Quand la bourgeoisie aztèque commençait sa montée en force et contestait la féodalité par des luttes de classes
Grand commerce chez les Toltèques
On signale également la montée de la bourgeoisie commerçante à Teotihuacan, ville de vieille civilisation mésoaméricaine :
« Teotihuacàn se situe dans la plaine bien irriguée du nord-est du bassin de Mexico, près de la ville moderne du même nom. La rivière San Juan et ses affluents se jettent dans le lac Texcoco ; d’éternels printemps et une irrigation intensive permettent de faire vivre une nombreuse population, raison pour laquelle, peut-être, les agriculteurs de la période de formation récente se réunirent dans cette région et établirent progressivement des relations commerciales avec les autres régions de Méso-Amérique. (...)
Teotihuacan s’effondra au cours du 8ème siècle. Comme ses principaux édifices ont été brûlés et détruits, on pense que les plus pauvres s’étaient soulevé contre la hiérarchie. (...) Une insurrection civile fait tomber Teotihuacàn. (...) Survint un événement dramatique. Des découvertes archéologiques ont mis en évidence l’existence de combats féroces qui se seraient déroulés dans le centre de la cité, des monuments abattus et détruits, des temples profanés. (...)
La totalité du centre de Teotihuacàn fut incendiée. (...) Le déclin de l’architecture et des arts implique une catastrophe qui aurait mis fin au fonctionnement interne de la cité. Il est aussi possible que l’importance du commerce de Teotihuacàn ait minimisé le pouvoir des prêtres, la ville devenant alors plus un lieu de négoce qu’un centre rituel. Il est peut-être significatif que les combats les plus violents aient eu lieu au cœur même du centre cérémoniel. C’est là que se trouvent les signes de destruction délibérés, de profanation et d’incendie. Bien qu’il se fût agi d’une enceinte sacrée, c’est dans cette partie de Teotihuacàn que vivaient les notables et les prêtres et que se situaient les bâtiments administratifs importants. On ne trouve aucune trace de combat ou d’incendie dans les quartiers des artisans ou dans les faubourgs où habitait la plus grande partie de la population. Ces données archéologiques ont permis d’avancer que Teotihuacàn avait été le siège d’une brève mais désastreuse insurrection civile. (...)
Alors que le commerce augmentait et, avec lui, le pouvoir que détenaient marchands et artisans, un ressentiment avait pu s’élever contre l’augmentation des impôts nécessitée par le financement des ambitieux programmes des notables, des prêtres et de la bureaucratie. L’arrêt des programmes de construction dans les dernières années de Teotihuacàn peut simplement être une conséquence de la volonté des commerçants d’exercer leurs droits et de refuser de répondre aux levées d’impôts. »
F. A. Peterson dans « Le Mexique précolombien » :
« Les villes indiennes se spécialisaient dans certaines marchandises, comme des poteries, des étoffes, des objets de métal et autres articles d’artisanat et les échanges commerciaux entre les villes étaient extrêmement actifs. Même entre des villes distantes de plusieurs centaines de kilomètres, un commerce régulier s’effectuait. Des fouilles archéologiques ont montré que des objets trouvés en un endroit avaient leur lieu d’origine à plus de cinq cents kilomètres. Les marchandises qu’on transportait ainsi à de grandes distances étaient généralement des articles de luxe, tels que le jade, mais des matières ordinaires comme l’obsidienne, le quartz et le quartzite étaient apportées à des gens qui vivaient dans un pays de calcaire où la pierre était souvent introuvable…
Dans les régions mésoaméricaines, le commerce était généralement l’apanage des « Pochtecas », marchands voyageurs ou négociants qui formaient une superguilde où les participations étaient héréditaires et qu’on nommait Pochtecatini. Ce n’est que par permission royale que les autres pouvaient devenir des Pochteca. Ils avaient leurs juges, leurs dieux, leur rang, leurs privilèges, leur niveau social particulier.
Duran écrit à leur sujet : « Une des façons de s’assurer la renommée et la fortune était de s’occuper d’achats et de ventes ; ainsi des marchands indiens qui possédaient déjà des terres et avaient des esclaves pour les sacrifier à leur dieu, comptaient parmi les grands de la nation. »
Sahagun nous donne des détails précis : « Ces marchands parcouraient tout le pays afin de mener à bien leurs affaires, achetant ici et vendant là. Il n’existe pas de lieu où ils ne recherchent quelque objet propre à être vendu ou acheté, et peu importe pour cela qu’il fasse chaud ou froid, ou que la santé soit plus ou moins bonne. Ils sont assez audacieux pour s’en aller même en pays ennemi et ils se montrent très rusés lorsqu’ils ont affaire à des étrangers ; ils apprennent leur langage et les traitent avec bienveillance afin de s’attirer leur clientèle. Ils savent aussi où trouver des peaux d’animaux rares et où les vendre au meilleur prix. »
Les Pochteca vivaient dans des quartiers spéciaux de la ville ; la plus fameuse cité marchande était Tlatelolco, qui représentait le centre des institutions commerciales du Mexique.
Les Pochteca se divisaient en deux groupes : les Pochteca Tlatoque étaient des marchands âgés et retirés des affaires et des fonctionnaires de la guilde qui ne voyageaient plus, mais qui fournissaient les jeunes commerçants de toutes les marchandises nécessaires ; les Nahualoztomeca étaient les marchands-voyageurs.
Sahagun écrit : « Le fonctionnaire le plus important parmi ces marchands se nomme pochtecatlaitlac, ce qui équivalait à l’appeler « Gouverneur des marchands » et il tient presque lieu de père et de mère à tous les autres. »
En temps de guerre, les marchands élisaient leur propre commandant en chef appelé Quauhpoyohualtzin, et ils combattaient sous leur propre étendard. Ils avaient leurs juges particuliers, pochtecatecuhtin, qui siégeaient pour juger toutes les questions concernant le commerce et les litiges commerciaux et qui pouvaient constituer une législation particulière.
