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La femme et le socialisme

jeudi 24 janvier 2008, par Robert Paris

Site : Matière et révolution

www.matierevolution.fr

Sommaire du site

Pourquoi ce site ?

11-1 L’origine de la famille et de l’oppression des femmes

11-2 La femme et le socialisme

11-3 Un point de vue récent sur l’oppression des femmes

11-4 La révolution russe et l’oppression des femmes

11-5 Le "socialiste" Proudhon contre les femmes

11-6 La religion judéo-chrétienne contre les femmes

11-7 Quand les femmes s’y mettent, c’est la révolution sociale

11-8 La lutte contre l’oppression des femmes est inséparable
de la révolution sociale

11-9 Les revendications de la suppression de l’oppression
des femmes

11-10 Le mouvement féministe et le rôle de la femme travailleuse
dans la lutte de classe

11-11 La question de la femme

11-12 Les femmes révolutionnaires dans la Révolution française

11-13 Le stalinisme et l’oppression de la femme

11-14 Une pièce de théâtre : les femmes reprennent le pouvoir

11-15 La femme algérienne a besoin de révolution

11-16 Femmes au Mali


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Extraits de "La femme et le socialisme"

Auguste Bebel

II : La femme dans le présent


La socialisation de la société.
L’expropriation de tous les moyens de production, une fois menée à bonne fin, crée à la société ses bases nouvelles. Les conditions de la vie et du travail pour les deux sexes dans l’industrie, l’agriculture et le commerce, dans l’éducation, le mariage, la vie scientifique, artistique et de société, bref l’existence humaine entière, devien­nent alors tout autres. L’organisation gouvernementale perd peu à peu son terrain propre. L’État n’est plus que l’organisation de la force en vue du maintien des conditions actuelles de la propriété et du pouvoir social. Dès lors que la suppression des conditions présentes de la propriété implique celle de toute supériorité et de toute infériorité sociales, l’expression politique de celles-ci n’a plus aucun sens. L’État cesse avec la sujétion, de même que la religion prend fin lorsque la foi en des êtres surnaturels ou en des forces abstraites douées de raison disparaît. Les mots doivent avoir une signification ; qu’ils la perdent, et ils cessent d’exprimer des sentiments.

« Oui », objectera peut-être quelque lecteur imbu d’idées capitalistes, et décon­certé, « oui, tout cela est bel et bien, mais a quel « titre » la société veut-elle donc accomplir toutes ces transformations ? » Au même titre qu’il en a toujours été lorsqu’il s’est agi de modifications et de réformes : le bien général. La source du droit n’est pas l’État, c’est la société ; l’État n’est que le commis auquel incombe la mission d’admi­nistrer et de distribuer le droit. La « société » n’a jamais été jusqu’ici qu’une faible minorité ; mais celle-ci a toujours agi au nom de toute la société, au nom du peuple, en se faisant passer pour la « société », de même que Louis XIV se donnait pour l’État en disant : « l’État, c’est moi ». Quand nos journaux disent : « la saison commence, la société se hâte de revenir à la ville », ou bien : « la saison touche à sa fin, la société part pour la campagne », ils n’entendent pas par là le peuple, mais les dix mille individus des classes supérieures, qui représentent la « société » de même qu’ils représentent l’« État ». La masse, c’est le plebs romain, la canaille, la vile multitude, le « peuple », en un mot. C’est en raison du même fait aussi que tout ce qui, dans l’histoire, a été entrepris par l’État et par la société, en vue du bien général, a constam­ment tourné au plus grand bien des classes dirigeantes, et c’est dans l’intérêt de celles-ci que les lois ont été faites et appliquées. « Salus rei-publicae suprema lex esto » est une maxime bien connue du droit de l’ancienne Rome. Mais qui représentait la République romaine ? Les peuples asservis ? Les millions d’esclaves ? non ! C’était le petit nombre, tout à fait disproportionné, des citoyens romains, et, en première ligne, la noblesse romaine, qui se faisait nourrir par ceux qu’elle tenait sons son joug.

Quand la noblesse et les princes du Moyen-âge volaient le bien de la collectivité, ils le faisaient « de par la loi », dans « l’intérêt du bien général ». Quand la Révolution française expropria les biens de la noblesse et du clergé, elle le fit « au nom du bien général », et sept millions de petits propriétaires, les soutiens de la France bourgeoise moderne, ont trouvé là leur origine. Au nom du « bien général », l’Espagne mit à plusieurs reprises sous séquestre les propriétés de l’Église, et l’Italie les confisqua complètement, aux applaudissements des plus zélés défenseurs de la « propriété sacrée ». La noblesse anglaise a volé pendant des siècles le bien du peuple anglais et du peuple irlandais, et de l804 à 1831, elle ne se fit pas donner légalement en propriété individuelle, « dans l’intérêt du bien général », moins de 3.511.710 acres de terres communales. Et quand, lors de la grande guerre esclavagiste de l’Amérique du Nord, on donna la liberté à des millions d’esclaves qui étaient bien la propriété acquise de leurs maîtres, sans indemniser ceux-ci, cela se fit encore « au nom du bien général ». Tout notre grand progrès bourgeois est une suite non-interrompue d’expro­priations et de confiscations, où le fabricant absorbe l’ouvrier, le grand propriétaire le cultivateur, le grand négociant le petit marchand et enfin le capitaliste un autre capitaliste, c’est-à-dire le plus fort le plus faible. Et si nous écoutons notre bour­geoisie, tout cela est arrivé pour le mieux du « bien général », dans « l’intérêt de la société. » - Les Napoléon, au 18 Brumaire et au 2 Décembre, ont « sauvé » la « société », et la « société » leur en a fait compliment. Lorsque, dans un avenir prochain, la société se sauvera elle- même, elle accomplira son premier acte sensé, car elle ne travaillera pas dans le but d’opprimer les uns au profit des autres, mais pour donner à tous l’égalité dans les conditions de la vie, pour rendre possible à chacun une existence vraiment digne de l’être humain. C’est la mesure la plus moralement pure et la plus grandiose dont la société humaine ait jamais été l’objet.

Si nous considérons maintenant quel aspect l’application de cette mesure fera prendre aux choses, dans les différents domaines de l’activité humaine, il est de toute évidence qu’il ne saurait être question dans ce cas de poser de limites définies ni de règles inéluctables. Personne ne peut entrevoir aujourd’hui en détail ni a quel point les générations à venir trouveront leurs situations, ni de quelle façon elles pourront satisfaire d’une façon complète tous leurs besoins. Tous les éléments de la société, comme ceux de la nature, sont constamment en mouvement ; les uns vont., les autres viennent ce qui est vieux ou ce qui a péri est remplacé par du nouveau, ayant plus de vitalité. Il se fait une infinité d’inventions, de découvertes, de perfectionnements des genres les plus divers, qui commencent à fonctionner et qui, suivant leur importance, révolutionnent et bouleversent les conditions de la vie humaine et la société.

Il ne peut donc s’agir pour le moment que du développement de principes géné­raux dont la disposition ressort du passé lui-même et dont on peut jusqu’à un certain point entrevoir l’application. Si la société, loin d’être jusqu’à présent un être automatique, se laissant mener et diriger par des individus, encore qu’elle le parut si fréquemment, - « on croit faire aller les autres et ce sont eux qui vous font aller » -était au contraire un organisme dont le développement s’est fait suivant des lois immanentes et précises, toute direction, tout gouvernement dépendant de la volonté d’un seul doit être, tout d’abord, complètement supprimé dans l’avenir. La société a pénétré le secret de sa propre existence, elle a découvert les lois de son évolution ; elle les applique dès lors en connaissance de cause à son développement.


La société une fois en possession de tous les moyens de production, mais la satisfaction des besoins n’étant possible qu’avec l’apport d’un travail correspondant, et nul être valide et capable de travailler n’ayant le droit de demander qu’un autre travaille pour lui, la première loi, la loi fondamentale de la société socialisée, est que l’égalité dans le travail doit s’imposer à tous, sans distinction de sexe. L’allégation de certains de nos adversaires malveillants, qui prétendent que les socialistes ne veulent pas travailler et cherchent même autant que possible à supprimer le travail - ce qui est un non-sens -, se retourne contre eux-mêmes. Il ne peut y avoir de paresseux que là où d’autres travaillent pour eux. Ce bel état de choses existe à l’heure actuelle. et même presque exclusivement, au profit des adversaires les plus acharnés des socia­listes. Ces derniers posent en principe : « Qui ne travaille pas ne doit pas manger ». Mais le travail ne doit pas être du travail seul, c’est-à-dire de la simple dépense d’activité : il doit être aussi du travail utile et productif. La société nouvelle demande donc que chacun prenne une fonction donnée, industrielle, professionnelle ou agri­cole, qui lui permette d’aider à créer la quantité de produits nécessaire à la satisfaction des besoins courants. Pas de jouissance sans travail, pas de travail sans jouissance.

Mais, dès lors que tous sont astreints au travail, tous ont aussi le même intérêt à réaliser dans celui-ci trois conditions : 1° qu’il soit modéré, ne surmène personne et ne s’étende pas trop en durée 2° qu’il soit aussi agréable et aussi varié que possible 3° qu’il soit rémunérateur autant qu’il se pourra, car de là dépend la mesure du bien-être.

Ces trois conditions dépendent du genre et de la quantité de forces productives disponibles et des exigences de la Société pour sa façon de vivre. Comme la société socialisée ne se forme pas dans le but de vivre à la façon des prolétaires, mais au contraire pour débarrasser la majeure partie des êtres humains du genre de vie prolétarien, et pour rendre accessible à chacun la plus grande mesure possible des agréments de l’existence, la question est de savoir quelle est la moyenne de ses exigences.

Pour établir ce point, il est nécessaire d’instituer une administration qui embrasse tout le champ d’action de la société. Chaque commune constitue, à ce point de vue, une base pratique, et là où les communes seront si étendues qu’il deviendra difficile d’en embrasser tous les détails, on les divisera en quartiers. Tous les habitants de la Commune ayant atteint leur majorité, sans distinction de sexe, prennent part aux élections communales et élisent les personnes de confiance qui ont à diriger l’administration. À la tète de toutes les administrations locales se trouve l’adminis­tration centrale qui, bien entendu, ne sera pas un gouvernement prépondérant, mais une administration simplement chargée de diriger les affaires. Cette administration centrale doit-elle être nommée directement par le suffrage universel, ou bien par les administrations communales ? Cela ne nous intéresse pas, personne m’ayant à se prononcer aujourd’hui sur ce point. On ne donnera qu’assez peu d’importance à des questions de ce genre, car il ne s’agit pas d’occuper des fonctions qui m’apportent des honneurs spéciaux, un grand pouvoir et des revenus élevés, mais seulement de postes de confiance pour lesquels on choisit les plus capables, hommes ou femmes, que l’on réélit ou que l’on remplace, suivant les volontés et les votes des électeurs. Ces postes ne peuvent être occupés par chacun que pendant un temps donné. Leurs titulaires ne peuvent donc avoir un caractère spécial d’ « employés », car il manque aux postes qu’ils occupent la qualité de fonctions durables et la possibilité de l’avancement. Surtout, il n’y a pas d’ordre hiérarchique. En raison du point de vue où nous nous sommes déjà placés, il est indifférent de savoir si, entre les deux administrations centrale et locale, il doit s’établir des degrés intermédiaires tels que des adminis­trations provinciales, par exemple. Si on les tient pour nécessaires, on les établira ; si elles sont inutiles, on les laissera de côté. Les nécessités pratiques en décideront. Les progrès réalisés dans la marche en avant auront-ils rendu superflues de vieilles organisations, on supprimera celles-ci sans tambour ni trompette et sans grand débat, puisqu’il n’y aura aucun intérêt personnel en jeu, et on en créera de nouvelles avec une égale facilité. On voit que ce genre d’administration diffère du tout au tout de celui d’aujourd’hui. Que de polémiques dans les journaux, que de luttes oratoires dans nos Parlements, que de dossiers amassés dans nos chancelleries pour la moindre réforme administrative !

L’essentiel est, alors, d’établir le chiffre et l’espèce des forces disponibles, le chif­fre et l’espèce des moyens de production, des fabriques, des ateliers, des terres, etc. et leur capacité de rendement antérieure ; puis de calculer les approvisionnements et les besoins dans les divers genres d’objets de consommation, d’après les besoins moyens de la population. Pour toutes ces questions, la statistique joue donc le rôle essentiel ; elle devient la plus importante des sciences auxiliaires, parce qu’elle fournit la mesure de toute activité sociale.

La statistique est, dès à présent, largement appliquée à des buts analogues. Les budgets de l’Empire, de l’État, des Communes, sont basés sur un grand nombre de constatations statistiques annuellement relevées dans chacune des branches de l’admi­nistration. Une plus longue expérience et une certaine stabilité dans les besoins courants en rendront l’établissement plus facile. C’est ainsi que tout directeur d’une grande fabrique, tout commerçant, est on mesure, dans des circonstances normales, de déterminer exactement quels sont ses besoins pour le trimestre à venir et de quelle façon il doit régler sa production et ses achats. S’il ne se produit pas de changements d’un caractère excessif, il peut faire face aux uns et aux autres facilement et sans peine.

L’expérience de ce fait que les crises sont la conséquence d’une production aveugle, c’est-à-dire qu’elles sont dues à ce que l’on ne connaît ni les approvision­nements, ni le débit, ni les besoins dans les différents articles sur le marché du monde, a par exemple conduit depuis des années les producteurs de fer des différents pays à s’unir, à établir une statistique exacte de leur stock en magasin, des quantités qu’ils sont en mesure de fabriquer, de leur débit probable, et à fixer de la sorte combien chacune des usines doit, en ce qui la concerne, produire pendant les premiers mois à venir. Toute infraction à cette convention est tenue pour méprisable et frappée d’une peine conventionnelle élevée. Les patrons passent ces traités pour s’éviter tout dommage, mais sans songer à leurs ouvriers qui doivent travailler tantôt plus, tantôt moins longtemps. Le commerce possède de même, dès aujourd’hui, ses statistiques complètes. Chaque semaine les grands marchés et les ports fournissent le tableau de leurs approvisionnements en pétrole, café, coton, sucre, céréales, etc. ; ces statisti­ques, il est vrai, sont en grande partie inexactes, parce que les détenteurs de denrées ont souvent un intérêt personnel à ne pas laisser connaître la vérité. Mais, en général, elles touchent assez juste, et donnent à l’intéressé une idée de la façon dont se comportera le marché dans le laps de temps le plus proche. De même tous les États civilisés ont déjà commencé à établir des statistiques de leurs récoltes, et quand on sait combien de terre peut être ensemencée avec une quantité donnée de grain, on peut calculer le produit moyen de la récolte, et, d’après ce qu il restera de celle-ci, établir le prix du blé d’une façon à peu prés exacte.

Mais dès lors que, dans une société socialisée, l’étal de choses sera bien mieux ordonné, que tout marchera suivant un plan et un ordre déterminés, que la société entière sera organisée, il sera bien facile de dresser une échelle des divers besoins, et pour peu que quelque expérience soit une fois acquise, l’ensemble ira comme sur des roulettes.

En comparant les statistiques des besoins, établies suivant les circonstances et les diverses branches du travail, avec la capacité productrice actuelle de la société, on obtient la moyenne du temps qu’il faut consacrer chaque jour au travail pour satisfaire aux besoins de la société.

Chaque individu détermine lui-même l’occupation à laquelle il veut s’adonner ; le grand nombre des diverses branches de travail permet de tenir compte des vœux les plus différents. Se présente-t-il un excédent de bras dans une branche, un déficit dans une autre ? - c’est à l’administration, qu’il appartient de prendre des arrangements pour rétablit l’équilibre. À mesure que toutes les forces se mettront respectivement au travail, les rouages fonctionneront avec plus de facilité. Chaque corps de métier et ses ramifications élisent leurs ordonnateurs, à qui incombe la direction. Ce ne sont pas là des gardes-chiourmes, comme la plupart des inspecteurs et des conducteurs de tra­vaux d’aujourd’hui, mais de simples compagnons qui exercent la fonction admi­nistrative dont on les charge, au lieu d’en remplir une productrice. Il n’est donc pas dit que, par suite des perfectionnements de l’organisation et de l’élévation du degré d’instruction de tous les membres de la Société, ces fonctions ne deviendront pas simplement alternatives, et que tous les participants ne les exerceront pas, sans différence de sexes, à tour de rôle et à des intervalles déterminés.

Il est de toute évidence que le travail organisé de la sorte, sur les bases d’une pleine liberté et de l’égalité la plus démocratique, chacun se portant garant de tous et tous de chacun, éveille les sentiments les plus élevés de solidarité, anime les cœurs d’un joyeux amour du travail, et fait naître une émulation telle qu’on ne saurait nulle part ni à aucun moment en trouver une semblable dans le système de production actuel.

En outre chaque individu et la collectivité elle-même, dès lors que chacun tra­vaille pour tous et réciproquement, ont intérêt à ce que tout soit livré, non seulement le meilleur et le plus fini, mais encore le plus rapidement possible, soit pour économiser des heures de travail, soit pour gagner le temps nécessaire à la création de produits nouveaux destinés à satisfaire à des exigences plus élevées. Cela engage chacun à songer au perfectionnement, à la simplification, à l’accélération des procédés de travail. L’ambition de faire des inventions, des découvertes, sera excitée au plus haut degré, et ce sera à qui dépassera l’autre en propositions et en idées nouvelles [1].

Il se produit donc exactement le contraire de ce que les partisans de l’organisation bourgeoise prétendent en parlant du socialisme. Combien d’inventeurs le monde bourgeois a-t-il laissés aller à leur ruine ? Combien d’autres a-t-il exploités pour les laisser de côté ensuite. Si le talent et l’intelligence devaient tenir la tête dans le monde bourgeois, la plupart des patrons auraient à céder leur place à leurs ouvriers, contre-maîtres, techniciens, ingénieurs, etc. Ce sont eux qui, quatre-vingt dix-neuf fois sur cent, ont fait les inventions et les découvertes, créé les perfectionnements que l’homme qui a de gros sacs d’écus a ensuite exploités. Il est impossible de calculer le nombre des inventeurs et des auteurs de découvertes qui se sont perdus faute d’avoir trouvé l’homme qui leur eût donné les moyens d’application ; combien d’autres encore ont été ou seront étouffés en germe, sous le poids de la misère sociale et de la lutte pour le pain quotidien. Ce ne sont pas les gens à l’esprit lucide et pénétrant, mais ceux qui ont de gros moyens, qui sont les maîtres du monde ; ce qui ne veut pas dire que, de temps à autre, l’intelligence et la bourse ne peuvent pas se trouver réunies chez une seule personne. L’exception confirme la règle.

D’autre part, chacun peut voir, dans la pratique de la vie, avec quelle méfiance le travailleur accueille aujourd’hui l’introduction de tout perfectionnement, l’adoption de toute invention nouvelle. Il a pleinement raison. Ce n’est pas lui qui en a l’avantage, c’est son patron ; il a tout lieu de craindre que la machine nouvelle, que le perfec­tionnement introduit, ne le jette sur le pavé comme superflu. Au lieu de donner une adhésion joyeuse à une invention qui fait honneur à l’humanité et qui doit produire des avantages, il ne lui monte aux lèvres que malédiction et blasphème. C’est là le résultat naturel de l’antagonisme des intérêts [2].

