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Pourquoi la révolution prolétarienne socialiste doit être mondiale et non nationale ?

vendredi 20 février 2015, par Robert Paris

Pourquoi la révolution prolétarienne socialiste doit être mondiale et non nationale ?

Le Manifeste du parti communiste de Karl Marx n’indiquait pas de nation !

Le Manifeste du prolétariat international

L’internationale communiste de Lénine et Trotsky

Principaux textes de l’Internationale communiste de Lénine et de Trotsky

Les fondements de l’internationalisme révolutionnaire

Le prolétariat international est-il une force capable de donner un avenir à l’humanité ?

Les grandes vagues révolutionnaires internationales du passé

La révolution n’était pas russe mais une vague révolutionnaire en Europe, au Moyen Orient et en Asie

Ce que représentait la révolution russe pour le prolétariat mondial

Seule la révolution mondiale pouvait triompher

La révolution qui vient

L’alternative : guerre mondiale ou révolution mondiale

Le programme international du prolétariat

Et à l’époque de Marx ?

La première guerre mondiale, déjà une réponse à la montée de la révolution mondiale

Lénine n’a jamais défendu le « socialisme dans un seul pays » de Staline

Contre le socialisme dans un seul pays

Quelques mensonges sur la "construction stalinienne du socialisme"

De l’internationalisme de Lénine au nationalisme de Staline

Le dernier combat de Lénine contre le nationalisme russe

Le prolétariat, une classe mondiale qui a des perspectives internationales face au capitalisme mondial

Révolution internationale : le prolétariat est la deuxième puissance du monde

Quel programme pour le prolétariat international

Marxisme contre nationalisme

Le nationalisme, l’ennemi mortel de la classe ouvrière

Le prolétariat, la question nationale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes

Karl Marx et la question nationale irlandaise

Marxisme et question nationale

Question nationale et révolution sociale

Lénine et la question des nationalités dans l’Etat ouvrier en voie de bureaucratisation

Le patriotisme économique, une solution ou un poison ?

La « faute de l’étranger »…

LA QUESTION NE PEUT ÊTRE TRANCHÉE QUE SUR L’ARÈNE DE LA RÉVOLUTION MONDIALE

La nouvelle doctrine dit : le socialisme peut être construit sur la base d’un État national, s’il n’y a pas d’intervention. De là peut et doit découler, en dépit de toutes les déclarations solennelles du projet de programme, une politique de collaboration avec la bourgeoisie de l’extérieur. Le but est d’éviter l’intervention : en effet, la construction du socialisme étant ainsi assurée, la question historique fondamentale sera résolue. La tâche des partis de l’Internationale communiste prend alors un caractère secondaire : protéger l’U.R.S.S, des interventions et non pas lutter pour la conquête du pouvoir. Il ne s’agit pas, certes, d’intentions subjectives, mais d’une logique objective de la pensée politique.

" La divergence ici – dit Staline – consiste en ce que le parti considère que ces contradictions (internes) et ces conflits éventuels sont parfaitement surmontables sur la base des propres forces de notre révolution, tandis que le camarade Trotsky et l’Opposition considèrent que ces contradictions et conflits ne peuvent se régler qu’à l’échelle internationale, sur l’arène de la révolution mondiale du prolétariat " (Pravda, n° 262, 12 novembre 1926).

Oui, la divergence s’exprime précisément en ces termes. On ne saurait mieux formuler la contradiction qui existe entre le national-réformisme et l’internationalisme révolutionnaire. Si nos difficultés, nos obstacles, nos contradictions internes, qui reflètent les contradictions mondiales, peuvent être surmontés uniquement par " les forces propres de notre révolution " hors de l’arène de la révolution mondiale, alors l’Internationale est une institution à moitié auxiliaire, à moitié décorative, dont on peut convoquer le Congrès tous les quatre ans, tous les dix ans ou même jamais. Si l’on ajoute que le prolétariat des autres pays doit protéger notre construction contre l’intervention militaire, alors d’après ce schéma l’Internationale doit jouer le rôle d’un instrument pacifiste. Son rôle fondamental d’outil de la révolution mondiale passe inévitablement à l’arrière-plan. Et, répétons-le, cela se produit non pas d’après des intentions conscientes (au contraire, toute une série de passages du programme témoignent des excellentes intentions des auteurs), mais comme conséquence de la logique interne de la nouvelle théorie : ce qui est mille fois plus dangereux que les pires intentions subjectives.