Pour bien montrer les privilèges dont jouissaient les marchands, Zurita nous dit : « Ils n’étaient tenus à aucun service personnel, ni pour les travaux publics, sauf en cas de nécessité, ni pour le travail des terres qui étaient entretenues au profit de la noblesse. » …
Et Peterson cite les dieux spécifiques des marchands : Yacatecutli pour les Aztèques, Xaman Ek pour les Mayas, Ek Chuah pour les marchands du cacao, Xochiquetzal et Quetzalcoatl à Cholula, etc…
Il poursuit : « Le marché le plus important de l’ancien Mexique était celui de Tlatelolco, ville jumelle de Tenochtitlan qui en éprouvait de la jalousie ; une des raisons de la guerre civile, qui dura de 1469 à 1473, fut une rivalité commerciale. Tenochtitlan voulut imposer son autorité et mit un impôt sur les ventes faites au marché. Lorsque les espagnols entrèrent dans Tenochtitlan, Moctezuma les emmena voir Tlatelolco et le gigantesque marché fit une vive impression sur Cortès comme sur Bernal Diaz. »
Bernal Diaz nous rend compte de son premier aperçu du marché : « Lorsque nous arrivâmes sur ce grand marché qu’on appelle Tlatelolco, nous fûmes étonnés d’y voir tant de monde et une si grande quantité de marchandises ; nous fûmes également surpris de constater le bon ordre qui y régnait et la discipline qu’on y maintenait, car nous n’avions jamais vu un tel spectacle… »
Lire encore sur la bourgeoisie des grands commerçant et négociants des pochtecas de mésoamérique
POUR CONCLURE :
Nombre d’auteurs ont relevé que les « conquistators » espagnols avaient bénéficié, dans leur lutte contre l’empire aztèque, du soutien militaire actif de nombre de peuples opprimés, mais ils ont beaucoup moins souligné que la conquête coloniale avait bénéficié des contradictions sociales extrêmes que manifestait cet empire, en particulier la lutte de classes entre les classes bourgeoises et les classes guerrières et féodales. Pourtant, le régime de Moctezuma II auquel se heurtait Cortès était justement celui qui avait porté à l’extrême ces contradictions.
A ses débuts, l’empire s’était développé sur la base de la triple alliance de Tenochtitlan, Texcoco et Tlatelolco et était à cette époque engagée dans une phase d’expansion de type impérial et colonial, soutenue par le commerce de ses marchands qui se rendaient aux confins de l’empire afin d’y négocier les matières premières nécessaires à la vie de la capitale, si besoin avec l’aide des guerriers de ses deux alliés.
Si la montée de l’empire Mexica-Aztèque avait bénéficié du double soutien des féodaux et des bourgeois, menant à la constitution de villes bourgeoises et de villes royales, et notamment des deux principales, la ville royale Tenochtitlan et la ville bourgeoise Tlatelolco, les rois qui ont précédé Moctezuma II ont commencé à vouloir rogner les ailes de cette bourgeoisie des Pochteca (grands commerçants internationaux, diplomates et négociants) alliée aux grands artisans et artistes, aux petits commerçants, à toutes les petites professions des villes. Et l’affrontement a été ouvert et violent.
Peu avant que commence l’invasion espagnole, les intérêts de l’empire et ceux de la bourgeoisie aztèque ont commencé de diverger gravement. La divergence entre les intérêts des guerriers-féodaux de l’empire et ceux des pochtecas est devenue de plus en plus grande, les guerres permanentes pour conquérir des territoires de plus en plus lointains coûtant trop cher et rapportant de moins en moins pour les bourgeois alors qu’elles étaient de plus en plus nécessaires pour constituer le tribut dont vivaient les grands seigneurs de l’empire. Dans l’une de ces guerres, Moctezuma avait écrasé en 1458 la grande ville commerçante de Coixtlahuaca avec laquelle les pochtecas entretenaient des relations commerciales actives puisque cette ville était non seulement un marché important mais de plus l’ouverture de la route vers tous les marchés du Guatemala et au-delà ! Cela démontre que l’empereur aztèque, devenu un potentat complètement coupé des réalités, ne tenait plus aucun cas de ses diplomates-explorateurs-négociants, les Pochtecas, contrairement à ce qui se pratiquait auparavant.
Un des signes de la gravité de la crise sociale de l’empire aztèque a été l’insurrection sociale de la ville commerçante de Tlatelolco, le plus grand marché de l’empire. Elle a éclaté en 1473 quand cette ville s’est révoltée contre sa voisine, la ville seigneuriale et impériale de Tenochtitlan-Mexico. Le seigneur Axayàcotl, loin de chercher la conciliation, a décidé d’envoyer ses troupes armées saccager la ville de Tlatelolco en guise de punition.
Un autre signe de l’aggravation de la lutte des classes entre la bourgeoisie commerçante et artisanale et l’empire aztèque, devenant de plus en plus exclusivement féodal et tributaire, était l’évolution du régime impérial, dans lequel pour la première fois avec Moctezuma II, l’empereur était devenu monarque absolu et le monopole du pouvoir de la noblesse guerrière s’était aggravé considérablement, toutes ces évolutions se réalisant aux dépens du pouvoir des marchands, considéré comme exagéré et dangereux par l’empire.
Il faut également remarquer que, parmi les soutiens indigènes armés dont ont bénéficié les colonisateurs espagnols dans leurs guerres contre l’empire aztèque, on trouve le soutien des peuples où le commerce jouait un rôle central et notamment de la république améridienne, interethnique, à la fois guerrière et bourgeoise, de Tlaxcallan qui était la première démocratie politique du continent. En 1521, 30 000 guerriers tlaxcaltèques participèrent à la destruction de Tenochtitlan lors du siège mené par Cortès.
Lire en espagnol le détail des luttes de classes entre nobles guerriers et pochtecas, quand la noblesse estima que la bourgeoisie devenait plus riche qu’elle et plus puissante :
Nous conclurons donc avec K. Marx dans « Le Manifeste communiste » :
« Oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte... L’histoire de toute société jusqu’à nos jours a été l’histoire de luttes de classes. »
LIRE AUSSI :
Traditions et mythes des Amérindiens
Pourquoi et comment l’empire Olmèque a-t-il disparu ?
