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Quelques questions sur le temps en Physique

lundi 6 février 2017, par Robert Paris

Le sablier et le pendule, pour mesurer l’écoulement du temps

Quelques questions sur le temps en Physique

« La renaissance du temps » de Lee Smolin :

« Nous sommes habitués à nous voir comme ne faisant pas partie de la nature et notre technologie comme une violence faite au monde naturel. Mais que notre fantasme soit celui de conquérir la nature ou celui que la nature nous survivre, nous avons atteint les limites de l’utilité de l’idée selon laquelle nous sommes séparés de la nature. Si nous voulons survivre en tant qu’espèce, nous avons besoin de nous voir d’une autre façon, dans laquelle nous-mêmes et tout ce que nous fabriquons et faisons est aussi naturel que les cycles du carbone et de l’oxygène dont nous sommes issus et auxquels nous participons à chaque respiration. Pour commencer cette tâche, nous devons comprendre les racines de la distinction entre l’artificiel et le naturel. Elles ont beaucoup à voir avec le temps. L’idée fausse que nous devons laisser derrière nous est l’idée que ce qui est lié au temps est illusoire et que ce qui est intemporel est réel… Certains placent l’artificiel au-dessus du monde naturel des choses vivantes parce que – étant le fruit d’esprits plutôt que d’une évolution aveugle et sans âme – il est plus proche de la perfection absolue et de ce fait, de l’intemporalité. D’autres louent le naturel, y voyant une pureté que n’ont pas les constructions artificielles… Pour échapper à ce piège conceptuel, nous avons besoin d’éliminer l’idée que tout est, ou pourrait être, hors du temps. Nous devons voir tout ce qui compose la nature, en nous y incluant nous-mêmes avec nos technologies, comme lié au temps et faisant partie d’un système plus vaste et en perpétuelle évolution… Nous avons besoin d’une nouvelle philosophie, anticipant la fusion du naturel et de l’artificiel en réalisant une conciliation des sciences naturelles et des sciences sociales, où l’agent humain prend sa juste place dans la nature…. Un point du programme de cette nouvelle philosophie est de sauver la cosmologie d’une errance non scientifique, en reconnaissant le rôle central du temps à l’échelle cosmologique. »

Quelle expérience de la Physique peut être considérée comme un bon marqueur de l’écoulement du temps ?

C’est le pendule ou l’oscillateur harmonique. Sa période de mouvement est fixe. Son amplitude de mouvement est inchangée. Il a servi de marqueur du temps en Physique, de la mécanique à la physique statistique, à la physique quantique et à la relativité. Cela nécessite de supposer le pendule ou l’oscillateur comme indépendant de l’entourage. Cela suppose que l’oscillateur ou le pendule ne soit ni amorti ni entretenu. Sinon, on accède à un marqueur du temps qui est du type du chaos déterministe, c’est-à-dire une organisation bien cachée derrière un apparent désordre. Un exemple de l’oscillateur à période fixe est le cristal de quartz à effet piézoélectrique de Pierre Curie. C’est une horloge très précise. Mais l’existence de phénomènes expérimentaux permettant de définir très précisément une durée n’épuise pas la question du temps.

L’écoulement du temps est-il absolu, relatif, dépendant de la matière ?

La physique quantique et la relativité ont profondément modifié notre notion du temps qui, en particulier du fait de la mécanique classique, était resté un paramètre scalaire augmentant de manière régulière et tout aussi mathématique, continûment comme un nombre réel de plus en plus grand. Cette dernière image d’un écoulement universel et inébranlable du temps est complètement morte…

L’un des points importants qu’a soulevé la physique quantique concernant le temps en Physique, c’est l’existence d’un temps de Planck (de l’ordre de 5,4 fois dix puissance moins 44 seconde), durée en dessous de laquelle on ne peut descendre, et donc le renoncement au temps dit réel, c’est-à-dire continu. L’infiniment petit de temps n’est pas physique ! C’est seulement pour des phénomènes statistiques moyens concernant un très grand nombre de particules que se constitue l’apparence du continu du temps. Le temps est comme l’espace, l’énergie ou la matière : il est discontinu… Le temps s’écoulant apparemment de manière continue n’est qu’une construction à grande échelle : celle d’un grand nombre d’atomes.

« En vérité, les notions d’espace et de temps tirées de notre expérience quotidienne ne sont valables que pour les phénomènes à grande échelle. »

De Broglie dans « La physique nouvelle et les quanta »

« La notion de temps découle d’une conception statistique ne possédant de signification que pour de grands nombres d’atomes (...) L’intervalle de temps entre des événements atomiques a aussi peu de sens que de parler de la température d’une molécule isolée. »

N. Campbell dans "Philosophical foundation of quantum theory"

L’un des points importants qu’a soulevé la relativité concernant le temps en Physique, c’est l’inexistence d’un temps absolu. L’écoulement du temps est relié à la matière à proximité de laquelle ce temps est mesuré. Chaque objet matériel possède un temps propre. La masse de l’objet modifie l’écoulement du temps. Même la notion de moments simultanés dans le temps n’a pas d’existence réelle.

Max Planck écrit ainsi dans "Initiations à la physique : « Le principe de la constance de la vitesse de la lumière rend impossible une mesure absolue du temps, c’est-à-dire une détermination indépendante de l’état de mouvement de l’observateur. »

« Le réel, à l’horizon de la dialectique » de Gilles Cohen-Tannoudji :

« Les équations de Maxwell, tout comme les résultats expérimentaux, indiquaient que la lumière se propage, dans tout référentiel, toujours à la même vitesse c ; or cette circonstance est en contradiction avec la mécanique rationnelle galiléenne, puisqu’elle viole de manière flagrante l’une des lois essentielles de cette mécanique, la loi de composition des vitesses qui interdit à toute vitesse d’être un invariant. (…) Einstein prend acte de l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide qu’il interprète désormais comme la constante universelle traduisant l’impossibilité d’interaction instantanée à distance et il réadapte l’ensemble de la mécanique rationnelle à la prise en compte de cette contrainte (…) Einstein fait valoir en effet que si l’on tient compte du temps que met la lumière à se propager, il est impossible de décider de manière absolue de la simultanéité de deux événements spatialement séparés, alors que la simultanéité était une notion absolue en mécanique rationnelle galiléenne et newtonienne. (…) Le temps lui-même perd le caractère absolu qu’il avait dans l’ancienne mécanique rationnelle. (…) Einstein a pu quelques années plus tard élaborer une nouvelle théorie de la gravitation universelle, la relativité générale, selon laquelle le champ gravitationnel est relié aux propriétés géométriques de l’espace-temps. »

Le temps est-il un élément fondamental de la Physique ?

Les mouvements et les transformations de la matière ne sont pas concevables sans être des changements « au cours » du temps. Depuis Newton, Maxwell et Schrödinger, l’essentiel des lois de la physique ont pour paramètre de base « le temps », considéré comme une grandeur scalaire qui augmente sans cesse continûment. La matière de l’Univers se révèle avoir une Histoire, ce qui suppose un écoulement du temps. Cependant, certains phénomènes semblent présenter un temps désordonné, comme l’émission nucléaire d’un noyau ou les phénomènes liés à un petit nombre quanta ou au vide quantique.

Dans ses « Principes mathématiques de la philosophie naturelle », on voit le physicien anglais Newton opposer radicalement deux notions de temps : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle la durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc... dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai ». Ainsi sera fondé l’emploi que font les mathématiciens et les physiciens du paramètre t. Existe-t-il d’ailleurs un mouvement parfaitement uniforme qui puisse servir de mesure fiable du temps ? Personne ne peut l’affirmer, ni l’infirmer. On dira cependant - c’est Newton qui s’exprime : « Le temps, vrai et mathématique, sans relation avec rien d’extérieur, coule uniformément. »

Depuis Newton, la physique nous a appris à mesurer des temps de plus en plus courts. Désormais, la physique sait traiter de très courtes durées. Elles les mesurent jusqu’à la centaine d’attosecondes (10-18). La biophysique et la chimie, de leur côté, travaillent jusqu’à la femtoseconde (10-15) et il existe, depuis Ahmed Zewail (prix Nobel 1999) une femtochimie et une "spectroscopie femtoseconde". Cependant, nous ne pouvons même pas concevoir qu’une expérience définisse la continuité c’est-à-dire des événements qui se succèdent sans interruption.

Un épisode de temps ne peut s’écouler en fractions aussi petites qu’on le souhaite puisqu’il faut s’arrêter aux limites quantiques de Planck. Cela résulte d’une discontinuité fondamentale du temps. Un intervalle n’est défini que par la taille de la singularité, et est inversement proportionnel à la taille de cette singularité. C’est ce qu’exprime la relation quantique énergie multiplié par temps égale constante de Planck. Le plus petit intervalle possible correspond à la plus grande énergie. Pour un phénomène se déroulant en un temps ponctuel, il faudrait donc une énergie infinie ! En effet le quanta vaut E x t = h donc t = 0 impose E infini…

L’idée d’un temps ressemblant à l’axe de coordonnées des nombres est une illusion. On croit ainsi pour diviser le temps à l’infini. La divisibilité à l’infini du temps est une illusion qu’a dévoilé en son temps Zénon dans ses paradoxes. Cela nécessiterait de diviser à l’infini le phénomène physique. Il y a un moment, dans la division, où l’on accède à un niveau hiérarchique nouveau, avec une réalité nouvelle qui n’est pas l’ancienne réalité, simplement divisée par un nombre. L’impression mentale de pouvoir diviser à l’infini la réalité sensible comme le temps est une illusion.

Nous croyons que le nombre suffit à décrire parfaitement le temps et qu’il suffit d’y rajouter un étalon, une échelle de mesure. Mais la réalité du temps dépasse largement le nombre. Alors que le nombre est quelque chose de fixe, de figé, le temps est construction et destruction, puis reconstruction, de dynamique, de changeant.

Pourquoi certains physiciens essaient-ils d’éliminer le temps ?

« On constate que le temps disparaît de l’équation Wheeler-DeWitt », explique Carlo Rovelli, physicien à l’Université de la Méditerranée de Marseille. « C’est un problème qui laisse perplexes de nombreux théoriciens. Ils se peut que la meilleure façon de penser à la réalité quantique soit en abandonnant la notion du temps car la description fondamentale de l’univers doit être intemporelle. »

Carlos Rovelli :

« Je veux dire qu’au niveau le plus fondamental nous n’avons pas besoin de ce paramètre pour décrire le monde qui nous entoure. Le cadre théorique que je propose permet de ne pas l’utiliser : c’est celui de la gravité quantique à boucles. Cette théorie cherche à concilier la relativité générale qui explique les lois de la physique à très grande échelle et la mécanique quantique qui, elle, explique le comportement de l’infiniment petit. »

Propos recueillis par Hélène Le Meur dans La Recherche", juin 2010.

Julian Barbour : « L’univers n’a pas besoin du temps. Les objets sont là d’abord et le temps en est déduit après coup. »

« Le temps n’est rien qu’une mesure des positions changeantes des objets. Un pendule oscille, les aiguilles de l’horloge avancent. »

« Si vous essayez de mettre la main sur le temps, il glissera toujours à travers vos doigts », a déclaré Julian Barbour, physicien britannique et auteur de « La fin du temps ».

Einstein déjà disait : « les gens comme nous, qui croient en la physique, savent que la distinction entre le passé, le présent et le futur n’est qu’une illusion obstinément persistante ».

Mais les physiciens sont loin d’être unanimes sur ces questions.

Lee Smolin écrit dans « La renaissance du temps » :

« Le temps est l’aspect le plus omniprésent de notre expérience de tous les jours. Chaque chose que nous pensons, ressentons ou faisons, nous rappelle son existence. Nous percevons le monde comme un flux d’instants qui construisent notre vie. Mais aussi bien les physiciens et les philosophes nous disent depuis longtemps (et de nombreuses personnes pensent) que le temps est l’illusion ultime. Quand je demande à mes amis non scientifiques ce qu’ils pensent de la nature du temps, ils me répondent souvent que son passage est illusoire et que tout ce qui est véritablement réel - la vérité, la justice, le divin, les lois scientifiques - se trouvent en dehors. L’idée que le temps soit une illusion est un lieu-commun de la philosophie et des religions. Pendant des millénaires, les humains se sont réconciliés avec la dureté de l’existence et notre mortalité en se convaincant de la possibilité d’une éventuelle échappée vers un monde libéré du temps et plus réel. Certains de nos penseurs les plus illustres affirment la non-réalité du temps. Platon, le plus grand des philosophes du monde antique, et Einstein, le plus grand des physiciens du monde moderne, nous ont l’un et l’autre enseigné une vision de la nature dans laquelle le réel est intemporel. Ils virent notre expérience du temps comme un accident de notre condition d’êtres humains - un accident qui nous cache la vérité. Tous deux pensaient que l’illusion du temps doit être transcendée si nous voulons percevoir le réel et le vrai. J’ai longtemps cru dans la non-réalité de l’essence du temps. En effet, si adolescent je me suis orienté vers la physique, c’est parce que j’aspirais à troquer le monde des humains, prisonnier du temps, que je voyais comme affreux et inhospitalier, contre un monde de vérité pure et intemporelle. Plus tard dans ma vie, j’ai découvert que c’était plutôt cool d’être humain, et le besoin d’une fuite dans la transcendance s’est éloigné. Pour être plus précis, je ne crois plus que le temps est irréel. En fait, j’ai adopté la vision exactement inverse : non seulement le temps est réel, mais rien de ce dont nous faisons l’expérience ou avons connaissance, ne saurait s’approcher plus près du coeur de la nature que la réalité du temps. »

Prigogine, lui aussi, avait réhabilité le temps.

« Loin de l’équilibre apparaissent des nouvelles structures, expliquait Prigogine On dirait que si on pousse un système physique et chimique loin de l’équilibre, il crée des nouvelles méthodes de dissipation. Et pour créer ces dissipations, il crée des structures que nous avons appelé structures dissipatives. Tout le monde connaissait des structures d’équilibre comme le cristal mais les structures dissipatives c’était nouveau. Un être vivant, une ville sont ainsi des structures dissipatives : ils ne vivent que grâce à leur interaction avec le monde extérieur ».

Avec Prigogine, le temps retrouve tout son sens car il est celui qui permet la créativité, l’éclosion d’organisations plus complexes, celui qui redonne sa liberté à l’homme dans un monde débarrassé du déterminisme. Seul un temps irréversible permet une créativité de la nature et de l’homme et engendre de nouveaux états de la matière. L’univers, selon Prigogine retrouve l’idée de l’histoire où le temps peut enfanter de nouveaux possibles qui dépassent le réel.