Cet état de choses disparaît entièrement dans la société socialisée. Chacun y déploie ses facultés pour en tirer un profit personnel, mais en même temps il en fait profiter aussi la collectivité. À l’heure actuelle, l’égoïsme personnel et le bien général sont deux termes contraires qui s’excluent l’un l’autre ; dans la société nouvelle, cette contradiction disparaît ; l’égoïsme individuel et le bien général sont en harmonie et identiques [3].

La puissante action d’un pareil état moral est évidente. Le rendement du travail grandira considérablement et cela permettra de satisfaire les besoins plus élevés.

Mais il faut aussi que le travail devienne toujours de plus en plus agréable. Pour cela il faut construire de beaux ateliers, installés d’une façon pratique, mettre le plus possible l’ouvrier à l’abri de tout danger, supprimer les odeurs désagréables, les vapeurs, la fumée, on un mot tout ce qui peut causer du malaise ou de la fatigue.

Au début, la société nouvelle produira avec ses anciennes ressources et le vieil outillage dont elle aura pris possession. Mais, si perfectionnés qu’ils paraissent, ceux-ci seront insuffisants pour le nouvel ordre de choses. Un grand nombre d’ateliers, de machines, d’outils disséminés et à tous égards insuffisants, depuis les plus primitifs jusqu’aux plus perfectionnés, ne seront plus en rapport ni avec le nombre des indi­vidus qui demanderont du travail, ni avec ce qu’ils exigeront d’agrément et de commodité.

Ce qui s’impose donc de la façon la plus urgente, c’est la création d’un grand nombre d’ateliers vastes, bien éclairés, bien aérés, installés de la façon la plus parfaite, et bien décorés. L’art, la science, l’imagination, l’habileté manuelle trouveront ainsi un vaste champ ouvert à leur activité. Tous les métiers qui ont trait à la construction des machines, à la fabrication des outils, à l’architecture, tous ceux qui touchent à l’aménagement intérieur pourront se donner largement carrière. On mettra en application tout ce que l’esprit d’invention de l’homme a pu trouver de plus commode et de plus agréable au point de vue du bâtiment, de la ventilation, de l’éclairage et du chauffage, de l’installation technique, de l’outillage, de la propreté. La concentration convenable de tous les ateliers sur des points déterminés aura pour résultat d’écono­miser la force motrice, le chauffage, l’éclairage, le temps, et de rendre le travail et l’existence agréables. Les logements seront séparés des ateliers et débarrassés de tous les inconvénients du travail industriel et professionnel. Ces inconvénients seront du reste réduits à leur minimum ou disparaîtront même, d’urne façon complète, grâce à des dispositions pratiques et à des mesures de tout genre. Dès à présent la science a les moyens de mettre les professions les plus dangereuses, celle de mineur par exemple, à l’abri de tout danger. De même, il n’est pas douteux que les inconvénients qui sont aujourd’hui inhérents au travail des usines pourront être supprimés au moyen d’un système d’exploitation tout différent, grâce à une ventilation, à un éclairage puissants, par une diminution considérable des heures de travail, en changeant fré­quemment les équipes, etc. La chimie et la science technique permettent même déjà de supprimer dès à présent les incommodités de la poussière, de la fumée, de l’obs­curité et des mauvaises odeurs. Les chantiers de l’avenir, où qu’ils se trouvent, sur ou sous terre, diffèreront de ceux d’aujourd’hui commue le jour et la nuit. Mais, pour l’exploitation privée telle qu’elle existe aujourd’hui, toutes ces installations sont, avant tout, une question d’argent ; on se demande d’abord si l’affaire qu’on exploite peut en supporter les frais, et s’il doit en sortir un bénéfice. Si leur adoption ne se traduit pas par une augmentation de revenu, que le travailleur périsse. Le capital n’entre pas en jeu là où il n’y a pas de profit à retirer. L’humanité n’a pas cours à la Bourse.

Il n’y a pas de branche de l’exploitation bourgeoise où l’on joue aussi ouvertement avec la vie humaine, au grand profit du coffre-fort, que dans la navigation et dans le commerce maritime. Vers 1870, le monde épouvanté apprit, par les indiscrétions de l’anglais Plimsoll, comme nous l’avons mentionné déjà, l’effroyable manque de conscience des capitalistes de la Grande-Bretagne. On fut indigné, terrifié, et pourtant il en va partout de même. Les capitalistes anglais ne sont pas les seuls qui s’entendent à faire des bénéfices et qui se moquent comme de l’an quarante de leur conscience, à la place de laquelle ils ont un pavé [4]. Et qu’a donc fait jusqu’ici l’État, dans cet ordre d’idées ? Il établit des bouées et des phares à quelques-uns des endroits les plus dangereux, à l’embouchure des fleuves ou à l’entrée des ports, mais il ne s’occupe pas le moins du monde du reste de la côte ; il abandonne cela à l’initiative privée ; celle-ci a fondé un certain nombre de postes de secours quI ont déjà sauvé bien des vies humaines. Mais ces mesures de précaution, beaucoup trop insuffisantes, ne s’étendent qu’à une partie relativement minime des côtes. il a été fait beaucoup moins encore contre les dangers de la navigation en haute mer. Il suffit de jeter un regard sur nos navires d’émigration pour nous édifier. De mauvais navires qui, une fois bondés, transportent de 1.000 à 1.300 passagers, ont pour embarcations de sauvetage des coquilles de noix qui, à elles toutes, contiendraient au plus 200 à 250 personnes, c’est-à-dire, les choses étant au mieux, le quart ou le cinquième des passagers. Encore faut-il réussir à les détacher à temps et pouvoir les garnir avec ordre, toutes choses impossibles dans la plupart des catastrophes. Aux trois quarts et même aux quatre cinquièmes des passagers on assigne ce que l’on appelle des ceintures de sauvetage, qui peuvent tout au plus les soutenir sur l’eau pendant quelques heures, s’ils ne meurent pas dans l’intervalle. Un malheur survenant la nuit enlève à ces engins toute leur utilité. Il en est de même en cas de sinistre de jour, si le hasard n’amène pas, dès les premières heures, un navire à proximité, car un bâtiment éloigné n’aperçoit pas plus les têtes des naufragés surnageant qu’un homme placé à l’embouchure du Rhin ne découvrirait quatre ou cinq cents bouchons de liège qu’on aurait jetés dans le fleuve du haut du pont de Cologne. Dans ces conditions, l’appareil de sauvetage devient simplement un moyen de prolonger une épouvantable agonie. Qu’il se produise des catastrophes comme le naufrage de la Cymbria en 1883, et alors le monde entier jette les hauts cris, de toutes parts on demande qu’il soit mis ordre à un semblable état de choses, qu’il soit pris des mesures pour éviter le retour de pareils sinistres. On n’applique pas un remède que l’on a pourtant sous la main et qui consisterait à prescrire par les voies légales qu’aucun bâtiment ne pourra prendre plus de passagers qu’il ne serait en mesure d’en mettre commodément en sûreté dans ses embarcations de sauvetage, en cas de besoin. Donc, ou bien le chiffre des passagers devra être considérablement réduit, ou bien les dimensions du navire devront être augmentées en vue de faire place à un plus grand nombre d’embarcations de sauvetage. Le plus puissant des intérêts, l’intérêt capitaliste, s’oppose à l’une et à l’autre solution. La navigation cesserait d’être lucrative, et c’est pour cela que la société bourgeoise n’entrera certainement pas dans cette voie. Il est évident qu’à côté de cela il y aurait à prendre d’autres dispositions encore. C’est là un terrain sur lequel la future union solidaire de toutes les nations civilisées obtiendra les résultats les plus considérables.

La question de lucre cesse de jouer un rôle dans la société socialisée, qui n’a à prendre en considération que le bien-être de ses membres. Ce qui est utile à ceux-ci, ce qui les protège, on l’adopte ; ce qui leur est nuisible, on le supprime, et il est certain que personne ne sera obligé à se mettre de force à un jeu dangereux. Là où on entreprendra des travaux qui donneront des dangers à prévoir, il y aura toujours des volontaires en masse, d’autant plus qu’il ne pourra jamais s’agir d’entreprises destinées à détruire la civilisation, mais au contraire à la hâter.

En employant en grand la force motrice, les machines et les outils les plus perfectionnés, en répartissant le travail dans ses moindres détails et en combinant avec habileté les forces productrices, le rendement atteindra un tel degré que pour produire la quantité de choses nécessaires à l’existence, on pourra réduire notablement les heures de travail. Le capitaliste augmente la journée de travail partout où il le peut, même en temps de crise, pour pouvoir vendre meilleur marché son produit sur lequel il obtient une plus-value en pressurant le travailleur. Dans la société socialisée, chacun profite des avantages qui ressortent de l’élévation de la production ; sa part du produit augmente et la durée fixe du temps pendant lequel la société a le droit de disposer de lui diminue.

Parmi les forces motrices qu’il y aura lieu d’utiliser, l’électricité prendra dans l’avenir, selon toute apparence, une place de premier ordre et prépondérante. Déjà la société bourgeoise est partout occupée à en tirer pour elle une application féconde. Plus ce fait se produira dans une mesure plus large et plus parfaite, et mieux cela vaudra. L’action révolutionnaire de cette force, la plus puissante de toutes celles de la nature, n’en fera sauter que plus tôt les liens du monde bourgeois pour ouvrir la porte au socialisme. Mais cette force naturelle n’atteindra son maximum d’utilisation et d’application que dans la société socialisée. Si les espérances qu’elle a fait naître dès aujourd’hui se réalisent - et il n’y a pas à en douter le moins du monde - elle aidera dans une mesure extraordinaire à l’amélioration des conditions de la vie dans la société humaine. L’électricité se signale en première ligne, avant toute autre force motrice, par cette propriété qu’elle n’a pas besoin d’être d’abord fabriquée, comme le gaz, la vapeur et l’air chaud, mais qu’elle se trouve en abondance dans la nature même. Tous nos cours d’eau, le flux et le reflux de la mer, le vent, convenablement utilisés, fournissent d’innombrables chevaux-vapeur. La découverte des batteries Faure a déjà prouvé qu’on peut accumuler et conserver, pour tel endroit et telle époque qu’il vous plaît, de grandes quantités de forces qui, comme les marées, le vent, les torrents, ne se produisent qu’à certains intervalles périodiques. Mais toutes ces inventions, toutes ces découvertes, ne sont encore que des embryons dont on peut bien soupçonner, mais non prédire tout le développement futur.

C’est ainsi que nous voyons s’ouvrir pour l’avenir des perspectives d’après les­quelles la bonne qualité, la quantité, la variété des produits iront en grandissant dans une énorme mesure, et les agréments de la vie se multiplieront pour les générations futures.

Le besoin de liberté dans le choix et le changement d’occupation est profon­dément enraciné dans la nature humaine. Il en est d’un travail donné, tournant chaque jour dans le même cercle, comme d’un mets dont le retour constant, régulier, sans changement, finit par le faire paraître répugnant ; l’activité s’émousse et s’endort. L’homme accomplit machinalement sa tâche, sans entrain et sans goût. Et pourtant il existe chez tout homme une foule d’aptitudes et d’instincts qu’il suffit d’éveiller et de développer pour produire les plus beaux résultats et pour faire de lui un homme vraiment complet. La socialisation de la société, comme nous le verrons plus loin, fournit largement l’occasion de satisfaire ce besoin de variété dans le travail. L’aug­mentation considérable des forces productrices, unie a une simplification toujours plus parfaite du système de travail, permet d’abord de diminuer sensiblement la durée de celui-ci et en outre d’acquérir plus facilement le tour de main et la dextérité pratiques.

Le vieux système d’apprentissage a, dès aujourd’hui, fait son temps, et n’est plus applicable que dans des formes arriérées et surannées de production, telles que les représente par exemple la petite industrie manuelle. Mais celle-ci devant disparaître dans la nouvelle société, ses institutions et ses formes se perdront avec elle, pour faire place à d’autres. Dès à présent, chaque fabrique nous montre combien elle renferme peu d’ouvriers exerçant encore manuellement le métier qu’ils ont appris. Les ouvriers appartiennent aux métiers les plus différents, les plus hétérogènes ; il faut peu de temps pour les rompre à n’importe quel genre de travail et, bien entendu, en raison du système actuel, avec une journée de travail démesurée, sans aucune variété, sans que l’on tienne compte de leurs dispositions personnelles, ils finissent par devenir, auprès de la machine, une machine eux-mêmes [5]. Cet état de choses disparaît dans une organisation transformée. Il reste du temps en masse pour les travaux délicats et pour les essais artistiques. De vastes ateliers d’apprentissage installés avec le plus grand confort et dans toute la perfection technique aideront les jeunes et les vieux à apprendre chaque métier et les y amèneront comme en se jouant. Des laboratoires de physique et de chimie, en rapport avec tout ce qu’exigera l’état actuel de ces deux sciences, seront à leur disposition et ne fourniront pas moins de ressources à ceux qui voudront s’instruire. Alors seulement on verra quel monde de capacités et d’intelli­gences le système capitaliste a étouffés en germe ou n’a laissé arriver qu’à un développement informe [6].

Il n’y a donc pas seulement possibilité de donner satisfaction au besoin de variété dans le travail, mais c’est encore le devoir de la société de réaliser cette satisfaction pour tous, parce que c’est là-dessus que repose le développement harmonique de l’être humain. Petit à petit disparaîtront les caractères professionnels des physionomies que présente aujourd’hui notre société, - que la « profession » consiste en fonctions uni­ques, définies, de n’importe quel genre, ou en débauches, paresse et fainéantise. Combien peu d’individus sont aujourd’hui en état de varier ainsi leurs occupations, ou les varient effectivement ! Par ci par là, en raison de conditions et d’organisations particulières, nous trouvons quelques privilégiés qui peuvent se soustraire à la mono­tonie du métier quotidien et qui, ayant payé leur tribut au travail physique, cherchent leur récréation dans des travaux intellectuels. Réciproquement, nous trouvons de temps à autre des travailleurs intellectuels qui s’adonnent à l’exercice physique et s’occupent de travaux manuels, de jardinage, etc. Il n’y a pas un hygiénis­te qui ne reconnaisse ce qu’a de fortifiant l’alternance de l’activité entre le physique et le moral, lorsqu’on l’applique dans une mesure correspondant aux forces de chacun ; elle seule est conforme à la nature.

Donc, la société future possédera, en quantités innombrables, des savants et des artistes de tout genre, qui emploieront activement une certaine partie de la journée à un travail physique et qui, le reste du temps, cultiveront les arts et les sciences selon leurs goûts [7].

En même temps disparaîtra la contradiction qui existe aujourd’hui entre le travail intellectuel et le travail manuel, contradiction que les classes dirigeantes ont fait tout leur possible pour renforcer, dans le but de faire paraître comme privilégié le travail intellectuel qui leur échoit principalement en leur qualité de classes dirigeantes et prépondérantes.

De ce que nous avons dit jusqu’ici il ressort que, dans la société nouvelle, les époques de crise et de chômage seront impossibles. Nous avons vu que les crises nais­sent de ce fait que la production individualiste et capitaliste, excitée par l’appât du profit personnel et prenant celui-ci pour mesure sans être en état de saisir les choses dans leur ensemble, détermine l’encombrement du marché, la surproduction. Le caractère de marchandises que revêtent les produits du travail capitalistique fait dépendre leur consommation des moyens de l’acheteur. Mais ces moyens sont très limités pour l’immense majorité de la population, dont le travail n’est rétribué qu’au-dessous de sa valeur, et qui ne trouve pas d’occupation lorsque l’employeur ne peut pas cri tirer de bénéfice. La faculté d’acheter et celle de consommer sont donc deux choses distinctes. Des millions d’êtres ont besoin de vêtements neufs, de souliers, de meubles, de linge, de vivres et de boisson, mais ils n’ont pas d’argent, et de la sorte leurs besoins, c’est-à-dire leur faculté de consommation, ne peuvent être satisfaits. Le marché est encombré, et la masse meurt de faim ; celle-ci veut travailler, mais elle ne trouve personne pour acheter son travail, parce que le capitaliste trouve qu’il n’y a rien à y « gagner ». Meurs, canaille, dégrade-toi, deviens vagabond, criminel moi, l’homme aux écus, je n’y puis rien changer. Et l’homme, a sa manière, a raison.

Dans la société nouvelle, cette contradiction disparaît. La société nouvelle ne produit pas de « marchandises » pour « acheter » et pour « vendre », mais des choses nécessaires à l’existence, qui doivent être utilisées, consommées, et qui n’ont pas d’autre but. Dans le nouvel ordre de choses, ce ne sont donc pas les moyens de l’ache­teur isolé qui limitent la production, mais c’est la faculté productrice de la collectivité. Que l’on ait le temps et les moyens de travailler, et tous les besoins pourront être satisfaits la faculté de consommation de la société n’aura d’autre limite que... la satiété.

Dès lors que, dans la société nouvelle, les « marchandises »n’existent pas, il n’y a pas non plus d’ « argent ». L’argent est l’opposé de la marchandise, et cependant il en redevient une à son tour il constitue pour la société actuelle la forme équivalente de toutes les autres. Cependant la société nouvelle ne produit pas de marchandises, mais uniquement des objets nécessaires, des choses destinées à l’usage, dont la fabrication exige une certaine quantité d’heures de travail social. Le temps nécessaire pour produire un objet est donc la seule mesure à laquelle celui-ci doive être évalué en tant que valeur usuelle sociale. Dix minutes de travail social à un objet s’échangent contre dix minutes de travail social à un autre, ni plus ni moins. Car la société n’entend pas « gagner », elle veut simplement opérer un échange d’objets de même qualité, de même valeur usuelle, entre ses membres. Trouve-t-elle par exemple qu’il faut un travail quotidien de trois heures pour produire tout ce qui lui est nécessaire ? elle établit la journée de travail de trois heures [8]. Si la société augmente en nombre, si les méthodes de production se perfectionnent au point que le nécessaire puisse être produit en deux heures, elle fixe à ce taux la durée de la journée de travail. Mais si, par contre, la collectivité demande à satisfaire des besoins d’un ordre plus élevé aux­quels elle ne peut suffire ni par son propre accroissement ni par le développement de la productivité, en un temps de travail de deux ou trois heures, c’est la journée de quatre heures qu’elle établira. Son plus grand bonheur sera de faire sa volonté.

Il est facile de calculer combien la production de chaque objet exige de travail social [9].On en déduit le rapport entre cette fraction de la durée du travail et la durée entière. Un certificat quelconque, un bout de papier imprimé, un fragment d’or ou de fer-blanc, constatera le temps de travail fourni et mettra l’intéressé en mesure d’échanger ces marques contre les objets de tout genre dont il aura besoin. S’il trouve que ses besoins sont inférieurs à ce qu’il aura reçu en échange de son travail, il travaillera pendant un temps proportionnellement moindre. S’il lui plaît de faire cadeau de ce dont il n’aura pas fait usage, nul ne l’en empêchera s’il veut bénévole­ment travailler pour un autre afin que celui-ci puisse se livrer aux douceurs du farniente, et partager avec lui le produit de son labeur, il pourra le faire s’il veut être assez bête pour cela. Mais nul ne peut le forcer à travailler pour un autre, nul ne peut lui retenir une partie de ce à quoi il a droit en échange du travail qu’il a fourni. Si la fabrication d’un vêtement de drap fin coûte 20 heures de travail social, et s’il ne veut y mettre que 18 heures, il en aura un à ce prix. Et ainsi de suite. On le voit, chacun pourra tenir compte de ses vœux et de ses désirs réalisables, mais jamais aux dépens des autres. Il reçoit ce qu’il donne à la société ni plus, ni moins.