La révolution sociale qui a renversé la civilisation de Teotihuacán
La chute de la civilisation maya sous les coups de la révolution sociale
La disparition soudaine de la civilisation des Anasazis
La chute de Tula et des Toltèques
La révolte des Indiens d’Amérique
Révolutions en Méso-Amérique antique
Liste des peuples indigènes des Amériques
La grande fédération iroquoise
Quand la France colonisait les Indiens des Amériques
L’élimination des Indiens de la forêt amazonienne
Le massacre des peuples indiens du Guatemala
L’empire incas, naissance et mort
Quand la France colonisait les Indiens des Amériques
L’élimination des Indiens de la forêt amazonienne
Le génocide colonial français des peuples amérindiens caraïbes des Petites Antilles de 1625-1660
Le massacre des Indiens d’Amérique entre 1800 et 1830
"Tuez-nous et enterrez-nous ici" : un appel désespéré d’Indiens menacés d’expulsion
Le massacre des Indiens du Guatemala par le pouvoir militaire
Administration indienne et démocratie directe
L’histoire de la conquête du Brésil par les Occidentaux
L’effondrement de la civilisation Mochica (dite aussi Moche)
La chute des Zapotèques à Monte Albán en 750 après J.-C.
La chute de l’empire Tiahuacano-Huari
Comment a disparu la civilisation Chavín en 200 avant notre ère ?
L’étonnante civilisation de Nazca et sa chute brutale suivie d’une complète disparition
La chute de la ville d’El Tajin, capitale des Totonaques, en 1200 et son abandon en 1230
Quelques idées fausses sur les Indiens des Amériques
Luttes de classes dans les sociétés amérindiennes précolombiennes
La disparition des civilisations précolombiennes est-elle un mystère ?
Bibliographie Amérique précolombienne
Mexico : From the Olmecs to the Aztecs (Ancient Peoples and Places), Michael D. Coe
« La conquête du Mexique », Hugh Thomas :
« L’invasion espagnole du Mexique fut un prolongement des conquêtes ayant commencé en 1492, avec le premier voyage de Colomb, Hernàn Cortés, le commandant espagnol, avait vécu à Hispaniola comme à Cuba. Tous les membres de son expédition avaient séjourné quelque temps dans ces îles. un petit nombre s’était rendu ailleurs sur le continent, près de Panama, avant d’entrer dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Mexique.
En 1519, les peuples du Mexique étaient régis par une monarchie plus complexe que ne l’étaient les principules des Caraïbes avant Colomb. Les Aztèques – ou Mexicas comme on préfèrera les appeler – avaient maintes qualités. Ils étaient bien organisés. L’ancien Mexique ressemblait beaucoup à un Etat. Un conquistador jugea leurs demeures supérieures à celles des Espagnols. Les Mexica des classes supérieures portaient des habits brodés. Leurs orfèvres fabriquaient des joyaux qui stupéfièrent les Européens. Majoritairement citadins, ils dispensaient une instruction quasiment générale, à tout le moins aux garçonnets n’étant pas issus ni des serfs, ni des esclaves.
Au XVIe siècle, les Espagnols continuaient d’utiliser la numération romaine, y compris ses fractions, au lieu du système décimal plus pratique introduit par les Arabes, grâce aux Hindous, bien des années plus tôt. Les Mexica, eux, se servaient d’une méthode vigésimale, ainsi que du zéro, qui permettaient des calculs beaucoup plus précis qu’on ne les pratiquait en Europe.
Dès avant la découverte du Mexique, on s’interrogeait sur l’éthique de la mission impérialiste espagnole : on devait cet examen de conscience à plusieurs religieux dominicains, témoins des débuts aux Caraïbes… Il n’est aucun autre empire européen, qu’il s’agisse de Rome, de la France ou de l’Angleterre, qui ait ainsi mis en cause les buts de son expansion. La controverse se poursuivit.
En 1770, le marquis de Moncada envoyait à un ami français un bel ouvrage, ancien et illustré, probablement venu de Puebla, aujourd’hui connu sous le nom de « Mappe Quinatzin ». Il écrivait :
« Vous jugerez par vous-mêmes s’ils (les Mexica) étaient des barbares à l’époque où leur pays, leurs biens et leurs mines leur furent dérobés ; ou si c’est nous qui le fûmes. »
La morale des Mexica nous est suggérée par un passage du « Codex florentin » : il y est montré qu’au moins en théorie ils admiraient bien des choses que les gentilshommes chrétiens étaient censés admirer en Europe : « l’économie, la compassion, la sincérité, le soin, l’ordre, l’énergie, l’attention, l’ardeur, l’obéissance, l’humilité, la grâce, la discrétion, une bonne mémoire, la modestie, le courage et la résolution » ; tandis qu’ils méprisaient « la paresse, la négligence, le manque de compassion, le manque de fiabilité, de sincérité, la morosité, la bêtise, la malhonnêteté, la tromperie, le pillage », et même « l’agitation, l’irrespect et la traîtrise »…
Les Mexica succédaient à divers peuples belliqueux ayant régné sur la Vallée du Mexique. Ils avaient instauré leur propre empire par les armes. Leurs adversaires espagnols, dans le lutte contre l’ancien Mexique, reçurent l’appoint décisif d’alliés indiens qui détestaient les Mexica. Il va de soi que les Espagnols étaient des conquérants, comme l’avaient été naguère les Vikings, les Goths, les Romains (qu’ils admiraient), les Arabes, les Macédoniens ou les Perses, pour ne mentionner qu’un petit nombre de leurs prédécesseurs ; ou les Anglais, les Hollandais, les Français, les Allemands ou les Russes, pour citer quelques-uns de ceux qui les suivirent…
Les Espagnols nourrissaient une confiance illimitée dans leurs propres qualités, dans la sagesse politique de leur mission impériale, enfin dans la supériorité spirituelle de l’Eglise catholique :
« Quelle grande bonne fortune pour les Indiens, cette arrivée des Espagnols, puisqu’ils sont passés de ce malheur à leur présent état de bénédiction. » s’écrierait l’historien Cervantès de Salazar en 1554.
« Ô l’étrange bestialité de ces gens ; à bien des égards, ils ont une bonne discipline, un bon gouvernement, une bonne compréhension, des aptitudes et du savoir-vivre, mais à d’autres une bestialité et une cécité monstrueuses. » écrivait le religieux dominicain Duràn, vers la fin du siècle…
« Le mode de vie (au Mexique) est presque le même qu’en Espagne, et respire tout autant l’ordre et l’harmonie. » écrivait Hernan Cortés à Charles Quint en 1521.