Déjà, en effet, au VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, Staline avait osé développer et démontrer l’idée suivante :

" Notre parti n’a pas le droit de tromper (!) la classe ouvrière ; il aurait dû dire franchement que le manque de certitude (!) sur la possibilité de construire le socialisme dans notre pays mène à l’abandon du pouvoir et à la transformation de notre parti, devenant, de parti dirigeant, parti d’opposition " (Compte rendu sténographique, vol. Il, p. 10 -souligné par nous-).

Cela signifie : "Tu as seulement le droit d’espérer dans les maigres ressources de l’économie nationale ; tu ne peux pas espérer quelque chose des ressources infinies du prolétariat international. Si tu ne peux te passer de la révolution internationale, laisse le pouvoir, ce pouvoir d’octobre conquis dans l’intérêt de la révolution internationale". Voilà à quelle déchéance on peut aboutir quand on part d’une position radicalement fausse.

Le projet développe une idée incontestable quand il dit que les succès économiques de l’U.R.S.S. ne peuvent être dissociés de la révolution prolétarienne mondiale. Mais le danger politique de la nouvelle théorie réside dans la comparaison erronée établie entre les deux leviers du socialisme mondial : nos réalisations économiques et la révolution prolétarienne mondiale. Sans la victoire de cette dernière, nous ne construirons pas le socialisme. Les ouvriers d’Europe et du monde entier doivent comprendre clairement cela. La construction économique a une importance énorme. Si la direction se trompe, la dictature du prolétariat s’affaiblit ; sa chute porterait un tel coup à la révolution internationale que celle-ci ne s’en remettrait pas avant toute une longue suite d’années. Mais la décision du procès historique entre le monde du socialisme et le monde du capitalisme dépend du second levier, c’est-à-dire de la révolution prolétarienne mondiale. L’importance gigantesque de l’Union soviétique vient de ce qu’elle est la base d’appui de la révolution mondiale et non pas de sa capacité à construire le socialisme indépendamment de la révolution mondiale.

Sur un ton de supériorité que rien ne justifie, Boukharine, à plusieurs reprises nous a demandé :

" S’il existe déjà des éléments de départ, si la base est suffisante et si même l’œuvre de construction du socialisme a connu un certain succès, où est la limite à partir de laquelle tout " se fait " en sens inverse " ? Une telle limite n’existe pas " (Compte rendu sténographique du VIIe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, p. 116).

C’est de la mauvaise géométrie et non de la dialectique historique. Une telle " limite " peut exister. Il peut en exister plusieurs sur le plan intérieur et international, et aussi dans les domaines politique, économique et militaire. La " limite " la plus importante et la plus menaçante serait une sérieuse et durable consolidation, une nouvelle montée du capitalisme mondial. La question économique et politique débouche donc sur l’arène mondiale. La bourgeoisie peut-elle s’assurer une nouvelle époque de croissance capitaliste ? Nier une telle possibilité, compter sur " la situation sans issue " du capitalisme, serait simplement du verbalisme révolutionnaire. " Il n’y a pas de situation absolument sans issue " (Lénine). L’état actuel d’équilibre instable où se trouvent les classes dans les pays européens – précisément à cause de cette instabilité – ne peut durer indéfiniment.

Quand Staline et Boukharine démontrent que l’U.R.S.S. peut, en tant qu’État (c’est-à-dire dans ses rapports avec la bourgeoisie mondiale), se passer de l’aide du prolétariat étranger, ils font preuve du même aveuglement que dans les autres conséquences de leur erreur fondamentale ; car l’actuelle sympathie active des masses ouvrières nous protège de l’intervention.

