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La continuité, une propriété mathématique ?

jeudi 5 janvier 2017, par Robert Paris

La notion théorique de continuité en suppose d’autres :

 La compacité :

Si on forme une suite de points de cet ensemble, ses éléments ne peuvent pas beaucoup s’éloigner les uns des autres et se concentrent sur certaines valeurs. La propriété de compacité permet également de faire passer certaines propriétés du local au global. C’est-à-dire qu’une propriété vraie au voisinage de chaque point devient valable de façon uniforme sur tout le compact.

 La convexité :

Un objet géométrique est dit convexe lorsque, chaque fois qu’on y prend deux points A et B, le segment [A,B] qui les joint y est entièrement contenu.

 La contiguïté :

Elle suppose une adhérence, plus ou moins exacte, c’est-à-dire que que tout élément est en contact avec le suivant.

 La densité :

Elle suppose que, près de chaque point, il y en a un autre, aussi proche que l’on veut.

 La connexité :

Cette propriété signale l’absence de ruptures

La continuité suppose à la fois toutes ces propriétés.

Nous avons tous en tête des exemples de phénomènes naturels continus et d’autres discontinus, tout cela au moins apparemment. mais qu’en est-il au niveau fondamental ? Y a-t-il illusion du continu ? Y a-t-il production du discontinu par le continu ? Ou inversement ? L’un des deux est-il, au niveau fondamental, simple apparence ?

Pas de suspense : nous répondons ici qu’il n’existe au niveau réel (et non apparent) aucune continuité dans l’univers ni dans l’univers de notre pensée ni dans l’univers de nos sociétés, et que la continuité n’est qu’apparence....

Avez-vous déjà regardé le cheminement d’un escargot. Rien d’aussi continu, lent et régulier, à vitesse constante ... en apparence. Quand l’escargot laisse une trace humide sur un sol sec vous regardez la trace. Étonnement ! Elle est discontinue, alternant bande sèche et bande humide. Le mouvement continu est physiquement impossible car il nécessite qu’il n’y ait qu’une action à sens unique, aucune interaction, aucun relâchement. Cela n’existe ni dans le vivant ni dans l’inerte. Un effort physique permanent sans rupture n’a pas d’existence réelle. Le neurone doit s’arrêter un certain temps. L’atome ne peut émettre en permanence ni recevoir en permanence. Or la seule chose qui arrive à l’atome ou à la particule, c’est d’émettre et de recevoir. Ces phénomènes se déroulent dans un temps limité suivi d’une période où il ne peut plus le faire. L’effort continu est une image inadéquate des phénomènes. Elle apapraît quand un grand nombre d’éléments agissent en même temps, construisant cette illusion de continuité, comme les molécules d’eau (discontinues) donnent l’illusion de l’ eau qui coule du robinet (phénomène apparemment continu).

A notre échelle, la surface d’une table ou d’un lac apparaissent continus mais cela ne correspond nullement à la réalité fondamentale qui est une agitation de molécules en tout sens.

On a longtemps cru au mouvement sur des trajectoires et capable de suivre ainsi une certaine continuité. La physique quantique a détruit cette croyance même si bien des auteurs continuent à y croire. Et pourtant à notre échelle, on peut continuer à travailler à partir de l’apparence des trajectoires continues pour décrire le mouvement de la terre autour du soleil. cette apparence de continuité est efficace parce qu’il s’agit d’un très grand nombre d’atomes. Le mouvement de la terre n’est pas plus continu pour autant que celui d’une particule en physique quantique mais ils ne produisent pas une illusion à la même échelle.

Qu’en est-il des notions mathématiques de continuité et de discontinuité ? Sont-elles compatibles ?

Henri Poincaré

dans "La science et l’hypothèse" :

"Si l’on veut savoir ce que les mathématiciens entendent par un continu, ce n’est pas à la géométrie qu’il faut le demander. Le géomètre cherche toujours plus ou moins à se représenter les figures qu’il étudie, mais ses représentations ne sont pour lui que des instruments ; il fait de la géométrie avec de l’étendue comme il en fait avec de la craie ; aussi doit-on prendre garde d’attacher trop d’importance à des accidents qui n’en ont souvent pas plus que la blancheur de la craie.

