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On atteint ici l’une des contradictions formelles liées à l’hypothèse de l’existence de la continuité. En effet, l’étude des cardinaux mène d’abord à l’idée que l’on ne peut pas augmenter un cardinal infini. C’est ce qui explique que l’on trouve le même cardinal pour tous les ensembles discontinus infinis et dénombrables, comme les entiers ou les rationnels. On a le même raisonnement pour justifier que le continu a toujours le même cardinal. Ainsi, il y aurait autant de points dans un segment continu que dans n’importe quelle partie continue de ce segment. Et encore autant de points dans une droite que dans n’importe quel segment. On ne peut donc pas dépasser le nombre infini. Mais, le continu, s’il existe, devrait être infiniment plus grand que le discontinu. D’où l’entrée dans un tissu de contradictions avec deux sortes de cardinaux infinis. On ne comprend pas ce que peuvent bien signifier différents infinis lorsqu’il s’agit de cardinaux. En tout cas, si le continu des nombres dits réels existait, il y aurait des segments continus entre les rationnels qui, eux, sont discontinus. Or, les rationnels sont présents partout au sein des réels. Cela signifie que, dans tout segment continu réel, il y a des rationnels. D’où l’impossibilité qu’existent des segments continus sans rationnels. Et, finalement, on s’est aperçu que l’existence de multiples infinis serait indécidable ! Tout le monde des mathématiciens a, paraît-il fait ouf !
En fait, la contradiction remonte aux notions de point et de droite. Les entiers et les rationnels sont définis par des points de la droite des nombres. Les réels sont une droite ou un segment continus. Gottfried Leibniz exposait ainsi dans « La méthode de l’universalité » sa conception de l’usage des points pour représenter la réalité : « Quand je parle points fixes, il ne faut pas s’imaginer que ces points gardent incessamment une même distance entre eux, mais je les considère comme attachés ensemble par une corde qui peut s’allonger ou se rapetisser. » La corde qui relie deux points fixes, deux états de la nature, voilà bien la continuité que Leibniz imaginait dans les processus physiques. Leibniz affirme « natura non facit saltus », le fameux « la nature ne fait pas de sauts » que répètera notamment Darwin. Mais qu’est-ce qu’une corde pour chacun des points qui sont ses extrémités ? Un ensemble de points qui se suivent et restent attachés entre eux. C’est un segment ou une courbe continue. Nous savons, en géométrie, la représenter en la traçant au crayon. Mais nous savons aussi que cette représentation est une illusion. Il suffit d’agrandir l’image pour constater que tous les points, que l’illusion d’optique nous faisait voir à la file les uns des autres sans discontinuité, sont séparés par des espaces. Il n’y a même pas deux points collés l’un à l’autre ! On ne peut pas prétendre que l’on va résoudre ce problème en se rapprochant de plus en plus du continu. Le « passage à la limite » ne nous fait pas progresser en la matière. Il y a un fossé infini entre un très grand nombre de points et la continuité. Ce fossé ne peut pas être franchi par une progression par pas discrets. On ne peut construire le continu à partir de discontinuités. On fabrique seulement quelque chose qui en donne l’illusion. Physiquement et mathématiquement, une infinité de points ou d’objets discrets, ce n’est pas du continu.
La continuité suppose des points (ou des valeurs pour la continuité numérique) qui se suivent exactement – sans interruption – à la suite les uns des autres. En fait, en algèbre, si on détermine une valeur numérique, il est impossible de déterminer quelle est la valeur immédiatement précédente ni quelle est la valeur immédiatement suivante. Il est impossible d’introduire une telle valeur dans un raisonnement sans aboutir à des contradictions logiques inextricables. Elle n’existe pas. Se suivre immédiatement dans une suite numérique n’est pas une propriété utilisable algébriquement [1]. Il est même impossible de dire si une telle « valeur immédiatement suivante » existe vraiment. De même, en géométrie, la notion de points successifs est impossible car entre deux points, on peut par dichotomie (on considère le milieu du segment), en définir un troisième, situé entre les deux. Les points ne peuvent donc qu’être séparés par des nouveaux points. Il y a donc nécessairement des trous entre deux points, et même bien plus de trous que de points. On pourrait se dire que l’on va remplacer cela par l’idée que deux points sont très proches (aussi proches que l’on veut, à une distance infiniment petite), mais si l’on dispose seulement de ces deux points sans possibilité de comparer à d’autres dimensions, on ne peut pas définir une telle notion de proximité. La position de deux points isolés ne permet pas de définir une distance entre les deux. Toutes les situations à deux points sont semblables car deux points ne permettent pas de mesurer c’est-à-dire de comparer. Il faut au moins un troisième point pour effectuer des comparaisons et il faut également