Il est absolument indiscutable qu’après le sabotage par la social-démocratie de l’insurrection du prolétariat européen contre la bourgeoisie qui a suivi la guerre, l’active sympathie des masses ouvrières a sauvé la République soviétique. Durant ces dernières années, la bourgeoisie européenne n’a pas trouvé des forces suffisantes pour conduire une grande guerre contre l’État ouvrier. Mais penser qu’un tel rapport de forces peut se maintenir pendant de longues années, par exemple jusqu’à la construction du socialisme en U.R.S.S., serait faire preuve du plus grand aveuglement et juger de toute une courbe d’après un petit segment. Une situation aussi instable, où le prolétariat ne peut prendre le pouvoir et où la bourgeoisie ne se sent pas pleinement maîtresse chez elle, doit, tôt ou tard, une année ou l’autre, tourner dans un sens ou dans l’autre, vers la dictature du prolétariat ou vers la consolidation sérieuse et durable de la bourgeoisie sur le dos des masses populaires, sur les ossements des peuples coloniaux et, qui sait, sur les nôtres. " Il n’y a pas de situation absolument sans issue. " La bourgeoisie peut surmonter ses contradictions les plus pénibles uniquement en suivant la voie ouverte par les défaites du prolétariat et les fautes de la direction révolutionnaire. Mais la réciproque est également vraie. Il n’y aura plus de nouvelle montée du capitalisme mondial (dans la perspective d’une nouvelle époque de grands bouleversements) si le prolétariat sait trouver le moyen de sortir de la présente situation instable par la voie révolutionnaire.

" Il faut démontrer maintenant par l’action pratique des partis révolutionnaires – disait Lénine, le 19 juillet I920, au IIe Congrès – qu’ils possèdent suffisamment de conscience, de sens de l’organisation, de liens avec les masses exploitées, d’esprit de décision et de savoir-faire pour exploiter cette crise au profit d’une victoire de la révolution " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXXI, p. 234 de l’édition française).

Quant à nos contradictions internes, qui dépendent directement de la marche de la lutte en Europe et dans le monde, elles peuvent être intelligemment réglementées et atténuées par une politique intérieure juste, fondée sur la prévision marxiste ; mais on ne pourra en triompher totalement qu’en éliminant les contradictions des classes, ce dont il ne peut être question avant que ne se produise et triomphe la révolution européenne. Staline a raison : la divergence se situe précisément là ; c’est elle qui sépare fondamentalement le nationalisme réformiste de l’internationalisme révolutionnaire.

LA THÉORIE DU SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS, SOURCE DES ERREMENTS SOCIAUX-PATRIOTIQUES

La théorie du socialisme dans un seul pays conduit inévitablement à sous-estimer les difficultés dont il faut triompher et à exagérer les réalisations acquises.

On ne trouve pas d’affirmation plus anti-socialiste et anti-révolutionnaire que la déclaration de Staline prétendant que les 9/10 du socialisme sont réalisés chez nous. Elle semble spécialement calculée pour le bureaucrate suffisant. De cette façon, on peut compromettre irrémédiablement l’idée de la société socialiste aux yeux des masses travailleuses. Les succès du prolétariat soviétique sont énormes si l’on considère les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus et le faible niveau de l’héritage culturel. Mais ces résultats pèsent peu sur la balance de l’idéal socialiste. Afin de ne pas couper les bras à l’ouvrier, au journalier, au paysan pauvre – qui en l’an XI de la révolution, voient autour d’eux la misère, la gêne, le chômage, les queues devant les boulangeries, l’analphabétisme, les enfants vagabonds, l’ivrognerie, la prostitution – il faut dire la vérité, si cruelle qu’elle soit, et non pas un agréable mensonge. Au lieu de leur mentir en assurant que les 9/10 du socialisme seraient déjà réalisés, il faut leur dire qu’actuellement, notre niveau économique et nos conditions de vie et de culture nous situent bien plus prés du capitalisme arriéré et inculte que de la société socialiste. Il faut leur dire que nous ne marcherons sur la voie de la véritable construction du socialisme qu’après la conquête du pouvoir par le prolétariat des pays les plus avancés ; qu’il faut travailler à cette construction sans relâche et en se servant de deux leviers : l’un court, qui est celui de nos efforts économiques intérieurs et l’autre long, qui est celui de la lutte internationale du prolétariat.