L’analyste pur n’a pas à craindre cet écueil. Il a dégagé la science mathématique de tous les éléments étrangers, et il peut répondre à notre question. Qu’est-ce au juste que ce continu sur lequel les mathématiciens raisonnent ? Beaucoup d’entre eux, qui savent réfléchir sur leur art, l’ont fait déjà ; M. Tannery, par exemple, dans son Introduction à la théorie des Fonctions d’une variable.

Partons de l’échelle des nombres entiers ; entre deux échelons consécutifs, intercalons un ou plusieurs échelons intermédiaires, puis entre ces échelons nouveaux d’autres encore, et ainsi de suite indéfiniment. Nous aurons ainsi un nombre illimité de termes, ce seront les nombres que l’on appelle fractionnaires, rationnels ou commensurables. Mais ce n’est pas assez encore ; entre ces termes qui sont pourtant déjà en nombre infini, il faut encore en intercaler d’autres, que l’on appelle irrationnels ou incommensurables.

Avant d’aller plus loin, faisons une première remarque. Le continu ainsi conçu n’est plus qu’une collection d’individus rangés dans un certain ordre, en nombre infini, il est vrai, mais extérieurs les uns aux autres. Ce n’est pas là la conception ordinaire, où l’on suppose entre les éléments du continu une sorte de lieu intime qui en fait un tout, où le point ne préexiste pas à la ligne, mais la ligne au point. De la célèbre formule, le continu est l’unité dans la multiplicité, la multiplicité seule subsiste, l’unité a disparu. Les analystes n’en ont pas moins raison de définir leur continu comme ils le font, puisque c’est toujours sur celui-là qu’ils raisonnent depuis qu’ils se piquent de rigueur. Mais c’est assez pour nous avertir que le véritable continu mathématique est tout autre chose que celui des physiciens et celui des métaphysiciens.

On dira peut-être aussi que les mathématiciens qui se contentent de cette définition sont dupes de mots, qu’il faudrait dire d’une façon précise ce que sont chacun de ces échelons intermédiaires, expliquer comment il faut les intercaler et démontrer qu’il est possible de le faire. Mais ce serait à tort ; la seule propriété de ces échelons qui intervienne dans leurs raisonnements [Avec celles qui sont contenues dans les conventions spéciales qui servent à définir l’addition et dont nous parlerons plus loin.], c’est celle de se trouver avant ou après tels autres échelons ; elle doit donc seule aussi intervenir dans la définition.

Ainsi, il n’y a pas à s’inquiéter de la manière dont on doit intercaler les termes intermédiaires d’autre part, personne ne doutera que cette opération ne soit possible, à moins d’oublier que ce dernier mot, dans le langage des géomètres, signifie simplement exempt de contradiction. (...) On en vient alors à se demander si la notion du continu mathématique n’est pas tout simplement tirée de l’expérience. Si cela était, les données brutes de l’expérience, qui sont nos sensations, seraient susceptibles de mesure. On pourrait être tenté de croire qu’il en est bien ainsi, puisque l’on s’est, dans ces derniers temps, efforcé de les mesurer et que l’on a même formulé une loi, connue sous le nom de loi de Fechner, et d’après laquelle la sensation serait proportionnelle au logarithme de l’excitation. Mais si l’on examine de près les expériences par lesquelles on a cherché à établir cette loi, on sera conduit à une conclusion toute contraire."

Henri Poincaré

dans "La valeur de la science" :

"Le continu physique est pour ainsi dire une nébuleuse non résolue, les instruments les plus perfectionnés ne pourraient parvenir à la résoudre."

