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L’origine de la famille et de l’oppression des femmes

jeudi 24 janvier 2008, par Robert Paris

Site : Matière et révolution

www.matierevolution.fr

Sommaire du site

Pourquoi ce site ?

11-1 L’origine de la famille et de l’oppression des femmes

11-2 La femme et le socialisme

11-3 Un point de vue récent sur l’oppression des femmes

11-4 La révolution russe et l’oppression des femmes

11-5 Le "socialiste" Proudhon contre les femmes

11-6 La religion judéo-chrétienne contre les femmes

11-7 Quand les femmes s’y mettent, c’est la révolution sociale

11-8 La lutte contre l’oppression des femmes est inséparable
de la révolution sociale

11-9 Les revendications de la suppression de l’oppression
des femmes

11-10 Le mouvement féministe et le rôle de la femme travailleuse
dans la lutte de classe

11-11 La question de la femme

11-12 Les femmes révolutionnaires dans la Révolution française

11-13 Le stalinisme et l’oppression de la femme

11-14 Une pièce de théâtre : les femmes reprennent le pouvoir

11-15 La femme algérienne a besoin de révolution

11-16 Femmes au Mali


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Extraits de "l’origine de la famille" d’Engels :

(...) 3. La famille appariée Une certaine forme d’unions par couple, pour un temps plus ou moins prolongé, existait déjà sous le régime du mariage par groupe, ou plus anciennement encore ; l’homme avait, parmi les nombreuses femmes, une femme principale (on ne peut guère parler encore d’une favorite), et il était pour elle le mari principal, parmi les autres. Cette circonstance a largement contribué aux erreurs des missionnaires qui voient dans [le mariage par groupe [1]], tantôt une communauté des femmes sans règle aucune, tantôt l’adultère à discrétion. Mais ces unions coutumières devaient s’affermir de plus en plus, au fur et à mesure que la gens se développait et que devenaient plus nombreuses les classes de « frères » et de « sœurs » entre lesquelles le mariage était désormais impossible. L’impulsion donnée par la gens à l’empêchement du mariage entre consanguins alla plus loin encore. Ainsi, nous trouvons que chez les Iroquois et chez la plupart des autres Indiens au stade inférieur de la barbarie, le mariage est interdit entre tous les parents que compte leur système, et il y en a plusieurs centaines de sortes différentes. Dans cette complication croissante des interdictions de mariage, les mariages par groupe devenaient de plus en plus irréalisables ; ils furent supplantés par la famille appariée. A ce stade, un homme vit avec une femme, mais cependant la polygamie et l’infidélité occasionnelle restent le droit des hommes, bien que la première se présente rarement, pour des raisons d’ordre économique ; cependant, la plupart du temps, la plus stricte fidélité est exigée des femmes pour la durée de la vie commune, et leur adultère est cruellement puni. Mais le lien conjugal peut être facilement dénoué de part et d’autre et, comme par le passé, les enfants appartiennent à la mère seule.

Dans cette exclusion toujours plus poussée, qui écarte du lien conjugal les consanguins, la sélection naturelle continue d’agir. Pour citer Morgan :

« Les mariages entre gentes non consanguines engendrèrent une race plus vigoureuse, tant au point de vue physique qu’au point de vue mental ; deux tribus en voie de progrès s’unissaient, et les nouveaux crânes et les nouveaux cerveaux s’élargissaient naturellement, jusqu’à pouvoir contenir les facultés des deux tribus [2]. » Les tribus à organisation gentilice devaient ainsi prévaloir sur les tribus arriérées, ou les entraîner par leur exemple.

Le développement de la famille dans l’histoire primitive consiste donc dans le rétrécissement incessant du cercle qui, à l’origine, comprenait la tribu tout entière, et au sein duquel règne la communauté conjugale entre les deux sexes. Par l’exclusion progressive des parents, d’abord les plus proches, puis des parents de plus en plus éloignés, et finalement même des parents par alliance, toute espèce de mariage par groupe devient pratiquement impossible, et il ne reste enfin que le seul couple, uni provisoirement par des liens encore fort lâches ; c’est la molécule dont la désagrégation met fin à tout mariage. Il ressort déjà de ce qui précède combien l’amour sexuel individuel, au sens actuel du terme, a peu de chose à voir avec l’établissement du mariage conjugal. Ceci est encore plus fortement prouvé par la pratique de tous les peuples qui se trouvent à ce stade. Tandis que, dans les formes antérieures de la famille, les hommes ne risquaient jamais de manquer de femmes et qu’au contraire ils en avaient plus que suffisamment, les femmes devinrent alors rares et recherchées. C’est pourquoi, à partir du mariage apparié, commencent le rapt et l’achat des femmes - symptômes largement répandus, mais rien de plus que les symptômes d’un changement survenu et beaucoup plus profond ; de ces symptômes, simples méthodes pour se procurer des femmes, Mac Lennan, le pédant Écossais, créa la fiction de classes de famille particulières : le « mariage par rapt » et le « mariage par achat ». D’autre part, chez les Indiens d’Amérique et autres tribus (au même degré de développement), la conclusion du mariage n’est pas l’affaire des intéressés, qui souvent ne sont pas consultés du tout, mais l’affaire de leurs mères. Souvent, deux êtres complètement inconnus l’un à l’autre sont ainsi fiancés et n’ont connaissance du marché conclu que lorsque le temps du mariage approche. Avant les noces, le fiancé fait aux parents gentilices de la fiancée (c’est-à-dire à ses parents du côté maternel, et non à son père ou aux parents de celui-ci) des cadeaux qui sont considérés comme le prix d’achat pour la jeune fille qu’on lui a cédée. Le mariage peut être dissous au gré de chacun des deux conjoints : mais peu à peu, dans de nombreuses tribus, par exemple chez les Iroquois, s’est formée une opinion publique hostile à ces séparations ; en cas de désaccords, les parents gentilices des deux parties s’entremettent, et c’est seulement au cas où cette intervention échoue que s’effectue la séparation, dans laquelle les enfants restent à la femme et après laquelle chacun des conjoints est libre de se remarier.

La famille appariée, trop faible par elle-même et trop instable pour rendre nécessaire ou seulement désirable une économie domestique particulière, ne dissout nullement l’économie domestique communiste, héritée des temps antérieurs. Mais l’économie domestique communiste signifie la prédominance des femmes dans la maison, tout comme la reconnaissance exclusive de la mère en personne, étant donné qu’il est impossible de connaître avec certitude le véritable père, elle signifie une très haute estime des femmes, c’est-à-dire des mères. C’est une des idées les plus absurdes qui nous aient été transmises par le siècle des lumières que l’idée selon laquelle la femme, à l’origine de la société, a été l’esclave de l’homme. Chez tous les sauvages et tous les barbares du stade inférieur et du stade moyen, et même en partie chez ceux du stade supérieur, la femme a une situation non seulement libre, mais fort considérée. Ce qu’elle est encore au stade du mariage apparié, Arthur Wright peut nous l’apprendre, lui qui fut pendant de longues années missionnaire chez les Iroquois Senecas :

« En ce qui concerne leurs familles, à l’époque où elles habitaient encore les anciennes longues maisons (économies domestiques communistes de plusieurs familles), ... il y régnait toujours un clan (une gens), si bien que les femmes prenaient leurs maris dans les autres clans (gentes) ... Ordinairement, la partie féminine gouvernait la maison ; les provisions étaient communes ; mais malheur au pauvre mari ou au pauvre amant, trop paresseux ou trop maladroit pour apporter sa part à l’approvisionnement commun. Quel que fût le nombre de ses enfants ou quelle que fût sa propriété personnelle dans la maison, il pouvait à chaque instant s’attendre à recevoir l’ordre de faire son paquet et de décamper. Et il ne fallait pas qu’il tentât de résister à cet ordre ; la maison lui était rendue intenable, il ne lui restait plus qu’à retourner dans son propre clan (gens), ou encore, ce qui arrivait le plus souvent, à rechercher un nouveau mariage dans un autre clan. Les femmes étaient la grande puissance dans les clans (gentes) aussi bien que partout ailleurs. A l’occasion, elles n’hésitaient pas à destituer un chef et à le dégrader au rang de simple guerrier [3]. » L’économie domestique communiste, où les femmes appartiennent pour la plupart, sinon toutes, à une seule et même gens, tandis que les hommes se divisent en gentes différentes, est la base concrète de cette prédominance des femmes universellement répandue dans les temps primitifs, et dont c’est le troisième mérite de Bachofen que d’en avoir fait la découverte. J’ajoute encore que les récits des voyageurs et des missionnaires sur le travail excessif qui incombe aux femmes chez les sauvages et les barbares ne contredisent nullement ce qui précède. La division du travail entre les deux sexes est conditionnée par des raisons tout autres que la position de la femme dans la société. Des peuples chez lesquels les femmes doivent travailler beaucoup plus qu’il ne conviendrait selon nos idées ont souvent pour les femmes beaucoup plus de considération véritable que nos Européens. La « dame » de la civilisation, entourée d’hommages simulés et devenue étrangère à tout travail véritable, a une position sociale de beaucoup inférieure à celle de la femme barbare, qui travaillait dur, qui comptait dans son peuple pour une véritable dame (lady, frowa, Frau : domina), et qui d’ailleurs en était une, de par son caractère.

Quant à savoir si le mariage apparié a complètement supplanté de nos jours, en Amérique, le mariage par groupe, seules pourront en décider des recherches plus approfondies sur les peuples du nord-ouest et surtout sur les peuples du sud de l’Amérique qui se trouvent encore au stade supérieur de l’état sauvage. [On relate, sur les peuples du sud de l’Amérique, des exemples si variés de licence sexuelle, qu’une disparition complète de l’ancien mariage par groupe ne paraît guère vraisemblable.] En tout cas, toutes les traces n’en sont pas encore effacées. Au moins dans quarante tribus nord-américaines, l’homme qui épouse une sœur aînée a le droit de prendre également pour femmes toutes les sœurs de celle-ci, dès qu’elles atteignent l’âge voulu : vestige de la communauté des hommes pour toute la série des sœurs. Et Bancroft relate que, dans la presqu’île de Californie (stade supérieur de l’état sauvage), il y a certaines solennités où plusieurs « tribus » se réunissent pour pratiquer le commerce sexuel sans entraves [4]. Ce sont de toute évidence, des gentes qui gardent dans ces fêtes l’obscur souvenir des temps où les femmes d’une gens avaient pour époux communs tous les hommes de l’autre gens. et réciproquement [5]. [Cette même coutume règne encore en Australie. Chez quelques peuples, il arrive que les anciens, les chefs et les prêtres sorciers profitent pour leur compte de la communauté des femmes et monopolisent la plupart de celles-ci ; mais en échange ils doivent, lors de certaines fêtes et grandes assemblées populaires, rétablir véritablement l’ancienne communauté et laisser leurs femmes s’ébattre avec les jeunes hommes. Westermarck (p. 28 et 29) apporte toute une série d’exemples de ces saturnales périodiques, où l’antique liberté de commerce sexuel est remise en vigueur pour un bref laps de temps : chez les Hos, les Santals, les Pandjas et les Kotars de l’Inde, chez quelques peuples africains, etc. ... Chose curieuse, Westermarck en conclut que ce seraient là des survivances non du mariage par groupe, qu’il nie, mais ... de la période de rut, commune à l’homme primitif et aux autres animaux.

Nous abordons maintenant la quatrième grande découverte de Bachofen, la découverte d’une forme largement répandue qui marque la transition du mariage par groupe au mariage apparié. Ce que Bachofen présente comme une pénitence pour la violation des antiques commandements des dieux : la pénitence par laquelle la femme achète son droit à la chasteté n’est en fait que l’expression mystique de la pénitence par laquelle la femme se rachète de l’antique communauté des hommes et conquiert le droit de ne se donner qu’à un seul. Cette pénitence consiste en une prostitution limitée : les femmes babyloniennes devaient, une fois l’an, s’abandonner dans le temple de Mylitta ; d’autres peuples d’Asie mineure envoyaient, pendant des années entières, leurs fines au temple d’Anaïtis, où elles devaient pratiquer l’amour libre avec des favoris de leur choix avant de pouvoir se marier ; des coutumes analogues, parées de semblants religieux, sont communes à presque tous les peuples asiatiques entre la Méditerranée et le Gange. Le sacrifice expiatoire qui permet le rachat devient de plus en plus léger au cours des temps, comme le remarque déjà Bachofen :

« L’offrande renouvelée chaque année cède la place à l’offrande unique ; à l’hétaïrisme des matrones succède celui des jeunes filles ; à sa pratique durant le mariage succède sa pratique avant le mariage ; au don fait indistinctement à tous succède le don à des personnes déterminées. » (Droit maternel, p. XIX.) Chez d’autres peuples, point de camouflage religieux ; chez quelques-uns - dans l’Antiquité, les Thraces, les Celtes, etc . .... et encore de nos jours, chez beaucoup d’aborigènes de l’Inde, chez des peuples malais, chez des insulaires de l’Océanie et chez beaucoup d’Indiens américains, - les filles jouissent jusqu’à leur mariage de la plus grande liberté sexuelle. En particulier, c’est le cas presque partout en Amérique du Sud, ce dont peut témoigner tout voyageur qui a pénétré quelque peu à l’intérieur des terres. C’est ainsi qu’Agassiz (A journey in Brazil, Boston and New York, 1868, p. 266) nous relate ce qui suit : ayant fait la connaissance de la fille de la maison, dans une riche famille d’origine indienne, il s’enquit du père, convaincu que ce devait être le mari de la mère, lequel, en sa qualité d’officier, prenait part à la guerre contre le Paraguay ; mais la mère répondit en souriant : Nad tem pai, he filha da fortuna ; elle n’a pas de père, c’est une enfant du hasard.

« Des femmes indiennes ou de sang mêlé parlent constamment de cette façon, sans honte ni reproche, de leurs enfants illégitimes ; et ceci est fort loin d’être extraordinaire, c’est plutôt le contraire qui serait l’exception. Les enfants ... ne connaissent souvent que leur mère, car c’est à elle qu’incombent tout le souci et toute là responsabilité ; ils ne savent rien de leur père ; il semble d’ailleurs que jamais la femme ne s’avise qu’elle ou ses enfants puissent avoir quelque droit sur lui. » Ce qui paraît étrange, au civilisé, c’est ici, tout simplement, la règle selon le droit maternel et dans le mariage par groupe.

Chez d’autres peuples encore, les amis et les parents du fiancé, ou les convives de la noce, exercent pendant la noce même leur droit traditionnel sur la fiancée et le tour du fiancé ne vient qu’en dernier lieu ; il en était ainsi aux Baléares et chez les Augiles africains dans l’antiquité, et c’est encore le cas, de nos jours, chez les Bareas d’Abyssinie. Ailleurs encore, un personnage officiel, chef de la tribu ou de la gens, cacique, chaman, prêtre, prince, ou quel que soit son titre, représente la collectivité et exerce sur la fiancée le droit de première nuit. Malgré toutes les tentatives des néo-romantiques pour le blanchir, ce jus primae noctis subsiste encore de nos jours, comme vestige du mariage par groupe, chez la plupart des habitants de l’Alaska (BANCROFT : Native Races, I, p. 81), chez les Tahus du nord du Mexique (ibid., p. 584) et chez d’autres peuples ; il a existé durant tout le Moyen Age au moins dans les pays d’origine celtique, en Aragon par exemple, où il est directement sorti du mariage par groupe. Tandis qu’en Castille le paysan n’a jamais été serf, le plus honteux des servages régna en Aragon jusqu’à l’arbitrage, de Ferdinand le Catholique, en 1486. On lit dans ce document [6] :

« Nous jugeons et déclarons que lesdits seigneurs (senyors, barons) ... ne peuvent pas non plus passer la première nuit avec la femme qu’épouse un paysan, qu’ils ne peuvent, en signe de suzeraineté, enjamber pendant la nuit de noces la femme ou le lit, après que la femme se sera couchée ; lesdits seigneurs ne peuvent pas davantage, avec ou sans paiement, se servir de la fille ou du fils du paysan contre le gré de ceux-ci. » (Cité dans le texte catalan original par SUGENHEIM, Le Servage, Pétersbourg, 1861, p. 35.) Bachofen a incontestablement raison, une fois de plus, lorsqu’il affirme de façon péremptoire que le passage de ce qu’il appelle « hétaïrisme » ou « accouplement dévergondé » au mariage conjugal fut essentiellement l’œuvre des femmes. A mesure que les conditions de vie économiques se développaient, sapant du même coup l’antique communisme, et que la densité de la population allait croissant, les relations sexuelles traditionnelles perdaient leur naïveté primitive et devaient sembler de plus en plus humiliantes et oppressives aux femmes qui en venaient à souhaiter, toujours plus ardemment, comme une délivrance, le droit à la chasteté, le droit au mariage temporaire ou durable avec un seul homme. Ce progrès ne pouvait pas émaner des hommes, ne serait-ce que parce que jamais les hommes n’ont eu jusqu’à nos jours l’idée de renoncer aux agréments du mariage par groupe de fait. C’est seulement après que les femmes eurent provoqué le passage au mariage apparié que les hommes purent introduire la stricte monogamie - mais à la vérité ... pour les femmes seulement.

La famille appariée se constitua aux limites de l’état sauvage et de la barbarie, le plus souvent au stade supérieur de l’état sauvage, ça et là seulement au stade inférieur de la barbarie. Elle est, pour la barbarie, la forme de famille caractéristique, comme le mariage par groupe pour l’état sauvage, et la monogamie pour la civilisation. Pour qu’elle continuât son développement jusqu’à la monogamie définitive, il fallut d’autres causes que celles que nous avons vu agir jusqu’ici. Dans la famille appariée, le groupe était déjà réduit à son unité dernière, sa molécule là deux atomes] : un homme et une femme. La sélection naturelle avait accompli son oeuvre dans l’exclusion toujours plus rigoureuse de la communauté des mariages ; il ne lui restait plus rien à faire dans ce sens. Donc, si des forces motrices nouvelles, des forces sociales n’entraient point en jeu, il -n’y avait aucune raison pour qu’une nouvelle forme de famille sortît de la famille appariée. Mais ces forces motrices entrèrent en jeu.

Nous quittons maintenant l’Amérique, terre classique de la famille appariée. Aucun indice ne permet de conclure qu’une forme de famille plus élevée s’y soit développée ; que jamais, avant la découverte et la conquête, la monogamie y ait existé nulle part solidement. Il en va tout autrement dans le Vieux Monde.

Ici, la domestication des animaux et l’élevage des troupeaux avaient développé une source de richesse insoupçonnée jusque-là et créé des rapports sociaux tout à fait nouveaux. jusqu’au stade inférieur de la barbarie, la richesse fixe avait consisté presque uniquement dans la maison, les vêtements, de grossiers bijoux et les instruments nécessaires à l’acquisition et à la préparation de la nourriture : barque, armes, ustensiles de ménage des plus rudimentaires. Quant à la nourriture, il fallait chaque jour la conquérir à nouveau. Désormais, les peuples pasteurs gagnaient du terrain : les Aryens, dans le Pendjab et la vallée du Gange aux Indes, aussi bien que dans les steppes encore plus abondamment arrosées de l’Oxus et de l’Iaxarte, les Sémites, sur les rives de l’Euphrate et du Tigre ; avec leurs troupeaux de chevaux, de chameaux, d’ânes, de bœufs, de moutons, de chèvres et de porcs, ils avaient acquis une propriété qui ne demandait qu’une surveillance et les soins les plus élémentaires pour se reproduire en nombre toujours croissant et pour fournir la nourriture la plus abondante en lait et en viande. Tous les moyens antérieurs pour se procurer des aliments passèrent à l’arrière-plan ; la chasse, cessant d’être une nécessité, devint alors un luxe.

A qui donc appartenait cette richesse nouvelle ? A l’origine, elle appartenait sans aucun doute à la gens. Mais de bonne heure déjà la propriété privée des troupeaux a dû se développer. Il est difficile de dire si l’auteur de ce qu’on appelle le premier Livre de Moïse considérait le patriarche Abraham comme propriétaire de ses troupeaux en vertu de son droit propre [comme chef d’une communauté familiale], ou en vertu de sa qualité de chef effectivement héréditaire d’une gens. Ce qui est bien certain, c’est que nous ne devons pas nous le représenter comme propriétaire au sens moderne. Et ce qui est aussi certain, c’est qu’au seuil de l’histoire pour laquelle nous possédons des documents, nous trouvons que les troupeaux étaient déjà partout [propriété particulière des chefs de famille] [7], au même titre que les produits de l’art barbare : ustensiles de métal, articles de luxe, au même titre enfin que le bétail humain : les esclaves.