En un mot, au lieu des phrases de Staline sur les 9/10 de socialisme, il faut leur rappeler les paroles de Lénine :

" La Russie (indigente) ne deviendra telle (abondante) que si elle rejette tout découragement et toute phraséologie, que si serrant les dents, elle rassemble toutes ses forces, tendant chaque nerf et chaque muscle, que si elle comprend que le salut est possible seulement dans la voie de la révolution socialiste internationale, dans laquelle nous sommes entrés. "

Il a fallu entendre des militants en vue de l’Internationale communiste avancer l’argument suivant : certes, la théorie du socialisme dans un seul pays n’a pas de consistance, mais dans des conditions difficiles elle offre une perspective aux ouvriers russes, et, de ce fait, leur donne du courage. Il est difficile de mesurer la profondeur de la chute, en matière de théorie, pour ceux qui cherchent dans un programme non un moyen d’orientation, moyen de classe scientifiquement fondé, mais une consolation morale. Les théories consolatrices qui contredisent les faits relèvent de la religion et non de la science, cette religion qui est " l’opium du peuple ".

Notre parti a traversé sa période héroïque avec un programme entièrement axé sur la révolution internationale et non pas sur le socialisme dans un seul pays. Sous un étendard qui disait que la Russie arriérée ne construirait pas le socialisme par ses seules forces, la jeunesse communiste a franchi les années les plus dures de la guerre civile, avec la famine, le froid, les pénibles samedis et dimanches communistes, les épidémies, les études menées le ventre creux, les nombreuses victimes qui tombaient à chaque mouvement en avant. Les membres du parti et des Jeunesses communistes ont lutté sur tous les fronts, ont traîné des poutres dans les gares, non pas parce qu’ils espéraient construire avec elles l’édifice du socialisme national, mais parce qu’ils servaient la révolution internationale, qui exige que la forteresse soviétique tienne bon ; et pour la forteresse soviétique chaque nouvelle poutre a de l’importance. Voilà comment nous abordions la question. Les délais ont changé, se sont déplacés (pas tellement d’ailleurs) ; mais la façon d’envisager le problème, quant aux principes, conserve encore à présent toute sa force. Le prolétaire, le paysan-partisan, le jeune communiste ont prouvé à l’avance, par toute leur conduite antérieure à 1925, époque à laquelle le nouvel évangile fut prêché pour la première fois, qu’ils n’en avaient pas besoin. Mais il était nécessaire pour le fonctionnaire qui regarde la masse de toute sa hauteur, pour l’administrateur qui lutte pour des miettes et ne veut pas être inquiété, pour l’homme de l’appareil qui cherche à commander, caché derrière la formule salutaire et consolatrice. Ce sont ceux-là qui pensent que le peuple obscur a besoin d’une " bonne nouvelle " et qu’on ne peut le mener sans une doctrine de consolation. Ce sont ceux-là qui se saisissent des paroles mensongères sur les " 9/10 du socialisme ", car cette formule consacre leur position privilégiée, leur droit à l’ordre et au commandement, leur désir de se libérer de la critique des " hommes de peu de foi " et des " sceptiques ".

Les plaintes et les accusations selon lesquelles mettre en doute la possibilité de la construction du socialisme dans un seul pays, c’est éteindre l’esprit de lutte, tuer l’énergie, ressemblent, malgré des conditions différentes, aux reproches que les réformistes ont toujours lancés contre les révolutionnaires. " Vous dites aux ouvriers qu’ils ne peuvent obtenir d’amélioration sensible de leur situation dans le cadre de la société capitaliste – ainsi s’expriment les réformistes–, de ce fait vous tuez en eux l’énergie de la lutte. " En réalité, c’est seulement sous la direction des révolutionnaires que les ouvriers ont effectivement lutté pour des conquêtes économiques et des réformes parlementaires.

L’ouvrier qui comprend qu’on ne peut construire le paradis socialiste comme une oasis dans l’enfer du capitalisme mondial et que le sort de la République soviétique (et par conséquent le sien propre) dépend de la révolution internationale, accomplira son devoir envers l’U.R.S.S. avec beaucoup plus d’énergie que l’ouvrier à qui l’on a dit que ce qui existe serait déjà les " 9/10 du socialisme ". Ici, comme partout, la façon réformiste d’aborder la question frappe non seulement la révolution mais aussi la réforme.