J’entends qu’on me demande : « Et que devient la différence entre les paresseux et les laborieux, entre les intelligents et les sots ? » De différence, il n’y en aura pas, car ce que nous entendons aujourd’hui par ces motions n’existera plus. Il en est de la récompense du travailleur zélé et du châtiment du paresseux dans la société actuelle exactement comme de la place que tient l’intelligence dans l’échelle sociale. La société ne traite de « fainéant » que celui qui, chassé malgré lui du travail, et forcé au vagabondage, finit par devenir un vagabond, ou celui qui, grandi sous l’influence d’une mauvaise éducation, s’est dégradé. Mais appeler « fainéant » celui qui a de l’argent et qui tue le temps dans la paresse et dans la débauche, ce serait lui faire la plus grave injure, car celui-là est un brave homme, digne de toute estime. Et ce qu’il en est de la place que tient l’intelligence dans la société actuelle, nous l’avons montré déjà.

Comment se passeront maintenant les choses clans la société libre ? Dès lors que tous auront, dans des conditions de travail absolument égales, une fonction dans la société, et que chacun agira dans le milieu où ses aptitudes et son habileté l’auront placé, il est clair que les différences dans les services rendus seront très faibles [10]. Toute l’atmosphère morale de la société, qui pousse chacun à surpasser l’autre, tend à niveler ces différences. Un individu sent-il qu’il lui est impossible, dans tel métier, de rendre les mêmes services que ses camarades, il s’en choisit un autre, plus en rapport avec ses forces et ses aptitudes ; de quel droit, dans ces conditions, quelqu’un demanderait-il à. prendre le pas sur les autres ? Si la nature s’est conduite en marâtre à l’égard d’un homme, au point qu’avec la meilleure volonté du monde il ne puisse pas se rendre utile au même degré que les autres, la société ne saurait le punir de défauts dont la nature est seule coupable. Si, inversement, un individu a reçu de la nature des capacités qui le placent au-dessus de ses congénères, la société n’est pas tenue de récompenser ce qui n’est pas son mérite personnel.

Lorsque Gœthe, dans un voyage sur le Rhin, étudia le Dôme de Cologne, il découvrit dans les anciens devis de construction que les architectes du vieux temps ne payaient tous leurs ouvriers qu’à la journée, parce qu’ils tenaient à ce qu’on leur fit de bonne et consciencieuse besogne. Il était réservé à la société bourgeoise, qui achète la main-d’œuvre comme une marchandise, de laisser les ouvriers se déprécier récipro­quement par le travail à la tâche. Elle introduisit le système du payement aux pièces, qui force les travailleurs à se dépasser les uns les autres, pour pouvoir de la sorte mieux régulariser la dépréciation, la diminution des salaires.

Il en est de la production du travail dit intellectuel comme de celle du travail matériel. Chaque individu est le produit du temps et du milieu dans lesquels il vit. Un Gœthe - pour en rester à cet exemple -, né dans les mêmes conditions favorables à son développement au IVème siècle et non au XVIIIème, serait devenu, au lieu d’un poète illustre et d’un observateur de la nature, un grand Père de l’Église, qui eût peut-être relégué dans l’ombre Saint Augustin. Gœthe, venu au monde au XVIIIème siècle comme fils d’un pauvre cordonnier de Francfort au lieu d’être celui d’un riche patricien, ne serait pas devenu ministre du grand-duc de Weimar, mais aurait très probablement conservé la profession paternelle et serait mort dans la peau d’un hono­rable maître cordonnier. Si Napoléon Ier était né dix ans plus tard, il ne serait jamais devenu empereur des Français. Placez l’enfant, bien doué, de parents intelligents parmi des sauvages et il deviendra un sauvage, quand bien même un sauvage intelligent. Donc, quoi que soit un homme, c’est toujours la société qui l’a fait. Les idées ne sont pas le produit de rien, ou celui d’une inspiration d’en haut pénétrant le cerveau d’un individu, mais un produit engendré dans le cerveau par la vie et l’activité sociales, par l’esprit du temps. Un Aristote ne pouvait avoir les idées d’un Darwin, et un Darwin devait nécessairement penser autrement qu’un Aristote. Chacun pense suivant ce que l’esprit du temps et son entourage l’obligent à penser. De là ce fait que souvent des individus différents ont une seule et même pensée simultanée, et qu’une seule et même invention ou découverte se fait en même temps sur des points fort distants les uns des autres. De là ce fait encore qu’une idée qui, émise cinquante ans plus tôt, a laissé le monde indifférent, reprise sous une forme identique cinquante ans plus tard, remue l’univers entiers. L’empereur Sigismond a pu, en 1415, oser violer la parole donnée a Jean Hüss et le faire brûler vif à Constance ; Charles VI, bien que fanatique beaucoup plus exalté, dut laisser en 1521 Luther quitter tranquillement l’assemblée de Worms. Les idées sont donc le produit des efforts sociaux combinés, de la vie sociale elle-même. Sans société moderne, il n’y aurait pas d’idées modernes. Cela est clair et saute aux yeux. Il s’ajoute encore à l’avantage de la société nouvelle que les moyens dont chacun dispose pour se perfectionner sont la propriété de la Société et que celle-ci ne peut en conséquence être tenue d’honorer particulièrement ce qu’elle a seule rendu possible, ce qui est son propre produit.

Il en est de même en ce qui concerne les diverses qualifications données au travail physique et au travail dit intellectuel. Il en ressort encore qu’il ne peut pas exister de différence entre tel travail manuel « supérieur » et tel autre « inférieur », comme par exemple un mécanicien d’aujourd’hui se croit infiniment plus haut placé qu’un jour­nalier, un terrassier ou d’autres ouvriers de ce genre. Dès lors que la société n’exécute que le travail socialement nécessaire, tout travail qui a cette qualité revêt à ses yeux une valeur égale. S’il se trouve des travaux désagréables, répugnants, qui ne puissent être respectivement accomplis ni à l’aide de la physique ni à l’aide de la chimie, s’il n’y a aucun moyen de les transformer en travaux agréables - ce qui est à peine douteux - et si la main d’œuvre nécessaire fait défaut, alors intervient pour chacun le devoir de s’y prêter toutes les fois que viendra son tour de rôle. Il n’y aura là aucune fausse honte, aucun sot mépris d’un travail utile. Des sentiments de ce genre ne sont possibles que dans notre État de frelons où ne rien faire est considéré comme un lot enviable, où le travailleur est d’autant plus méprisé que la besogne qu’il fait est plus rude, plus pénible, plus désagréable et plus nécessaire à la société. On peut même admettre qu’aujourd’hui le travail est d’autant moins rétribué qu’il est plus désagréable. Cela tient à ce que, en raison de la révolution constante qui se manifeste dans la marché de la production, une foule de travailleurs superflus sont déjà sur le pavé comme armée de réserve et se livrent aux travaux les plus vils pour assurer leur existence ; c’est pour cela que l’introduction du machinisme elle-même devient improductive pour le monde bourgeois. C’est ainsi que casser des cailloux est déjà proverbialement un des métiers les plus désagréables et les moins rétribués. Il serait pourtant facile d’effectuer le cassage des cailloux au moyen de machines, comme cela se fait dans l’Amérique du Nord, mais mous avons une telle masse de main-d’œuvre à si bon marché que la machine ne « rapporterait » pas [11]. Tout bien considéré, un travailleur qui déblaie des cloaques pour préserver l’humanité de leurs miasmes délétères, est un membre très utile de la société, tandis qu’un professeur qui enseigne une histoire falsifiée dans l’intérêt des classes dirigeantes, ou un théologien qui cherche à brouiller les cervelles avec ses théories surnaturelles et transcendantes, sont des individus extrêmement nuisibles et dangereux.

Nos fonctionnaires et dignitaires actuels de la science représentent en majeure partie une corporation destinée - étant payée pour cela - à défendre, sous l’autorité du savoir, la suprématie des classes dirigeantes, à la faire apparaître comme juste, bonne, nécessaire, et à soutenir les préjugés actuels. C’est là faire de la science rétrograde, empoisonner les cerveaux, accomplir une besogne, anti-civilisatrice, travailler en mercenaire intellectuel, dans l’intérêt de la bourgeoisie et de ses clients [12]. Un état social qui rendra impossible l’existence ultérieure d’une pareille corporation privilé­giée accomplira un acte d’émancipation pour l’humanité.

D’autre part, la véritable science est fréquemment liée à un travail désagréable et répugnant, par exemple lorsqu’un médecin dissèque des cadavres en putréfaction ou opère des membres purulents, ou quand un chimiste fait des expériences sur des excréments. Nous voyons ainsi que les travaux les plus dégoûtants peuvent souvent être les plus utiles et que. l’idée d’agrément ou de répugnance que nous nous faisons du travail est, comme tant d’autres conceptions de notre monde actuel, une idée fausse, superficielle, et qui ne tient qu’à des considérations extérieures.


Dès que le travail total de la société aura été placé sur les bases que nous avons esquissées, il ne produira plus de « marchandises » mais simplement les choses usuelles nécessaires aux besoins directs de la collectivité. Par le même fait prendra fin le commerce en général, qui n’a de signification que dans une société reposant sur la production de denrées destinées au négoce. Cela rendra disponible pour le travail actif une immense armée d’individus des deux sexes et de tout âge. Il surgira des millions de gens qui produiront à leur tour, après avoir vécu jusque-là en parasites, du produit du labeur des autres, tout en se donnant incontestablement beaucoup de peine et de soucis. Nul n’est responsable de ce que les circonstances sociales ont fait de lui. À la place des boutiques et des magasins que chaque commune, suivant son importance, renferme par douzaines, par centaines, par milliers, il se créera des entrepôts com­munaux, des docks, d’élégants bazars, des expositions entières, qui n’exigeront proportionnellement qu’un faible personnel d’administration. Cette transformation-là encore constituera une véritable révolution dans la façon dont. les choses ont été organisées jusqu’ici. Et comme tout le mécanisme du commerce actuel aura fait place au fonctionnement d’une administration distributive et centralisée, le mouvement commercial tout entier subira également une métamorphose complète.

Les télégraphes, les chemins de fer, les postes, la navigation maritime et fluviale, les tramways, en un mot tous les véhicules, quel que soit leur nom, qui servaient au commerce dans la société bourgeoise, deviendront propriété sociale. Un grand nombre de ces institutions, comme les postes, les télégraphes et la plus grande partie des chemins de fer, étant déjà des institutions d’État, leur transformation en propriété sociale en sera très notablement facilitée. Il n’y aura plus à léser là aucun intérêt particulier. Plus l’État agit dans ce sens et mieux cela vaut. Mais ces exploitations aujourd’hui administrées par l’État n’ont pas, comme on le croit par erreur, un caractère socialiste. Elles sont menées aussi capitalistiquement que si elles étaient entre les mains d’entrepreneurs privés. Ni les employés mi les ouvriers n’en tirent un avantage particulier. L’État les traite comme le ferait n’importe quel patron, comme par exemple lorsqu’il prescrit, dans les établissements de la marine impériale, de ne pas embaucher d’ouvriers âgés de plus de quarante ans. Des mesures semblables ou analogues émanant de l’État-employeur sont même bien plus néfastes que lorsqu’elles viennent de l’entrepreneur privé, parce que celui-ci n’est jamais, relativement, qu’un petit entrepreneur, et qu’un autre donnerait peut-être l’ouvrage qu’il refuse, tandis que l’État, employeur à monopole, peut avec un pareil système jeter d’un seul coup des milliers d’êtres dans la misère. Ce n’est donc pas là agir d’une manière socialiste, mais bien capitaliste, et il faut que les socialistes se gardent bien de considérer l’exploi­tation actuelle par l’État comme revêtue de la forme socialiste. Dans l’exploitation vraiment socialiste, il n’existe plus ni employeurs, ni supérieurs, ni oppression ; tous sont placés au même rang et ont les mêmes droits.

Dès lors que de grands établissements centraux auront pris la place des différents marchands, intermédiaires et producteurs privés, le transport général des produits prendra également une physionomie toute différente. Les millions de petites expé­ditions disséminées, qui allaient à autant de propriétaires, deviendront de gros et puissants chargements qui seront dirigés sur les dépôts communaux et sur les lieux de production centrale. Ici encore le travail sera énormément simplifié ; on économisera du temps, du matériel, de la main-d’œuvre, en quantités considérables la physionomie de nos voies de communications et plus particulièrement de nos demeures changera complètement. Le bruit énervant de la foule courant à ses affaires dans nos grands centres commerciaux, avec leurs milliers de véhicules de tout genre, tout cela sera profondément modifié et prendra un tout autre caractère. La construction et le nettoie­ment des rues, la disposition des maisons, subiront également, de ce chef, une grande métamorphose. On pourra facilement et commodément appliquer alors les mesures d’hygiène impossibles à exécuter aujourd’hui, sinon à grands frais, d’une manière insuffisante, et souvent encore dans les quartiers riches seulement. Le « peuple »n’en a pas besoin ; il a le temps d’attendre qu’on ait les moyens de s’occuper de lui, et ces moyens, on ne les trouve jamais.

Il va sans dire que le service des communications atteindra dès lors son maximum d’extension et tout le développement que l’état de la science comportera à ce moment. Dès lors que les voies de communication sont les veines qui dirigent à travers toute la société la circulation du sang, c’est-à-dire l’échange des produits, et qui facilitent les relations personnelles et intellectuelles entre les hommes, et qu’elles sont par suite éminemment propres à. créer pour tout le monde un nouveau è al de bien-être et d’éducation, leur développement et leur rayonnement jusque dans les localités les plus éloignées dos provinces les plus lointaines constituent urne nécessité d’intérêt social général. Dans cet ordre d’idées encore, il incombera donc à la société nouvelle des devoirs qui dépasseront de beaucoup ce que la société actuelle est en mesure de faire. En même temps, ce système de communication, poussé au plus haut degré du déve­loppement et de la diffusion, favorisera par tout le pays la décentralisation des masses humaines et des établissements de production entassés dans les grandes villes et dans les centres industriels, et sera d’une haute utilité pour la santé publique aussi bien que pour tous les besoins de la civilisation morale et matérielle.


De même que les instruments de travail et les moyens de production, tant ceux de l’industrie que ceux du commerce, le sol appartiendra, lui aussi, à la société, en sa qualité de matière première essentielle de tout travail humain et de base de l’existence de l’homme. La société reprendra, porté à un haut degré de perfectionnement, tout ce qui lui appartenait à l’origine. Chez tous les peuples de la terre arrivés à un certain degré de civilisation primitive, nous rencontrons la propriété commune du sol. La communauté des biens était la base de toute association primitive ; celle-ci n’était pas possible sans celle-là. L’apparition et le développement des différentes formes du pouvoir ont seuls fait disparaître et usurpé sous forme de propriété individuelle la propriété commune, et cela par les luttes les plus pénibles, qui sévissent jusqu’à notre époque. La spoliation du sol et sa transformation en propriété individuelle a été la première cause du servage qui, depuis l’esclave jusqu’au « libre » travailleur du XIXe siècle, a passé par tous les degrés possibles, jusqu’à ce qu’enfin le sol, après une évolution de milliers d’années, soit redevenu, grâce aux serfs eux-mêmes, la propriété de tous.

La notion de l’importance du sol pour l’existence humaine entière a eu pour résultat que, dans toutes les guerres sociales du monde, - dans les Indes, en Chine, en Égypte, en Grèce (Cléomène), à Rome (les Gracques), au Moyen-âge chrétien (sectes religieuses, Münzer l’anabaptiste, guerre des paysans), chez les Aztèques, dans le royaume des Incas, et dans les temps modernes, - c’est la propriété du sol qui a fait l’objet des premières revendications, et que des hommes comme Adolphe Samter, le professeur Adolphe Wagner, le Dr Schaeffle, animés de l’esprit le plus conciliant et disposés aux plus larges concessions sur d’autres points encore de la doctrine socialiste, admettent comme légitime la propriété commune du sol [13].

De la culture et de l’exploitation du sol dépend donc en première ligne le bien-être de la population. Porter sa culture à son plus haut degré est, dans le sens le plus élevé, l’intérêt de tous. Mais nous avons démontré comment, sous le régime de la propriété individuelle, ce grand développement n’est possible ni dans la grande ni dans la moyenne ou petite propriété. Toutefois l’exploitation intensive du sol ne dépend pas des détails de sa mise en valeur ; il y a lieu de considérer encore des facteurs avec lesquels ne peuvent lutter ni le plus grand propriétaire ni l’association la plus puis­sante ; ces facteurs sortent même du cadre national actuel, et il faut les traiter au point de vue international.

La société doit d’abord considérer le sol en son entier, c’est-à-dire sa conformation topographique, ses montagnes, ses plaines, ses forêts, ses fleuves, ses lacs, ses marais, ses landes, ses tourbières. Cette disposition topographique exerce certaines influences sur le climat et sur la nature du sol. Ce champ d’action n’est pas seulement d’une grande étendue, mais il est encore tel qu’il faudra y réunir une foule d’observations, y faire une quantité d’expériences. Ce que l’État a fait jusqu’ici dans ce sens est bien mince. D’abord il n’emploie à ces questions de culture que de petits moyens, et puis, quand bien même il aurait la volonté d’étendre son action à un cercle plus large, il en serait empêché par les grands propriétaires qui ont aujourd’hui voix prépondérante dans la législation. L’État actuel ne pourrait non plus rien faire dans ce sens sans empiéter fortement sur la propriété privée. Mais, comme son existence même repose sur le maintien du « caractère sacré » de la propriété, comme les grands propriétaires sont ses plus fermes soutiens, il lui manque évidemment le pouvoir d’aller de l’avant dans le sens que nous indiquons. Il s’agira donc, ici, pour la société nouvelle, de procéder à une amélioration énergique et générale du sol.

Une question d’une haute importance, c’est ensuite celle de la création d’un vaste réseau de canaux et de voies fluviales, systématiquement développé, et qui devra être dirigé et coordonné d’après des principes scientifiques.

La question du « bas-prix » des transports par eau, si importante pour la société actuelle, sera complètement négligée par la nouvelle. Par contre ce système de canaux et de voies fluviales n’en jouera qu’un rôle plus considérable en raison de son influ­ence sur le climat, de son adaptation à une méthode d’irrigation étendue et de son action bienfaisante sur la fertilité du sol.

Il est établi par l’expérience que les pays arides ont beaucoup plus à souffrir des hivers rigoureux et des étés très chauds que ceux qui ont de l’eau en abondance et que, par exemple, les pays du littoral ne connaissent pas les véritables températures extrêmes ou ne les éprouvent qu’en un passage rapide. Mais les extrêmes ne sont avantageux et agréables ni pour les plantes ni pour les hommes. Dans ce cas, un système développé de canaux aurait une action modératrice, surtout si on le rattachant aux mesures prescrites pour la culture des forêts. Un réseau de canaux de ce genre, auquel on adjoindrait de vastes bassins, servirait également de collecteur et de réservoir quand la fonte des neiges ou des pluies torrentielles ferait grossir les fleuves et les torrents. Les inondations et leurs effets désastreux deviendraient donc impos­sibles. L’augmentation de la surface des eaux aurait probablement pour conséquence, en raison de leur évaporation plus forte, de régulariser la formation des pluies. Là enfin où l’eau aura longtemps manqué pour l’agriculture, des machines et des pompes élévatoires faciles à établir pourront l’amener dans les terres.

