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Psychanalyse et chaos déterministe

mardi 29 janvier 2008, par Robert Paris

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" On peut effectuer des rapprochements significatifs entre le fonctionnement des systèmes complexes, relevant de la théorie du chaos déterministe, et le fonctionnement psychique tel qu’on l’observe au cours du processus psychanalytique. J’établis quelques parallèles entre divers états de transition psychiques et ceux décrits dans les systèmes complexes.
Jean-Michel Quinodoz
dans "Transitions dans les structures psychiques et théorie des systèmes complexes"

« Comment le cerveau sépare-t-il une odeur de toutes les autres. Comment apprend-il à reconnaître les odeurs familières ? Il semble que ce soit rendu possible par le chaos. (...) Les chercheurs en ont déduit que l’acte de perception consiste en un saut brusque d’un ensemble d’oscillations chaotiques à un autre. Ils pensent que le bulbe olfactif et le cortex entretiennent plusieurs ensembles d’oscillations chaotiques simultanées, une pour chaque odeur familière. »
Le physicien Carlos Calle
dans « Supercordes et autres ficelles ».

Plusieurs auteurs ont exploré l’idée d’employer la science du chaos déterministe à propos du psychisme humain et de la psychanalyse. Nous avons déjà cité un certain nombre de travaux sur la chaos et le cerveau dans le chapitre sur le cerveau. Citons également les travaux de Michael G. Moran dans « Théorie du chaos et psychanalyse, la nature fluide de l’esprit », sur la interprétation de l’analyse par un accroissement de la dimension de l’attracteur étrange du patient. Dans « La situation analysante », c’est Jean-Luc Donnet qui expose que le chaos déterministe est valide en théorie psychanalytique. Citons encore « Œdipe comme attracteur » de M. Ody ou encore l’ouvrage des Pragier déjà cité : Repenser la psychanalyse en sciences ». ou bien « Psychanalyse et théorie du chaos » de F. Verhulst et « Des transitions dans les structures psychologiques à la lumière de la théorie du chaos déterministe » de J-M Quinodoz. On peut également citer « L’émergence de l’ego : complexité et coévolution dans le processus psychanalytique » de S. R. Palombo et « Ordre et chaos dans le développement du Moi » de J. Scharff.

De multiples raisons amènent à penser au modèle du chaos déterministe à propos du fonctionnement du psychisme humain. La formation de pensées conscientes est du domaine de l’auto-organisation du désordre des messages cérébraux inconscients. Rappelons qu’un phénomène d’auto-organisation signifie que l’ordre est issu du désordre dans un phénomène dissipatif loin de l’équilibre. Traduisons : dans un certain ordre se maintient un désordre permanent appelé bruit, et c’est un choc qui amène à un nouvel ordre.

L’interaction de l’ordre et du désordre au sein du psychisme est particulièrement frappante. Nous constatons tous les jours que nos pensées se succèdent spontanément en désordre. Nous nous sommes tous interrogés sur la création d’une idée nouvelle, émergence qui étonne les inventeurs mais aussi tous les êtres humains. Une image, une pensée conscientes semblent bien être des structures émergentes issues d’un désordre des pensées inconscientes, produites par un phénomène d’auto-organisation, comme on en trouve de multiples exemples au sein du vivant. Une autre particularité de ce type de phénomène est la non-linéarité qui amène que l’effet n’est pas proportionnel à la cause. Ainsi, la névrose obéit à la « sensibilité aux conditions initiales » : une cause mineure peut entraîner un effet considérable. On a en effet remarqué que la cause matérielle (réelle) de l’enclenchement d’une maladie psychique est un choc qui semble être un événement très mineur. Ce dernier n’a un tel effet que parce qu’il agit sur un monde sous-jacent agité qu’est l’inconscient. Le choc mène le psychisme à un état complètement nouveau. Inversement l’analyse est une autre sorte de choc, de simples discussions avec le psychanalyste, qui ont pour effet d’amener l’inconscient, le désordre, à s’exprimer au niveau conscient. Tout cela amène plutôt à l’idée d’une certaine sorte d’interpénétration de l’ordre et du désordre et non d’une opposition simple entre eux. D’autre part, on constate la création d’un ordre, cette néguentropie qui nous étonne à chaque fois qu’une idée nouvelle apparaît spontanément dans notre cerveau. Les psychanalystes Georges Pragier et Sylvie Faure-Pragier écrivent dans « Repenser la psychanalyse avec les sciences » : « Dans un moment de désordre psychique, un événement contingent provoque parfois l’apparition d’une structure durable comme celle d’un fantasme. (…) Certaines crises dépassent les capacités d’intégration du système psychique humain. (…) C’est le sujet développé par Sydney Cohen dans une étude riche, documentée. Repérant précocement, dès 1985, l’auto-organisation en biologie et ses implications pour la psychanalyse, (…) il développe quatre implications qui paraissent essentielles pour mieux comprendre comment la conscience peut prendre en compte la survenue de bruits dans la situation analytique créant un champ où le système ouvert se trouve toujours loin de l’équilibre : exclusion de la stabilité pour éviter la clôture mortifère en l’absence de remaniement. Qu’il s’agisse d’une société, d’une culture ou d’une théorie, toute structure stable et close évolue vers la dégradation. exclusion de la prédictibilité (…) ; nécessité de la conflictualité pour la survie de l’appareil psychique qui exige la présence de bruits perturbateurs internes produits par le jeu des contradictions pulsionnelles ; irréductibilité des niveaux d’organisation, où le bruit pour un niveau inférieur d’un système est information pour le niveau supérieur. »

Dans le psychique, comme dans tout phénomène chaotique, l’ordre n’étant pas fixe mais fondé sur des processus dynamiques, sur l’émergence au sein du désordre, le trop ordonné est pathologique. Tout sentiment, toute image qui revient avec une trop grande périodicité est maladif. Le périodique empêche de se repérer dans le temps. Certains malades répètent inlassablement le même geste, le même tic, la même phrase. L’équilibre, le stable, le périodique sont pathologiques. Dans le psychisme, cela peut être le produit d’une tentative de nier l’écoulement du temps. Dans l’ouvrage de P. Aulagnier intitulé « L’apprenti-historien et le maître-sorcier », cette idée est ainsi exprimée : « Reproduire indéfiniment du même, c’est une manière de nier le temps. » Freud a maintes fois rappelé que l’automatisme de répétition est une des caractéristiques, un signalement du refoulé. Que le trop ordonné soit pathologique alors que l’ordre fondé sur le désordre est la règle fait directement penser au chaos déterministe.

Le physicien-chimiste Ilya Prigogine et la philosophe Isabelle Stengers exposent dans « Entre le temps et l’éternité » : « Reconnaître parmi les phénomènes qui se présentent comme aléatoires ceux qui pourraient être produits par un attracteur chaotique est évidemment d’une importance majeure. (...) Des séries de données extraites de l’activité du cerveau par électro-encéphalogramme ont également été étudiées. A l’état de sommeil profond, l’activité du cerveau aurait les traits du chaos déterministe et serait caractérisé par un attracteur fractal à cinq variables indépendantes. (...) Au cours de crises d’épilepsie, un attracteur fractal peut à nouveau être repéré, mais dans un espace qui pourrait être défini par deux variables indépendantes seulement. »

L’idée de relier psychisme et chaos déterministe a été fondé par de multiples études. Arnold Mandell psychiatre et dynamicien de San Diego, qui non seulement prit la défense d’Huberman mais montra en 1977 que certaines enzymes du cerveau avaient un comportement explicable seulement par le chaos et il en déduisit qu’il ne fallait pas rejeter les mathématiques non linéaires. Jean-Pierre Changeux écrit : « Le mécanisme échange en permanence de l’énergie avec le monde extérieur. Les oscillations ne se font jamais près de l’équilibre. Il faut que le système soit hors équilibre mais dans un état stable, qu’il constitue en somme une structure dissipative. » Jean-Pierre Changeux fait alors référence au théoricien du chaos, Ilya Prigogine : qui a montré que dans ce type de systèmes : « des relations non-linéaires existent par couplage entre les réactions à la suite d’une rétroaction entre le produit final d’une chaîne de réactions et la réaction d’entrée. Le déclenchement explosif de l’influx nerveux satisfait évidemment à cette condition de non-linéarité. »

Hodgkin et Huxley ont même réussi à écrire les équations différentielles du neurone, c’est-à-dire les équations qui contiennent les paramètres et leur vitesse d’évolution. Il s’agit d’équations non linéaires. De telles équations ne peuvent être résolues car on ne peut en tirer la valeur d’un paramètre en fonction du temps. Dès qu’on a de plus de trois facteurs et de trois corps, il ne s’agit plus de fonctions linéaires et le mathématicien et physicien Poincaré a montré l’impossibilité de la résolution des équations différentielles. C’est ce que l’on appelle le problème des trois corps. En 1980, les théoriciens du chaos Guttman, Lewis et Rinzel sont parvenus à montrer qu’une fonction chaotique est un modèle tout à fait correct pour la solution de l’équation du neurone. C’est un exemple très réussi d’utilisation des modélisations chaotiques pour passer au travers de la difficulté : l’impossibilité de résoudre les équations différentielles non-linéaires. Le psychanalyste Georges Pragier propose l’hypothèse que la maladie nerveuse du type fantasme soit une boucle dans l’espace des phases qui ramène sans cesse les mêmes images ou sentiments. En ce sens, il appuie la thèse de Michael G. Moran : « Le progrès observé au cours d’un processus analytique est l’équivalent de l’accroissement de la dimension de l’attracteur étrange du patient. » C’est un parallèle entre le fantasme et l’épilepsie, puisque cette dernière a été assimilée à une diminution de dimension de l’attracteur étrange du message électrique cérébral. Pragier souligne le caractère en boucle des fantasmes et autres maladies nerveuses : « Dans le cas de la psychose, le cercle est bouclé, le sujet échoue dans ses tentatives de penser le temps. » dit-il citant Pierre Aulagnier. Ou encore, il écrit : « Rappelons la description que donne Freud du transfert, celle de l’automatisme de répétition où le patient « répète tout ce qui émane des sources du refoulé, imprègne déjà toute sa personnalité : inhibitions, attitudes inadéquates, traits de caractères pathologiques. Il répète également pendant le traitement tous ces symptômes. Et nous pouvons maintenant observer qu’en mettant en évidence cette compulsion à répéter, nous n’avons découvert aucun fait nouveau, mais que nous avons seulement acquis une conception plus cohérente de l’état des choses. »