Henri Poincaré

dans "La valeur de la science" (chapitre "L’intuition et la logique en mathématiques") :

"Voyons ce qui est arrivé, par exemple pour l’idée de fonction continue. Au début, ce n’était qu’une image sensible, par exemple, celle d’un trait continu tracé à la craie sur un tableau noir. Puis elle s’est épurée peu à peu, bientôt on s’en est servi pour construire un système compliqué d’inégalités, qui reproduisait pour ainsi dire toutes les lignes de l’image primitive ; quand cette construction a été terminée, on a décintré, pour ainsi dire, on a rejeté cette représentation grossière qui lui avait momentanément servi d’appui et qui était désormais inutile ; il n’est plus resté que la construction elle-même, irréprochable aux yeux du logicien. Et cependant si l’image primitive avait totalement disparu de notre souvenir, comment devinerions-nous par quel caprice toutes ces inégalités se sont échafaudées de cette façon les unes sur les autres ?"

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Commençons par discuter cet adage fallacieux : les mathématiques aimeraient le continu et prétenderaient toujours imposer aux sciences leur notion de continuité. Sur cette question, donnons la parole au mathématicien-physicien Henri Poincaré  : « Pour un observateur superficiel, la vérité scientifique est hors des atteintes du doute ; la logique de la science est infaillible et, si les savants se trompent quelquefois, c’est pour en avoir méconnu les règles. Les vérités mathématiques dérivent d’un petit nombre de propositions évidentes par une chaîne de raisonnements impeccables ; elles s’imposent non seulement à nous, mais à la nature elle-même. Elles enchaînent pour ainsi dire le Créateur et lui permettent seulement de choisir entre quelques solutions relativement peu nombreuses. Il suffira alors de quelques expériences pour nous faire savoir quel choix il a fait. De chaque expérience, une foule de conséquences pourront sortir par une série de déductions mathématiques, et c’est ainsi que chacune d’elles nous fera connaître un coin de l’Univers. Voilà quelle est pour bien des gens du monde, pour les lycéens qui reçoivent les premières notions de physique, l’origine de la certitude scientifique. Voilà comment ils comprennent le rôle de l’expérimentation et des mathématiques. C’est ainsi également que le comprenaient, il y a cent ans, beaucoup de savants qui rêvaient de construire le monde en empruntant à l’expérience aussi peu de matériaux que possible. (...)
Partons de l’échelle des nombres entiers ; entre deux échelons consécutifs, intercalons un ou plusieurs échelons intermédiaires, puis entre ces échelons nouveaux d’autres encore, et ainsi de suite indéfiniment. Nous aurons ainsi un nombre illimité de termes, ce seront les nombres que l’on appelle fractionnaires, rationnels ou commensurables. Mais ce n’est pas assez encore ; entre ces termes qui sont pourtant déjà en nombre infini, il faut encore en intercaler d’autres, que l’on appelle irrationnels ou incommensurables.