De vastes territoires, qui auront été jusque-là presque complètement stériles ou peu féconds, se transformeront, au moyen de ce système d’irrigation, en contrées fertiles. Là où aujourd’hui des moutons trouvent à peine une maigre nourriture et où tout au plus des pins phtisiques dressent vers le ciel leurs rameaux décharnés, de luxuriantes récoltes pourraient prospérer, une population compacte pourrait trouver sa nourriture et son bien-être. D’autre part, des canalisations de ce genre pourraient gagner à l’agriculture de vastes étendues de pays marécageux, notamment dans le nord de l’Allemagne et dans le sud de la Bavière. Tous ces nombreux cours d’eau pourraient encore être fort bien utilisés pour la pisciculture et fourniraient ulté­rieurement une fructueuse source d’alimentation ; ils constitueraient en outre, durant l’été, dans les communes qui n’ont pas de rivières, des bains tout disposés.

Dans quelle mesure agit l’irrigation, quelques petits exemples vont nous le montrer. Dans les environs de Weissenfels, sept hectares 1/2 de prairies bien irriguées ont donné 480 quintaux de regain, tandis que, tout auprès, 5 hectares de prairies ayant un sol de la même composition, mais non irriguées, m’en ont dominé que 32.Les premières ont donc donné proportionnellement un produit plus que décuple. Prés de Riesa, en Saxe, 65 pièces de prairie irriguées virent, malgré les gros frais d’établisse­ment, monter leur produit net de 5.850 à 11.100 marcks. Mais il y a en ce moment en Allemagne des provinces entières dont le sol, essentiellement sablonneux, ne donne une récolte à demi satisfaisante que lorsque l’été a été très humide. Ces provinces, une fois sillonnées de canaux et irriguées, donneraient à bref délai un produit cinq, dix fois supérieur. En Espagne, on cite des exemples de terres bien irriguées ayant donné un produit trente-sept fois plus élevé que d’autres, non arrosées. De l’eau, donc, et il surgira du sol des masses nouvelles de matières alimentaires !

Où sont les particuliers, où sont les gouvernements qui seraient en état d’agir de la sorte, comme c’est pourtant possible et même nécessaire ? Lorsqu’après de longues années de dure expérience l’État finit par céder aux plaintes tumultueuses des victimes de toutes les calamités imaginables, quand des millions ont été anéantis, comme il le fait avec lenteur, avec circonspection ! avec quelle prudence il calcule ! C’est que cela pourrait facilement mener trop loin et conduire l’État à exposer à la légère l’argent nécessaire à la construction de quelques casernes, à l’entretien de quelques régiments. Et encore, quand on « fait trop » pour l’un, les autres accourent et demandent à être secourus aussi. Le Credo bourgeois ne dit-il pas « Aide-toi, le ciel t’aidera ».« Chacun pour soi, aucun pour tous. » C’est ainsi qu’il ne se passe presque pas d’année où une fois, deux fois et même plus souvent, dans les provinces et dans les États les plus divers, ne se produisent des inondations plus ou moins fortes, provenant de la crue des rivières, des fleuves, des torrents. De vastes surfaces du sol le plus fertile sont arrachées par la violence des eaux et recouvertes de sable, de pierres, de décombres. Des arbres sont déracinés, des maisons, des ponts, des routes, des digues enlevés, des chemins de fer détruits, du bétail perdu, souvent même des vies humaines sacrifiées, des travaux d’amélioration du. sol dispersés, des semailles anéanties. De vastes régions exposées au danger fréquent des inondations ne sont exploitées que le moins possible, et seulement d’une façon économique, pour éviter d’avoir à supporter un double dommage. D’un antre côté la maladresse des corrections faites dans un intérêt unique au cours des grandes rivières et des fleuves - car dans ce cas on ne s occupe que des intérêts du commerce et des voyageurs - augmente encore le danger des inondations. Le déboisement exagéré des montagnes, notamment par les particuliers, ne fait que renforcer ce péril. C’est à cette dernière circonstance - le déboisement insensé, en vue seulement du bénéfice à en tirer - qu’il faut attribuer l’altération notable du climat et la diminution de la fertilité du sol dans les provinces de Prusse et de Poméranie, en Styrie, en Italie, en France et en Belgique.

Le déboisement des montagnes a pour conséquence la fréquence des inondations. On attribue celles du Rhin et de la Vistule à la dévastation des forêts en Suisse et en Pologne. C’est le déboisement des Alpes Carniques qui a, dit-on, rendu sensiblement plus mauvais le climat de Trieste et. de Venise ; pour les mêmes raisons, Madère, une grande partie de l’Espagne, de vastes territoires de l’Asie Antérieure, jadis luxuriants et fertiles, auraient perdu le plus clair de leur fécondité.

Il va de soi que la société nouvelle ne pourra pas résoudre tous ces problèmes en un tour de main, mais elle s’y donnera avec énergie, en y appliquant toutes ses forces, parce que son seul devoir sera de résoudre les questions de civilisation et qu’elle n’y supportera aucune entrave. Elle accomplira, d’année en année, des travaux, elle résou­dra des problèmes auxquels la société actuelle ne pense jamais, ne peut pas penser, dont la seule idée lui donnerait le vertige.

Ainsi, dans la société nouvelle, les mesures que nous avons indiquées et d’autres analogues feront prendre à la mise en valeur générale du sol une physionomie bien plus avantageuse qu’aujourd’hui. D’autres points de vue viennent s’ajouter à ceux que nous avons déjà discutés en ce qui concerne l’augmentation de l’utilisation du sol. On plante aujourd’hui de nombreux milles carrés en pommes de terres destinées à être transformées en quantités énormes d’eau-de-vie que notre malheureuse population, vivant dans le besoin et dans la misère, consomme d’une façon presque exclusive. L’eau-de-vie est le seul stimulant, le seul « chasse-soucis » qu’elle puisse se procurer. Pour l’homme civilisé de la société nouvelle, la consommation de l’eau-de-vie aura disparu ; les pommes de terre et les céréales destinées à cet objet, et par conséquent aussi le sol et la main-d’œuvre qui y sont employés, deviendront disponibles pour la production de comestibles sains. Nous avons déjà montré sous quelles spéculations succombent nos pays de culture les plus fertiles, par suite de la production des betteraves. Notre armée permanente, l’éparpillement de la production, du commerce, de l’agriculture, etc. exigera des centaines de milliers de chevaux et, par suite, des terres en proportion pour nourrir, pour mener au pâturage, pour élever des jeunes chevaux. La transformation totale des conditions actuelles rendra tout cela en grande partie superflu ; dans ce cas encore, de vastes étendues de terre, de riches forces productrices, seront gagnées à d’autres besoins de la culture.

Le vaste domaine de l’exploitation du sol est aujourd’hui déjà un objet de discussion pour une littérature scientifique très développée. Il n’y a pas, dans cet ordre d’idées, un seul sujet qui n’ait été touché ; sylviculture, drainage et irrigation, culture des céréales, des légumineuses, des tubercules, des plantes potagères, des fruits, des fleurs, des plantes de luxe, des plantes fourragères pour l’élevage du bétail, des prairies, l’élevage rationnel des bestiaux et de la volaille et la mise en valeur de leurs produits, les engrais et la façon de les employer, l’analyse chimique du sol, l’applica­tion et la préparation de celui-ci à telle ou telle culture, les machines et les outils, la qualité des semences, la disposition la plus pratique des bâtiments d’exploitation, l’assolement, les variations de la température, etc., tout cela est entré dans le domaine de la discussion scientifique. Il ne se passe pour ainsi dire pas de jour où ne se réalisent de nouvelles découvertes, de nouvelles expériences, qui dépassent les améliorations et les perfectionnements introduits jusque-là dans l’une ou l’autre de ces différentes branches de l’agriculture. L’exploitation du sol est devenue, depuis J. de Liebig, une science, et même une des premières et des plus essentielles ; elle a acquis une étendue et une importance que peu de choses du domaine de la production matérielle ont pu atteindre. Mais si nous comparons cette extraordinaire quantité de progrès de tout genre avec la situation de notre économie rurale, nous sommes obligés de constater qu’il ne s’est trouvé jusqu’ici qu’une très faible partie de propriétaires en état de bien les utiliser dans une certaine mesure ; parmi eux il n’y en a naturellement pas un seul qui ait agi autrement que dans son intérêt personnel spécial et qui n’ait eu que celui-ci en vue, sans considérer en aucune manière le bien général. La majeure partie de nos cultivateurs et de nos jardiniers - on peut bien dire 98 % d’entre eux - n’est pas le moins du monde en état de tirer parti de tous les avantages qu’elle a entre les mains. La société nouvelle trouvera là, tant au point de vue pratique qu’au point de vue théorique, un champ d’action admirablement préparé où elle n’aura qu’à mettre la main, à faire oeuvre d’organisation, pour obtenir des résultats bien supérieurs à ceux que l’on atteint aujourd’hui.

La concentration de l’exploitation rurale poussée au plus haut degré produira déjà en soi d’importants avantages. La suppression des lisières, des sentiers et des chemins entre toutes les propriétés morcelées fournira une quantité de sol nouveau. Des machines agricoles de la plus grande dimension, mises en oeuvre, et secondées par la physique et la chimie, transformeront complètement en champs féconds les terres stériles, champs de mort que l’on trouve partout encore aujourd’hui. Une fumure scientifiquement menée conjointement à un labourage profond, l’irrigation et le drai­nage, accroîtront dans une forte proportion le rendement de cette terre, rendement qu’on augmentera encore en choisissant les semences avec le plus grand soin et en défendant le sol contre les plantes parasites, - encore un chapitre qu’on néglige beaucoup aujourd’hui. Tout ensemencement, toute plantation, tout assolement ne se fera naturellement qu’en vue d’amener le produit le plus élevé d’éléments d’alimen­tation. La culture des fruits et des plantes potagères atteindra un développement à peine considéré comme possible aujourd’hui et multipliera son produit d’une façon remarquable. La concentration des étables, des magasins, des dépôts de fumiers, des dépôts de fourrages, etc., - le tout installé de la manière la plus pratique - accroîtra sensiblement le produit de l’élevage du bétail et facilitera la production si importante des engrais. On aura sous la main toutes les machines, tous les outils les plus perfectionnés. La production et l’emploi des produits animaux tels que le lait, la viande, les oeufs, le miel, la laine, seront conduits scientifiquement. Le labourage et la récolte, effectués par l’emploi de la main-d’œuvre en masse et en utilisant habile­ment la température, donneront des résultats tels que nulle part aujourd’hui il n’est possible d’en atteindre. De grands séchoirs, etc., permettront de faire la récolte même par le mauvais temps, ce qui épargnera les grandes pertes qui se produisent à l’heure actuelle.

Les recherches les plus récentes, l’application de la lumière électrique à la crois­sance des plantes même pendant la nuit, ont donné des résultats qui ouvrent à leur tour des perspectives entièrement nouvelles et qui rendent possible la culture en grand, dans de vastes halls, au moyen de la chaleur artificielle, des plantes et des fruits, dans des saisons et sous des températures où l’on ne pouvait songer à la prati­que, jusqu’ici qu’en petit.

Mais comme le grand développement du produit du sol et son maintien dépendent en première ligne d’une fumure suffisante, la production et la conservation des engrais deviendra une des questions les plus importantes [14].

L’engrais est absolument, pour le sol, ce que la nourriture est pour l’homme, et de même que n’importe quel aliment n’est pas également nutritif pour celui-ci, de même le premier engrais venu n’a pas une égale valeur pour la terre. Il faut rendre à celle-ci exactement les mêmes principes chimiques qu’elle a perdus quand on a tiré d’elle une récolte, et lui fournir en plus grandes quantités ceux des éléments chimiques que réclame de préférence la culture de certaines espèces de plantes. C’est pourquoi l’étude de la chimie et son application pratique atteindront elles aussi un dévelop­pement inconnu aujourd’hui.

Les déjections de l’homme et des animaux contiennent principalement les éléments chimiques qui sont les plus aptes à la reconstitution de la nourriture humaine. Il faut donc arriver à les recueillir le plus complètement et à les répandre le plus utilement possible. C’est par là qu’on pèche aujourd’hui d’une façon prodigieuse. Les principales coupables sont les grandes villes, qui reçoivent des masses de produits pour leur alimentation, mais ne rendent au sol que la plus faible partie de leurs déjections et de leurs détritus si précieux [15]. Il en résulte que tous les domaines éloignés des villes et qui alimentent chaque année celles-ci de la plus grande partie de leurs produits souffrent considérablement du manque d’engrais, car ceux qui proviennent du personnel et des animaux vivant sur le domaine sont insuffisants, cette population ne consommant qu’une faible partie de la récolte ; on a recours alors à un système d’exploitation frisant le pillage, ce qui affaiblit la terre, diminue le rendement et fait monter le prix des choses nécessaires à la vie. Tous les pays où la production agricole est l’élément principal, mais qui ne reçoivent pas d’engrais en échange, vont nécessairement et par degrés à la ruine par suite de l’appauvrissement du sol, témoins la Hongrie, la Russie, les principautés Danubiennes et l’Amérique. Les engrais artifi­ciels, notamment le guano, remplacent, il est vrai, les engrais humains et animaux, mais beaucoup de cultivateurs ne peuvent se le procurer en quantité suffisante parce qu’il coûte cher, et, enfin, c’est dans tous les cas le monde renversé que d’importer de l’engrais de milliers de lieues tandis qu’on le laisse perdre à deux pas de chez soi.

À l’heure actuelle, la grande difficulté consiste dans la construction d’appareils collecteurs vastes et pratiquement disposés, et dans l’élévation des frais de transport. Il en coûte aujourd’hui comparativement plus cher pour débarrasser les villes de leurs déjections que pour faire venir le guano de l’autre côté des mers, où s’en trouvent les gisements ; ceux-ci diminuent d’ailleurs naturellement de richesse dans la même proportion que la demande forcée en augmente.

Les sommes que l’on est actuellement obligé de dépenser en engrais sont énormes L’Allemagne paie pour cela, chaque année, de 70 à 100 millions de marcks à l’étranger [16], et il se dépense plus de quatre fois celte somme dans le pays même. Que l’on songe qu’une ville de 100.000 habitants fournit environ 45.000 quintaux d’engrais solides et dix fois autant de matières liquides, et que cette masse est, dans bien des cas, conduite dans nos rivières et dans nos fleuves, qu’elle salît et empeste. Que l’on songe en outre qu’un homme n’évacue pas en une année beaucoup moins de matières fécales qu’il n’en est employé pour fumer un champ duquel on peut tirer la subsistance nécessaire pour un individu, et la perte énorme subie est évidente. À cela s’ajoutent les détritus des cuisines, les déchets des ateliers et des fabriques, qui pourraient être utilisés dans le même but et qui souvent sont étourdiment gaspillés.

La société nouvelle trouvera certainement aussi les voies et moyens nécessaires pour atteindre aussi complètement que possible un but d’une pareille importance. Ce qui a été fait jusqu’ici dans ce sens n’est que de la mauvaise besogne qui ne peut aboutir à rien. Citons pour exemples la canalisation extrêmement coûteuse et les champs d’irrigation de la capitale allemande que l’on dut reconnaître comme manqués bien avant leur achèvement. La société nouvelle résoudra plus facilement cette question, et même tout d’abord par ce fait qu’elle fera disparaître petit à petit les grandes villes et décentralisera la population.

Personne ne saurait considérer l’organisation actuelle de nos grandes villes comme une chose saine. Le système qui régit de nos jours le travail et l’industrie attire sans cesse de grosses masses de population vers les grands centres. C’est là qu’est le siège principal de l’industrie et du commerce ; c’est là que se rencontrent les voies de communication ; c’est là que se trouvent les grosses fortunes, les administrations cen­trales, les commandements militaires, les tribunaux supérieurs. C’est là que sont les grands établissements d’instruction, les académies d’art, les vastes lieux d’éducation, de plaisir et de distraction, les assemblées, les expositions, les musées, les théâtres, les salles de concert. La vocation y attire des milliers d’hommes, le plaisir autant, l’espoir du gain facile et de la vie agréable davantage encore.

Mais cette organisation en grandes villes vous fait l’effet d’un homme dont le ventre grossit sans cesse, tandis que ses jambes deviennent toujours plus minces et qu’en fin de compte elles ne peuvent plus porter leur charge. Tout autour de ces grands centres, et dans une proximité immédiate, tous les villages prennent également le caractère de villes, et une masse énorme de prolétaires s’y rassemblent. Ces com­munes, pour la plupart dépourvues de toutes ressources, sont obligées de hausser les impôts à l’extrême sans toutefois pouvoir suffire aux exigences qui se produisent. Elles finissent par toucher à la grande ville, et réciproquement ; elles s’incorporent à elle comme une planète venue trop près de l’orbite du soleil, sans pouvoir améliorer par là leurs conditions d’existence, qui, au contraire, n’en deviennent que plus mau­vaises. Ces agglomérations humaines, nécessaires dans l’état actuel de notre civilisation, et qui représentent jusqu’à un certain point des centres révolutionnaires, auront atteint leur but dans la formation de la société nouvelle. Leur disparition graduelle s’imposera en raison de ce fait qu’à l’encontre de ce qui se passe aujourd’hui, la population émigrera des villes vers la campagne, y créera de nouvelles communes établies suivant les conditions modernes, et réunira son activité industrielle à celle des agriculteurs.

Aussitôt que la population urbaine aura la possibilité de transporter à la campagne toutes les choses nécessaires à l’état de civilisation auquel elle sera habituée, et d’y retrouver ses musées, ses théâtres, ses salles de concert, ses cabinets de lecture, ses bibliothèques, ses lieux de réunion, ses établissements d’instruction, etc., elle com­mencera sans retard son émigration. La vie à la campagne aura tous les avantages jusque-là réservés aux grandes villes, sans en avoir les inconvénients. Les habitations y seront plus saines, plus agréables. La population agricole s’intéressera aux choses de l’industrie, la population industrielle à l’agriculture.

Dans cet ordre d’idées encore le monde bourgeois travaille déjà à cette évolution puisque, d’année en année, les entreprises industrielles vont se fixer en plus grand nombre à la campagne. Les conditions défavorables de la vie dans les grandes villes, la cherté des loyers, l’élévation des salaires, contraignent à cette émigration, ou bien ce sont les grands propriétaires fonciers qui deviennent industriels, c’est-à-dire fabricants de sucre, distillateurs, brasseurs, papetiers, etc. Les détritus et les engrais seront alors facilement ramenés aux champs, grâce surtout à la concentration de la production et à celle des locaux où se préparera la nourriture. Chaque commune formera en quelque sorte une zone de culture dans laquelle elle produira elle-même la plus grande partie de ce qui sera nécessaire à son existence. Le jardinage, en parti­culier, la plus agréable de presque toutes les occupations pratiques, atteindra sa plus florissante prospérité. La culture des fleurs, des plantes d’ornement, des légumes, des fruits, offre un champ presque inépuisable à l’activité humaine ; elle constitue tout particulièrement un travail de détail qui exclue l’emploi de grandes machines.

Grâce à la décentralisation de la population disparaîtra le contraste qui existe depuis des milliers d’années entre les habitants des villes et ceux des campagnes.

Le paysan, cet ilote moderne, qui, dans son isolement à la campagne, était serré de toute civilisation supérieure, sera dès lors un homme libre [17] ; le vœu jadis émis par le prince de Bismarck de voir les grandes villes disparaître sera un fait accompli.