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Jean-Michel Quinodoz (Genève)

Transitions dans les structures psychiques à la lumière de la théorie du chaos déterministe

La théorie du chaos déterministe a éclairé dans un passé récent le fonctionnement de nombreux systèmes complexes, appelés aussi systèmes dynamiques. Cette nouvelle approche a non seulement montré que le désordre d’un système pouvait n’être qu’apparent et qu’un ordre « chaotique » gouvernait des systèmes qu’on croyait jusqu’à présent complètement aléatoires, mais aussi que paradoxalement des causes déterminées pouvaient produire des effets imprévisibles. C’est pourquoi on a également donné à ces systèmes le nom de systèmes non-déterministes ou non-linéaires. Cette nouvelle conception a conduit à une remise en cause de la méthode scientifique classique, basée essentiellement et jusqu’à il y a peu de temps sur le déterminisme, selon lequel les effets sont toujours proportionnels aux causes, de sorte que la connaissance des causes permet d’en prévoir les effets. Dorénavant, la plupart des scientifiques utilisent le terme de chaos pour signifier un désordre organisé, tandis que le terme d’aléatoire reste réservé pour parler du désordre.

Les psychanalystes et la théorie du chaos

En étudiant divers travaux sur la théorie du chaos déterministe, j’ai à mon tour été frappé par certains rapprochements qu’un psychanalyste peut établir entre le comportement des systèmes complexes tel qu’il apparaît à la lumière de la théorie du chaos déterministe et le fonctionnement psychique. En effet, le fonctionnement de la réalité psychique, tel qu’il apparaît au regard du psychanalyste, me semble posséder un certain nombre de caractéristiques similaires à celui des systèmes complexes et quelques travaux psychanalytiques ont déjà établi divers rapprochements. Les premières contributions sur ce sujet ont été publiée par G. Pragier et S. Faure-Pragier en 1990, puis par M. G. Moran en 1991 (ces précurseurs ayant travaillé parallèlement, sans se connaître), suivis en 1993 par V. Spruill. Dans ces travaux, en particulier dans le rapport de congrès de G. Pragier et S. Faure-Pragier, dont la visée est plus générale que l’article de M. G. Moran qui porte sur des points plus particuliers, de nombreuses similitudes ont été relevées entre divers aspects du fonctionnement psychique et celui des systèmes complexes, les auteurs s’appuyant sur des descriptions approfondies et sur des illustrations indispensables pour se représenter graphiquement le fonctionnement de tels systèmes. J’ajoute que la publication en 1987 de l’ouvrage de J. Gleick La théorie du chaos avait suscité des commentaires enthousiastes de quelques psychanalystes sur la portée de cette nouvelle théorie et ses applications possibles en psychanalyse (Fogel G., 1990, J. S. Grotstein, 1990, Mosher P., 1990, Hoffmann L., 1992). Les notions de base concernant la théorie du chaos ayant déjà été développées et illustrées graphiquement par les auteurs que je viens de mentionner, je renvoie le lecteur à ces publications en me limitant à un rappel des notions indispensables pour comprendre le thème que je souhaite développer.

Je voudrais en effet centrer ce travail sur des points précis de la théorie du chaos déterministe, en m’intéressant tout particulièrement aux attracteurs étranges et aux transitions entre différents états, car il m’est apparu qu’on pouvait approfondir les similitudes déjà esquissées par G. Pragier et S. Faure-Pragier (1990) et M. G. Moran (1991). J’ai puisé mes informations dans divers articles, en particulier celui publié par les physiciens M. Dubois, P. Atten et P. Bergé (1987) dont j’ai trouvé les explications et les illustrations particulièrement didactiques, dans celui de J. Crutchfield, D. Farmer, N. Packard et R. Shaw (1987) ainsi que dans l’ouvrage de J. Gleick La théorie du chaos (1987). J’établirai ensuite divers rapprochements avec le fonctionnement psychique qui m’ont personnellement frappés.

Pour clore cette introduction, j’aimerais d’ores et déjà souligner que les analogies que j’avance sont des hypothèses, et que toute extrapolation me semble hasardeuse dans un domaine où il reste encore tant à explorer. En effet, je suis très conscient de la distance qui sépare d’un côté le point de vue du physicien ou du mathématicien à la recherche de données expérimentales mesurables, et d’un autre côté le point de vue du psychanalyste qui rend compte des transformations qu’il observe dans le champ du psychisme de ses patients. Mon intention se limite à attirer l’attention des psychanalystes et des non psychanalystes sur certains aspects du fonctionnement inconscient du psychisme, observables spécifiquement dans la situation psychanalytique, et à relever certaines correspondances avec les systèmes complexes qui peuvent surgir au regard du psychanalyste. Je reviendrai en fin d’article sur la question méthodologique du bien-fondé de tels rapprochements.

Attracteurs étranges et fonctionnement des systèmes dynamiques

Qu’est-ce qu’un attracteur ?

Avant de parler des attracteurs étranges proprement dits, rappelons ce qu’est un attracteur. La notion d’attracteur a été développée à partir des systèmes dynamiques afin de fournir une représentation de l’évolution du système en fonction du temps. Dans les systèmes dynamiques possédant peu de degrés de liberté, il est possible de fournir une représentation graphique qui serve de base pour décrire tout phénomène dépendant du temps. Mais lorsque le nombre de degrés de liberté est élevé, une représentation graphique n’est plus possible et l’on fait appel à des moyens de représentation plus globaux comme la dimension de l’attracteur et l’entropie métrique, dont on trouvera la description ailleurs (M. Dubois et coll., 1987).
Jusqu’en 1963 on ne connaissait que trois types d’attracteurs : le point fixe, le cycle limite et le tore. Dans un système élémentaire, l’attracteur est représenté par un point fixe : l’exemple en est le pendule simple qui oscille en spirale en perdant de l’énergie et qui finit pas s’arrêter sur un point final appelé « point fixe ». Ce point constitue un attracteur ponctuel.

D’autres systèmes ne s’immobilisent jamais et leur évolution est cyclique et périodique, comme le pendule d’une horloge dont les oscillations sont entretenues. Dans ce cas, l’ensemble des trajectoires ne débute pas au centre de coordonnées (point fixe) mais tendent vers un cycle, et cet attracteur est appelé cycle limite . Ce dernier s’inscrit dans ce qu’on appelle l’espace des phases, c’est-à-dire dans cet espace abstrait où l’état du système peut être représenté sous forme géométrique en fonction des coordonnées du système étudié. L’intérêt de l’espace des phases pour les dynamiciens est justement « lié au fait qu’il doit contenir toute l’information sur la dynamique du système étudié » (M. Dubois et coll., 1987, p. 196). Il existe une troisième forme d’attracteur simple, l’attracteur torique, dont la surface est en forme de chambre à air et qui représente les mouvements résultant de deux oscillations indépendantes dont les trajectoires s’enroulent autour d’un tore .

D’autres systèmes plus complexes ont plusieurs attracteurs différents et leurs trajectoires sont attirées par l’un ou par l’autre des attracteurs, et l’on appelle « bassin d’attraction » d’un attracteur l’ensemble des points de l’espace des phases qui évolue vers l’attracteur considéré. En d’autres termes, on peut dire que les attracteurs attirent à eux toutes les trajectoires dynamiques engendrées à partir des diverses conditions de lancement possibles, « si bien qu’au bout d’un temps plus ou moins long, toutes ces trajectoires se retrouvent sur l’attracteur », comme l’ont souligné M. Dubois et coll. (1987, p. 193). Pour ces auteurs, le lit d’un fleuve peut être considéré comme l’équivalent d’un attracteur « pour tous les ruissellements, du plus petit au plus grand, qui prennent naissance dans son propre bassin » (ibid., p.193).

Les trois formes d’attracteurs dont nous venons de parler constituent des systèmes qu’on dit « prédictibles » car, bien que leurs mouvements soient complexes, ils sont néanmoins prévisibles à long terme. C’est sur de telles bases que l’on peut prédire longtemps à l’avance les heures des marées ou les éclipses dont la venue dépend pourtant de plusieurs mouvements périodiques.

Les attracteurs étranges

Dans les systèmes plus complexes dont l’évolution est « imprédictible », comme par exemple le chemin suivi par deux feuilles mortes tombant d’un même point de départ, les trajectoires vont se séparer pour devenir totalement dissemblables. Cette caractéristique d’amplification des écarts entre trajectoires de l’espace des phases a été nommée sensibilité aux conditions initiales. Lorsque cette propriété existe, le système correspondant est considéré comme chaotique.

Le tracé représentant l’évolution d’un système chaotique dans l’espace des phases en fonction du temps se comporte de manière « étrange » par rapport aux attracteurs des systèmes simples comme nous l’avons vu plus haut, c’est pourquoi D. Ruelle l’a nommé « attracteur étrange », ajoutant qu’il considérait sa propre expression comme « psychanalytiquement suggestive » (G. Pragier et S. Faure-Pragier, 1990, p. 1443).