Avant d’aller plus loin, faisons une première remarque. Le continu ainsi conçu n’est plus qu’une collection d’individus rangés dans un certain ordre, en nombre infini, il est vrai, mais extérieurs les uns aux autres. Ce n’est pas là la conception ordinaire, où l’on suppose entre les éléments du continu une sorte de lieu intime qui en fait un tout, où le point ne préexiste pas à la ligne, mais la ligne au point. De la célèbre formule, le continu est l’unité dans la multiplicité, la multiplicité seule subsiste, l’unité a disparu. Les analystes n’en ont pas moins raison de définir leur continu comme ils le font, puisque c’est toujours sur celui-là qu’ils raisonnent depuis qu’ils se piquent de rigueur. Mais c’est assez pour nous avertir que le véritable continu mathématique est tout autre chose que celui des physiciens et celui des métaphysiciens.
On dira peut-être aussi que les mathématiciens qui se contentent de cette définition sont dupes de mots (...) Les mathématiciens de l’École de Berlin, M. Kronecker en particulier, se sont préoccupés de construire cette échelle continue des nombres fractionnaires et irrationnels sans se servir d’autres matériaux que du nombre entier. Le continu mathématique serait, dans cette manière de voir, une pure création de l’esprit, où l’expérience n’aurait aucune part.
La notion du nombre rationnel ne leur semblant pas présenter de difficulté, ils se sont surtout efforcés de définir le nombre incommensurable. Mais avant de reproduire ici leur définition, je dois faire une observation, afin de prévenir l’étonnement qu’elle ne manquerait pas de provoquer chez les lecteurs peu familiers avec les habitudes des géomètres.
Les mathématiciens n’étudient pas des objets, mais des relations entre les objets ; il leur est donc indifférent de remplacer ces objets par d’autres, pourvu que les relations ne changent pas. La matière ne leur importe pas, la forme seule les intéresse.
Si l’on ne s’en souvenait, on ne comprendrait pas que M. Dedekind désigne par le nom de nombre incommensurable un simple symbole, c’est-à-dire quelque chose de très différent de l’idée que l’on croit se faire d’une quantité, qui doit être mesurable et presque tangible.
Voici maintenant quelle est la définition de M. Dedekind :
On peut répartir d’une infinité de manières les nombres commensurables en deux classes, en s’assujettissant à cette condition qu’un nombre quelconque de la première classe soit plus grand qu’un nombre quelconque de la seconde classe.
Il peut arriver que parmi les nombres de la première classe, il y en ait un qui soit plus petit que tous les autres ; si, par exemple, on range dans la première classe tous les nombres plus grands que 2 et 2 lui-même, et dans la seconde classe tous les nombres plus petits que 2, il est clair que 2 sera le plus petit de tous les nombres de la première classe. Le nombre 2 pourra être choisi comme symbole de cette répartition.
Il peut se faire, au contraire, que parmi les nombres de la seconde classe, il y en ait un qui soit plus grand que tous les autres ; c’est ce qui a lieu, par exemple, si la première classe comprend tous les nombres plus grands que 2, et la seconde tous les nombres plus petits que 2 et 2 lui- même. Ici encore, le nombre 2 pourra être choisi comme symbole de cette répartition.
Mais il peut arriver également que l’on ne puisse trouver ni dans la première classe un nombre plus petit que tous les autres, ni dans la seconde un nombre plus grand que tous les autres. Supposons, par exemple, que l’on mette dans la première classe tous les nombres commensurables dont le carré est plus grand que 2 et dans la seconde tous ceux dont le carré est plus petit que 2. On sait qu’il n’y en a aucun dont le carré soit précisément égal à 2. Il n’y aura évidemment pas dans la première classe de nombre plus petit que tous les autres, car quelque voisin que le carré d’un nombre soit de 2, on pourra toujours trouver un nombre commensurable dont le carré soit encore plus rapproché que 2. (...) La difficulté ne commence-t-elle pas pour les nombres fractionnaires eux-mêmes ? Aurions-nous la notion de ces nombres, si nous ne connaissions d’avance une matière que nous concevons comme divisible à l’infini, c’est-à-dire comme un continu ? »
Le continu physique

« On en vient alors à se demander si la notion du continu mathématique n’est pas tout simplement tirée de l’expérience. Si cela était, les données brutes de l’expérience, qui sont nos sensations, seraient susceptibles de mesure. On pourrait être tenté de croire qu’il en est bien ainsi, puisque l’on s’est, dans ces derniers temps, efforcé de les mesurer et que l’on a même formulé une loi, connue sous le nom de loi de Fechner, et d’après laquelle la sensation serait proportionnelle au logarithme de l’excitation.
Mais si l’on examine de près les expériences par lesquelles on a cherché à établir cette loi, on sera conduit à une conclusion toute contraire. (...) Il y a là, avec le principe de contradiction, un désaccord intolérable, et c’est la nécessité de le faire cesser qui nous a contraints à inventer le continu mathématique.
On est donc forcé de conclure que cette notion a été créée de toutes pièces par l’esprit, mais que c’est l’expérience qui lui en a fourni l’occasion.
Nous ne pouvons croire que deux quantités égales à une même troisième ne soient pas égales entre elles, (...) mais que l’imperfection de nos sens ne nous avait pas permis de les discerner. »

