité continue leur semblant un argument de poids contre le créationnisme. Enfin, la conception d’un monde discontinu a sans doute été combattue pour des raisons sociales et politiques. Une société soucieuse de sa stabilité a tendance à favoriser des idées d’ordre, de régularité et de continuité. L’adversaire classique des discontinuités est Aristote. Il affirme nettement que la nature ne fait pas de bonds. Il se fait ouvertement le défenseur de la classe dirigeante [2] et de l’ordre social, dans son ouvrage « Politique » [3]. Il a fait ce choix en connaissance de cause puisque les philosophes grecques avaient posé ce problème avant même qu’Aristote ne débute son œuvre. Zénon d’Elée notamment avait développé ses "paradoxes" qui montraient les contradictions de la conception du temps et de l’espace continus (*voir annexes). Comme le montraient les prises de positions révolutionnaires des partisans de la discontinuité comme Zénon ou Socrate, la question dépassait celle de l’examen de la nature. Dans la société athénienne menacée par la révolution sociale, la question de la discontinuité dépassait déjà une simple question de sciences et de philosophie. Elle devenait une question politique. Les condamnations à mort de Zénon et de Socrate le montrent pleinement. Philosophie du discontinu signifiait déjà conception révolutionnaire.


[1Lénine expose dans ses « Cahiers philosophiques » combien la dialectique marxiste reconnaît sa dette au travail de Hegel : « Le mouvement et l’automouvement, mouvement autonome (indépendant), spontané, intérieurement nécessaire, le changement, le mouvement et la vitalité, le principe de tout automouvement, la pulsion vers le mouvement. Ce fond, il fallait le découvrir, le décortiquer, l’épurer. C’est ce que Marx et Engels ont fait. L’idée de mouvement et de changement universel (1883 – « Logique » de Hegel) est trouvée avant son application à la vie et à la société. (…) On ne peut pas comprendre totalement « Le Capital » de Marx, et en particulier, son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris la « Logique » de Hegel. »

[2C’est pour ces positions très conservatrices qu’Aristote a été choisi comme professeur du futur Alexandre.

[3On trouve dans cet ouvrage une justification éloquente de l’esclavage et une méthode à l’usage des classes dirigeantes pour gouverner politiquement la cité en évitant les troubles politiques et sociaux.

Messages

  • Bonjour,

    C’est un détail, mais il me semble que la première phrase dans la citation de Plékhanov ("la destruction et la construction vont de pair...") est en fait une citation, par l’auteur, de son adversaire. Lequel adversaire (Tikhomirov) voulait probablement signifier par là que les phénomènes se transforment graduellement. Cela ne change pas le sens général du passage, car de toute façon cette phrase, prise isolément, ne veut à mon sens pas dire grand chose...

    (Ce message ne me paraît pas d’un intérêt justifiant sa publication sur le site, mais je vous laisse en juger)

    (Par ailleur, je viens juste de découvrir par hasard ce site, et le peu que j’ai vu me donne envie d’en lire plus...)

    (au passage : les liens vers "accueil du site" (image de galaxie + texte en-dessous) sont mauvais : il manque www)

    Cordialement

    • Chère lectrice, merci beaucoup de prendre la plume pour nous adresser tes observations qui sont d’ailleurs très justes. Dont acte. Ma lecture de Plekhanov a été un peu rapide. Même si, comme tu le fais remarquer cela ne change pas le sens général du débat entre plekhanov et Tikhomirov, la citation n’est pas utilisée dans le sens où je l’entendais.

      Rappelons le texte :

      "Chez nous, et d’ailleurs pas seulement chez nous, dit Tikhomirov, s’est profondément enracinée l’idée que nous vivons dans une "période de destruction" qui, croit-on, finiré par un terrible bouleversement, avec des torrents de sang, dans les détonations de la dynamite, et ainsi de suite. Après quoi - suppose-t-on - va s’ouvrir une "période de construction". Cette conception sociale est totalement erronée et n’est, comme on l’a déjà fait remarquer, que le reflet politique des vieilles idées de Cuvier et de celles de l’école des brusques catastrophes géologiques. Mais dans la réalité, la destruction et la construction vont de pair, elles sont même inconcevables l’une sans l’autre."

      Cette citation est tirée de "pourquoi j’ai cessé d’être révolutionnaire" de Tikhomirov.

      Plekhanov répondait : "M. Tikhomirov éprouve maintenant de la répugnance pour les "catastrophes soudaines" et les "bouleversements par la violence". C’est son affaire : il n’est ni le premier ni le dernier. mais il a tort de penser que les "catastrophes soudaines" ne sont ni possibles ni dans la nature ni dans les sociétés humaines.