une procédure pour comparer des dimensions. Cette procédure introduit des distances c’est-à-dire du continu dans un ensemble qui, jusque là, ne définissait que des points. Ces brèves remarques sont juste là pour noter que l’outil mathématique lui-même ne permet pas de définir la continuité autrement que comme une propriété limite issue du passage à l’infini (calcul différentiel par exemple), c’est-à-dire non d’une seule valeur mais d’une moyenne sur une série de valeurs. C’est une remarque que nous retrouverons en physique. Il n’y a pas de notion de continuité autrement que par comparaison d’un grand nombre de valeurs ne se suivant pas exactement mais ayant des écarts réguliers, écarts qui supposent sans cesse des sauts d’une valeur à l’autre. Il n’y a pas continuité réelle mais régularité des sauts. Le passage est brutal, sans intermédiaire, d’une valeur à une autre. La distance entre les deux valeurs a beau être considérée comme petite, topologiquement la situation respective de deux points distants est la même quelle que soit la distance. Continu et discontinu, point et segment sont incompatibles logiquement. On ne peut pas utiliser la définition [2] communément servie au collège selon laquelle un segment est constitué d’un ensemble de points qui se suivent. En effet, comme on vient de le dire, deux points ne peuvent pas se suivre en étant accolés l’un après l’autre. Si le segment n’est plus un ensemble de points, on ne comprend plus le statut du point par rapport à celui du segment…. La discontinuité ne supporte pas la continuité. Et la continuité, si elle existait, aurait horreur de la discontinuité.
Dans son article intitulé « Expérience et Méthode » de l’ouvrage collectif « La philosophie des sciences aujourd’hui », Antoine Danchin, mathématicien devenu généticien, remarque à ce sujet : « On sait qu’il est habituel de représenter les points d’un segment par des nombres qu’on appelle les nombres réels. Et il est habituel de considérer que la structure de l’ensemble de ces nombres est identique à la structure réelle des choses. Les formes géométriques seront donc dérivées des particularités de cet ensemble et l’étude du continu sous-jacent au réel (matériel) se fait au moyen de ces réels (mathématiques) (...). La très belle théorie des catastrophes est un exemple particulier où l’étude du continu et de ses déformations amène Thom à faire toutes sortes de projections sur notre monde et à affirmer (...) qu’il existe des « formes » arbitraires dont la force attractive s’impose au réel et explique les formes que nous observons dans la réalité du monde. (...) » Et il explique que ce passage du continu au discontinu –mathématique- , la « catastrophe », suppose un ensemble des nombres réels qui soit continu. Il rappelle alors comment a été construit cet ensemble des nombres dits « réels » : « Après les entiers naturels, on a construit un ensemble beaucoup plus continu, celui des nombres rationnels. Il a fallu rapidement compléter cet ensemble, encore trop discontinu, pour en faire l’ensemble des réels. Là, chaque point d’un segment semble être représenté. Le nombre de ces points est infini mais d’un infini beaucoup plus « grand » que celui des nombres rationnels (...) Mais je suis d’accord avec Thom pour privilégier le continu – il me semble que cet ensemble des réels est encore trop discontinu et bien incomplet - . Chaque point y est en certain sens isolé, et manque d’une certaine « épaisseur » qui le relierait immanquablement à ses voisins : c’est ce qui explique deux paradoxes issus de la mathématique du continu (utilisant les nombre réels), à savoir l’apparition de « singularités » dans certaines circonstances, et surtout l’improbabilité de traiter directement d’intégrales comme celle de la mesure de Dirac (...). C’était aussi, me semble-t-il l’intuition de Leibniz lorsqu’il parlait des infiniment petits : il y aura un nouveau corps (« surréels » ?) qui rendra sérieusement compte de la réalité continue des choses, dans l’avenir mathématique… » On reste pantois devant la multiplicité de remarques judicieuses d’Antoine Danchin qui démolissent toute idée de continuité des nombres réels, de continuité géométrique et même de continuité du réel physique se mêlant à des affirmations péremptoires sur la continuité. L’auteur constate que chaque point de la droite des nombres réels est isolé, n’est pas relié à ses voisins. Il remarque les singularités qui font que la droite des réels reste, malgré un nombre de points beaucoup plus grand, aussi discontinue que ces prédécesseurs rationnels et entiers : « cet ensemble est encore trop discontinu et bien incomplet ». Il parle de « manque d’épaisseur » de chaque point. Et pourtant … Et pourtant… Danchin continue, comme Thom, « de privilégier le continu ». Et il conclue que l’avenir mathématique est forcément à construire des objets collant avec « la réalité continue des choses ». L’ « hypothèse du monde continu » est bel et bien un présupposé dont les scientifiques refusent de se départir quelque soit le résultat (discontinu) de leurs réflexions et de leurs observations !
