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La question de la femme

mardi 18 mars 2008, par Robert Paris

11-1 L’origine de la famille et de l’oppression des femmes

11-2 La femme et le socialisme

11-3 Un point de vue récent sur l’oppression des femmes

11-4 La révolution russe et l’oppression des femmes

11-5 Le "socialiste" Proudhon contre les femmes

11-6 La religion judéo-chrétienne contre les femmes

11-7 Quand les femmes s’y mettent, c’est la révolution sociale

11-8 La lutte contre l’oppression des femmes est inséparable
de la révolution sociale

11-9 Les revendications de la suppression de l’oppression
des femmes

11-10 Le mouvement féministe et le rôle de la femme travailleuse
dans la lutte de classe

11-11 La question de la femme

11-12 Les femmes révolutionnaires dans la Révolution française

11-13 Le stalinisme et l’oppression de la femme

11-14 Une pièce de théâtre : les femmes reprennent le pouvoir

11-15 La femme algérienne a besoin de révolution

11-16 Femmes au Mali


La question de la femme
Paul Lafargue

1904

"Le bourgeois a pensé et pense encore que la femme doit rester à la maison et consacrer son activité à surveiller et diriger le ménage, à soigner le mari, à fabriquer et nourrir les enfants. Déjà, Xénophon, alors que la bourgeoisie naissait et prenait corps dans la société antique, a tracé les grandes lignes de son idéal de la femme. Mais si pendant des siècles, cet idéal a pu paraître raisonnable, parce qu’il correspondait à des conditions économiques florissantes, il n’est plus qu’une survivance idéologique, depuis que celles-ci ont cessé d’exister.

La domestication de la femme présuppose qu’elle remplit dans le ménage des fonctions multiples, absorbant toute son énergie ; or, les plus importants et les plus assujettissants de ces travaux domestiques, - filage de la laine et du lin, tricotage, taille et confection des vêtements, blanchissage, panification, etc. - sont aujourd’hui exécutés par l’industrie capitaliste. Elle présuppose également que l’homme, par son apport dotal et ses gains, pourvoit aux besoins matériels de la famille ; or, dans la bourgeoisie aisée, le mariage est autant une association de capitaux qu’une union de personnes, et souvent l’apport dotal de l’épouse est supérieur à celui de l’époux [1], et dans la petite bourgeoisie, les gains du père de famille sont tombés si bas, que les enfants, - les filles comme les garçons - sont forcés de gagner leurs moyens d’existence dans le commerce, les administrations des chemins de fer, des banques, l’enseignement, les postes, etc., et il arrive fréquemment que la jeune mariée continue à travailler au dehors, afin de compléter les ressources du ménage, dont les appointements du mari n’arrivent pas à couvrir les dépenses.

Les filles et les femmes de la petite bourgeoisie, ainsi que celles de la classe ouvrière, entrent donc en concurrence avec leurs père, frères et mari. Cet antagonisme économique, que la bourgeoisie avait empêché de se produire par la claustration de la femme dans la demeure familiale, se généralise et s’intensifie à mesure que la production capitaliste se développe ; il envahit le champ des professions libérales - médecine, barreau, littérature, journalisme, sciences, etc., - dont l’homme s’était réservé le monopole, qu’il s’imaginait devoir être éternel. Les ouvriers, comme toujours, ont été les premiers à tirer les conséquences logiques de la participation de la femme à la production sociale, ils ont remplacé l’idéal de l’artisan, - la femme exclusivement ménagère, - par un nouvel idéal, - la femme, compagne de leurs luttes économiques et politiques pour le relèvement des salaires et l’émancipation du travail.

La bourgeoisie n’est pas encore parvenue à comprendre, que depuis longtemps son idéal est démodé et qu’elle doit le remodeler pour le faire correspondre aux nouvelles conditions du milieu social ; cependant dès la première moitié du XIX° siècle, les dames de la bourgeoisie commencèrent à protester contre leur infériorisation familiale, d’autant plus intolérable que l’apport dotal les plaçait sur un pied d’égalité avec le mari : elles s’insurgèrent contre l’esclavage domestique et la vie parcimonieuse à laquelle on les condamnait, ainsi que contre la privation des jouissances intellectuelles et matérielles qu’on leur imposait ; les plus hardies allèrent jusqu’à réclamer l’amour libre et à s’affilier aux sectes socialistes qui prêchaient l’émancipation de la femme [2]. Les philosophes et les moralistes eurent la naïveté de croire qu’ils arrêteraient le mouvement féministe en lui opposant l’intérêt sacré de la famille, qu’ils déclaraient ne pouvoir subsister sans l’assujettissement de la femme aux travaux du ménage, à la pose des boutons de chemise, au raccommodage des chaussettes. etc., elle devait se dévouer à ces obscures et ingrates besognes, pour que l’homme pût librement déployer et parader ses brillantes et supérieures facultés ; ces mêmes sages, qui sermonnaient les bourgeoises révoltées sur le culte de la famille, chantaient les louanges de l’industrie capitaliste, qui en arrachant la femme au foyer domestique et au berceau de l’enfant pour lui infliger les travaux forcés de la fabrique, détruit la famille ouvrière.