« La nature, expliquait Prigogine, comporte désormais une dimension narrative alors que la vision scientifique classique de cette nature se fondait sur une certitude, un déterminisme. Le temps est la dimension fondamentale de notre univers, c’est lui l’élément narratif, disait-il. Le temps mesure le changement et la créativité, c’est lui qui explique le chef d’oeuvre de Michel Ange comme les étoiles. Cette flèche du temps est la propriété la plus universelle de notre univers. Entre tous les objets, il n’y a rien de plus commun que d’être tous plongés dans cette ligne du temps. Comme le dit le philosophe chrétien Pichon, toute vie est liée à l’attente et plus dans la vie humaine que dans toute autre forme de vie. C’est croit-il, l’origine de la poésie, de la philosophie, de l’art ».

"La Fin des Certitudes" de Ilya Prigogine :

« On sait qu’Einstein a souvent affirmé que "le temps est illusion"• Et en effet, le temps tel qu’il a été incorporé dans les lois fondamentales de la physique, de la dynamique classique newtonienne jusqu’à la relativité et à la physique quantique, n’autorise aucune distinction entre le passé et le futur. Aujourd’hui encore pour beaucoup de physiciens, c’est là une véritable profession de foi : au niveau de la description fondamentale de la nature, il n’y a pas de flèche du temps. (...)La physique de non-équilibre étudie les processus dissipatifs, caractérisés par un temps unidirectionnel, et ce faisant elle confère une nouvelle signification à l’irréversibilité. (...) L’irréversibilité ne peut plus être attribuée à une simple apparence qui disparaîtrait si nous accédions à une connaissance parfaite. Elle est une condition essentielle de comportements cohérents de milliards de milliards de molécules. Selon une formule que j’aime a répéter, la matière est aveugle à l’équilibre là où la flèche du temps ne se manifeste pas ; mais lorsque celle-ci se manifeste, loin de l’équilibre, la matière commence à voir ! Sans la cohérence des processus irréversibles de non-équilibre, l’apparition de la vie sur la Terre serait inconcevable. La thèse selon laquelle la flèche du temps est seulement phénoménologique est absurde. Ce n’est pas nous qui engendrons la flèche du temps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants. (...) Le second développement concernant la révision du concept de temps en Physique a été celui des systèmes dynamiques instables. La science classique privilégiait l’ordre, la stabilité, alors qu’à tous les niveaux d’observation nous reconnaissons désormais le rôle primordial des fluctuations et de l’instabilité [...] Mais comme nous le montrerons dans ce livre, les systèmes dynamiques instables conduisent aussi à une extension de la dynamique classique et de la physique quantique, et dès lors à une formulation nouvelle des lois de la physique. Cette formulation brise la symétrie entre passé et futur qu’affirmait la physique traditionnelle, y compris la mécanique quantique et la relativité. [...] Dès que l’instabilité est incorporée, la signification des lois de la nature prend un nouveau sens. Elles expriment désormais des possibilités. D’autres questions sont directement rattachées au problème du temps. L’une est le rôle étrange conféré à l’observateur dans la théorie quantique. Le paradoxe du temps fait de nous les responsables de la brisure de symétrie temporelle observée dans la nature. Mais, plus encore, c’est l’observateur qui serait responsable d’un aspect fondamental de la théorie quantique qu’on appelle la réduction de la fonction d’onde. C’est ce rôle qu’elle attribue à l’observateur qui, nous le verrons, a donné à la mécanique quantique son aspect apparemment subjectiviste et a suscité des controverses interminables. Dans l’interprétation usuelle, la mesure, qui impose une référence à l’observateur en théorie quantique, correspond à une brisure de symétrie temporelle. En revanche, l’introduction de l’instabilité dans la théorie quantique conduit à une brisure de la symétrie du temps. L’observateur quantique perd dès lors son statut singulier ! La solution du paradoxe du temps apporte également une solution au paradoxe quantique, et mène à une formulation réaliste de la théorie. Soulignons que cela ne nous fait pas revenir à l’orthodoxie classique et déterministe ; bien au contraire, cela nous conduit à affirmer encore davantage le caractère statistique de la mécanique quantique. Comme nous l’avons déjà souligné, tant en dynamique classique qu’en physique quantique, les lois fondamentales expriment maintenant des possibilités et non plus des certitudes. Nous avons non seulement des lois mais aussi des événements qui ne sont pas déductibles des lois mais en actualisent les possibilités. La question du temps et du déterminisme n’est pas limitée aux sciences, elle est au cœur de la pensée occidentale depuis l’origine de ce que nous appelons la rationalité et que nous situons à l’époque présocratique. Comment concevoir la créativité humaine, comment penser l’éthique dans un monde déterministe ? »

Lee Smolin dans « Rien ne va plus en Physique » :

« La leçon principale de la relativité générale est que la géométrie de l’espace n’est pas fixe. Elle évolue de façon dynamique, en se modifiant dans le temps lorsque la matière se déplace. Il existe même des ondes – les ondes gravitationnelles – qui voyagent à travers la géométrie de l’espace… Cela signifie que les lois de la nature doivent s’exprimer sous une forme qui ne présuppose pas que l’espace ait une géométrie fixe. C’est le cœur de la leçon einsteinienne. Cette forme se traduit en un principe, déjà décrit plus haut, celui d’ « indépendance par rapport au fond ». Ce principe énonce que les lois de la nature peuvent être décrites dans leur totalité sans présupposer la géométrie de l’espace… L’espace et le temps émergent de ces lois plutôt que de faire partie de la scène où se joue le spectacle. Un autre aspect de l’indépendance par rapport au fond est qu’il n’existe pas de temps privilégié. La relativité générale décrit l’histoire du monde au niveau fondamental en termes d’événements et de relations entre eux. Les relations les plus importantes concernent la causalité : un événement peut se trouver dans une chaîne causale qui mène à un autre événement. De ce point de vue, l’espace est un concept secondaire, totalement dépendant de la notion de temps. Prenons une horloge. Nous pouvons penser à tous les événements qui se déroulent simultanément lorsqu’elle sonne midi. Ce sont lesdits événements qui constituent l’espace… La question fondamentale pour la théorie quantique de la gravitation est, par conséquent, celle-ci : peut-on étendre à la théorie quantique le principe selon lequel l’espace n’a pas de géométrie fixe ? C’est-à-dire peut-on faire de la théorie quantique indépendante du fond, au moins en ce qui concerne la géométrie de l’espace ? Si la réponse est oui, on aura alors automatiquement trouvé la façon de fusionner la gravité et la théorie quantique, car celle-ci a déjà été interprétée comme étant un aspect de la géométrie dynamique de l’espace-temps… La première thèse de doctorat jamais écrite sur le problème de la gravité quantique a été, selon toute vraisemblance, la dissertation soutenue en 1935 par le physicien russe Matveï Petrovitch Bronstein. Ceux qui l’ont connu se souviennent de lui comme de l’un des physiciens soviétiques les plus brillants de sa génération. En 1936, il a écrit dans un article que « l’élimination des inconsistances logiques demande qu’on rejette nos concepts d’espace et de temps ordinaires, en les remplaçant par des concepts plus profonds et moins évidents »… »

« On a découvert que le temps disparaît tout simplement dans l’équation de Wheeler-De Witt… Il se pourrait que la meilleure manière de réfléchir à la réalité quantique soit d’abandonner la notion de temps, de sorte que la description fondamentale de l’univers soit intemporelle. » déclare Carlo Rovelli.

Mais cette équation est un vrai patchwork… car il unit relativité générale et physique quantique mais en mêlant de manière contradictoire et non dialectique le local et le non local… Elle élimine le temps tout en supposant l’espace-temps continu alors que la physique quantique le suppose discontinu !!!

Existe-t-il des éléments de preuve d’existence ou de non existence physique réelle du temps ?

Le temps nous est difficile à connaître et c’est paradoxalement pour cela que l’on s’est contentés d’en faire une variable simple, sans anfractuosités, sans variations, sans ruptures, sans discontinuités ni saut. En fait, c’est certainement la notion qui pose le plus de problèmes, philosophiques autant que scientifiques, si bien que la plupart des physiciens ont préféré le laisser de côté en le traitant comme une variable mathématique dite réelle, au sens d’un nombre qui passe successivement par toutes les valeurs des nombres réels. Telle n’est pas la réalité. Un tel nombre manque de bien des qualités du temps et d’abord il lui manque le caractère hiérarchique, emboîté avec interaction d’échelles. Le temps n’est ni une série de positions fixes (l’heure qu’il est), ni une somme de segments (des durées qui s’additionnent). Ni l’image des points d’une droite, ni celle des segments d’une droite, ni celle, circulaire, d’une horloge ne satisfont à la réalité physique du temps. Et ce pour plusieurs raisons. Et d’abord, loin de la linéarité additive des segments, de la continuité de la droite des nombres dits réels, de la précision ponctuelle de l’instant, de la le temps est dynamique, discontinu, quantique (donc imprécis), non-linéaire, dialectiquement contradictoire, fondé sur l’interaction d’échelle, et est relié à la matière et au vide qui ne sont ni fixes, qui apparaissent et disparaissent brutalement et manière brutale, discontinue et non-linéaire. Matière-lumière-vide-espace-temps est un seul et même univers. Le temps du vide a les mêmes caractéristiques que la matière virtuelle que l’on y trouve : il ne connaît pas la flèche du temps puisque la rupture de symétrie entre matière et antimatière n’y a pas cours. C’est pourtant le temps et la matière du vide qui fondent le temps et la matière dits réels. C’est le désordre qui fait émerger l’ordre. Cet ordre du temps est transformé en espace par les bosons. Mais cet ordre émergent est sans cesse construit et à nouveau détruit. C’est seulement à proximité des masses dites réelles que le temps connaît un sens irréversible : l’écoulement que nous connaissons à notre échelle. Cela seul suffit à détruire l’idée que les temps longs seraient « simplement » des sommes de temps courts.

Que peut-on dire du temps dans le vide quantique ?

Ce qui caractérise la matière, c’est son existence durable. Ce qui caractérise le vide, c’est l’existence brève de ses quantons qui sont dits virtuels mais, rappelons-le, qui sont bel et bien réels. Ils sont seulement éphémères car ils s’accouplent très rapidement même si c’est en un temps aléatoire. Quand ils s’accouplent ils forment un photon. Qu’est-ce qui rend la particule de matière un peu plus « durable » ? C’est une particule virtuelle qui a reçu un boson de Higgs. Quelle hypothèse peut permettre de comprendre ce qui rend une telle particule un peu plus durable, c’est-à-dire qui retarde son accouplement avec un quanton virtuel du vide voisin ? Le fait que la matière constitue une espèce de trou au sein du vide quantique et retarde ainsi les accouplements possibles. D’où pourrait provenir ce « trou », cet isolement de la particule de matière, dite « particule réelle », par rapport aux particules du vide qui sont ses voisines, dites particules virtuelles ? La particule qui aurait reçu un boson de Higgs émettrait une onde de matière, dite onde de Broglie, qui repousserait les quantons virtuels voisins. Ce faisant, il y aurait modification du temps désordonné du vide. Le temps du vide est marqué par la durée moyenne d’accouplement des quantons virtuels. Ce temps serait modifié par la présence de la particule de masse (particule ayant reçu un boson de Higgs) du fait de l’écartement des particules virtuelles voisines. Le temps local tel que nous le connaissons (et non pas tel qu’il existe dans le vide quantique) serait dû à un retardement des interactions avec les quantons virtuels de l’environnement vide. Si une particule se trouve elle-même non dans un environnement vide mais dans un environnement de particules, une moyenne d’interactions avec les quantons virtuels va s’établir, menant à un temps moyen ou temps local. Le déplacement moyen d’une particule durant ce temps va également définir un espace. La matière durable (dite réelle) va ainsi définir un espace et un temps.

Le temps n’apparaît pas, dans le vide, comme un écoulement continu positif – celui que l’on appelle « la flèche du temps- mais comme des quanta à la fois positifs et négatifs désordonnés parce qu’ils apparaissent et disparaissent. Du coup, d’où va venir le monde matériel que nous connaissons, avec ses masses positives, ses énergies positives, ses espaces et écoulements de temps, toujours positifs, avec son ordre ? Eh bien, il n’est pas à l’origine du monde ! C’est le désordre de l’opposition du positif et du négatif qui l’a fait émerger… C’est le vide qui oppose sans cesse les contraires du virtuel – les couples particule et antiparticule – qui va produire et reproduire la matière, l’espace, le temps, l’énergie. Ce sont des éléments virtuels qui fondent le réel. Les couples virtuels fondent des photons ou particules d’interaction. La particule dite réelle est entourée par un nuage de particules et d’antiparticules virtuelle en pleine agitation fondée sur les interactions de charges positives et négatives de ces couples. Elles lui donnent sa position : qui saute sans cesse d’une particule à une autre du nuage de polarisation. Elles lui déterminent la direction de son mouvement et ce que l’on appelle la vitesse (à ne pas concevoir comme mouvement cinématique) en définissant des distances par des photons et des temps par des photons virtuels.

Tout comme la matière et la lumière, le temps est fondé sur le véritable réel qu’est le « virtuel » du vide quantique, à savoir les couples d’une particule et d’une antiparticule lui correspondant, par exemple un électron et un antiélectron, ou un proton et un antiproton, mais aussi d’une particule plus fugitive et de son antiparticule. Comme l’état du vide rythme celui des apparitions et disparitions de ces couples, c’est ce rythme qui déterminerait celui du temps. C’est pour cela que le temps s’écoule plus vite près des masses les plus denses de matières dites « réelles » et c’est aussi pour cela que le temps n’a pas de direction d’écoulement dans le vide. C’est également pour cela que le temps de la lumière, la périodicité du photon (sa fréquence), est fondée sur le couple particule-antiparticule.

Le temps dans le vide quantique est particulièrement dérangeant pour notre ancienne image du temps. Il semble que le temps à notre échelle, loin d’être une notion de base, soit un paramètre émergent c’est-à-dire qui soit construit par la dynamique d’un grand nombre de particules, les particules éphémères du vide. En premier lieu, il faut renoncer à l’ancienne conception d’un temps continu à l’écoulement régulier, préétabli, qui existerait de manière indépendante des masses. Il faut également renoncer à l’ancien temps newtonien (ou einsteinien) qui serait une variable abstraite mathématique continue passant par toutes les valeurs intermédiaires au niveau infinitésimal. Le temps est quantique et fractal. Il ne peut descendre dans l’infiniment petit sans changement de niveau hiérarchique.

Pour conclure par Einstein :

« L’éther et la théorie de la relativité » :

« Pour nous résumer, nous dirons donc que l’espace est, selon la théorie de la relativité générale, doté de qualités physiques et qu’en ce sens il existe un éther. D’après la théorie de la relativité générale, un espace sans éther est impensable, car dans un tel espace non seulement la lumière ne pourrait se propager, mais aussi les règles et les horloges ne pourraient pas exister et il n’y aurait donc pas de distances spacio-temporelles au sens de la physique. Mais il ne faut pas s’imaginer cet éther comme doté de la propriété qui caractérise les milieux pondérables : être constitué de parties que l’on peut suivre au cours du temps ; on ne doit pas lui appliquer le concept de mouvement. »

Terminons par Poincaré dans « La valeur de la Science » :

« La mesure du Temps.