Les nombres réels [3] sont donc ceux qui figurent dans les équations du physicien lorsque le nombre est censé représenter une mesure. Si l’on veut écrire le nombre à l’aide de chiffres, on doit généralement se restreindre à une approximation car le nombre peut avoir une infinité de chiffres dans son écriture. Cela ne gène pas le physicien puisqu’il ne peut effectuer de mesures infiniment précises. D’où est venue la nécessité de disposer d’ensemble complet de nombres, d’un « continuum » ? Essentiellement de la physique. Au 17ème siècle, Newton et Leibniz fondent le « calcul infinitésimal » et l’analyse à l’aide de laquelle on va pouvoir effectuer des calculs sur l’évolution des quantités physiques (notamment la gravitation qui vient d’être découverte). C’est le mathématicien Augustin Cauchy qui va s’avérer le bâtisseur du continu [4]. Il invente des multiples notions pour encadrer celle, intuitive, de continuité : limite, suite, critère (de Cauchy) et principe de continuité. C’est un édifice considérable des mathématiques qui sera complété par Cantor et Méray. Et la physique, toujours demandeuse de ces mathématiques, est plus que satisfaite : l’invention de la dérivation lui offre un appui aux notions de vitesse et d’accélération. S’il s’agit de la description d’états supposant plusieurs variables, on utilisera plusieurs droites continues des réels qui décriront un espace continu qu’on dira à plusieurs dimensions. Par exemple, l’espace-temps classique sera fondé sur quatre droites des réels, trois pour l’espace et un pour le temps. Ces diverses dimensions seront supposées continues, tant sur le plan physique que sur celui des droites mathématiques de nombres. Cependant, les mathématiciens vont y trouver à redire [5]. Une suite de nombre convergente satisfait au critère de Cauchy mais la réciproque n’est pas vraie. La continuité de la droite des nombres pose de multiples problèmes, mathématiques autant que physiques. La question des nombres irrationnels dérange aussi l’idée de continuité. Gonseth écrit dans « Les fondements des mathématiques » : « (Pour Borel) la définition de l’irrationnel postule que l’on se place du point de vue du continu. » Le mathématicien Gaston Casanova commente « Ce continu nous est donné, dit Borel. Mais nous ne savons pas comment. De plus, ce n’est pas une notion simple et nous devons nous méfier de « croire qu’on sait ce qu’est la continu et de raisonner sur lui comme une notion intuitive et parfaitement claire. »
On a beaucoup glosé, à propos de la géométrie d’Euclide sur l’axiome des droites parallèles, sur l’axiome d’espace plan ou d’espace courbe, mais le véritable premier axiome, non formulé, de la géométrie est celui de l’existence des « objets » géométriques, de la droite et du point. On verra qu’en physique quantique, ces notions vont être bouleversées. On ne peut définir un point avec précision et donc la réalité physique du point sera contestée. Du coup, la droite comme ensemble de points à la suite les uns des autres, est menacée. Le mathématicien Cantor, en démontrant par son procédé diagonal que l’ensemble des réels n’est pas dénombrable (le nombre de ses points n’est pas un nombre infini d’entiers), démontrait par la même qu’il n’était pas un ensemble de points. Tout ensemble d’éléments fixes et identiques est dénombrable (cardinal des nombres entiers), même s’il a une infinité d’éléments. L’un des problèmes les plus remarquables qui entache la notion de continuité d’une courbe ou d’une droite est l’inexistence de la notion « point suivant ». On ne peut en effet considérer la droite comme une série de points. Cela revient à dire que l’on ne peut parler du discontinu au sein du continu. Cela rejoint les objections du même type pour le mouvement, celle par exemple de Zénon dans ses fameux paradoxes. Dans le « Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences » dirigé par Dominique Lecourt, on peut lire : « Les difficultés insurmontables relatives à la divisibilité à l’infini auraient dû induire une thèse radicale. Les zénoniens pouvaient dire : « Si l’étendue existait, elle serait composée ou.., ou.., ou… Or elle n’est composée ni de points mathématiques, ni de points physiques, ni de parties divisibles à l’infini ; donc elle n’existe point. »
La question du « nombre suivant », son inexistence, est tout aussi gênante que celle des infinis, leur impossibilité. Elle remet en cause la continuité géométrique et algébrique – la « droite continue des nombres réels » qui est à la base du continu numérique. Deux points de la droite des nombres ne peuvent se toucher et, si on imaginait deux points qui se touchent on sait qu’ils ne pourraient pas être distingués. Quant à deux points matériels de la physique, ils ne peuvent pas physiquement se toucher. La première explication provient des lois elles-mêmes. Tout contact matériel suppose des distances nulles (et des interactions physiques infinies). Les lois sont en effet inversement proportionnelles au carré de la distance. Ainsi l’interaction gravitationnelle deviendrait infinie et également l’interaction électromagnétique. En fait, même si les deux points