Création du continu mathématique
« Premier stade. — Jusqu’ici il pourrait nous suffire, pour rendre compte des faits, d’intercaler (...) un petit nombre de termes qui resteraient discrets. Qu’arrive-t-il maintenant si nous avons recours à quelque instrument pour suppléer à l’infirmité de nos sens, si par exemple nous faisons usage d un microscope ? Des termes que nous ne pouvions discerner l’un de l’autre (...), nous apparaissent maintenant comme distincts ; (...). Malgré l’emploi des méthodes les plus perfectionnées, les résultats bruts de notre expérience présenteront toujours les caractères du continu physique avec la contradiction qui y est inhérente.
Nous n’y échapperons qu’en intercalant sans cesse des termes nouveaux entre les termes déjà discernés, et cette opération devra être poursuivie indéfiniment. Nous ne pourrions concevoir qu’on dû l’arrêter que si nous nous représentions quelque instrument assez puissant pour décomposer le continu physique en éléments discrets, comme le télescope résout la voie lactée en étoiles. Mais nous ne pouvons nous imaginer cela ; en effet, c’est toujours avec nos sens que nous nous servons de nos instruments ; c’est avec l’oeil que nous observons l’image agrandie par le microscope, et cette image doit, par conséquent, toujours conserver les caractères de la sensation visuelle et par conséquent ceux du continu physique. Rien ne distingue une longueur observée directement de la moitié de cette longueur doublée par le microscope. Le tout est homogène à la partie, c’est là une nouvelle contradiction, ou plutôt c’en serait une si le nombre des termes était supposé fini ; il est clair en effet que la partie contenant moins de termes que le tout ne saurait être semblable au tout.
La contradiction cesse dès que le nombre des termes est regardé comme infini ; rien n’empêche, par exemple, de considérer l’ensemble des nombres entiers comme semblable à l’ensemble des nombres pairs qui n’en est pourtant qu’une partie ; et, en effet, à chaque nombre entier correspond un nombre pair qui en est le double.
Mais ce n’est pas seulement pour échapper à cette contradiction contenue dans les données empiriques que l’esprit est amené à créer le concept d’un continu, formé d’un nombre indéfini de termes.
Tout se passe comme pour la suite des nombres entiers. Nous avons la faculté de concevoir qu’une unité peut être ajoutée à une collection d’unités ; c’est grâce à l’expérience que nous avons l’occasion d’exercer cette faculté et que nous en prenons conscience ; mais, dès ce moment, nous sentons que notre pouvoir n’a pas de limite et que nous pourrions compter indéfiniment, quoique nous n’ayons jamais eu à compter qu’un nombre fini d’objets.
De même, dès que nous avons été amenés à intercaler des moyens entre deux termes consécutifs d’une série, nous sentons que cette opération peut être poursuivie au delà de toute limite et qu’il n’y a pour ainsi dire aucune raison intrinsèque de s’arrêter.
Qu’on me permette afin d’abréger le langage, d’appeler continu mathématique du premier ordre tout ensemble de termes formés d’après la même loi que l’échelle des nombres commensurables. Si nous y intercalons ensuite des échelons nouveaux d’après la loi de formation des nombres incommensurables, nous obtiendrons ce que nous appellerons un continu du deuxième ordre. »
« Deuxième stade. — Nous n’avons fait encore que le premier pas ; nous avons expliqué l’origine des continus de premier ordre ; mais il faut voir maintenant pourquoi ils n’ont pu suffire encore et pourquoi il a fallu inventer les nombres incommensurables.
Si l’on veut s’imaginer une ligne, ce ne pourra être qu’avec les caractères du continu physique, c’est-à-dire qu’on ne pourra se la représenter qu’avec une certaine largeur. Deux lignes nous apparaîtront alors sous la forme de deux bandes étroites, et si l’on se contente de cette image grossière, il est évident que si les deux lignes se traversent, elles auront une partie commune.
Mais le géomètre pur fait un effort de plus : sans renoncer tout à fait au secours de ses sens, il veut arriver au concept de la ligne sans largeur, du point sans étendue. Il n’y peut parvenir qu’en regardant la ligne comme la limite vers laquelle tend une bande de plus en plus mince, et le point comme la limite vers laquelle tend une aire de plus en plus petite. Et alors, nos deux bandes, quelque étroites qu’elles soient, auront toujours une aire commune d’autant plus petite qu’elles seront moins larges et dont la limite sera ce que le géomètre pur appelle un point.
C’est pourquoi l’on dit que deux lignes qui se traversent ont un point commun et cette vérité paraît intuitive. Mais elle impliquerait contradiction si l’on concevait les lignes comme des continus du premier ordre, c’est-à-dire si sur les lignes tracées par le géomètre ne devaient se trouver que des points ayant pour coordonnées des nombres rationnels. La contradiction serait manifeste dès qu’on affirmerait par exemple l’existence des droites et des cercles.
Il est clair, on effet, que si les points dont les coordonnées sont commensurables étaient seuls regardés comme réels, le cercle inscrit dans un carré et la diagonale de ce carré ne se couperaient pas, puisque les coordonnées du point d’intersection sont incommensurables.
Cela ne serait pas encore assez, car on n’aurait ainsi que certains nombres incommensurables et non pas tous ces nombres.
Mais représentons-nous une droite divisée en deux demi-droites. Chacune de ces demi-droites apparaîtra à notre imagination comme une bande d’une certaine largeur ; ces bandes empiéteront d’ailleurs l’une sur l’autre, puisqu’entre elles il ne doit pas y avoir d’intervalle. La partie commune nous apparaîtra comme un point qui subsistera toujours quand nous voudrons imaginer nos bandes de plus en plus minces, de sorte que noua admettrons comme une vérité intuitive que si une droite est partagée en deux demi-droites, la frontière commune de ces deux droites est un point ; nous reconnaissons là la conception de Kronecker, où un nombre incommensurable était regardé comme la frontière commune de deux classes de nombres rationnels.
Telle est l’origine du continu du deuxième ordre, qui est le continu mathématique proprement dit.