I

Tant que l’on ne sort pas du domaine de la conscience, la notion du temps est relativement claire. Non seulement nous distinguons sans peine la sensation présente du souvenir des sensations passées ou de la prévision des sensations futures ; mais nous savons parfaitement ce que nous voulons dire quand nous affirmons que, de deux phénomènes conscients dont nous avons conservé le souvenir, l’un a été antérieur à l’autre ; ou bien que, de deux phénomènes conscients prévus, l’un sera antérieur à l’autre.

Quand nous disons que deux faits conscients sont simultanés, nous voulons dire qu’ils se pénètrent profondément l’un l’autre, de telle sorte que l’analyse ne peut les séparer sans les mutiler.
L’ordre dans lequel nous rangeons les phénomènes conscients ne comporte aucun arbitraire. Il nous est imposé et nous n’y pouvons rien changer.

Je n’ai qu’une observation à ajouter. Pour qu’un ensemble de sensations soit devenu un souvenir susceptible d’être classé dans le temps, il faut qu’il ait cessé d’être actuel, que nous ayons perdu le sens de son infinie complexité, sans quoi il serait resté actuel. Il faut qu’il ait pour ainsi dire cristallisé autour d’un centre d’associations d’idées qui sera comme une sorte d’étiquette. Ce n’est que quand ils auront ainsi perdu toute vie que nous pourrons classer nos souvenirs dans le temps, comme un botaniste range dans son herbier les fleurs desséchées.

Mais ces étiquettes ne peuvent être qu’en nombre fini. À ce compte, le temps psychologique serait discontinu. D’où vient ce sentiment qu’entre deux instants quelconques il y a d’autres instants ? Nous classons nos souvenirs dans le temps, mais nous savons qu’il reste des cases vides. Comment cela se pourrait-il si le temps n’était une forme préexistant dans notre esprit ? Comment saurions-nous qu’il y a des cases vides, si ces cases ne nous étaient révélées que par leur contenu ?

II

Mais ce n’est pas tout ; dans cette forme nous voulons faire rentrer non seulement les phénomènes de notre conscience, mais ceux dont les autres consciences sont le théâtre. Bien plus, nous voulons y faire rentrer les faits physiques, ces je ne sais quoi dont nous peuplons l’espace et que nulle conscience ne voit directement. Il le faut bien car sans cela la science ne pourrait exister. En un mot, le temps psychologique nous est donné et nous voulons créer le temps scientifique et physique. C’est là que la difficulté commence, ou plutôt les difficultés, car il y en a deux.

Voilà deux consciences qui sont comme deux mondes impénétrables l’un à l’autre. De quel droit voulons-nous les faire entrer dans un même moule, les mesurer avec la même toise ? N’est-ce pas comme si l’on voulait mesurer avec un gramme ou peser avec un mètre ?
Et d’ailleurs, pourquoi parlons-nous de mesure ? Nous savons peut-être que tel fait est antérieur à tel autre, mais non de combien il est antérieur.

Donc deux difficultés :

1° Pouvons-nous transformer le temps psychologique, qui est qualitatif, en un temps quantitatif ?

2° Pouvons-nous réduire à une même mesure des faits qui se passent dans des mondes différents ?

III

La première difficulté a été remarquée depuis longtemps ; elle a fait l’objet de longues discussions et on peut dire que la question est tranchée.

Nous n’avons pas l’intuition directe de l’égalité de deux intervalles de temps. Les personnes qui croient posséder cette intuition sont dupes d’une illusion.

Quand je dis, de midi à une heure, il s’est écoulé le même temps que de deux heures à trois heures, quel sens a cette affirmation ?
La moindre réflexion montre qu’elle n’en a aucun par elle-même. Elle n’aura que celui que je voudrai bien lui donner, par une définition qui comportera certainement un certain degré d’arbitraire.

Les psychologues auraient pu se passer de cette définition ; les physiciens, les astronomes ne le pouvaient pas ; voyons comment ils s’en sont tirés.

Pour mesurer le temps, ils se servent du pendule et ils admettent par définition que tous les battements de ce pendule sont d’égale durée. Mais ce n’est là qu’une première approximation ; la température, la résistance de l’air, la pression barométrique font varier la marche du pendule. Si on échappait à ces causes d’erreur, on obtiendrait une approximation beaucoup plus grande, mais ce ne serait encore qu’une approximation. Des causes nouvelles, négligées jusqu’ici, électriques, magnétiques ou autres, viendraient apporter de petites perturbations.
En fait, les meilleures horloges doivent être corrigées de temps en temps, et les corrections se font à l’aide des observations astronomiques ; on s’arrange pour que l’horloge sidérale marque la même heure quand la même étoile passe au méridien. En d’autres termes, c’est le jour sidéral, c’est-à-dire la durée de rotation de la terre, qui est l’unité constante du temps. On admet, par une définition nouvelle substituée à celle qui est tirée des battements du pendule, que deux rotations complètes de la terre autour de son axe ont même durée.

Cependant les astronomes ne se sont pas contentés encore de cette définition. Beaucoup d’entre eux pensent que les marées agissent comme un frein sur notre globe, et que la rotation de la terre devient de plus en plus lente. Ainsi s’expliquerait l’accélération apparente du mouvement de la lune, qui paraîtrait aller plus vite que la théorie ne le lui permet parce que notre horloge, qui est la terre, retarderait.

IV

Tout cela importe peu, dira-t-on, sans doute nos instruments de mesure sont imparfaits, mais il suffit que nous puissions concevoir un instrument parfait. Cet idéal ne pourra être atteint, mais ce sera assez de l’avoir conçu et d’avoir ainsi mis la rigueur dans la définition de l’unité de temps.

Le malheur est que cette rigueur ne s’y rencontre pas. Quand nous nous servons du pendule pour mesurer le temps, quel est le postulat que nous admettons implicitement ?

C’est que la durée de deux phénomènes identiques est la même ; ou, si l’on aime mieux, que les mêmes causes mettent le même temps à produire les mêmes effets.

Et c’est là au premier abord une bonne définition de l’égalité de deux durées.

Prenons-y garde cependant. Est-il impossible que l’expérience démente un jour notre postulat ?

Je m’explique ; je suppose qu’en un certain point du monde se passe le phénomène α, amenant pour conséquence au bout d’un certain temps l’effet α’. En un autre point du monde très éloigné du premier, se passe le phénomène β, qui amène comme conséquence l’effet β’. Les phénomènes α et β sont simultanés, de même que les effets α’ et β’.

À une époque ultérieure, le phénomène α se reproduit dans des circonstances à peu près identiques et simultanément le phénomène β se reproduit aussi en un point très éloigné du monde et à peu près dans les mêmes circonstances.

Les effets α’ et β’ vont aussi se reproduire. Je suppose que l’effet α’ ait lieu sensiblement avant l’effet β’.

Si l’expérience nous rendait témoins d’un tel spectacle, notre postulat se trouverait démenti.

Car l’expérience nous apprendrait que la première durée αα’ est égale à la première durée ββ’ et que la seconde durée αα’ est plus petite que la seconde durée ββ’. Au contraire notre postulat exigerait que les deux durées αα’ fussent égales entre elles, de même que les deux durées ββ’. L’égalité et l’inégalité déduites de l’expérience seraient incompatibles avec les deux égalités tirées du postulat.
Or, pouvons-nous affirmer que les hypothèses que je viens de faire soient absurdes ? Elles n’ont rien de contraire au principe de contradiction. Sans doute elles ne sauraient se réaliser sans que le principe de raison suffisante semble violé. Mais pour justifier une définition aussi fondamentale, j’aimerais mieux un autre garant.

V

Mais ce n’est pas tout.

Dans la réalité physique, une cause ne produit pas un effet, mais une multitude de causes distinctes contribuent à le produire, sans qu’on ait aucun moyen de discerner la part de chacune d’elles.
Les physiciens cherchent à faire cette distinction ; mais ils ne la font qu’à peu près, et quelques progrès qu’ils fassent, ils ne la feront jamais qu’à peu près. Il est à peu près vrai que le mouvement du pendule est dû uniquement à l’attraction de la Terre ; mais en toute rigueur, il n’est pas jusqu’à l’attraction de Sirius qui n’agisse sur le pendule.

Dans ces conditions, il est clair que les causes qui ont produit un certain effet ne se reproduiront jamais qu’à peu près.
Et alors nous devons modifier notre postulat et notre définition. Au lieu de dire :

« Les mêmes causes mettent le même temps à produire les mêmes effets. »

Nous devons dire :

« Des causes à peu près identiques mettent à peu près le même temps pour produire à peu près les mêmes effets. »

Notre définition n’est donc plus qu’approchée.

D’ailleurs, comme le fait très justement remarquer M. Calinon dans un mémoire récent (Étude sur les diverses grandeurs, Paris, Gauthier-Villars, 1897) : « Une des circonstances d’un phénomène quelconque est la vitesse de la rotation de la terre ; si cette vitesse de rotation varie, elle constitue, dans la reproduction de ce phénomène une circonstance qui ne reste plus identique à elle-même. Mais supposer cette vitesse de rotation constante, c’est supposer qu’on sait mesurer le temps. »

Notre définition n’est donc pas encore satisfaisante ; ce n’est certainement pas celle qu’adoptent implicitement les astronomes dont je parlais plus haut, quand ils affirment que la rotation terrestre va en se ralentissant.

Quel sens a dans leur bouche cette affirmation ? Nous ne pouvons le comprendre qu’en analysant les preuves qu’ils donnent de leur proposition.

Ils disent d’abord que le frottement des marées produisant de la chaleur doit détruire de la force vive. Ils invoquent donc le principe des forces vives ou de la conservation de l’énergie.

Ils disent ensuite que l’accélération séculaire de la lune, calculée d’après la loi de Newton, serait plus petite que celle qui est déduite des observations, si on ne faisait la correction relative au ralentissement de la rotation terrestre.

Ils invoquent donc la loi de Newton.

En d’autres termes, ils définissent la durée de la façon suivante : le temps doit être défini de telle façon que la loi de Newton et celle des forces vives soient vérifiées.

La loi de Newton est une vérité d’expérience ; comme telle elle n’est qu’approximative, ce qui montre que nous n’avons encore qu’une définition par à peu près.

Si nous supposons maintenant que l’on adopte une autre manière de mesurer le temps, les expériences sur lesquelles est fondée la loi de Newton n’en conserveraient pas moins le même sens. Seulement, l’énoncé de la loi serait différent, parce qu’il serait traduit dans un autre langage ; il serait évidemment beaucoup moins simple.
De sorte que la définition implicitement adoptée par les astronomes peut se résumer ainsi :

Le temps doit être défini de telle façon que les équations de la mécanique soient aussi simples que possible.

En d’autres termes, il n’y a pas une manière de mesurer le temps qui soit plus vraie qu’une autre ; celle qui est généralement adoptée est seulement plus commode.

De deux horloges, nous n’avons pas le droit de dire que l’une marche bien et que l’autre marche mal ; nous pouvons dire seulement qu’on a avantage à s’en rapporter aux indications de la première.
La difficulté dont nous venons de nous occuper a été, je l’ai dit, souvent signalée ; parmi les ouvrages les plus récents où il en est question, je citerai, outre l’opuscule de M. Calinon, le traité de mécanique de M. Andrade.

VI

La seconde difficulté a jusqu’ici beaucoup moins attiré l’attention ; elle est cependant tout à fait analogue à la précédente ; et même, logiquement, j’aurais dû en parler d’abord.

Deux phénomènes psychologiques se passent dans deux consciences différentes ; quand je dis qu’ils sont simultanés, qu’est-ce que je veux dire ? Quand je dis qu’un phénomène physique, qui se passe en dehors de toute conscience est antérieur ou postérieur à un phénomène psychologique, qu’est-ce que je veux dire ?

En 1572, Tycho-Brahé remarqua dans le ciel une étoile nouvelle. Une immense conflagration s’était produite dans quelque astre très lointain ; mais elle s’était produite longtemps auparavant ; il avait fallu pour le moins deux cents ans, avant que la lumière partie de cette étoile eût atteint notre terre. Cette conflagration était donc antérieure à la découverte de l’Amérique.

Eh bien, quand je dis cela, quand je considère ce phénomène gigantesque qui n’a peut-être eu aucun témoin, puisque les satellites de cette étoile n’ont peut-être pas d’habitants, quand je dis que ce phénomène est antérieur à la formation de l’image visuelle de l’île d’Española dans la conscience de Christophe Colomb, qu’est-ce que je veux dire ?

Il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre que toutes ces affirmations n’ont par elles-mêmes aucun sens.
Elles ne peuvent en avoir un que par suite d’une convention.

VII

Nous devons d’abord nous demander comment on a pu avoir l’idée de faire rentrer dans un même cadre tant de mondes impénétrables les uns aux autres.

Nous voudrions nous représenter l’univers extérieur, et ce n’est qu’à ce prix que nous croirions le connaître.

Cette représentation, nous ne l’aurons jamais nous le savons : notre infirmité est trop grande.

Nous voulons au moins que l’on puisse concevoir une intelligence infinie pour laquelle cette représentation serait possible, une sorte de grande conscience qui verrait tout, et qui classerait tout dans son temps, comme nous classons, dans notre temps, le peu que nous voyons.

Cette hypothèse est bien grossière et incomplète ; car cette intelligence suprême ne serait qu’un demi-dieu ; infinie en un sens, elle serait limitée en un autre, puisqu’elle n’aurait du passé qu’un souvenir imparfait ; et elle n’en pourrait avoir d’autre, puisque sans cela tous les souvenirs lui seraient également présents et qu’il n’y aurait pas de temps pour elle.

Et cependant quand nous parlons du temps, pour tout ce qui se passe en dehors de nous, n’adoptons-nous pas inconsciemment cette hypothèse ; ne nous mettons-nous pas à la place de ce dieu imparfait ; et les athées eux-mêmes ne se mettent-ils pas à la place où serait Dieu, s’il existait ?

Ce que je viens de dire nous montre peut-être pourquoi nous avons cherché à faire rentrer tous les phénomènes physiques dans un même cadre. Mais cela ne peut passer pour une définition de la simultanéité, puisque cette intelligence hypothétique, si même elle existait, serait impénétrable pour nous.

Il faut donc chercher autre chose.

VIII

Les définitions ordinaires qui conviennent pour le temps psychologique, ne pourraient plus nous suffire. Deux faits psychologiques simultanés sont liés si étroitement que l’analyse ne peut les séparer sans les mutiler. En est-il de même pour deux faits physiques ? Mon présent n’est-il pas plus près de mon passé d’hier que du présent de Sirius ?

On a dit aussi que deux faits doivent être regardés comme simultanés quand l’ordre de leur succession peut être interverti à volonté. Il est évident que cette définition ne saurait convenir pour deux faits physiques qui se produisent à de grandes distances l’un de l’autre, et que, en ce qui les concerne, on ne comprend même plus ce que peut être cette réversibilité ; d’ailleurs, c’est d’abord la succession même qu’il faudrait définir.