      Merci encore de nous faire part de tes observations sur des points de détail comme sur le fond. Et merci à tous nos lecteurs de nous écrire. C’est un encouragement important.
      Robert Paris

    • « Chez nous, et d’ailleurs pas seulement chez nous, dit Mr Tikhomirov, s’est profondément enracinée l’idée que nous vivons dans une « période de destruction » qui, croit-on finira par un terrible bouleversement, avec des torrents de sang, dans les détonations de dynamite, et ainsi de suite. Après quoi – suppose-t-on – va s’ouvrir une « période de construction ». Cette conception sociale est totalement erronée et n’est, comme on l’a déjà fait remarquer, que le reflet politique des vieilles idées de Cuvier et de celles de l’école des brusques catastrophes géologiques. Mais, dans la réalité, la destruction et la construction vont de pair, elles sont même inconcevables l’une sans l’autre. Qu’un phénomène aille vers sa destruction, cela tient, à vrai dire, au fait qu’en lui-même, à sa place, quelque chose de nouveau se constitue, et, inversement, la formation d’un nouvel ordre de choses n’est rien d’autre que la destruction de l’ancien. » (extrait de « Pourquoi j’ai cessé d’être révolutionnaire » de Tikhomirov)

      Ces paroles ne donnent pas une conception très nette ; en tout cas, on peut en dégager deux thèses :

      1°) « Chez nous, et d’ailleurs pas seulement chez nous », les révolutionnaires n’ont aucune idée de l’évolution, de la graduelle « transformation du type des phénomènes », selon l’expression employée ailleurs par Mr Tikhomirov ;

      2°) S’ils avaient une idée de l’évolution, de la graduelle « transformation des phénomènes », ils ne s’imagineraient pas que « nous vivons dans une période de destruction ».

      Voyons d’abord comment sont les choses sous ce rapport « ailleurs que chez nous », c’est-à-dire en Occident.

      Comme on le sait, il existe actuellement en Occident un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, laquelle aspire à son émancipation économique. Or, la question se pose : les représentants théoriques de ce mouvement, c’est-à-dire les « socialistes », ont-ils réussi à accorder leurs tendances révolutionnaires avec une théorie tant soit peu satisfaisante du développement social ?

      A cette question, quiconque a une idée, si faible soit-elle, du socialisme contemporain répondra sans hésitation par l’affirmative. Tous les socialistes sérieux d’Europe et d’Amérique s’en tiennent à la doctrine de Marx ; mais qui donc ignore que cette doctrine est avant tout la doctrine de l’évolution des sociétés humaines ? Marx était un défenseur ardent de l’ « activité révolutionnaire ». Il sympathisait profondément avec tout mouvement révolutionnaire dirigé contre l’ordre social et politique existant. On peut, si l’on veut, ne pas partager des sympathies aussi « destructives ». Mais, en tout cas, le seul fait qu’elles aient existé n’autorise pas à en conclure que l’imagination de Marx était exclusivement « fixée sur les bouleversements par la violence », qu’il oubliait l’évolution sociale, le développement lent et progressif. Non seulement Marx n’oubliait pas l’évolution, mais il a découvert un grand nombre de ses lois les plus importantes. Dans son exprit, l’histoire de l’humanité s’est déroulée pour la première fois en un tableau harmonieux, non fantastique. Il a été le premier à montrer que l’évolution économique mène aux révolutions politiques. Grâce à lui, le mouvement révolutionnaire contemporain possède un but clairement fixé et une base théorique strictement formulée. Mais s’il en est ainsi, pourquoi donc Mr Tikhomirov s’imagine-t-il pouvoir, par quelques phrases décousues sur la « construction » sociale, démontrer l’inconsistance des tendances révolutionnaires existant « chez nous et d’ailleurs pas seulement chez nous » ? Ne serait-ce pas parce qu’il ne s’est pas donné la peine de comprendre la doctrine des socialistes ?

      Mr Tikhomirov éprouve maintenant de la répugnance pour les « catastrophes soudaines » et les « bouleversements par la violence ». C’est son affaire : il n’est ni le premier, ni le dernier. Mais il a tort de penser que les « catastrophes soudaines » ne sont possibles ni dans la nature, ni dans les sociétés humaines. D’abord, la « soudaineté » de semblables catastrophes est une idée relative. Ce qui est soudain pour l’un, ne l’est pas pour l’autre : les éclipses du soleil se produisent soudainement pour l’ignorant, mais ne sont nullement soudaines pour un astronome. Il en est exactement de même des révolutions. Ces « catastrophes » politiques se produisent « soudainement » pour les ignorants et la multitude des philistins suffisants, mais elles ne sont nullement soudaines pour un homme qui se rend compte des phénomènes qui se passent dans le milieu social environnant. Ensuite, si Mr Tikhomirov essayait de tourner ses regards vers la nature et l’histoire, en se mettant au point de vue de la théorie qu’il fait sienne maintenant, il s’exposerait à toute une série de surprises renversantes. Il a bien fixé dans sa mémoire que la nature ne fait pas de bonds, et que, si l’on quitte le monde des mirages révolutionnaires pour descendre sur le terrain de la réalité, « on ne peut parler, scientifiquement, que de la lente transformation d’un type de phénomène donné ». Mais, cependant, la nature fait des bonds, sans se soucier de toutes les philippiques contre la « soudaineté ». Mr Tikhomirov sait très bien que les « vieilles idées de Cuvier » sont erronées, et que les « brusques catastrophes géologiques » ne sont rien de plus que le produit d’une imagination savante. Il mène une existence sans souci, mettons, dans le Midi de la France, sans entrevoir ni alarmes, ni dangers. Mais voilà tout à coup un tremblement de terre, pareil à celui qui s’est produit il y a deux ans. Le sol oscille, les maisons s’écroulent, les habitants s’enfuient terrifiés, en un mot, c’est une véritable « catastrophe », dénotant une incroyable insouciance chez la mère Nature. Instruit de cette amère expérience, Mr Tikhomirov vérifie attentivement ses idées géologiques et arrive à cette conclusion que la lente « transformation d’un type de phénomènes » (en l’occurrence l’état de l’écorce terrestre) n’exclut pas la possibilité de « bouleversements » pouvant bien paraître, d’un certain point de vue, « soudains » et produits par « la violence ».