Car l’esclavage aussi était inventé, dès ce moment-là. Pour le barbare du stade inférieur, l’esclave était sans valeur. Aussi les Indiens américains procédaient-ils avec leurs ennemis vaincus tout autrement qu’on ne fit à un stade supérieur. On tuait les hommes, ou bien on les adoptait comme frères dans la tribu des vainqueurs ; on épousait les femmes, ou bien on les adoptait, elles aussi, avec leurs enfants survivants. A ce stade, la force de travail humaine ne fournit pas encore d’excédent appréciable sur ses frais d’entretien. Il en fut tout autrement avec l’introduction de l’élevage, du travail des métaux, du tissage et, enfin, de l’agriculture. Les femmes, qu’il était si facile autrefois de se procurer, avaient pris une valeur d’échange et étaient achetées ; il en fut de même des forces de travail, surtout à partir du moment où les troupeaux devinrent définitivement propriété [familiale] [8]. La famille ne se multipliait pas aussi vite que le bétail. On avait besoin d’un plus grand nombre de gens pour surveiller les troupeaux ;- on pouvait utiliser à cette fin le prisonnier de guerre ennemi qui, de surcroît, pouvait faire souche tout comme le bétail lui-même.

Une fois qu’elles furent passées dans la propriété privée [des familles] et qu’elles s’y furent rapidement accrues, de pareilles richesses portèrent un coup très rude à la société basée sur le mariage apparié et sur la gens [à droit maternel]. Le mariage apparié avait introduit dans la famille un élément nouveau. A côté de la vraie mère, il avait placé le vrai père, le père attesté, et vraisemblablement beaucoup plus authentique que bien des « pères » de nos jours. D’après la division du travail en vigueur dans la famille à cette époque, il incombait à l’homme de procurer la nourriture et les instruments de travail nécessaires à cet effet ; par suite, il était donc propriétaire de ces instruments de travail ; il les emportait, en cas de séparation, tandis que la femme gardait les objets de ménage. Selon la coutume en vigueur dans cette société, l’homme était donc également propriétaire de la nouvelle source d’alimentation, le bétail, et plus tard du nouveau moyen de travail, les esclaves. Mais, selon la coutume de cette même société, ses enfants ne pouvaient pas hériter de lui. Voici ce qu’il en était :

Selon le droit maternel, c’est-à-dire tant que la filiation ne fut comptée qu’en ligne féminine, et selon la coutume héréditaire primitive de la gens, les parents gentilices héritaient au début de leurs proches gentilices décédés. La fortune devait rester dans la gens. Étant donné l’infime valeur des objets à léguer, il se peut que, dans la pratique, cet héritage soit passé depuis toujours aux plus proches parents gentilices, c’est-à-dire aux [consanguins] [9] du côté maternel. Or les enfants du défunt n’appartenaient pas à sa gens, mais à celle de leur mère ; ils héritaient de leur mère [au début] [10] avec les autres [consanguins] (1) de celle-ci, et plus tard peut-être en première ligne ; mais ils ne pouvaient pas hériter de leur père, parce qu’ils n’appartenaient pas à la gens de celui-ci, dans laquelle devait rester sa fortune. A la mort du propriétaire des troupeaux, ceux-ci seraient donc passés d’abord à ses frères et sœurs et aux enfants de ses sœurs, ou aux descendants des sœurs de sa mère. Mais ses propres enfants étaient déshérités.

Donc, au fur et à mesure que les richesses s’accroissaient, d’une part elles donnaient dans la famille une situation plus importante à l’homme qu’à la femme, et, d’autre part, elles engendraient la tendance à utiliser cette situation affermie pour renverser au profit des enfants l’ordre de succession traditionnel. Mais cela n’était pas possible, tant que restait en vigueur la filiation selon le droit maternel. C’est donc celle-ci qu’il fallait renverser tout d’abord, et elle fut renversée. Ce ne fut pas aussi difficile qu’il nous semblerait aujourd’hui. Car cette révolution - une des plus radicales qu’ait jamais connues l’humanité - n’eut pas besoin de toucher à un seul des membres vivants d’une gens. Tous les membres de la gens purent rester ce qu’ils étaient auparavant. Il suffisait de décider qu’à l’avenir les descendants des membres masculins resteraient dans la gens, et que les descendants des membres féminins en seraient exclus et passeraient dans la gens de leur père. Ainsi, la filiation en ligne féminine et le droit d’héritage maternel étaient abolis, la ligne de filiation masculine et le droit d’héritage paternel étaient instaurés. Nous ne savons ni à quelle époque, ni de quelle façon cette révolution s’est accomplie chez les peuples civilisés. Elle appartient entièrement à la période préhistorique. Quant au fait mime qu’elle a été réalisée, les nombreux vestiges de droit maternel recueillis notamment par Bachofen le prouvent surabondamment [11] ; nous voyons avec quelle facilité elle s’effectue, en l’observant dans toute une série de tribus indiennes où elle ne s’est accomplie que récemment ou s’accomplit encore de nos jours, tant sous l’influence d’une richesse accrue et de changements dans le mode d’existence (migration de la forêt dans la prairie) que par l’action morale de la civilisation et des missionnaires. Six tribus du Missouri sur huit ont une filiation et un ordre de succession en ligne masculine, mais les deux autres ont encore une filiation et un ordre de succession en ligne féminine. Chez les Shawnes, les Miamies et les Delawares s’est implantée la coutume de faire passer les enfants dans la gens paternelle en leur donnant un nom gentilice qui appartient à celle-ci, afin qu’ils puissent hériter de leur père.

« Casuistique innée qui pousse l’homme à changer les choses en changeant leur nom 1 Et à trouver le biais qui permette, en restant dans la tradition, de rompre la tradition, quand un intérêt direct donnait l’impulsion suffisante ! » (Marx) [12]. Il en résulta un brouillamini inextricable, auquel on ne put remédier, et auquel on ne remédia, en partie, que par le passage au droit paternel. « Ceci parait, somme toute, la transition la plus naturelle. » (Marx [13]) [Quant à ce que peuvent nous dire les spécialistes de droit, comparé sur la façon dont cette transition s’accomplit chez les peuples civilisés du vieux monde, - et à la vérité, cela se réduit à des hypothèses -, voir M. KOVALEVSKI : Tableau des origines et de l’évolution de la famille et de la Propriété, Stockholm, 1890.

Le renversement du droit maternel fut la grande défaite historique du sexe féminin. Même à la maison, ce fut l’homme qui prit en main le gouvernail ; la femme fut dégradée, asservie, elle devint esclave du plaisir de l’homme et simple instrument de reproduction. Cette condition avilie de la femme, telle qu’elle apparaît notamment chez les Grecs de l’époque héroïque, et plus encore de l’époque classique, on la farde graduellement, on la pare de faux semblants, on la revêt parfois de formes adoucies ; mais elle n’est point du tout supprimée.

Le pouvoir exclusif des hommes une fois établi, son premier effet se fait sentir dans la forme intermédiaire de la famille patriarcale qui apparaît alors. Ce qui la caractérise essentiellement, ce n’est pas la polygamie, sur laquelle nous reviendrons plus tard, mais

« l’organisation d’un certain nombre d’individus, libres ou non, qui constituent une famille sous l’autorité paternelle du chef de celle-ci. Dans la forme sémitique, ce chef de famille vit en polygamie, les esclaves ont une femme et des enfants, et le but de l’organisation tout entière est la garde des troupeaux sur un terrain délimité [14]. » L’essentiel, c’est l’incorporation des esclaves et l’autorité paternelle ; c’est pourquoi le type accompli de cette forme de famille est la famille romaine. Le mot familia ne signifie pas, à l’origine, cet idéal du philistin contemporain, fait de sentimentalisme et de scènes de ménage ; tout d’abord, il ne s’applique même pas, chez les Romains, au couple et aux enfants de celui-ci, mais aux seuls esclaves. Famulus veut dire « esclave domestique » et la familia, c’est l’ensemble des esclaves qui appartiennent à un même homme. Encore au temps de Gaïus la familia « id est patrimonium » (c’est-à-dire la part d’héritage) était léguée par testament. L’expression fut inventée par les Romains afin de désigner un nouvel organisme social dont le chef tenait sous l’autorité paternelle romaine la femme, les enfants et un certain nombre d’esclaves, et avait, sur eux tous, droit de vie et de mort.

« Le mot n’est donc pas plus ancien que le système familial cuirassé des tribus latines qui se constitua après l’introduction de l’agriculture et de l’esclavage légal, et après que se furent séparés les Italiotes aryens et les Grecs [15]. » Marx ajoute :

« La famille moderne contient en germe non seulement l’esclavage (servitus), mais aussi le servage, puisqu’elle se rapporte, de prime abord, à des services d’agriculture. Elle contient en miniature tous les antagonismes qui, par la suite, se développeront largement, dans la société et dans Son État [16]. » Cette forme de famille marque le passage du mariage apparié à la monogamie. Pour assurer la fidélité de la femme, donc la paternité des enfants, la femme est livrée au pouvoir discrétionnaire de l’homme : s’il la tue, il ne fait qu’exercer son droit.

[Avec la famille patriarcale, nous entrons dans le domaine de l’histoire écrite ; c’est alors que la science du droit comparé peut nous être d’un grand secours. Et en effet, cette science nous a apporté ici un progrès essentiel. Nous devons à Maxime Kovalevski (Tableau des origines et de l’évolution de la famille et de la Propriété, Stockhohn, 1890, pp. 60-100) la preuve que la communauté domestique patriarcale, telle que nous la trouvons encore de nos jours chez les Serbes et les Bulgares sous le nom de zádruga (qu’on pourrait traduire par « Amicale ») ou bratstvo (« Fraternité »), et sous une forme modifiée, chez des peuples orientaux, a formé le stade transitoire entre la famille de droit maternel, issue du mariage par groupe, et la famille conjugale du monde moderne. Ceci paraît prouvé, tout au moins pour les peuples civilisés du monde antique, pour les Aryens et les Sémites.

La zádruga des Slaves du Sud offre le meilleur exemple encore vivant d’une communauté familiale de ce genre. Elle englobe plusieurs générations des descendants d’un même père qui habitent tous, ainsi que leurs femmes, dans une seule ferme, cultivent ensemble leurs champs, se nourrissent et s’habillent grâce aux provisions communes et possèdent en commun l’excédent de leurs produits. La communauté est placée sous l’administration supérieure du maître de la maison (domacin) qui la représente à l’extérieur, a le droit d’aliéner les objets de peu de valeur, tient la caisse et porte la responsabilité de celle-ci et de la marche régulière des affaires. Il est élu et n’est pas nécessairement le doyen. Les femmes et leurs travaux sont placés sous la direction de la maîtresse de la maison (domacïca), qui est ordinairement la femme du domacin. Elle a aussi voix délibérative, et souvent même prépondérante, dans le choix d’un mari pour les jeunes filles. Mais le pouvoir suprême réside dans le conseil de famille, dans l’assemblée de tous les associés adultes, hommes et femmes. C’est à cette assemblée que le maître de la maison rend des comptes ; c’est elle qui prend les résolutions décisives, elle encore qui exerce la juridiction sur tous les membres de la communauté, décide des achats et des ventes d’une certaine importance, notamment de la propriété foncière, etc.

Il n’y a guère plus d’une dizaine d’années que la persistance de ces grandes associations familiales a été prouvée également en Russie [17]. On reconnaît généralement de nos jours qu’elles sont non moins enracinées dans les mœurs russes populaires que l’obscina, ou communauté villageoise. Elles figurent dans le plus ancien code russe, la Pravda de Iaroslav [18], sous le même nom (vervj) que dans les lois dalmates [19] et se retrouvent également dans les sources historiques polonaises et tchèques.

Chez les Germains, d’après Heusler (Institutions de droit germanique [20]), l’unité économique n’est pas non plus, à l’origine, la famille conjugale au sens moderne, mais l’« association domestique », qui se compose de plusieurs générations, ou encore de plusieurs familles conjugales, et qui, par surcroît, englobe assez souvent des esclaves. La famille romaine, elle aussi, se ramène à ce type et c’est pourquoi le pouvoir absolu du père et l’absence de droits des autres membres de la famille vis-à-vis de lui sont fortement controversés depuis quelque temps. Des associations familiales du même genre auraient également existé chez les Celtes d’Irlande ; en France, elles se maintinrent dans le Nivernais, sous le nom de parçonneries, jusqu’à la Révolution, et elles n’ont pas encore complètement disparu de nos jours en Franche-Comté. Dans la région de Louhans (Saône-et-Loire), on voit de grandes maisons paysannes qui ont une salle commune centrale, haute, montant jusqu’au toit ; tout autour, il y a les chambres à coucher auxquelles on accède par des escaliers de six à huit marches. Plusieurs générations de la même famille y habitent [21].

Aux Indes, la communauté domestique avec culture en commun du sol est déjà mentionnée par Néarque, au temps d’Alexandre le Grand, et elle subsiste encore de nos jours dans la même région, au Pendjab et dans tout le nord-ouest du pays [22]. Kovalevski lui-même a pu en prouver l’existence au Caucase. En Algérie, elle subsiste chez les Kabyles. Elle aurait même existé en Amérique ; on prétend la reconnaître dans les calpullis [23] de l’ancien Mexique, que décrit Zurita [24] par contre, Cunow (Ausland, 1890, no 42-44) a prouvé assez clairement qu’au Pérou, à l’époque de la conquête, existait une sorte de constitution de la marche (et la marche, fait étrange, s’y appelait marca), avec partage périodique des terres cultivées, donc culture individuelle [25].

En tout cas, la communauté domestique patriarcale avec propriété et culture du sol en commun prend maintenant une tout autre importance que précédemment. Nous ne pouvons pas douter plus longtemps du puissant rôle de transition qu’elle a joué entre la famille de droit maternel et la famille conjugale, chez les peuples civilisés et chez maints autres peuples du monde antique. Nous reparlerons plus loin de l’autre déduction de Kovalevski, selon laquelle la communauté domestique patriarcale constituait également le stade transitoire d’où est issue la commune de village ou de marche, avec culture individuelle et partage d’abord périodique, puis définitif des champs et des pâturages.

En ce qui concerne la vie familiale au sein de ces communautés domestiques, il y a lieu de remarquer qu’à tout le moins en Russie le chef de la maison a la réputation d’abuser fortement de sa situation vis-à-vis des jeunes femmes de la communauté, et plus particulièrement de ses brus, et de s’en constituer bien souvent un harem ; point sur lequel les chansons populaires russes sont assez éloquentes.

Avant de passer à la monogamie, qui se développa rapidement avec l’écroulement du droit maternel, quelques mots encore sur la polygamie et la polyandrie. Ces deux formes de mariage ne peuvent être que des exceptions et, pour ainsi dire, des produits de luxe de l’histoire, à moins qu’elles ne se présentent simultanément dans un même pays, ce qui n’est pas le cas, comme on sait. Donc, puisque les hommes exclus de la polygamie ne peuvent se consoler auprès des femmes laissées de côté par la polyandrie et que le nombre des hommes et des femmes, sans égard aux institutions sociales, est resté jusqu’ici sensiblement égal, il est donc impossible que l’une ou l’autre de ces formes de mariage se généralise. En fait, la polygamie d’un homme était de toute évidence le produit de l’esclavage et se limitait à quelques situations exceptionnelles. Dans la famille sémitique patriarcale, seul le patriarche lui-même, et tout au plus quelques-uns de ses fils, vivent en polygamie ; les autres doivent se contenter d’une femme. Il en est ainsi de nos jours encore dans tout l’Orient ; la polygamie est un privilège des riches et des grands, et s’entretient principalement par l’achat d’esclaves ; la masse du peuple vit en monogamie. Non moins exceptionnelle est la polyandrie aux Indes et au Tibet ; polyandrie dont on n’a pas encore approfondi l’origine, intéressante à coup sûr, et qui se rattache [au mariage par groupe] [26]. Elle semble d’ailleurs beaucoup plus tolérante, en pratique, que la jalouse organisation du harem chez les mahométans. Chez les Naïrs des Indes, tout au moins, trois ou quatre hommes, ou plus, ont bien une femme commune ; mais chacun d’eux peut, à part cela, avoir en commun avec trois autres hommes ou plus une deuxième femme, et de même une troisième, quatrième, etc. C’est miracle que Mac Lennan n’ait. pas découvert, dans ces clubs conjugaux, qui permettent à leurs membres d’appartenir à plusieurs clubs en même temps et que Mac Lennan décrit lui-même, la nouvelle classe du mariage Par club. [Cette pratique du club conjugal n’est d’ailleurs point du tout une polyandrie véritable ; c’est au contraire, comme le remarquait déjà Giraud-Teulon, une forme spécialisée du mariage par groupe ; les hommes vivent en polygamie, les femmes, en polyandrie.]


Notes

[1] Dans la Première édition : la famille punaluenne.

[2] MORGAN : Ancient Society, p. 459.

[3] Cette citation est faite d’après MORGAN : Ancient Society, p. 455. La lettre complète d’Arthur Wright (datée du 19 mai 1874 - et non 1873 comme chez Morgan) a été publiée dans la revue American Anthropologist, New Series, Menasha, Wisconsin, 1933, no 1, pp. 138-140.

[4] BANCROFT : The native Races of the Pacific States of North America. Vol. I, Leipzig, 1875, pp. 352-353.

[5] Dans la première édition venait ensuite ce Passage : Des vestiges semblables dans le monde antique sont suffisamment connus, ainsi le fait que les jeunes filles phéniciennes s’abandonnaient dans le temple aux fêtes d’Astaroth ; même le droit médiéval de la première nuit, qui, bien que des néo-romantiques allemands aient essayé de le blanchir, a eu une existence très tangible, est un élément de famille punaluenne transmis sans doute par la gens celtique (le clan).

[6] Il s’agit de la sentence de Guadalupe, arbitrage rendu le 21 avril 1486 par Ferdinand le Catholique à la suite d’une révolte paysanne qui obligea le roi à des concessions.

[7] Dans la première édition : propriété privée de certains chefs de famille.

[8] Dans la première édition : privée.

[9] Dans la première édition : agnats.

[10] Dans la Première édition : d’abord.

[11] Dans la première édition : et.

[12] Archiv, p. iii.

[13] Archiv, p. 112.

[14] MORGAN, Op. cit., pp. 465-466.

[15] MORGAN, Op. cit., p. 470.

[16] Archiv, p. 31.

[17] KOVALEVSKI : Pervobytnoïe Pravo. Vipousk I. God, Moscou, 1886. Kovalevski s’appuyait sur les travaux d’Orchanski (1875) et Jefimenko (1876).

[18] Pravda de Iaroslav : première partie de la version la plus ancienne de la Rouskaia Pravda, code qui reprend le droit coutumier en vigueur aux XIe et XIIe siècles.

[19] Lois dalmates, recueil de lois qui resta en vigueur du XVe au XVIIe siècle sur le territoire de Poljica (Dalmatie).

[20] HEUSLER : Institutionen des Deutschen Privatrechts, tome 2, Leipzig, 1886, p. 271.

[21] Dans la première édition, ce passage était inclus dans un autre développement. Cf. p. 143, note 2.

[22] La remarque de Néarque est citée dans la Géographie de Strabon au livre XV, chap. I.

[23] Communauté domestique des Aztèques.

[24] Le rapport de Alonzo de Zurita sur les calpullis a été édité pour la première fois dans : Voyages, relations et mémoires originaux pour servir à l’histoire de la découverte de l’Amérique, publiés pour la première fois en français par H. Ternaux-Compans, Paris, 1840, tome II, pp. 50-64.

[25] CUNOW : « Die altperuanischen Dorf- und Mark genossenschaftens dans la revue das Ausland de 20/X., 27/X. et 3/XL., 1890.

[26] Dans la première édition : à la famille punaluenne.

4. La famille monogamique Ainsi qu’il a été montré précédemment, elle naît de la famille appariée, à l’époque qui forme la limite entre les stades moyen et supérieur de la barbarie ; sa victoire définitive est une des marques de la civilisation commençante. Elle est fondée sur la domination de l’homme, avec le but exprès de procréer des enfants d’une paternité incontestée, et cette paternité est exigée parce que ces enfants entreront un jour en possession de la fortune paternelle, en qualité d’héritiers directs. Elle se distingue du mariage apparié par une solidité beaucoup plus grande du lien conjugal, qui ne peut plus être dénoué au gré des deux parties. En règle générale, c’est maintenant l’homme qui peut seul dénouer le lien et répudier sa femme. Le droit d’infidélité conjugale lui reste d’ailleurs garanti jusqu’à présent, du moins par la coutume (le Code Napoléon le concède expressément à l’homme, pourvu qu’il n’amène pas sa concubine au domicile conjugal [1]) et ce droit s’exerce toujours davantage, à mesure que le développement social va s’élevant ; si la femme se souvient de l’antique pratique sexuelle et veut la restaurer, elle est punie plus sévèrement qu’à toute autre période antérieure.