IX

Cherchons donc à nous rendre compte de ce qu’on entend par simultanéité ou antériorité, et pour cela analysons quelques exemples.
J’écris une lettre ; elle est lue ensuite par l’ami à qui je l’ai adressée. Voilà deux faits qui ont eu pour théâtre deux consciences différentes. En écrivant cette lettre, j’en ai possédé l’image visuelle, et mon ami a possédé à son tour cette même image en lisant la lettre.
Bien que ces deux faits se passent dans des mondes impénétrables, je n’hésite pas à regarder le premier comme antérieur au second, parce que je crois qu’il en est la cause.

J’entends le tonnerre, et je conclus qu’il y a eu une décharge électrique ; je n’hésite pas à considérer le phénomène physique comme antérieur à l’image sonore subie par ma conscience, parce que je crois qu’il en est la cause.

Voilà donc la règle que nous suivons, et la seule que nous puissions suivre ; quand un phénomène nous apparaît comme la cause d’un autre, nous le regardons comme antérieur.

C’est donc par la cause que nous définissons le temps ; mais le plus souvent, quand deux faits nous apparaissent liés par une relation constante, comment reconnaissons-nous lequel est la cause et lequel est l’effet ? Nous admettons que le fait antérieur, l’antécédent, est la cause de l’autre, du conséquent. C’est alors par le temps que nous définissons la cause. Comment se tirer de cette pétition de principe ?
Nous disons tantôt post hoc, ergo propter hoc ; tantôt propter hoc, ergo post hoc ; sortira-t-on de ce cercle vicieux ?

X

Voyons donc, non pas comment on parvient à s’en tirer, car on n’y parvient pas complètement, mais comment on cherche à s’en tirer.
J’exécute un acte volontaire A et je subis ensuite une sensation D, que je regarde comme une conséquence de l’acte A ; d’autre part, pour une raison quelconque, j’infère que cette conséquence n’est pas immédiate ; mais qu’il s’est accompli en dehors de ma conscience deux faits B et C dont je n’ai pas été témoin et de telle façon que B soit l’effet de A, que C soit celui de B, et D celui de C.

Mais pourquoi cela ? Si je crois avoir des raisons pour regarder les quatre faits A, B, C, D, comme liés l’un à l’autre par un lien de causalité, pourquoi les ranger dans l’ordre causal A B C D et en même temps dans l’ordre chronologique A B C D plutôt que dans tout autre ordre ?

Je vois bien que dans l’acte A j’ai le sentiment d’avoir été actif, tandis qu’en subissant la sensation D, j’ai celui d’avoir été passif. C’est pourquoi je regarde A comme la cause initiale et D comme l’effet ultime ; c’est pourquoi je range A au commencement de la chaîne et D à la fin ; mais pourquoi mettre B avant C plutôt que C avant B ?

Si l’on se pose cette question, on répondra ordinairement : on sait bien que c’est B qui est la cause de C, puisqu’on voit toujours B se produire avant C. Ces deux phénomènes, quand on est témoin, se passent dans un certain ordre ; quand des phénomènes analogues se produisent sans témoin, il n’y a pas de raison pour que cet ordre soit interverti.

Sans doute, mais qu’on y prenne garde ; nous ne connaissons jamais directement les phénomènes physiques B et C ; ce que nous connaissons, ce sont des sensations B’ et C’ produites respectivement par B et par C. Notre conscience nous apprend immédiatement que B’ précède C’ et nous admettons que B et C se succèdent dans le même ordre.

Cette règle paraît en effet bien naturelle, et cependant on est souvent conduit à y déroger. Nous n’entendons le bruit du tonnerre que quelques secondes après la décharge électrique du nuage. De deux coups de foudre, l’un lointain, l’autre rapproché, le premier ne peut-il pas être antérieur au second, bien que le bruit du second nous parvienne avant celui du premier ?

XI

Autre difficulté ; avons-nous bien le droit de parler de la cause d’un phénomène ? si toutes les parties de l’univers sont solidaires dans une certaine mesure, un phénomène quelconque ne sera pas l’effet d’une cause unique, mais la résultante de causes infiniment nombreuses ; il est, dit-on souvent, la conséquence de l’état de l’univers un instant auparavant.

Comment énoncer des règles applicables à des circonstances aussi complexes ? et pourtant ce n’est qu’à ce prix que ces règles pourront être générales et rigoureuses.

Pour ne pas nous perdre dans cette infinie complexité, faisons une hypothèse plus simple ; considérons trois astres, par exemple, le Soleil, Jupiter et Saturne ; mais, pour plus de simplicité, regardons-les comme réduits à des points matériels et isolés du reste du monde. Les positions et les vitesses des trois corps à un instant donné suffisent pour déterminer leurs positions et leurs vitesses à l’instant suivant, et par conséquent à un instant quelconque. Leur position à l’instant t déterminent leurs positions à l’instant t + h, aussi bien que leurs positions à l’instant t — h.

Il y a même plus ; la position de Jupiter à l’instant t, jointe à celle de Saturne à l’instant t + a, détermine la position de Jupiter à un instant quelconque et celle de Saturne à un instant quelconque.

L’ensemble des positions qu’occupent Jupiter à l’instant t + ε et Saturne à l’instant t + a + ε est lié à l’ensemble des positions qu’occupent Jupiter à l’instant t et Saturne à l’instant t + a, par des lois aussi précises que celle de Newton, quoique plus compliquées.
Dès lors pourquoi ne pas regarder l’un de ces ensembles comme la cause de l’autre, ce qui conduirait à considérer comme simultanés l’instant t de Jupiter et l’instant t + a de Saturne ?
Il ne peut y avoir à cela que des raisons de commodités et de simplicité, fort puissantes, il est vrai.

XII

Mais passons à des exemples moins artificiels ; pour nous rendre compte de la définition implicitement admise par les savants, voyons-les à l’œuvre et cherchons suivant quelles règles ils recherchent la simultanéité.

Je prendrai deux exemples simples ; la mesure de la vitesse de la lumière et la détermination des longitudes.

Quand un astronome me dit que tel phénomène stellaire, que son télescope lui révèle en ce moment, s’est cependant passé il y a cinquante ans, je cherche ce qu’il veut dire et pour cela, je lui demanderai d’abord comment il le sait, c’est-à-dire comment il a mesuré la vitesse de la lumière.

Il a commencé par admettre que la lumière a une vitesse constante, et en particulier que sa vitesse est la même dans toutes les directions. C’est là un postulat sans lequel aucune mesure de cette vitesse ne pourrait être tentée. Ce postulat ne pourra jamais être vérifié directement par l’expérience ; il pourrait être contredit par elle, si les résultats des diverses mesures n’étaient pas concordants. Nous devons nous estimer heureux que cette contradiction n’ait pas lieu et que les petites discordances qui peuvent se produire puissent s’expliquer facilement.

Le postulat, en tout cas, conforme au principe de la raison suffisante, a été accepté par tout le monde ; ce que je veux retenir, c’est qu’il nous fournit une règle nouvelle pour la recherche de la simultanéité, entièrement différente de celle que nous avions énoncée plus haut.
Ce postulat admis, voyons comment on a mesuré la vitesse de la lumière. On sait que Rœmer s’est servi des éclipses, des satellites de Jupiter, et a cherché de combien l’événement retardait sur la prédiction.
Mais cette prédiction comment la fait-on ? C’est à l’aide des lois astronomiques, par exemple de la loi de Newton.

Les faits observés ne pourraient-ils pas tout aussi bien s’expliquer si on attribuait à la vitesse de la lumière une valeur un peu différente de la valeur adoptée, et si on admettait que la loi de Newton n’est qu’approchée ? Seulement on serait conduit à remplacer la loi de Newton par une autre plus compliquée.

Ainsi on adopte pour la vitesse de la lumière une valeur telle que les lois astronomiques compatibles avec cette valeur soient aussi simples que possible.

Quand les marins ou les géographes déterminent une longitude, ils ont précisément à résoudre le problème qui nous occupe ; ils doivent, sans être à Paris, calculer l’heure de Paris.

Comment s’y prennent-ils ?

Ou bien ils emportent un chronomètre réglé à Paris. Le problème qualitatif de la simultanéité est ramené au problème quantitatif de la mesure du temps. Je n’ai pas à revenir sur les difficultés relatives à ce dernier problème, puisque j’y ai longuement insisté plus haut.
Ou bien ils observent un phénomène astronomique tel qu’une éclipse de lune et ils admettent que ce phénomène est aperçu simultanément de tous les points du globe.

Cela n’est pas tout à fait vrai, puisque la propagation de la lumière n’est pas instantanée ; si on voulait une exactitude absolue, il y aurait une correction à faire d’après une règle compliquée.

Ou bien enfin, ils se servent du télégraphe. Il est clair d’abord que la réception du signal à Berlin, par exemple, est postérieure à l’expédition de ce même signal de Paris. C’est la règle de la cause et de l’effet analysée plus haut.

Mais postérieure, de combien ? En général, on néglige la durée de la transmission et on regarde les deux événements comme simultanés. Mais, pour être rigoureux, il faudrait faire encore une petite correction par un calcul compliqué ; on ne la fait pas dans la pratique, parce qu’elle serait beaucoup plus faible que les erreurs d’observation ; sa nécessité théorique n’en subsiste pas moins à notre point de vue, qui est celui d’une définition rigoureuse. De cette discussion, je veux retenir deux choses :

1° Les règles appliquées sont très variées.

2° Il est difficile de séparer le problème qualitatif de la simultanéité du problème quantitatif de la mesure du temps ; soit qu’on se serve d’un chronomètre, soit qu’on ait à tenir compte d’une vitesse de transmission, comme celle de la lumière, car on ne saurait mesurer une pareille vitesse sans mesurer un temps.

XIII

Il convient de conclure.

Nous n’avons pas l’intuition directe de la simultanéité, pas plus que celle de l’égalité de deux durées.

Si nous croyons avoir cette intuition, c’est une illusion.

Nous y suppléons à l’aide de certaines règles que nous appliquons presque toujours sans nous en rendre compte.

Mais quelle est la nature de ces règles ?

Pas de règle générale, pas de règle rigoureuse ; une multitude de petites règles applicables à chaque cas particulier.

Ces règles ne s’imposent pas à nous et on pourrait s’amuser à en inventer d’autres ; cependant on ne saurait s’en écarter sans compliquer beaucoup l’énoncé des lois de la physique, de la mécanique, de l’astronomie.

Nous choisissons donc ces règles, non parce qu’elles sont vraies, mais parce qu’elles sont les plus commodes, et nous pourrions les résumer en disant :

« La simultanéité de deux événements, ou l’ordre de leur succession, l’égalité de deux durées, doivent être définies de telle sorte que l’énoncé des lois naturelles soit aussi simple que possible. En d’autres termes, toutes ces règles, toutes ces définitions ne sont que le fruit d’un opportunisme inconscient. »

Enfin Paul Langevin dans « Le temps, l’espace et la causalité dans la physique contemporaine » :

Attention : toutes les formules mathématiques sautent dans ce fichier et doivent être retrouvées dans l’original

Des faits expérimentaux indiscutables conduisent à poser en principe l’impossibilité de mettre en évidence le mouvement de translation d’ensemble d’un système matériel par des expériences de nature quelconque faites à l’intérieur de ce système (principe de relativité).
L’ensemble des lois fondamentales de la physique est en harmonie parfaite avec ce principe à condition qu’on modifie les notions d’espace et de temps telles qu’on les conçoit ordinairement et telles que les exige la mécanique rationnelle.
Ces modifications portent en particulier sur la notion de simultanéité qui perd son sens absolu, sur la relation de cause à effet qui ne peut s’établir à distance qu’au bout d’un temps supérieur à une certaine limite ; enfin elles conduisent à la possibilité de modifier le cours du temps[2].

DISCUSSION

M. LANGEVIN. — Je me propose de vous indiquer aussi clairement que possible les faits nouveaux qui ont obligé les physiciens à modifier les conceptions habituelles de l’espace et du temps, telles que les imposaient les lois de la mécanique classique et la conviction que ces lois permettaient d’expliquer les phénomènes. C’est la découverte de nouveaux faits expérimentaux, grâce à des moyens d’investigation perfectionnés, qui nous a fait pénétrer dans un domaine inconnu jusqu’ici et qui nous oblige à remanier les notions anciennes, telles que nos ancêtres, ignorants de ces faits, nous les ont transmises.
Le langage que parlent les physiciens s’écarte quelquefois de celui des philosophes et nous devons nous efforcer, pour notre propre compréhension mutuelle, d’éviter les difficultés tenant à l’emploi des mêmes mots, dans des sens parfois différents. C’est ainsi qu’il semble exister une divergence de ce genre en ce qui concerne la question du temps ; pour beaucoup de philosophes, cette notion se confond avec celle de la succession des états de conscience d’un même individu, des événements qui s’enchaînent dans une même portion de matière ; les physiciens ont à envisager des événements qui se passent en des points différents et en particulier à préciser la notion de simultanéité. Ils se sont demandé ce qu’on entend par simultanéité et par succession de deux événements distants dans l’espace. Nous verrons qu’une grande partie des résultats récents concerne la réponse à cette question. Au point de vue des conceptions habituelles ou de la mécanique, la simultanéité ou l’ordre de succession de deux événements distants dans l’espace a une signification absolue, indépendante des observateurs ; dans les conceptions nouvelles, au contraire, cette signification est purement relative : deux événements simultanés pour certains observateurs ne le sont pas pour d’autres en mouvement par rapport aux premiers ; deux événements qui se succèdent dans un certain ordre pour les premiers observateurs peuvent se succéder dans l’ordre opposé pour les seconds. Le temps du philosophe correspond à la succession d’une série très particulière d’événements, ceux qui s’enchaînent dans une même portion de matière ou dans une même conscience, et se confond, au point de vue de la mesure, avec ce que nous appellerons le « temps propre » de cette portion de matière ; nous aurons à nous poser la question de comparer les temps propres de diverses portions de matière en mouvement les unes par rapport aux autres.

Les résultats nouveaux dont nous aurons à tenir compte pour répondre aux questions de ce genre, peuvent se résumer dans l’énoncé d’un principe, dont la signification générale n’a été reconnue que tout récemment : le Principe de Relativité.
Étant donnés divers groupes d’observateurs en mouvement de translation uniforme les uns par rapport aux autres, les lois des phénomènes physiques sont exactement les mêmes pour tous ces groupes d’observateurs.
Ce principe dérive du résultat négatif de toutes les expériences tentées pour mettre en évidence le mouvement de translation uniforme d’un système matériel par des observations intérieures à ce système. Pour en bien comprendre la signification, et pour voir comment ce principe est traduit dans le langage précis des mathématiciens, je rappellerai les cas particuliers de relativité antérieurement connus.