Les dames bourgeoises se moquèrent des prédications aussi imbéciles que morales de ces graves Tartufes, elles continuèrent leur chemin et arrivèrent au but qu’elles se proposaient ; ainsi que la patricienne de la Rome antique et que l’aristocrate du XVIII° siècle, elles se sont débarrassées des soucis du ménage et de l’allaitement de l’enfant sur des mercenaires, pour se consacrer tout entières à la toilette, afin d’être les poupées les plus luxueusement parées du monde capitaliste et afin de faire aller le commerce. Les demoiselles et les dames de la ploutocratie américaine ont atteint les dernières limites de cette sorte d’émancipation, elles métamorphosent leurs père et mari en accumulateurs de millions, qu’elles gaspillent follement. La toilette n’epuisant pas toute l’activité des madames du capitalisme, elles s’amusent à cribler de coups de canifs le contrat de mariage, afin d’affirmer leur indépendance et de perfectionner la race. Le Manifeste communiste remarque que les innombrables procès en adultère et en séparation de corps et de biens sont d’incontestables témoignages du respect qu’inspirent aux bourgeois des deux sexes les liens sacrés du mariage que les licencieux socialistes parlaient de délier.

Quand les filles et les femmes de la petite bourgeoisie, obligées de gagner leur subsistance et d’accroître les ressources de la famille, commencèrent à envahir les magasins, les administrations, les postes et les professions libérales, les bourgeois furent pris d’inquiétude pour leurs moyens d’existence déjà si réduits ; la concurrence féminine allait les réduire encore. Les intellectuels, qui entreprirent la défense des mâles, crurent prudent de ne pas recommencer les sermons des moralistes, ils avaient trop piteusement échoué, auprès des bourgeoises riches ; ils firent appel à la science, ils démontrèrent par raisons irréfutables et supérieurement scientifiques que la femme ne peut sortir des occupations ménagères, sans violer les lois de la nature et de l’histoire. Ils prouvèrent à leur complète satisfaction que la femme est un être inférieur, incapable de recevoir une culture intellectuelle supérieure et de fournir la somme d’attention, d’énergie et d’agilité que réclament les professions dans lesquelles elle entrait en concurrence avec l’homme. Son cerveau, moins volumineux, moins lourd et moins complexe que celui de l’homme est un "cerveau d’enfant" ; ses muscles moins développés n’ont pas de forces d’attaque et de résistance, les os de son avant-bras, de son bassin, le col de son fémur, enfin tout son système osseux, musculaire et nerveux ne lui permettent que le train-train de la maison. La nature la désignait par tous ses organes pour être la servante de l’homme, comme le vilain Dieu des Juifs et des chrétiens avait marqué par sa malédiction la race de Cham pour l’esclavage.

L’histoire apportait son éclatante confirmation à ces vérités ultra-scientifiques ; les philosophes et les historiens affirmaient qu’elle enseigne que toujours et partout la femme subordonnée à l’homme avait été enfermée dans la maison, dans le gynécée : si tel avait été son sort dans le passé, telle devait être sa destinée dans l’avenir, déclarait positivement Auguste Comte, le profondissime philosophe bourgeois.

Lombroso, le farceur illustre, lui allongea le coup de pied de l’âne ; il assura sérieusement qne la statistique sociale proclamait l’infériorité de la femme, puisque le nombre des criminels féminins est inférieur à celui des criminels masculins ; pendant qu’il était plongé dans les chiffres, il aurait pu ajouter que la statistique de la folie constate la même infériorité. Ainsi donc morale, anatomie, physiologie, statistique sociale et histoire rivent pour toujours la femme à la servitude domestique.