Comme l’expliquent M. Dubois, P. Atten et P. Bergé (1987), le caractère étrange d’un tel attracteur vient du fait que « sa structure doit refléter deux tendances apparemment antagonistes : l’attraction des trajectoires vers l’attracteur et leur divergence sur ce dernier. L’attraction est liée au caractère dissipatif de tout système réel : sous l’effet des forces de frottement, les trajectoires tendent à venir se rejoindre sur l’attracteur. La divergence vient, quant à elle, de la sensibilité aux conditions initiales. La cohabitation de l’attraction et de la divergence apporte une contrainte d’autant plus forte que les trajectoires doivent être décrites continûment (puisqu’elles représentent une dynamique à tout moment), dans un espace confiné (puisque les valeurs des variables, vitesse, angles, etc. du système sont nécessairement limitées) et enfin qu’elles ne peuvent se couper (déterminisme) » (p. 196).

La divergence exponentielle des deux trajectoires reste cependant un phénomène local, et comme les attracteurs ont des dimensions finies, il est impossible que les deux trajectoires divergent de manière infinie, de sorte que l’attracteur doit se replier sur lui-même à un moment ou à un autre. En d’autres termes l’attracteur étrange est le résultat de trois opérations simultanées - contraction, étirement et repliement - qui vont donner naissance à une structure caractéristique en forme de fer à cheval qui va être à son tour aplatie, étirée et repliée. L’attracteur est ainsi fabriqué d’une manière analogue à celle utilisée par le boulanger pour mélanger sa pâte, de sorte qu’il présente une structure feuilletée, « la trajectoire s’emboîtant à l’intérieur d’elle-même à des échelles de plus en plus petites, puisqu’elle ne repasse jamais au même endroit. On retrouve là le concept d’autosimilarité d’un objet fractal » (ibid. p. 198)].

Ainsi, les trajectoires d’un attracteur étrange possèdent également les caractéristiques d’un objet fractal, c’est-à-dire d’un objet qui présente une structuration qui reste du même type quelle que soit l’échelle à laquelle on la regarde. Ce caractère fractal est donc une propriété générale des attracteurs étranges.
Il résulte de ce qui précède que, dans un espace ayant au moins trois dimension (ou davantage), un système dynamique non-linéaire peut devenir chaotique. Comme le résument M. Dubois, et coll. « la propriété de sensibilité initiale est donc génératrice de chaos, chaos dont la signature est la présence d’un attracteur étrange dans l’espace des phases. C’est cette signature qui permet d’authentifier un comportement chaotique et de la caractériser quantitativement » (ibid. p. 197).

Multiples applications des attracteurs étranges

Je rappelle que c’est en 1963, en cherchant à comprendre pourquoi il est impossible de faire des prévisions météorologiques à long terme, que E. Lorenz a découvert qu’un modèle relativement simple de la circulation atmosphérique qu’il avait élaboré produisait des effets inattendus, largement divergents, à cause de la sensibilité du système aux conditions initiales. Cette caractéristique était nouvelle, car dans les attracteurs dont nous avons parlé en premier, qui sont non chaotiques, les erreurs ont des conséquences limitées et leur comportement reste prévisible. Par contre, dans les systèmes dynamiques, la sensibilité aux conditions initiales a pour effet que de faibles variations au départ se répercutent sur tout l’attracteur, et il devient impossible de prévoir quoi que ce soit, car il n’existe aucun lien proportionnel de cause à effet (J. Crutchfield et coll., 1987, p. 35).

Depuis ces travaux, on a cherché à trouver des attracteurs étranges dans de nombreux systèmes complexes, comme dans l’écoulement des fluides, dans le laser ou dans le fonctionnement cardiaque, etc. Mais ils ne se rencontrent pas si facilement : « les trouver ressemble plutôt à la cueillette des champignons : il faut savoir où et comment les chercher ! » (M. Dubois et coll., 1987, p. 197). Tant qu’on travaille avec trois variables, il est relativement aisé de « visualiser » le comportement chaotique et d’étudier directement la structure géométrique associée à ce type de comportement. Mais lorsque la dimension de l’espace des phases excède trois, on ne peut plus recourir à des représentations graphiques et l’on doit faire appel à des informations comme la dimension de l’attracteur.

La dimension de l’attracteur va permettre de fournir le nombre minimum de variables nécessaires pour obtenir une description simplifiée mais suffisante du fonctionnement d’un système. Un nombre de variables entre six et sept suffit en général pour le modéliser. « Le problème sera alors de bien analyser le fonctionnement du système physique, d’identifier les mécanismes principaux, les oscillateurs, et d’effectuer des approximations judicieuses. Autrement dit, trouver une dimension assez faible pour nous amener à examiner avec un oeil nouveau le désordre apparent, pour y découvrir les structures organisées sous-jacentes, leurs interactions et leur évolution. Confronté à un phénomène chaotique, il est donc essentiel de déterminer la dimension de l’attracteur étrange qui le caractérise » (ibid., p. 200).

La citation que je viens de mentionner ne décrit-elle pas le travail d’analyse du physicien d’une manière qui évoque étonnamment certains aspects du travail du psychanalyste ? Le psychanalyste ne cherche-t-il pas en effet à jeter un regard neuf sur le désordre apparent de la réalité psychique de son patient, afin de mettre en évidence des structures inconscientes sous-jacentes significatives qu’il interprétera ? Aussi est-ce par le biais de ces similitudes que je vais aborder maintenant le point de vue psychanalytique.

La réalité psychique comme système dynamique

Les caractéristiques d’un système dynamiques

Je pense que la vie psychique - telle qu’elle apparaît au regard d’un psychanalyste à la lumière de la théorie et de la clinique - possède de nombreuses caractéristiques qui nous suggèrent qu’elle fonctionne à bien des égards d’une manière analogue à un système dynamique, comme l’ont montré aussi bien G. Pragier et S. Faure-Pragier (1990) que M. G. Moran (1991).

En effet, la vie psychique humaine est faite d’un nombre extrêmement élevé de variables indépendantes, impliquant un nombre tout aussi élevé de degrés de liberté, ces variables étant constituées par les informations multiples qui proviennent du monde extérieur comme du monde intérieur et qui se renouvellent, de sorte que la vie psychique évolue sans cesse en fonction du temps. Lorsqu’un psychanalyste observe ce qui se passe dans l’esprit d’un patient au cours de la cure, la quantité d’informations que ce dernier apporte produit un effet de désordre apparent, lequel apparaît néanmoins doué d’une organisation. On constate également que la vie psychique montre une certaine permanence et qu’elle est soumise simultanément à d’incessantes transformations. Bien qu’une partie de l’activité psychique humaine soit ainsi soumise à un certain degré de répétitivité qui assure sa continuité et permet un certaine prévision en fonction du déterminisme causal, celle-ci est avant tout soumise à la sensibilité aux conditions initiales qui constitue une propriété générique des systèmes dynamiques.
En effet, la sensibilité aux conditions initiales me semble caractériser l’aspect imprévisible du comportement humain et de son fonctionnement psychique. Par exemple, on ne peut jamais dire à l’avance d’un individu de quel côté ira le cours de ses pensées, quelle direction prendra sa décision ou son action, tant des causes apparemment mineures peuvent produire des effets inattendus. Même si l’on peut déceler chez un individu des tendances répétitives liées à sa personnalité qui rendent possibles des prévisions approximatives à très court terme (« on le connaît, on sait d’avance comment il va réagir ! » entend-on dire de quelqu’un), toute prévisibilité au-delà du court terme reste impossible. Ce n’est qu’une fois la pensée venue à l’esprit, la décision prise ou l’action accomplie, que l’on peut reconstituer après-coup la succession des événements psychiques qui auront amené telle pensée précise, telle décision ou telle action, et l’on ne découvrira qu’a posteriori quelles ont été les conditions initiales à l’origine de la divergence. Cette propriété de sensibilité aux conditions initiales qui permet la divergence est en même temps celle qui conduit à l’effet de surprise, à la créativité et à l’émergence du nouveau (G. Pragier et S. Faure-Pragier, 1990).

Par ailleurs on trouve également dans la réalité psychique une tendance antagoniste de la divergence qui est la tendance à l’attraction, elle-même comparable à la nature dissipative de tout système, qui se manifeste par la propension des trajectoires à rejoindre l’attracteur. Cette attraction me semble représentée dans la vie psychique par le mécanisme de la répétition. La répétition peut être une qualité lorsqu’elle est au service du maintien d’une permanence au sein des incessantes transformations auxquelles le psychisme d’un individu est soumis. Mais lorsqu’elle tend à détruire la vie psychique, la répétition devient « compulsion à la répétition », phénomène antagoniste de la divergence.

Par exemple, ce phénomène de relative prévisibilité à court terme et d’imprévisibilité à long terme est particulièrement manifeste dans la situation de supervision où il n’est pas rare qu’un supervisé me dise que les associations, les rêves ou un passage à l’acte de son patient a confirmé ce que j’avais envisagé comme une probabilité lors de la séance de supervision précédente. La coïncidence semble parfois relever de la divination, mais elle n’est autre que le résultat de l’empathie et de la circulation des fantasmes entre patient et supervisé, ainsi qu’entre supervisé et superviseur. Ajoutons que, du fait que la vie psychique est soumise à la sensibilité aux conditions initiales, aucun psychanalyste ne s’aventurerait à envisager que ses hypothèses aient une valeur de prévision sur un point précis de l’évolution des fantasmes ou du comportement réel du patient. En conséquence, si la communication du matériel fantasmatique inconscient et conscient permet d’envisager une « prévision » toute relative dans le devenir des phénomènes psychiques, celle-ci ne saurait être qu’à court terme et dans une mesure très limitée. C’est uniquement « après-coup » que le superviseur, le psychanalyste et le patient pourront remonter véritablement la chaîne associative et déceler les conditions initiales transférentielles et contre-transférentielles déterminantes.

Structures fantasmatiques et attracteurs étranges

Nous avons vu plus haut que lorsque le nombre de variables et de degrés de liberté est peu élevé dans un système dynamique, il est possible de fournir une repésentation géométrique de l’attracteur étrange concerné, tandis que lorsque ce nombre est plus élevé on y parvient avec des moyens plus globaux.