Il y a tout d’abord une relativité de l’espace. Chaque observateur examine l’espace d’un point de vue personnel et l’aspect des choses change avec la position qu’il occupe. Malgré ce changement, on a pu dégager, dans la notion d’espace, une réalité extérieure à chacun de nous, indépendante du système particulier auquel on la rapporte, et dont l’étude constitue l’objet de la géométrie. Le principe de relativité de l’espace consiste en ceci que les lois de la géométrie sont indépendantes du point de vue particulier d’où l’espace est observé. Voici la traduction précise de ce principe.

L’espace peut être rapporté à différents systèmes de coordonnées ; chaque observateur porte avec lui son système de coordonnées. Un tel système est constitué par trois axes que nous supposerons rectangulaires et un point de l’espace est défini par trois coordonnées x, y, z, qui sont les distances de ce point aux trois plans formés par ces axes. Les coordonnées d’un même point changent avec le système auquel on le rapporte et deviennent, par exemple, x’, y’, z’ dans un nouveau système. On appelle formules de transformation des coordonnées, les relations qui expriment les coordonnées anciennes x, y, z en fonction des nouvelles x’, y’, z’. Ces relations font intervenir les paramètres, en nombre égal à six, qui définissent la position relative des deux systèmes d’axes. Une propriété essentielle de ces transformations est qu’elles forment un groupe, c’est-à-dire que, si l’on effectue successivement deux transformations de ce genre, la première correspondant au passage du système x, y, z au système x’, y’, z’, la seconde au passage du système x’, y’, z’ à un troisième système x", y", z", le résultat, la relation entre les coordonnées x, y, z et x", y", z", est exprimé par des formules de même genre correspondant au passage direct du premier système d’axes au troisième. L’ensemble de toutes ces transformations de coordonnées, correspondant à toutes les valeurs possibles des six paramètres qui caractérisent une transformation, jouit donc de cette propriété que l’emploi successif d’un nombre quelconque de transformations de ce groupe est équivalent à une transformation unique du même groupe. Ce groupe peut encore être défini par la propriétés suivante : si nous considérons deux points, de coordonnées x1, y1, z1, x2, y2, z2 dans un premier système, x’1, y’1, z’1, x’2, y’2, z’2 dans le second système, malgré le changement de ces coordonnées, un élément, une fonction des six coordonnées, reste invariant pour toutes les transformations. Cet élément est la distance des deux points, dont le carré, d2 a pour valeur

Les formules qui expriment les x, y, z en fonction des x’, y’, z’ doivent donc satisfaire à cette condition que, si dans l’expression :

on remplace les x, y, z par leurs valeurs en fonction des x’, y’, z’ le résultat doit être simplement

cette condition suffit à définir entièrement le groupe de transformation.
Dans la figure formée par deux points, il y a donc un élément, la distance de ces deux points, qui reste invariant malgré le changement quelconque du système d’axes. On peut dire que cet élément est intrinsèque à la figure, correspond à une réalité indépendante de tout système d’axes. Dans les figures plus compliquées, d’autres éléments invariants, d’autres fonctions des coordonnées des points de la figure s’introduisent (distances, angles, etc.) qui caractérisent la figure indépendamment du système d’axes employé. La géométrie pure fait intervenir uniquement de pareils éléments et traduit les propriétés des figures par des relations entre ces éléments. Par exemple, la propriété, de la figure formée par quatre points, d’être un carré s’exprime au moyen de cinq relations entre les distances de ces quatre points et les angles qu’elles forment. Une première relation exprimera que les quatre points sont dans un même plan, trois autres que l’un des côtés du quadrilatère est égal à chacun des trois autres côtés, et une dernière que deux angles consécutifs sont égaux.
Les propriétés ainsi traduites dans le langage intrinsèque de la géométrie peuvent s’exprimer, comme le fait la géométrie analytique de Descartes, par des relations entre les coordonnées des points de la figure ; dans le cas particulier, par cinq relations entre les douze coordonnées des quatre sommets du carré. La forme de ces relations doit être évidemment indépendante du système d’axes considéré et doit se conserver, quand on y substitue, au moyen des formules de transformation, les coordonnées anciennes en fonction des coordonnées rapportées à un nouveau système d’axes.
Par conséquent, les équations qui expriment les propriétés des figures ou les lois de la géométrie, dans le langage des coordonnées, doivent avoir la même forme dans tous les systèmes d’axes. Cette forme doit être invariante pour toutes les transformations du groupe de la géométrie. Cette invariance de la forme des relations qui traduisent les lois de la géométrie, malgré le changement des coordonnées, correspond à une réalité indépendante du système d’axes, à l’espace de la géométrie euclidienne. L’énoncé des lois sera, par conséquent, plus simple dans le langage euclidien. Le principe de relativité de l’espace est l’affirmation d’une telle invariance et de l’existence de la réalité extérieure de l’espace.

D’une manière analogue, les lois des phénomènes physiques s’expriment par des relations entre les diverses grandeurs qui y interviennent simultanément et telles que les mesure un groupe déterminé d’observateurs. Si un autre groupe en mouvement par rapport au premier observe le même phénomène, les grandeurs mesurées changeront en général et le principe de relativité énoncé plus haut affirme que, malgré ce changement, la forme des relations qui traduisent les lois des phénomènes restera invariante. C’est là l’énoncé précis où je voulais aboutir et qui laisse prévoir la possibilité de créer, comme le fait la géométrie d’Euclide, un langage intrinsèque faisant intervenir uniquement des éléments invariants, de mesure indépendante du groupe particulier d’observateurs et de son mouvement particulier de translation. Ce langage correspond à une réalité plus haute que celle de l’espace et que les physiciens commencent à dégager, d’après Minkowski, sous le nom d’Univers. J’indiquerai, tout à l’heure, ce qui, dans l’Univers, synthétise les notions relatives de l’espace et du temps.

Un aspect particulier du principe général de relativité avait été reconnu par les fondateurs de la mécanique et traduit par les équations du mouvement. C’est le fait que des expériences purement mécaniques effectuées à l’intérieur d’un système en translation uniforme, ne peuvent pas déceler ce mouvement ; autrement dit qu’il n’y a pas de mouvement de translation absolu. Nous appellerons système de référence un système de coordonnées en mouvement par rapport auquel se vérifient les lois de la mécanique classique, ou tout autre système en translation uniforme par rapport au premier. La relativité, en mécanique, correspond à ceci que rien ne différencie les uns des autres ces différents systèmes de référence et que les équations de la mécanique doivent, conserver leur forme quand on y remplace les mesures faites par un groupe d’observateurs en fonction des mesures obtenues pour les mêmes éléments par un autre groupe en mouvement de translation par rapport au premier. Ces éléments sont de diverse nature : la cinématique fait intervenir, à côté de l’espace, la notion de temps ainsi que les notions dérivées de vitesse et d’accélération, la statique et la dynamique y ajoutent les notions de force, masse, travail, etc.

Un postulat fondamental de la mécanique classique est celui qui fait jouer au temps le rôle d’un des invariants dont j’ai parlé plus haut : c’est ce que j’appellerai l’hypothèse du temps absolu. Soient deux événements, par exemple deux positions successives d’un mobile ; chacun d’eux est défini par sa situation dans l’espace, par le point de l’espace où se trouve le mobile à l’instant considéré. Un événement est ainsi caractérisé, au point de vue de sa situation dans l’espace et dans le temps, par quatre coordonnées x, y, z, t, trois pour l’espace et une pour le temps. Ces coordonnées, pour un même événement, changent évidemment avec le système de référence employé. Si t1 et t2 représentent les positions dans le temps de nos deux événements, la mécanique et, avec elle, le sens commun, postulent que l’intervalle de temps t2 - t1 entre les événements a un sens absolu indépendant du système de référence. Sans préciser en général comment sera mesuré cet intervalle de temps entre deux événements éloignés dans l’espace, on admet que cette mesure est la même pour tous les groupes d’observateurs. La simultanéité des deux événements correspond à une valeur nulle, l’ordre de succession est déterminé par le signe de cette quantité invariante ; de là résulte encore le caractère absolu de ces deux notions de simultanéité et d’ordre de succession.
Si, pour la mécanique, l’intervalle dans le temps de deux événements a un sens absolu, il n’en sera pas de même de leur distance dans l’espace. Un exemple simple suffira pour montrer que celle-ci est essentiellement variable avec le groupe d’observateurs. Imaginons un wagon en mouvement par rapport au sol, et supposons que, par une ouverture dans le plancher du wagon, on laisse tomber successivement deux objets. Ces deux événements ont lieu en un même point, ont une distance nulle dans l’espace, pour des observateurs liés au wagon et se passent au contraire en des points différents pour des observateurs liés au sol, leur distance dans l’espace pour ces derniers étant égale au chemin parcouru par le wagon pendant l’intervalle de temps qui les sépare.
Si donc la distance dans l’espace d’événements successifs change avec le système de référence employé, et s’il en est autrement pour la simultanéité, l’intervalle dans le temps ou l’ordre de succession de deux événements, on peut dire, à ce point de vue, que le temps et l’espace jouent des rôles différents dans la conception de l’univers que donne la mécanique classique, et dans laquelle le temps joue le rôle d’invariant. Nous verrons que cette dissymétrie entre les propriétés de l’espace et du temps, telles que les exige la mécanique, disparaît dans la conception plus générale qu’impose la forme nouvelle du principe de relativité.

Remarquons que lorsqu’il s’agit d’événements simultanés, la distance dans l’espace est indépendante du mouvement des observateurs, dans la conception ordinaire de l’Univers. Autrement dit, dans cette conception, la forme d’un corps déterminée par l’ensemble des positions simultanées des points matériels qui composent le corps, est indépendante du mouvement des observateurs ; elle a un sens absolu. À ce point de vue, les notions habituelles font intervenir un temps absolu et un espace absolu.

Voyons d’abord sous quelle forme se présentent les transformations de l’espace et du temps compatibles avec la mécanique classique, quand on passe d’un système de référence à un autre en mouvement uniforme par rapport au premier. Soient x, y, z, t, les coordonnées d’un événement dans le premier système de références x’, y’, y’, t’ les coordonnées de ce même événement dans un autre système, que, pour simplifier, nous supposerons se mouvoir par rapport au premier avec la vitesse v dans la direction de l’axe des x, les axes ayant en outre les mêmes directions dans les deux systèmes. L’hypothèse du temps absolu conduit à la relation à condition que les origines du temps soient les mêmes dans les deux systèmes. On aura pour les coordonnées d’espace, dans le cas le plus simple,

Les quatre relations qui viennent d’être écrites définissent une transformation dépendant d’un seul paramètre v et toutes les transformations de ce genre, correspondant à toutes les valeurs possibles de v, constituent un groupe, auquel on peut donner le nom de groupe de Galilée.
Les équations fondamentales de la mécanique, dans le cas le plus simple du mouvement d’un point matériel, font intervenir la masse m de ce point, l’accélération, dont les composantes sont respectivement :

et la force dont les composantes suivant les trois axes seront X, Y, Z. On admettra avec Newton que la masse est un invariant, c’est-à-dire que sa mesure est la même pour tous les groupes d’observateurs et que les composantes de la force se comportent dans une transformation comme les trois projections d’une distance sur les axes, c’est-à-dire restent constantes dans le cas particulier que nous avons admis, où les axes x, y, z, et x’, y’, z’, sont de même direction. Les composantes de l’accélération

quand on y remplace x, y, z et t en fonction de x’, y’, z’, t’ se transforment en :

Il en résulte que les équations de la dynamique du point

,

quand on y remplace la masse, l’accélération et la force mesurées dans le premier système de référence par leurs mesures effectuées dans le nouveau deviennent :

,

c’est-à-dire conservent leur forme, et cette invariance de la forme traduit analytiquement le principe de relativité en mécanique : les lois du mouvement sont les mêmes, quel que soit le système de référence adopté.
Comme la géométrie, la mécanique possède un langage intrinsèque, qui traduit cette invariance de la forme par des relations entre des éléments invariants, indépendants du système de référence. Ces éléments invariants sont les uns scalaires, c’est-à-dire non dirigés, comme le temps et la masse, les autres vectoriels comme l’accélération ou la force. Nous pouvons en effet représenter l’accélération d’un mobile par un vecteur γ, c’est-à-dire par une droite dirigée ayant pour projections, sur un système d’axes quelconque, les composantes, de l’accélération ; la force par un autre vecteur F de projections X, Y, Z et les lois de la dynamique du point s’exprimeraient par la seule formule intrinsèque

On peut d’une façon analogue dégager, pour l’ensemble des notions de l’espace et du temps, une réalité indépendante des systèmes de référence en mouvement les uns par rapport aux autres auxquels on peut la rapporter, de même qu’en géométrie nous avons introduit un espace indépendant des systèmes d’axes particuliers. Minkowski a proposé de donner le nom d’Univers à cette réalité, définie comme étant l’ensemble des événements, comme l’espace est l’ensemble des points.

Un événement correspond, au point de vue de l’espace et du temps, à ceci qu’il existe ou se passe quelque chose en un certain point à un certain instant, le point et l’instant dépendant du système de référence, mais l’événement en étant conçu comme indépendant, de même qu’en géométrie les coordonnées d’un point dépendent du système d’axes, mais le point lui-même est conçu de manière intrinsèque.

Dans ce langage, l’espace sera défini comme l’ensemble des événements simultanés ; de manière plus précise cette conception nous conduit à définir la forme d’un corps en mouvement comme l’ensemble des positions occupées simultanément par les différents points matériels qui composent ce corps. Cela revient à dire encore que, pour définir l’espace, on ne peut envisager que l’état du système à un moment donné, on doit faire dans l’ensemble plus complexe de l’Univers une coupe à temps donné. La conception particulièrement simple de l’Univers qui est compatible avec la mécanique et que définit le groupe de Galilée, possède cette propriété que la forme d’un corps est indépendante du système de référence ; ou encore que tous ces systèmes ont le même espace comme ils ont le même temps d’après l’hypothèse du temps absolu. L’univers de la mécanique, invariant dans son ensemble, se décompose ainsi en deux constituants, l’espace et le temps, séparément invariants ; nous verrons qu’il n’en est plus ainsi dans la conception de l’univers compatible avec les théories nouvelles et ceci explique pourquoi la notion générale d’Univers, tacitement contenue dans les raisonnements anciens, ne s’est explicitée d’une façon nécessaire que depuis l’abandon du groupe de Galilée exigé par les découvertes expérimentales récentes.

On a cru possible, pendant le XVIIIe et pendant la plus grande partie du XIXe siècle, de donner de tous les phénomènes physique des explications mécaniques invoquant les lois du mouvement comme phénomènes simples servant de point de départ à toute explication. Les lois de la physique devraient, à ce point de vue, posséder comme celles de la mécanique, la propriété de conserver leur forme pour toutes les transformations du groupe de Galilée compatibles avec la notion du temps absolu.