Si nous examinons tout ce que nous avons exposé jusqu’ici, nous trouvons qu’en supprimant la propriété individuelle, en ce qui concerne les moyens de travail et de production, et en la transformant en propriété sociale, on fera disparaître la quantité de maux que la société actuelle nous révèle à chaque pas. Du moment où la société appliquera, dirigera et contrôlera tout le travail, on verra prendre fin d’elles-mêmes toutes les actions nuisibles, qu’elles proviennent d’individus ou de classes entières. Les fraudes, les duperies de tout genre, la falsification des denrées alimentaires, tout champ d’action en un mot sera enlevé aux tripotages de Bourse. Les halls du temple de la richesse resteront vides, car tous les papiers d’État, les actions, les obligations, les inscriptions hypothécaires, etc., seront devenus du vieux papier. Le mot de Schiller : « qu’on détruise notre grand livre, et que toute la terre se réconcilie », sera devenu une réalité, et la parole de la Bible : « tu mangeras ton pain à la sueur de ton front », s’appliquera aux héros de la Bourse comme à tout le monde. Cependant le travail ne les écrasera pas, et, physiquement, ils se porteront bien mieux. L’organi­sation actuelle de l’État aura également disparu, sans nous laisser aucun regret.

« L’État était le représentant officiel de toute la société ; il la résumait en un corps visible. Mais il n’était cela qu’en tant qu’il constituait le gouvernement des classes, qu’elles-mêmes représentaient pour lui la société tout entière. Mais du moment où il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès lors qu’il n’y a plus de classes sociales à tenir dans l’oppression, dès lors qu’avec les classes dirigeantes et la lutte pour l’existence qui trouve son fondement dans l’anarchie actuelle de la production disparaissent également les conflits et les excès qu’elles font naître, il ne se trouve plus à réprimer rien qui rende nécessaire un pouvoir répressif spécial. Le premier acte par lequel l’État s’affirmera comme le représentant de la société entière, à savoir la prise de possession des moyens de pro­duction au nom de la collectivité, sera en même temps son dernier acte de gouver­nement. À la place d’un gouvernement d’individus, on aura un gouvernement de choses, et la société sera dirigée par la marche en avant de la production [18] ».

Avec le gouvernement aura aussi disparu tout ce qui le représente ministres, par­lements, armée permanente, police, gendarmes, tribunaux, avocats, procureurs, systè­me pénitentiaire, administrations des contributions et des douanes, bref l’appareil politique tout entier. Les casernes et autres bâtiments militaires, les palais de justice et d’administration, les prisons, etc., attendront alors une meilleure destination. Des milliers de lois, d’ordonnances, de règlements, seront mis au rancart et n’existeront plus que comme curiosités, n’ayant de valeur que pour l’histoire de la civilisation ancienne. Les grandes - et pourtant si mesquines - luttes parlementaires, où les héros de la langue s’imaginent gouverner et mener le monde par leurs discours, n’existeront plus ; elles auront fait place à des assemblées, à des délégations administratives, qui auront à se renfermer dans l’organisation la plus parfaite de la production, de la distribution, de la réglementation des approvisionnements nécessaires et des innova­tions utiles : toutes choses pratiques, visibles, que chacun pourra envisager d’une façon objective parce qu’aucun intérêt personnel saillant n’y sera en jeu.

Ces centaines de milliers d’anciens représentants du gouvernement seront versés dans les métiers les plus divers et aideront à augmenter la richesse productive de la société. On ne connaîtra plus ni crimes, ni délits politiques ou de droit commun. Les voleurs auront cessé d’être, parce que, dans la société nouvelle, chacun pourra facile­ment et commodément satisfaire, comme tous les autres, ses besoins par un travail honorable. Il n’existera plus de « rouleurs » ni de vagabonds. Des meurtres ? - Pourquoi ? Nul ne pourra s’enrichir aux dépens d’un autre. Les faux témoignages, les faux en écriture, la fraude, la captation d’héritages, la banqueroute frauduleuse ? Il n’y aura plus de propriété privée ; ces crimes n’auront donc plus de terrain où se développer. Les incendies par malveillance ? Qui donc y trouverait plaisir ou satisfaction dès lors que la société lui aura enlevé toute possibilité de haïr. La fabri­cation de la fausse-monnaie ? Mais « l’or est une chimère », et celui qui l’aimerait se donnerait du mal en pure perte. Le sacrilège ? Un non-sens ; laissez donc au « Dieu tout-puissant et de toute bonté » le soin de punir lui-même ceux qui l’auront offensé, d’autant plus qu’on discute encore à propos de l’existence de Dieu.

De la sorte, toutes les bases de l’ « ordre » actuel en seront venues à l’état de mythes. Les parents en parleront aux petits enfants comme de choses du temps des vieux contes de fée, et les petits secoueront la tête et ne pourront pas se faire une idée de tout cela. Le récit des tracasseries et des persécutions dont on accable aujourd’hui les partisans des idées nouvelles sonnera à leurs oreilles comme lorsque nous entendons aujourd’hui parler de brûler des hérétiques ou des sorcières. Tous les noms des « grands hommes » qui se seront signalés jadis par leurs persécutions des idées nouvelles et que la sottise de leurs contemporains aura applaudis pour ce fait, seront oubliés, effacés c’est tout au plus si l’historien les rencontrera en feuilletant de vieux ouvrages. Quant aux réflexions que celui-ci pourra faire, autant aujourd’hui les passer sous silence, dès lors que nous n’en sommes malheureusement pas encore à ces temps heureux où l’humanité pourra respirer librement.

Il en sera de la religion comme du gouvernement. On ne la « supprimera » pas, on n’ « abolira pas Dieu », on n’ « arrachera pas la religion du cœur » des gens, ainsi que le disent tous les racontars dont on se sert aujourd’hui pour accuser les idées d’athéisme des démocrates socialistes. La démocratie socialiste laissera les plaisante­ries de ce genre aux idéologues bourgeois qui, dans la Révolution française, ont employé ces moyens et y ont naturellement fait un triste naufrage. La religion s’éva­nouira d’elle-même, sans secousse violente.

La religion reflète d’une manière transcendante l’état social du moment. Elle se modifie dans la même mesure que le développement humain progresse, que la société se transforme. Les classes dirigeantes cherchent à la maintenir comme moyen de domination. Elle devient dès lors une véritable fonction administrative. Il se forme une caste qui se charge de cette fonction et met toute sa sagacité à entretenir et à élargir l’institution parce que sa propre puissance et sa propre considération en grandissent d’autant.

Fétichisme au début, dans la période de civilisation la plus arriérée, et au sein de l’état social primitif, la religion devient le polythéisme, puis le monothéisme, au fur et à mesure que la civilisation progresse. Ce ne sont pas les Dieux qui créent les hommes, ce sont les hommes qui se fabriquent des divinités, qui font Dieu. L’homme s’est créé Dieu à son image et en posant comme modèle, et ce n’est pas l’inverse qui a eu lieu. Le monothéisme lui-même s’est déjà décomposé en un panthéisme qui embra­se et pénètre toutes choses, et il se volatilise chaque jour davantage. Les sciences naturelles ont fait de la « création » un mythe ; l’astronomie, les mathématiques et la physique ont ramené le « ciel » à une chimère et réduit les « étoiles du firmament », où trônent les « anges », à n’être que des étoiles fixes ou des planètes dont la nature exclut toute idée de vie angélique.

Les classes dirigeantes, qui se voient menacées dans leur existence, se crampon­nent à la religion comme au soutien de toute autorité, ainsi que l’ont considérée toutes les classes qui ont été jusqu’ici prépondérantes [19]. La bourgeoisie elle-même ne croit à rien ; c’est elle qui, par toute son évolution, par toute la science issue de son sein, a détruit la croyance à la religion et toute autorité. Sa foi n’est donc qu’une foi de parade et l’Église n’accepte l’appui de cette fausse sœur que parce qu’elle en a besoin. « La religion est nécessaire pour le peuple ».

La société nouvelle n’a pas d’arrière-pensées. Elle a pour drapeau le progrès de l’humanité, la science vraie, sans altérations, et elle agira en conséquence. Si quel­qu’un a encore des besoins religieux, il les satisfera avec ses pareils. La société ne s’en préoccupera pas. Pour vivre, il faudra que le prêtre travaille au milieu de la société, et comme il ne sera pas sans y apprendre aussi bien des choses, il pourra venir un temps où il s’apercevra qu’être le plus haut placé s’appelle « être un homme ».

Les bonnes mœurs et la morale n’ont rien à voir avec la religion ; il n’y a que des imbéciles ou des flatteurs pour prétendre le contraire. Les bonnes mœurs et la morale sont l’expression d’idées qui règlent les rapports des êtres humains entre eux et leur conduite réciproque ; la religion règle les rapports des êtres humains avec des êtres surnaturels. Mais l’idée qu’on se fait de la morale naît, comme la religion, de l’état social de l’homme. Le cannibale considère l’anthropophagie comme très morale ; les Grecs et les Romains envisageaient de même l’esclavage et les seigneurs féodaux du Moyen-âge la servitude de leurs vassaux. Les capitalistes modernes trouvent que le salariat, l’exténuation de la femme par le travail de nuit, la démoralisation de l’enfant par la vie de fabrique, sont d’une haute moralité. Voilà donc quatre phases de la société et quatre conceptions de la morale dont chacune est plus élevée que l’autre, mais dont aucune n’est la plus haute. La condition morale la plus élevée est sans contredit celle où les hommes se trouveront en présence les uns des autres libres et égaux, celle ou le principe le plus élevé de morale : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait » sera, en vertu de l’état social lui-même, le principe qui réglera d’une manière inviolable les rapports de l’humanité. Au Moyen-âge, c’était l’arbre généalogique de l’homme qui comptait ; de nos jours, c’est sa fortune qui décide de tout ; dans l’avenir l’homme ne vaudra que par lui-même. Et l’avenir, c’est le socialisme appliqué.


Le Dr Lasker fit un jour à Berlin, il y a de longues années, une conférence dans laquelle il arrivait à cette conclusion qu’il est possible d’atteindre à un niveau égal d’instruction pour tous les membres de la société.

Mais M. Lasker est maintenant un anti-socialiste ; c’est un intraitable partisan de la propriété individuelle et du système de production capitaliste, et la question de l’instruction est aujourd’hui, dans le sens le plus large, une question d’argent. On ne saurait comprendre comment, dans de pareilles conditions, un niveau égal d’instruc­tion peut être possible. Des individualités énergiques, parvenues à une situation relativement favorable, peuvent s’acquérir une instruction supérieure ; la masse jamais, tant qu’elle vivra dans la dépendance [20].

Dans la société nouvelle, les conditions de l’existence seront les mêmes pour tous. Les besoins, les aptitudes, pourront différer, mais chacun pourra vivre et se déve­lopper d’après eux. L’égalité uniforme, dont on impute faussement l’idée au socia­lisme, est, comme tant d’autres choses, un mensonge et un non-sens. Si le socialisme voulait cette égalité, il n’aurait pas le sens commun, car il se mettrait en opposition avec la nature même de l’être humain et il lui faudrait renoncer à voir la société se développer suivant ses principes. Oui, quand bien même le socialisme réussirait à s’emparer de la société par surprise et à lui imposer une forme contre nature, il ne faudrait que peu de temps pour que tout sautât, et il serait condamné à tout jamais. Il faut que la société se développe d’elle-même, suivant ses lois immuables ; une fois ces lois et celles qui régissent le développement de l’être humain connues, elle devra agir d’après elles et poser avant tout comme base de tout progrès l’éducation des générations nouvelles.

Tout enfant, garçon ou fille, qui vient au monde, est pour la société un accrois­sement bienvenu, parce qu’elle y voit sa propre perpétuation, son propre dévelop­pement ultérieur ; elle sent par suite, de prime abord, qu’il est de son devoir d’intervenir de toutes ses forces en faveur de la jeune créature. La femme enceinte, la nourrice, la mère, feront donc l’objet de tous ses soins. Habitation commode, entourage agréable, précautions de tout genre exigées pendant cette période de la maternité, soins attentifs pour la mère et l’enfant, seront les premières conditions à remplir. Il va de soi qu’on conservera à l’enfant le sein de sa mère aussi longtemps que cela paraîtra possible et nécessaire. Moleschott, Sonderreger, tous les hygiénistes, tous les médecins, sont d’accord sur ce point que rien ne remplace complètement l’allaitement maternel.

L’enfant devenu plus grand, ses camarades l’attendent pour jouer en commun, sous la même surveillance. Ici encore on emploiera au développement moral et physique tout ce que permettra l’état des connaissances et des idées humaines. Avec les salles de jeu viendront les jardins d’enfants ; plus tard l’introduction, tout en se jouant, dans les éléments du savoir et de l’activité humaine. Le travail intellectuel et physique, les exercices gymnastiques, le libre mouvement dans les cours de récréa­tion et au gymnase, le patinage, la natation, les marches d’entraînement, la lutte, les exercices pour les deux sexes, suivront en alternant et se complétant. Il importera de former une espèce saine, rompue aux fatigues et normalement développée au double point de vue physique et intellectuel. L’initiation aux différentes branches d’activité pratique, au travail d’atelier, au jardinage, à l’agriculture, à toute la science des procédés de production, suivra petit à petit. En outre l’instruction intellectuelle dans les différents ordres de la science ne sera pas négligée.

Comme on appliquera le même système d’épuration et de perfectionnement dans la production que dans l’instruction, on abandonnera une foule de méthodes et de sujets vieillis, superflus, et faisant précisément obstacle au développement physique. La connaissance de choses naturelles, présentées à la raison naturelle, stimulera bien autrement le goût de s’instruire qu’un système d’éducation dans lequel un sujet en contredit ou en détruit un autre, comme par exemple la religion et la science. Pour répondre au haut degré de culture de la société, on créera des écoles spéciales, des établissements d’éducation et des moyens de se perfectionner. Tous les moyens d’instruction et d’éducation, l’habillement, l’entretien, étant fournis par la société, pas un élève ne sera favorisé aux dépens d’un autre [21]. Le nombre des hommes instruits et les services qu’ils rendront répondront à ces sacrifices. L’état idéal sera atteint lorsqu’en prendra pour le recrutement social, en ce qui concerne la science, les mêmes précautions que l’on prend aujourd’hui, dans notre système d’armées permanentes, pour le recrutement des sous-officiers ; on sait qu’un simple soldat sur dix arrive à ce grade.

De cette façon, l’éducation sera égale et commune pour les garçons et pour les filles, dont la séparation ne se justifie que dans certains cas où la différence des sexes en fait une nécessité absolue. Ce système d’éducation, strictement réglé et ordonné, sous un bon contrôle, jusqu’à l’âge déclaré majeur par la société, rendra les deux sexes aptes au plus haut degré à jouir pleinement de tous les droits et à satisfaire à tous les devoirs que la société impartira à tous ses membres adultes. La société pourra être complètement sûre alors de n’avoir élevé que des membres ayant toutes les qualités requises et développés à tous les points de vue, des hommes auxquels rien d’humain ni de naturel ne sera étranger, et qui auront autant de confiance dans leur nature personnelle et dans leur être propre que dans l’organisation et les conditions de la société dans laquelle ils seront appelés à entrer.

Tous les vices qui vont chaque jour en augmentant parmi notre jeunesse contem­poraine, et qui sont la conséquence naturelle de notre état social où règnent la paresse et la corruption, disparaîtront. L’indocilité, l’indiscipline, l’immoralité, l’avidité brutale des plaisirs, provoquées et renforcées par le décousu et l’instabilité de la vie domes­tique et par l’influence pernicieuse de la vie sociale ; les lectures démoralisa­trices, les honteuses excitations à la débauche, les équivoques de tout genre de la presse, la vie de fabrique, les mauvaises conditions de logement, l’abus de l’indépendance et de la liberté à un âge où l’homme a le plus besoin de frein et d’éducation pour se corriger et se maîtriser soi-même, - tous ces défauts et d’autres du même genre, la société de l’avenir y parera facilement, sans moyens de coercition ni tyrannie. L’atmosphère sociale les rendra impossibles.

De même que dans la nature il ne peut se produire de maladies ni de perturbations de l’organisme que là où se trouve une cause de corruption qui constitue le malade, de même dans la société.

Nul ne saurait nier que tout notre organisme d’instruction et d’éducation souffre de maux graves et dangereux, et il faut bien reconnaître que les écoles et les institutions supérieures sont plus profondément atteintes que les autres. Une école de village est un modèle de santé morale à côté d’un collège ; un ouvroir de filles pauvres est un modèle de moralité à côté d’un grand nombre de pensionnats distingués. Il n’y a pas à en chercher bien loin la cause. Dans les hautes classes de la société, toute aspiration à de hautes fins humanitaires est étouffée ; leur but est atteint. Le manque d’idéal et de vues élevées a pour conséquence les appétits de jouissance et les dérèglements les plus effrénés, entraînant avec eux toutes leurs aberrations physiques et morales. Comment la jeunesse qui grandit dans cette atmosphère peut-elle être autre chose que ce quelle est ? La jouissance brutale et matérielle de la vie, sans mesure et sans limite, est le seul but qu’elle puisse entrevoir et connaître. Pourquoi lutter, dès lors que la fortune des parents montre la lutte comme chose superflue ? Le maximum d’instruc­tion de nos fils de la bourgeoisie consiste à satisfaire à l’examen du volontariat d’un an. Ce résultat acquis, ils croient avoir escaladé le Pélion et l’Ossa, et se voient près de l’Olympe, se sentant des dieux de second rang. Une fois qu’ils ont dans leur poche une commission d’officier de réserve, leur orgueil, leur fierté, ne connaissent pour ainsi dire plus de bornes.

Les filles de notre bourgeoisie sont élevées pour être des poupées de parade, des esclaves de la mode, des dames de salon courant de plaisirs en plaisirs et qui finale­ment rassasiées, périssent d’ennui et souffrent de toutes les maladies réelles et imaginaires possibles. Vieillies, elles deviennent de pieuses bigotes qui détournent les yeux de la corruption du monde et prêchent la morale et la religion.

Pour les classes inférieures, ou cherche à baisser le niveau de l’instruction. Le prolétaire pourrait devenir trop avisé, en avoir assez de sa condition servile, et s’insurger contre ses dieux.

En ce qui concerne cette question de l’instruction et de l’éducation, la société actuelle se trouve aussi déconcertée que dans toutes les autres questions sociales. Que fait-elle ? Elle en appelle au gourdin, et elle frappe ; elle prêche la religion, encore la religion, toujours la religion, et, pour ses éléments les plus pervers, elle fonde des maisons d’amélioration qu’elle place sous l’influence piétiste. Avec cela elle est presque au bout de sa sagesse pédagogique.