La nouvelle forme de famille nous apparaît chez les Grecs dans toute sa rigueur. Comme l’a noté Marx, le rôle des déesses dans la mythologie figure une époque plus ancienne, où les femmes avaient encore une situation plus libre, plus estimée ; mais à l’époque héroïque, nous trouvons la femme [2] [déjà avilie par la prédominance de l’homme et la concurrence des esclaves. Qu’on lise plutôt, dans L’Odyssée, comme Télémaque tance sa mère et lui impose silence. Dans Homère, les jeunes femmes capturées sont livrées au bon caprice sensuel des vainqueurs ; chacun à leur tour, dans l’ordre hiérarchique, les chefs choisissent les plus belles ; on sait que toute L’Iliade gravite autour d’une querelle entre Achille et Agamemnon, à propos d’une de ces esclaves. Pour chaque héros homérique de quelque importance, on mentionne la jeune captive avec qui il partage sa tente et son lit. Le vainqueur emmène ces jeunes filles au pays et à la maison conjugale : c’est ainsi que, dans Eschyle, Agamemnon emmène Cassandre ; les fils nés de ces esclaves reçoivent une petite part de l’héritage paternel et sont considérés comme des hommes libres ; ainsi Teucer, fils illégitime de Télamon, a le droit de porter le nom de son père. On estime que la femme légitime doit supporter tout cela, mais qu’elle doit observer elle-même strictement la chasteté et la fidélité conjugale. La femme grecque de l’époque héroïque est plus respectée, il est vrai, que celle de la période civilisée ; mais en définitive elle n’est pour l’homme que la mère de ses héritiers légitimes, la gouvernante suprême de la maison et la surveillante des femmes esclaves dont il peut faire et fait à son gré ses concubines. L’existence de l’esclavage à côté de la monogamie, la présence de belles et jeunes esclaves qui appartiennent à l’homme corps et âme, voilà ce qui imprime dès le début à la monogamie son caractère spécifique : celui de n’être monogamie que Pour la femme seulement, et non pour l’homme. Ce caractère, elle le garde encore de nos jours.

Pour les Grecs d’époque plus tardive, il convient de distinguer entre Doriens et Ioniens. Les premiers, dont l’exemple classique est Sparte, ont encore, à bien des égards, des rapports matrimoniaux de caractère plus primitif que ne les dépeint Homère lui-même. A Sparte règne le mariage apparié, modifié selon les idées spartiates sur l’État, et qui présente encore bien des réminiscences du mariage par groupe. Les mariages sans enfants sont dissous ; le roi Anaxandridas (vers 650 avant notre ère) adjoignit une seconde femme à son épouse stérile et entretint deux ménages ; à la même époque, le roi Ariston, ayant deux femmes stériles, en prit une troisième, mais répudia par contre l’une des deux premières. D’autre part, plusieurs frères pouvaient avoir une femme commune ; l’ami, à qui la femme de son ami plaisait davantage, pouvait la partager avec lui ; et l’on jugeait convenable de mettre sa femme à la disposition d’un vigoureux « étalon » (comme dirait Bismarck), même si celui-ci ne comptait pas au nombre des citoyens. Un passage de Plutarque, où l’on voit une Spartiate renvoyer à son mari le soupirant qui la poursuit de ses propositions, semble indiquer (d’après Schönmann) qu’une liberté encore plus grande aurait régné dans les mœurs [3]. Aussi l’adultère véritable, l’infidélité de la femme à l’insu de son mari, était-il chose inouïe. D’autre part, l’esclavage domestique était inconnu à Sparte, du moins à la meilleure époque ; les serfs ilotes logeaient à part, dans les domaines ; la tentation de s’en prendre à leurs femmes était donc moindre pour les Spartiates [4]. Il résultait nécessairement de toutes ces circonstances que les femmes de Sparte avaient une situation beaucoup plus respectée que chez les autres Grecs. Les femmes spartiates et l’élite des hétaïres athéniennes sont les seules femmes grecques dont les Anciens parlent avec respect et dont ils prennent la peine de consigner les propos.

Il en va tout autrement chez les Ioniens, pour lesquels Athènes fournit un cas typique. Les jeunes filles apprenaient seulement à filer tisser et coudre, tout au plus à lire et à écrire un peu. Elles étaient pour ainsi dire cloîtrées et ne fréquentaient que d’autres femmes. Le gynécée était une partie distincte de la maison, à l’étage supérieur ou donnant sur le derrière ; des hommes, et surtout des étrangers, n’y avaient pas facilement accès ; les femmes s’y retiraient, lors de visites masculines. Elles ne sortaient pas sans être accompagnées d’une esclave ; à la maison, elles étaient placées sous une surveillance effective ; Aristophane parle des molosses qui servaient à effrayer les amants, et dans les villes asiatiques, à tout le moins, on avait, pour surveiller les femmes, des eunuques qu’au temps d’Hérodote on fabriquait déjà à Chio pour en faire le commerce et qui, selon Wachsmuth, n’étaient pas seulement achetés par les Barbares [5]. Dans Euripide, la femme est qualifiée d’oikourema, « objet pour l’entretien du ménage » (le mot est neutre) et, mis à part le soin de procréer des enfants, elle n’était pour l’Athénien que la servante principale. L’homme avait ses exercices gymniques, ses débats publics dont la femme était exclue. De plus, il avait souvent aussi des femmes esclaves à sa disposition et, à l’apogée d’Athènes, une prostitution fort étendue et à tout le moins favorisée par l’État. Ce fut précisément sur la base de cette prostitution que se développèrent les seuls caractères de femmes grecques qui, par l’esprit et l’éducation du goût artistique, dominaient d’aussi haut le niveau général du monde féminin antique que les femmes spartiates le dominaient par le caractère. Mais si, pour devenir femme, il fallait d’abord se faire hétaïre, c’est bien la plus sévère condamnation de la famille athénienne.

Cette famille athénienne devint, au cours des temps, le type sur lequel non seulement le reste des Ioniens, mais aussi, et de plus en plus, tous les Grecs du continent et des colonies modelèrent leurs rapports domestiques. Malgré la séquestration et la surveillance, les Grecques trouvaient tout de même assez souvent l’occasion de duper leurs maris. Ceux-ci, qui auraient rougi de montrer de l’amour pour leurs femmes, s’amusaient à toutes sortes d’intrigues amoureuses avec les hétaïres ; mais l’avilissement des femmes eut sa revanche dans celui des hommes et les avilit jusqu’à les faire tomber dans la pratique répugnante de la pédérastie et se déshonorer eux-mêmes en déshonorant leurs dieux par le mythe de Ganymède.

Telle fut l’origine de la monogamie, pour autant que nous la puissions étudier chez le peuple le plus civilisé et le plus développé de l’Antiquité. Elle ne fut aucunement je fruit de l’amour sexuel individuel, avec lequel elle n’avait absolument rien à voir, puisque les mariages restèrent, comme par le passé, des mariages de convenance. Ce fut la première forme de famille basée non sur des conditions naturelles, mais sur des conditions économiques [6] à savoir : la victoire de la propriété privée sur la propriété commune primitive et spontanée]. Souveraineté de l’homme dans la famille et procréation d’enfants qui ne pussent être que de lui et qui étaient destinés à hériter de sa fortune, -tels étaient, proclamés sans détours par les Grecs, les buts exclusifs du mariage conjugal. Au reste, ce mariage leur était un fardeau, un devoir envers les dieux, l’État et leurs propres ancêtres, devoir qu’il leur fallait bien accomplir. [A Athènes, la loi n’imposait pas seulement le mariage, mais aussi l’accomplissement par le mari d’un minimum de ce qu’on appelle les devoirs conjugaux.]

Le mariage conjugal n’entre donc point dans l’histoire comme la réconciliation de l’homme et de la femme, et bien moins encore comme la forme suprême du mariage. Au contraire : il apparaît comme l’assujettissement d’un sexe par l’autre, comme la proclamation d’un conflit des deux sexes, inconnu jusque-là dans toute la préhistoire. Dans un vieux manuscrit inédit [7], composé par Marx et moi-même en 1846, je trouve ces lignes : « La première division du travail est celle entre l’homme et la femme pour la procréation. » Et je puis ajouter maintenant : La première opposition de classe qui se manifeste dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin. Le mariage conjugal fut un grand progrès historique, mais en même temps il ouvre, à côté de l’esclavage et de la propriété privée, cette époque qui se prolonge jusqu’à nos jours et dans laquelle chaque progrès est en même temps un pas en arrière relatif, puisque le bien-être et le développement des uns sont obtenus par la souffrance et le refoulement des autres. Le mariage conjugal est la forme-cellule de la société civilisée, forme sur laquelle nous pouvons déjà étudier la nature des antagonismes et des contradictions qui s’y développent pleinement.

L’ancienne liberté relative des relations sexuelles ne disparut point du tout avec le triomphe du mariage apparié, ni même du mariage conjugal.

« L’ancien système matrimonial, ramené à des limites plus étroites par l’extinction graduelle des groupes punaluens, servait encore de milieu à la famille en voie de développement et s’agrippa à elle jusqu’à l’époque de la civilisation naissante ... Il disparut finalement dans la forme nouvelle de l’hétaïrisme, qui s’attache à l’humanité jusque dans sa période de civilisation, comme une ténébreuse ombre portée qui pèse sur la famille [8]. » Sous le nom d’hétaïrisme, Morgan entend les relations extraconjugales des hommes avec des femmes non mariées, en marge du mariage conjugal, relations florissantes, comme on sait, sous leurs formes les plus variées pendant toute la période de civilisation, et qui tournent de plus en plus à la prostitution ouverte. Cet [hétaïrisme descend directement du mariage par groupe, de l’abandon de leur corps par lequel les femmes s’acquéraient le droit à la chasteté. Se donner pour de l’argent fut tout d’abord un acte religieux ; il se déroulait dans le temple de la déesse de l’Amour et à l’origine l’argent était versé au trésor du temple. Les hiérodules [9] d’Anaïtis en Arménie, d’Aphrodite à Corinthe, tout comme les danseuses sacrées attachées aux temples de l’Inde et qu’on appelle bayadères (ce mot est une corruption du portugais bailadeira, danseuse) furent les premières prostituées. Cet abandon de leur corps, qui fut à l’origine un devoir pour toutes les femmes, fut plus tard exercé par les prêtresses seules en remplacement de toutes les autres femmes. Chez d’autres peuples, l’hétaïrisme dérive de la liberté sexuelle accordée aux filles avant le mariage ; - c’est donc, là encore, un vestige du mariage par groupe, qui nous est seulement parvenu par une autre voie. Dès qu’apparaît l’inégalité des biens matériels, c’est-à-dire dès le stade supérieur de la barbarie, le salariat apparaît sporadiquement à côté du travail servile et, en même temps, comme son corrélatif nécessaire, la prostitution professionnelle des femmes libres à côté de l’abandon obligatoire de son corps par la femme esclave. Ainsi, l’héritage que le mariage par groupe a légué à la civilisation est à double face, comme tout ce que crée la civilisation est à double face, équivoque, à double tranchant, contradictoire : ici la monogamie, là l’hétaïrisme, y compris sa forme extrême, la prostitution. L’hétaïrisme est une institution sociale tout comme une autre ; il maintient l’antique liberté sexuelle ... en faveur des hommes. Non seulement toléré en fait, mais allégrement pratiqué, surtout par les classes dirigeantes, il est condamné en paroles. En réalité cependant, cette réprobation n’atteint aucunement les partenaires masculins, mais seulement les femmes ; on met celles-ci au ban de la société, on les repousse, afin de proclamer ainsi, une fois encore, comme loi fondamentale de la société, la suprématie inconditionnelle de l’homme sur le sexe féminin.

[Mais par là se développe, dans la monogamie elle-même, une seconde antinomie. A côté du mari, qui agrémente son existence grâce à l’hétaïrisme, il y a l’épouse délaissée.] Et [10] l’on ne peut avoir l’un des termes de l’antinomie sans l’autre, non plus qu’on ne peut avoir encore dans sa main une pomme entière, après en avoir mangé la moitié. Il semble néanmoins que telle ait été l’opinion des hommes jusqu’à ce que les femmes leur eussent ouvert les yeux. Avec le mariage conjugal apparaissent constamment deux personnages sociaux caractéristiques, qui étaient inconnus jusqu’alors : l’amant régulier de la femme et le cocu. Les hommes avaient remporté la victoire sur les femmes, mais les vaincues se chargèrent généreusement de couronner leurs vainqueurs. A côté du mariage conjugal et de l’hétaïrisme, l’adultère devint une institution sociale inéluctable, - proscrite, sévèrement punie, mais impossible à supprimer. La certitude de la paternité reposa, comme par le passé, tout au plus sur une conviction morale ; et pour résoudre l’insoluble contradiction, le Code Napoléon décréta : « Art. 312. L’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari.

Tel est l’ultime résultat de trois mille ans de mariage conjugal.

Dans la famille conjugale, - dans les cas qui gardent l’empreinte de son origine historique et font clairement apparaître le conflit entre l’homme et la femme tel qu’il se manifeste par l’exclusive domination de l’homme, - nous avons donc une image réduite des mêmes antagonismes et contradictions dans lesquels se meut la société divisée en classes depuis le début de la civilisation, sans pouvoir ni les résoudre, ni les surmonter. Naturellement, je ne parle ici que de ces cas de mariage conjugal où la vie matrimoniale suit effectivement l’ordonnance du caractère originel de toute cette institution, mais où la femme se rebelle contre la domination de l’homme. Que tous les mariages ne se passent pas de la sorte, nul ne le sait mieux que le philistin allemand, tout aussi incapable d’assurer sa suprématie à la maison que dans l’État et dont la femme porte en conséquence et de plein droit la culotte dont il n’est pas digne. Mais, en revanche, il se croit bien supérieur à son compagnon d’infortune français, à qui il advient, plus souvent qu’à lui-même, des mésaventures beaucoup plus fâcheuses.

La famille conjugale n’a d’ailleurs pas revêtu partout et toujours la forme classique et rigoureuse qu’elle avait chez les Grecs. Chez les Romains qui, en leur qualité de futurs conquérants du monde, avaient des vues plus larges, quoique moins subtiles que les Grecs, la femme était plus libre et jouissait d’une plus grande considération. Le Romain croyait la fidélité conjugale suffisamment garantie par le droit de vie et de mort qu’il avait sur sa femme. D’ailleurs, la femme pouvait, tout aussi bien que le mari, rompre à son gré le mariage. Mais le plus grand progrès dans l’évolution du mariage conjugal se produisit décidément avec l’entrée des Germains dans l’histoire : c’est que chez eux, en raison sans doute de leur dénuement, la monogamie ne semble pas, à cette époque, s’être encore tout à fait dégagée du mariage apparié. Nous tirons cette conclusion de trois circonstances mentionnées par Tacite : d’abord, bien que le mariage fût tenu pour sacré - « ils se contentent d’une seule épouse ; les femmes vivent ceintes de leur chasteté [11] » -, la polygamie était cependant en vigueur pour les grands et les chefs de tribu : situation analogue à celle des Américains chez qui existait le mariage apparié. En second lieu, le passage du droit maternel au droit paternel devait être encore tout récent, car le frère de la mère - le parent mâle gentilice le plus proche selon le droit maternel - comptait presque comme un parent plus rapproché que le père lui-même, ce qui correspond également au point de vue des Indiens américains, chez qui Marx, comme il le disait souvent, avait trouvé la clef qui permet de comprendre nos propres temps primitifs. Et, en troisième lieu, les femmes, chez les Germains, étaient fort considérées et avaient de l’influence, même sur les affaires publiques, ce qui est en contradiction avec la suprématie masculine propre à la monogamie. [Ce sont presque autant de points sur lesquels les Germains se trouvent d’accord avec les Spartiates chez qui, nous l’avons vu, le mariage apparié n’avait pas non plus disparu complètement.] Sous ce rapport aussi, un élément tout à fait nouveau accédait, avec les Germains, à l’empire du monde. La nouvelle monogamie, qui dans la suite se constitua sur les ruines du monde romain en conséquence du brassage des peuples, revêtit la suprématie masculine de formes plus douces et laissa aux femmes une position beaucoup plus considérée et plus libre, du moins en apparence, que ne l’avait jamais connue l’antiquité classique. Pour la première fois était ainsi créée la base sur laquelle pouvait se développer, à partir de la monogamie - en elle, à côté d’elle ou contre elle, selon les cas -, le plus grand progrès moral dont nous lui soyons redevables : l’amour individuel moderne entre les deux sexes, auparavant inconnu dans le monde.

Mais ce progrès résultait décidément de ce que les Germains vivaient encore dans la famille appariée et greffèrent sur la monogamie, autant que faire se pouvait, la position de la femme qui correspondait à leur propre régime familial ; ce progrès ne résultait point du tout de l’admirable et légendaire pureté des mœurs germaniques, laquelle se réduit au simple fait que le mariage apparié ne se meut effectivement pas dans les violentes contradictions morales de la monogamie. Bien au contraire : dans leurs migrations, notamment vers le Sud-Est, chez les nomades des steppes qui bordent la mer Noire, les Germains s’étaient profondément dépravés ; ils avaient pris à ces peuples, en plus de leurs prouesses équestres, leurs vices contre nature, comme l’attestent expressément Ammien pour les Taïfals et Procope pour les Hérules.

Mais si, de toutes les formes de famille connues, la monogamie fut la seule dans laquelle pouvait se développer l’amour sexuel moderne, cela ne signifie point qu’il se développa exclusivement, ou même principalement dans son sein, sous forme d’amour mutuel des époux. Le mariage conjugal stable et soumis à la domination de l’homme s’y opposait, de par sa nature. Chez toutes les classes historiquement actives, c’est-à-dire chez toutes les classes dirigeantes, la conclusion du mariage resta ce qu’elle avait été depuis le mariage apparié : une affaire de convenances, que réglaient les parents. Quand l’amour sexuel apparaît historiquement pour la première fois sous forme de passion, comme une passion qui sied à tout être humain (du moins s’il appartient aux classes dirigeantes), et comme la forme suprême de l’instinct sexuel - ce qui lui donne précisément son caractère spécifique -, cette première forme, l’amour chevaleresque du Moyen Age, n’est point du tout un amour conjugal. Au contraire. Sous sa forme classique, chez les Provençaux, cet amour vogue à pleines voiles vers l’adultère, qu’exaltent ses poètes. La fleur de la poésie amoureuse provençale, ce sont les albas (aubades), en allemand Tagelieder. Ces aubades dépeignent sous des couleurs ardentes comment le chevalier est couché auprès de sa belle - la femme d’un autre -, tandis qu’au dehors guette le veilleur qui l’appellera dès la première lueur de l’aube (alba), afin qu’il puisse encore s’échapper sans être vu ; la scène de séparation forme alors le point culminant du poème. Les Français du Nord, et même les braves Allemands, adoptèrent, eux aussi, ce genre poétique, avec les manières de l’amour chevaleresque qui y correspondaient ; et notre vieux Wolfram von Eschenbach a laissé, sur ce thème piquant, trois ravissants Tagelieder que je préfère à ses trois longs poèmes héroïques.

De nos jours, un mariage bourgeois se conclut de deux façons. Dans les pays catholiques, ce sont, comme autrefois, les parents qui procurent au jeune fils de bourgeois la femme qu’il lui faut ; et la conséquence naturelle en est le plus parfait développement des contradictions qu’enferme la monogamie : hétaïrisme florissant du côté de l’homme, adultère florissant du côté de la femme. Si l’Église catholique a aboli le divorce, c’est uniquement, sans doute, parce qu’elle a reconnu qu’il n’y a pas plus de remède à l’adultère qu’à la mort. Par contre, dans les pays protestants, il est de règle que le fils de bourgeois ait le droit de choisir, avec plus ou moins de liberté, parmi les femmes de sa classe ; si bien qu’un certain degré d’amour peut être à la base du mariage et que, par bienséance, il est toujours supposé exister, comme il convient à l’hypocrisie protestante. Ici, l’hétaïrisme de l’homme s’exerce plus mollement, et l’adultère de la femme est moins souvent de règle. Pourtant, comme dans toutes les sortes de mariage, les êtres humains restent ce qu’ils étaient avant de se marier, et comme les bourgeois des pays protestants sont pour la plupart des philistins, cette monogamie protestante, dans la moyenne des meilleurs cas, n’apporte à la communauté conjugale qu’un pesant ennui qu’on désigne du nom de bonheur familial. Le meilleur miroir de ces deux méthodes de mariage est le roman : le roman français, pour la manière catholique ; le roman allemand [12], pour la manière protestante. Dans chacun de ces deux romans, « l’homme aura ce qui lui revient » : dans le roman allemand, le jeune homme aura la jeune fille ; dans le roman français, le mari aura les cornes. Il n’est pas toujours aisé de dire qui des deux est le plus mal loti. C’est pourquoi l’ennui du roman allemand inspire au bourgeois français une horreur égale à celle qu’inspire au philistin allemand l’« immoralité » du roman français. Mais ces temps derniers, depuis que « Berlin devient une capitale mondiale », le roman allemand commence à se corser un peu moins timidement d’hétaïrisme et d’adultère, bien connus là-bas, et depuis longtemps.