      De ce que la science a réfuté les doctrines géologiques de Cuvier, il ne s’ensuit pas encore qu’elle ait démontré l’impossibilité en général des « catastrophes » ou « bouleversements » géologiques. Elle ne pouvait pas démontrer cela, sous peine d’être en contradiction avec ces phénomènes généralement connus que sont les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, etc. La tâche de la science consistait à expliquer ces phénomènes comme le produit de l’action cumulée de ces forces de la nature, dont nous pouvons, à chaque instant, observer l’influence lentement progressive. Autrement dit, la géologie devait expliquer les révolutions que traverse l’écorce terrestre par l’évolution de cette même écorce. Une tâche semblable dut être envisagée par la sociologie qui, en ma personne de Hegel et de Marx, en vint à bout avec le même succès que la géologie.

      Mr Tikhomirov fait chauffer de l’eau, et l’eau restant de l’eau tant qu’elle chauffe de 0° à 80° Réuamur, il ne s’inquiète d’aucune « soudaineté ». Mais voilà que la température s’est élevée jusqu’à la limite fatale, et tout à coup – ô terreur ! – la « catastrophe soudaine » est là : l’eau se transforme en vapeur, comme si son imagination avait été « fixée sur les bouleversements par la violence ».

      Mr Tikhomirov laisse refroidir l’eau, et voilà que la même étrange histoire se répète. Peu à peu, la température de l’eau se modifie, sans que l’eau cesse d’être de l’eau. Mais voilà que le refroidissement atteint 0° et l’eau se transforme en glace, sans nullement songer au fait que les « bouleversements soudains » représentent une conception erronée.

      Mr Tikhomirov observe l’évolution d’un des insectes qui subissent des métamorphoses. Le procès d’évolution de la chrysalide Le procès d’évolution de la chrysalide s’effectue lentement, et, jusqu’à nouvel ordre, la chrysalide reste chrysalide. Notre penseur se frotte les mains de plaisir. « Ici, tout va bien se dit-il, ni l’organisme social, ni l’organisme animal n’éprouvent de ces bouleversements soudains que j’avais été obligé de remarquer dans le monde inorganique. En s’élevant à la création d’êtres vivants, la nature devient posée ». Mais bientôt sa joie fait place au chagrin. Un beau jour, la chrysalide accomplit un « bouleversement par la violence » et fait son entrée dans le monde sous la forme d’un papillon. Ainsi donc, force est à Mr Tikhomirov de se convaincre que même la nature organique n’est pas assurée contre les « soudainetés ».

      Il en sera exactement de même, pour peu que Mr Tikhomirov « tourne son attention » sur sa propre « évolution ». Il est certain qu’il y trouvera également un semblable point de revirement ou de « bouleversement ». Il se rappellera quelle fut précisément cette goutte qui fit déborder la coupe de ses impressions et le transforma, de défenseur plus ou moins hésitant de la « révolution », en adversaire plus ou moins sincère de cette dernière.

      Mr Tikhomirov et moi, nous nous exerçons à faire des additions arithmétiques. Nous prenons le chiffre « cinq » et, en gens sérieux, nous lui ajoutons « graduellement » chaque fois une unité : six, sept, huit. Jusqu’à neuf, tout va bien. Mais aussitôt que nous voulons augmenter ce chiffre d’une unité, un malheur nous arrive :brusquement et sans raison plausible, nos unités se transforment en une « dizaine ». La même affliction vient nous éprouver, quand nous passons des dizaines à la centaine.

      (...)

  • "Le continu et le discontinu

    Le problème du continu et du discontinu est un problème fondamental, qui se pose au début et au terme des sciences mathématiques et physiques, et qui, sous une forme ou sous une autre, se pose ou se posera également à toutes les autres disciplines humaines, naturelles ou morales. Les mathématiciens ou les physiciens se plaçant à deux points de vue d’ailleurs très différents, l’ont déjà soumis à une enquête approfondie. Mais ni les mathématiciens, ni le physicien, ni aucun des spécialistes, ne peut prétendre le résoudre à lui seul : le philosophe a son mot à dire ; et ce mot est décisif. En effet, le problème du continu et du discontinu demeure avant tout, et au premier chef, un problème philosophique."

    Jacques Chevalier

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