L’admirable situation de la capitale mexicaine, Tenochtitlan, n’aurait guère pu être meilleure. La ville se dressait à plus de 2300 mètres d’altitude, sur une île lacustre peu éloignée du littoral occidental (320 kilomètres) ou oriental (240 kilomètres). Le lac se trouvait au centre d’une vaste vallée bornée de magnifiques montagnes dont deux étaient des volcans. Tous deux étaient couverts de neiges éternelles…
Comme à Venise, à laquelle on la comparerait souvent, plusieurs générations avaient œuvré à construire Tenochtitlan. La minuscule île naturelle en formant le centre avait été agrandie, au moyen de pieux, de boue et de rochers, jusqu’à recouvrir un millier d’hectares. Tenochtitlan arborait fièrement une trentaine de beaux palais, construits dans une pierre volcanique rougeâtre et poreuse. Les maisons ordinaires, de plain-pied, où vivaient la plupart des 250.000 habitants, étaient en pisé ordinairement peint en blanc. Beaucoup étaient juchées sur des plates-formes pour prévenir les inondations. Le lac était parcouru de toutes sortes d’embarcations apportant tributs et marchandises. De petites villes bien construites, vassales de la grande cité, parsemaient les rives du lac.
Au centre de Tenochtitlan, on trouvait une enceinte sacrée renfermant plusieurs bâtisses saintes et des pyramides couronnées de temples. Rues et canaux quittaient l’enceinte aux quatre points cardinaux. Non loin se dressait le palais de l’empereur. On découvrait plusieurs petites pyramides dans la ville, soutenant chacune un temple dédié aux différents dieux : ces pyramides, édifices religieux typiques de la région, étaient un hommage humain à la splendeur des volcans environnants.
Tenochtitlan semblait inexpugnable. La ville n’avait jamais été attaquée. Les Mexicains n’avaient qu’à lever les Ponts-levis des trois chaussées reliant la capitale à la terre ferme pour échapper à tout ennemi imaginable.
Un poème s’interrogeait :
« Qui pourrait conquérir Tenochtitlan ?
Qui pourrait ébranler la fondation du Ciel… ? »
(Miguel Leon-Portilla, « Precombian Litteratures of Mexico »)
La sécurité de la ville avait été renforcée pendant quatre-vingt-dix ans par une alliance avec deux autres cités situées respectivement sur les rives ouest et est du lac, Tacuba et Texcoco. Toutes deux étaient des satellites de Tenochtitlan, bien que Texcoco, capitale culturelle, fût remarquable par elle-même : on y parlait une version élégante de la langue de la Vallée, le nahuatl…
Ces alliés concouraient au développement d’une économie lacustre mutuellement profitable à une cinquantaine de cités-Etats de taille réduite, dont la plupart étaient en vue les unes des autres et dont aucune ne vivait en autarcie…
Les empereurs du Mexique ne dominaient pas seulement la Vallée du Mexique. Au-delà des volcans, ils avaient établi leur autorité vers l’orient, jusqu’au golfe du Mexique. Leur mainmise s’étendait loin sur la côte pacifique au sud, jusqu’à Xoconocho, la meilleure source d’approvisionnement en plumes vertes, si appréciées, de l’oiseau quetzal. A l’est, ils avaient conduit des conquêtes éloignées dans des forêts pluviales à un mois de marche. Tenochtitlan contrôlait ainsi trois zones distinctes : les tropiques, près des océans ; une zone tempérée, au-delà des volcans ; et la proche région montagneuse. D’où la variété des produits offerts à la vente dans la capitale impériale.
Le cœur de l’empire, la Vallée du Mexique, faisait 120 kilomètres du nord au sud, 65 kilomètres d’est en ouest, soit quelques 7800 kilomètres carrés, mais l’empire lui-même s’étendait sur 325.000 kilomètres carrés.
La capitale aurait dû être sûre d’elle. Il n’existait pas de plus grande cité, plus puissante ou plus riche au sein du monde dont le peuple de la Vallée avait connaissance. Elle attirait des milliers d’immigrés dont certains savaient que leur savoir-faire y serait apprécié : tels les lapidaires de Xochimilco. La même famille régnait sur la ville depuis près d’un siècle. Une « mosaïque » de près de 400 villes au total, chacune régie par son propre roi, envoyait à l’empereur des tributs réguliers, constitués de maïs (l’aliment de base du pays) et d haricots, des manteaux de coton et d’autres vêtements, ainsi que divers types de costumes de guerre (les tuniques de guerre souvent emplumées, arrivaient de trente des trente-huit provinces). Les tributs comprenaient aussi des matières premières et des marchandises semi-finies (de l’or battu mais pas travaillé), ainsi que des biens manufacturés (dont les labrets d’ambre et de cristal, et des colliers de perles de jade ou de turquoise).
Le pouvoir des Mexica en l’an 1518, ou comme ils l’appelaient, l’année 13-Lapin, semblait reposer sur de solides fondations. Les échanges commerciaux étaient bien réglés. Fèves de cacao, manteaux, parfois canoës, haches de cuivre et plumes remplies de poussière d’or servaient de monnaie d’échange… Mais on payait ordinairement les services en services.
On trouvait des marchés dans tous les quartiers : l’un d’eux, celui de la ville de Tlateloloco, désormais vaste faubourg de Tenochtitlan, était le plus important marché des Amériques, le bazar de toute la région. On y échangeait même des marchandises venues du lointain Guatemala. Pendant ce temps, presque tout le monde commerçait à petite échelle dans l’ancien Mexique, car vendre le produit de la maisonnée était la principale activité de la famille…
L’empereur du Mexique représentait l’empire et gérait ses relations extérieures. Les affaires intérieures étaient en dernier ressort décidées par un empereur adjoint, un cousin, le « cihuacoatl », titre qu’il partageait avec celui d’une grande déesse, et dont la traduction littérale était « femme-serpent », l’associait au versant féminin de la divinité…
(Remarque de M et R : ceci était sans doute un reste d’une époque où les femmes gouvernaient la vie civile et les hommes la guerre et où la déesse avait autant de poids sinon plus que les dieux)
La vie, à Tenochtitlan, était stable. Elle était gérée, en pratique, par un réseau étroit tenant du clan, de la guilde et du district, le « calpulli »… entité autonome qui détenait des terres n’appartenant pas en propre à ses membres, mais qu’ils exploitaient. Il s’agissait sans doute d’une association de familles apparentées au sens large. Dans plusieurs calputin (au pluriel), les familles exerçaient la même profession. Ainsi, les plumassiers résidaient-ils surtout à Amantlan, quartier qui avait probablement été un village indépendant…
La plus puissante des guildes se trouvait dans le faubourg nommé Cuepan, où résidaient les marchands dits « à longue distance », les « pochteca ». Ils avaient mauvaise réputation chez les Mexica : ils semblaient être « les cupides, les repus, les envieux, les avares qui aspiraient à la richesse ». Mais on les louait officiellement « en hommes qui, lorsqu’ils guidaient les caravanes de porteurs, agrandissaient l’Etat mexicain ». Conscients qu’on les jalousait, ils cultivaient le mystère. Ils servaient d’espions aux Mexica ; ils informaient l’empereur des forces, des faiblesses et des richesses des endroits qu’ils visitaient durant leurs voyages.