Mais, dans les deux cas, le mariage est basé sur la situation de classe des partenaires ; sous ce rapport-là, il est donc toujours un manage de convenance. [Dans les deux cas encore, ce mariage de convenance se convertit assez souvent en la plus sordide prostitution - parfois des deux parties, mais beaucoup plus fréquemment de la femme ; si celle-ci se distingue de la courtisane ordinaire, c’est seulement parce quelle ne loue pas son corps à la pièce, comme une salariée, mais le vend une fois pour toutes, comme une esclave. A tous les mariages de convenance s’applique le moi de Fourier :

« De même qu’en grammaire deux négations valent une affirmation, en morale conjugale, deux prostitutions valent une vertu [13]. »] L’amour sexuel ne peut être et n’est règle véritable des relations avec la femme que dans les classes opprimées, c’est-à-dire, de nos jours, dans le prolétariat, que ces relations soient ou non officiellement sanctionnées. Mais c’est qu’ici tous les fondements de la monogamie classique sont sapés. Il ne s’y trouve aucune propriété, pour la conservation et la transmission de laquelle furent précisément instituées la monogamie et la suprématie de l’homme ; il y manque donc tout stimulant pour faire valoir la suprématie masculine. Qui plus est, les moyens mêmes de la faire valoir y font défaut ; le droit bourgeois, qui protège cette suprématie, n’existe que pour les possédants et pour leurs rapports avec les prolétaires ; il coûte cher et, faute d’argent, n’a donc point de validité pour la position de l’ouvrier vis-à-vis de sa femme. Ce sont de tout autres rapports personnels et sociaux qui décident en l’occurrence. Et par surcroît, depuis que la grande industrie, arrachant la femme à la maison, l’a envoyée sur le marché du travail et dans la fabrique, et qu’elle en fait assez souvent le soutien de la famille, toute base a été enlevée, dans la maison du prolétaire, à l’ultime vestige de la suprématie masculine - sauf, peut-être encore, un reste de la brutalité envers les femmes qui est entrée dans les mœurs avec l’introduction de la monogamie. Ainsi, la famille du prolétaire n’est plus monogamique au sens strict du terme, même s’il y a, de part et d’autre, l’amour le plus passionné et la fidélité la plus absolue, et malgré toutes les éventuelles bénédictions spirituelles et terrestres. C’est pourquoi les éternels compagnons de la monogamie : l’hétaïrisme et l’adultère, ne jouent ici qu’un rôle toujours plus effacé ; la femme a effectivement reconquis le droit au divorce, et, si l’on ne peut pas se souffrir, on préfère se séparer. Bref, le mariage prolétarien est monogamique au sens étymologique du mot, mais point du tout au sens historique.

[Nos juristes trouvent, il est vrai, que le progrès de la législation enlève aux femmes, dans une mesure toujours croissante, tout motif de plainte. Les systèmes législatifs de la civilisation moderne reconnaissent de plus en plus, en premier lieu, que le mariage, pour être valable, doit être un contrat librement consenti par les deux parties, et en second lieu que, même pendant le mariage, les deux partenaires doivent avoir l’un vis-à-vis de l’autre les mêmes droits et les mêmes devoirs. Si ces deux conditions étaient logiquement réalisées, les femmes auraient tout ce qu’elles peuvent désirer.

Cette argumentation spécifiquement juridique est exactement celle par laquelle le bourgeois républicain radical déboute le prolétaire et lui ferme la bouche. Le contrat de travail est censé avoir été librement passé par les deux parties. Mais il passe pour librement conclu du moment que la loi établit sur le Papier l’égalité des deux parties. Le pouvoir que la différence de la situation de classe donne à l’une des parties, la pression que celle-ci exerce sur l’autre, - la condition économique réelle des deux partenaires, - cela ne regarde point la loi. Et, pendant la durée du contrat de travail, les deux parties sont encore censées jouir des mêmes droits, pour autant que l’une ou l’autre n’y a pas expressément renoncé. Que les circonstances économiques contraignent l’ouvrier à renoncer même au dernier semblant d’égalité de droits, la loi, elle, n’y peut rien.

En ce qui concerne le mariage, la loi, même la plus libérale, est complètement satisfaite dès que les partenaires ont donné, en bonne et due forme, leur libre consentement au procès-verbal. Ce qui se passe derrière les coulisses juridiques où se joue la vie réelle et de quelle façon s’obtient ce libre consentement, la loi et les juristes n’en ont cure. Et pourtant, le plus simple recours au droit comparé devrait ici montrer aux juristes ce que vaut cette liberté de consentement. Dans les pays où une part obligatoire de la fortune des parents est assurée aux enfants par la loi, où l’on ne peut donc pas les déshériter, - en Allemagne, dans les pays de droit français, etc. ... - les enfants, pour contracter mariage, doivent obtenir le consentement de leurs parents. Dans les pays de droit anglais, où le consentement des parents n’est point une condition légale pour contracter mariage, les parents ont aussi pleine liberté de tester et peuvent à leur gré déshériter leurs enfants. Mais il est évident que malgré cela, et justement à cause de cela, dans les classes où il y a quelque chose à hériter, la liberté de contracter mariage n’est pas plus grande d’un cheveu en Angleterre et en Amérique qu’en France et en Allemagne.

Il n’en va pas mieux de l’égalité juridique de l’homme et de la femme dans le mariage. L’inégalité de droits entre les deux parties, que nous avons héritée de conditions sociales antérieures, n’est point la cause, mais l’effet de l’oppression économique de la femme.

Dans l’ancienne économie domestique communiste, qui comprenait beaucoup de couples conjugaux avec leurs enfants, la direction du ménage, confiée aux femmes, était une industrie publique de nécessité sociale, au même titre que la fourniture des vivres par les hommes. Avec la famille patriarcale, et plus encore avec la famille individuelle monogamique, il en alla tout autrement. La direction du ménage perdit son caractère public. Elle ne concerna plus la société ; elle devint un service privé ; la femme devint une première servante, elle fut écartée de la participation à la production sociale. C’est seulement la grande industrie de nos jours qui a rouvert - et seulement à la femme prolétaire - la voie de la production sociale ; mais dans des conditions telles que la femme, si elle remplit ses devoirs au service privé de la famille, reste exclue de la production sociale et ne peut rien gagner ; et que, par ailleurs, si elle veut participer à l’industrie publique et gagner pour son propre compte, elle est hors d’état d’accomplir ses devoirs familiaux. Il en va de même pour la femme dans toutes les branches de l’activité, dans la médecine et au barreau tout comme à l’usine. La famille conjugale moderne est fondée sur l’esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme, et la société moderne est une masse qui se compose exclusivement de familles conjugales, comme d’autant de molécules. De nos jours, l’homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu’aucun privilège juridique n’a besoin d’appuyer. Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du Prolétariat. Mais dans le monde industriel, le caractère spécifique de l’oppression économique qui pèse sur le prolétariat ne se manifeste dans toute sa rigueur qu’après que tous les privilèges légaux de la classe capitaliste ont été supprimés et que l’entière égalité juridique des deux classes a été établie ; la république démocratique ne supprime pas l’antagonisme entre les deux classes, au contraire : c’est elle qui, la première, fournit le terrain sur lequel leur combat va se décider. Et de même, le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne, ainsi que la nécessité et la manière d’établir une véritable égalité sociale des deux sexes, ne se montreront en pleine lumière qu’une fois que l’homme et la femme auront juridiquement des droits absolument égaux. On verra alors que l’affranchissement de la femme a pour condition première la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique et que cette condition exige à son tour la suppression de la famille conjugale en tant qu’unité économique de la société.

Il y a donc trois formes principales du mariage, qui correspondent en gros aux trois stades principaux du développement de l’humanité. A l’état sauvage, le mariage par groupe ; à la barbarie, le mariage apparié ; à la civilisation, la monogamie complétée par l’adultère et la prostitution. Entre le mariage apparié et la monogamie se glissent, au stade supérieur de la barbarie, l’assujettissement des femmes esclaves aux hommes et la polygamie.

Comme l’a démontré tout notre exposé, le progrès qui se manifeste dans cette succession chronologique est lié à cette particularité que la liberté sexuelle du mariage par groupe est de plus en plus retirée aux femmes, mais non aux hommes. En réalité, le mariage par groupe subsiste effectivement pour les hommes jusqu’à nos jours. Ce qui est crime chez la femme et entraîne de graves conséquences légales et sociales passe chez l’homme pour fort honorable, ou n’est considéré, au pis aller, que comme une légère tache morale qu’on porte avec plaisir. Mais plus l’hétaïrisme traditionnel se modifie, à notre époque, par la production capitaliste, plus il s’y adapte, plus il se transforme en prostitution avouée, et plus son action est démoralisatrice. Ce sont les hommes qu’il démoralise, beaucoup plus encore que les femmes. La prostitution ne dégrade, parmi les femmes, que les malheureuses qui y tombent, et celles-là même dans une bien moindre mesure qu’on ne le croit communément. Par contre, elle avilit le caractère du monde masculin tout entier. C’est ainsi en particulier qu’un état de fiançailles prolongé est, neuf fois sur dix, une véritable école de préparation à l’infidélité conjugale.

Nous marchons maintenant à une révolution sociale dans laquelle les fondements économiques actuels de la monogamie disparaîtront tout aussi sûrement que ceux de son complément, la prostitution. La monogamie est née de la concentration des richesses importantes dans une même main - la main d’un homme -, et du désir de léguer ces richesses aux enfants de cet homme, et d’aucun autre. Il fallait pour cela la monogamie de la femme, non celle de l’homme, si bien que cette monogamie de la première ne gênait nullement la polygamie avouée ou cachée du second. Mais la révolution sociale imminente, en transformant en propriété sociale à tout le moins la partie de beaucoup la plus considérable des richesses permanentes qui se peuvent léguer : les moyens de production, réduira à leur minimum tous ces soucis de transmission héréditaire. La monogamie, étant née de causes économiques, disparaîtra-t-elle si ces causes disparaissent ?

On pourrait répondre, non sans raison : elle disparaîtra si peu que c’est bien plutôt à dater de ce moment qu’elle sera pleinement réalisée. En effet, avec la transformation des moyens de production en propriété sociale, le travail salarié, le prolétariat disparaîtront eux aussi ; donc, du même coup, la nécessité pour un certain nombre de femmes (nombre que la statistique permet de calculer) de se prostituer pour de l’argent. La prostitution disparaît ; la monogamie, au lieu de péricliter, devient enfin une réalité, - même pour les hommes.

La condition des hommes sera donc, en tout cas, profondément transformée. Mais celle des femmes, de toutes les femmes, subira, elle aussi, un important changement. Les moyens de production passant à la propriété commune, la famille conjugale cesse d’être l’unité économique de la société. L’économie domestique privée se transforme en une industrie sociale. L’entretien et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique ; la société prend également soin de tous les enfants, qu’ils soient légitimes ou naturels. Du même coup, disparaît l’inquiétude des « suites », cause sociale essentielle - tant morale qu’économique - qui empêche une jeune fille de se donner sans réserve à celui qu’elle aime. Et n’est-ce pas une raison suffisante pour que s’établisse peu à peu une plus grande liberté dans les relations sexuelles, et que se forme en même temps une opinion publique moins intransigeante quant à l’honneur des vierges et au déshonneur des femmes ? Enfin, n’avons-nous pas vu que dans le monde moderne monogamie et prostitution sont bien des contraires, mais des contraires inséparables, les deux pôles d’un même état social ? La prostitution peut-elle disparaître sans entraîner avec elle la monogamie dans l’abîme ?

Ici, un nouvel élément entre en jeu, un élément qui, à l’époque où se constitua la monogamie, existait tout au plus en germe : l’amour sexuel individuel.

Il ne saurait être question d’amour sexuel individuel avant le Moyen Age. Il va de soi que la beauté personnelle, l’intimité, les goûts analogues, etc., ont toujours éveillé chez les individus de sexe différent le désir de relations sexuelles, et qu’il n’était pas totalement indifférent aux hommes et aux femmes d’entrer avec tel ou tel partenaire dans le plus intime des rapports. Mais de là à l’amour sexuel tel que nous le connaissons, il y a fort loin. Dans toute l’Antiquité, les mariages sont conclus par les parents pour les intéressés, et ceux-ci s’en accommodent tranquillement. Le peu d’amour conjugal qu’ait connu le monde antique n’est pas une inclination subjective, mais un devoir objectif, non la cause, mais le corrélatif du mariage. Les rapports amoureux, au sens moderne de l’expression, ne s’établissent dans l’Antiquité qu’en dehors de la société officielle. Les bergers dont Théocrite et Moschos chantent les joies et les souffrances amoureuses, le Daphnis et la Chloé de Longus sont tous des esclaves qui n’ont point de part à l’État, sphère vitale du citoyen libre. Mais, hormis les esclaves, nous ne trouvons les intrigues amoureuses que comme un produit de la décomposition du monde antique à son déclin ; et ces intrigues amoureuses, on les noue avec des femmes qui, elles aussi, vivent en dehors de la société officielle : avec les hétaïres, donc des étrangères ou des affranchies, à Athènes la veille de sa chute, à Rome au temps des empereurs. Si des intrigues amoureuses s’amorçaient réellement entre des citoyens et des citoyennes libres, c’était toujours pour le plaisir de l’adultère. Et le vieil Anacréon, poète classique de l’amour dans l’Antiquité, se moquait si éperdument de l’amour sexuel tel que nous l’entendons aujourd’hui que le sexe même de l’objet aimé lui importait peu.

L’amour sexuel tel que nous l’entendons se distingue essentiellement du simple désir sexuel, de l’Eros des Anciens. D’une part, il suppose chez l’être aimé un amour réciproque ; sous ce rapport, la femme y est l’égale de l’homme, tandis que dans l’Eros antique, on ne lui demandait pas toujours son avis. D’autre part, l’amour sexuel a un degré d’intensité et de durée qui fait apparaître aux deux parties la non-possession et la séparation comme un grand malheur, sinon comme le plus grand des malheurs ; pour pouvoir se posséder mutuellement, les partenaires jouent gros jeu et vont jusqu’à risquer leur vie, ce qui, dans l’Antiquité, arrivait tout au plus en cas d’adultère. Enfin, une nouvelle norme morale est appliquée au jugement du commerce sexuel ; on ne demande pas seulement : était-il conjugal ou extra-conjugal ? mais aussi : reposait-il sur l’amour, et l’amour partagé ? Il va de soi que, dans la pratique féodale ou bourgeoise, cette nouvelle norme n’est pas plus respectée que toutes les autres normes morales - on passe outre. Mais elle n’est pas plus malmenée que les autres. On la reconnaît tout comme les autres ... en théorie, sur le papier. Et c’est tout ce qu’elle peut demander pour le moment.

Le point même où l’Antiquité s’était arrêtée dans ses élans vers l’amour sexuel est celui d’où le Moyen Age repart : l’adultère. Nous avons décrit précédemment l’amour chevaleresque qui inventa les Tagelieder (aubades). De cet amour qui veut rompre le mariage à l’amour qui doit le fonder, un long chemin reste à franchir ; et jamais la chevalerie ne l’a tout à fait parcouru. Même si nous passons des Latins frivoles aux vertueux Allemands, nous trouvons, dans le poème des Nibelungen, que Kriemhild, si elle n’est pas moins amoureuse en secret de Siegfried que Siegfried est amoureux d’elle, répond cependant à Gunther simplement, quand celui-ci lui annonce qu’il l’a promise à un chevalier dont il tait le nom : « Point n’est besoin de me prier ; telle que vous l’ordonnez, telle je veux toujours être ; celui que vous me donnez pour mari, Seigneur, c’est à lui que je veux me fiancer. » Il ne vient même pas à l’esprit de Kriemhild que son amour puisse somme toute entrer en ligne de compte. Gunther recherche en mariage Brunhild, Etzel recherche en mariage Kriemhild, sans les avoir jamais vues ; de même dans Gutrun : Sigebant d’Irlande recherche en mariage Ute la Norvégienne, Hetel d’Hegelingen recherche en mariage Hilde d’Irlande, enfin Siegfried de Morland, Hartmut d’Ormanien et Herwig de Zélande recherchent en mariage Gutrun. Et dans ce dernier cas seulement, la femme, de plein gré, se décide pour le troisième prétendant. En général, la fiancée du jeune prince est choisie par les parents de celui-ci, s’ils vivent encore, ou sinon par lui-même avec l’assentiment des grands feudataires, qui ont en tout cas voix importante au chapitre. D’ailleurs, il ne peut pas en être autrement. Pour le chevalier ou le baron, tout comme pour le prince lui-même, le mariage est un acte politique, une possibilité d’accroître sa puissance par des alliances nouvelles ; c’est l’intérêt de la maison qui doit décider, non les préférences de l’individu. Dans ces conditions, comment l’amour pourrait-il dire le dernier mot sur la conclusion du mariage ?

Il n’en allait pas autrement pour le bourgeois des corporations, dans les villes du Moyen Age. justement les privilèges qui le protégeaient, les règlements restrictifs des corporations, les lignes de démarcation artificielles qui le séparaient légalement, ici des autres corporations, là de ses propres confrères, là encore de ses compagnons et de ses apprentis, rétrécissaient déjà singulièrement le cercle où il pouvait chercher une épouse assortie. Et, dans ce système embrouillé, ce n’étaient absolument pas les préférences individuelles, mais l’intérêt de la famille qui décidait quelle femme lui convenait le mieux.

Dans l’immense majorité des cas, le mariage resta donc, jusqu’à la fin du Moyen Age, ce qu’il avait été dès l’origine : une affaire que ne réglaient point les intéressés. Au début, on était déjà marié en venant au monde - marié avec tout un groupe de l’autre sexe. Dans les formes ultérieures du mariage par groupe, des conditions analogues existaient probablement, mais le groupe se rétrécissait de plus en plus. Dans le mariage apparié, il est de règle que les mères concertent entre elles le mariage de leurs enfants ; là encore interviennent de façon décisive des considérations sur les nouveaux liens de parenté qui doivent affermir la situation du jeune couple dans la gens et la tribu. Et quand, par la prépondérance de la propriété privée sur la propriété collective et l’intérêt pour la transmission héréditaire, s’ouvrit le règne du droit paternel et de la monogamie, la conclusion du mariage dépendit plus que jamais de considérations économiques. La forme du mariage par achat disparaît, mais la chose elle-même se pratique dans une mesure toujours croissante, si bien que non seulement la femme, mais aussi l’homme vaut son prix - non pas selon ses qualités personnelles, mais selon sa fortune. Qu’une inclination réciproque des intéressés dût être la raison qui l’emportait sur tout pour contracter mariage, voilà qui était resté depuis toujours chose inouïe dans la pratique des classes dominantes ; cela n’arrivait, tout au plus, que dans les romans ou ... dans les classes opprimées qui ne comptaient point.

Telle était la situation que trouva la production capitaliste quand, après l’ère des découvertes géographiques, elle se prépara par le commerce mondial et la production manufacturière à dominer le monde. On pourrait croire que ce mode de mariage lui convint tout particulièrement, et ce fut bien le cas. Cependant, - insondable est l’ironie de l’histoire universelle, - ce fut elle qui dut y faire la brèche décisive. En transformant toutes choses en marchandises, elle désagrégea tous les rapports ancestraux traditionnels, elle mit à la place des coutumes héréditaires, du droit historique, l’achat et la vente, le « libre » contrat ; et voilà comment le juriste anglais H. S. Maine crut avoir fait une immense découverte [14] en disant que tout notre progrès sur les époques antérieures consiste en ce que nous sommes passés from status to contract, autrement dit, des conditions héréditairement transmises aux conditions librement consenties, ce qui, à la vérité, avait déjà été exprimé dans le Manifeste communiste [15], dans la mesure où c’est exact.

Mais pour passer un contrat, il faut des gens qui puissent librement disposer de leur personne, de leurs actes et de leurs biens et qui s’affrontent d’égal à égal. Ce fut justement l’un des ouvrages essentiels de la production capitaliste que de créer ces individus « libres » et « égaux ». Bien que cela ne s’effectuât tout d’abord qu’à demi consciemment et sous des dehors religieux, à partir de la Réforme luthérienne et calviniste fut pourtant établi le principe : l’homme n’est entièrement responsable de ses actes que s’il les a exécutés en pleine possession de son libre arbitre, et c’est un devoir moral que de résister à toute contrainte poussant à une action immorale. Mais comment ce principe pouvait-il s’accommoder de la pratique usuelle jusqu’alors dans la conclusion du mariage ? D’après la conception bourgeoise, le mariage était un contrat, une affaire juridique, et même la plus importante de toutes puisqu’elle disposait pour la vie du corps et de l’esprit de deux êtres humains. Dans les formes, il est vrai, cette affaire juridique était dès lors librement conclue : elle ne pouvait se régler sans le « oui » des intéressés. Mais on ne savait que trop bien comment s’obtenait ce « oui » et quels étaient les véritables auteurs du mariage. Et pourtant, si la liberté réelle de décision était exigée pour tous les autres contrats, pourquoi pas pour celui-ci ? Les deux jeunes gens qui devaient être accouplés n’avaient-il pas aussi le droit de disposer librement d’eux-mêmes, de leur corps et de ses organes ? L’amour sexuel n’avait-il pas été mis à la mode par la chevalerie, et, en face de l’amour chevaleresque adultère, l’amour conjugal n’était-il pas sa vraie forme bourgeoise ? Mais, si le devoir des époux est de s’aimer mutuellement, n’est-ce pas tout aussi bien le devoir des amants que de se marier ensemble et de n’épouser personne d’autre ? Le droit de ceux qui s’aiment n’était-il pas supérieur au droit des père et mère, de la parenté ou de quelque autre courtier ou entremetteur matrimonial traditionnel ? Si le droit de libre examen personnel faisait irruption sans se gêner dans l’Église et la religion, comment pouvait-il faire halte devant l’intolérable prétention de la vieille génération qui voulait disposer du corps, de l’âme, de la fortune, du bonheur et du malheur de la génération plus jeune ?