Dans la vie psychique où le nombre de variables est si élevé, existerait-il des structures comparables aux attracteurs étranges, capables de fournir des représentations de sa dynamique qui évolue en fonction du temps ? Pourrait-il exister dans un espace abstrait, équivalent de l’espace des phases, des structures psychiques intégrant des données antagonistes, à la fois divergentes et réductrices, dont l’évolution serait imprévisible tout en restant relativement prévisible ? Serait-ce imaginable que ces structures subissent d’incessantes transformations au cours du temps, poursuivant des trajectoires infinies contenues dans un espace fini, sans jamais se recouper ? Y aurait-il des structures psychiques présentant les caractéristiques d’un objet fractal, c’est-à-dire dont la structuration reste du même type, quelle qu’en soit l’échelle, et dont l’autosimilarité s’accroîtrait au fur et à mesure qu’on l’examine à un plus fort grossissement ?

On peut dès lors penser que les structures que l’on désigne sous le terme de fantasmes en psychanalyse auraient une fonction organisatrice analogue à celle que jouent les attracteurs étranges dans les systèmes dynamiques en physique. Les fantasmes conscients et inconscients pourraient-ils en effet être considérés comme de telles structures qui organiseraient le « chaos » de la réalité psychique et donneraient une information sur l’ensemble du système dynamique formé par les pensées, les souvenirs, les sensations, les perceptions, les rêves, etc. qui évoluent en fonction du temps ?

La règle fondamentale de la psychanalyse - « dites tout ce qui vous vient à l’esprit » - n’invite-t-elle pas le patient à livrer dans le désordre le contenu de son psychisme, afin de lui donner sens ? Devant la masse d’informations produite par les associations libres de son patient, auxquelles il répond par son attention flottante et sa capacité de rêverie, le psychanalyste ne procède-t-il pas d’une manière analogue à celle décrite plus haut par le physicien en présence d’une système complexe ? Ne s’agit-il pas pour l’un comme pour l’autre « de bien analyser » le fonctionnement du système, « d’effectuer des approximations judicieuses » et « d’examiner avec un oeil nouveau un désordre apparent, pour y découvrir les structures organisées sous-jacentes, leurs actions et leur évolution » ? N’est-ce pas une démarche semblable qui conduit peu à peu le psychanalyste à trouver une dimension assez faible, c’est-à-dire un nombre de variables réduit qui lui serve à modéliser le système et à communiquer ses découvertes à son patient ? N’est-ce pas ainsi que le psychanalyste recherche le « fait choisi » - terme introduit par le mathématicien Poincaré et appliqué par W. R. Bion à la psychanalyse - ce qui lui permet sélectionner les fantasmes inconscients les plus significatifs, véritables structures sous-jacentes organisatrices de sa réalité psychique, afin d’en communiquer le sens par ses interprétations ?

Je vais présenter maintenant une brève illustration clinique illustrant les analogies qui me sont apparues entre la fonction des fantasmes inconscients et celle des attracteurs étranges.

Un exemple de la fonction d’attracteur étrange : le fantasme claustrophobe

Prenons comme exemple un patient qui souffre de claustrophobie, raison pour laquelle il est venu en analyse. Ce symptôme se traduit dans son comportement quotidien sous diverses formes, comme la crainte d’entrer dans des lieux fermés tels un ascenseur ou un cinéma, ou par une impossibilité de prendre le train ou l’avion. Le patient est conscient de l’angoisse qu’il éprouve chaque fois qu’il s’expose à une situation qu’il ressent comme un danger, aussi évitera-t-il ces situations dans la réalité quotidienne afin d’éviter d’éprouver de l’angoisse. Cependant le patient n’est en général pas du tout conscient des structures fantasmatiques inconscientes qui sous-tendent sa pathologie, jusqu’au jour où il réalise que la psychanalyse pourrait l’aider à résoudre ses conflits inconscients.

Lorsqu’un tel patient vient trouver un psychanalyste et qu’il accepte la situation analytique, il va pouvoir communiquer « tout ce qui vient à son esprit, comme cela lui vient, même si cela lui paraît n’avoir ni ordre ni signification », éléments disparates qui vont permettre au psychanalyste de repérer les structures fantasmatiques inconscientes à l’origine de la claustrophobie. La reproduction des symptômes dans la relation avec le psychanalyste - qui constitue le transfert - va laisser apparaître ces structures avec davantage de clarté que si le psychanalyste les déduit uniquement à partir des associations libres, hors du contexte de la relation transférentielle. Par exemple, le patient claustrophobique peut venir en retard à sa séance avec le sentiment qu’il échappe ainsi à l’angoisse d’être enfermé, et que son retard lui permet d’éprouver qu’il est parvenu à échapper de la séance comme si c’était l’emprise du psychanalyste fuyait, en partie du moins. Les associations libres et les rêves du patient vont peu à peu révéler au regard du psychanalyste les détails des fantasmes inconscients, comme par exemple le désir inconscient de pénétrer à l’intérieur d’un objet et de s’y installer pour toujours (fantasme fusionnel), accompagné de l’angoisse d’être emprisonné à vie, ainsi que le désir opposé de prendre la fuite pour échapper au sentiment d’enfermement, mais alors de se sentir abandonné à jamais, etc. Ces fantasmes primitifs influencent de proche en proche, par contiguité, tous les aspects de la vie fantasmatique et du comportement du patient dans la vie réelle : par exemple, le complexe d’Oedipe de ce dernier va être marqué par le besoin inconscient de fusion et de fuite, ce qui maintient la situation oedipienne dans une forme régressive prégénitale, et cette structure inconsciente détermine autant les pensées que les comportements relationnels réels du patient. En cours de psychanalyse on retrouve dans le passé infantile du patient les traces identiques de ces fantasmes, tels qu’ils sont déjà présents dans les relations précoces avec les personnes importantes de son entourage, puis tels qu’ils se reproduisent dans la vie adulte avec l’autosimilarité qui détermine la pathologie, et enfin tels qu’ils se répètent dans la relation transférentielle lorsque le patient vient en analyse.

Ce bref exemple montre que les fantasmes inconscients constituent une structure organisatrice qui a toutes les caractéristiques d’un objet fractal tel qu’on le rencontre dans les attracteurs étranges. Ce caractère fractal des fantasmes a été relevé par G. Pragier et S. Faure-Pragier qui remarquent que « les méandres du discours du patient et ses associations libres découpent à l’infini des reliefs similaires » (1990, p. 1449). Quant à M. G. Moran, la nature fractale des phénomènes psychiques lui apparaît sous la forme des schèmes fantasmatiques répétitifs (patterns), qui se reproduisent de manière identique quel qu’en soit le grossissement : « on peut voir le ’stigmate’ de l’activité mentale caractéristique du patient : dans l’histoire personnelle, dans les productions du patient au sein de chaque séance, dans un seul rêve, ou même dans un seul lapsus (au plus fort grossissement) » (1991, p. 213).
Enfin, terminons avec une autre comparaison entre vie psychique et attracteurs étranges. Essayons de nous représenter un instant la vie psychique dans son ensemble : celle-ci n’englobe-t-elle pas toutes les informations perçues par un individu depuis le début de son existence, poursuivant dans le temps un parcours infini fait de divergences et de convergences, néanmoins inscrit dans un espace fini, et sans jamais passer deux fois au même endroit ? Or ces caractéristiques que je viens d’évoquer ne correspondent-elles pas précisément celles qui définissent un attracteur étrange, dont le tracé rassemble toutes les informations du système en fonction du temps, avec ses divergences et convergences, sans jamais passer deux fois au même endroit ?
Le fait de considérer la vie psychique comme un système dynamique d’une très haute complexité nous aide à comprendre la difficulté du travail du psychanalyste. Celui-ci se trouve non seulement en présence d’une quantité extrêmement élevée de variables dont il ne peut en saisir et interpréter qu’une faible partie à la fois, mais il doit tenir compte des nouvelles informations qui s’y ajoutent. Celles-ci transforment sans cesse l’ensemble de la réalité psychique du patient en fonction du temps, de sorte que, l’instant d’après, l’individu n’est déjà plus le même, d’une manière imprédictible du fait de la sensibilité aux conditions initiales. Malgré tout, le psychanalyste parvient peu à peu à dégager les organisation fantasmatiques inconscientes essentielles qu’il découvre principalement à l’oeuvre dans la relation transférentielle et contre-transférentielle avec son patient et qu’il lui communique à travers ses interprétations. C’est ce type d’intervention qui rend possibles les transformations de l’organisation psychique auxquelles on assiste chez l’analysant d’une manière spécifique, transformations qui ont des points communs avec les processus de transitions qu’on observe dans les systèmes dynamiques, comme nous allons le voir maintenant.

Systèmes dynamiques et états de transition

Les systèmes dynamiques subissent en effet des changements d’état sous l’influence de forces qui déterminent des transitions d’un état à un autre état, comme par exemple la transition d’un état laminaire à un état turbulent qu’on peut observer dans un fluide, ou celle d’un état non-aimanté à un état aimanté.

Lors des changements d’état, la dimension de l’attracteur étrange se modifie. Je rappelle ici que la notion de dimension de l’attracteur « nous renseigne sur le nombre de degrés de liberté effectifs et donne une borne inférieure du nombre de variables qu’il sera nécessaire de prendre en compte si l’on cherche à obtenir une description simplifiée mais réaliste - un modèle - du système en question » (M. Dubois et coll., 1987, p. 199). Plus la dimension de l’attracteur est élevée, plus le système est complexe, et plus il se montre capable d’amortir les perturbations du système et de conserver ainsi une certaine stabilité. A l’opposé, plus la dimension d’un attracteur est réduite, plus il sera rigide et tendra à se désorganiser sous l’effet des perturbations.