L’organisation de ces négociants, qui importaient à Tenochtitlan les matières premières, ainsi que les marchandises de luxe venues de la région tempérée comme des tropiques, était chronologiquement antérieure à celle de l’empire…
(Remarque de M et R : comment ne pas souligner de trois traits rouges cette note de l’auteur. La société commerciale et artisanale a certainement préexisté aux royautés et à l’empire qui, lui, repose sur les nobles et les guerriers, très hostiles aux pochteca, grands négociants ayant un pouvoir important, une religion et des droits sociaux et politiques indépendants, notamment une gestion civile et une justice ainsi qu’un accès direct à l’empereur, chargés du grand commerce et des produits rares et de luxe, ainsi que de la connaissance du monde extérieur et des ambassades étrangères !!!! L’empire ne vit qu’en sangsue de l’activité économique et commerciale et ne lui sert qu’à assurer une certaine sécurité sur un territoire fixe et une clientèle pour les produits de luxe. L’hostilité entre ces deux classes sociales, seigneurs de guerre et grande bourgeoisie, n’était pas seulement permanente et ancienne, elle avait considérablement augmenté vues les prétentions croissantes de cet empire surpuissant à réduire la part de la grande bourgeoisie, prétention particulièrement incarnée par Montezuma II et ses réformes radicales des droits des diverses classes sociales.)
L’essentiel de la tâche des pochteca consistait à échanger des biens manufacturés contre des matières premières : un manteau brodé contre du jade ; ou un bijou d’or contre de l’écaille (utilisée pour les cuillers destinées au chocolat). Ces grands marchands vivaient discrètement, s’habillaient mal et portaient les cheveux longs jusqu’à la taille. Pourtant, ils possédaient de nombreux biens. L’empereur les appelait ses « oncles » ; leurs filles étaient parfois les concubines des monarques.
(Remarque de M et R : ces « oncles » de l’empereur avaient beaucoup perdu de poids social et politique récemment et particulièrement avec l’avènement de Montezuma 1er, qui cultivait davantage les nobles et les rois que les pochteca, oublieux que la grande fortune de l’empire reposait sur une activité économique, notamment la transformation industrielle des produits premiers et leur échange avec des sociétés alentours plus archaïques donnant en échange une grande quantité de produits de base et il tentait de croire qu’il suffisait désormais de conquérir de nouveaux territoires et de leur imposer le paiement du tribut pour que la société mexica s’enrichisse sans cesse. En même temps, la haine des nobles seigneurs de la guerre envers la fortune cachée des pochteca grandissait sans cesse. Elle allait devenir ouverte avec la guerre entre Tlatelolco, la ville des commerçants, et Tenochtilan, la capitale impériale, capitale des seigneurs de guerre. Tout cela signifie que l’empire reposait bel et bien sur une lutte de classes, avec une classe noble, une classe bourgeoise et une classe exploitée.)
Hugh Thomas poursuit :
« Quelle que soit l’importance de ces négociants, c’étaient les soldats qui avaient assuré au Mexica la suprématie dans la Vallée et au-delà. Ces guerriers étaient tout à la fois bien organisés et nombreux : on disait que les rois avaient attendu que leur population fût assez importante pour défier les Tépanèques, dont ils étaient naguère sujets, en 1428. Les garçonnets, au Mexique, étaient préparés à la guerre dès la naissance, tels des Spartiates ou des Prussiens… L’appartenance aux ordres chevaleresques, les « jaguars » et les « aigles » était une distinction suprême obtenue par les braves…
L’époque mexicaine de conquête ininterrompue avait commencé vers 1430. Ses instigateurs étaient le premier empereur Itzcoatl, et son étrange neveu-général, Tlacaelel, qui était aussi « cihuacoatl »….
(Remarque de M et R : bien des commentateurs présentent souvent la civilisation mexicaine comme un produit de l’impérialisme et ne décrivent alors que la toute dernière phase de cette société, non ses bases fondamentales ni les facteurs de sa réussite précédente et de son échec ensuite, la perte de poids de son commerce et la croissance du poids économique et social de l’impérialisme guerrier, purement prédateur de l’activité économique. Notamment, le fossé entre l’accroissement démographique et la réduction de l’activité économique productive intérieure propre s’accroissait. Comme ailleurs dans le monde, l’Etat est venu ponctionner les richesses produites par une société déjà prospère sans lui depuis longtemps, même si elle a prétendu lui assurer la sécurité et la prospérité durables. Mais l’Etat lui-même est devenu une source de revenus de pillage et a commencé à nuire à l’activité économique interne et à combattre ses fondateurs. Le caractère de sangsue de la classe noble et guerrière a commencé à saper les bases de la société mexica.)
Hugh Thomas :
« Une grave difficulté de l’empire était la place croissante des tributs dans l’économie de la cité. Le dernier siècle avait vu une augmentation considérable de la population. Le maïs local se faisait de plus en plus rare. En même temps, une proportion substantielle de la population de Tenochtitlan se consacrait aux services et à l’artisanat : à fabriquer des sandales, vendre du combustible, tisser des nattes, transporter des objets ou confectionner des céramiques… C’est pourquoi les apports supplémentaires procurés par le tribut apparaissaient de plus en plus nécessaires.