matériels étaient d’électricités opposées et ne se repoussaient pas électriquement, ils seraient entourés, comme on le verra dans la partie sur le vide quantique, de nuages de particules éphémères d’électricité opposées qui, eux, repousseraient à une certaine distance la particule voisine. Le contact matière/matière est donc impossible sauf lorsque deux matière se détruisent mutuellement. La matière est faite de grains en nombre entier. Il n’y a pas d’intermédiaire entre trois grains et quatre grains. Les trajectoires de géométrie du continu n’existent pas ni pour les grains de matière, ni pour ceux de lumière. Nous allons voir également qu’à notre échelle la continuité est également une construction, une apparence due à la régularité lente d’un phénomène mais que la nature du phénomène reste fondée sur des sauts. On peut mimer le continu par du discontinu. C’est ce que fait tous les jours la projection de films (série rapide de photos) ou, par une autre technique quantique cette fois, la télévision. Mais on ne produit pas vraiment du continu. Seulement son apparence. René Thom, par exemple, a construit une mathématique qui vise à expliquer les singularités par du continu [6]. Il montre que le continu pourrait produire du discontinu, mais l’inverse n’est pas vrai. Personne n’a montré que le discontinu pourrait produire une véritable continuité qui ne soit pas une illusion. De même, personne n’a montré qu’un monde sans contradiction puisse produire un monde contenant des contradictions. Visualiser la matière (et plus largement la réalité) par des mathématiques du continu est donc un effort dont intérêt pratique, technique, est indiscutable mais dont le résultat philosophique – pour la compréhension du monde – est contreproductif.
Que la géométrie d’Euclide, comme la droite des nombres réels, posent un problème irrésolu par les mathématiciens jusqu’à nos jours, celui de l’impossibilité de la continuité, le collégien, le lycéen ou l’étudiant en faculté l’ignorent généralement. Les mathématiciens le savent pourtant de longue date, mais ils ont trouvé moyen de s’en accommoder sans pour autant avoir résolu la contradiction irréductible entre continu et discontinu, entre les notions incompatibles de point, de segment et de droite. C’est ce qu’a montré notamment le séminaire de philosophie et mathématiques de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm organisé en 1979 par Maurice Loi, Jean Dieudonné et René Thom.
Roger Apéry expose dans « Penser les mathématiques », ouvrage qui reprend les exposés du séminaire, diverses difficultés de la notion de continuité tout en cherchant à en donner une solution dite « constructiviste », afin de sauver la continuité : « Trois illusions contribuent à l’adoption du continu classique : la « continuité » des grandeurs physiques, l’intuition géométrique, les constructions mathématiques de Cauchy, Dedekind ou Cantor. Une grandeur physique n’est jamais un nombre réel, mais présente une certaine indétermination. Par exemple, il n’y a pas de sens à définir la longueur d’une règle avec une longueur inférieure au rayon de l’atome. La droite réelle a des propriétés qui choquent l’intuition (...) » Maurice Caveing, dans « Quelques remarques sur le traitement du continu dans les « Eléments » d’Euclide et la « Physique » d’Aristote », relève dans ce même séminaire combien Aristote a reconnu les contradictions de la droite et du point : « Dans l’histoire de la pensée scientifique, la notion de « continu » est apparue et s’est transformée, soit dans le domaine mathématique, soit dans le domaine physique, parfois de façon solidaire. (...) Le continu est-il une notion primitive et intuitive que les concepts mathématiques n’auraient plus qu’à déterminer progressivement de façon de plus en plus complète et précise ? (...) Selon ce point de vue, l’intuition du continu serait donc bien une donnée de base, dont les géomètres seraient partis, dans les commencements de la science. Cette thèse résiste-t-elle à un examen historique précis ? C’est ce que nous voudrions discuter, en consultant le texte des « Eléments » d’Euclide. (...) La première constatation se trouve être négative : si l’on recherche dans Euclide l’énoncé explicite d’un principe de continuité, on ne trouve rien (...) On interprète ce fait en disant qu’Euclide, en n’énonçant pas le principe de continuité, se satisfait d’une saisie intuitive de la continuité. On admet, sans enquête plus poussée, que le mathématicien grec se fie à l’information que lui fournissent les figures géométriques. (...) Mais qui nous dit qu’une telle représentation suggèrerait nécessairement la continuité ? Une ligne tracée sur le sable est-elle ou non continue ? (...) Le postulat 2 (de la géométrie d’Euclide) demande qu’on puisse prolonger une droite finie en une ligne droite continûment, mot à mot « selon le continu ». Quelle est la signification de ce postulat ? (...) On lit dans Aristote, antérieur d’un demi-siècle approximativement à Euclide : « Je dis qu’il y a continuité quand l’une et l’autre des extrémités par lesquelles deux choses se touchent ne sont qu’une seule et même chose (...) Même la possibilité de prolonger un segment de droite est demandée dans un postulat. On conviendra donc sans doute que l’intuition empirique est hors de question. (...) Au plan physique, il n’y a aucune évidence contraignante ; les philosophes grecs sont divisés : les atomistes sont discontinuistes et admettent le vide, Aristote le rejette. Pour lui, le continu géométrique, « matière intelligible » des figures, est obtenu par abstraction à partir du continu physique. (...) C’est ainsi que, dès le début de la « Physique », Aristote affirme la solidarité entre les notions de continuité et de divisibilité à l’infini. (...) « J’appelle continu ce qui est divisible en parties toujours divisibles. » (...) Aristote va tenter d’élucider logiquement la structure même du continu. Le problème qui se pose alors est la relation (...) entre une droite et ses points. A titre de remarques préliminaires, on peut rappeler les pages où Aristote, traitant du temps, qui lui-même est continu, énonce à propos de l’instant quelques propositions valables aussi pour le point dans la ligne : (...) l’instant n’est pas partie du temps, pas plus que les points de la ligne, ce sont les lignes qui sont parties de la ligne. » (Physique, IV). (...) Aristote a tout d’abord besoin de poser plusieurs définitions concernant les notions qui interviennent dans la définition de la continuité. (...) Ces définitions, bien entendu, concernent des êtres physiques. La continuité est une espèce de la contiguïté, celle dans laquelle les extrémités des choses contiguës ne sont qu’une seule et même chose et « tiennent ensemble ». La contiguïté, à son tour, se définit par la conjonction de deux notions, celle de consécution et celle de contact. Le contact se définit par le fait que les extrémités sont ensemble (...) Quant à la consécution, elle se dit des choses entre lesquelles ne se trouve aucun intermédiaire (...) Ces définitions posées, il est clair que tout ce qui est continu est en contact (...). D’autre part, tout ce qui est en contact est consécutif (...). Muni de ces notions, Aristote va établir au livre VI de la « Physique » la thèse fondamentale : il est impossible qu’un continu existe à partir d’indivisibles. (...) Si la ligne était composée de points, le continu serait divisible en indivisibles (...) mais nul continu n’est divisible en éléments sans parties. » Aristote en conclut que la droite n’est pas formée de points consécutifs. S’ils l’étaient ils seraient en contact. « A) Le contact est impossible car a) s’il a lieu de la partie à la partie, il est impossible parce que l’indivisible n’a pas de parties ; b) s’il a lieu de tout au tout, les points en contact ne formeront pas un continu c’est-à-dire seront confondus.(...) B) La consécution est impossible car si deux points sont distincts, ils ont comme intermédiaire la ligne (un intervalle). (...) Les indivisibles, les points, n’ont dans le continu qu’une existence potentielle qui ne s’actualise qu’aux extrémités d’un segment, ou qu’on choisit un en le désignant distinctement. Les individus sont les bornes, mais non les constituants du continu. (...) Le continu se trouve être représenté comme une collection bien enchaînée de parties virtuellement séparées par des points-limites (...) Aristote éludait la difficulté de concevoir que tout point d’un continu, bien qu’ayant des successeurs, n’a pourtant pas de successeur immédiat. (Souligné par moi) Quels que soient les arguments qu’Aristote pouvait puiser dans l’observation de la nature en faveur de l’existence du continu physique, on ne peut se dissimuler (l’absence de) preuve rigoureuse de la divisibilité infinie des grandeurs. (...) D’où la conviction de plusieurs philosophes, dont Aristote, que les grandeurs physiques sont continues, et divisibles à l’infini seulement en puissance. »
Benoît Mandelbrot poursuit la charge contre la continuité dans le séminaire philosophie et mathématiques de 1979 édité dans « Penser les mathématiques ». Sous le titre « Centenaire de la révolution anti-euclidienne », il écrit : « Les vrais « montres » mathématiques ne naissent qu’au 19ème siècle, au cours de deux révolutions successives contre Euclide. La première, la mieux connue est celle de Lobachevski-Bolyai et Riemann. (...) Ces novateurs ne s’attaquent qu’au cinquième postulat, celui qui concerne les parallèles ; en les niant de deux façons distinctes, ils créent deux géométries monstrueuses. (...) Entre temps, le 20 juin 1877, celui qui allait devenir un des grands faiseurs de monstres de tous les temps, Georg Cantor, envoie une lettre à son fidèle confident Richard Dedekind. Il lui avoue ses inquiétudes quant à la validité du concept même de dimension. (...) Les ramifications de cette discussion marquent le passage vers ce qu’on devrait appeler la deuxième révolution anti-euclidienne. ( ..) En 1890, Giuseppe Peano livre à la dimension un nouvel assaut. (...) Je ne peux faire mieux que citer M.Freeman et J.Dyson : « Une grande révolution dans les idées sépare les mathématiques classiques du 19ème siècle des mathématiques modernes du XXe. Les mathématiques classiques étaient enracinées