Dans l’article de 1915, déjà cité, sur le mot d’ordre des États-Unis d’Europe, nous écrivions :

" Examiner les perspectives de la révolution sociale dans le cadre national signifierait être victime de l’esprit borné qui constitue le fond du social-patriotisme. Jusqu’à la fin de ses jours, Vaillant considéra que la France était la terre promise de la révolution sociale ; et c’est précisément pour cette raison qu’il voulait la défendre jusqu’au bout. Lensch et compagnie (les uns hypocritement, les autres sincèrement) estimaient que la défaite de l’Allemagne signifierait, tout d’abord, la destruction du fondement de la révolution sociale... Dans l’ensemble, il ne faut pas oublier qu’à côté du réformisme le plus vulgaire, il y a aussi dans le social-patriotisme un messianisme révolutionnaire qui chante les exploits de son Etat national, parce qu’il considère que sa situation industrielle, sa forme " démocratique " ou ses conquêtes révolutionnaires l’appellent précisément à conduire l’humanité au socialisme ou à la " démocratie ". Si la victoire de la révolution pouvait effectivement se concevoir dans le cadre d’une nation mieux préparée, ce messianisme, lié au programme de la défense nationale, pourrait avoir une relative justification historique. Mais il n’en est rien. Lutter pour conserver la base nationale de la révolution par des méthodes qui minent les liaisons internationales du prolétariat, c’est en fait ruiner la révolution. La révolution ne peut commencer autrement que sur une base nationale, mais elle ne peut s’achever dans ce cadre, étant donné l’interdépendance économique, politique et militaire des Etats européens (interdépendance dont la force n’a jamais été aussi manifeste que durant la guerre actuelle). Cette interdépendance qui conditionnera directement et immédiatement la coordination des actes du prolétariat européen au cours de la révolution est précisément exprimée par le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe " (L. TROTSKY, vol. III, I° partie, p. 90-91).

Partant de la fausse interprétation qu’il donnait à la polémique de 1915, Staline tenta, plus d’une fois, de présenter les choses comme si la mention de " l’esprit national " borné visait Lénine. Il est difficile d’imaginer une plus grande absurdité. Quand il m’arriva de polémiquer avec Lénine, je le fis toujours ouvertement, guidé seulement par des considérations d’idées. Dans ce cas-ci, il n’était nullement question de Lénine. Dans l’article, ceux contre qui porte l’accusation sont franchement nommés : Vaillant, Lensch, etc. Il faut se souvenir que 1915 fut l’année de l’orgie social-patriotique et que notre lutte contre elle battait son plein. C’était la pierre de touche dans toutes les questions.

La question fondamentale est posée correctement dans la citation précédente : se préparer à construire le socialisme dans un seul pays est un procédé social-patriotique.

Le patriotisme des sociaux-démocrates allemands était, au début, le patriotisme très légitime que leur inspirait leur parti, le plus puissant de la IIe Internationale. La social-démocratie allemande voulait construire " sa " société socialiste sur la base de la haute technique allemande et sur les exceptionnelles qualités d’organisation du peuple allemand. Si on laisse de côté les bureaucrates endurcis, les carriéristes, les mercantis parlementaires et les escrocs politiques en général, le social-patriotisme du social-démocrate du rang découlait précisément de l’espoir de construire le socialisme allemand. On ne peut tout de même pas penser que des centaines de milliers de militants constituant les cadres sociaux-démocrates (sans parler des millions d’ouvriers du rang) cherchaient à défendre les Hohenzollem ou la bourgeoisie. Non, ils voulaient défendre l’industrie allemande, les routes et les chemins de fer allemands, la technique et la culture allemandes, et d’abord les organisations de la classe ouvrière allemande comme " nécessaires et suffisants " fondements nationaux du socialisme.

Un processus du même ordre se déroulait en France. Guesde, Vaillant et avec eux des milliers de militants parmi les meilleurs cadres du parti, des centaines de milliers de simples ouvriers, voyaient précisément dans la France – avec ses traditions de révolte, son héroïque prolétariat, sa population hautement cultivée, douée de souplesse et de talents – la terre promise du socialisme. Ce ne sont ni les banquiers ni les rentiers que défendaient le vieux Guesde, le communard Vaillant et avec eux des milliers et des centaines de milliers d’honnêtes ouvriers. Ils croyaient sincèrement défendre la base et la force créatrice de la société socialiste future. Au départ, ils adoptaient pleinement la théorie du socialisme dans un seul pays ; ils croyaient que c’était " provisoirement " qu’ils sacrifiaient, au profit de cette idée, la solidarité internationale.