Mais y avait plus grave. Les classes supérieures, gâtées par le luxe, jugeaient indispensables de disposer de fruits tropicaux et de cacao. Les nobles ne pouvaient se passer de leurs 15.000 jarres de miel annuelles, pour ne rien dire des fournitures régulières de plus de 200.000 manteaux de coton de tailles différentes. L’empereur lui aussi avait besoin d’une partie de ces objets, dans une société ignorant l’argent et fonctionnant par troc, pour payer les fonctionnaires de leurs services. Au début, ces paiements étaient faits en terrains. Mais ceux-ci venaient à manquer. Les fêtes, elles aussi, toujours plus grandioses, réclamaient plus de luxe, pour les présents des dieux et pour les ornements de l’assistance… Même pour conduire les guerres, il fallait importer des tributs de tuniques de guerre et d’armes…
Bien que les villes importantes dussent supporter un intendant mexicain (calpixqui), bien qu’il y eût ici ou là des garnisons, le système des tributs évitait les dépenses écrasantes d’un empire centralisé. Pourvu que la ville désignée envoyât les produits appropriés au moment approprié, elle avait toute latitude pour s’administrer. Pourtant, bien des territoires assujettis jugeaient ces exigences pesantes. Plusieurs cités étaient impatientes et rancunières. Quelques-unes étaient prêtes à se rebeller.
Autre source d’inquiétude possible, une stratification croissante de la société mexicaine. Au début, la plupart des chefs de famille semblent avoir été concernés par l’élection d’un monarque. Désormais, le collège électoral ne comprenait que les plus grands seigneurs… Ces dirigeants devaient venir incognito, car « ils ne souhaitaient pas que le commun soupçonne les alliances des rois et des dirigeants, et que les accords et les amitiés qu’ils nouaient se faisaient aux dépens de la vie de l’homme ordinaire ». (Duràn, volume 2, p. 339) (…)
Le XVe siècle avait vu créer délibérément une classe de nobles, les « pipitlin », dont la plupart descendaient du roi Acampichtli. Plusieurs rois ultérieurs avaient engendré une nombreuse descendance grâce à plusieurs épouses. Sans doute, les chroniqueurs exagéraient-ils en déclarant que Nezahualpilli, roi de Texcoco, mort en 1515, avait laissé cent quarante-quatre enfants… La puissance de ces nobles à demi royaux avait grandi du fait de la distribution de terres conquises ; on leur avait aussi donné les hommes qui les mettaient en valeur, ce qui permettait à leur fidélité de contourner les clans traditionnels de Tenochtitlan, les « calpultin ». Peut-être se raidissaient-ils au contact des peuples conquis : en mettant à prix la tête de Nezahualcoyotl, de Texcoco, alors en fuite, le roi Maxtla d’Azcapotzalco proposa des terres à quiconque le capturerait, « même s’il était un plébéien ».
L’empereur de la décennie 1460, Montezuma 1er, renforça la stratification sociale en publiant une série de règles de conduite, des « étincelles de feu divin », selon son étrange formule, pour obtenir que « tous vivraient conformément à leur statut ». Ces règles instaurèrent des frontières entre monarques et seigneurs, seigneurs et hauts fonctionnaires, hauts et petits fonctionnaires, petits fonctionnaires et peuple ordinaire. On distinguait entre une classe supérieure de puissants seigneurs et une classe inférieure de moindres seigneurs. On accentua les différences de costume et de protocole.
Les nobles portaient désormais des manteaux et des pagnes de coton brodé, des sandales dorées, des boucles d’oreilles et des labrets. Les gens du commun ne pouvaient porter de coton et devaient se contenter d’habits faits en fibres d’agave. Leurs manteaux s’arrêtaient au genou. Ils ne pouvaient porter de sandales en présence de supérieurs. Seuls les nobles pouvaient construire des maisons ayant deux niveaux : eux seuls pouvaient boire du chocolat ; les familles ordinaires devaient utiliser de la vaisselle de terre cuite, ni peinte, ni vernissée…. En outre, toute famille ne descendant pas directement des Toltèques (via Acampichtli) ne pouvait être incorporée dans la classe supérieure. La mobilité, de quelque sorte qu’elle soit, était condamnée : « Là où on vécu le père d’un homme et ses ancêtres, là il doit vivre et mourir. »
L’empereur Montezuma II renforça encore ces discriminations. Tous les fonctionnaires, et même tous les prêtres, devraient désormais sortir de la plus haute classe – en pratique, de la famille royale au sens le plus large. Au sein même de cette grande famille, les charges tendaient à devenir héréditaires. Très logiquement, Montezuma réserva les écoles supérieures, les « calmécac », aux enfants de haute naissance. Précédemment, les garçons prometteurs d’humble naissance pouvaient aspirer à la prêtrise et donc fréquenter l’une de ces austères institutions.
En conséquence, la structure sociale, en 1518, était plus rigide que jamais… L’isolement de l’empereur, en 1518, était plus intense que jamais. Montezuma avait plus de courtisans, de gardes, de jongleurs, d’acrobates, de bouffons et de danseurs que ses prédécesseurs. Après lui venaient, par ordre de préséance, les principaux conseillers, le premier cercle de la famille royale, les grands administrateurs et la noblesse, la « pipiltin », dont les vingt et une familles les plus illustres portaient des titres impressionnants. Les nobles avaient de splendides palais où ils donnaient des fêtes… Ils vivaient du produit de terres situées en dehors de la capitale. Leurs ancêtres avaient construit la grande cité, ou l’avaient inspirée. Ils s’en remettaient à sa taille et à ses immenses édifices pour écraser psychologiquement les visiteurs des autres cités comme les plus pauvres de leurs compatriotes.