Nous allons montrer que dans cette hypothèse du temps absolu et en admettant, pour les phénomènes optiques, la théorie des ondulations que l’expérience a imposée, il est impossible que la propagation de la lumière se fasse avec la même vitesse dans toutes les directions, à la fois pour divers groupes d’observateurs en mouvement les uns par rapport aux autres. Nous allons examiner, en nous plaçant au point de vue des anciennes conceptions, la signification de l’expérience célèbre de Michelson et Morley, destinée à comparer ces vitesses de propagation.

Étant donnée l’imperfection de nos moyens directs de mesure du temps, on ne peut songer à comparer entre eux les temps mis par la lumière pour parcourir un même chemin dans deux directions opposées AB et BA. Les mesures de vitesse de la lumière se font toujours en ramenant, par une réflexion, la perturbation lumineuse à son point de départ et en mesurant le temps qui sépare l’émission du retour ; avec une précision plus grande encore, grâce à l’emploi des interférences, il est possible de comparer les durées d’aller et retour dans deux directions perpendiculaires.
Raisonnement I. — Supposons d’abord l’expérience faite par des observateurs qui admettent que la lumière se propage avec la même vitesse dans toutes les directions, et raisonnons dans le système de référence lié à ces observateurs et à leurs appareils. Sur une plate-forme horizontale se trouve une source de lumière S dont la radiation tombe sur une lame de verre O, inclinée à 45° : une partie de la lumière incidente se réfléchit vers le miroir M, revient en O et traverse la lame pour tomber dans la lunette L ; l’autre partie de la radiation a traversé la lame O, s’est réfléchie sur le miroir N et, revenue en O, s’y réfléchit pour se superposer dans la lunette L au premier rayon et interférer avec lui. L’aspect des interférences ainsi produites, et visible dans le champ de la lunette L, permet de savoir si les temps nécessaires à l’aller et retour de OM et de ON sont égaux ou non. Si ces temps sont égaux, les perturbations lumineuses apportées au foyer de la lunette par les deux rayons concordent et on a un maximum d’intensité lumineuse en ce point. Si la lumière se propage avec la même vitesse V dans les quatre directions OM, MO, ON, NO, les deux temps d’aller et retour sont et . Si l’appareil est réglé de manière à donner l’aspect d’interférence qui correspond à l’égalité des temps, on en conclut

et l’aspect des franges devra rester le même pour une rotation quelconque de la plate-forme, en particulier lorsqu’une rotation de 90° aura permuté les directions OM et ON.
Inversement, la permanence d’aspect du phénomène optique, pendant la rotation, montre l’équivalence des diverses directions au point de vue de la propagation. Un fait remarquable est que cette expérience, réalisée par Michelson et Morley dans des conditions de précision telle qu’on aurait pu déceler une différence de l’ordre du milliardième entre les deux durées de propagation, a toujours donné, en toute saison, un résultat complètement négatif au point de vue d’une influence de l’orientation de la plate-forme sur l’aspect des franges d’interférence dans le champ de la lunette.
Montrons que ce résultat est en contradiction avec les conceptions habituelles de l’espace et du temps si l’on conserve la théorie des ondulations en optique.

Raisonnement II. — Prenons une première position de la Terre pour laquelle l’expérience a montré que la lumière se propage de la même manière dans toutes les directions et examinons, au point de vue du système de référence lié à la Terre à ce moment de sa course, l’expérience faite six mois plus tard par des observateurs O’ qui se meuvent par rapport aux premiers O, avec une vitesse v égale à 60 kilomètres par seconde. Supposons d’abord l’appareil orienté de manière que la direction ON soit parallèle à cette vitesse v. La source S se meut, à présent, par rapport aux observateurs O ; mais dans la théorie des ondulations, la lumière qu’elle émet doit se propager de manière indépendante du mouvement de la source, c’est-à-dire, toujours pour les observateurs O, avec une même vitesse V dans toutes les directions. Quand la lumière, transmise à travers la lame O, se propage vers le miroir N, celui-ci, pour les observateurs O, fuit devant la lumière avec la vitesse v ; cette lumière, qui se propage avec la vitesse V, mettra, par suite, pour atteindre le miroir, un temps : . Au retour la lame O vient au-devant de la lumière avec la vitesse v. La durée du retour sera par conséquent et le temps total pour l’aller ci retour sera

La lumière réfléchie sur la lame O vers le miroir M trouvera à son retour, la lame O déplacée et devra parcourir les deux côtés du triangle isocèle OM1O1 dont la hauteur est égale à OM et tel que les chemins OM1O1 et OO1 sont parcourus pendant le même temps, le premier par la lumière avec la vitesse V, le second par la lame O avec la vitesse v. Ce temps a pour valeur

Si l’appareil est réglé pour donner l’aspect de franges qui correspondent à l’égalité des temps, on doit avoir t1 = t2 d’où

Supposons maintenant qu’on fasse tourner la plate-forme de 90°. Les distances ON et OM permutent leurs directions. La durée d’aller et retour dans la direction de la vitesse v devient

et dans la direction perpendiculaire

Le rapport de ces temps est

Les durées de propagation doivent donc être inégales : l’écart relatif étant égal au carré du rapport de la vitesse v à la vitesse de la lumière. Pour v = 60 km. par seconde et V = 300 000 km., cet écart est de 125 000 000 ou 40 milliardièmes, c’est-à-dire tel que la précision des mesures est largement suffisante pour le mettre en évidence s’il existe. On devrait s’attendre à ce que l’égalité des durées de parcours, réalisée pour une première position de la plate-forme cesse d’exister quand on fait tourner celle-ci, que l’aspect des interférences vues dans la lunette change à mesure que la plate-forme tourne.
Contrairement à cette prévision, l’expérience donne toujours un résultat complètement négatif. On peut donc affirmer que l’association de la théorie des ondulations en optique et d’un univers régi par le groupe de Galilée est en contradiction avec l’expérience. D’autres phénomènes que la propagation de la lumière ont été utilisés pour essayer de mettre en évidence le mouvement d’ensemble d’un système par des expériences intérieures au système. Les phénomènes électromagnétiques autres que ceux de l’optique, qui en constituent une branche particulière, conduisent à des résultats analogues qu’on discuterait comme nous l’avons fait pour l’expérience de Michelson et Morley.

Pour expliquer le résultat négatif de celle-ci, Lorentz et Fitz-Gérald ont proposé d’admettre, ce qui est en contradiction avec les notions d’espace et de temps qu’exige la mécanique, que la plate-forme en mouvement parait, aux observateurs qui la voient passer avec la vitesse v, se contracter suivant la direction du mouvement dans le rapport , de sorte qu’elle leur semble changer de forme lorsqu’on la fait tourner de 90° pour passer de la première position à la seconde. Dans le raisonnement qui nous a conduits à prévoir un changement d’aspect des franges par suite de cette rotation, nous avons désigné par ON et OM les distances de la lame aux deux miroirs et ces distances ont été supposées invariables pendant la rotation. Si on suppose qu’elles puissent changer et devenir respectivement ON’ et OM’ on a, pour la seconde position

et l’hypothèse de Lorentz conduit aux relations suivantes : la distance OM, primitivement perpendiculaire à la direction du mouvement, doit se contracter pendant la rotation et devenir
.
Inversement la distance ON, primitivement parallèle à la direction du mouvement doit, pendant la rotation, se dilater dans le même rapport et devenir

d’où par division

et

de sorte que l’égalité de t1 et t2 entraîne l’égalité de t’1 et t’2. L’aspect des franges, conformément à l’expérience, ne doit pas changer pendant la rotation. On peut montrer que cette même hypothèse de la contraction suffit à expliquer le résultat négatif des autres expériences électromagnétiques. Voyons nettement comment cette hypothèse est en contradiction avec l’univers de la mécanique.
Elle exige que tous les corps solides changent de forme pour des observateurs qui les voient passer avec la vitesse v quand leur orientation change. Au contraire, pour des observateurs liés à ces objets, la forme doit rester invariable puisque les règles dont ils pourraient se servir pour mesurer les dimensions étant liées au corps à mesurer devraient, pour les premiers observateurs, subir la même contraction. Il en résulte que la forme d’un solide devra être différente pour des observateurs qui lui sont liés et pour d’autres en mouvement par rapport à lui. Ceci est en contradiction avec la remarque faite plus haut à propos de l’espace ordinaire.
Le raisonnement que nous avons fait sur l’expérience optique en nous plaçant au point de vue d’observateurs qui voient passer la plate-forme, pourra être fait, naturellement, par des observateurs liés à celle-ci, s’ils se considèrent comme en mouvement avec la vitesse v par rapport au milieu qui transmet la lumière ou les actions électromagnétiques, et s’ils pensent tirer de l’expérience un moyen de mettre ce mouvement en évidence. C’est à ce point de vue qu’on s’est placé tout d’abord. Le résultat négatif d’une première expérience pouvait signifier qu’à ce moment particulier la Terre se trouvait, par hasard, immobile dans l’éther ; mais alors six mois plus tard, elle aurait dû se mouvoir par rapport au milieu à raison de 60 kilomètres par seconde et cependant à ce moment, l’expérience restait toujours négative. L’hypothèse de la contraction, destinée à expliquer ce résultat, fut faite d’abord sous cette forme qu’un corps en mouvement par rapport à l’éther se contracte, dans la direction de sa vitesse, dans le rapport .
Cet énoncé a, selon M. Einstein, l’inconvénient de faire intervenir, avec l’idée d’éther, celle d’un système de référence particulier qui serait immobile par rapport à lui, alors que l’expérience au contraire nous montre simplement que rien ne différencie les divers systèmes de référence, en mouvement les uns par rapport aux autres, qui sont liés à la Terre dans ses positions successives sur l’orbite. M. Einstein a traduit de façon immédiate et simple les faits expérimentaux en énonçant, sous sa forme générale le principe de relativité que j’ai donné au début. En se plaçant au point de vue particulier des phénomènes optiques, on peut dire : si divers groupes d’observateurs sont en mouvement les uns par rapport aux autres, les choses se passent de la même façon pour tous ; chacun d’eux peut se considérer comme immobile par rapport au milieu qui transmet la lumière et tout se passe pour lui comme si la lumière se propageait avec la même vitesse dans toutes les directions. Pour qu’il puisse en être ainsi, le raisonnement qui précède nous montre qu’un corps ne doit pas avoir la même forme pour des observateurs qui lui sont liés et pour d’autres qui le voient passer, et qu’il doit paraître à ces derniers contracté, dans la direction de sa vitesse, dans le rapport de .
Soient O les observateurs liés à la Terre dans sa première position, O’ ceux qui font six mois plus tard l’expérience négative de Michelson et Morley. Au point de vue de M. Einstein, ces derniers observateurs O’ feront sur cette expérience le raisonnement I, et les observateurs O, qui feront le raisonnement II, devront conclure à la contraction de Lorentz pour le système en mouvement par rapport à eux sur lequel l’expérience est faite.

Cette contraction de Lorentz, incompatible avec les conceptions habituelles de l’espace et du temps, s’accompagne d’autres divergences analogues, d’égale importance, et que nous allons envisager successivement. Ayant d’y arriver, nous pouvons montrer d’une autre manière comment les faits expérimentaux exigent un remaniement du groupe de Galilée, de l’espace et du temps qui lui correspondent. Ces faits conduisent à admettre que les lois des phénomènes physiques sont les mêmes pour divers groupes d’observateurs en mouvement les uns par rapport aux autres, et par suite que les équations qui traduisent ces lois doivent se présenter sous la même forme pour tous ces groupes. Quand un même phénomène est examiné simultanément, comme nous venons de le faire pour l’expérience de Michelson et Morley, par deux groupes d’observateurs O et O’, les mesures des diverses grandeurs, distance dans l’espace, intervalles dans le temps, grandeurs mécaniques, électro-magnétiques, optiques, etc., faites par les observateurs O doivent s’exprimer en fonction des mesures faites par les observateurs O’ et des paramètres qui déterminent le mouvement relatif des deux groupes, de manière que ces expressions substituées dans les équations exprimant les lois telles qu’elles se présentent pour les observateurs O, conservent à celles-ci leur forme en fonction des mesures faites par les observateurs O’. Les transformations qui permettent de passer d’un système à l’autre doivent donc être telles qu’elles laissent invariante la forme des lois de la physique, comme la transformation du groupe de Galilée et les transformations connexes de la masse et de la force laissaient invariantes les équations de la mécanique. Or nous connaissons, avec un haut degré d’exactitude, les lois qui régissent les phénomènes électro-magnétiques. Ces lois sont exprimées par les équations de Maxwell et de Hertz et conduisent, quand on les applique à la théorie de la lumière, à une propagation de celle-ci conforme entièrement à la théorie des ondulations. L’équation de propagation fait intervenir un coefficient constant, la vitesse V commune à toutes les directions et si cette équation doit être vérifiée, comme l’affirme le principe de relativité, par tous les groupes d’observateurs, ceux-ci, à condition de faire un choix convenable d’unités, verront tous la lumière se propager avec une même vitesse V dans toutes les directions.

De plus, il est remarquable, comme l’a découvert Lorentz, que les équations de l’électromagnétisme admettent, effectivement, un groupe de transformations qui conserve leur forme et ce groupe, pour ce qui concerne les transformations de l’espace et du temps, diffère profondément du groupe de Galilée, qui n’en doit représenter qu’une première approximation étant donné que les expériences de mécanique ne sont susceptibles que d’une précision bien inférieure à celle des expériences d’électromagnétisme ou d’optique. Autrement dit, les expériences de mécanique sont trop peu précises pour nous permettre d’affirmer que les lois du mouvement de la matière admettent, en conservant leur forme, le groupe de Galilée plutôt que le nouveau groupe découvert par Lorentz. Au contraire, les expériences d’électromagnétisme et d’optique semblent être aujourd’hui suffisamment précises pour justifier entièrement la théorie de Maxwell et pour éliminer, en toute certitude, le groupe de Galilée.
Cette découverte du groupe de Lorentz est venue montrer après coup que les équations de l’électromagnétisme telles que les avaient établies antérieurement Maxwell, Hertz et Lorentz, sans aucune idée préconçue, contenaient précisément l’explication du résultat négatif des expériences nouvelles.