C’est le paramètre de contrôle mesurable, dont la valeur peut être modifiée, qui détermine le passage d’un état à un autre état. En hydrodynamique par exemple, un fluide peut subir des changements d’état et passer d’un état laminaire à un état turbulent. Ce passage est déterminé par le degré de frottement qui constitue le paramètre de contrôle. Lorsque le degré de frottement augmente la turbulence du fluide se déclenche, d’abord de manière apparemment chaotique, puis l’image d’un attracteur étrange apparaît au temps asymptotique. A partir de la variable « degré de frottement », il est possible de prévoir le déclenchement de la turbulence.

Sur la base de ce qui précède, mes propres réflexions m’ont conduit à penser que le fonctionnement de la vie psychique peut lui aussi être considéré comme un système dynamique subissant des changements d’état, pouvant passer d’une dimension à une autre, d’une manière analogue aux attracteurs étranges. Par ailleurs, j’ai également été amené à postuler que dans les transitions au sein du psychisme la qualité de relation qui s’établit entre sujet et objet joue le rôle d’un paramètre variable servant de régulateur.
Il existe de nombreux états différents du psychisme susceptibles de subir des transitions d’un état à un autre état, et W. R. Bion (1990) en a décrit un certain nombre - inconscient / conscient, veille / sommeil, narcissime / sociabilité, folie / bon sens, etc. - mais on peut en trouver bien davantage. Cet auteur a introduit le concept de « césure » pour caractériser à la fois la séparation et la continuité entre ces divers états. Afin d’illustrer des états du psychisme susceptibles de subir des transitions de l’un à l’autre, je prendrai maintenant l’exemple de la névrose de transfert et de la névrose narcissique. Nous examinerons ensuite quel est le rôle de la relation d’objet dans ces processus de transition.

Deux « états » différents au sein de la réalité psychique

Si nous examinons à la lumière des caractéristiques des attracteurs étranges les deux modes fondamentaux de fonctionnement psychique que nous observons en psychanalyse - l’un objectal et l’autre narcissique - on peut considérer que le fonctionnement psychique à prédominance objectal répondrait à un attracteur étrange d’une dimension plus vaste que le fonctionnement psychique à prédominance narcissique. Pour la clarté de l’exposé je reprends ici la distinction entre névrose de transfert et névrose narcissique, avancée puis délaissée par Freud, distinction qui n’est pas sans fondement et qui éclaire utilement le sujet qui nous occupe. En effet, les notions de névrose de transfert et de névrose narcissique ont non seulement un fondement théorique mais aussi clinique, soulignant que le patient est en mesure d’investir ses objets et la personne du psychanalyste dans la névrose de transfert, tandis qu’il éprouve de grandes difficulté à investir positivement ses objets et le psychanalyste dans les névroses narcissiques.

Quels sont les critères qui, d’un point de vue psychanalytique, nous permettent de distinguer la névrose de transfert d’une part et la névrose narcissique d’autre part, comme deux états distincts du psychisme ? Si nous utilisons des termes propres à la conception de Freud, nous pouvons dire que dans la névrose de transfert le patient est capable de percevoir les personnes comme séparées et différentes de lui, de les investir positivement du point de vue affectif en éprouvant plus d’amour que de haine envers eux, et en conséquence d’établir un transfert à dominance positive. D’un point de vue structural on peut aussi considérer que ce type de patient a un « moi » fort, capable de tolérer une certaine quantité d’angoisse sans se désorganiser, ainsi qu’une faculté d’établir des liens ce qui se traduit par l’accès à la pensée symbolique, par des mécanismes de défense basés sur le refoulement, par une prédominance des processus secondaires sur les processus primaires qui conditionnent l’élaboration de la situation oedipienne.

Dans la névrose narcissique par contre, le patient éprouve de la difficulté à percevoir autrui comme une personne séparée et différente de lui, d’où une tendance à se confondre avec autrui. D’un point de vue structural, le « moi » de ce type de patient tend à être faible et à moins bien tolérer l’angoisse sans se désorganiser. Chez ceux-ci, une faculté diminuée d’établir des liens et d’accéder à la pensée symbolique s’associe à l’usage des mécanismes de défense primitifs et à une prédominance des processus primaires sur les processus secondaires, renforçant les structures préoedipienne.

J’ajoute qu’entre la névrose de transfert et la névrose narcissique il existe une grande différence au niveau de la perception de l’espace et du temps, ce qui correspond à un aspect de ce que Freud désigne comme étant le sens de la réalité. La capacité de percevoir l’espace et le temps influence non seulement les rapports du sujet avec le monde externe, mais aussi les rapports qu’il établit avec son propre monde interne. Dans la névrose de transfert, le patient possède un sens accru de l’espace et du temps qui lui permet non seulement de mieux s’orienter dans les dimensions de la réalité spatio-temporelle et de mieux se situer dans son rapport avec autrui, perçu comme séparé et différent, mais aussi de se repérer intérieurement par rapport à la différence des sexes et des générations, ce qui constitue le passage obligé pour émerger du narcissime vers les relations objectales et pour élaborer la situation oedipienne. A l’opposé, dans les névroses narcissiques, le sens de l’espace et du temps sont diminués, ce qui se traduit par une perception amoindrie de la différence entre le moi et l’objet, ainsi que de la différence des sexes et des générations, de sorte que la confusion du moi avec ses objets tend à inverser le complexe d’Oedipe et à entraver son élaboration.

Si l’on attribuait à l’un et l’autre de ces états de la vie psychique une dimension en fonction de leurs degrés de liberté, on pourrait considérer que la névrose narcissique possède une dimension plus réduite que la névrose de transfert. Je rappelle ici que la notion de dimension a été également été utilisée en psychanalyse au sujet d’autres aspects des structures psychiques, notamment dans le but de distinguer divers stades dans le développement infantile comme par exemple celui de l’identification adhésive (E. Bick 1968, D. Meltzer 1973).
Comme les différents états que le psychanalyste observe auprès de ses patients subissent des transitions structurales de l’un à l’autre, nous pouvons nous demander maintenant s’il existe dans la réalité psychique une fonction équivalente au paramètre de contrôle.

Le rôle de la relation d’objet comme paramètre de contrôle des transitions

Nous avons dit plus haut que dans les systèmes complexes, un facteur appelé paramètre de contrôle, dont l’intensité est mesurable, détermine les transitions d’un état à un autre état, et qu’en hydrodynamique par exemple l’intensité du frottement réglait la transition entre un flux laminaire et un flux turbulent.

Si, poursuivant notre hypothèse, nous considérons qu’il existe des états d’organisation psychique différents, susceptibles de subir des transitions, ces dernières seraient-elles également soumises à l’action d’un paramètre de contrôle ? Je crois que, dans les transitions psychiques, toute relation interpersonnelle joue un rôle analogue au paramètre de contrôle, mais que cette relation joue un rôle encore plus déterminant dans deux situations privilégiées, la relation infantile précoce et la relation de transfert.

Je rappelle que dans la relation infantile, le besoin du nourrisson de trouver un objet pour sortir du « chaos » - pris ici dans le sens du désordre - primitif et d’organiser son psychisme est en effet essentiel, comme l’ont montré en particulier Freud, Klein et Bion, et la psychanalyse a mis en évidence combien la qualité affective du développement ultérieur de l’enfant dépend étroitement de la qualité affective des relations qu’il établit avec ses premiers objets. Je ne m’attarderai pas davantage sur ce point.

Quant au transfert, il procure à la relation psychanalytique une spécificité qui la différencie de toutes les autres relations interpersonnelles. Certes, toute relation interpersonnelle implique une influence réciproque. Mais la spécificité du transfert tient à la pression émotionnelle spécifique que les « névrosés » - au sens large du terme - exerce sur le psychisme du psychanalyste, le patient déplaçant sur la personne de ce dernier des affects inconscients destinés à des personnes importantes de son passé infantile, d’une manière compulsive et répétitive. En dehors de la situation psychanalytique cette pression ne s’exerce pas moins sur l’entourage, mais sans guère rencontrer des conditions assurant des possibilités de transformation structurales du type de celles qu’on peut attendre dans la cure psychanalytique. Par contre, si une situation psychanalytique peut être instaurée, celle-ci peut permettre l’élaboration du transfert, et la tâche du psychanalyste va consister à recevoir cette pression transférentielle et à la moduler via son contre-transfert, en communiquant au patient les significations fantasmatiques inconscientes à travers ses interprétations. J’ajoute que c’est grâce au contact presque quotidien entre patient et psychanalyste (4 à 5 séances par semaine sur le divan) que d’authentiques changements structuraux peuvent se produire. Certes, la fréquence des séances ne permet pas de garantir quand et dans quelle mesure de tels changements pourront se produire, mais il ne fait pas de doute que la cure psychanalytique reste encore actuellement la voie royale pouvant conduire à des transformations structurales fondamentales du psychisme inconscient. Ces changements obtenus par la psychanalyse sont plus approfondis que ceux que l’on obtient en psychothérapie (1 à 2 fois par semaine, en face à face) car la fréquence des séances modifie la nature du processus. D’une manière analogue à la fréquence du défilement des images (plus ou moins 18 images/sec) qui détermine l’impression de mouvement continu dans le cinéma ou l’impression de discontinuité dans la photographie, de même la fréquence plus ou moins élevée des séances détermine l’intensité du contact transférentiel et contre-transférentiel et contribue à créer un processus psychanalytique ou un processus psychothérapeutique.
Dans son article, M. G. Moran (1991) s’était interrogé sur la nature des transitions psychiques et, en leur appliquant les modèles de dimension et d’attracteurs étranges, il s’était demandé quel pouvait en être l’équivalent du paramètre de contrôle (tuning variable) d’un point de vue psychanalytique. Cet auteur propose de la voir à deux niveaux, au niveau de la cure psychanalytique et au niveau du développement infantile, et ses hypothèses constituent une première ébauche de réponse à ces interrogations.