Quand la société à venir aura élevé sa génération nouvelle jusqu’à l’âge voulu, d’après les principes que nous avons développés, elle pourra laisser à chacun le soin de sa propre éducation ultérieure. Elle pourra être sûre que tous saisiront avec joie l’occasion de développer les germes de perfectionnement qui auront été semés en eux. Chacun agira et s’exercera dans le sens de son inclination et de ses dispositions naturelles, avec ceux qui partageront ses goûts. Celui-ci s’adonnera à l’une des branches de ces sciences naturelles qui brillent chaque jour d’un plus vif éclat : l’anthropologie, la zoologie, la botanique, la minéralogie, la géologie, la physique, la chimie, la science préhistorique, etc., etc. ; cet autre s’attachera à l’histoire, à l’étude des langues ou de l’art, etc. Un tel deviendra, de passion, musicien, un autre peintre, un troisième sculpteur, un quatrième comédien. Il y a aussi peu de maîtres-artistes que de maîtres-savants et de maîtres-ouvriers. Des milliers de facultés brillantes qui seront jusque-là restées cachées, feront connaître leur vitalité et leur valeur, et se révéleront à la société dans leur science et dans leur talent, partout où l’occasion s’en présentera. Il n’y aura donc pas de musiciens, de comédiens, d’artistes par métier, mais par inspiration, par talent et par génie. Et ce qu’ils exécuteront dépassera les productions actuelles du même genre autant que les produits industriels, techniques et agricoles, de la société future sont appelés à surpasser ceux de la société actuelle.

Alors commencera pour l’art et la science une ère comme le monde n’en a jamais vu depuis son origine, et les créations auxquelles elle donnera le jour seront dans la même proportion.

Quelle révolution et quelle renaissance éprouvera l’art lorsqu’il règnera enfin un état social digne de l’humanité ! ce n’est rien moins que feu Richard Wagner qui l’a reconnu et qui l’a exprimé dès 1850 dans son ouvrage « l’Art et la Révolution ». Cet ouvrage est surtout digne d’attention parce qu’il parut immédiatement après une révolution à peine réprimée, à laquelle Wagner avait pris part, et qui l’obligea à s’enfuir de Dresde. Wagner y prévoit clairement ce que l’avenir amènera, et il s’adresse directement aux travailleurs pour aider les artistes à fonder l’art vrai, il y dit, entre autres choses : « Quand gagner sa vie ne sera plus pour nos hommes libres de l’avenir le but de l’existence, mais quand, au contraire, par suite de l’avènement d’une nouvelle croyance, ou mieux d’une science nouvelle, le gain du pain quotidien nous sera assuré au moyen d’un travail naturel correspondant, bref, quand l’industrie, au lieu d’être notre maîtresse, sera au contraire devenue notre servante, alors nous placerons le but de la vie dans le bonheur de vivre, et nous nous efforcerons de rendre nos enfants aptes et habiles à jouir de ce bonheur. L’éducation, basée sur l’exercice de la force et sur le soin de la beauté physique, deviendra finement artistique, grâce à l’affection tranquille qu’on aura pour l’enfant et à la joie qu’on trouvera dans l’accrois­sement de sa beauté ; chaque homme, dans n’importe quel ordre d’idées, deviendra de la sorte un artiste véritable. La diversité des dispositions naturelles offrira les directions les plus variées, pour aboutir à une richesse dont on n’avait pas idée ». Voilà qui est pensé d’une manière absolument socialiste.


La vie sociale revêtira dans l’avenir un caractère toujours plus public ; cette tendance, elle l’a dès maintenant, ainsi que nous le prouvent de la façon la plus nette les modifications radicales subies par le sort de la femme comparé à ce qu’il était jadis. La vie domestique se réduira au strict nécessaire et le besoin de sociabilité trouvera le champ le plus vaste ouvert devant lui. De vastes locaux de réunion pour les conférences, les discussions, et pour l’examen de toutes les affaires sociales sur lesquelles la collectivité aura à se prononcer souverainement des salles de jeu, de restaurant et de lecture, des bibliothèques, des salles de concert et de théâtre, des musées, des préaux pour les jeux et des gymnases, des parcs et des promenades, des bains publics, des établissements d’instruction et d’éducation de tous genres, des laboratoires, des hôpitaux pour les malades et les infirmes - tout cela, établi et aménagé le mieux possible, fournira à chaque genre de distraction, d’art ou de science, les occasions les plus larges de produire son maximum.

Quelle mesquine figure fera, en regard de tout cela, notre époque tant vantée, avec nos flagorneries pour obtenir quelque faveur, quelque rayon du soleil d’en haut, notre cynisme de sentiment, nos luttes acharnées, employant réciproquement les moyens les plus odieux et les plus vils pour obtenir la place privilégiée ! Et avec cela on dissi­mule ses véritables convictions, on cache les qualités qui pourraient déplaire, on châtre les caractères, on affecte de faux sentiments et de fausses impressions. Tout ce qui relève et ennoblit l’homme, la vraie conscience de sa dignité, l’indépendance, l’incorruptibilité des opinions et des convictions, la libre expression de la pensée intime, tout cela, dans les conditions sociales actuelles, on vous en fait des défauts et des crimes. Ce sont là des qualités qui mènent infailliblement à la ruine celui qui les possède, s’il ne les étouffe pas. Que tant de gens ne sentent pas leur propre avilis­sement, cela provient de ce qu’ils y sont habitués. Le chien trouve tout naturel d’avoir un maître qui lui donne à goûter du fouet dans ses moments de mauvaise humeur.

Au milieu de toutes ces profondes modifications de la vie sociale, la production littéraire prendra naturellement, elle aussi, une physionomie foncièrement différente. La littérature théologique qui, actuellement, fournit dans la production littéraire annuelle la plus forte proportion numérique, disparaîtra complètement, en même temps que celle qui a trait aux choses du droit ; il en sera de même de toutes les productions se rapportant aux institutions gouvernementales ou sociales de jadis, qui ne sembleront plus être que des travaux d’érudition historique. Il ne sera plus question de cette quantité d’ouvrages frivoles dus à la dépravation du goût ou aux sacrifices que fait leur auteur pour les publier. On peut dire sans exagération, en prenant pour base les circonstances actuelles, que les quatre cinquièmes au moins des productions littéraires pourraient disparaître du marché sans qu’un seul intérêt scientifique eût à en souffrir, tant est grande la masse des ouvrages superficiels nuisibles ou de pacotille manifeste.

Les belles lettres et le journalisme seront frappés dans la même mesure. Il n’existe rien de plus triste, de plus dénué d’esprit, de plus superficiel que notre littérature périodique. S’il fallait juger de la richesse de notre culture intellectuelle et de nos idées scientifiques d’après le contenu de la plupart de nos journaux, elle pourrait bien se trouver mal en point. La valeur des personnes, l’état des choses y sont jugés d’après des points de vue qui datent des siècles passés et que notre science a dès longtemps montrés comme ridicules et insoutenables. Cela s’explique fort bien. Une grande partie de nos journalistes sont des gens qui ont « manqué leur vocation », mais dont l’état d’éducation et les raisonnements payés sont en rapport avec l’intérêt bourgeois pour mener leur « affaire ». En outre, ces journaux, ainsi que la plupart des feuilles littéraires, ont pour tâche de favoriser dans leurs pages d’annonces les plus malpropres réclames et de faire fructifier la morale bourgeoise ; leur chronique de la Bourse répond au même intérêt dans un autre ordre d’idées.

Prise dans sa moyenne, la littérature des belles-lettres ne vaut pas mieux que la littérature de journal. On y traite notamment, dans toutes leurs difformités, les sujets d’ordre sexuel, tantôt en sacrifiant aux frivolités d’un progrès bâtard, tantôt aux préjugés et aux superstitions les plus ineptes. Le tout a pour but de faire apparaître le monde bourgeois comme le meilleur des mondes, malgré tous les défauts dont on convient en petit.

Sur ce terrain encore, si vaste et si important, la société de l’avenir ne manquera pas de mettre ordre à tout d’une manière fondamentale. On ne connaîtra d’autres maîtres que la science, le vrai, le beau, les luttes d’opinions pour arriver au mieux, et à tout individu qui se montrera capable de se rendre utile on fournira les moyens d’y participer. Il ne dépendra plus alors de la faveur d’un libraire, d’intérêts d’argent, des préjugés, mais du jugement de gens compétents et impartiaux qu’il désignera lui-même.


Si l’individu doit s’instruire d’une façon complète, - et cela doit être le but de l’association humaine, - il ne doit pas non plus rester attaché à la motte de terre où l’aura jeté le hasard de la naissance. Les livres et les journaux pourront lui apprendre à connaître les hommes et le monde, mais jamais à fond. Il faut pour cela voir les cho­ses par soi-même et en faire une étude pratique. La société future serait impuissante à empêcher ce qui est possible à bien des gens dans l’état social actuel, encore que, dans la plupart des cas, ce soit la contrainte de la misère qui détermine le mouvement d’émigration. Le besoin de changement dans toutes les conditions de la vie est profondément ancré dans la nature humaine. Ce penchant appartient aux instincts de perfection qui sont immanents à tout être organique. Une plante que l’on aura placée dans un lieu obscur s’étendra et s’élèvera, comme consciente de ses actes, vers la lumière tombant de quelque lucarne. Il en est exactement de même pour l’homme. Et un instinct qui, étant inné chez l’homme, est par suite un instinct naturel, doit pouvoir trouver à se satisfaire.

La satisfaction de l’instinct de changement ne trouvera pas non plus d’obstacles dans la société nouvelle qui, bien au contraire, la rendra possible à tous. Le parfait développement des voies de communication favorisera cet instinct dont les relations internationales provoqueront l’éclosion. Il sera donc possible à chacun de faire ses « voyages de vacances », qu’il ne sera pas difficile d’organiser. Tout individu pourra visiter des pays étrangers, s’attacher à une foule d’expéditions et de colonisations de tous genres, à la condition de produire en échange quelque chose d’utile à la société.

Les organes administratifs de la société devront veiller à ce qu’il y ait toujours des approvisionnements en choses nécessaires à la vie en quantité suffisante pour répondre à toutes les demandes. D’après tout ce que nous avons dit, cela sera d’une réalisation facile. La société règlera la durée du travail suivant ses besoins ; elle la fera tantôt plus longue, tantôt plus courte, selon que ses propres exigences et la nature de la saison le rendront désirable. Elle pourra se rejeter davantage sur la production agricole pendant telle saison, sur la production industrielle pendant telle autre, et diriger les forces de travail dont elle disposera suivant les nécessités de ses besoins quotidiens. Par suite, en combinant la nombreuse main-d’œuvre et l’outillage techni­que perfectionné dont elle disposera, elle sera en mesure de mener à bonne fin, comme en se jouant, des entreprises qui, aujourd’hui, paraissent impossibles.

Tout en se chargeant des soins à donner à sa jeunesse, la société ne délaissera pas ses vieillards, ses malades, ses invalides. Il sera de son devoir d’intervenir en faveur de chacun de ses membres devenu, pour n’importe quelle raison, incapable de travailler. Tous les soins, tous les égards seront assurés à celui-ci ; dans des hôpitaux, des maisons de santé, offrant toutes les ressources de la science, on cherchera à le rendre à la société comme membre actif dans le plus bref délai, ou, s’il est devenu vieux et infirme, on s’efforcera d’embellir ses derniers jours. Jamais la pensée que d’autres attendent sa mort pour « hériter » de lui ne troublera son existence ; jamais l’idée que, devenu vieux, privé de ressources, il sera jeté de côté comme un citron dont on aurait exprimé tout le jus, ne viendra l’inquiéter. Il n’en sera réduit ni à être à la charge de la charité de ses enfants, ni à recevoir l’aumône de la commune [22].

L’état moral et physique de la société, son système de travail, d’habitation, de nourriture, d’habillement, ses conditions sociales, tout enfin contribuera à empêcher le plus possible les accidents, les maladies précoces et les infirmités. La mort naturelle, l’extinction de la force vitale, deviendront de plus en plus la règle, et cette conviction que le « ciel » est sur terre et que mourir s’appelle être à sa fin, déterminera chacun à vivre selon la nature.

À cette façon de vivre naturelle appartient d’abord le fait de boire et de manger raisonnablement. Des partisans de ce qu’on appelle « le régime naturel » demandent souvent pourquoi la démocratie socialiste garde une attitude indifférente à l’égard du végétarisme. Ces questions nous sont une raison de traiter ici ce chapitre en quelques lignes.

Le végétarisme, c’est-à-dire le système qui consiste à se nourrir exclusivement d’aliments végétaux, a pris d’abord naissance dans les classes de la société qui se trouvent dans l’agréable situation d’avoir le choix entre une nourriture végétale ou animale. Pour la très grande majorité des êtres humains, cette question, aujourd’hui, n’existe pas, étant donné qu’ils sont obligés de vivre selon leurs moyens, dont l’insuffisance les renvoie exclusivement ou à peu près à la nourriture végétale, sou­vent même à la moins substantielle. Pour de très nombreuses catégories de notre population de travailleurs, en Silésie, en Saxe, en Thuringe, et dans tous les districts industriels, la pomme de terre constitue la principale nourriture ; le pain ne vient qu’en deuxième ligne ; la viande, et encore une viande de la plus mauvaise qualité, n’apparaît presque jamais sur la table. De même la plus grande partie de la population rurale vit sans manger de viande, bien qu’elle élève le bétail, parce qu’elle est obligée de vendre celui-ci pour pouvoir parer à d’autres besoins avec l’argent qu’elle en tire.

Pour tous ces végétariens par force, un solide beefsteak, un bon gigot de mouton, constitueraient carrément une amélioration de nourriture. Lorsque le végétarisme s’élève contre l’estimation exagérée des qualités nutritives de la viande, il a raison ; il a tort lorsqu’il combat l’emploi de la viande comme pernicieux et redoutable, au moyen d’arguments pour la plupart d’un sentimentalisme exagéré, comme par exem­ple celui-ci que le sentiment naturel défend de tuer les animaux et de manger d’un « cadavre ». Pourtant, notre désir de vivre agréablement et tranquillement nous oblige à déclarer la guerre à une foule d’êtres vivants, sous forme de vermines de tous genres, et à les détruire ; pour ne pas être dévorés nous-mêmes, il nous faut prendre à tâche de tuer et d’exterminer les bêtes féroces. Si nous laissions vivre en toute liberté les animaux domestiques, ces bons « amis de l’homme », nous nous mettrions sur le dos, au bout de quelques dizaines d’années, une telle quantité de ces bons « amis », qu’ils nous « dévoreraient » tous, en ce sens qu’ils nous prendraient notre propre nourriture. Il est encore exagéré de prétendre qu’une nourriture végétale adoucit les sentiments. Dans l’Indou au caractère débonnaire, et qui se nourrit de végétaux, se réveilla aussi la « bête féroce », quand la dureté des Anglais l’eut poussé à la révolte.

Sonderreger touche juste quand il dit : « il n’y a pas de rang d’ordre dans le plus ou moins de nécessité de tels ou tels aliments, mais une loi immuable pour le mélange de leurs éléments nutritifs ». Il est évident que pas un homme ne consentirait à se nourrir exclusivement de viande, mais qu’il accepterait une nourriture végétale, à la condition de pouvoir la choisir à son goût. D’autre part, aucun homme ne voudrait se contenter d’une nourriture végétale déterminée, celle-ci fut-elle la plus substantielle. Les haricots, les pois, les lentilles, en un mot toutes les légumineuses sont, par exemple, les plus nourrissantes de toutes les substances alimentaires. Être obligé de s’en nourrir exclusivement - ce qui est possible - n’en serait pas moins épouvantable. Ainsi Karl Marx raconte, dans « le Capital », que les propriétaires des mines du Chili obligent leurs ouvriers à manger des haricots d’un bout de l’année à l’autre, parce que cet aliment leur donne une grande vigueur et les met en état, comme ne le ferait aucune autre nourriture, de porter les plus lourds fardeaux. Les ouvriers repoussent souvent les haricots, mais ils ne reçoivent rien d’autre, et ils sont bien obligés de les manger.

Il est visible qu’au fur et à mesure que la civilisation a fait des progrès, la nourriture végétale est davantage entrée dans les habitudes aux lieu et place de l’alimentation exclusivement animale telle qu’elle existe chez les peuples chasseurs et pasteurs. La variété de la culture des plantes est principalement le signe d’un haut degré de civilisation. À cela s’ajoute que l’on peut tirer d’une surface de terre donnée plus de substances alimentaires végétales qu’on n’y produirait de viande par l’élevage du bétail. C’est pour cela que la nourriture végétale joue un rôle toujours plus consi­dérable, car l’importation de viandes provenant de l’exploitation bourgeoise irrai­sonnée de certains pays, notamment de l’Amérique du Sud, qui a été faite chez nous à une époque récente, n’a pas tardé à prendre presque fin au bout de peu d’années. D’autre part, il y a lieu de considérer que l’on ne fait pas l’élevage du bétail uniquement à cause de la viande, mais aussi pour la laine, le poil, les soies, les peaux, le lait, les oeufs, etc., et que quantité d’industries et de besoins humains en dépendent, et qu’en outre une foule de déchets de l’industrie et du travail ne peuvent guère trouver d’emploi plus utile que dans l’élevage du bétail. Enfin la mer devra ouvrir à l’humanité de l’avenir, d’une façon tout autre que jusqu’ici, ses trésors presque inépuisables d’aliments animaux. Le végétarisme, en tant que système exclusif d’alimentation, n’est donc ni vraisemblable ni nécessaire pour la société future ; il n’est même pas possible.

Mais, à ce moment, il s’agira beaucoup plus, en fait de nourriture, de qualité que de quantité. La quantité ne sert pas à grand’chose quand la qualité n’y est pas. Celle-ci sera encore considérablement améliorée par le mode nouveau de préparation des mets. Cette préparation devra donc être menée aussi scientifiquement que les autres travaux humains, si on veut qu’elle soit aussi avantageuse que possible. Il faut pour cela deux choses : le savoir-faire et l’installation. Il serait superflu d’insister encore ici sur ce point que la plupart de nos femmes, à qui incombe principalement la prépara­tion des aliments, ne sont pas et ne peuvent pas être en possession de ce savoir-faire. Mais il leur manque aussi pour cela toutes les installations nécessaires. Comme nous pouvons nous en convaincre dans n’importe quelle cuisine d’hôtel, dans n’importe quelle cuisine à vapeur de caserne ou d’hôpital, ou dans toutes les expositions d’art culinaire, il existe dès à présent des appareils de cuisson et de rôtisserie d’une haute perfection technique, c’est-à-dire établis d’après les principes de la science. Il s’agit d’obtenir les résultats les plus avantageux en employant le minimum de force, de temps et de matériel. Cela est surtout important en ce qui concerne l’alimentation humaine. À ce point de vue, la petite cuisine particulière pour un ménage unique a donc fait son temps ; c’est un genre d’installation qui dissipe et gaspille le temps, la force et le matériel, d’une façon insensée. La préparation complète des aliments sera dans la société nouvelle une institution également sociale qui sera poussée au plus haut degré de l’utile et de l’avantageux. La cuisine du ménage aura disparu. La valeur nutritive des mets augmente en raison de leur faculté d’assimilation facile ; celle-ci est de haute importance [23]. La société nouvelle seule peut donc rendre possible pour tous un système d’alimentation conforme à la nature.

Caton dit, à l’éloge de l’ancienne Rome, que jusqu’au sixième siècle de son existence (200 av. J.-Ch.) il s’y trouvait bien des individus connaissant les remèdes, mais que ceux qui ne faisaient que soigner les malades manquaient d’ouvrage. Les gens vivaient d’une façon si simple et si sobre qu’il ne se produisait que rarement des maladies, et que le genre de mort le plus habituel était la mort due à la faiblesse de l’âge. Cet état de choses ne changea que lorsque la débauche et l’oisiveté, en un mot le dérèglement de la vie pour les uns, la misère et les tourments pour les autres, firent des victimes autour d’eux. « Qui mange peu vit bien », c’est-à-dire longtemps, a dit l’italien Cornaro au XVIe siècle, suivant la citation de Niemeyer.