Ces questions devaient forcément être soulevées à une époque qui desserra tous les vieux liens de la société et ébranla toutes les notions traditionnelles. D’un seul coup, le monde était devenu près de dix fois plus grand ; au lieu du quart d’un hémisphère, c’est le globe terrestre tout entier qui s’étendait maintenant à la vue des Européens occidentaux, qui s 1 empressèrent de prendre possession des sept autres quartiers. Et en même temps que les vieilles barrières étroites du pays natal, tombaient les entraves millénaires prescrites à la pensée du Moyen Age. Un horizon infiniment plus vaste s’ouvrait à l’œil physique et au regard mental de l’homme. Qu’importaient la bonne réputation d’honnêteté, et l’honorable privilège corporatif transmis de génération en génération, au jeune homme qu’attiraient les richesses des Indes, les mines d’or et d’argent du Mexique et de Potosi ? Ce fut l’époque de la chevalerie errante de la bourgeoisie. Elle eut aussi son romantisme et ses extases amoureuses, mais sur un pied bourgeois et avec des buts qui, en dernière analyse, étaient bourgeois aussi.

Et c’est ainsi que la bourgeoisie ascendante, en particulier celle des pays protestants où l’état de choses établi fut plus qu’ailleurs ébranlé, admit de plus en plus, pour le mariage aussi, la liberté des contractants et la pratiqua de la manière ci-dessus décrite. Le mariage resta mariage de classe, mais, au sein de leur classe, on accorda aux intéressés un certain degré de liberté dans le choix. Et sur le papier, dans la théorie morale comme dans la description poétique, rien ne fut établi plus inébranlablement que l’immoralité de tout mariage qui n’est point fondé sur un amour sexuel réciproque et sur l’accord vraiment libre des époux. Bref, le mariage d’amour fut proclamé droit de l’homme, et non seulement droit de l’homme [16], mais aussi et par exception droit de la femme [17].

Mais ce droit de l’homme différait sur un point de tous les autres prétendus Droits de l’Homme. Tandis que ceux-ci, dans la pratique, restaient l’apanage de la classe dominante, de la bourgeoisie, et que, directement ou indirectement, on leur portait atteinte pour la classe opprimée, le prolétariat, l’ironie de l’histoire s’affirme ici, une fois de plus. La classe dominante reste dominée par les influences économiques que l’on sait ; aussi n’offre-t-elle qu’exceptionnellement des cas de mariages conclus en toute liberté, tandis que dans la classe opprimée, comme nous l’avons vu, ces mariages vraiment libres sont la règle.

Pour que l’entière liberté de contracter mariage se réalise pleinement et d’une manière générale, il faut donc que la suppression de la production capitaliste et des conditions de propriété qu’elle a établies ait écarté toutes les considérations économiques accessoires qui maintenant encore exercent une si puissante influence sur le choix des époux. Alors, il ne restera plus d’autre motif que l’inclination réciproque.

Mais comme l’amour sexuel est exclusif par nature - bien que cet exclusivisme ne se réalise pleinement, de nos jours, que chez la femme - le mariage fondé sur l’amour sexuel est donc, par nature, conjugaL Nous avons vu combien Bachofen avait raison de considérer le progrès du mariage par groupe au mariage conjugal comme étant essentiellement l’œuvre des femmes ; seul l’abandon du mariage apparié au profit de la monogamie doit être mis au compte des hommes. Et dans l’histoire, il eut surtout pour effet de faire empirer la situation des femmes et de faciliter l’infidélité des hommes. Que soient écartées maintenant les conditions économiques en raison desquelles les femmes supportaient cette infidélité coutumière de l’homme (souci de leur propre existence et, plus encore, de l’avenir des enfants), et l’égalité de la femme ainsi obtenue aura pour effet, selon toutes les expériences antérieures, de rendre les hommes monogames dans une proportion infiniment plus forte que les femmes ne deviendront polyandres.

Mais ce qui disparaîtra très certainement de la monogamie, ce sont tous les caractères qui lui ont imprimé les conditions de propriété auxquelles elle doit sa naissance ; et ces caractères sont, d’une part, la prépondérance de l’homme, et, en second lieu, l’indissolubilité du mariage. La prépondérance de l’homme dans le mariage est une simple conséquence de sa prépondérance économique et disparaîtra d’elle-même avec celle-ci. L’indissolubilité du mariage est en partie la conséquence de la situation économique dans laquelle s’institua la monogamie, et en partie une tradition de l’époque où les connexions entre cette situation économique et la monogamie n’étaient pas encore nettement comprises et subissaient une déformation religieuse. Cette indissolubilité est d’ores et déjà entamée de mille parts. Si le mariage fondé sur l’amour est seul moral, seul l’est aussi le mariage où l’amour persiste. Mais la durée de l’accès d’amour sexuel individuel est fort variable selon les individus, surtout chez les hommes, et l’épuisement total de l’inclination, ou son éviction par un nouvel amour passionnel, font du divorce un bienfait pour les deux parties comme pour la société. On épargnera seulement aux gens de patauger dans l’inutile boue d’un procès en divorce.

Donc, ce que nous pouvons conjecturer aujourd’hui de la manière dont s’ordonneront les rapports sexuels après l’imminent coup de balai à la production capitaliste est surtout de caractère négatif, et se borne principalement à ce qui disparaîtra. Mais quels éléments nouveaux viendront s’y agréger ? Cela se décidera quand aura grandi une génération nouvelle : génération d’hommes qui, jamais de leur vie, n’auront été à même d’acheter par de l’argent ou par d’autres moyens de puissance sociale l’abandon d’une femme ; génération de femmes qui jamais n’auront été à même de se donner à un homme pour quelque autre motif que l’amour véritable, ou de se refuser à celui qu’elles aiment par crainte des suites économiques de cet abandon. Quand ces gens-là existeront, du diable s’ils se soucieront de ce qu’on pense aujourd’hui qu’ils devraient faire ; ils se forgeront à eux-mêmes leur propre pratique et créeront l’opinion publique adéquate selon laquelle -ils jugeront le comportement de chacun - un point, c’est tout. ]

Mais revenons à Morgan, dont nous nous sommes considérablement éloignés. L’étude historique des institutions sociales qui se sont développées pendant la période de civilisation dépasse le cadre de son livre. C’est pourquoi il ne s’occupe que très brièvement des destinées de la monogamie pendant cette époque. Il voit, lui aussi, dans l’évolution de la famille monogamique, un progrès, un pas vers la complète égalité de droits des deux sexes, sans croire toutefois que ce but ait été atteint. Mais, dit-il,

« si l’on reconnaît le fait que la famille est passée successivement par quatre formes et qu’elle se trouve actuellement sous une cinquième forme, la question qui se pose est de savoir si cette forme peut être durable pour l’avenir. L’unique réponse possible, c’est qu’elle doit progresser comme la société progresse, se transformer dans la mesure où se transforme la société, tout comme elle l’a fait jusqu’ici. Elle est le produit du système social et reflétera son état de culture. Puisque la famille monogamique s’est améliorée depuis le début de la civilisation et très sensiblement dans les temps modernes, on peut à tout le moins supposer qu’elle est capable de perfectionnements nouveaux, jusqu’à ce que soit atteinte l’égalité des deux sexes. Si, dans un avenir lointain, la famille monogamique ne devait pas être en mesure de remplir les exigences de la société, il est impossible de prédire de quelle nature sera la famille qui lui succédera [18]. »


Notes

[1] Article 230 du Code civil.

[2] Tout le passage était, dans la première édition, concentré en ces quelques lignes : ... dans un isolement qui est une demi-captivité, afin d’assurer la paternité véritable des enfants. L’homme, par contre, prend du plaisir avec les esclaves prisonnières de guerre, qui sont ses compagnes de tente à la guerre. Les choses ne vont guère mieux à la période classique. Dans le Chariclès de Becker, on peut lire en détail la façon dont les Grecs traitaient leurs femmes. Sinon véritablement claustrées, du moins coupées du monde, elles étaient devenues les domestiques en chef de leurs époux et limitées principalement à la fréquentation des autres servantes. Les jeunes filles étaient positivement claustrées, les femmes ne sortaient qu’accompagnées d’esclaves. Si des hommes venaient en visite, la femme se retirait dans son appartement. Malgré cela...

[3] SCHOENMANN : Griechische Alterthümer, tome I, Berlin, 1855, p. 268.

[4] C’est-à-dire, par opposition aux Ilotes, pour les citoyens jouissant de leurs droits civiques.

[5] WACHSMUTH : Hellenische Alterthumskunde aus dem Gesichtspunkte des Staates, 2e partie, 2e section, Halle, 1830, p. 77.

[6] Dans la première édition : « conditions sociales ».

[7] Il s’agit de L’Idéologie allemande, voir Les Éditions sociales, 1966, p. 45 ; édition complète 1968, p. 60.

[8] MORGAN, Op. cit., p. 504.

[9] Les hiérodules étaient des esclaves attachés à des temples. Lorsqu’ils étaient de sexe féminin, c’étaient des courtisanes sacrées. Anaïtis était dans l’ancienne religion perse la déesse de l’amour et de la fécondité.

[10] Dans la première édition : Mais.

[11] TACITE : La Germanie, chap. 18 et 19.

[12] Dans la première édition : et suédois.

[13] Cité selon le sens d’après Fourier : théorie de l’unité universelle, vol. 3 dans Oeuvres complètes, tome 4, Paris, 1841, p. 120.

[14] MAINE : Ancient law : its connection with the early history of society and its relation to modern ideas, Londres, 1866, p. 170.

[15] Manifeste communiste, section I.

[16] En français dans le texte.

[17] En français dans le texte.

[18] MORGAN, Op. cit., pp. 491-492

(...)

La gens iroquoise

Nous en venons maintenant à une autre découverte de Morgan, d’une importance au moins égale à celle de la reconstitution des formes primitives de la famille en partant des systèmes de parenté. Morgan a prouvé que les groupes de consanguins, désignés par des noms d’animaux à l’intérieur d’une tribu d’Indiens américains, sont essentiellement identiques aux genea des Grecs, aux gentes des Romains ; que la forme américaine est la forme originelle, tandis que la forme gréco-romaine est la forme ultérieure, dérivée ; que toute l’organisation sociale des Grecs et des Romains des temps primitifs en gens, phratrie et tribu a son parallèle exact dans l’organisation sociale américano-indienne ; que la gens (autant que nos sources nous permettent jusqu’ici d’en juger) est une institution commune à tous les barbares jusqu’à leur entrée dans la civilisation, et même plus tard encore. Et cette preuve a, d’un seul coup, élucidé les parties les plus difficiles de l’histoire grecque et romaine la plus ancienne et nous a donné en même temps des éclaircissements insoupçonnés sur les traits fondamentaux du régime social des temps primitifs, - avant l’instauration de l’État. Pour si simple que paraisse la chose une fois qu’on la connaît, Morgan ne l’a pourtant découverte que récemment ; dans son ouvrage précédent, paru en 1871 [1], il n’avait pas encore percé le mystère dont la révélation a depuis réduit [pour un temps] au plus complet silence les préhistoriens anglais, généralement si pleins d’assurance.

Le mot latin gens, que Morgan emploie d’une façon générale pour désigner ce groupe de consanguins, vient, tout comme le mot grec correspondant genos, de la racine aryenne commune gan (en germanique où, d’après la règle, k remplace le g aryen, kan) qui signifie engendrer. Gens, genos, en sanscrit dianas, en gothique (selon la règle précitée) kuni, en norois et en anglo-saxon kyn, en anglais kin, en moyen haut-allemand künne veulent uniformément dire race, lignée. Mais gens en latin, genos en grec s’appliquent spécialement au groupe consanguin qui se vante d’une descendance commune (ici, d’un ancêtre commun de la tribu), et qui est uni par certaines institutions sociales et religieuses en une communauté particulière, mais dont l’origine et la nature étaient cependant restées obscures jusqu’ici pour tous nos historiens.

Nous avons déjà vu précédemment, à propos de la famille punaluenne, quelle est, dans sa forme primitive, la composition d’une gens. Elle se compose de toutes les personnes qui, par le mariage punaluen et d’après les conceptions qui y règnent nécessairement, forment la descendance reconnue d’une même aïeule bien déterminée, fondatrice de la gens. Comme la paternité est douteuse dans cette forme de famille, seule compte la filiation féminine. Comme les frères n’ont pas le droit d’épouser leurs sœurs, mais seulement des femmes d’une autre lignée, les enfants procréés avec ces femmes étrangères tomberont donc, en vertu du droit maternel, en dehors de la gens. Par conséquent, seuls les descendants des filles de chaque génération resteront dans le groupe ; les descendants des fils passeront aux gentes de leurs mères. Qu’adviendra-t-il maintenant de ce groupe consanguin, dès qu’il se constituera comme groupe particulier, en face de groupes semblables, au sein d’une même tribu ?

Comme forme classique de cette gens primitive, Morgan prend la gens des Iroquois, et plus spécialement celle de la tribu des Senecas. Dans cette tribu, il y a huit gentes qui portent des noms d’animaux : 1. Loup ; 2. Ours ; 3. Tortue ; 4. Castor ; 5. Cerf ; 6. Bécasse ; 7. Héron ; 8. Faucon. Dans chaque gens règnent les ,coutumes suivantes :

1º La gens élit son sachem (chef du temps de paix) et son chef (commandant militaire). Il fallait que le sachem fût choisi dans la gens même, et ses fonctions y étaient héréditaires en ce sens qu’il devait immédiatement y être pourvu à nouveau en cas de vacance ; le commandant militaire pouvait être choisi même en dehors de la gens, et faire même totalement défaut pour un temps. On n’élisait jamais sachem le fils du sachem précédent, parce que, le droit maternel régnant chez les Iroquois, le fils appartenait à une autre gens ; mais on pouvait élire, et l’on élisait souvent, le frère du sachem ou le fils de sa sœur. Tous, hommes et femmes, participaient à cette élection. Mais le choix devait être ratifié par les sept autres gentes, et c’est alors seulement que l’élu était solennellement intronisé par le conseil commun de toute la fédération iroquoise. Nous verrons, par la suite, toute l’importance de ce fait. Le pouvoir du sachem à l’intérieur de la gens était paternel, de caractère purement moral ; le sachem n’avait aucun moyen de coercition. Il était, en outre, et d’office, membre du Conseil de tribu des Senecas et du Conseil fédéral de l’ensemble des Iroquois. Le chef militaire n’avait d’ordres à donner que dans les expéditions guerrières.

2º La gens révoque à son gré le sachem et le chef militaire. Ceci encore est décidé par l’ensemble des hommes et des femmes. Les dignitaires destitués sont ensuite de simples guerriers comme les autres, des particuliers. D’ailleurs, le Conseil de tribu peut également révoquer des sachems, et même contre la volonté de la gens.

3º Aucun membre n’a le droit de se marier dans le sein de la gens. Telle est la règle fondamentale de la gens, le lien qui la maintient unie ; c’est l’expression négative de la très positive parenté consanguine, qui seule fait que les individus qu’elle comprend deviennent une gens. Par la découverte de ce simple fait, Morgan a dévoilé pour la première fois la nature de la gens. Combien la gens avait été peu comprise jusqu’alors, c’est ce que prouvent les récits antérieurs sur les sauvages et les barbares, dans lesquels les différents groupements qui composent l’ordre gentilice sont confondus pêle-mêle, sans qu’on les ait compris, ni distingués, sous les noms de tribus, de clans, de thum, etc., et où l’on prétend de temps à autre que le mariage serait interdit dans le sein de telle ou telle de ces corporations. C’est ainsi que fut créé l’irréparable brouillamini dans lequel Mac Lennan put intervenir comme un autre Napoléon, afin d’y mettre bon ordre par un arrêt souverain : toutes les tribus se partagent en tribus au sein desquelles le mariage est interdit (exogames) et en tribus au sein desquelles le mariage est permis (endogames). Et, après avoir ainsi conduit irrémédiablement cette affaire dans une impasse, il put s’adonner aux recherches les plus profondes pour découvrir laquelle de ces deux classes absurdes était la plus ancienne : l’exogame ou l’endogame. Cette insanité cessa d’elle-même avec la découverte de la gens fondée sur la parenté consanguine et de l’impossibilité qui en résultait pour ses membres de se marier entre eux. Il va de soi qu’au stade où nous trouvons les Iroquois, l’interdiction du mariage au sein de la gens est inviolablement maintenue.

4º Le bien des morts revenait aux autres gentiles, il devait rester dans la gens. Étant donné l’insignifiance de ce que pouvait léguer un Iroquois, l’héritage était partagé entre les parents gentilices les plus proches : si le défunt était un homme, entre ses frères et sœurs utérins et le frère de sa mère ; si c’était une femme, entre ses enfants et ses sœurs utérines, à l’exclusion de ses frères. C’est pour la même raison que le mari et la femme ne pouvaient pas hériter l’un de l’autre, non plus que les enfants ne pouvaient hériter de leur père.

5º Les gentiles se devaient mutuellement aide, protection et en particulier assistance pour venger une injure faite par des étrangers. Chaque individu s’en remettait, pour sa sécurité personnelle, à la protection de la gens, et il pouvait le faire ; celui qui l’offensait, offensait la gens tout entière, C’est de ces liens du sang dans la gens que résultait l’obligation de la vendetta, reconnue sans réserves par les Iroquois. Si un étranger à la gens tuait un de ses membres, toute la gens de la victime était tenue de venger ce meurtre. D’abord, on cherchait une conciliation ; la gens du meurtrier tenait conseil et faisait des propositions d’arrangement au Conseil de la gens de la victime, lui offrant la plupart du temps l’expression de ses regrets et des présents considérables. Si on les agréait, l’affaire était liquidée. Dans le cas contraire, la gens offensée nommait un ou plusieurs vengeurs, qui avaient l’obligation de poursuivre et de mettre à mort le meurtrier. Si cela se produisait, la gens de l’homme exécuté n’avait pas le droit de se plaindre ; le cas était réglé.

6º La gens a des noms déterminés, ou des séries de noms que seule de toute la tribu elle a le droit d’employer, si bien que le nom de chaque individu exprime en même temps à quelle gens il appartient. Un nom gentilice implique d’emblée des droits gentilices.

7º La gens peut adopter des étrangers et, de ce fait, les admettre dans la tribu tout entière. Les prisonniers de guerre qu’on ne tuait pas devenaient ainsi, par adoption dans une gens, membres de la tribu des Senecas et recevaient de ce fait tous les droits de gens et de tribu. L’adoption avait lieu sur la proposition individuelle de certains gentiles, d’hommes qui acceptaient l’étranger pour frère ou pour sœur, de femmes qui l’adoptaient comme enfant ; la réception solennelle dans la gens était nécessaire à la ratification. Souvent, des gentes isolées, exceptionnellement réduites, étaient ainsi renforcées par l’adoption massive de membres d’une autre gens, avec l’agrément de celle-ci. Chez les Iroquois, la réception solennelle dans la gens avait lieu en séance publique du Conseil de tribu, ce qui en faisait véritablement une cérémonie religieuse.

8º Il est difficile de prouver qu’il y ait des cérémonies religieuses spéciales dans les gentes indiennes ; mais les cérémonies religieuses des Indiens se rattachent plus ou moins aux gentes. Aux six fêtes religieuses annuelles des Iroquois, les sachems et les chefs militaires de chaque gens comptaient, en raison de leur charge, parmi les « gardiens de la foi » et avaient des fonctions sacerdotales.

9º La gens a un cimetière commun. Celui-ci a maintenant disparu ; les Iroquois de l’État de New York sont enterrés parmi les Blancs ; mais il existait autrefois. Chez d’autres Indiens il existe encore ; ainsi chez les Tuscaroras, proches parents des Iroquois : bien que chrétiens, ils ont au cimetière une rangée déterminée pour chaque gens, de sorte que la mère y est bien enterrée dans la même rangée que les enfants, mais non le père. Et chez les Iroquois aussi, toute la gens va à l’enterrement du défunt, s’occupe de la tombe, des discours funèbres, etc.