Résumé — En résumé, l’esprit a la faculté de créer des symboles, et c’est ainsi qu’il a construit le continu mathématique, qui n’est qu’un système particulier de symboles. Sa puissance n’est limitée que par la nécessité d’éviter toute contradiction ; mais l’esprit n’en use que si l’expérience lui en fournit une raison.
Dans le cas qui nous occupe, cette raison était la notion du continu physique, tirée des données brutes des sens. Mais cette notion conduit à une série de contradictions dont il faut s’affranchir successivement. C’est ainsi que nous sommes contraints à imaginer un système de symboles de plus en plus compliqué. Celui auquel nous nous arrêterons est non seulement exempt de contradiction interne, il en était déjà ainsi à toutes les étapes que nous avons franchies, mais il n’est pas non plus en contradiction avec diverses propositions dites intuitives et qui sont tirées de notions empiriques plus ou moins élaborées.
La grandeur mesurable

Les grandeurs que nous avons étudiées jusqu’ici ne sont pas mesurables ; nous savons bien dire si telle de ces grandeurs est plus grande que telle autre, mais non si elle est deux fois ou trois fois plus grande.
Je ne me suis en effet préoccupé jusqu’ici que de l’ordre dans lequel nos termes sont rangés. Mais cela ne suffit pas pour la plupart des applications. Il faut apprendre à comparer l’intervalle qui sépare deux termes quelconques. C’est à cette condition seulement que le continu devient une grandeur mesurable et qu’on peut lui appliquer les opérations de l’arithmétique.
Cela ne peut se faire qu’a l’aide d’une convention nouvelle et spéciale. (...) Par exemple au début de notre travail, noua sommes partis de l’échelle des nombres entiers et nous avons supposé que l’on intercalait entre deux échelons consécutifs n échelons intermédiaires ; eh bien, ces échelons nouveaux seront par convention regardés comme équidistants. »
écrit Henri Poincaré dans « La science et l’hypothèse ».