Pour étudier la partie du groupe de Lorentz qui correspond aux transformations de l’espace et du temps, il suffit d’admettre comme conséquence des faits expérimentaux et du principe de relativité qui les traduit, que la lumière se propage, pour tous les groupes d’observateurs, avec une même vitesse V, dans toutes les directions. Nous en avons déjà déduit la nécessité de la contraction de Lorentz, c’est-à-dire le changement de la forme d’un corps avec le mouvement des observateurs. Pour préciser ce changement nous pouvons donner du groupe de Lorentz une définition analogue à celle du groupe de la géométrie, qui est assujetti à conserver sa forme à l’expression de la distance de deux points. Comme l’espace et le temps interviennent ici simultanément c’est sur des événements qu’il nous faut raisonner.
Prenons, comme premier événement, l’émission d’un signal lumineux, notée, au point de vue de sa situation dans l’espace et dans le temps, x0, y0, z0, t0 par les observateurs O et x’0, y’0, z’0, t’0 par d’autres observateurs O’, en mouvement uniforme par rapport aux premiers. Le second événement sera l’arrivée de ce signal lumineux à un appareil de réception quelconque : il sera noté respectivement x, y, z, t, et x’, y’, z’, t’ par les groupes d’observateurs O et O’. Pour les observateurs O, la distance parcourue par la lumière, a pour valeur :

comme cette distance est parcourue pendant le temps t - t0 par la lumière et que celle-ci, pour des observateurs quelconques, se déplace avec la vitesse V dans toutes les directions, on doit avoir, pour le couple considéré d’événements :

La lumière se propageant aussi avec la vitesse V dans toutes les directions pour les observateurs O’, on doit avoir en même temps :

Pour qu’une valeur nulle de la première expression entraîne nécessairement une valeur nulle de la seconde, il faut que les formules de transformation, qui permettent d’exprimer les composantes de la distance dans l’espace et l’intervalle dans le temps de deux événements pour les observateurs O, en fonction des mêmes éléments mesurés par les observateurs O’, possèdent la propriété de laisser invariante l’expression :
(1)
x0, y0, z0, t0, x, y, z, t, étant deux événements, quelconques. Cette quantité R, qui a la même valeur pour tous les groupes d’observateurs, joue dans l’Univers de Minkowski un rôle analogue à celui de la distance de deux points en géométrie. Le groupe de Lorentz est déterminé par la condition d’invariance de cette quantité.
Dans le cas particulier où les deux systèmes d’axes ont même orientation et où leur mouvement relatif a lieu dans la direction des x, avec la vitesse v, la transformation de l’espace et du temps est déterminée par les équations suivantes, où β représente le rapport v/V, de la vitesse du mouvement relatif à la vitesse de la lumière :

Dans le cas particulier où l’on suppose que le premier événement est choisi simultanément comme origine par les deux groupes d’observateurs, ces équations deviennent simplement

.
Remarquons d’ailleurs que ce groupe se confondrait avec le groupe de Galilée si l’on y supposait infinie la vitesse de propagation V, puisque β deviendrait nul pour une vitesse v quelconque. Comme la vitesse de la lumière V est effectivement très grande par rapport aux vitesses v observables expérimentalement (au maximum 60 kilomètres par seconde), β est toujours très petit et, par suite, le groupe de Galilée est, pour le groupe de Lorentz, une première approximation, largement suffisante d’ordinaire, sauf pour des expériences extraordinairement délicates comme celles de Michelson et Morley.
Sur ces équations on retrouve immédiatement la contraction de Lorentz sous une forme précise. Supposons qu’un objet soit immobile par rapport aux observateurs O, et que x0, y0, z0, x, y, z soient, pour ces observateurs, les coordonnées de deux points A et B de cet objet. Pour étudier la forme de cet objet qui sera en mouvement par rapport à eux, les observateurs O’ devront considérer des positions simultanées des divers points de l’objet, en particulier deux positions simultanées des points matériels A et B, c’est-à-dire les deux événements simultanés constitués par la présence de ces points matériels à un même instant noté par eux t’ = t’0. La distance des points A et B sera pour eux la distance dans l’espace de ces deux événements et aura pour composantes les expressions qu’on obtient, en faisant dans les équations qui précèdent,

d’où

,
l’objet aura donc les mêmes dimensions pour les deux groupes d’observateurs dans les directions des y et des z perpendiculaires au mouvement ; il sera au contraire plus court dans la direction du mouvement pour les observateurs O’, qui le voient passer, que pour les observateurs O, pour lesquels il est immobile. Cette contraction de Lorentz a lieu dans le rapport .
Il est d’ailleurs remarquable que cette contraction est réciproque, puisqu’au point de vue du principe de relativité rien ne différencie les observateurs O des observateurs O’, un objet fixe par rapport aux observateurs O paraissant contracté aux observateurs O’. Si par exemple les deux groupes tiennent chacun une règle et si ces règles leur paraissent égales au passage quand elles sont tenues perpendiculairement à la direction du mouvement, au contraire, quand les règles seront tenues parallèles à la direction du mouvement relatif, chacun des groupes verra, au passage, la règle de l’autre plus courte que la sienne.
Pour comprendre qu’il en puisse être ainsi, il faut porter notre attention sur un second aspect paradoxal de la transformation de Lorentz, sur le fait que la simultanéité n’a plus qu’un sens relatif, contrairement à l’hypothèse fondamentale du groupe de Galilée ; deux événements simultanés pour l’un des groupes d’observateurs ne le sont pas en général pour l’autre à moins que leur coïncidence dans le temps ne s’accompagne en même temps d’une coïncidence dans l’espace. En effet, la dernière des formules de transformation nous donne pour deux événements simultanés au point de vue des observateurs O’, c’est-à-dire pour :
.
Les deux événements ne sont donc pas simultanés pour deux observateurs O, en même temps que pour O’, à moins que x’ ne soit égal à x’0.
Avant de voir sur un exemple concret la nécessité de cette conséquence, nous comprenons que, pour les observateurs O’, la longueur de la règle que portent les observateurs O est la distance entre deux positions simultanées au sens de O’ des extrémités de cette règle ; tandis que la longueur de la règle O’ mesurée par les observateurs O est la distance entre deux positions des extrémités de cette règle simultanées au sens de O. Les deux définitions de la simultanéité ne coïncidant pas, nous comprenons que la règle tenue par les observateurs O puisse être, pour eux, plus longue que celle des autres et plus courte au contraire pour ceux-ci.

Pour comprendre comment le principe de relativité, lorsqu’il affirme que la lumière se propage avec la même vitesse dans toutes les directions pour tous les groupes d’observateurs en mouvement uniforme de translation, impose un remaniement de la notion de simultanéité et ne laisse à celle-ci qu’un sens relatif, prenons l’exemple suivant :
Imaginons qu’une étincelle éclate dans un appareil immobile par rapport aux observateurs O’ et prenons cet événement pour origine dans les deux systèmes O et O’. Pour les observateurs O, l’onde lumineuse émise par l’étincelle se trouvera, au bout d’une seconde, sur une sphère de rayon V et centrée sur le point où se trouvait l’appareil, pour ces observateurs, au moment de l’émission. Par suite de son mouvement, cet appareil est venu à l’instant 1s pour les observateurs O en un point O’ situé à une distance OO’ du centre de l’onde égale à v. Si des appareils de réception sont situés en M et en N, les arrivées de l’onde à ces deux appareils seront pour les observateurs O des événements simultanés. Pour les observateurs O’, par rapport à qui l’appareil d’émission est fixe et pour qui la lumière se propage aussi avec la même vitesse dans toutes les directions, la lumière aura dû mettre moins de temps pour arriver au récepteur N qu’au récepteur M, c’est-à-dire que ces deux arrivées simultanées pour les observateurs O ne le seront pas pour les observateurs O’.
Ce caractère relatif de la simultanéité rétablit entre l’espace et le temps la symétrie qui n’existe pas dans les conceptions habituelles. Nous avons vu qu’au point de vue du groupe de Galilée, la distance dans l’espace de deux événements n’a qu’un caractère relatif et varie avec le système de référence, tandis que leur intervalle dans le temps a un caractère absolu. Au contraire, dans la conception compatible avec le groupe de Lorentz, le changement du système de référence correspond à la fois à une modification de la distance dans l’espace et de l’intervalle dans le temps des deux mêmes événements.
L’ordre de succession peut être renversé pour deux événements donnés par un changement convenable du mouvement des gens qui les observent. Par exemple, dans le cas précédent, considérons un troisième groupe d’observateurs O" en mouvement par rapport aux observateurs O, en sens opposé du mouvement de O’. Pour eux, l’onde lumineuse émise est centrée sur un point fixe par rapport à eux, puisque pour eux aussi la lumière se propage avec la même vitesse dans toutes les directions, et ce point se déplace à partir de l’instant d’émission, vers la gauche du point O ; de sorte que pour les observateurs O" l’arrivée de la lumière au récepteur M est antérieure à l’arrivée au récepteur N ; tandis qu’elle est postérieure pour les observateurs O’ et simultanée pour les observateurs O.
Dans les raisonnements qui précèdent, la simultanéité pour un groupe d’observateurs entre des événements qui se passent en des points différents, est définie au moyen d’échanges de signaux lumineux. On peut se demander s’il n’y aurait pas un autre moyen de définir la simultanéité, un moyen, par exemple, donnant des indications conformes à l’hypothèse du temps absolu, tel que le fourniraient des signaux échangés par l’intermédiaire du solide parfait que conçoit la mécanique rationnelle, d’un corps qui pourrait être mis en mouvement simultanément en tous ses points. On pourrait, par là, échapper aux conclusions paradoxales qui précèdent, mais cette échappatoire serait en contradiction avec le principe de relativité, puisque, comme il est facile de s’en convaincre, la comparaison des mesures de temps fournies par les signaux optiques et par les signaux instantanés permettrait de mettre en évidence expérimentalement le mouvement d’un système par des expériences intérieures au système. En particulier, les lois des phénomènes électro-magnétiques ne seraient pas les mêmes pour différents groupes d’observateurs en mouvement les uns par rapport aux autres, si l’on pouvait avoir une mesure du temps qui ne fût pas d’accord avec celle qu’on déduit de ces mêmes phénomènes. En effet, ces lois ne conservent leur forme que pour les transformations du groupe de Lorentz. Il est donc nécessaire, au point de vue du principe de relativité, que tous les procédés mécaniques, électriques, optiques, chimiques, biologiques employés pour la mesure de la comparaison des temps conduisent à des résultats toujours concordants, ceci dans la mesure où l’on considère le principe de relativité comme devant s’étendre aux phénomènes de ces catégories.
Remarquons, d’ailleurs, pour calmer certaines inquiétudes, que le renversement de l’ordre de succession dans le temps n’est pas possible pour tous les couples d’événements, et ne peut se produire que pour la catégorie particulière de couples caractérisés par la condition que la distance dans l’espace des deux événements soit supérieure au chemin parcouru par la lumière pendant leur intervalle dans le temps. Cette condition est évidemment réalisée pour les arrivées de lumière en M et en N dans l’expérience précédente, puisque pour les observateurs O, la distance dans l’espace des deux événements est 2V et que leur intervalle dans le temps est nul. Il est facile de voir que si cette condition est remplie pour un groupe d’observateurs, elle l’est en même temps pour tous les autres. En effet, si d est la distance dans l’espace des deux événements et t - t0, leur intervalle dans le temps pour un groupe particulier d’observateurs, cette condition peut s’écrire :

d’où il résulte que la quantité R, d’après l’équation (1), est positive, et comme cette quantité est invariante, elle conserve sa valeur et son signe pour tous les groupes d’observateurs, et la condition est par suite remplie pour eux tous.
Pour montrer que cette condition est nécessaire, remarquons que si l’ordre de succession de deux événements peut être renversé, quand on passe d’un système de référence à un autre, il y a, certainement, un système de référence par rapport auquel les deux événements sont simultanés (les observateurs O de l’expérience précédente) et, pour celui-ci, la quantité R se réduit au carré de la distance, qui est une quantité essentiellement positive. Pour un couple d’événements de ce genre, on a :
,

comme l’invariant R est le même pour tous les groupes d’observateurs, il résulte de là que la distance dans l’espace de deux événements de ce genre est la plus petite possible pour les observateurs qui voient ces événements simultanés. C’est précisément là l’énoncé le plus profond de la contraction de Lorentz. La longueur d’une règle étant la distance dans l’espace de deux positions simultanées des extrémités de cette règle, par rapport à certains observateurs qui la voient passer, cette distance est plus courte pour ceux-ci que pour des observateurs liés à la règle pour qui les deux événements ne sont pas simultanés.

C’est en admettant que deux événements, dont l’ordre de succession peut être renversé, ne peuvent être liés par une causalité de nature quelconque que j’ai été amené à conclure que la causalité ne pouvait se propager avec une vitesse plus grande que la lumière. Si un mode quelconque de causalité ne satisfaisait pas à cette condition, il mettrait en défaut le principe de relativité et permettrait une comparaison des temps pour laquelle la lumière ne se propagerait plus de la même façon par rapport à tous les groupes d’observateurs. On pourrait ainsi mettre en évidence, par des expériences intérieures à un corps, le mouvement de celui-ci par rapport au milieu qui transmet la lumière. Nous pouvons affirmer que de tous les modes d’action actuellement connus, aucun ne contredit à cette condition. L’expérience nous montre qu’aucun messager ni qu’aucun signal ne se déplace par rapport à un système quelconque avec une vitesse supérieure à celle de la lumière. Il est remarquable, en particulier, que les particules β, émises par les corps radioactifs, ont des vitesses que l’expérience a permis de mesurer et qui toutes, quoique s’approchant beaucoup de celle de la lumière, jusqu’à en atteindre les 99 centièmes, lui restent nettement inférieures.

Remarquons aussi que le renversement de l’ordre de succession ne se produira jamais pour deux événements qui se succèdent dans la vie d’une même portion de matière, dans le cerveau d’un philosophe par exemple, cet ordre restant le même quel que soit le mouvement des observateurs. En effet, pour des observateurs liés à cette matière ou qui la rencontrent de manière à assister successivement aux deux événements si le mouvement de cette matière n’a pas été uniforme dans l’intervalle, les deux événements coïncident dans l’espace, d2 est nulle, et par suite R négatif. Comme cette quantité est invariante, l’intervalle dans le temps ne peut s’annuler pour personne, puisque la quantité négative R devrait alors être égale au carré de la distance. A fortiori, si on ne peut atteindre la simultanéité, on peut encore moins obtenir le renversement.

Les deux événements qui précèdent appartiennent à une nouvelle catégorie de couples, ceux pour lesquels l’invariant R est négatif, c’est-à-dire les couples tels que leur distance dans l’espace est inférieure au chemin parcouru par la lumière pendant leur intervalle dans le temps. Les événements qui constituent un tel couple peuvent effectivement agir l’un sur l’autre, puisque au moins par l’intermédiaire d’ondes lumineuses, les conditions dans lesquelles se produit le second événement peuvent être modifiées par le fait que le premier s’est produit avant lui : c’est le principe de la télégraphie. En particulier, si les deux événements se succèdent dans une même portion de matière, le second est nécessairement conditionné par le premier et il serait absurde que leur ordre de succession puisse être renversé pour des observateurs en mouvement convenablement choisi.