10º La gens a un conseil, assemblée démocratique de tous les gentiles adultes, hommes et femmes, qui tous ont le même droit de vote. Ce conseil élisait les sachems et les chefs militaires, et il les révoquait ; de même pour les autres « gardiens de la foi ». Le Conseil décidait des dons expiatoires (wergeld, prix du sang) ou de la vendetta pour le meurtre de gentiles ; il adoptait des étrangers dans la gens. Bref, il était dans la gens le pouvoir souverain.

Telles sont les attributions d’une gens indienne typique.

« Tous ses membres sont des hommes libres, tenus de protéger leur mutuelle liberté, égaux en droits personnels, - ni les sachems, ni les chefs militaires ne revendiquent de prérogatives quelconques ; ils forment une collectivité fraternelle, unie par les liens du sang. Liberté, égalité, fraternité, sans avoir été jamais formulés, étaient. les principes fondamentaux de la gens, et celle-ci, à son tour, était l’unité de tout un système social, la base de la société indienne organisée. Ceci explique l’indomptable esprit d’indépendance et la dignité de l’attitude personnelle que chacun reconnaît aux Indiens [2]. » A l’époque de la découverte, les Indiens de toute l’Amérique du Nord étaient organisés en gentes, selon le droit maternel. Dans quelques tribus seulement, comme celle des Dakotas, les gentes avaient disparu, et dans quelques autres, chez les Ojibwas, les Omahas, elles étaient organisées selon le droit paternel.

Dans un très grand nombre de tribus indiennes comptant plus de cinq ou six gentes, nous en trouvons trois, quatre, ou davantage encore, réunies en un groupe particulier que Morgan, traduisant fidèlement le nom indien, appelle phratrie (fraternité), d’après son pendant grec. C’est ainsi que les Senecas ont deux phratries : la première comprend les gentes 1 à 4, la deuxième, les gentes 5 à 8. Une étude plus poussée montre que ces phratries représentent presque toujours les gentes primitives, premières subdivisions de la tribu à son origine ; car chaque tribu, pour pouvoir subsister de façon autonome, devait nécessairement englober au moins deux gentes, le mariage étant interdit au sein de la gens. A mesure que la tribu s’accroissait, chaque gens se scindait à nouveau en deux, ou en plus de deux tronçons, dont chacun apparaît alors comme une gens particulière, tandis que la gens originelle, qui englobe toutes les gentes-filles, subsiste en tant que phratrie. Chez les Senecas et la plupart des autres Indiens, les gentes d’une des phratries sont entre elles des gentes-sœurs, tandis que celles de l’autre phratrie sont leurs gentes-cousines, - termes qui, nous l’avons vu, ont un sens très réel et très expressif dans le système de parenté américain. A l’origine, aucun Seneca n’avait le droit de se marier au sein de sa phratrie, mais cette coutume est, depuis fort longtemps, tombée en désuétude et se limite à la gens. Chez les Senecas, la tradition voulait que l’Ours et le Cerf fussent les deux gentes initiales à partir desquelles les autres s’étaient ramifiées. Une fois que cette nouvelle organisation se fut enracinée, on la modifia selon les besoins ; si des gentes d’une phratrie dépérissaient, on y faisait parfois passer, par compensation, des gentes entières d’autres phratries. C’est pourquoi nous trouvons, dans différentes tribus, les gentes de même nom diversement groupées dans les phratries.

Les fonctions de la phratrie chez les Iroquois sont en partie sociales en partie religieuses. 1º Les phratries jouent au ballon l’une contre l’autre ; chacune délègue ses meilleurs joueurs, les autres regardent le jeu, chaque phratrie ayant sa place particulière, et les spectateurs parient entre eux sur la victoire des leurs. 2º Au Conseil de tribu, les sachems et les chefs militaires de chaque phratrie siègent ensemble, les deux groupes se faisant face, et chaque orateur s’adresse aux représentants de chaque phratrie comme à un corps particulier. 3º Si un meurtre s’était produit dans la tribu, sans que le meurtrier et la victime appartinssent à la même phratrie, la gens offensée en appelait souvent à ses gentes-sœurs ; celles-ci tenaient un Conseil de phratrie et s’adressaient à l’autre phratrie prise comme collectivité, afin que celle-ci réunît également un Conseil pour arranger l’affaire. Ici donc, la phratrie réapparaît comme gens primitive, et avec plus de chances de succès que la gens isolée et plus faible, sa fille. 4º En cas de décès de personnages éminents, la phratrie opposée se chargeait d’organiser l’inhumation et les funérailles, tandis que la phratrie du défunt conduisait le deuil. Un sachem venait-il à mourir, la phratrie opposée annonçait la vacance de la charge au Conseil fédéral des Iroquois. 5º Lors de l’élection d’un sachem, le Conseil de phratrie intervenait également. On considérait comme allant presque toujours de soi la ratification par les gentes-sœurs ; mais les gentes de l’autre phratrie pouvaient faire opposition. Dans ce cas, le Conseil de cette phratrie se réunissait ; s’il maintenait son opposition, l’élection restait sans effet. 6º jadis, les Iroquois avaient des mystères religieux particuliers, appelés par les Blancs medecine-lodges. Ces mystères étaient célébrés chez les Senecas par deux confréries religieuses, avec une initiation en règle pour les nouveaux adeptes ; à chacune des deux phratries, était rattachée une de ces confréries. 7º Si, comme il est à peu près certain, les quatre linages (lignages) qui habitaient les quatre quartiers de Tlaxcala [3] au temps de la conquête, étaient quatre phratries, cela prouve du même coup que les phratries, tout comme chez les Grecs et dans d’autres groupements consanguins analogues chez les Germains, étaient en même temps des unités militaires ; chacun de ces quatre lignages marchait au combat formée en une troupe particulière avec son propre uniforme, avec son propre drapeau et sous le commandement de son chef propre.

De même que plusieurs gentes constituent une phratrie, de même, dans la forme classique, plusieurs phratries constituent une tribu ; en certains cas, dans des tribus sérieusement affaiblies, le chaînon intermédiaire, la phratrie, fait défaut. Qu’est-ce donc qui caractérise une tribu indienne en Amérique ?

1º Un territoire propre et un nom particulier. Chaque tribu possédait encore, en dehors de l’emplacement de son établissement effectif, un territoire considérable pour la chasse et la pêche. Au-delà de ce territoire s’étendait un large espace neutre qui allait jusqu’au territoire de la tribu la plus voisine, et qui était plus étroit entre tribus de langues apparentées, plus large entre tribus de langues différentes. C’est le Grenzwald (la forêt-frontière) des Germains, le désert que les Suèves de César créent autour de leur territoire, l’îsarnholt (en danois, jarnved, limes danicus) entre Danois et Germains, le Sachsenwald et le branibor (en slave : forêt protectrice ; d’où le nom de Brandenbourg) entre les Germains et les Slaves. Ce territoire ainsi délimité par des frontières incertaines était le pays commun de la tribu, reconnu tel par les tribus voisines et défendu par la tribu même contre tout empiètement. La plupart du temps, l’incertitude des frontières ne devenait fâcheuse, dans la pratique, que lorsque la population s’était considérablement accrue. - Il semble que les noms de tribus soient dus le plus souvent au hasard, plutôt qu’intentionnellement choisis ; avec le temps, il arriva fréquemment qu’une tribu fût désignée par les tribus voisines sous un nom autre que celui qu’elle employait elle-même ; de même que les Allemands reçurent des Celtes le premier nom collectif qu’ils portent dans l’histoire, le nom de Germains.

2º Un dialecte particulier, propre à cette seule tribu. En fait tribu et dialecte coïncident ; la formation nouvelle de tribus et de dialectes par suite de scissions se produisait encore récemment en Amérique et sans doute n’a-t-elle pas encore cessé complètement. Là où deux tribus affaiblies ont fusionné, il arrive exceptionnellement qu’on parle dans la même tribu deux dialectes fortement apparentés. L’importance numérique moyenne des tribus américaines reste au-dessous de 2 000 membres ; les Cherokees, pourtant, sont au nombre de 26 000, le plus fort chiffre d’Indiens des États-Unis parlant le même dialecte.

3º Le droit d’investir solennellement de leur autorité les sachems et les chefs militaires élus par les gentes.

4º Le droit de les destituer, même contre la volonté de leur gens. Comme les sachems et les chefs militaires sont membres du Conseil de tribu, ces droits qu’a sur eux la tribu s’expliquent d’eux-mêmes. Là où s’était formée une fédération de tribus, etoù la totalité des tribus était représentée dans un Conseil fédéral, les droits précités passaient à ce Conseil fédéral

5º Un lot de représentations religieuses communes (mythologie) et de cérémonies du culte. « À leur façon barbare, les Indiens étaient un peuple religieux [4]. » Leur mythologie n’a pas encore été l’objet d’une étude critique ; ils imaginaient déjà sous une forme humaine les incarnations de leurs représentations religieuses, - esprits de toutes sortes, - mais le stade inférieur de la barbarie, auquel ils en étaient alors, ne connaît pas encore les figurations plastiques, qu’on appelle des idoles. C’est un culte de la nature et des éléments qui évolue vers le polythéisme. Ces différentes tribus avaient leurs fêtes régulières, avec certaines formes de culte bien déterminées, en particulier la danse et les jeux ; la danse principalement était un élément essentiel de toutes les solennités religieuses ; chaque tribu célébrait les siennes en particulier.

6º Un Conseil de tribu pour les affaires communes. Il était composé de tous les sachems et de tous les chefs militaires des différentes gentes, leurs représentants véritables puisqu’ils pouvaient toujours être destitués ; il délibérait publiquement, entouré des autres membres de la tribu qui avaient le droit d’intervenir et de faire entendre leur opinion ; le Conseil décidait. Dans la règle, tout assistant était entendu s’il le désirait ; les femmes, elles aussi, pouvaient faire exposer leur point de vue par un orateur de leur choix. Chez les Iroquois, la décision finale devait être prise à l’unanimité, comme c’était également le cas pour certaines résolutions dans les communautés de marche germaniques. Il incombait en particulier au Conseil de tribu de régler les relations avec les tribus étrangères ; il recevait et envoyait les ambassades ; il déclarait la guerre et concluait, la paix. Si la guerre éclatait, elle était faite généralement par des volontaires. En principe, chaque tribu était considérée comme en état de guerre avec toute autre tribu, si un traité de paix n’avait pas été expressément conclu entre elles. Des expéditions contre les ennemis de ce genre étaient, pour la plupart, organisées à titre individuel par des guerriers éminents ; ils donnaient une danse guerrière ; ceux qui s’y joignaient exprimaient du même coup qu’ils participaient à l’expédition. La colonne était aussitôt formée et se mettait en marche. De même, la défense du territoire de la tribu attaquée était assurée, la plupart du temps, par des levées de volontaires. Le départ et le retour de ces colonnes donnaient toujours lieu à des réjouissances publiques. L’autorisation du Conseil de tribu n’était pas nécessaire pour des expéditions de ce genre et elle n’était ni sollicitée, ni donnée. C’est tout à fait les expéditions particulières des suites armées germaniques, telles que Tacite nous les décrit, à cette différence près que chez les Germains les suites ont pris un caractère plus permanent, forment un noyau solide, organisé dès le temps de paix et autour duquel les autres volontaires se groupent en cas de guerre. Ces colonnes guerrières étaient rarement nombreuses ; les expéditions les plus importantes des Indiens, même à de grandes distances, étaient accomplies par des forces militaires insignifiantes. Quand plusieurs de ces suites se réunissaient pour une grande entreprise, chacune d’elles n’obéissait qu’à son propre chef ; l’unité du plan de campagne était assurée, tant bien que mal, par un Conseil de ces chefs. C’est de cette façon que les Alamans faisaient la guerre sur le Haut-Rhin, au ive siècle, comme nous en trouvons la description dans Ammien Marcellin.

7º Nous trouvons, dans quelques tribus, un chef suprême, dont les pouvoirs sont pourtant fort réduits. C’est l’un des sachems qui, dans les cas qui exigent une action rapide, doit prendre des mesures provisoires jusqu’au moment où le Conseil peut se réunir et statuer définitivement. C’est, à un stade très rudimentaire, une tentative restée presque toujours stérile dans la suite du développement pour investir un fonctionnaire du pouvoir exécutif ; comme nous le verrons par la suite, ce fonctionnaire aura, dans la plupart des cas, sinon toujours, pour origine le chef militaire suprême.

La grande majorité des Indiens américains n’alla pas au-delà du groupement en tribu. Leurs tribus peu nombreuses, séparées les unes des autres par de vastes zones frontières, affaiblies par des guerres incessantes, occupaient avec peu de gens un immense territoire. Çà et là se constituaient des alliances entre tribus apparentées, sous le coup d’un danger momentané, et elles se dissolvaient avec lui. Mais, dans quelques régions, des tribus originairement parentes, après s’être disloquées, s’étaient regroupées de nouveau en fédérations permanentes, faisant ainsi le premier pas vers la constitution de nations [5]. Aux États-Unis, nous trouvons chez les Iroquois la forme la plus développée d’une fédération de ce genre. Abandonnant leurs territoires à l’ouest du Mississipi, où ils formaient probablement une branche de la grande famille des Dakotas, ils s’établirent après de longues pérégrinations dans l’État actuel de New York et se répartirent en cinq tribus : les Senecas, les Cayougas, les Onondagas, les Oneidas et les Mohawks. Ils vivaient de poisson, de gibier et de jardinage rudimentaire, habitaient des villages qui étaient presque toujours protégés par des palissades. Ne dépassant jamais le chiffre de 20 000, ils avaient dans les cinq tribus un certain nombre de gentes communes, parlaient des dialectes très apparentés d’une même langue et occupaient un territoire d’un seul tenant, partagé entre les cinq tribus. Comme ce territoire avait été récemment conquis, l’union, créée par l’habitude, des tribus victorieuses contre la population refoulée subsistait naturellement ; elle se développa, au plus tard vers le début du XV° siècle, jusqu’à constituer une « confédération éternelle », confédération qui d’ailleurs, sentant ses nouvelles forces, prit aussitôt un caractère agressif. A l’apogée de sa puissance, vers 1675, elle avait conquis alentour de vastes territoires dont elle avait en partie chassé, en partie rendu tributaires les habitants. La confédération des Iroquois présente l’organisation sociale la plus avancée à laquelle soient parvenus les Indiens quand ils n’ont pas dépassé le stade inférieur de la barbarie (à l’exception, par conséquent, des Indiens du Mexique, du Nouveau-Mexique et du Pérou). Voici quelles étaient les règles fondamentales de la confédération :

1º Confédération éternelle des cinq tribus consanguines, sur la base d’une égalité et d’une indépendance complètes dans toutes les affaires intérieures de la tribu. Cette consanguinité formait le véritable fondement de la confédération. Sur les cinq tribus, trois s’appelaient tribus-mères et elles étaient sœurs entre elles, comme l’étaient également les deux autres, qui s’appelaient tribus-filles. Trois gentes - les plus anciennes - étaient encore vivaces et représentées dans toutes les cinq tribus ; trois autres gentes étaient représentées dans trois tribus ; les membres de chacune de ces gentes étaient tous frères entre eux à travers l’ensemble des cinq tribus. La langue commune, avec de simples variantes dialectales, était l’expression et la preuve de la commune origine.

2º L’organe de la confédération était un Conseil fédéral de cinquante sachems, tous égaux par le rang et le prestige ; ce Conseil décidait en dernier ressort dans toutes les affaires de la confédération.

3º Lors de la fondation de la confédération, ces cinquante sachems avaient été répartis entre les tribus et les gentes comme dignitaires de charges nouvelles, expressément créées pour les fins de la confédération. Ils étaient réélus par les gentes intéressées à chaque nouvelle vacance et pouvaient toujours être révoqués par elles ; mais le droit de les investir de leurs fonctions appartenait au Conseil fédéral.

4º Ces sachems fédéraux étaient également sachems dans leurs tribus respectives et avaient siège et voix dans le Conseil de tribu.

5º Toutes les décisions du Conseil fédéral devaient être prises à l’unanimité.

6º Le vote s’effectuait par tribu, de telle façon que chaque tribu et, dans chacune d’elles, tous les membres du Conseil devaient exprimer leur accord pour qu’une décision valable pût être prise.

7º Chacun des cinq Conseils de tribu pouvait convoquer le Conseil fédéral, mais celui-ci ne pouvait se convoquer de lui-même.

8º Les séances avaient lieu devant le peuple assemblé ; chaque Iroquois pouvait y prendre la parole ; le Conseil seul décidait.

9º Personne n’était placé à la tête de la confédération, elle n’avait pas de chef du pouvoir exécutif.

10º Par contre, elle avait deux chefs de guerre suprêmes, avec mêmes attributions et même pouvoir (les deux trois » des Spartiates, les deux consuls à Rome).

C’est là toute la constitution publique sous laquelle les Iroquois vécurent et vivent encore depuis plus de quatre cents ans. je l’ai retracée en détail, d’après Morgan, parce que nous avons ici l’occasion d’étudier l’organisation d’une société qui ne connaît pas encore l’État. L’État suppose un pouvoir public particulier, séparé de l’ensemble des citoyens qui le composent, et Maurer, qui reconnaît avec un sûr instinct la constitution de la marche (Mark) germanique comme une institution purement sociale de nature, essentiellement différente de l’État, bien qu’elle soit appelée à en fournir plus tard la base principale, - Maurer étudie en conséquence, dans tous ses écrits, la formation progressive du pouvoir public à partir et à côté des constitutions primitives des marches, des villages, des seigneuries et des villes. Nous voyons, chez les Indiens de l’Amérique du Nord, comment une peuplade, unie à l’origine, se répand peu à peu sur un immense continent ; comment des tribus, en se scindant, deviennent des peuples, des groupes entiers de tribus ; comment les langues se transforment non seulement jusqu’à devenir incompréhensibles entre elles, mais aussi jusqu’à ce que disparaisse presque toute trace de leur unité primitive ; comment, par ailleurs, au sein des tribus, les différentes gentes se scindent en plusieurs tronçons, les gentes-mères se maintiennent en tant que phratries, et comment les noms de ces plus anciennes gentes se perpétuent dans des tribus fort éloignées les unes des autres et depuis longtemps séparées, - le Loup et l’Ours sont encore des noms gentilices dans la majorité des tribus indiennes. Et la constitution précédemment décrite s’applique en général à toutes ces tribus, - à cette différence près que beaucoup d’entre elles ne sont pas arrivées jusqu’à la confédération entre tribus parentes.

Mais nous voyons aussi à quel point, une fois la gens donnée comme unité sociale, toute la constitution des gentes, des phratries et de la tribu se développe à partir de cette unité avec une nécessité presque inéluctable - parce que naturelle. Toutes trois sont des groupes de consanguinité à des degrés différents, chacun formant un tout et réglant ses propres affaires, mais chacun complétant aussi l’autre. Et le cercle des affaires qui leur incombent englobe l’ensemble des affaires publiques du barbare appartenant au stade inférieur. Donc, partout où nous trouvons chez un peuple la gens comme unité sociale, nous pourrons également chercher une organisation de la tribu semblable à celle que nous avons décrite ; et si nous disposons de sources suffisantes, comme chez les Grecs et les Romains, non seulement nous trouverons cette organisation, mais aussi nous nous convaincrons que, là où les sources nous font défaut, la comparaison avec la constitution sociale américaine nous aide à démêler les doutes et les énigmes les plus difficiles.

Et avec toute son ingénuité et sa simplicité, quelle admirable constitution que cette organisation gentilice ! Sans soldats, gendarmes ni policiers, sans noblesse, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons, sans procès, tout va son train régulier. Toutes les querelles et toutes les disputes sont tranchées par la collectivité de ceux que cela concerne, la gens ou la tribu, ou les différentes gentes entre elles, - c’est seulement comme moyen extrême, et rarement appliqué, qu’intervient la menace de vendetta, dont notre peine de mort n’est d’ailleurs que la forme civilisée, nantie de tous les avantages et de tous les inconvénients de la civilisation. Bien que les affaires communes soient en nombre beaucoup plus grand que de nos jours, - l’économie domestique est commune et communiste dans une série de familles, le sol est propriété de la tribu, seuls les petits jardins sont assignés provisoirement aux ménages, - on n’a quand même nul besoin de notre appareil administratif, vaste et compliqué. Les intéressés décident et, dans la plupart des cas, un usage séculaire a tout réglé préalablement. Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux - l’économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres - y compris les femmes. Il n’y a pas encore place pour des esclaves, pas plus qu’en général pour l’asservissement de tribus étrangères. Quand. les Iroquois, vers 1651, eurent vaincu les Ériés et la « Nation neutre [6] », ils leur offrirent d’entrer avec des droits égaux dans la confédération ; c’est seulement quand les vaincus s’y refusèrent qu’ils furent chassés de leur territoire. Et quels hommes, quelles femmes produit une pareille société, tous les Blancs qui connurent des Indiens non corrompus en témoignent par leur admiration pour la dignité personnelle, la droiture, la force de caractère et la vaillance de ces barbares.