Contrairement à ce que croient nombre de scientifiques, y compris mathématiciens, la géométrie comme l’algèbre ne reconnaissent pas la continuité comme une notion simple et non contradictoire. Et cela a été constaté dès le début des mathématiques. Dans la Grèce antique, Démocrite, avec ses atomes, nie que la nature physique soit continue et combat la mathématique (analyse) d’Eudoxe et ce qui donnera la géométrie – continue aussi- d’Euclide. Les paradoxes de Zénon*, qui tentent de casser les bases logiques des infiniment petits, semblent bien renvoyés dans leurs filets par la notion d’ « infinitésimaux », découverte au 17ème siècle par l’analyse. Une fonction est dite continue si un changement infinitésimal de la variable entraîne un changement infinitésimal de la valeur de la fonction. Cette notion doit être abandonnée pour cause de multiples contradictions. Sur cette base, le mathématicien Cauchy pense avoir démontré le « Principe de continuité » : une série convergente de fonctions continues est une fonction continue. Pourtant, cette conjecture de Cauchy s’avère fausse : des contre-exemples sont trouvés ! Cantor qualifie les « infinitésimaux » de « maladie infectieuse » des mathématiques. Cela n’empêche pas les physiciens de continuer à les employer. L’analyse se tourne vers une autre sorte d’infiniment petit : la notion de limite. Puis, on réintroduit quelque chose d’équivalent aux infinitésimaux avec la géométrie différentielle. En fait, les infinis ne vont pas cesser d’infecter la notion de continuité mathématique de quel bout qu’on la prenne. Par une autre méthode, axiomatique, David Hilbert construit à nouveau l’ensemble des réels. Elle convient à la commande : toute suite de Cauchy converge. La notion de limite et celle de continuité de Cauchy se rencontrent bien. Cet ensemble offre la possibilité de construire un espace métrique avec une distance. La quantité des nombres réels, son cardinal, est appelée « cardinal du continu ». Il serait le cardinal juste supérieur à celui d’un ensemble infini composé de points discrets. Cela suppose qu’il y a un seul saut entre le discret et le continu, ce qui appelé l’ « hypothèse du continu » [1]. Mais Paul Cohen et Kurt Gödel démontrent que c’est indémontrable (on dit la proposition « indécidable »). La logique mathématique, à la base de l’algèbre et la géométrie atteint alors ses limites puisque Gödel démontre également le « théorème d’incomplétude » : il n’existe pas de théorie de logique pure complète et sans contradiction. Tout l’édifice de David Hilbert [2] est miné. Ce dernier n’avait pas vu de contradiction dans l’ensemble des nombres, pas plus que dans sa géométrie. Il écrivait ainsi « Nous pensons ici à tous les systèmes distincts d’objets. Ceux du premier système, nous convenons de les appeler « points ». Ceux du second « droites » et ceux du troisième « plans ». » Comme on le voit, Hilbert se contente de donner une dimension différente au continu et au discontinu. Mais il ne nous dit jamais d’où il tire ces notions de point, de droite, de plan. Qu’est-ce qui prouve la viabilité de ces notions ?

Le mathématicien Henri Poincaré lui répond ainsi dans « Les mathématiques et la logique » :
« Ce qui nous frappe d’abord dans la nouvelle mathématique, c’est son caractère purement formel : « Pensons, dit Hilbert, trois sortes de choses que nous appellerons points, droites et plans, convenons qu’une droite sera déterminée par deux points et qu’au lieu de dire que cette droite est déterminée par ces deux points, nous pourrons dire qu’elle passe par ces deux points ou que ces deux points sont situés sur cette droite. » Que sont ces choses, non seulement nous n’en savons rien, mais nous ne devons pas chercher à le savoir. Nous n’en avons pas besoin, et quelqu’un, qui n’aurait jamais vu ni point, ni droite, ni plan pourrait faire de la géométrie tout aussi bien que nous. Que le mot passer par, ou le mot être situé sur ne provoquent en nous aucune image, le premier est simplement synonyme de être déterminé et le second de déterminer.
Ainsi c’est bien entendu, pour démontrer un théorème, il n’est pas nécessaire ni même utile de savoir ce qu’il veut dire. On pourrait remplacer le géomètre par le piano à raisonner imaginé par Stanley Jevons ; ou, si l’on aime mieux, on pourrait imaginer une machine où l’on introduirait les axiomes par un bout pendant qu’on recueillerait les théorèmes à l’autre bout, comme cette machine légendaire de Chicago où les porcs entrent vivants et d’où ils sortent transformés en jambons et en saucisses. Pas plus que ces machines, le mathématicien n’a besoin de comprendre ce qu’il fait.
Ce caractère formel de sa géométrie, je n’en fais pas un reproche à Hilbert. C’était là qu’il devait tendre, étant donné le problème qu’il se posait. Il voulait réduire au minimum le nombre des axiomes fondamentaux de la géométrie et en faire l’énumération complète ; or dans les raisonnements où notre esprit reste actif, dans ceux où l’intuition joue encore un rôle, dans les raisonnements vivants, pour ainsi dire, il est difficile de ne pas introduire un axiome ou un postulat qui passe inaperçu. Ce n’est donc qu’après avoir ramené tous les raisonnements géométriques à une forme purement mécanique, qu’il a pu être certain d’avoir réussi dans son dessein et d’avoir achevé son œuvre. »