La principale distinction au sein de l’ancien Mexique (qui, en cela, ressemblait singulièrement à l’Europe) opposait les payeurs et les exemptés du tribut. Cette dernière catégorie incluait la noblesse, les prêtres et les enfants, les administrateurs mineurs et locaux et les enseignants. Elle incluait également les chefs des « capultin » et les roturiers qui, grâce à leurs prouesses militaires, avaient commencé de gravir le mât graisseux du progrès social. En faisaient partie les artisans, les marchands et quelques agriculteurs…
On trouvait également des catégories différentes parmi les masses s’acquittant de tribut et de taxes : d’abord les laboureurs, « macehualtin », qui participaient aux « calpultin »… Les macehualtin constituaient le gros de la société mexicaine…
Moins différenciée était la classe des « mayeques », comparables aux serfs européens. Ils n’étaient ni esclaves ni libres. C’étaient des hommes, ou des familles, qui travaillaient sur les terres d’autrui, en particulier celles des nobles…
Enfin, dans la classification de ces anciens Mexicains, on trouvait quelques véritables esclaves, les « tlatlacotin », plus favorisés en un sens que leurs équivalents européens puisqu’ils pouvaient posséder des biens, se racheter, épouser des femmes ou hommes libres. Leurs enfants naissaient libres…
Le contraste entre la pauvreté et la richesse, aux deux extrêmes de la société mexicaine, semble avoir été plus remarquable d’année en année. Les témoins déclarèrent au père Sahagùn que le palais de l’empereur, le « tecpan », était un « endroit terrible, un lieu de peur… de vantardise… d’arrogance, d’enivrement, de flatterie, de perversion. » Les chevaliers de l’aigle et du jaguar s’y pavanent. Pendant ce temps-là, les pauvres mangent sans doute moins bien qu’ils ne l’avaient jamais fait…
Aggravant la division des classes, il y avait la perte de pouvoir des calputin, ces clans qui avaient géré la société civile dans les premiers temps. Y appartenir avait permis aux hommes et aux femmes ordinaires de faire partie de la collectivité… Calputin et gouvernement étaient en conflit, dans la mesure où l’empereur accordait de plus en plus souvent les terres, alors que les calputin considéraient que celles-ci appartenaient à leur autorité, par tradition…
Quarante ans plus tôt, Tlatelolco (« la butte de terre »), alors ville commerçante, semi-indépendante, à deux kilomètres au nord, sise sur une île reliée à la capitale par plusieurs larges chaussées, dont la population était aussi mexicaine mais qui avait connu une lignée distincte de monarques, avait tenté de recouvrer sa pleine indépendance. L’apogée de la crise intervint lors d’une de ces querelles qui, en Europe, provoquaient les guerres… Tlatelolco fut envahie et vaincue… La ville et les villes vassales furent incorporées à Tenochtitlan en tant que « cinquième quartier ». Ses habitants, bien qu’ils fussent parents des Mexica, durent désormais payer tribut à un « gouverneur militaire », Itzquauhtzin, frère de l’empereur, toujours en poste en 1518. Les vainqueurs se disputèrent le célèbre marché. Les Tlatelolco étaient amers. Ils s’enchantaient, fût-ce en secret, de toute déconvenue essuyée par Tenochtitlan…
L’empire mexicain semblait avoir atteint ses limites. Les monarques successifs avaient repoussé les frontières, en partie mus par la nécessité de garantir les ressources venues des régions chaudes ou tempérées, en partie pour la raison connue de la plupart des empires : il est difficile de mettre un terme à l’habitude d’agresser. Mais envisager davantage de grandes guerres devenait problématique…
En 1504, les Tlaxcaltèques vainquirent les Mexica dans une guerre…. Les Mexica ripostèrent en imposant des sanctions à Tlaxcala : il n’y aurait plus d’échange de coton ni de sel. La menace était sérieuse, dans la mesure où les Mexica avaient vassalisé tous les territoires entourant Tlaxcala, y compris les terres tropicales à l’est. Les Tlaxcaltèques, sous l’égide de vieux seigneurs expérimentés, tinrent bon… Les Tlaxcaltèques étaient pleins de ressort. Ils étaient cernés par l’Empire mexicain, mais se persuadaient qu’ils restaient libres. Leur façon de cultiver la terre n’était pas sans évoquer l’Europe : la plus grande partie était travaillée par des laboureurs versant un loyer en nature aux seigneurs qui, à leur tour, conservaient les droits naturels de base, dont celui sur l’eau et les forêts. Les Tlaxcaltèques avaient résisté plusieurs fois aux armées mexicaines, toujours beaucoup plus importantes que celles qu’ils pouvaient lever. Non seulement ils étaient libres, mais ils avaient pris l’habitude de consulter les villes de leur territoire, usage qui incita le conquistador, non sans extravagance, à les comparer aux républiques libres de Gênes ou de Venise… Tlaxcala n’était pas le seul territoire à portée de Tenochtitlan qui eût préservé son indépendance. Il y avait aussi la petite république de Yopi sur la côte pacifique dans l’Etat actuel de Guerrero. Il y avait Metztitlan dans les montagnes au nord-est ; il y avait les Chinantla, peuple montagnard dans la chaîne séparant la Vallée du Mexique et Oaxaca. Mais les Tlaxcaltèques étaient de loin les plus importants et les seuls capables de nuire profondément aux Mexica….
Les Tlaxcaltèques furent les premiers à combattre militairement les Castillans… Cortès lui-même prétend avoir été attaqué par 149.000 hommes… Après une victoire due aux épées, à l’élimination physique des victimes indiennes, aux canons, Cortès lança une expédition punitive, en brûlant dix villes, dont l’une comptait plus de trois mille personnes, et en massacrant beaucoup d’Indiens. Une fois de plus, il semble avoir voulu terroriser les populations pour les obliger à se rendre… Cortès et son expédition pénétrèrent à Tlaxcala le 18 septembre 1519… Il en résulta une alliance durable entre les chefs de Tlaxcala et Cortès qui allaient permettre la conquête de Tenochtitlan et sa destruction.
Les Espagnols, ayant vaincu puis mis de leur côté les Tlaxtaltèques, étaient à cent kilomètres de Tenochtitlan et l’empereur n’était pas encore décidé à les recevoir en hôtes ou à les détruire militairement. L’empereur et sa ville étaient envahis par la panique. Le petit peuple était tout agité. « Les désordes se multipliaient. On eût dit que la Terre tremblait, comme si la surface de la terre tournait dans le tumulte. » peut on lire dans le Codex florentin…
Deux ou trois jours après son arrivée dans la capitale, le « Caudillo » visita le marché de Tlatalolco dont il avait sans doute beaucoup entendu parler par ceux de ses hommes qui l’avaient déjà vu.