La production capitaliste qui se charge de la plupart des travaux auxquels se consacrait la femme dans la maison familiale, a incorporé dans son armée de salariés de la fabrique, du magasin, du bureau et de l’enseignement les femmes et les filles de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, afin de se procurer du travail à bon marché. Son pressant besoin de capacités intellectuelles a fait mettre de côté le vénérable et vénéré axiome de la morale masculine : lire, écrire et compter doit être tout le savoir de la femme ; il a exigé qu’on enseignât aux filles comme aux garçons les rudiments des sciences. Le premier pas était fait, on ne put leur interdire l’entrée des universités. Elles prouvèrent que le cerveau féminin que les intellectuels avaient déclaré "un cerveau d’enfant", était aussi capable que le cerveau masculin de recevoir tout l’enseignement scientifique. Les sciences abstraites (mathématique, géométrie, mécanique, etc.), les premières dont l’étude avait été accessible aux femmes, furent aussi les premières où elles purent donner la mesure de leurs capacités intellectuelles ; elles s’attaquent maintenant aux sciences expérimentales (physiologie, physique, chimie, mécanique appliquée, etc.) et en Amérique et en Europe surgit une légion de femmes qui marchent de pair avec les hommes, malgré l’infériorité des conditions de développement physique et moral dans lesquelles elles vivent dès la première enfance.

Le capitalisme n’a pas arraché la femme au foyer domestique et ne l’a pas lancée dans la production sociale pour l’émanciper, mais pour l’exploiter encore plus férocement que l’homme ; aussi s’est-on bien gardé de renverser les barrières économiques, juridiques, politiques et morales, qu’on avait dressées pour la cloîtrer dans la demeure maritale. La femme, exploitée par le Capital, supporte les misères du travailleur libre et porte en plus ses chaînes du passé. Sa misère économique est aggravée ; au lieu d’être nourrie par le père ou le mari dont elle continue à subir la loi, elle doit gagner ses moyens d’existence, et sous prétexte qu’elle a moins de besoins que l’homme, son travail est moins rémunéré, et quand son travail quotidien dans l’atelier, le bureau ou l’école est terminé, son travail dans le ménage commence. La maternité, le travail sacré, la plus haute des fonctions sociales, devient dans la société capitaliste une cause d’horribles misères économiques et physiologiques. L’intolérable condition de la femme est un danger pour la reproduction de l’espèce.

Mais cette écrasante et douloureuse situation annonce la fin de sa servitude, qui commence avec la constitution de la propriété privée et qui ne peut prendre fin qu’avec son abolition. L’humanité civilisée, sous la pression du mode mécanique de production, s’oriente vers une société basée sur la propriété commune, dans laquelle la femme délivrée des chaînes économiques, juridiques et morales qui la ligotent, pourra développer librement ses facultés physiques et intellectuelles, comme au temps du communisme des sauvages.

Les sauvages, pour interdire la promiscuité primitive et restreindre successivement le cercle des relations sexuelles, n’ont trouvé d’autre moyen que de séparer les sexes ; l’on a des raisons pour supposer que ce furent les femmes qui prirent l’initiative de cette séparation que la spécialisation des fonctions consolida et accentua. Elle se manifesta socialement par des cérémonies religieuses et des langues secrètes particulières à chaque sexe, et même par des luttes [3] : et après avoir pris un caractère de violent antagonisme, elle aboutit au brutal asservissement de la femme, lequel subsiste encore, bien qu’il aille en s’atténuant à mesure que se généralise et s’accentue sur le terrain économique l’antagonisme des deux sexes. Mais l’antagonisme moderne n’aboutira pas à la victoire d’un sexe sur l’autre, car il est un des phénomènes de la lutte du Travail contre le Capital, qui trouvera sa solution par l’émancipation de la classe ouvrière dans laquelle les femmes comme les hommes sont incorporés.

La technique de la production qui tend à supprimer la spécialisation des métiers et des fonctions et à remplacer l’effort musculaire par l’attention et l’habileté intellectuelle et qui, plus elle se perfectionne, plus elle mêle et confond la femme et l’homme dans le travail social, empêchera le retour des conditions, qui chez les nations sauvages et barbares avaient maintenu la séparation des sexes. La propriété commune fera disparaître l’antagonisme économique de la civilisation.