Au niveau de la cure, M. G. Moran pense que « on pourrait considérer cette variable comme étant le point d’intervention de l’analyste. Cela pourrait être ’l’intensité clinique’ ou le ’travail psychanalytique proche du vécu’. Plus grande sera ’l’intensité clinique’, plus élevée sera la variable ’frottement’. Des modification de la variable perturberaient l’attracteur étrange du patient, et changeraient l’activité quasi périodique en une activité plus complexe et (potentiellement) plus adaptative » (p. 217). M. G. Moran compare de la manière suivante les progrès observés au cours du processus psychanalytique : « La dimension de l’attracteur se modifie, acquérant une dimension plus grande, avec pour conséquence un comportement (fantasme, pensées, schèmes cognitifs, etc) devenant moins rigidement déterministe (moins périodique). Un plus grand nombre de comportements deviennent possibles au fur et à mesure que l’expérience s’accroît, ce que l’on peut comprendre en termes d’internalisation de certaines fonctions du moi de l’analyste et d’expériences d’apprentissage en dehors de l’analyse » (p. 217). Cependant, d’un point de vue psychanalytique, les changements dans les structures psychiques esquissés par cet auteur sont présentés en des termes très généraux et peu spécifiques.

M. G. Moran est plus précis lorsqu’il parle du développement infantile précoce : pour lui, c’est « l’intensité de l’interaction parents-enfant » qui assurerait la fonction de paramètre de contrôle. Selon lui, des soins parentaux appropriés maintiendraient ce paramètre dans des limites tolérables et favoriseraient le développement d’un attracteur étrange stable chez l’enfant, dont la complexité s’accroîtrait avec la maturation, tandis que des interactions inadéquates pourraient déclancher des phénomènes psychiques « turbulents » et « chaotiques » qui correspondraient à des états destructeurs, bien différents des états de turbulence dans un registre d’une adaptation créative telle qu’elle émerge dans un état d’insight (p. 217).

On pourrait donner de nombreux exemples d’états du psychisme dans lesquels la relation entre patient et analyste joue un rôle de « paramètre de contrôle » déterminant, et permet de « mesurer » les différents états soumis à des transitions au moyen de critères d’évaluation spécifiquement psychanalytiques. Je me limiterai à l’illustrer dans trois situations seulement : dans les transitions entre narcissisme et relation objectale, dans les transitions entre différents niveaux de tolérance à l’angoisse, et dans les transitions entre position paranoïde-schizoïde et position dépressive.

Le rôle de l’objet dans la transition entre narcissisme et relation objectale

Nous avons déjà fait appel plus haut aux notions de névrose narcissique et de névrose de transfert pour illustrer différents états et différentes dimensions de la vie psychique. Nous pouvons les reprendre maintenant en les considérant comme deux états d’un système dynamique susceptible de subir des transitions de l’un à l’autre, la névrose narcissique correspondant à une structure plus régressive et la névrose de transfert correspondant à une structure plus proche de la maturité psychique.

Au cours du processus psychanalytique nous pouvons observer un va-et-vient incessant entre des états narcissiques et des états objectaux, et constater l’influence réciproque qui s’exerce entre les investissements transférentiels et contre-transférentiels d’une part, et les mouvements d’intégration et de désintégration du moi d’autre part. Ces transformations se produisent au cours d’une même séance à échelle réduite, aussi bien qu’à grande échelle au long du processus psychanalytique. C’est ainsi que l’évolution vers la maturité peut être décrite en termes du passage d’un état du psychisme dominé par les tendances narcissiques vers une organisation dominée par les tendances objectales, impliquant une meilleure capacité d’investissement des objets externes et internes.

Dans cette transition fondamentale entre état narcissique et état objectal - qui constitue une charnière dans le processus psychanalytique - l’élaboration des angoisses de séparation et de perte d’objet dans le cadre de la relation transférentielle joue un rôle crucial (J.M. Quinodoz, 1991), rôle qui peut être à bien des égards comparé à celui d’un paramètre de contrôle dans les transitions au sein des systèmes dynamiques.

La relation d’objet comme paramètre de contrôle dans la tolérance à l’angoisse

Je rappelle que les trois principales théories psychanalytiques de l’angoisse, aussi bien celle de Freud, que celle de Klein ou de Bion, montrent le lien de dépendance qui s’établit entre la qualité de relation d’objet et la toléance plus ou moins grande à l’angoisse, dont va dépendre à son tour une intégration du moi plus ou moins réussie. Bien que ces trois conceptions diffèrent sur certains points, celles-ci convergent néanmoins sur un point essentiel : c’est la « faiblesse » de l’investissement d’objet qui constitue la source principale de déclanchement de l’angoisse, tandis que c’est la « force » avec laquelle un individu est capable d’investir un objet qui constitue la source principale de l’intégration psychique, aussi bien lors du développement infantile que dans la relation de transfert avec l’analyste.

C’est en effet à partir de la notion de dépendance du nourrisson par rapport à sa mère, puis de sa conception de l’angoisse infantile que Freud proposera en 1926 une théorie psychanalytique de l’angoisse fondée sur la crainte de la séparation et de la perte d’objet. Le rapport étroit que Freud établit entre la capacité d’un individu de tolérer l’angoisse et la qualité de ses investissements d’objet au cours du développement infantile me semble appuyer l’hypothèse selon laquelle la relation d’objet jouerait un rôle équivalent à celui de paramètre de contrôle dans les transitions entre des états d’intolérance à l’angoisse et des état de meilleure tolérance à l’angoisse.

Position paranoïde-schizoïde, position dépressive et transitions entre états du psychisme

Les psychanalystes familiarisés avec les concepts psychanalytiques kleiniens ne manqueront pas d’établir de nombreux rapports entre les notions de position paranoïde-schizoïde et de position dépressive d’une part, et les notions de transitions entre états ou même d’attracteurs étranges. Du point de vue dynamique, le modèle psychanalytique kleinien me semble plus démonstratif que le modèle freudien. En effet le modèle structural de Freud est surtout basé sur les rapports entre le surmoi, le moi et le ça, tandis que le modèle de M. Klein est à la fois structural et interpersonnel, ce qui met particulièrement en évidence les rapports entre les relations d’objets et la structure du moi, comme l’a relevé H. Segal (1985).

Faute de pouvoir développer de manière plus détaillée dans le cadre de cet article les caractéristiques structurales et interpersonnelles du modèle kleinien du fonctionnement psychique je mentionnerai uniquement la description qu’en fait H. Segal (1985), parce qu’elle m’a semblé très suggestive du point de vue qui nous occupe.
Dans cet article, H. Segal utilise en effet à son insu des termes qui font implicitement référence à des notions appartenant à la théorie des systèmes complexes. Ainsi, lorsqu’elle décrit les « positions », H. Segal précise qu’il s’agit de « deux structures de base qui ne sont pas des ’stades’ mais des organisations » qui sont soumises à d’incessantes fluctuations tout au long de la vie. Elle utilise le terme de « transition » (p. 67) pour décrire le passage de l’une de ces structures à l’autre et elle montre que le clivage est utilisé dans la position position paranoïde-schizoïde pour « sortir du chaos » (p. 61), le terme de chaos étant pris dans le sens du désordre psychique. Quant à la relation analytique, celle-ci joue un rôle déterminant dans le passage d’une position à l’autre, selon H. Segal, car le patient « impose une pression incessante sur l’analyste pour agir le rôle pour lequel il est désigné », de sorte que l’analyste doit être attentif à ce que l’impact qu’il a sur son patient soit sans cesse « contrôlé » (monitored, p. 69).

Je pense que cette description significative souligne non seulement la nature dynamique des transitions entre des états structuraux du psychisme tels qu’ils ont été conceptualisés par M. Klein à travers les notions de position paranoïde-schizoïde et de position dépressive, mais également de rôle de la relation transférentielle comme jouant le rôle d’un paramètre de contrôle. H. Segal met ici tout particulièrement en évidence le rôle de l’attention de l’analyste doit en effet être sans cesse en éveil pour repérer l’état momentané de l’organisation psychique du patient - que ce soit durant une séance ou dans le long cours de la cure - en cherchant à en moduler les variations au moyen de ses interprétations.

Position paranoïde-schizoïde, cascade de doublement de période et chaos

Si la position dépressive présente les caractéristiques d’un système complexe d’un degré d’organisation et d’intégration élevé, capable d’encaisser avec souplesse des perturbations sans trop affecter sa stabilité, par contre la position paranoïde-schizoïde présente une organisation plus rigide, le clivage imposant une opposition systématique entre extrêmes à tous les niveaux de l’organisation psychique, sur un mode fractal peut-on ajouter. C’est ainsi que dans la position paranoïde-schizoïde l’idéal est opposé au pire, la crainte d’être enfermé est opposée à la crainte de fuir, et ainsi de suite à tous les niveaux fantasmatiques, quel que soit le « grossissement » auquel on les observe. Cependant, bien qu’elle soit constituée de mécanismes de défense primitifs, la position paranoïde-schizoïde présente l’avantage de protéger le moi contre une désorganisation plus grande, c’est-à-dire contre le danger de confusion et de désordre psychiques. Relevons que certains psychanalystes qualifient métaphoriquement la confusion et le désordre psychique de « chaos », mais il s’agit dans ce cas du désordre lié à l’aléatoire et non du chaos organisé, déterministe.
Le clivage a donc déterminé dans la position paranoïde-schizoïde une structure diphasique du psychisme caractéristique, qui me semble présenter une grande analogie avec le diphasisme propre à la cascade de dédoublement de la période. La cascade de doublement de la période est l’une des routes par lesquelles le régime périodique peut devenir chaotique : « Par augmentation progressive d’un paramètre de contrôle de l’expérience, le régime périodique voit tout d’abord sa période doubler puis être multipliée par 4, par 8, par 16 etc. les seuils d’apparition de ces doublements successifs étant de plus en plus rapprochés, on atteint ainsi un point pour lequel il existe, en principe, une multiplication de la période de base jusqu’à l’infini. C’est là que le seuil du chaos est atteint » (M. Dubois et coll., 1987, p. 196). Lorsqu’on représente graphiquement ce phénomène on obtient un diagramme de bifurcation : « Le point par lequel on peut représenter le système a par exemple deux origines possibles qui ont elle-même deux origines possibles, jusqu’à l’infini. Il en sera de même pour les états ultérieurs. La courbe obtenue, partant d’une ligne simple, donne une bifurcation et se dédouble, puis chaque branche bifurque à son tour : C’est le diagramme de bifurcation. Il circonscrit une portion d’espace dite ’région chaotique’ » (G. Pragier et S. Faure-Pragier, p. 1441). Cette région serait-elle celle qu’occupe la position paranoïde-schizoïde dans le fonctionnement psychique, c’est-à-dire cette zone diphasique qui, d’un côté, protège le psychisme d’une désorganisation plus grande en organisant le chaos, mais dont la rigidité, d’un autre côté, empêche la progression vers l’intégration psychique ?