Enfin la chimie servira également dans l’avenir à la préparation d’aliments nouveaux et perfectionnés, et cela dans une mesure inconnue jusqu’ici. À l’heure actuelle, on fait de cette science un fort mauvais usage pour faciliter des falsifications et des escroqueries. Il est cependant clair qu’un aliment chimiquement bien préparé, ayant les mêmes propriétés qu’un produit naturel, doit remplir le même but. La façon dont il aura été préparé est chose secondaire, dès lors que le produit en lui-même répond à tout ce qu’on demande autrement de lui.

Qu’on annexe en outre aux établissements centraux de préparation des aliments, des installations centrales de blanchisserie où le linge sera lavé, séché, apprêté par des procédés mécaniques et chimiques ; que l’on tienne la main à ce qu’il y ait, outre le chauffage et l’éclairage centraux, des distributions d’eau froide et chaude et des établissements de bains en suffisance ; que la lingerie et l’habillement se confec­tionnent dans des ateliers centraux, - et de la sorte toute la vie domestique sera fonciè­rement transformée et simplifiée. Le domestique, cet esclave de toutes les lubies de la « maîtresse », aura disparu, mais la « dame » aussi [24].


Notes

[1] « La puissance de l’émulation qui excite aux plus grands efforts pour éveiller la louange et l’admiration d’autrui se montre, par l’expérience, utile partout où des hommes rivalisent publi­quement, même lorsqu’il ne s’agit que de choses frivoles ou desquelles le public ne tire aucune utilité. Mais une lutte de rivalité à qui pourra faire la plus pour le bien général est un genre de concurrence que les socialistes ne rejettent pas » (John Stuart Mill : « Économie politique »).

[2] Von Thünen s’exprime de même dans son ouvrage « Der isolirte Staat » : « C’est dans l’antago­nisme des intérêts qu’il faut chercher la raison pour laquelle prolétaires et propriétaires se tiennent désormais hostiles les uns en face des autres et resteront irréconciliés aussi longtemps que cet antagonisme n’aura pas disparu. Et ce n’est pas seulement le bien-être du patron, mais aussi, gradu­ellement, le revenu national qui pourra grandir dans une large mesure, grâce à des découvertes dans le domaine industriel, à la construction de routes et de chemins de fer, à la conclusion de nouveaux traités de commerce. Mais, dans notre organisation sociale actuelle, cela ne touche un rien l’ouvrier, sa situation reste ce qu’elle était, et toute l’augmentation de revenu échoit aux entrepreneurs, aux capitalistes, aux gros propriétaires fonciers ». Cette dernière phrase n’est-elle pas, presque mot pour mot, une anticipation du discours de Gladstone au Parlement anglais, où il déclarait en 1864 que « l’augmentation vertigineuse de revenus et de puissance » subie par l’Angleterre dans les vingt dernières années était « restée exclusivement circonscrite à la classe possédante ». Et von Thünen dit, à la page 207 de son ouvrage : « On arrache à l’ouvrier le fruit de son labeur c’est là qu’est le mal ».
Platon dit, dans sa « République » : « Un État dans lequel il existe des classes n’est pas un État ; il en forme deux. Les pauvres constituent le premier, les riches le second ; tous deux vivent ensemble, mais en s’épiant réciproquement et sans cesse… Les classes dirigeantes sont, en fin de compte, hors d’état de mener une guerre parce qu’il leur faut, dans ce cas, se servir de la foule qui, une fois armée, leur inspire plus de peur que l’ennemi même ».
Morelly dit, dans ses « Principes de législation » : « La propriété nous divise en deux classes, en riches et un pauvres. Les premiers aiment leur fortune et ne tiennent pas à défendre l’État ; les autres ne peuvent aimer leur patrie, car elle ne les gratifie que de misère. Mais, dans un ordre social basé sur la communauté des biens, chacun aime sa patrie parce que chacun reçoit d’elle la vie et le bonheur ».

[3] John Stuart Mill, pesant, dans son Économie politique, les avantages et les inconvénients du socia­lisme, s’exprime ainsi : « Il ne peut se trouver de terrain plus propice qu’une association commu­niste au développement de cette idée que l’intérêt public est aussi l’intérêt particulier. Toute l’émulation, toute l’activité physique et intellectuelle, qui s’épuisent aujourd’hui à la poursuite d’intérêts personnels et égoïstes, chercheront un autre champ d’action et le trouveront dans leurs efforts en vue du bien-être général de la collectivité ».

[4] « Le capital, dit le Quaterly Reviewer, évite le tumulte et le bruit, il est de nature peureuse ». Cela est très vrai, mais ce n’est pas toute la vérité. Le capital a horreur du manque ou de l’insuffisance de profits comme la nature a horreur du vide. Il devient hardi dans la mesure où le bénéfice s’accroît. Avec dix pour cent assurés, on peut l’employer partout ; à 20 % il s’anime ; à 50 % il devient audacieux ; à 100 % il piétine toutes les lois humaines ; à 300 %, il n’y a pas de crime qu’il ne risque, même au prix de la potence. Si le tumulte et l’émeute doivent produire un bénéfice, il les encouragera aussi bien l’un que l’autre (Karl Marx, Le capital, 2e édition Note 250).

[5] « En Angleterre, comme dans la plupart des autres pays, la masse des travailleurs a si peu le droit de choisir librement ses occupations et sa résidence ; elle est, dans la pratique, sous une telle dépendance de règlements fixes et de la volonté d’autrui, qu’il ne saurait en être de même dans aucun autre système, sauf le véritable esclavage » (John Stuart Mill).

[6] Un ouvrier français, rentrant de San-Francisco dans son pays, écrit : « Je n’aurais jamais cru que je serais capable d’exercer tous les métiers que j’ai faits en Californie. J’étais fermement convaincu qu’en dehors de l’imprimerie je n’étais bon à rien… Une fois au milieu de tout ce monde d’aventuriers qui changent de métier plus souvent que de chemise, ma foi, j’ai fait comme les autres. L’affaire du travail des mines ne se montrant pas assez lucrative, je l’abandonnai et m’en fus à la ville, où je devins successivement typographe, couvreur, tondeur, etc. Ayant ainsi appris à être apte à tout faire, je me sens moins être un mollusque, et davantage un homme (Karl Marx : « Le capital »).

[7] Ce que peuvent devenir les hommes dans des conditions de développement favorables, nous le voyons par l’exemple de Léonard de Vinci, qui fut à la fois peintre éminent, habile sculpteur, architecte et ingénieur recherché, constructeur militaire remarquable, musicien et improvisateur. Benvenuto Cellini était un orfèvre renommé, un modeleur remarquable, un bon sculpteur, un ingénieur militaire reconnu, un excellent soldat et un habile musicien. On peut dire sans exagération, que la plupart des hommes ont un métier qui n’est pas en rapport avec leurs aptitudes, parce que ce n’est pas leur propre volonté, mais la force des circonstances qui leur a tracé leur voie. Plus d’un mauvais professeur eût rendu de grands services comme cordonnier, et plus d’un cordonnier habile eût pu être également un bon professeur.

[8] Il y a lieu de remarquer que toute la production aura atteint son plus haut degré d’organisation technique, et que tout le monde travaillera, de telle sorte qu’une durée de travail de trois heures paraît plutôt longue que courte. Owen calculait que, pour son temps, - le premier quart de ce siècle, - deux heures étaient suffisantes.

[9] La quantité de travail social ra laquelle correspond un produit n’a pas besoin d’être établie par des tâtonnements, l’expérience journalière montre directement combien il en faut en moyenne. La société peut calculer d’une façon très simple combien d’heures de travail il y a dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés de toile d’une qualité déterminée. Il ne peut donc lui venir à l’idée d’exprimer encore la quantité de travail consa­crée à un produit, quantité qu’elle connaît déjà d’une façon précise et absolue, un une mesure purement relative, variable, insuffisante, employée jadis comme un expédient inévitable, bref en un troisième produit, au lieu de l’exprimer simplement par sa mesure naturelle, adéquate, absolue, le besoin… Il lui faudra établir son plan de production d’après ses moyens, dont font partie tout spécialement les bras dont elle dispose. Les effets utiles des différents objets nécessaires, compa­rés entre eux et avec la quantité de travail qu’ils auront coûtée, donneront finalement la marche à suivre. Les gens s’arrangeront d’une façon très simple pour tout cela, sans faire intervenir ce terme de « valeur », tant vanté (Fr. Engels « La Révolution de la science », de M. Eugène Dühring)

[10] En thèse générale, toue les êtres humains bien organisés naissent avec une intelligence à peu près égale, mais l’éducation, les lois et les circonstances, créent des différences entre eux. L’intérêt personnel bien compris se confond avec l’intérêt commun ou l’intérêt public (Helvetius : « De l’homme et de son éducation »).

[11] « Si l’on avait à choisir entre le communisme, avec toutes ses chances, et l’état actuel de la société, avec toutes ses souffrances et ses injustices ; si l’institution de la propriété particulière entraînait nécessairement avec elle cette conséquence, que le produit du travail fût réparti, ainsi que nous le voyons aujourd’hui, presque toujours en raison inverse du travail accompli, la meilleure part échéant à ceux qui n’ont pas travaillé, puis à ceux dont le travail est presque toujours nominal, et ainsi de suite, d’après une échelle descendante, la rémunération diminuant à mesure que le travail devient plus pénible et plus rebutant, jusqu’au point où, en retour d’une tâche qui épuise ses forces, l’homme ne peut obtenir avec assurance les moyens de les réparer et les premières nécessités de la vie ; s’il n’y avait d’alternative qu’entre cet état de choses et le communisme, - toutes les difficultés du communisme, grandes ou petites, ne seraient qu’on grain de poussière dans la balance » (John Stuart Mill : « Économie politique »). Mill s’est, de bonne foi, donné beaucoup de mal pour « réformer » le monde bourgeois et lui faire entendre raison. En pure perte, naturellement. Et c’est ainsi qu’il a fini par devenir socialiste comme tout homme judicieux, connaissant le fond des choser. Mais il n’a pas osé le reconnaître de son vivant ; il a attendu jusqu’après sa mort, moment où son autobiographie fut publiée avec va profession de foi socialiste. Il en fut de lui comme de Darwin, qui ne voulut pas être tenu pour athée tant qu’il vécut. C’est là la comédie que la société bourgeoise contraint des milliers d’hommes à jouer. La bourgeoisie feint de croire au loyalisme, à la religion et à l’autorité, parce que c’est là-dessus que repose une partie de son pouvoir.

[12] « L’érudition sert souvent autant à l’ignorance qu’au progrès » (Buckle : « Histoire de la civilisation en Angleterre »).

[13] Même les papes et les pères de l’Église, dans les premiers siècles du christianisme, alors que la tra­dition de la communauté des biens était encore dans toute sa force et que la spoliation de ces biens avait pris de grandes proportions, n’ont pas pu s’empêcher de prendre part au débat dans un sens tout à fait communiste. Le Syllabus du XIXème siècle n’a toutefois pas le même ton ; les papes romains sont eux aussi, contre leur gré, devenus les humbles serviteurs de la société bourgeoise. Le pape Clément I dit : « L’usage de toutes choses sur cette terre doit être commun à tous. C’est une injustice que de dire : ceci est ma propriété, ceci m’appartient, cela est à un autre. C’est de là qu’est venue la discorde entre les hommes ». L’évêque Ambroise, de Milan, disait en 374 : « La nature donne aux hommes tous les biens en commun, car Dieu a créé toutes choses pour que la jouissance en fût commune à tous et pour que la terre fût la propriété commune. La nature a donc créé le droit de la communauté et ce n’est que l’usurpation qui a créé le droit de propriété ». Le pape Grégoire le Grand disait, vers l’an 600 : « Vous devez savoir que la terre de laquelle vous êtes issus, en somme, et dont vous êtes pétris, appartient en commun à tous les hommes, et que, par suite, les fruits qu’elle produit doivent appartenir indifféremment à tous ». Et un des modernes, Zacharia, dit dans ses « Quarante livres sur l’État » : « Tous les maux contre lesquels les peuples civilisés ont à lutter, peuvent être ramenés à une cause, la propriété individuelle du sol ».

[14] Il y a une recette pour assurer la fertilité du sol et l’éternelle durée de son rendement ; ce moyen, logiquement appliqué, sera plus rémunérateur que tous ceux que l’agriculture se soit jamais prescrits ; il consiste en ceci : « Tout cultivateur qui mène au marché un sac de blé, un quintal de colza, de betteraves, de pommes de terre, etc., devrait, comme le coolie chinois, rapporter de la ville autant - et même plus, si possible - des éléments constitutifs des produits de son sol et les rendre à la terre à laquelle il les a pris ; il ne devra dédaigner ni une épluchure de pomme de terre, ni un brin de paille, mais songer que cette pelure manque à une de ses pommes de terre et ce brin de paille à un de ses épis. Sa dépense pour les ramasser est minime, et le placement sûr ; il n’y a pas de caisse d’épargne offrant plus de sécurité, pas de capital recelant pour lui de plus gros intérêts. La surface de son champ doublera déjà son rapport en dix ans ; il produira plus de grain, plus de viande, plus de fromage, sans sacrifier ni plus de travail ni plus de temps, et il ne sera pas dans une perpétuelle inquiétude de nouveaux moyens inconnus - et qui n’existent pas - pour maintenir, d’une autre manière, la fertilité de son champ. Tous les os, la suie, les cendres lessivées ou non, le sang des animaux, les issues de tout genre, devraient être ramassés dans des endroits spéciaux et préparés pour être expédiés... Les gouvernements et les autorités de police dans les villes devraient donner tous leurs soins à ce qu’au moyen d’une installation judicieuse des latrines et des égouts, toute perte de ces matières pût être évitée. (Liebig : « Lettres sur la chimie »).

[15] « Chaque coolie chinois qui a porté le matin ses produits au marché rapporte chez lui le soir deux seaux d’engrais pendus à une perche de bambou. L’engrais est apprécié à tel point que chacun sait ce qu’un homme évacue par jour, par mois et par an, et le Chinois considère comme plus qu’impoli que son hôte quitte sa maison et porte ailleurs un profit sur lequel il croit avoir des prétentions justifiées par son hospitalité... Toute substance provenant des plantes ou des animaux est soigneu­sement amassée par le Chinois et convertie en engrais... Il suffit, pour rendre saisissante l’idée qu’ont les gens de ce pays de la valeur des déchets animaux, de mentionner que les barbiers ramas­sent soigneusement, pour en faire commerce, les déchets de la barbe et des cheveux, ce qui représente déjà quelque chose pour les centaines du millions de têtes qui sont rasées quotidien­nement ; les Chinois sont familiarisés avec l’usage du plâtre et de la chaux, et il arrive fréquem­ment qu’ils renouvellent la crépissage de leurs cuisines dans le seul but d’utiliser l’ancien comme engrais ». (Liebig : « Lettres sur la Chimie »).

[16] Karl Schober : « Rapport sur l’importance des détritus urbains au point de vue agricole, communal et social, etc. » Berlin, 1877.

[17] Dans son ouvrage déjà cité, le « manuel d’économie politique de Rau », le professeur Adolphe Wagner dit « La petite propriété rurale constitue, pour une très grande partie de la population, une base économique qui ne saurait être remplacée par aucune autre institution ; elle est, pour le paysan, un état d’indépendance et de liberté ; c’est une situation, une fonction tant sociale que politique qui lui est propre ». Si l’auteur ne s’exalte pas « à tout prix » pour le petit paysan dans le but de faire plaisir à ses amis les conservateurs, il doit, après tout ce que nous avons dit, tenir notre petit cultivateur pour l’un des plus misérables parmi les hommes. Celui-ci est, dans les circons­tances données, rebelle à une civilisation élevée ; dans les conditions actuelles il ne peut s’élever, par son travail, à aucune situation supérieure, et devient par suite un élément de gène pour la civilisation. Celui qui aime le mouvement rétrograde, parce qu’il y trouve son compte, peut le trouver bon ; un ami du progrès ne le peut pas.

[18] Frédéric Engels : « La révolution de la science de M. Eugène Dühring ».

[19] Les citations suivantes montrent comment les anciens pensaient à cet égard « Le tyran (nom de celui qui détenait à lui seul le pouvoir dans l’antiquité grecque) doit avoir l’air de prendre un soin particulier de la religion. Les sujets redoutent moins les injustices, lorsqu’ils sont persuadés qu’il est religieux et qu’il respecte la divinité. Ils sont moins disposés à conspirer parce qu’ils le croient protégé du ciel ». (« Politique » d’Aristote). Aristote est né en l’an 354 avant notre ère, à Stagira, en Macédonie ; c’est pourquoi on l’appelle souvent le « Stagirite ».
« Le prince doit avoir, ou mieux encore doit paraître avoir toutes les qualités humaines ; il doit tout particulièrement sembler être la piété, la religion même. Quand même quelques-uns vien­draient à le deviner, ils se tairaient ; car la majesté du pouvoir protège le prince qui, en raison de cette protection, peut, quand son intérêt l’exige, balayer les oppositions. Le gros de ses sujets, parce qu’en beaucoup de circonstances et quand il ne lui en coûtait rien, il aura montré de la dévotion, le tiendra toujours pour un homme digne d’être honoré, même quand il aura agi contre toute foi et contre la religion. Du reste, le prince devra tout particulièrement prendre soin du culte et de l’Église » (Machiavel, dans son célèbre ouvrage « Le Prince » chap. 18). Machiavel est né à Florence en 1469.

[20] Un certain degré de culture et de bien-être est une condition extérieure nécessaire du dévelop­pement de l’esprit philosophique... C’est pourquoi nous trouvons qu’on ne commence à philosopher que chez les peuples qui s’étaient déjà élevés à un degré considérable de bien-être et de civilisation (Tennemann. - Note dans Buckle : « Histoire de la civilisation an Angleterre ». Tome 1, p. 10).
« Intérêts matériels et intellectuels se tiennent étroitement. Les uns ne peuvent exister sans les autres. Il y a entre eux le même lien qu’entre le corps et l’esprit ; les séparer, c’est amener la mort ». - Von Thünen : « l’État isolé ».
« La meilleure existence, aussi bien pour l’individu en particulier que pour l’État en général, est celle où la vertu est, elle aussi, dotée d’assez de biens extérieurs pour pouvoir prendre une part effective à de bonnes et belles actions » ( « Politique » d’Aristote).

[21] Condorcet demandait, dans son plan d’éducation : « l’éducation doit être gratuite, égale, générale, physique, intellectuelle, industrielle et politique, et procéder réellement d’une égalité véritable ».
Rousseau dit de même, dans son « économie politique » : Surtout, l’éducation doit être publique, égale et commune. Elle doit former des hommes et des citoyens ».
Aristote dit également : « Dès lors que l’État n’a qu’on but, il doit donner à tous les membres une seule et même éducation, et le soin de la répandre doit être non une affaire particulière, mais une affaire d’État ».

[22] « L’homme qui a passé toute sa vie, jusqu’à un âge avancé, à travailler honnêtement et assidûment, ne doit vivre, dans sa vieillesse, ni de la charité de ses enfants, ni de celle de la société bourgeoise. Une vieillesse indépendante, libre de tout souci, de toute peine, est la récompense la plus naturelle des efforts ininterrompus faits pendant les années de force et de santé » (Von Thünen : « l’État isolé »). Mais qu’en est-il aujourd’hui dans la société bourgeoise ?