Les tentatives de fonder les mathématiques uniquement sur une logique formelle, par exemple celle de Russell et Frege, ont échoué. Bertrand Russell écrit dans « Portraits from memory » : « Ayant construit un éléphant sur lequel le monde mathématique pourrait reposer, j’ai trouvé l’éléphant chancelant et je me suis mis à construire une tortue pour empêcher l’éléphant de chanceler. » Hilbert et Brower n’ont pas mieux réussi. Gödel a détruit les derniers espoirs d’un tel édifice des logiciens mathématiciens. Lakatos les a achevés.

Quant à Cantor, la déception puis la maladie et la mort le contraignent à abandonner sa recherche de la continuité mathématique. L’édifice reste inachevé. Cantor a découvert ce qui se passe lorsqu’on tente de linéariser une série discontinue de changements. Dans une lettre à David Hilbert de septembre 1897, il montre que la tentative de linéariser les nombres a échoué : « Il y a plusieurs années, j’ai attribué le terme « d’infini absolu » à des totalités que nous ne pouvons pas concevoir comme ensembles (...) » Comment passe-t-on des rationnels aux réels ? Y a-t-il un chaînon manquant ? Ou un saut discontinu ? La continuité est-elle bien définie ? La logique algébrique, analytique, géométrique, l’axiomatique des nombres se refusent à répondre.


[1Considérer que la continuité est une succession de points pose de multiples problèmes, notamment celui du nombre de points. Les ensembles d’entiers et de rationnels sont des ensembles de ponts discontinus et dont le nombre de points est infini mais entier. On les dit dénombrables. Ce nombre est appelé aleph zéro. On a pu définir une procédure de construction de ces deux ensembles de nombres. Par contre, pour affirmer que les nombres existent dans un ensemble continu de nombres, on a dû affirmer l’existence de l’ensemble « du continu » ou nombres réels, sans être capables de le construire. Le nombre de ses éléments a également posé des problèmes insolubles. C’est ce que l’on appelle « l’hypothèse du continu ». « L’hypothèse du continu consiste à dire que le cardinal du continu (la quantité de nombre contenus dans l’ensemble des nombre réels) (...) est le premier cardinal non dénombrable, noté aleph un. L’infini dénombrable noté aleph zéro étant celui de l’ensemble des nombres entiers ou des nombres rationnels. » Note de l’éditeur de « Penser les mathématiques ». Aleph zéro est le cardinal d’un ensemble ordonné, infini et dénombrable. L’hypothèse du continu dit que deux puissance aleph zéro égale aleph un. Elle suppose qu’existe le continu non dénombrable. Borel reconnaissait que cette notion ne pouvait être démontrée mais admise : « Je regarde cette notion comme acquise par l’intuition mathématique. »

[2Dans le séminaire mathématiques et philosophie de 1979 édité dans « Penser les mathématiques », Roger Apéry critique : « Le formalisme, conçu par Hilbert et poussé à l’extrême par Bourbaki, veut créer un ordre mathématique dont les commandements sont les suivants : (. .) que l’on ne rencontre pas de contradiction, en particulier qu’ on évite les paradoxes (...) considérer comme infranchissable le fossé entre les mathématiques et les autres disciplines (...) extirper l’intuition (...) uniformiser les esprits par l’enseignement des « mathématiques modernes ». »

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