dans les structures géométriques régulières d’Euclide et les évolutions dynamiques continues de Newton. » Mandelbrot démontre dans « Des monstres de Cantor et de Peano à la géométrie fractale de la nature » que, loin d’être des bizarreries mathématiques inutiles, ces études initient un nouveau domaine d’étude de la nature fracturée, discontinue, celle des fractales. Il souligne également que ces mathématiciens ont choisi de taire leurs découvertes : « On sait que Gauss, par crainte des béotiens (comme il l’écrit à un ami), étouffe sa découverte de la géométrie hyperbolique (...) La révolution s’amplifiant, Cantor se voit conseiller par Mittag-Leffler d’imiter la discrétion de Gauss et de ne pas chercher à publier. (...) Le fait de base, l’existence de nombreuses figures irrégulières et fragmentées, dans la nature, ne paraît guère contestable. Mais que le degré d’irrégularité et de fragmentation soit mesurable (dimension fractale) non seulement ne s’imposait pas. Mais (...) la simple description géométrique du monde ambiant reste éternellement sujette à controverse. » Si Cantor n’a cessé d’étudier mathématiquement la structure du continu, il s’est sans cesse heurté au caractère discontinu des transformations. Même la correspondance (appelée procédé de la diagonale) qui lui permet de passer du continu à deux dimensions (la surface) au continu à une dimension a un caractère profondément discontinu, comme l’expose dans son courrier le mathématicien Dedekind : « Vous êtes obligé d’introduire dans la correspondance une discontinuité à donner le vertige, qui réduit tout en atomes, telle que toute partie continûment connexe, si petite soit-elle, de l’un des domaines a une image complètement déchirée, discontinue. » (juin 1877) Quant au résultat de la démonstration de Cantor, il n’est pas moins surprenant : il n’y a pas plus de points dans une surface continue que dans une droite continue. Il n’y a qu’un seul cardinal du continu. Cantor, lui-même, en est surpris écrivant à Dedekind : « Je ne le crois pas. » La supposition de l’existence du continu mène à de multiples contradictions mais les mathématiciens n’y renonceront jamais tout en admettant que cette existence mathématique elle-même soulève des doutes. Sans parler bien sûr de l’existence du continu dans la nature que la mathématique prétend décrire.
Les principaux énoncés mathématiques concernant le continu n’ont jamais pu être démontrés. On a même démontré qu’ils ne pouvaient pas l’être. C’est ce que souligne dans cette même conférence Jean Dieudonné : « Des mathématiciens ont passé des années de leur vie à essayer de démontrer l’hypothèse du continu [7], problème qui les a tourmentés pendant très longtemps. Je me souviens d’avoir entendu dire à mon maître Polya, qui le tenait d’Alexandroff, qu’Alexandroff avait pendant un an travaillé à la démonstration de l’hypothèse du continu et puis qu’il avait arrêté parce qu’il se sentait devenir fou. Il a bien fait. Alors, quand Gödel et Cohen sont venus nous dire qu’il était inutile de nous tracasser les méninges et que nous ne démontrerions ni l’hypothèse du continu ni sa contradiction, nous avons dit « Ouf ! Quelle veine ! On n’aura plus à s’occuper de cet abominable problème ! » (. .) Cohen et Gödel nous disent : (...) vous pouvez déclarer que le continu c’est aleph trente six, à moins que ce ne soit aleph soixante quinze ou bien autre chose. Alors, pourquoi serait-ce aleph un ? (...) Mieux encore, (...) on sait depuis Lebesgue que malheureusement, en principe, la plupart des ensembles qu’on rencontre sur la droite ne sont pas mesurables … et c’est bien gênant. » Dans « Preuves et réfutation », Lakatos étudie la démonstration par Cauchy du « principe de continuité » et en démontre la fausseté. Cauchy a été l’un des principaux mathématiciens qui a œuvré à bâtir une mathématique du continu appuyant le point de vue d’Euclide. La conclusion de Lakatos mérite d’être citée : « Voilà pourquoi Euclide a été le mauvais génie particulièrement de l’histoire et de l’enseignement des mathématiques (...) » Ces quelques réflexions de mathématiciens ne signifient pas que les mathématiques ont désormais intégré l’absence de continuité. Elle ne fait que mesurer par quelles souffrances ils passent pour se contraindre à retourner au continu. Une « note de l’éditeur » de « Penser les mathématiques » résume le point de vue actuel : « Bref, si la définition moderne du continu est conforme à l’idée que les Grecs en avaient, elle est formulée dans l’esprit ayant guidé les travaux de Cantor et de Dedekind. » En réalité, tout ne va pas aussi bien. Dans cette même conférence, Roger Apéry contredit cette affirmation rassurante : « La définition du réel par les coupure de Dedekind ou les suites de Cauchy est insuffisante puisque, d’après le théorème de Cohen, l’hypothèse du continu ou sa négation peut être ajoutée comme axiome (...). » On aura au moins convaincu le lecteur que la continuité n’est pas une évidence en mathématiques, ni celle des points sur une droite ou sur n’importe quelle figure dite continue, ni celle des nombres réels [8]. Du coup, la continuité du mouvement décrit