La comparaison avec les sociaux-patriotes peut appeler l’objection suivante : par rapport à l’État soviétique le patriotisme est un devoir révolutionnaire tandis qu’il est une trahison par rapport à l’État bourgeois. Cela est vrai. Des révolutionnaires adultes peuvent-ils même discuter une pareille question ? Mais plus on avance et plus une thèse indiscutable sert à camoufler, par des procédés scolastiques, un point de vue faux qui ne doit pas duper.

Le patriotisme révolutionnaire ne peut avoir qu’un caractère de classe. Il commence par être un patriotisme de parti, de syndicat et devient un patriotisme d’État quand le prolétariat s’empare du pouvoir. Là où le pouvoir est entre les mains des ouvriers, le patriotisme est un devoir révolutionnaire. Mais ce patriotisme doit être une partie intégrante de l’internationalisme révolutionnaire. Le marxisme a toujours enseigné aux ouvriers que même la lutte pour les salaires et la limitation de la journée de travail ne peut être victorieuse si elle n’est pas conduite comme une lutte internationale. Et maintenant, voici que l’on découvre que l’idéal de la société socialiste peut être réalisé par les seules forces d’une nation. C’est un coup mortel pour l’Internationale. La ferme conviction que le but fondamental de classe ne peut être atteint, encore bien moins que les objectifs partiels, par des moyens nationaux ou dans le cadre national, est au cœur de l’internationalisme révolutionnaire. Si l’on peut arriver au but final à l’intérieur des frontières nationales par les efforts du prolétariat d’une nation, alors l’épine dorsale de l’internationalisme est brisée. La théorie de la possibilité du socialisme dans un seul pays rompt les liens qui rattachent le patriotisme du prolétariat vainqueur au défaitisme du prolétariat des pays bourgeois [1] .

Le prolétariat des pays capitalistes avancés ne fait encore jusqu’ici que progresser vers le pouvoir. Comment avancera-t-il ? Quelles voies empruntera-t-il ? Les solutions dépendront complètement et entièrement de la réponse qu’il donnera à ce problème : la construction de la société socialiste est-elle concevable au niveau national ou est-elle une tâche internationale ?

S’il est possible, en général, de réaliser le socialisme dans un seul pays, on doit admettre cette thèse non seulement après la conquête du pouvoir, mais aussi avant. Si le socialisme est réalisable dans le cadre national de l’U.R.S.S. arriérée, il l’est à plus forte raison dans l’Allemagne avancée. Demain, les responsables du Parti communiste allemand développeront cette théorie. Le projet de programme leur donne ce droit. Après-demain viendra le tour du Parti communiste français. Ce sera le début de la désagrégation de l’Internationale communiste suivant la ligne du social-patriotisme. Le parti communiste de n’importe quel État capitaliste, convaincu que son pays possède tous les fondements " nécessaires et suffisants " pour construire seul " la société socialiste intégrale ", ne se distinguera plus, au fond, de la social-démocratie révolutionnaire, qui, elle non plus, n’a pas commencé avec Noske, mais qui a définitivement sombré sur cet écueil le 4 août 1914.

Quand on dit que le fait même de l’existence de l’U.R.S.S. est une garantie contre le social-patriotisme – le patriotisme envers la république ouvrière étant un devoir révolutionnaire –, on fait preuve précisément d’un esprit national borné en appliquant de façon unilatérale une idée juste : on ne voit que l’U.R.S.S, et on ferme les yeux sur tout le prolétariat mondial. On ne peut aiguiller celui-ci sur la voie du défaitisme envers l’État bourgeois qu’en abordant le problème essentiel dans le programme sous l’angle international, en refusant sans pitié la contrebande social-patriotique, qui, pour le moment, cherche encore à se camoufler en s’infiltrant dans le domaine théorique du programme de l’Internationale léniniste.