En clinique, cette cascade de doublement de la période propre à la position paranoïde-schizoïde se manifeste à de nombreux niveaux, en particulier par un manque de liaison entre les extrêmes qui fait que l’on passe alternativement de l’un des extrêmes à l’autre, ce qui entraîne des insuffisances dans la capacité de synthèse et de symbolisation. Ce manque de faculté de créer des liens a pour conséquence que les interprétations du psychanalyste sont mal assimilées par le patient qui, au lieu de voir sa divergence et sa créativité augmenter, voit plutôt ces interprétations « tomber » dans son attracteur, d’où l’impression que le processus « tourne en rond » et que le patient ne parvient pas à « décoller ». La dimension réduite de l’attracteur étrange reflète dans ces cas la nature concrète de leur pensée et leur difficulté de percevoir la tridimensionalité de leur espace psychique, condition pour que la situation oedipienne s’organise de manière symbolique, en relation avec l’espace et le temps.

Continuité et discontinuité dans les transitions psychiques

Pour terminer, j’aimerais mentionner un autre aspect du fonctionnement des systèmes complexes que l’on retrouve dans celui du psychisme, c’est la prédominance de la discontinuité dans les changements. En effet, de même que les transitions entre états que l’on observe dans les systèmes complexes opèrent par discontinuités, de même les changements dans les processus psychiques sont de nature discontinue plutôt que continue. Vus de loin les changements semblent progresser par continuité, mais lorsqu’on les examine de plus près on découvre qu’ils procèdent surtout par discontinuité.

Ces discontinutités s’observent à tous les niveaux de la réalité psychique et la théorie psychanalytique en rend compte à travers les différentes notions qui ont été dégagées à partir de ces structures. C’est ainsi que l’on a décrit les processus primaires et les processus secondaires, les identifications primaires et les identifications secondaires aux investissements d’objet, le complexe d’Oedipe direct et le complexe d’Oedipe inversé, ou encore de position paranoïde-schizoïde et de position dépressive, etc. Ces discontinuités se retrouvent également dans les descriptions de la structure du moi lui-même dont rendent compte les notions de déni et de clivage du moi, le moi étant formé d’une juxtaposition d’états dont la proportion varie en fonction de chaque individu, suivant les moments. C’est ainsi qu’au sein d’un même moi on peut trouver des parties du moi ayant atteint la position dépressive, tandis que d’autres fonctionnent dans le registre de la position paranoïde-schizoïde. Cette discontinuité liée au déni et au clivage du moi se retrouve par exemple aussi dans la notion de « double transfert » (J. Manzano, 1989) qui se traduirait par un mélange en proportions variables d’un transfert précoce « narcissique » comprenant l’évolution des défenses narcissiques exprimant les vicissitudes de la séparation et de la perte d’objet d’une part, et d’un transfert « névrotique » au sens classique du terme d’autre part.
On a souvent souligné chez Freud sa tendance à décrire le fonctionnement du psychisme en termes de couples d’opposés. Mais ce « dualisme » ne correspondrait-il pas plutôt à la nature discontinue des divers états du psychisme, dont les transitions s’effectueraient par paliers, et non par continuité progressive ?

Portée et limites de ces rapprochements

Les rapprochements que nous avons pu établir entre les nouvelles données apportées par la théorie du chaos déterministe et le fonctionnement de la vie psychique posent la question de leur portée et de leurs limites : à savoir quelle valeur accorder à de tels rapprochements, que peuvent-ils apporter à la psychanalyse ? Cette question méthodologique centrale qui concerne les systèmes complexes a été abordée aussi bien par G. Pragier et S. Faure-Pragier que par M.G. Moran, et je vais apporter mon propre point de vue, sans prétendre apporter des solutions à ces problèmes difficiles.

Modèles ou métaphores ?

Pouvons-nous parler de modèles ? Pour M.G. Moran les comparaisons entre le fonctionnement psychique et celui des systèmes complexes constituent à ses yeux des modèles, mais il se défend d’établir des transpositions abusives d’une discipline à une autre : « Je fais une comparaison entre les phénomènes mentaux et les systèmes fluides au niveau formel dans l’espoir d’élargir notre compréhension des processus mentaux complexes. Utiliser des modèles non-psychologiques pour enrichir et renforcer la pertinence des modèles psychologiques n’est pas la même chose que mélanger les niveaux de causalité, comme attribuer une cause physiologique à un processus mental spécifique » Et il ajoute : « Les phénomènes que j’ai cherché à explorer à travers les principes non-linéaires sont les phénomènes mentaux » (p. 218).
Cependant, pour les physiciens et les mathématiciens ces modèles scientifiques ne sauraient être transposés au psychisme humain, car la méthodologie qui permet de modéliser les systèmes complexes est essentiellement basée sur l’existence de données mesurables. « Avez-vous des données mesurables ? » avait été la première question que m’avait posée un mathématicien à qui j’avais fait part de mes observations. Lorsque je lui répondis que les psychanalystes partent certes de données observables dans le champ qui leur est propre, mais qu’elles ne sont pas des données mesurables au sens où l’entendent un physicien ou un mathématicien, je sentis que mes observations avaient perdu tout intérêt à ses yeux. Je réalisai alors que pour qu’un physicien ou un mathématicien considère qu’un système quelconque appartient aux systèmes complexes, il est indispensable de disposer de données mesurables, telles que des séquences de nombres qui permettent de quantifier des régularités complexes - par exemple la nature fractale ou la dimension d’un attracteur - et de les démontrer. Or les psychanalystes ne disposent pas de ce genre de données quantifiables en ce qui concerne le psychisme humain. De sorte que, pour un physicien ou un mathématicien, le modèle de la théorie du chaos déterministe ne sauraient s’appliquer au psychisme humain, et les comparaisons entre les deux domaines respectifs relèveraient tout au plus d’analogies ou de métaphores.

Contrairement à J. S. Grotstein (1990) pour qui la théorie du chaos renverrait à une « théorie universelle mathématique » (p. 286) qui engloberait les phénomènes émotionnels, il n’a jamais été dans mon intention ni dans celle de M.G. Moran ou de G. Pragier et S. Faure-Pragier, d’inclure le psychisme en tant qu’objet de la psychanalyse dans le champ physico-mathématique. De même que ces derniers auteurs, j’ai constamment à l’esprit la nécessité de conserver les faits observés dans le champ spécifique propre à chaque discipline, afin d’éviter des confusions, comme je l’ai relevé à propos des faits cliniques psychanalytiques (J.M. Quinodoz, 1995).

Dans cette perspective, comment répondre à l’objection des physiciens et des mathématiciens ? Je pense que leur critique est avant tout fondée sur la notion de modèle prise au sens strict du terme, propre aux sciences exactes dites aussi sciences « dures ». Mais la notion de modèle possède des acceptions diverses qui varient suivant le contexte ; cela a été mis en évidence par R. Perron (1991) qui a passé en revue les différentes significations du terme de modèle selon que nous l’utilisons dans le champ de la psychanalyse ou en le transposant d’un domaine à un autre. En ce qui concerne les transpositions possibles de la théorie du chaos déterministe, je pense que nous pouvons parler de modèles, mais dans un sens élargi, par exemple de modèles du type des modèles analogiques entre des systèmes homologues. Dans ce cas, tout repose alors sur la signification qu’on attribue à la notion d’analogie comme l’a relevé R. Thom (1988) car alors, rattachée à la notion de modèle, la notion d’analogie, souvent dépréciée, retrouve toute sa valeur : « une telle façon de définir le modèle permet de lui donner un meilleur statut et, en le fondant de plein droit sur l’analogie, permet à celle-ci d’échapper au rôle de traître de la comédie » (R. Perron 1991, p. 231).

Qu’en est-il des métaphores ? Pouvons-nous considérer que ces modèles venus de la physique sont uniquement des métaphores ? La notion de métaphore permettrait-elle de répondre aux objections des scientifiques et de satisfaire en même temps les psychanalystes dont on connaît les réserves - souvent justifiées - par rapport à tout rapprochement entre fonctionnement pychique et fonctionnement biologique ? G. Pragier et S. Faure-Pragier ont certes mis l’accent sur cette notion, puisqu’ils ont intitulé leur rapport « nouvelles métaphores », mais la notion de modèle et d’analogie n’en est pas moins présente lorsqu’ils proposent ces nouvelles théorie à la réflexion des psychanalyste en les appelant à la « simulation » : « Les modèles que nous proposent les sciences aujourd’hui, plutôt que de les discuter au niveau épistémologique, tentons de les faire travailler dans notre champ : faisons un moment ’comme si’ certaines découvertes pouvaient s’appliquer au psychisme » (1990, p. 1396).