par des progressions régulières de fonction, quoique très utile techniquement, est une image discutable de la réalité. On peut se demander ce qui gêne sur le fond dans la conception euclidienne et dans toutes les images qui en découlent. Il me semble que c’est la non-contradiction inhérente à la notion de continuité alors que mouvement et changement sont inséparables de la notion de discontinuité, de contradiction interne et de changement brutal de la forme des contradictions. Dans la conférence précédemment citée François de Grandy explique que « Chez Euclide, il n’y a pas de mouvement, à part l’opération rituelle parfaitement fictive qui consiste à amener deux figures en coïncidence. (...) La science antique n’est pas une science du mouvement. Pour Platon et Aristote, il ne peut y avoir une science authentique qui porterait sur les objets changeants d’ici-bas. » Or le changement et mouvement réels posent le problème du saut : une discontinuité fondamentale. Ils sont nécessairement intermittents puisqu’il y a un temps de médiation qui coupe ce changement ou ce mouvement.
L’astrophysicien John Barrow reprend cette question de la discontinuité dans « La grande théorie ». Il rappelle d’abord l’impossibilité de trouver un passage du discontinu au continu, des entiers ou des fractions rationnelles (rapport de deux entiers) aux nombres réels. Puis, il montre que, malgré la reconnaissance de la discontinuité physique (atomes et particules) et de la discontinuité des transformations (quantification des interactions), la physique en s’est pas tournée vers une interprétation discontinue du monde. « Les fractions rationnelles forment un ensemble infini de même taille que les entiers naturels. C’est un résultat plutôt surprenant, étant donné que les entiers naturels sont plutôt distribués de façon clairsemée (...) Si, maintenant, nous comptons non seulement les fractions rationnelles mais les fractions décimales, quelque chose de qualitativement différent se produit, car il y a beaucoup plus de fractions décimales que de fractions rationnelles. (...) Les nombres réels possèdent une cardinalité plus élevée que les entiers naturels, qui est transcrite par le symbole aleph un (aleph zéro pour la cardinalité des entiers). Cantor souleva une question fascinante : existe-t-il des ensembles infinis d’une grandeur intermédiaire entre les entiers naturels et les nombres réels. Il pensait que c’était impossible et ne puit le démontrer. C’est l’ « hypothèse du continu ». L’effort intellectuel fourni pour tenter de résoudre cette question ne pouvait aboutir qu’à une dépression nerveuse. A ce jour, le problème n’est toujours pas résolu. (...) Puis, en 1963, Cohen démontra que l’hypothèse du continu est indépendante des autres axiomes de la théorie des ensembles (...) et, par conséquent, ne peut être ni prouvée ni réfutée à partir de ces axiomes. (...) Il y a un domaine d’interaction entre la physique fondamentale et ces questions de base concernant l’infini, à propos de savoir s’il existe ou non un véritable continu dans la réalité. La plupart des représentations fondamentales du monde physique supposent que les notions de base –champs, espace et temps – sont des entités continues plutôt que des entités discontinues. Cette opposition entre continuité et discontinuité constitue une controverse philosophique ancienne qui resurgit, parée de nouveaux atours, à chaque époque. A ce sujet, le plus important (pour la structure de toute théorie de l’infini) est de comprendre la grande différence de complexité qui existerait entre une théorie de tout continue et autre discontinue. La raison en est que le nombre de transformations continues existantes entre un ensemble de nombres réels et un autre est d’un ordre d’infinité inférieur au nombre total de transformations non continues. L’exigence de continuité engendre une réduction surprenante des possibilités. (...) Un monde discontinu est potentiellement infiniment plus complexe. C’est un monde moins contraint par ce qu’il est autorisé à faire. Aujourd’hui, les physiciens sont fascinés par la symétrie et recherchent uniquement des représentations continues de la physique fondamentale. Peut-être un jour seront-ils poussés à rechercher les structures possibles d’un monde fondamentalement discontinu. Nous étudierons quelques unes des idées qui pourraient susciter un tel désir en eux. » Il expose le motif fondamental qui pousse les scientifiques à retenir la continuité contre toutes les observations physiques (quantification des particules et des interactions, sauts qualitatifs des états de la matière) : « Si, au niveau le plus fondamental, les choses étaient discrètes et discontinues, nous nous engagerions dans les sables mouvants de la non-calculabilité. » Que l’univers soit calculable est loin d’être une évidence : « Pourquoi le monde est-il mathématique ? demandons-nous. Mais, à la réflexion, la plupart des choses que nous rencontrons dans la vie de tous les jours sont tout sauf mathématiques. » La mathématisation résout bien des problèmes pratiques mais pose de nombreuses questions philosophiques à la compréhension du monde.