Il n’est pas encore trop tard pour revenir dans la voie de Marx et de Lénine. Ce retour ouvrira l’unique chemin qui puisse permettre d’aller de l’avant.

C’est pour faciliter ce changement salutaire que nous présentons au VIe Congrès de l’Internationale communiste notre critique du projet de programme.

NOTES

[1] A sa fondation, l’Internationale communiste préconisait pour le prolétariat des pays impérialistes le "défaitisme révolutionnaire" en cas de guerre, c’est-à-dire la poursuite de la lutte des classes sans que soit prise en considération la situation sur le plan militaire, en vue du renversement du pouvoir bourgeois à la faveur des difficultés que lui suscite la guerre. Trotsky prévoit ici que le " socialisme dans un seul pays " peut mener à l’abandon de cette conception, qui fut pourtant réaffirmée au VIe Congrès. Mais, en 1935, dans une déclaration célèbre signée par Staline et Laval, à l’époque président du Conseil français, Staline renonçait à cette conception pour le Parti communiste français.

Léon Trotsky, extraits de L’internationale communiste après Lénine, 1928

Messages

  • La thèse avancée en 1924 par Boukharine et Staline et selon laquelle le socialisme pouvait être réalisé en Union soviétique sur la base des réserves nationales de celle-ci et indépendamment du sort de la révolution socialiste au niveau international représentait une révision fondamentale de la perspective qui avait guidé la direction soviétique et l’Internationale communiste sous Lénine. La scission introduite entre les perspectives pour l’Union soviétique et le développement de la révolution socialiste mondiale constituait également une attaque directe de la théorie de la révolution permanente, sur laquelle s’était basée la Révolution d’octobre 1917.

    Trotsky écrivit dans son livre, La révolution permanente : « La théorie du socialisme dans un seul pays, qui a germé sur le fumier de la réaction contre Octobre, est la seule théorie qui s’oppose d’une manière profonde et conséquente à la théorie de la révolution permanente. »

    « A notre époque, qui est l’époque de l’impérialisme, c’est-à-dire de l’économie mondiale et de la politique mondiale dirigées par le capitalisme, pas un seul Parti communiste ne peut élaborer son programme en tenant essentiellement compte, à un plus ou moins haut degré, des conditions et tendances de son développement national. Cette constatation est aussi pleinement valable pour le parti exerçant le pouvoir dans les limites de l’U.R.S.S. Le 4 août 1914 sonna et pour toujours le glas de tous les programmes nationaux. Le parti révolutionnaire du prolétariat ne peut se fonder que sur un programme international correspondant au caractère de l’époque actuelle, l’époque de l’apogée et de l’effondrement du capitalisme. Un programme international communiste n’est en aucun cas une addition de programmes nationaux ou encore un amalgame de leurs caractères communs.

    Le programme international doit procéder directement d’une analyse des conditions et des tendances de l’économie mondiale et du système politique mondial dans leur ensemble dans tous ses rapports et dans toutes ses contradictions, c’est-à-dire avec l’interdépendance antagoniste de ses différentes parties. A l’époque actuelle, bien plus que par le passé, l’orientation nationale du prolétariat ne doit et ne peut que découler/provenir de l’orientation mondiale et non l’inverse. C’est en cela que réside la différence fondamentale et primaire entre l’internationalisme communiste et toutes les variétés de socialisme national… »

    Il poursuit ainsi : « En reliant entre eux des pays et des continents qui se trouvent à des étapes différentes de développement par un système de dépendance et d’oppositions, en rapprochant ces divers niveaux de développement, en dressant impitoyablement les pays les uns contre les autres, l’économie est devenue une puissante réalité qui domine les réalités diverses des pays et des continents. A lui seul, ce fait fondamental confère un caractère très réaliste à l’idée même d’un Parti communiste mondial. »

    Avant la mort de Lénine en 1924, personne dans la direction du Parti communiste, ni en Union soviétique ni internationalement n’avait jamais émis l’idée qu’une société socialiste autosuffisante pouvait être construite sur le seul sol soviétique ou un autre pays.