Quant à cette bravoure, l’Afrique nous en a fourni des exemples tout récents. Les Zoulous, il y a quelques années, les Nubiens [7], - deux tribus chez lesquelles les institutions gentilices ne sont pas encore mortes -, ont fait, il y a quelques mois, ce que ne peut faire aucune armée européenne. Armés seulement de lances et de javelots, sans armes à feu, sous la pluie de balles des fusils à tir rapide de l’infanterie britannique - reconnue la première du monde dans la bataille rangée -, ils se sont avancés jusqu’à ses baïonnettes et l’ont plus d’une fois bousculée et même repoussée, malgré l’énorme disproportion des armes, et bien qu’ils ignorent le service militaire et ne sachent pas ce que c’est que faire l’exercice. Ce qu’ils peuvent endurer et accomplir, les Anglais eux-mêmes en témoignent lorsqu’ils se plaignent qu’un Cafre puisse, en vingt-quatre heures, parcourir plus vite qu’un cheval un plus long chemin ; le plus petit muscle fait saillie, dur et tendu comme une lanière de fouet, dit un peintre anglais.

Voilà ce qu’étaient les hommes et la société humaine, avant que s’effectuât la division en différentes classes. Et si nous comparons leur situation à celle de l’immense majorité des civilisés de nos jours, la distance est énorme entre le prolétaire ou le petit paysan d’aujourd’hui et l’ancien membre libre de la gens.

C’est un des côtés de la chose. Mais n’oublions pas que cette organisation était vouée à la ruine. Elle n’alla pas au delà de la tribu ; la confédération des tribus marque déjà le commencement de leur décadence, comme on le verra plus tard, et comme on l’a déjà vu dans les tentatives d’assujettissement faites par les Iroquois. Ce qui était en dehors de la tribu était en dehors du droit. Là où n’existait pas expressément un traité de, paix, la guerre régnait de tribu à tribu, et la guerre était menée avec la cruauté qui distingue les hommes des autres animaux et qui fut seulement tempérée plus tard par l’intérêt. La constitution gentilice à son apogée, telle que nous l’avons vue en Amérique, impliquait une production tout à fait embryonnaire et, par suite, une population extrêmement clairsemée sur un vaste territoire, donc un asservissement presque complet de l’homme à la nature extérieure qui se dresse devant lui en étrangère et qu’il ne comprend pas, asservissement qui se reflète dans ses puériles représentations religieuses. La tribu restait pour l’homme la limite, aussi bien en face de l’étranger que vis-à-vis de soi-même : la tribu, la gens et leurs institutions étaient sacrées et intangibles, constituaient un pouvoir supérieur donné par la nature, auquel l’individu restait totalement soumis dans ses sentiments, ses pensées et ses actes. Autant les hommes de cette époque nous paraissaient imposants, autant ils sont indifférenciés les uns des autres, ils tiennent encore, comme dit Marx, au cordon ombilical de la communauté primitive. La puissance de cette communauté primitive devait être brisée - elle le fut. Mais elle fut brisée par des influences qui nous apparaissent de prime abord comme une dégradation, comme une chute originelle du haut de la candeur et de la moralité de la vieille société gentilice. Ce sont les plus vils intérêts - rapacité vulgaire, brutal appétit de jouissance, avarice sordide, pillage égoïste de la propriété commune -qui inaugurent la nouvelle société civilisée, la société de classes ; ce sont les moyens les plus honteux - vol, violence, perfidie, trahison - qui sapent l’ancienne société gentilice sans classe, et qui amènent sa chute. Et la société nouvelle elle-même, pendant les deux mille cinq cents ans de son existence, n’a jamais été autre chose que le développement de la petite minorité aux frais de la grande majorité des exploités et des opprimés, et c’est ce qu’elle est de nos jours, plus que jamais.


Notes

[1] MORGAN : Systems of consanguinity and affinity of the human family. Washington, 1871.

[2] MORGAN, op. cit., pp. 85-86.

[3] La ville la plus florissante du Mexique, à l’époque de la conquête, capitale des Téochichimèques. Les quartiers étaient à l’origine des villages (pueblos) qui avaient grandi et dont la réunion avait été le fondement de la citadelle de Tlaxcala.

[4] MORGAN, op. cit., p.113.

[5] Le mot nation n’est pas employé ici dans son sens moderne, mais au sens du latin natio... c’est-à-dire « peuplade, peuple ».

[6] On appelait au XVIIe siècle « Nation neutre » la confédération militaire créée par quelques tribus indiennes apparentées aux Iroquois et vivant sur la rive nord du lac Érié. Ce sont les colonisateurs français qui lui donnèrent ce nom à cause de la neutralité qu’ils observèrent dans les guerres entre tribus iroquoises et huronnes.

[7] Allusion à l’héroïque résistance que les Zoulous opposèrent en 1879 et les Nubiens (sous la direction du mahdi Mohammed Ahmed) en 1881-1883 aux armées de l’Empire britannique.

(...)

6 La Gens et l’État à Rome

De la légende sur la fondation de Rome, il ressort que le premier établissement fut l’œuvre d’un certain nombre de gentes latines (cent, d’après la légende), réunies en une même tribu, auxquelles se joignit bientôt une tribu sabellique, qui aurait également compté cent gentes, et enfin une troisième tribu, composée d’éléments divers et comptant elle aussi cent gentes, à ce qu’on prétend. Tout ce récit montre au premier coup d’œil qu’ici il n’y avait à peu près plus rien de primitif, sauf la gens, et que celle-ci même n’était en bien des cas qu’un provin d’une gens-mère qui continuait à subsister dans l’ancien pays d’origine. Les tribus portent au front l’empreinte de leur composition artificielle, mais faite la plupart du temps d’éléments apparentés et sur le modèle de l’ancienne tribu organique, et non factice ; cependant, il n’est pas exclu que le noyau de chacune des trois tribus ait pu être une véritable tribu ancienne. Le chaînon intermédiaire, la phratrie, se composait de dix gentes et s’appelait curie ; on en comptait donc trente.

Il est reconnu que la gens romaine était la même institution que la gens grecque ; si la gens grecque est une forme plus évoluée de cette unité sociale dont les Peaux-Rouges américains nous offrent la forme primitive, cela n’est pas moins vrai pour la gens romaine. Nous pouvons donc, ici, être plus brefs.

La gens romaine avait, du moins dans les premiers temps de la Ville, la constitution suivante :

1º Droit d’hériter les uns des autres pour les gentiles ; la fortune restait dans la gens. Le droit paternel régnant déjà dans la gens romaine aussi bien que dans la grecque, la postérité de la ligne féminine était donc exclue de l’héritage. Selon la Loi des Douze Tables [1], le plus ancien droit romain écrit que nous connaissions, les enfants héritaient d’abord, en tant qu’héritiers naturels ; à leur défaut, les agnats (parents en ligne masculine) et, en leur absence, les gentiles. Dans tous les cas, la fortune restait dans la gens. Nous voyons ici la pénétration graduelle de la coutume gentilice par de nouvelles dispositions légales que motivaient l’accroissement de la richesse et la monogamie ; le droit d’héritage, égal à l’origine pour tous les membres de la gens, est limité en pratique (et de bonne heure, comme nous l’avons indiqué ci-dessus) aux agnats d’abord, et finalement aux enfants et à leurs descendants en ligne masculine ; dans les Douze Tables, ceci apparaît naturellement en ordre inverse.

2º Possession d’un lieu de sépulture commun. Lorsqu’elle émigra de Régille à Rome, la gens patricienne Claudia reçut un lot de terre qui lui fut assigné, ainsi qu’un lieu de sépulture commun, dans la ville même. Encore au temps d’Auguste, la tête de Varus, tué dans la forêt de Teutobourg et rapportée à Rome, fut inhumée dans le gentilitius tumulus [2]. [La gens (Quinctilia) avait donc encore son tertre funéraire particulier.]

3º Des solennités religieuses communes. Les fêtes, les sacra gentilitia, sont connues.

4º Obligation de ne pas se marier à l’intérieur de la gens. Il semble qu’à Rome, cette obligation n’ait jamais été transformée en loi écrite, mais la coutume subsista. Parmi les innombrables couples romains dont les noms nous sont parvenus, pas un seul n’a le même nom gentilice pour l’homme et la femme. Le droit d’héritage est également une preuve de cette règle. La femme perd par le mariage ses droits agnatiques, elle sort de sa gens ; ni elle, ni ses enfants ne peuvent hériter de son père ou des frères de celui-ci, parce qu’alors la part d’héritage serait perdue pour la gens paternelle. Ceci n’a de sens qu’en supposant que la femme ne peut épouser aucun membre de sa gens.

5° Une propriété foncière commune. Celle-ci exista toujours, aux temps primitifs, dès qu’on commença à partager le territoire de la tribu. Dans les tribus latines, nous constatons que le sol est en partie propriété de la tribu, en partie propriété de la gens, en partie propriété des ménages (Haushaltungen) qui, à ce moment-là, ne pouvaient guère être des familles conjugales. Romulus aurait procédé au premier partage de la terre entre des individus, environ un hectare (deux jugera) pour chacun. Cependant, nous trouvons plus tard encore des biens fonciers aux mains des gentes, sans parler des terres de l’État, autour desquelles tourne toute l’histoire intérieure de la République.

6º Devoir pour les gentiles de se prêter mutuellement aide et protection. L’histoire écrite ne nous en laisse plus voir que des débris ; l’État romain se manifesta dès le début avec une supériorité telle que le droit de protection contre les iniquités lui revint aussitôt. Quand Appius Claudius fut arrêté, toute sa gens prit le deuil, même ceux de ses membres qui étaient ses ennemis personnels [3]. Au temps de la seconde guerre punique, les gentes s’associèrent pour racheter leurs membres faits prisonniers ; le Sénat le leur interdit.

7º Droit de porter le nom gentilice. Il se maintint jusqu’au temps des empereurs ; on permit aux affranchis d’adopter le nom gentilice de leurs anciens maîtres, sans avoir cependant les droits gentilices.

8º Droit d’adopter des étrangers dans la gens. Ceci se faisait par adoption dans une famille (comme chez les Indiens), ce qui entraînait l’admission dans la gens.

9º Le droit d’élire et de destituer le chef n’est mentionné nulle part. Mais, comme aux premiers temps de Rome, toutes les charges, à commencer par celle de roi, étaient pourvues par élection ou désignation, et que les prêtres des curies eux-mêmes étaient également élus par celles-ci, nous pouvons supposer qu’il n’en allait pas autrement pour les chefs (principes) des gentes, même si, dans une large mesure, leur choix dans une seule et même famille de la gens était déjà de règle.

Telles étaient les attributions d’une gens romaine. A l’exception du passage au droit paternel déjà accompli, elles sont l’image fidèle des droits et des devoirs d’une gens iroquoise ; ici encore, « transparaît manifestement l’Iroquois ».

[Nous ne donnerons qu’un seul exemple de la confusion qui, de nos jours encore, règne sur le régime de la gens à Rome, même chez nos historiens les plus reconnus. On lit, dans le mémoire de Mommsen sur les noms propres romains aux temps de la République et aux temps d’Auguste (Römische Forschungen, Berlin, 1864, tome I) :

« En dehors de la totalité des membres mâles de la famille, à l’exclusion naturellement des esclaves, mais y compris les familiers et les clients, le nom patronymique est également accordé aux femmes ... La tribu [c’est ainsi que Mommsen traduit ici gens] est ... une communauté issue d’une filiation commune - réelle, probable ou même :fictive - unie par des fêtes, des sépultures et des héritages communs, et à laquelle tous les individus personnellement libres, les femmes aussi par conséquent, ont le droit et le devoir d’appartenir. Mais ce qui soulève une difficulté, c’est de déterminer le nom patronymique des femmes mariées. Cette difficulté n’existe pas, il est vrai, tant que la femme n’avait le droit de se marier qu’avec un membre de son lignage ; et il est prouvé que pendant assez longtemps les femmes ont eu de plus grandes difficultés à se marier en dehors de leur lignage, qu’à l’intérieur, de même qu’il est prouvé que ce droit, gentis enuptio, était encore accordé au vie siècle comme un privilège personnel, à titre de récompense... Mais quand se produisaient ces mariages « à l’extérieur ». la femme, dans les premiers temps, a dû passer du même coup dans la tribu du mari. Rien n’est plus certain : la femme, dans l’ancien mariage religieux, passe entièrement dans la communauté légale et religieuse à laquelle appartient son époux, et quitte la sienne. Nul n’ignore que la femme mariée perd, vis-à-vis de ses gentiles, son droit d’héritage actif et passif et qu’elle entre par contre en association d’hérédité avec son mari, ses enfants et leurs gentiles. Et si elle est ainsi adoptée par son mari et qu’elle entre dans sa famille, comment pourrait-elle rester étrangère à son lignage ? » (pp. 9-11.) Mommsen prétend donc que les femmes romaines appartenant à une gens n’auraient pu, à l’origine, se marier qu’à l’intérieur de leur gens ; la gens romaine aurait donc été endogame, non exogame. Cette opinion, qui est en contradiction avec tout ce que nous savons d’autres peuples, se fonde principalement, sinon exclusivement, sur un seul passage fort controversé de Tite-Live (Livre XXXIX, chap. XIX), d’après lequel le Sénat, en l’an 568 de la fondation de Rome, soit en 186 avant notre ère, décida

« ... uti Feceniae Hispallae datio, deminutio, gentis enuptio, tutoris optio item esset quasi ei vir testamento dedisset ; utique ei ingenuo nubere liceret, neu quid ei qui eam duxisset, ob id fraudi ignominiaeve esset », c’est-à-dire que Fecenia Hispalla aurait le droit de disposer de sa fortune, de l’entamer, de se marier en dehors de la gens et de se choisir un tuteur, tout comme si son mari [défunt] lui en eût donné le droit par testament ; qu’elle aurait le droit d’épouser un homme de condition libre, sans que ce mariage fût imputé à méfait ni à honte à celui qui l’épouserait.

Il ne fait point de doute qu’on accorde donc ici à Fecenia, une affranchie, le droit de se marier en dehors de la gens. Et il est non moins certain que le mari pouvait donc donner par testament à sa femme le droit de se remarier après son veuvage en dehors de la gens. Mais en dehors de quelle gens ?

Si la femme devait se marier à l’intérieur de sa gens, comme Mommsen le suppose, elle restait aussi dans cette gens après le mariage. Mais, d’abord, cette prétendue endogamie de la gens est justement ce qu’il faut démontrer. Et, en second lieu, si la femme devait se marier dans la gens, l’homme devait faire de même, naturellement ; sinon, il n’aurait pas trouvé femme. Cela revient donc à dire que l’homme pouvait donner à sa femme par testament un droit qu’il ne possédait pas lui-même pour son propre compte ; nous aboutissions à un non-sens juridique. Mommsen le sent aussi, et c’est pourquoi il présume que,

« pour se marier en dehors du lignage, il fallait, en droit, non seulement le consentement du mari, sous l’autorité duquel la femme était placée, mais encore celui de tous les membres de la gens. » (Page 10 note.) En premier lieu, c’est là une supposition bien hardie et, en second lieu, elle est en contradiction avec le texte fort clair du passage précité ; le Sénat donne ce droit à Fecenia, en lieu et place du mari ; il ne lui donne expressément ni plus ni moins que son mari aurait pu lui donner lui-même ; mais ce qu’il lui donne est un droit absolu, qui ne dépend d’aucune autre limitation. De sorte que, si elle en fait usage, son nouveau mari, lui non plus, n’aura pas à en souffrir ; le Sénat mande même aux consuls et préteurs présents et futurs de veiller à ce qu’il n’en résulte pour Fecenia aucune iniquité. L’hypothèse de Mommsen semble donc tout à fait inadmissible.

Autre supposition : la femme épousait un homme d’une autre gens, mais restait elle-même dans sa gens d’origine. D’après le passage précité, son mari aurait donc eu le droit de permettre à la femme de se marier en dehors de sa propre gens à elle. Autrement dit, il aurait eu le droit de prendre des dispositions dans les affaires d’une gens dont il ne faisait pas partie. La chose est si absurde qu’il est inutile de perdre là-dessus un mot de plus.

Il ne reste donc qu’une hypothèse : la femme aurait épousé en premières noces un homme d’une autre gens, et du fait même de ce mariage, elle serait passée dans la gens du mari, comme Mommsen, lui aussi, l’admet en effet pour des cas de ce genre. Alors, tout l’enchaînement des faits s’explique aussitôt. La femme, détachée de son ancienne gens par le mariage et adoptée dans le groupe gentilice de son mari, a dans sa nouvelle gens une situation toute particulière. Elle est bien membre de la gens, mais sans aucun lien de sang ; le caractère de son adoption l’affranchit, de prime abord, de toute interdiction de se marier à l’intérieur de la gens, dans laquelle elle vient précisément d’entrer par le mariage ; de plus, elle est admise dans l’association matrimoniale de la gens ; à la mort de son mari, elle hérite de la fortune de celui-ci, donc de la fortune d’un membre de la gens. Il est donc fort naturel de vouloir que cette fortune reste dans la gens, et que la femme soit donc obligée d’épouser un parent gentilice de son premier mari, et personne d’autre. Et si une exception doit être faite, qui donc serait plus qualifié pour l’y autoriser que celui-là même qui lui a légué cette fortune, c’est-à-dire son premier mari ? Au moment où il lui lègue une partie de ses biens et l’autorise, en même temps, à faire passer cette partie de la fortune dans une gens étrangère, par mariage ou par suite de mariage, cette fortune lui appartient encore, il ne dispose donc littéralement que de ses biens. Quant à la femme elle-même et à ses rapports avec la gens de son mari, c’est ce dernier qui l’a introduite dans cette gens par un acte de libre volonté, - le mariage. Il semble donc naturel aussi qu’il soit la personne qualifiée pour l’autoriser à quitter cette gens par un second mariage. Bref, la chose paraît simple et va de soi, dès que nous abandonnons la singulière idée de l’endogamie de la gens romaine et que nous considérons celle-ci, avec Morgan, comme originairement exogame.

Reste encore une dernière supposition qui a trouvé, elle aussi, ses défenseurs, et sans doute les plus nombreux : le passage de Tite-Live signifierait simplement.

« que des filles affranchies (libertae) ne pourraient pas, sans autorisation spéciale, se marier en dehors de la gens (e gente enubere) ou entreprendre un quelconque des actes qui, entraînant la capitis deminutio minima [4] , aurait entraîné du même coup la sortie de la liberta de l’association gentilice. » (LANGE : Römische Altertümer, Berlin, 1856, tome I, p. 195, où l’on se réfère à Huschke [5], en ce qui concerne notre passage de Tite-Live.) Si cette hypothèse est juste, le passage précité ne prouve donc rien du tout quant à la condition des Romaines libres, et il ne peut pas davantage être question d’une obligation pour elles de se marier à l’intérieur de la gens.

L’expression enuptio gentis ne se présente que dans ce seul passage et ne reparaît plus dans toute la littérature romaine ; le mot enubere (se marier au dehors) ne se retrouve que trois fois, également chez Tite-Live, et ne s’applique pas alors à la gens. L’idée fantaisiste selon laquelle les Romaines n’auraient pu se marier qu’à l’intérieur de la gens doit son existence à ce seul passage. Mais elle ne tient pas debout. Car de deux choses l’une : ou bien le passage se rapporte à certaines restrictions valables pour des affranchies, et dans ce cas il ne prouve rien pour les femmes de condition libre (ingenuae) ; ou bien il se rapporte également aux femmes libres, et alors il prouve, bien au contraire, que la femme, en règle générale, se mariait en dehors de sa gens, mais que, par son mariage, elle passait dans la gens du mari ; il témoigne donc contre Mommsen, et pour Morgan.]

Près de trois cents ans encore après la fondation de Rome, les liens gentilices, étaient si forts qu’une gens patricienne, celle des Fabiens, put, avec le consentement du Sénat, entreprendre à son propre compte une expédition contre la ville voisine de Véies. Trois cent six Fabiens seraient partis en guerre et tous auraient été tués dans une embuscade ; un seul survivant, un jeune garçon, aurait perpétué la gens.

Dix gentes formaient, comme nous l’avons dit, une phratrie, qui s’appelait ici curie et qui avait des attributions publiques plus importantes que la phratrie grecque. Chaque curie avait ses pratiques religieuses, ses sanctuaires et ses prêtres à elle ; ces derniers, dans leur ensemble, formaient un des collèges sacerdotaux romains. Dix curies constituaient une tribu qui, à l’origine, avait sans doute, comme les autres tribus latines, un chef élu -commandant d’armée et grand prêtre. L’ensemble des trois tribus formait le peuple romain, populus romanus.