Si on examine la réalité, les mathématiques n’en sont même pas une idéalisation. Ce sont des concepts qui ne correspondent pas du tout au réel. Ils servent seulement au calcul de manière efficace. C’est très différent. Ainsi, les nombres dits « réels » ne pourraient certainement pas décrire le réel. Ils ont souvent une infinité de chiffres après la virgule et sont d’une précision infinie qui n’existe pas en physique et est inopérant. Aucune interaction n’aurait le temps ni l’énergie nécessaire pour mesurer une infinité de chiffres après la virgule. Une interaction ne peut donc pas être réglée par un nombre aussi précis que π ou racine de 2. D’autre part, la physique est sans cesse soumise aux fluctuations. Par conséquent, aucune quantité n’est un nombre fixe. Si on retrouve ce type de nombre, il s’agit seulement de moyennes ou de probabilités. Aucune expérience réelle ne peut correspondre à cette quantité. Elle est seulement réalisée en moyenne sur un très grand nombre d’expériences, en supprimant les valeurs qui s’écartent trop (parce que dans la réalité de l’expérience, des chocs perturbent toujours les mesures). Un autre point mérite d’être souligné concernant la divergence fondamentale entre les mathématiques et la physique [9]. Là encore, il ne s’agit pas de remettre en question la pertinence de l’usage technique des mathématiques du continu. Toute loi mathématique de la physique utilise un temps continu et non un temps discret [10], non-linéaire, ayant plusieurs niveaux hiérarchiques, interagissant avec la matière et soumis à des contradictions. Un temps continu supposerait que l’on puisse définir avec une précision infinie les instants. Cela suppose aussi des fonctions décrivant la réalité dans laquelle on puisse effectuer des approximations. Tout cela est faux. Le « réel » (autrement dit tout ce qui a un rapport avec l’univers matière/lumière) ne peut avoir une précision infinie à cause de l’effervescence du vide qui s’exprime notamment dans l’inégalité d’Heisenberg. Ces inégalités, rappelons le, expriment l’impossibilité de faire descendre la précision en dessous d’un quanta. Au plan conceptuel, les formules continues ne peuvent décrire ce qui se passe. La nature ne fonctionne jamais avec des infinis, ni d’infiniment petit, ni d’infiniment grand. Remarquons que l’infiniment petit suppose aussi l’infiniment grand. Il faudrait une énergie infinie ou un temps infini pour définir l’infiniment petit de la précision d’une mesure. La nature ne dispose jamais d’une énergie infinie ni d’un temps infiniment précis. La matière interagit de manière approximative, désordonnée, aléatoire, en tous sens et, cependant, il ressort de toutes ces interactions une certaine forme de régularité. Le chaos déterministe réel n’est pas un ordre préétabli. Aucune réalité physique ne correspond ni un nombre fixe, ni à une structure figée. Un nombre qui décrirait le réel devrait avoir plusieurs échelles de réalité simultanément et un fonctionnement dynamique par interaction d’échelle. La variable continue n’y suffit pas. Dans le monde réel, un plus un n’est pas toujours égal à deux. Parfois, en additionnant un de plus, on obtient tout autre chose : une nouvelle qualité. Un électron plus un proton n’est pas égal à deux particules mais à un atome. Un photon se change en deux particules virtuelles qui se changent encore en un photon mais ce n’est plus le même ! Une cellule vivante devient deux cellules (méiose). L’ordre n’est globalement stable que par une interaction collective d’un grand nombre d’unités. Ainsi, la particule n’a une fixité apparente (avec une charge, une masse constantes) que par l’interaction des particules virtuelles du nuage de points des particules virtuelles qui l’entourent (appelé nuage de polarisation).
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