  • Mélenchon, lui, en reste au nationalisme. Il dénonce même dans la crise actuelle le fait le nationalisme faiblisse :

    « Ce qui est anéanti, avec cet état d’esprit, ce n’est pas seulement le principe moral et politique du civisme. C’est le pays lui-même qui se dissout. La France se confond avec sa République. C’est son identité. Si nous renonçons à être citoyens, nous cessons d’être le peuple de cette Nation. » (Jean-Luc Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous)

  • Interview de Karl Marx

    pour The Chicago Tribune, 5-01-1879.

    Question  : « Quels sont les résultats obtenus jusqu’ici par le socialisme ? »

    Marx : « Il en est deux : les socialistes ont démontré que la lutte générale entre capital et travail se déroule partout ; bref, ils ont démontré leur caractère international. En conséquence, ils ont tenté de promouvoir l’entente entre les ouvriers des divers pays. Cela est d’autant plus nécessaire que les capitalistes deviennent de plus en plus cosmopolites et ce, non seulement en Amérique, mais encore en Angleterre, en France et en Allemagne, où l’on engage des forces de travail étrangères en vue de les dresser contre les travailleurs du pays. Nous avons créé aussitôt des liaisons à l’échelle internationale entre les travailleurs des différents pays. Il s’avéra que le socialisme n’était pas seulement un problème local, mais encore international qui devait être résolu par l’action internationale des ouvriers. Les classes ouvrières sont venues spontanément au mouvement, sans savoir où le mouvement les conduirait. Les socialistes eux-mêmes n’inventent pas le mouvement, mais expliquent son caractère et ses buts aux ouvriers. »

  • « Dans notre bataille contre le Tsarisme, nous ne connaissons pas de trêve et nous n’avons pas cherché, ni ne cherchons un appui de la part des dynasties Hohenzollern et Habsbourg. Nous avons gardé la vue suffisamment claire pour nous apercevoir que l’Impérialisme allemand répugne à l’idée de détruire son meilleur allié, auquel il était attaché par des problèmes historiques. Mais si l’affaire ne se présentait pas sous cet angle, si l’on pouvait supposer qu’obéissant aux lois de la stratégie, le militarisme allemand, en dépit de ses propres intérêts politiques, puisse asséner un coup mortel au Tsarisme, même en cette éventualité parfaitement incroyable, nous nous refuserions toujours à considérer les Hohenzollern comme un allié, qu’il soit subjectif ou objectif. Les destinées de la révolution russe sont irrémédiablement liées à celles de la révolution européenne. Nous, sociaux-démocrates russes, tenons tellement à notre position internationale que nous nous refusons à payer le prix de la libération en Russie par celui de la destruction de la liberté en Belgique et en France, ou — et c’est plus important encore — par l’introduction du poison impérialiste dans les prolétariats allemand et autrichien…. De notre côté nous étions fiers d’avoir participé à la conquête du droit de vote en Autriche et d’avoir contribué à répandre les tendances révolutionnaires chez les travailleurs allemands. Sans crainte nous recevions une aide matérielle et morale du frère aîné qui se battait pour le but commun de ce côté-ci de la frontière occidentale…. De même que les gouvernements nationaux furent un frein au développement des forces productrices, de même les vieux Partis socialistes nationaux ont été le principal obstacle à l’avance révolutionnaire des classes laborieuses. Ils devaient cacher toute l’ampleur de leur retard, masquer la mesquinerie de leurs méthodes. Ils ont apporté au prolétariat l’horreur et la honte de la lutte intestine à tel point que celui-ci, parmi les affres du désespoir, se libère des préjugés et des routines serviles et devient ce à quoi l’appelle la voix de l’Histoire : la Classe révolutionnaire luttant pour le Pouvoir. »

    Léon Trotsky, 31 octobre 1914

    La guerre et l’Internationale

  • « Les travailleurs n’ont pas de patrie. »

    « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

    « La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie. »

    Karl Marx, Le Manifeste communiste

  • Karl Marx dans « Critique de la philosophie du droit de Hegel » :

    « Aucune classe de la société bourgeoise n’éprouve ni le besoin ni la faculté de l’émancipation universelle, jusqu’à ce qu’elle y soit forcée par sa situation immédiate, par la nécessité matérielle, par ses chaînes mêmes. Où donc est la possibilité positive de l’émancipation ? Voici notre réponse. Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l’homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat. »

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