La psychanalyse fait souvent appel à la métaphores, qui réalise le transport de sens d’un signifié à un autre signifié pour une même signification, et la métaphore est surtout utilisée pour fournir une image et en faciliter la représentation. Mais la métaphore reste purement au niveau du langage, elle ne dit rien du fonctionnement sous-jacent que le concept de modèle implique. Le concept de modèle nous permet en effet de reconnaître des répétitions, d’en déduire des lois générales ainsi que des possibilités d’intervention, aussi bien en science qu’en psychanalyse. De sorte que considérer les comparaisons qui nous intéressent comme étant uniquement des images verbales me paraît les dépouiller d’une grande partie de leur valeur, écartant toute idée que les structures psychiques sont fondées sur le corporel, et que l’expérience psychanalytique quotidienne nous montre qu’il existe un va-et-vient constant entre le champ psychique et le champs corporel.
Pouvons-nous aller plus loin ? Nous avons envisagé que la notion de modèle analogique nous pouvait nous permettre de dépasser l’opposition radicale entre modèle scientifique « dur » et pure métaphore et qu’elle autorise des rapprochements entre des phénomènes se déroulant dans des champs différents. Mais dans le champ de la psychanalyse, ne disposons-nous pas déjà d’une notion équivalente à celle de modèle analogique ?

Pourrions-nous parler d’un étayage du psychisme sur le fonctionnement des systèmes complexes ?

Pour rendre compte de l’articulation entre ces deux champs différents que sont le psychique, d’une part, et le biologique ainsi que le neuro-physiologique d’autre part, pouvons-nous faire appel ici à la notion psychanalytique d’étayage, dans un sens élargi ? La notion d’étayage a été introduite par Freud pour rendre compte de la relation étroite qui existe entre la pulsion sexuelle et certaines fonctions corporelles. Ainsi, en ce qui concerne l’oralité, la satisfaction de la zone érogène chez le nourrisson est d’abord étroitement liée à la satisfaction du besoin de nourriture, « puis le besoin de répétition de la satisfaction sexuelle se sépare du besoin de nutrition » (fr. p. 105, S.E., 7, p. 182). Le concept d’étayage permet d’établir à la fois une opposition et une relation entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, comme le font remarquer Laplanche et Pontalis (1967) : les pulsions d’auto-conservation sont prédéterminées par l’appareil somatique et se situent au niveau des fonctions et des besoins, tandis que les pulsions sexuelles s’en détachent secondairement pour devenir autonomes, tout en restant « étayées » sur les fonction corporelles.

Dans une perspective semblable, ne pourrions-nous pas élargir la notion d’étayage à des modèles de fonctionnement plus élémentaires que les fonctions biologiques corporelles liées aux zones érogènes, comme ceux que nous suggèrent les modèles venus de la théorie des systèmes complexes ? Si les fonctions psychiques sont étayées sur des fonctions corporelles (orales, anales, etc), ces dernières ne sont-elles pas elles-même basées sur un fonctionnement neuro-physiologique, qui, à son tour, est sous-tendu par les lois physico-chimiques ? Cette question a été évoquée par G. Pragier et S. Faure-Pragier qui ont souligné l’importance de l’ancrage du psychique sur le biologique tout en soulignant la distance qui les sépare : « Si le psychisme s’ancre sur le biologique, qui en est le support, il se situe néanmoins à un niveau d’organisation bien différent où s’effectue une mise en sens » (1990, p. 1419), et c’est par le biais de la simulation au sens scientifique du terme qu’ils ont tenté d’appliquer ces modèles à la clinique. Quant à M. G. Moran, il fait appel à la notion contemporaine d’interface, sans en développer les modalités (1991, p. 218). Dans l’état actuel de nos connaissances, nous en savons encore trop peu sur la manière dont le passage se produit du corporel au psychique et inversement, pour ne pas rester ouvert à des idées nouvelles propres à élargir notre compréhension de ces phénomènes. Mais avec la notion d’étayage ne disposons-nous pas déjà d’un concept psychanalytique qui, en l’élargissant, me paraîtrait compléter valablement celle de modèle analogique dont j’ai parlé plus haut ?

Quelle utilité pour la psychanalyse et pour le psychanalyste ?
Si la théorie des systèmes complexes en tant que modèle scientifique au sens strict du terme n’est pas transposable dans le champ spécifique de la psychanalyse, ces perpectives ouvrent néanmoins des voies nouvelles dans notre façon d’explorer le fonctionnement psychique qui vont bien au-delà de simples métaphores.

L’un des apports déterminants de ces nouvelles approches n’est-il pas déjà de changer notre manière de penser notre travail de psychanalyste, en nous permettant de nous décentrer, c’est-à-dire de jeter un regard différent sur notre activité à partir d’une perspective différente, adoptant un autre « vertex », au sens de Bion ? Le déterminisme causal et les systèmes linéaires qui ont longtemps dominé la pensée scientifique - et notamment Freud dans son « Esquisse pour une psychologie scientifique (1950a [1895]) - continuent à imprégner à notre insu nos modes de penser à l’heure actuelle. Aussi l’un des mérites essentiels des sciences contemporaines est d’ouvrir notre esprit à ces données nouvelles, comme l’ont souligné aussi bien G. Pragier et S. Faure-Pragier que M.G. Moran.

Ainsi, après avoir entendu G. Pragier et S. Faure-Pragier nous parler en 1990 des phénomènes de l’auto-organisation en biologie qui rendent compte de l’apparition du nouveau non prédictible, mais néanmoins compréhensible après-coup, j’ai modifié la qualité de mon attention flottante à l’écoute de mes patients. Cela m’a permis par exemple d’avoir davantage confiance que, au sein du désordre qui caractérise leurs association libres, finisse par surgir une organisation qui prenne sens dans mon esprit. Et les analogies liées aussi bien à l’auto-organisation qu’aux systèmes complexes m’ont parfois permis d’être moins impatient dans l’attente de l’émergence d’une signification qui tardait à venir.

Un autre apport non moins essentiel de la théorie des systèmes complexes est de nous permettre de réaliser que le psychisme humain est encore infiniment plus complexe que l’on ne l’imagine, et que l’approche des psychanalystes s’inscrit dans celle d’une tentative d’apporter une cohérence à cette complexité. De ce point de vue, rares sont ceux qui réalisent l’intensité du travail psychique qui s’effectue dans l’esprit du psychanalyste au cours d’une séance, travail psychique qui nécessite à la fois une grande liberté psychique pour capter la richesse associative, et une attention de tous les instants pour être à l’affût de l’émergence du sens, susceptible de surgir au moment où on l’attend le moins. C’est donc à juste titre que le fonctionnement les processus psychiques peut être qualifié d’ « hypercomplexe », selon l’expression de A. Green (1992).

Pour conclure, je crois important d’effectuer de tels rapprochements. Si je les propose à la réflexion, je le fais dans le même esprit que V. Spruill (1993), c’est-à-dire dans le but d’intéresser, et non de convaincre, et j’aimerais avoir ainsi intéressé non seulement les psychanalystes, mais également des non-psychanalystes et des scientifiques.

En ce qui concerne ces derniers, je pense qu’il peut être utile que des psychanalystes présentent leur façon de travailler avec leurs patients, en relevant des correspondances susceptibles de jeter un pont entre des disciplines différentes, ayant chacune leur champ propre. Si les psychanalystes ont beaucoup appris des scientifiques, ne serait-ce pas aussi au tour des scientifiques de se tourner parfois du côté des psychanalystes ? En cela je rejoins A. Green qui relevait judicieusement à l’intention d’un auditoire de scientifiques à Genève que « la vocation de la psychanalyse aujourd’hui ne consistera pas à l’aligner sur la neurobiologie ou les sciences physico-chimiques mais à faire communiquer ses modèles avec ceux de la pensée scientifique hypercomplexe ; c’est-à-dire que, contrairement à toute attente, ce sera à la science de modifier sa vision du psychisme pour s’approcher du niveau de réalité traité par la psychanalyse » (1992, p. 2377). Certes la distance reste immense entre le champ de la réalité psychique d’une part, et le champ de la réalité biologique et physico-chimique d’autre part, distance que A. Green a suggérée en opposant « l’écoute d’une Partita de Bach » à « l’embrasement des assemblées de neurones » (ibid., 2377). Il n’en reste pas moins qu’en observant avec un esprit ouvert ces divers systèmes dynamiques, on peut y découvrir des similitudes troublantes, et j’espère que mes réflexions contribueront à rapprocher les points de vue, sans en effacer les différences.

Résumé

À la suite des découvertes qui ont montré que le désordre apparent des systèmes complexes décelait des structures organisatrices, le fonctionnement de tels systèmes a été qualifié de « chaotique » par les scientifiques, tandis que le terme d’aléatoire a désigné les systèmes en désordre. Dans cette contribution, j’ai tenté d’établir des rapprochements entre ces nouvelles données et certains aspects du fonctionnement des structures psychiques, telles qu’on les observe en psychanalyse. J’y ai relevé des analogies dont certaines sont inédites, tandis que d’autres constituent un approfondissement de celles déjà soulignées dans des travaux psychanalytiques antérieurs. Pour permettre au lecteur de comprendre ces analogies, je rappelle entre autres le rôle joué par les attracteurs étranges dans le fonctionnement « chaotique » des systèmes complexes, ainsi que les notions de transition entre états et de paramètre de contrôle. Cela me conduit à étudier la fonction d’attracteur étrange des fantasmes inconscients et d’en illustrer cliniquement la nature fractale. J’examine ensuite les transitions entre divers états des structures psychiques observées en psychanalyse, par exemple les transitions entre névrose narcissique et névrose de transfert, les transitions entre différents niveaux d’angoisse, ainsi que les oscillations entre position paranoïde-schizoïde et position dépressive. Bien que toute relation interpersonnelle implique une influence mutuelle, il existe deux conditions spécifiques où la relation intervient de manière déterminante dans les transitions au sein des structures psychiques et leurs transformations, jouant un rôle analogue au paramètre de contrôle : la relation de transfert et de contre-transfert, et la relation infantile précoce. Du point de vue méthodologique, l’auteur fait appel au concept de modèle analogique ainsi qu’à celui d’étayage pris dans un sens élargi, afin de rendre compte de l’articulation qui existe entre le champ physico-mathématique propre à la théorie du chaos déterministe d’une part, et le champ du psychisme propre à la psychanalyse d’autre part.

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Chaos déterministe et psychanalyse

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