Mais s’il est possible d’entrevoir la fin de la servitude féminine et de l’antagonisme des sexes et de concevoir pour l’espèce humaine une ère d’incomparable progrès corporel et intellectuel, alors qu’elle sera reproduite par des femmes et des hommes d’une haute culture musculaire et cérébrale, il est impossible de prévoir les rapports sexuels de femmes et d’hommes libres et égaux, qui ne seront pas réunis ou séparés par de sordides intérêts matériels et par la grossière morale qu’ils ont engendrée. Mais si l’on juge d’après le présent et le passé, les hommes, chez qui la passion génésique est plus violente et plus continue que chez les femmes - le même phénomène s’observe chez les mâles et les femelles de toute la série animale - seront obligés de faire la roue et d’exhiber toutes leurs qualités physiques et intellectuelles pour conquérir des amoureuses. La sélection sexuelle, qui, ainsi que l’a démontré Darwin, remplit un rôle important dans le développement des espèces animales, mais qui, sauf de rares exceptions, a cessé de le jouer dans les races indo-européennes depuis environ trois mille ans, redeviendra un des plus énergiques facteurs du perfectionnement humain.

La maternité et l’amour permettront à la femme de reconquérir la position supérieure qu’elle occupait dans les sociétés primitives, dont le souvenir a été conservé par les légendes et les mythes des antiques religions.

Paul Lafargue, Paris, 1904.

Notes

[1] La dot a joué un rôle décisif dans l’histoire de la femme : au début de la période patriarcale, le mari l’achète à son père, qui doit restituer son prix de vente, si pour une cause quelconque il la répudie et la renvoie à sa famille, puis ce prix d’achat lui est remis et constitue sa dot, que ses parents prennent l’habitude de doubler. Dès l’instant que l’épouse entre dans la maison du mari avec une dot, elle cesse d’être une esclave qu’il pouvait renvoyer, vendre et tuer. La dot, hypothéquée à Rome et à Athènes sur les biens du mari, devait, en cas de répudiation ou de divorce, lui être restituée de préférence à toute créance. "On ne jouit pas des richesses qu’une femme apporte dans le ménage, dit un fragment d’Euripide, elles ne servent qu’à rendre le divorce difficile." Les auteurs comiques raillent les maris qui, sous le coup d’une action dotale, tombent dans la dépendance de l’épouse. Un personnage de Plaute dit à un mari qui récrimine contre sa femme : " Tu as accepté l’argent de la dot, tu as vendu ton autorité, - imperium." Les riches matrones romaines poussaient l’insolence jusqu’à ne pas confier la gestion de leur dot au mari ; elles la donnaient à des intendants, qui parfois remplissaient auprès d’elles un autre emploi, dit Martial, cette mauvaise langue.
L’adultère de la femme entraînait de droit le divorce et la restitution de la dot, mais plutôt que d’arriver à cette douloureuse extrémité, les maris préféraient fermer les yeux sur les fredaines de leurs épouses : la loi dut, à Rome et à Athènes, les frapper pour les rappeler à la dignité maritale ; en Chine, on leur applique un certain nombre de coups de bambou sur la plante des pieds. Les pénalités ne suffisent pas pour encourager les Romains à répudier leurs femmes adultères : la loi, afin de relever la vertu masculine, permit à ceux qui dénonçaient l’infidélité de leur femme de retenir une partie de la dot : il y eut alors des hommes qui ne se mariaient qu’en prévision de l’adultère de leur épouse. Les dames romaines tournèrent la loi en se faisant inscrire chez le censeur sur la liste des prostituées, à qui elle ne s’appliquait pas. Le nombre des matrones inscrites devint si considérable que le Sénat, sous Tibère, rendit un décret interdisant "aux dames qui avaient un chevalier pour aïeul, père ou mari, de faire trafic de leur corps". (Tacite : Annales, II, 85.)
L’adultère féminin, dans la société patricienne de l’antiquité ainsi que dans la société aristocratique du XVIII° siècle, s’était tellement généralisé qu’il était pour ainsi dire entré dans les mœurs, et on l’envisageait plaisamment, comme un correctif et un complément du mariage.

[2] Le manifeste saint-simonien de 1830 annonçait que la religion de Saint-Simon venait "mettre fin à ce trafic honteux, à cette prostitution légale. qui sous le nom de mariage consacre fréquemment l’union monstrueuse du dévouement et de l’égoïsme, de la lumière et de l’ignorance, de la jeunesse et de la décrépitude".

[3] A. W. Howit, qui a observé chez les Australiens une espèce de totemisme sexuel, dit qu’il arrive souvent que les femmes et les hommes d’un même clan se battent, quand l’animal qui sert de totem à un sexe est tué par une personne de l’autre sexe.

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