L’importance en était stupéfiante. Cortés estimait que le grand espace clos d’arches où se trouvait ce marché faisait deux fois la grand-place de Salamanque. D’autres conquistadors, qui affirmaient avoir vu Constantinople et toute l’Italie dont Rome déclarèrent n’avoir jamais rien vu de tel…
Tlatelolco était le centre du commerce mexicain et le plus grand centre d’échanges des Amériques… C’est là qu’avait commencé le commerce du beau drap de coton, comme de bien d’autres articles. Là aussi s’étaient produits plusieurs incidents ayant débouché sur les guerres de 1475, désastreuses pour les Tlatelolca opposés aux Mexica. A la suite de leur victoire, les empereurs de Mexico avaient fermé le grand temple de Tlatelolco sans oser ni souhaiter s’en prendre au marché…
(Remarque de M et R : nous avons là, très rapidement résumé, une petite idée des luttes de classes entre seigneurs féodaux guerriers mexica et commerçant et bourgeois, ceux de Tlatelolco n’étant que les plus fortunés et les plus fiers d’eux-mêmes et revendiquant leurs droits sociaux et politiques face aux nobles et à l’empire qui s’appuyait de plus en plus sur les guerriers et de moins en moins sur les commerçants et négociants.)
Le marché comprenait une cinquantaine de secteurs réservés aux métaux précieux, à la vaisselle, aux vêtements, à la nourriture, à la coutellerie, aux pierres, aux matériaux de construction comme les nattes, la chaux et même les toîts. On vendait séparément les produits manufacturés et les matières premières. Les marchands professionnels et au long cours échangeaient des articles de luxe, et d’innombrables petites familles, accaparées par les soins de leurs fermes, vendaient des gâteaux de maïs (tamales) ou de la bouillie de maïs. Des étals étaient dévolus aux oiseaux, à d’autres animaux, aux peaux. Le sel et les manteaux de coton étaient les articles les plus récherchés… Cortés déclare qu’il existait une zone du marché où l’on trouvait plus de coton que de soie sur le marché de soie de Grenade…
Après la guerre de 1470 qui avait opposé seigneurs de Tenochtitlan et bourgeoisie de Tlatelolco, suite à laquelle la pyramide et le temple de Huitzilopochtli qui la courronnait et dominait le marché de Tlatelolco avaient été abandonnés, Montezuma avait décidé d’essayer de se réconcilier avec les marchands (pochteca), dont le quartier général se trouvait à Tlatelolco. Il leur conféra même l’honneur de partir en guerre au nom de la Triple Alliance. Ils devaient toujours verser un tribut comme s’ils étaient conquis. Ils subissaient aussi un gouverneur militaire (cuauhtlatoani) nommé par l’empereur et non un monarque indépendant…
Niant que les Mexica soient des êtres humains comme les espagnols, Ginès de Sepùlveda écrivait dans « Democrates Alter » (1544) :
« Le simple fait que les Mexica réalisent de beaux objets n’est pas un signe de leur beauté morale. Certaines petites espèces comme les abeilles et les araignées font des œuvres d’art qu’aucun être humain ne peut faire de façon comparable… Le fait que les Mexica aient des rues, des maisons, des rois, etc., ne prouve rien de plus… Mais d’un autre côté, personne ne fait rien par soi-même… c’est le signe évident du tempérament servile. »
(…)
Au début de 1520, l’expédition procéda à un inventaire financier. La valeur de l’or recueilli, offert ou confisqué, fut estimée à 160.000 pesos. Le cinquième royal fut donc évalué à 32.000 pesos. C’était sans compter les bijoux d’or et d’argent qui devaient valoir, d’après le Caudillo, 75.000 pesos au moins…. On contesta ultérieurement le chiffre du butin. Les ennemis de Cortés l’évaluèrent à 700.000 au moins. Lors d’un procès, en 1529, on prétendit même que Cortés avait reçu de Montezuma de l’or, de objets en plumes, des draps et de l’argent pour un total de 800.000 pesos…
Découvrant le trésor amené à Charles Quint par les émissaires de Cortés, Pierre Martyr écrivit au pape Léon X :
« S’il est arrivé que des artistes de ce genre aient touché au génie, alors c’est le cas de ces indigènes. Ce n’est pas tant l’or ou les pierres précieuses que j’admire que l’intelligence des artistes et leur savoir-faire qui doit dépasser la valeur des matériaux employés… Selon moi, je n’ai jamais rien vu dont la beauté puisse davantage enchanter l’œil. »
La lettre de Martyr fut publiée sans doute avant la fin de 1520…
Hélas nous ignorons tout de ce que les Indiens (totonaques) débarquant en Espagne pensèrent de leurs hôtes. Montaigne, dans son essai sur les cannibales, rapporte une conversation par le truchement d’interprètes avec quelques Indiens venus du Brésil en 1562. Ils s’étonnèrent que des hommes aussi solides que les Suisses de la garde royale aient accepté de servir un enfant aussi chétif que le roi de France du moment, Charles IX ; ils furent également choqués de l’inégalité de la société française… »
LIRE AUSSI :
La révolution sociale qui a renversé la civilisation de Teotihuacán
La chute de la civilisation maya sous les coups de la révolution sociale
La disparition soudaine de la civilisation des Anasazis
La chute de Tula et des Toltèques
La révolte des Indiens d’Amérique
La chute de l’empire Tiahuacano-Huari
Comment a disparu la civilisation Chavín en 200 avant notre ère ?
Révolutions en Méso-Amérique antique
Liste des peuples indigènes des Amériques
La grande fédération iroquoise
Quand la France colonisait les Indiens des Amériques
L’élimination des Indiens de la forêt amazonienne
Le massacre des peuples indiens du Guatemala
L’empire incas, naissance et mort
Quand la France colonisait les Indiens des Amériques
L’élimination des Indiens de la forêt amazonienne
Le génocide colonial français des peuples amérindiens caraïbes des Petites Antilles de 1625-1660
Le massacre des Indiens d’Amérique entre 1800 et 1830
"Tuez-nous et enterrez-nous ici" : un appel désespéré d’Indiens menacés d’expulsion
Le massacre des Indiens du Guatemala par le pouvoir militaire
Administration indienne et démocratie directe
L’histoire de la conquête du Brésil par les Occidentaux
L’effondrement de la civilisation Mochica (dite aussi Moche)
La chute de la ville d’El Tajin, capitale des Totonaques, en 1200 et son abandon en 1230
L’étonnante civilisation de Nazca et sa chute brutale suivie d’une complète disparition
La chute des Zapotèques à Monte Albán en 750 après J.-C.
Quelques idées fausses sur les Indiens des Amériques
La chute de la civilisation Cuicuilco en 100 après J.-C.
Oppositions de classes chez les Mixtèques
Luttes de classes dans les sociétés amérindiennes précolombiennes
La disparition des civilisations précolombiennes est-elle un mystère ?