Nul ne pouvait donc faire partie du peuple romain s’il n’était membre d’une gens et, par elle, d’une curie et d’une tribu. Voici quelle fut la première constitution de ce peuple : les affaires publiques furent d’abord gérées par le Sénat et - Niebuhr l’a fort bien vu le premier - ce Sénat était composé des chefs des trois cents gentes ; c’est justement pour cela qu’étant les plus anciens de la gens ils s’appelaient pères, paires, et leur ensemble s’appelait le Sénat (Conseil des Anciens, de senex, vieillard). La coutume d’élire un membre d’une famille, toujours la même pour chaque gens, fit naître, ici encore, la première noblesse de tribu ; ces familles s’appelaient patriciennes et prétendaient au droit exclusif d’entrer au Sénat et d’occuper toutes les autres charges. Le fait que le peuple se plia, avec le temps, à cette exigence, qui se transforma en un véritable droit, est exprimé par la légende selon laquelle Romulus aurait octroyé aux premiers sénateurs et à leurs descendants le patriciat et ses privilèges. Le Sénat, comme la boulê athénienne, avait le droit de décision en bien des affaires, et de délibération préliminaire dans les affaires les plus importantes, notamment pour les lois nouvelles. Celles-ci étaient votées par l’assemblée du peuple, qu’on appelait comitia curiata (assemblée des curies). Le peuple se réunissait, groupé par curies, et probablement dans chaque curie, par gentes ; lors de la décision, chacune des trente curies avait une voix. L’assemblée des curies adoptait ou rejetait toutes les lois, élisait tous les hauts fonctionnaires, y compris le rex (le soi-disant roi), déclarait la guerre, (mais le Sénat concluait la paix), et décidait comme tribunal suprême, sur appel des intéressés, dans tous les cas où il s’agissait de prononcer la peine de mort contre un citoyen romain. - Enfin, à côté du Sénat et de l’assemblée du peuple, il y avait le rex, qui correspondait exactement au basileus grec et qui n’était point du tout le roi presque absolu que décrit Mommsen [6]. Lui aussi, il était chef militaire, grand prêtre et président de certains tribunaux. Il n’avait point d’attributions civiles ou de pouvoir sur la vie, la liberté et la propriété des citoyens, quand ces attributions et ce pouvoir ne découlaient pas du pouvoir disciplinaire de chef d’armée, ou du pouvoir de président de tribunal exécutant un jugement. La charge de rex n’était pas héréditaire ; il était, au contraire, élu d’abord par l’assemblée des curies, probablement sur la proposition de son prédécesseur, puis solennellement intronisé dans une seconde assemblée. Il pouvait aussi être destitué, comme le prouve le destin de Tarquin le Superbe.

Comme les Grecs au temps des héros, les Romains au temps des prétendus « rois » vivaient donc en une démocratie militaire issue des gentes, phratries et tribus, sur lesquelles elle était basée. Les curies et les tribus avaient beau être en partie des formations artificielles, elles étaient modelées sur les prototypes véritables et spontanés de la société d’où elles étaient issues et qui les entourait encore de toutes parts. Même si la noblesse patricienne spontanée avait déjà gagné du terrain, même si les reges tentaient peu à peu d’élargir leurs attributions, cela ne change pas le caractère fondamental originel de la constitution, et c’est ce caractère seul qui importe.

Entre temps, la population de la ville de Rome et du territoire romain agrandi par conquête s’accroissait, en partie par l’immigration, en partie par les habitants des régions soumises, latines pour la plupart. Tous ces nouveaux sujets de l’État (nous laisserons de côté la question des clients) étaient en dehors des anciennes gentes, curies et tribus, ne faisaient donc pas partie du populus romanus, du peuple romain proprement dit. Ils étaient personnellement libres, pouvaient posséder des biens fonciers, devaient payer leurs impôts et remplir leurs obligations militaires. Mais ils ne pouvaient occuper aucune charge ; ils ne pouvaient participer ni à l’assemblée des curies, ni à la distribution des terres conquises par l’État. Ils formaient la plèbe, exclue de tous les droits publics. Par leur nombre toujours croissant, leur formation et leur équipement militaires, ils devinrent une puissance menaçante en face de l’ancien populus, désormais irrévocablement fermé à tout accroissement de l’extérieur. A cela s’ajoutait le fait que la propriété foncière semble avoir été répartie assez également entre le populus et la plèbe, tandis que la richesse marchande et industrielle, qui d’ailleurs n’était guère développée encore, semble avoir été surtout aux mains de la plèbe.

Dans la grande obscurité qui enveloppe l’histoire primitive, toute légendaire, de Rome (obscurité qui est considérablement accrue par les essais d’interprétation et les récits pragmatico-rationalistes des historiens qui dans la suite se sont occupés des origines et dont le tour d’esprit est juridique), il est impossible de rien dire de certain sur la date, le déroulement, les circonstances de la révolution qui mit fin à l’ancienne organisation gentilice. On peut seulement affirmer à coup sûr que les luttes entre la plèbe et le populus en furent la cause.

La nouvelle constitution, attribuée au rex Servius Tullius, s’inspirant de modèles grecs, notamment de Solon, créa une nouvelle assemblée du peuple qui englobait ou excluait indistinctement populus et plèbe, selon qu’ils remplissaient ou non des obligations militaires. Tous les hommes astreints à porter les armes furent répartis en six classes, d’après leur fortune. La propriété minima dans chacune des cinq classes était : pour la première, 100 000 as ; pour la deuxième, 75 000 ; pour la troisième, 50 000 ; pour la quatrième, 25 000 ; pour la cinquième, 11 000 as ; d’après Dureau de la Malle, cela correspondrait environ à 14 000, 10 500 [7], 7.000, 3 600 [8] et 1 570 [9] marks. La sixième classe, celle des prolétaires, se composait des gens les moins fortunés, exempts d’obligations militaires et d’impôts. Dans la nouvelle assemblée du peuple, l’assemblée des Centuries (comitia centuriata), les citoyens se rangeaient militairement, par compagnies, dans leurs centuries de cent hommes chacune, et chaque centurie avait une voix. Or la première classe fournissait 80 centuries, la seconde 22, la troisième 20, la quatrième 22, la cinquième 30, la sixième une aussi, pour la forme. A cela s’ajoutaient les chevaliers, formés par les citoyens les plus riches, avec 18 centuries ; au total, 193. Majorité des voix : 97. Or les chevaliers et la première classe avaient ensemble 98 voix, donc la majorité ; s’ils étaient d’accord, les autres n’étaient pas du tout consultés, la décision valable était prise.

Tous les droits politiques de l’ancienne assemblée des Curies (à l’exception de quelques droits nominaux) passèrent à cette nouvelle assemblée des Centuries ; les curies et les gentes qui les composaient furent de ce fait dégradées, comme à Athènes, au simple rang d’associations privées et religieuses, et continuèrent longtemps encore à végéter comme telles, tandis que l’assemblée des curies bientôt s’éteignit à jamais. Pour exclure également de l’État les trois anciennes tribus gentilices, on créa quatre tribus territoriales, dont chacune habitait un quartier de la ville, et auxquelles on accorda une série de droits politiques.

Donc, à Rome aussi, dès avant l’abolition de la prétendue « royauté », on brisa l’ancien ordre social basé sur les liens personnels du sang, et l’on établit à sa place une véritable constitution d’État nouvelle, basée sur la répartition. territoriale et la différence des fortunes. Ici, les citoyens astreints au service militaire composaient la force publique non seulement en face des esclaves, mais aussi en face des hommes dits « prolétaires », exclus du service militaire et privés d’armement.

Lors de l’expulsion du dernier rex, Tarquin le Superbe, usurpateur d’un véritable pouvoir royal, et lors du remplacement du rex par deux chefs militaires (consuls) nantis des mêmes pouvoirs (comme chez les Iroquois), la nouvelle constitution fut seulement perfectionnée ; c’est dans les limites de cette constitution que se déroulera toute l’histoire de la république romaine : luttes entre patriciens et plébéiens pour l’accès aux fonctions publiques et la participation aux terres de l’État, disparition finale de la noblesse patricienne dans la nouvelle classe des grands possesseurs de terre et d’argent qui, peu à peu, absorbèrent toute la propriété foncière des paysans ruinés par le service militaire, firent cultiver par des esclaves les énormes domaines ainsi formés, dépeuplèrent l’Italie et, ce faisant, n’ouvrirent pas seulement les portes à l’Empire, mais aussi à ses successeurs, les Barbares germains.


Notes

[1] La Loi des Douze Tables date du milieu du Ve siècle avant notre ère, à la suite de la lutte des plébéiens contre les patriciens. Eue ne fait que fixer le droit coutumier alors en usage à Rome.

[2] C’est-à-dire en l’an 9 de notre ère. - On lit dans la première édition : dans la sépulture de la gens Quinctilia (gentilitius tumulus).

[3] Appius Claudius, un des décemvirs pour 451-450 avant notre ère avait essayé, en usurpant le pouvoir du collège de prolonger la validité de son mandat à l’année suivante ; il fut arrêté et jeté en prison, où il mourut peu après.

[4] La perte des droits familiaux.

[5] Ph. E. HUSCHKE est l’auteur d’une dissertation. De privilegiis Feceniae Hispalae senatus consulto concessis (liv. XXXIX, 19), Göttingen, 1822.

[6] Le mot latin rex est le celto-irlandais righ (chef de tribu) et le gothique reiks ; ces mots, tout comme à l’origine le mot allemand Fürst (c’est-à-dire, de même qu’en anglais first, en danois förste, le premier

[7] Dans la Première édition : 10 000.

[8] Dans la première édition : 5 000.

[9] Dans la première édition : 1 600.

Messages

  • je veiens à peine de lire l’article et j’aimerai mettre mon point de vue la-dessus.L’on peut remonter le cours à l’histoire pour voir toutes les grandes bouleversement du monde sont dûs à la femme grâce à son courage, à sa popularité. parmi ceux-ci l’on peut citer le 26 mars 1991 au mali qui s’est terminé à une boule de massacre. Bon nombre de femmes ont été assassiné par les soldats. Pour cause de ne pas aboutir à ce qu’elle veuillent. Je pense aussi que ceux qui oppresse la femme ne sont d’autres personnes que les gouvernements.

  • je viens à peine de lire l’article et j’aimerai mettre mon point de vue la-dessus. On peut remonter le cours à l’histoire pour voir que tous les grands bouleversements du monde sont dûs à la femme grâce à son courage, à son caractère populaire. Parmi celles-ci, on peut citer celles du 26 mars 1991 au Mali qui s’est terminé à un grand de massacre. Bon nombre de femmes ont été assassinées par les soldats. Elles ont attaqué à mains nues le pouvoir parce que celui-ci venait d’assassiner leurs enfants La principale cause de l’oppression de la femme, c’est les Etats.

  • « Selon le droit maternel, c’est-à-dire tant que la filiation ne fut comptée qu’en ligne féminine, et selon la coutume héréditaire primitive de la gens, les parents gentilices héritaient au début de leurs proches gentilices décédés. La fortune devait rester dans la gens. Étant donné l’infime valeur des objets à léguer, il se peut que, dans la pratique, cet héritage soit passé depuis toujours aux plus proches parents gentilices, c’est-à-dire aux [consanguins] [9] du côté maternel. Or les enfants du défunt n’appartenaient pas à sa gens, mais à celle de leur mère ; ils héritaient de leur mère [au début] [10] avec les autres [consanguins] (1) de celle-ci, et plus tard peut-être en première ligne ; mais ils ne pouvaient pas hériter de leur père, parce qu’ils n’appartenaient pas à la gens de celui-ci, dans laquelle devait rester sa fortune. A la mort du propriétaire des troupeaux, ceux-ci seraient donc passés d’abord à ses frères et sœurs et aux enfants de ses sœurs, ou aux descendants des sœurs de sa mère. Mais ses propres enfants étaient déshérités.

    Donc, au fur et à mesure que les richesses s’accroissaient, d’une part elles donnaient dans la famille une situation plus importante à l’homme qu’à la femme, et, d’autre part, elles engendraient la tendance à utiliser cette situation affermie pour renverser au profit des enfants l’ordre de succession traditionnel. Mais cela n’était pas possible, tant que restait en vigueur la filiation selon le droit maternel. C’est donc celle-ci qu’il fallait renverser tout d’abord, et elle fut renversée. Ce ne fut pas aussi difficile qu’il nous semblerait aujourd’hui. Car cette révolution - une des plus radicales qu’ait jamais connues l’humanité - n’eut pas besoin de toucher à un seul des membres vivants d’une gens. Tous les membres de la gens purent rester ce qu’ils étaient auparavant. Il suffisait de décider qu’à l’avenir les descendants des membres masculins resteraient dans la gens, et que les descendants des membres féminins en seraient exclus et passeraient dans la gens de leur père. Ainsi, la filiation en ligne féminine et le droit d’héritage maternel étaient abolis, la ligne de filiation masculine et le droit d’héritage paternel étaient instaurés. »

    Cheick Anta Diop, dans son célèbre ouvrage nation nègre et culture, distingue les sociétés matrimoniales (filiation par mère) des société patrimoniales (filiation par père). Il explique que le nomadiste engendre la société patrimoniale dans lesquels la place de la femme est dégradée, alors le sédentarisme engendre la société matrimoniale dans lesquelles la place de la femme est très valorisée. Il explique par là le processus de la dote qui est dû à l’homme dans la société patrimoniale et nomade dans laquelle la femme est une charge, et qui est dû à la femme dans les société patrimoniale et sédentaire dans laquelle la femme est une source de revenu importante.

    Bien sur, cet auteur tente de démontrer la supériorité des sociétés noires (d’origine matrimoniale et sédentaire) sur les sociétés "ayren" (d’origine patrimoniale et nomade). Hormis ce préjugé racial, sa démonstration me parait, comme beaucoup de panafricains, tout à fait plausible. D’un point de vue matérialiste, ce sont les conditions économiques qui ont défini la place et l’oppression de la femme dans la société

    Selon vous, en quoi les deux visions matérialistes (Cheik anta Diop et texte ci-dessus) s’opposent ?

  • « Telle fut l’origine de la monogamie, pour autant que nous la puissions étudier chez le peuple le plus civilisé et le plus développé de l’Antiquité. Elle ne fut aucunement je fruit de l’amour sexuel individuel, avec lequel elle n’avait absolument rien à voir, puisque les mariages restèrent, comme par le passé, des mariages de convenance. Ce fut la première forme de famille basée non sur des conditions naturelles, mais sur des conditions économiques [6] à savoir : la victoire de la propriété privée sur la propriété commune primitive et spontanée]. Souveraineté de l’homme dans la famille et procréation d’enfants qui ne pussent être que de lui et qui étaient destinés à hériter de sa fortune

    Le mariage conjugal n’entre donc point dans l’histoire comme la réconciliation de l’homme et de la femme, et bien moins encore comme la forme suprême du mariage. Au contraire : il apparaît comme l’assujettissement d’un sexe par l’autre, comme la proclamation d’un conflit des deux sexes, inconnu jusque-là dans toute la préhistoire. Dans un vieux manuscrit inédit [7], composé par Marx et moi-même en 1846, je trouve ces lignes : « La première division du travail est celle entre l’homme et la femme pour la procréation. » Et je puis ajouter maintenant : La première opposition de classe qui se manifeste dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin. Le mariage conjugal fut un grand progrès historique, mais en même temps il ouvre, à côté de l’esclavage et de la propriété privée... »

  • « Sous le nom d’hétaïrisme, Morgan entend les relations extraconjugales des hommes avec des femmes non mariées, en marge du mariage conjugal, relations florissantes, comme on sait, sous leurs formes les plus variées pendant toute la période de civilisation, et qui tournent de plus en plus à la prostitution ouverte. Cet [hétaïrisme descend directement du mariage par groupe, de l’abandon de leur corps par lequel les femmes s’acquéraient le droit à la chasteté. Se donner pour de l’argent fut tout d’abord un acte religieux  ; il se déroulait dans le temple de la déesse de l’Amour et à l’origine l’argent était versé au trésor du temple. Les hiérodules [9] d’Anaïtis en Arménie, d’Aphrodite à Corinthe, tout comme les danseuses sacrées attachées aux temples de l’Inde et qu’on appelle bayadères (ce mot est une corruption du portugais bailadeira, danseuse) furent les premières prostituées. Cet abandon de leur corps, qui fut à l’origine un devoir pour toutes les femmes, fut plus tard exercé par les prêtresses seules en remplacement de toutes les autres femmes. Chez d’autres peuples, l’hétaïrisme dérive de la liberté sexuelle accordée aux filles avant le mariage ; - c’est donc, là encore, un vestige du mariage par groupe, qui nous est seulement parvenu par une autre voie. Dès qu’apparaît l’inégalité des biens matériels, c’est-à-dire dès le stade supérieur de la barbarie, le salariat apparaît sporadiquement à côté du travail servile et, en même temps, comme son corrélatif nécessaire, la prostitution professionnelle des femmes libres à côté de l’abandon obligatoire de son corps par la femme esclave. Ainsi, l’héritage que le mariage par groupe a légué à la civilisation est à double face, comme tout ce que crée la civilisation est à double face, équivoque, à double tranchant, contradictoire : ici la monogamie, là l’hétaïrisme, y compris sa forme extrême, la prostitution. L’hétaïrisme est une institution sociale tout comme une autre ; il maintient l’antique liberté sexuelle ... en faveur des hommes. »

  • « Avec le mariage conjugal apparaissent constamment deux personnages sociaux caractéristiques, qui étaient inconnus jusqu’alors : l’amant régulier de la femme et le cocu. Les hommes avaient remporté la victoire sur les femmes, mais les vaincues se chargèrent généreusement de couronner leurs vainqueurs. A côté du mariage conjugal et de l’hétaïrisme, l’adultère devint une institution sociale inéluctable, - proscrite, sévèrement punie, mais impossible à supprimer. La certitude de la paternité reposa, comme par le passé, tout au plus sur une conviction morale ; et pour résoudre l’insoluble contradiction, le Code Napoléon décréta : « Art. 312. L’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari. »

  • « Et avec toute son ingénuité et sa simplicité, quelle admirable constitution que cette organisation gentilice ! Sans soldats, gendarmes ni policiers, sans noblesse, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons, sans procès, tout va son train régulier. (...) Les intéressés décident et, dans la plupart des cas, un usage séculaire a tout réglé préalablement. Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux - l’économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres - y compris les femmes. Il n’y a pas encore place pour des esclaves, pas plus qu’en général pour l’asservissement de tribus étrangères. (...) Et quels hommes, quelles femmes produit une pareille société, tous les Blancs qui connurent des Indiens non corrompus en témoignent par leur admiration pour la dignité personnelle, la droiture, la force de caractère et la vaillance de ces barbares. »

    Souvent les africanistes confondent la société gentilice et la société africaine originelle, comme si celle-ci en fut un certains types de sociétés dont les africains en auraient eu le monopole par la qualité de leurs moeurs, par opposition à la société européenne - confondue à la société dite "civilisée" - dont les moeurs originelles aurait été perverties. Que la société gentilice marque un stade de développement inférieur à la société moderne est alors interprété comme un préjugé raciste des occidentaux. Je pense avoir restitué le fond idéologique des groupes d’extrême droite noire qui d’ailleurs sont largement partagé dans la communauté "noire". En effet, l’esclavage et la colonisation s’étant identifiée et justifiée par le racisme à l’encontre des "Noirs" provoquent irrésistiblement l’aspiration, pour ces derniers, de recouvrer pleinement leur reconsidération dans l’histoire mondiale des êtres humains.

  • « Donc, à Rome aussi, dès avant l’abolition de la prétendue « royauté », on brisa l’ancien ordre social basé sur les liens personnels du sang, et l’on établit à sa place une véritable constitution d’État nouvelle, basée sur la répartition. territoriale et la différence des fortunes. Ici, les citoyens astreints au service militaire composaient la force publique non seulement en face des esclaves, mais aussi en face des hommes dits « prolétaires », exclus du service militaire et privés d’armement. »

    En Afrique de l’Ouest et en Indes, on retrouve des traces de cet ancien ordre social fondé sur le lignage (marqué par les noms de famille) et les castes. La bourgeoisie africaine, par opportuniste, se gardent bien de briser cet ordre social. Mais je demande bien comment une telle société a pu garder intact ces vestiges jusqu’au temps présent ?

    • Tu écris : En Afrique de l’Ouest et en Indes, on retrouve des traces de cet ancien ordre social fondé sur le lignage (marqué par les noms de famille) et les castes. La bourgeoisie africaine, par opportuniste, se gardent bien de briser cet ordre social. Mais je demande bien comment une telle société a pu garder intact ces vestiges jusqu’au temps présent ?

      Et comment la Chine a bien pu garder la fiction du parti communiste, faudrait-il rajouter ?

      Le conservatisme est toujours plus facile à garder qu’à changer !

  • « Avec le mariage conjugal apparaissent constamment deux personnages sociaux caractéristiques, qui étaient inconnus jusqu’alors : l’amant régulier de la femme et le cocu.
     »
    Magnifique !

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