[23] « La faculté d’assimilation des aliments a une haute importance pour l’individu » (Niemneyer : « Gesundheitslehre »).

[24] « Sans domestiques, pas de civilisation », s’exclame en un pathos comique le professeur von Tretzschke ,au cours d’une polémique contre le socialisme. Que nos domestiques soient « les piliers de notre civilisation », voilà qui est, certes, du nouveau. Il est aussi difficile à la tête professorale et savante de M. von Tretzschke de voir plus loin que le monde bourgeois qu’il l’était à Aristote, il y a 22 siècles, de voir plus loin que le monde grec. L’existence de la société paraissait impossible à Aristote sans esclaves. M. von Tretzschke prend, lui, ouvertement souci et se casse la tête pour savoir qui lui cirera ses bottes et lui battra ses habits, et c’est là en effet une question qui provisoirement reste encore « irrésolue ». Mais plus de 90 individus sur cent vaquent eux-mêmes à cette besogne ; les dix autres pourront donc aussi en faire autant dorénavant, si dans l’intervalle des machines ne viennent pas la faciliter, ou si M. le professeur ne trouve pas quelque garçon compatissant qui le tire d’embarras, car j’espère bien qu’il verra encore de son vivant les temps nouveaux. Au surplus, le travail ne déshonore pas, même quand il consiste à cirer des bottes ; plus d’un officier de vieille noblesse, qui, ayant filé en Amérique à cause de ses dettes, y est devenu homme de peine ou décrotteur, a déjà pu s’en convaincre.

III : La femme dans l’avenir


Ce chapitre peut être fort court. Il contient simplement les conséquences qui découleront pour la situation de la femme de tout ce que nous avons dit jusqu’ici, conséquences que chacun peut en tirer lui-même.

La femme, dans la société nouvelle, jouira d’une indépendance complète ; elle ne sera plus soumise même à un semblant de domination ou d’exploitation ; elle sera placée vis-à-vis de l’homme sur un pied de liberté et d’égalité absolues.

Son éducation sera la même que celle de l’homme, sauf dans les cas où la diffé­rence des sexes rendra inévitable une exception à cette règle et exigera une méthode particulière de développement ; elle pourra, dans des conditions d’existence vraiment conformes à la nature, développer toutes ses formes et toutes ses aptitudes physiques et morales ; elle sera libre de choisir, pour exercer son activité, le terrain qui plaira le plus à ses vœux, à ses inclinations, à ses dispositions. Placée dans les mêmes conditions que l’homme, elle sera aussi active que lui. Bien mieux, employée d’abord comme ouvrière à quelque travail pratique,elle donnera, l’heure d’après, ses soins à l’éducation, à l’instruction de la jeunesse ; pendant une troisième partie de la journée, elle s’exercera à un art, à une science quelconques, pour remplir enfin, dans une dernière période de la journée, quelque fonction administrative. Elle prendra de l’agrément, de la distraction avec ses pareilles ou avec des hommes, comme il lui conviendra et selon les circonstances.

Elle jouira de même que l’homme d’une entière liberté dans le choix de son amour. Elle aspirera au mariage, se laissera rechercher et conclura son union sans avoir à considérer autre chose que son inclination. Cette union sera, comme aux temps primitifs, un contrat privé, sans l’intervention d’aucun fonctionnaire, mais elle se différenciera de celle de ce temps-là en ce que la femme ne tombera pas, à la suite d’un achat ou d’un cadeau, aux mains d’un homme dont elle deviendrait l’esclave et qui pourrait la répudier à son gré.

L’être humain devra être en mesure d’obéir au plus puissant de ses instincts aussi librement qu’à tous ses autres penchants naturels. La satisfaction de l’instinct sexuel est chose aussi personnelle à tout individu que celle de n’importe quel autre instinct que la nature lui a donné. Nul n’aura de compte à rendre sur ce point ; aucun intrus n’aura à s’en mêler. L’intelligence, l’éducation, l’indépendance, rendront le choix plus facile et le dirigeront. S’il y a incompatibilité, si les conjoints sont désabusés, s’ils se deviennent antipathiques l’un à l’autre, la morale ordonnera de dénouer une situation devenue aussi contraire à la nature qu’aux mœurs. Les hommes et les femmes étant en nombre égal, toutes les circonstances qui condamnaient une foule de ces dernières au célibat ou à la prostitution disparaîtront ; par suite les hommes ne seront plus en mesure de prendre pour excuse la disproportion numérique des sexes. D’autre part, les modifications radicales subies par les conditions sociales auront levé tous les obstacles et supprimé toutes les causes de désorganisation qui - ainsi que nous l’avons montré plus haut - influent aujourd’hui sur la vie conjugale et l’empêchent si fréquem­ment de prendre tout son développement.

Tous ces obstacles, tout ce qu’il y a de contraire à la nature dans la situation actuelle de la femme, ont amené à considérer comme parfaitement juste que le choix de l’amour soit libre et que l’union puisse également être défaite, sans empêchements extérieurs, quand cela est nécessaire, des gens qui, pour le reste, ne sont pas disposés à pousser plus loin la modification de notre état social actuel. C’est ainsi, par exemple, qu’au cours d’une polémique dirigée contre les efforts faits par Fanny Lewald en vue de l’émancipation de la femme, Mathilde Reichardt-Stromberg dit ce qui suit.

« Si vous réclamez pour la femme l’égalité de droits absolue avec l’homme, dans la vie sociale et politique, George Sand a nécessairement raison aussi dans ses revendications émancipatrices qui ne tendent à rien moins qu’à réclamer ce que l’homme a possédé depuis longtemps sans conteste. Car il n’y a véritablement aucune raison pour que la tête seule de la femme et non pas son cœur aussi prenne, et soit libre de prendre et de donner, la même part que l’homme à cette égalisation de ses droits. Au contraire, si la femme, en raison de sa nature, a le droit et aussi le devoir - car nous ne devons pas dissimuler les charges qui nous incombent - de tendre à l’extrême les fibres de son cerveau pour se mettre en état de lutter avec les géants intellectuels de l’autre sexe -, elle doit avoir aussi comme eux, le droit, pour maintenir l’équilibre, d’accélérer les battements de son cœur de telle façon qu’il lui parait convenable. Car nous avons bien lu toutes - et sans que notre pudeur en fût le moins du monde irritée - combien souvent Goethe, pour ne prendre que le plus grand pour exemple, a dépensé, chaque fois avec une femme nouvelle, toute la chaleur de son cœur et tout l’enthousiasme de sa grande âme. L’homme de bon sens ne trouve rien que de naturel à cela, précisément en raison de ce que la grande âme de Goethe était difficile à satisfaire ; seul le moraliste étroit s’y arrête et y trouve à redire. Pourquoi donc voulez-vous tourner en dérision les « grandes âmes » prises parmi les fem­mes ?... Admettons pour une fois que le sexe féminin tout entier se compose, sans exception, de « grandes âmes », à la George Sand, que chaque femme soit une Lucrezia Floriani, dont tous les enfants soient des enfants de l’amour, mais qui ne les en élève pas moins avec autant d’affection et de dévouement que de jugement et de raison. Que deviendrait le monde dans ces conditions ? Il n’est pas douteux que le monde n’en subsisterait pas moins, qu’il ferait des progrès comme aujourd’hui et qu’il pourrait peut-être même s’en trouver remarquablement bien ».

L’auteur a pleinement raison. Ce qu’a fait Goethe, des milliers d’autres, qui ne sauraient d’ailleurs lui être comparés, l’ont fait et le font encore, sans perdre pour cela la moindre estime ni la moindre considération dans la société. Il suffit de se placer à un point de vue particulier, et tout va de soi. Les femmes de cette catégorie sont nombreuses et même ne s’imposent point de retenue ; mais, prises en masse, elles se trouvent dans des conditions bien plus défavorables, et enfin les femmes du caractère d’une George Sand sont aujourd’hui fort rares. Mais malgré cela, une situation de ce genre est, de nos jours, contraire aux mœurs parce qu’elle heurte les lois morales établies par la société et qu’elle est en contradiction avec la nature même de notre état social. Le mariage forcé est, pour la société, le mariage normal, la seule union « mo­rale » des sexes ; partant de là, toute autre union sexuelle, qu’il s’agisse de n’importe qui, est « immorale ». Cela est parfaitement dans l’ordre. Le mariage bourgeois est la résultante de la propriété bourgeoise. À ce mariage, étroitement lié à la propriété individuelle, au droit héréditaire, il faut des enfants « légitimes » pour « héritiers », et c’est pour arriver à ce but qu’il est conclu. Sous la pression des conditions sociales, il est imposé par les classes dirigeantes à ceux-là même qui n’ont rien à laisser après leur mort [1].

Enfin, comme, surtout dans la société nouvelle, il n’y aura rien à léguer, à moins que l’on ne considère le mobilier domestique comme une part d’héritage particulière­ment importante, le mariage forcé tombera, pour cette raison, en désuétude. Cela suffit pour vider la question du droit héréditaire, que le socialisme n’aura pas besoin d’abolir.

La femme sera donc entièrement libre ; son ménage et ses enfants, si elle en a, ne pourront qu’augmenter son bonheur, sans rien lui enlever de son indépendance. Des gardiennes, des institutrices, des amies de son sexe, des jeunes filles, se trouveront à ses côtés toutes les fois qu’elle aura besoin d’aide.

Il se peut que dans l’avenir il se trouve encore isolément des hommes qui disent, comme Humboldt : « Je ne suis pas fait pour être père de famille. D’ailleurs je considère que se marier est un péché et faire des enfants un crime ». Qu’est-ce que cela peut faire ? la puissance de l’instinct naturel pourvoira à l’équilibre, et nous n’avons pas besoin de nous inquiéter aujourd’hui du pessimisme philosophique de Mainlaender ou de Von Hartmann qui, dans « l’État idéal », laissent entrevoir la destruction de la société par elle-même.

Au contraire, Fr. Ratzel a pleinement raison quand il écrit :

« L’homme devrait ne pas se considérer plus longtemps comme une exception aux lois de la nature, mais commencer au contraire à rechercher ce qui, dans ses propres actions et ses pensées, leur est conforme, et s’efforcer de diriger sa vie suivant ces lois. Il en arrivera à organiser la vie commune avec ses semblables, c’est-à-dire la famille et l’État, non pas d’après les lois des siècles passés, mais d’après les principes raisonnables d’une notion exacte de la nature. La politique, la morale, les principes fondamentaux du droit, alimentés aujourd’hui par toutes les sources possibles, ne devront être façonnés que conformément aux lois naturelles. L’existence vraiment digne de l’homme, à propos de laquelle on divague depuis des milliers d’années, deviendra enfin une réalité » [2].


Notes

[1] Lorsque le Dr Schaeffle, dans son ouvrage « Structure et vie du corps social », dit que « remâcher le lien conjugal en facilitant le divorce ne serait certes pas à souhaiter, que cela irait à l’encontre des devoirs moraux de l’union des sexes humains et serait préjudiciable tant pour la conservation de la population que pour l’éducation des enfants », je n’ai même pas besoin de faire remarquer, après tout ce que j’ai exposé, que non-seulement je considère ces opinions comme inexactes, mais que je suis même enclin à les tenir pour « immorales ». Cependant le Dr Schaeffle sera d’accord avec moi pour trouver inconcevable que, dans une société d’un degré de civilisation encore bien plus avancé que la nôtre, on introduisît ou on maintint des dispositions qui choqueraient les conceptions qu’elle se ferait de la morale.

[2] Citation faite dans l’ « Histoire naturelle de la création » de Haeckel.

III : La femme dans l’avenir


Internationalisme
Mener une existence digne de l’homme ne saurait être uniquement le privilège d’un seul peuple qui, si accompli qu’il pût être, ne réussirait ni à créer ni à faire tenir debout cet état de choses, parce que celui-ci n’est que le produit d’un travail commun de forces et de tendances internationales. Bien que partout l’idée de nation domine encore les esprits et qu’on s’en serve pour maintenir le pouvoir politique et social actuel, parce qu’il n’est possible qu’à l’intérieur des frontières nationales, nous n’en sommes pas moins déjà profondément entrés dans l’internationalisme.

Les conventions commerciales et maritimes, les traités postaux universels, les expositions internationales, les congrès pour le droit et l’unification des mesures, ceux des travailleurs - qui sont loin de venir en dernier lieu -, les expéditions inter­nationales d’exploration, notre commerce et notre trafic, tout cela et bien autre chose encore accuse un caractère international qu’ont pris les tendances des divers peuples civilisés, malgré leur limites nationales à travers lesquelles ils se sont fait jour. Déjà, en opposition au travail national, nous parlons d’un travail universel auquel nous attribuons la plus grande importance parce que des conditions dans lesquelles il se trouve dépendent le bien-être et la prospérité des nations prises séparément. Nous échangeons une grande partie de nos produits propres contre ceux de pays étrangers, faute desquels nous ne pourrions plus vivre. Et de même qu’une branche d’industrie souffre quand telle autre périclite, de même la production nationale d’un pays se trouve fortement enrayée quand celle d’un autre languit. Les rapports des différents pays entre eux deviendront toujours plus étroits malgré toutes les perturbations qui pourront survenir, telles que les guerres et les excitations nationales, et cela parce que les intérêts matériels de tous les plus puissants, l’emportent sur tout. Chaque voie nouvelle, chaque amélioration d’un moyen de communication, chaque découverte ou perfectionnement d’un système de production, ayant pour résultat de diminuer le prix des marchandises, renforce l’intimité de ces rapports. La facilité avec laquelle les déplacements peuvent se faire entre pays fort éloignés les uns des autres est un nouvel et très important facteur dans la chaîne des relations. L’émigration et la colonisation sont un autre puissant levier. Un peuple apprend de l’autre, et tous deux cherchent à se dépasser réciproquement dans une lutte d’émulation. À côté de l’échange de produits matériels de tout genre s’opère également l’échange des productions intellectuelles. L’étude des langues vivantes devient une nécessité pour des millions d’individus. À coté des intérêts matériels, rien ne dispose plus à la suppression des antipathies que l’initiation à la langue et aux productions intellectuelles d’un peuple étranger.

Les progrès qui se réalisent de la sorte sur l’échelle internationale ont pour résultats que les différents pays se ressemblent toujours de plus en plus dans leurs conditions sociales. Pour les nations civilisées les plus avancées dans le progrès, et qui, par cela même, fournissent un terme de comparaison, cette ressemblance est déjà si grande que celui qui a appris à connaître la structure sociale d’un peuple connaît en même temps, dans ses grandes lignes, celle de tous les autres. Il en est ici à peu près de même que dans la nature où, pour des animaux de même espèce, le squelette est identique quant à l’organisation et à la structure, ce qui n’empêche pas que pour chaque genre il se manifeste des variations dans la taille, dans la vigueur et dans d’autres particularités accessoires.

Il découle encore de là que partout où existent des bases sociales identiques, leurs effets doivent aussi être les mêmes ; l’accumulation de grandes fortunes a pour contraste la pauvreté de la foule, l’esclavage du salariat, l’asservissement des masses au machinisme, la domination de la minorité sur le plus grand nombre, avec toutes les conséquences qui en ressortent.

En fait, nous voyons que les mêmes contrastes de classes qui minent l’Allemagne mettent en mouvement toute l’Europe et les États-Unis. De la Russie jusqu’au Portugal, des Balkans, de la Hongrie et de l’Italie jusqu’en Angleterre et en Irlande, nous trouvons le même esprit de mécontentement, les mêmes symptômes de fermentation sociale, de malaise général et de décomposition. Ils paraissent différents dans leurs manifestations extérieures, suivant le caractère de la population et la forme de l’état politique, mais au fond ils sont essentiellement les mêmes. Ce sont là de profonds contrastes sociaux. Pour chaque année que dure davantage cette situation, ils deviennent plus aigus, ils imprègnent plus profondément et plus largement le corps social jusqu’à ce qu’en fin de compte, pour un motif peut-être insignifiant, l’explosion ait lieu, et que celle-ci se répande comme un coup de foudre sur tout le monde civilisé, appelant partout les esprits à prendre part à la lutte pour ou contre le progrès.

La guerre entre le monde nouveau et l’ancien sera allumée Des masses d’hommes entreront en scène, on combattra avec une quantité de forces intellectuelles telle que jamais le monde n’en a vu encore en guerre et comme il n’en verra pas une seconde fois. Ce sera la dernière lutte sociale. Le XIXe siècle aura de la peine à prendre fin sans que cette lutte ait éclaté.

La société nouvelle s’édifiera donc sur une base internationale. Les nations frater­niseront, se tendront mutuellement les mains, et songeront alors à étendre progres­sivement le nouvel état de choses à tous les peuples de la terre [1]. Elles iront à eux, non en ennemis qui cherchent à les exploiter et à les asservir, non en représentants d’une foi étrangère qu’ils voudraient leur imposer, mais en amis qui désirent faire d’eux des êtres humains civilisés.

Les peuples civilisés une fois réunis en une vaste fédération, le moment sera venu aussi où « les fureurs de la guerre se tairont ». La paix éternelle n’est pas un rêve, comme le croient et essaient de le faire croire aux autres tous les messieurs en uniforme de la terre. Le temps sera venu alors ou les peuples auront reconnu leur véritable intérêt, et celui-ci ne sera pas sauvegardé par les combats et les batailles, par des préparatifs guerriers qui ruinent un pays, mais exactement par le contraire. Ainsi les dernières armes prendront, comme tant de leurs devancières, le chemin des collections d’antiquités, pour montrer aux générations futures comment leurs prédé­cesseurs se déchirèrent pendant des milliers d’années, jusqu’à ce qu’enfin l’être humain eût triomphé en lui-même de la bête féroce.

Les générations de l’avenir accompliront alors sans peine des tâches auxquelles les esprits supérieurs des temps passés auront longuement réfléchi et dont ils auront cherché la solution sans pouvoir y atteindre [2]. Un progrès dans la civilisation en amènera un autre, imposera à l’humanité ses devoirs nouveaux et la mènera à un développement intellectuel toujours plus vaste.

« Étant donné que le commerce, l’instruction et le transport de la pensée et de la matière ont, grâce au télégraphe et à la vapeur, tout modifié, je crois que Dieu a destiné le monde à devenir une nation, à parler une seule langue, à atteindre un point de perfectionnement où les armées et les flottes de guerre ne seront plus une nécessité ». Extrait d’un discours de feu le président Grant. Il ne faut pas s’étonner que, pour un Yankee pur sang, Dieu soit appelé à jouer ce rôle. Nulle part l’hypocrisie n’est aussi développée qu’aux États-Unis. Moins le pouvoir gouvernemental, en raison de son organisation, peut opprimer les masses, plus la religion est obligée de le faire. C’est pour cela que la bourgeoisie est la plus pieuse partout ou l’action gouverne­mentale est la plus relâchée. À ce point de vue, on peut placer à côté des États-Unis l’Angleterre, la Belgique et la Suisse ».


Notes

[1] « L’intérêt national et l’intérêt de l’humanité se trouvent aujourd’hui en pleine hostilité. À un degré de civilisation plus élevé, les deux intérêts viendront se rejoindre, et n’en feront plus qu’un » (von Thünen, l’ « État isolé »).

[2] C’est ainsi que Condorcet, un des encyclopédistes français du siècle dernier, a eu, entre autres, l’idée d’une langue universelle commune ; il défendit aussi la complète égalité de droits de la femme.

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