La symétrie entre les propriétés de l’espace et du temps est complétée par une propriété de ces derniers couples d’événements qui est, pour le temps, l’analogue de ce qu’est pour l’espace la contraction de Lorentz. Appelons temps propre pour une portion de matière, l’intervalle de temps pour des observateurs qui lui sont liés entre deux événements qui s’y succèdent, qui coïncident dans l’espace pour ces observateurs. Pour tout autre groupe d’observateurs du mouvement, pour tous systèmes de référence par rapport auxquels la portion de matière se meut, l’intervalle de temps entre ces événements sera plus grand que le temps propre, de même que la distance dans l’espace de deux événements, dont le couple appartient à la première catégorie, est plus grande pour des observateurs quelconques que pour ceux à qui les événements paraissent simultanés. En effet, pour un couple de la seconde catégorie, la quantité R est négative et l’on a

R étant invariant, t - t0 sera minimum pour les observateurs par rapport auxquels d sera nulle, c’est-à-dire par rapport auxquels les deux événements coïncident dans l’espace. Cette valeur minimum mesurera, pour les deux événements, l’intervalle de temps propre à la portion de matière où ils se succèdent, au système de référence pour lequel ils coïncident dans l’espace. Pour tous les autres systèmes de référence l’intervalle de temps sera plus grand et ceci montre encore qu’aucun renversement dans l’ordre de succession n’est possible.
Cette existence du temps propre m’a permis de conclure que si un système matériel se meut avec une vitesse suffisamment grande, suivant un cycle fermé, par rapport à des observateurs O en mouvement uniforme, le temps propre qui se sera écoulé pour lui entre le départ et le retour sera moindre que la mesure de même intervalle, faite par les observateurs O entre son départ et son retour. Cette conclusion est exacte dans la mesure où nous pouvons affirmer que les lois des phénomènes naturels sont soumises à la condition de rester invariantes pour les transformations du groupe de Lorentz. Les efforts expérimentaux les plus puissants accomplis jusqu’ici viennent témoigner dans ce sens. Peut-être des expériences nouvelles nous obligeront-elles à retoucher le groupe de Lorentz comme nous venons de retoucher le groupe de Galilée ; peut-être la recherche d’une synthèse comprenant les phénomènes de gravitation rebelles jusqu’ici à la théorie électro-magnétique nous permettra-t-elle de compléter notre connaissance de l’espace et du temps, mais il semble bien que les modifications, si elles se produisent, ne seront pas dans le sens d’un retour vers l’espace et le temps absolus.

De même qu’en géométrie et en mécanique on a pu constituer, pour traduire de manière intrinsèque et complète l’invariance des lois par rapport aux systèmes de référence, un langage qui affirme l’existence d’une réalité nouvelle et plus haute, le principe général de relativité nous conduit à chercher une forme d’énoncé des lois de l’univers faisant intervenir uniquement des grandeurs invariantes, des grandeurs mesurées de la même manière par tous les groupes d’observateurs.

Parmi les grandeurs antérieurement conçues, très peu satisfont à cette condition : seules la charge électrique, la pression, l’entropie et l’action (produit d’une énergie par un temps) peuvent constituer des éléments connus d’un langage d’Univers. Comme en mécanique se sont introduites les notions vectorielles, telles que celles de la force et du couple, les physiciens devront introduire des éléments invariants nouveaux qui permettront de donner à leurs lois la forme générale et simple que permet l’existence du principe de relativité. Un élément de ce genre, d’importance analogue à celle de la distance en géométrie, c’est la quantité R, caractéristique de chaque couple d’événements et dont le signe détermine si ces événements peuvent ou non influer l’un sur l’autre, s’ils peuvent être amenés à coïncider dans l’espace ou dans le temps par un choix convenable du système de référence.

• Paul Langevin.

DISCUSSION

M. Abel REY. — L’intérêt que présente la communication de M. Langevin me paraît considérable, même — et peut-être surtout — pour ceux qui ne voient pas de rapports étroits entre la recherche scientifique et la recherche philosophique. Nous ne saurions trop le remercier d’avoir consacré tant d’efforts et de peine à venir nous instruire.
Il faut remarquer en effet qu’il ne s’agit pas d’une conception individuelle surgie brusquement dans une pensée hardie, aventureuse, à propos d’expériences ou très restreintes ou plus ou moins vagues. Il ne s’agit pas d’une de ces inductions, qualitatives si je puis dire, qui d’une base fragile s’efforcent de tirer par un effort imaginatif et un raisonnement analogique, des conclusions dont l’ampleur ne saurait dissimuler les lacunes et les hiatus. Il ne s’agit même pas d’une de ces représentations mathématiques, choisies entre beaucoup et auxquelles on en pourrait substituer une infinité d’autres. Certes une théorie physique se rapportant à un ensemble déterminé d’expériences peut toujours sembler le résultat d’une série de choix entre plusieurs hypothèses possibles, et de fait elle est bien le résultat d’un choix de ce genre. Mais sa valeur n’a rien à voir avec ce fait qu’elle est le résultat d’un choix. C’est ce qui a guidé le choix qui détermine sa valeur. Si l’on veut seulement une traduction mathématique élégante des phénomènes, on choisit la plus simple, la plus commode. Et on a le droit de dire qu’il n’y avait d’autres raisons à ce faire que cette commodité — encore que ce cas soit un cas limité qui ne s’est certainement jamais rencontré sous cette forme brutale et naïve dans l’histoire des sciences. Mais ici il en va tout autrement.
Nous avons d’abord une théorie, qui par une marche sensiblement différente, pour des raisons qui ne sont pas identiques, a été conçue par des pensées fort diverses, mais réfléchissant un même ensemble de faits expérimentaux. Les grands résultats qui viennent d’être énoncés ici étaient atteints séparément par Lorentz, Einstein et M. Langevin, et énoncés sous une forme assez différente par Minkowski. Il y a plus. On a été conduit à cette théorie par tout un ensemble énorme de travaux sur l’optique, l’électricité et le magnétisme, travaux qui remontent au moins à Fresnel, et à Faraday. C’est une évolution continue, systématique, j’oserais dire logique, qui nous mène, pour ne citer que les grandes étapes et les vedettes, aux conceptions actuelles par les recherches aussi bien expérimentales que théoriques de Maxwell, Hertz, J.-J. Thomson, etc.

Au point de vue historique il est difficile de trouver une chaîne plus continue, plus rationnelle, dans l’invention et la formation des idées directrices de la physique. Peut-être faudrait-il remonter encore plus haut, faire l’histoire du principe de l’indépendance des mouvements et des actions des forces dont l’actuel principe de relativité est, somme toute, la généralisation. En tout cas la théorie nouvelle englobant l’ancienne mécanique classique, comme une première approximation, sous des conditions restrictives données, faisant prévoir une approximation encore plus grande, à bref délai (je pense aux travaux de Planck sur l’énergie et aux recherches analogues), s’impose évidemment, comme un fait capital dans l’évolution de la connaissance et de la pensée humaines, à la réflexion philosophique.
Mais il est assez clair que, si importante qu’elle paraisse de suite à toute réflexion philosophique, la théorie nouvelle présentera néanmoins un intérêt de valeur bien différente selon l’orientation philosophique elle-même.

Si l’on tend vers une philosophie qui, maîtresse d’une méthode spécifique, radicalement différente des méthodes scientifiques, peut et doit se développer en dehors du domaine de la science et possède un mode de certitude qui lui est propre, il faudra sans doute interpréter les résultats qui viennent de nous être énoncés. Mais on y arrivera toujours certainement par un biais ou un autre, quelle que soit la métaphysique qu’on professe. Nulle part mieux qu’en métaphysique on n’a le droit de dire : il y a une infinité d’interprétations possibles. Tout ce qu’on peut d’ores et déjà affirmer, c’est que dans toutes ces doctrines l’interprétation des conceptions nouvelles donnera à la théorie des formes de l’espace et du temps, un contenu à la fois plus riche et plus précis.

Si au contraire, suivant en cela d’ailleurs, la grande tradition philosophique rationaliste, celle d’Aristote ou de Descartes, voire du positivisme, on croit en des rapports étroits, une continuité ininterrompue en quelque sorte de la science et de la philosophie, si l’on voit dans l’attitude philosophique une transposition de l’attitude scientifique (qui ne fait qu’un avec l’attitude rationnelle) ou une réflexion critique qui accompagne les efforts techniques de la science, la théorie nouvelle de l’électrodynamique doit alors fournir des éléments capitaux à notre conception des choses. Et le travail qui s’impose au philosophe, travail de longue haleine, qu’il est ici impossible même d’esquisser, est de dégager et de préciser ces éléments en vue de cette fin propre. La mise au point des conclusions qu’on peut tirer des théories nouvelles nécessitera vraisemblablement une réflexion de plusieurs années. Combien a-t-il fallu de temps pour effectuer cette mise au point au sujet de Galilée, de Newton, etc. ?
Voici toutefois quelques suggestions hâtives :

L’expression philosophique de relativité, appelle à l’esprit d’une façon presque nécessaire celle de subjectivité. Au contraire la signification du principe physique de relativité est essentiellement objectif. Il exprime grosso modo que l’espace, le temps, le mouvement sont relatifs en fait, aux repères objectifs d’après lesquels on les détermine. Autrement dit mouvement, espace et temps sont fonctions de certaines relations qui dépendent des choses et non de nous ou de notre manière de les concevoir et de les apprécier, de relations de fait, de relations objectives.

Rien, il me semble, ne serait plus opposé à l’esprit de la théorie physique nouvelle, que de croire qu’il s’agit dans la relativité du temps, ou dans celle des dimensions des solides, d’illusions subjectives relatives à nos façons d’apprécier ou de mesurer, sortes d’erreurs de perspective, analogues aux fameuses erreurs des sens dont la philosophie a déduit la théorie de la relativité de la perception extérieure, et même la relativité de la connaissance en général.
C’est tout à fait indépendamment de nous et de nos mesures, bien que cela s’exprime en fin de compte dans nos mesures, que le temps que nous mesurons, que le diamètre solide que nous évaluons, seront en eux-mêmes — et non nous paraîtront — plus grands ou plus courts d’après le mouvement qui entraînera la chose qui dure ou la chose dont nous mesurons le diamètre dans le sens du mouvement. Et cette conclusion ce n’est pas le résultat d’une simple interprétation théorique. C’est, il faut y insister, la solution singulière, unique, à laquelle on est amené logiquement par près d’un siècle de recherches expérimentales. Certes, il y a une interprétation théorique mêlée à ces recherches puisqu’il s’agit d’une théorie physique et de physique mathématique. Mais dans la physique mathématique, ce que la théorie traduit en langage mathématique, ce sont des faits. Or les faits connus jusqu’ici ont acheminé comme vers leur interprétation naturelle à la théorie que M. Langevin a exposée. J’oserais presque dire, pour ma part, que cette interprétation est nécessaire, du moins à ce moment de l’évolution scientifique où nous sommes.

Il ne me semble guère possible à ce propos d’objecter la multiplicité possible des interprétations. C’est vraiment de mauvais aloi. L’histoire des sciences nous montre qu’à toute époque et pour des faits donnés, une famille d’interprétations bien définie s’impose. Et les diverses espèces, dans la famille, ne diffèrent que par des détails, fonction de nos ignorances. On pourrait en dire autant de ces diverses familles à des époques successives. Il est certain que la théorie actuelle sera dépassée à mesure que nos connaissances seront étendues. M. Langevin a fait allusion en finissant à la possibilité prochaine d’un remaniement nouveau plus compréhensif à la fois et plus extensif. Mais que signifient ces remaniements ? L’avènement de la théorie mécaniste a été jadis une nouvelle approxiation des faits. Elle reste valable dans les circonstances générales pour lesquelles et d’après la connaissance desquelles elle a été émise. Bien plus, nous comprenons du point de vue de la théorie de M. Langevin la nécessité en quelque sorte de la mécanique antérieure par rapport aux faits que cette mécanique a interprétés ; et nous la retrouvons pour ces faits, à des différences infinitésimales près, différences qui tiennent aux faits postérieurement découverts. Il en sera de même de la théorie nouvelle. Elle a donc et conservera, je crois, une objectivité certaine, comme la mécanique de Galilée et de Newton a et conserve une objectivité certaine.

S’efforcer de déterminer cette objectivité me paraîtrait d’un grand intérêt philosophique, mais aussi particulièrement difficile.
Il me semble toutefois qu’on a le droit de dire, à première vue que, bien loin de renforcer la relativité au sens philosophique, la relativité subjective des propositions de la physique qui se rapportent au temps à l’espace, au mouvement, elle en éloigne. Le principe dont il s’agit ne signifie-t-il pas qu’on ne peut déceler de l’intérieur d’un système, un mouvement de translation du système, en entendant par système, tout ce qui est mesuré par rapport à des repères considérés comme fixes. Il suit de là que nos mesures d’espace et de temps rapportées à ces repères, ont une valeur absolue, et ne peuvent être altérées par les mouvements d’ensemble qui se superposent au système de l’extérieur. Le mouvement de translation, indécelable à nos actuels moyens expérimentaux et qui emporte notre système n’affecte en rien pour nous les mesures de l’espace, du temps, des mouvements, intérieures à ce système. Il ne l’affecterait que pour un observateur extérieur au système et qui serait animé d’un mouvement différent. De sorte que le principe de relativité, loin d’affecter nos résultats d’un coefficient inévitable d’erreur de perspective, nous permet de les considérer comme absolus, en les rendant indépendants, pour tout observateur lié au système dans lesquels ces résultats sont obtenus, de ce qui peut affecter ce système de l’extérieur. Il nous permet d’ailleurs d’évaluer rigoureusement pour tous les cas où l’on considère un système de l’extérieur, les variations nécessaires qui doivent résulter des circonstances particulières à chaque cas. C’est ce qu’exprime l’existence du groupe de transformation. Jamais donc, peut-on dire, la physique ne semble toucher l’absolu d’aussi près que lorsqu’elle formule son principe de relativité.

Une troisième remarque semble encore pouvoir être suggérée. Les théories nouvelles attirent notre attention sur l’espace et le temps. La tradition d’Aristote, de Descartes, de Leibniz et de Kant poussait le parallélisme entre ces deux catégories aussi loin qu’il était possible. Tout le monde connaît la théorie originale que M. Bergson a édifiée sur le renversement de cette conception et la valeur toute nouvelle que le temps prend par rapport à l’espace. Il semble que les théories nouvelles aient poussé plus loin que jamais elle ne l’avait été la notion du parallélisme entre l’espace et le temps. S’élevant au-dessus du point de vue du sens commun qui conçoit l’espace absolu comme le temps absolu, je crois que la science nous achemine de plus en plus vers la notion d’espaces et de temps, fonctions de relations données et eux-mêmes simples relations, entre des réalités qui sont leurs supports réels. Par suite nous pouvons concevoir des déterminations multiples, des espaces et des temps multiples. Et ce qui déterminerait les espaces comme les temps, ce serait les mouvements. Le mouvement, je crois bien, devrait être posé comme une notion logiquement antérieure à celle d’espace et de temps. Et ces dernières résulteraient dans une certaine mesure de l’analyse de la première.
Certes M. Bergson a le droit dans son système de ne voir là qu’un nouvel effort de la science pour spatialiser le temps et qu’une formule ne réussissant que dans le monde matériel. Mais en considérant, avec M. Bergson d’ailleurs, la science comme le résultat d’une adaptation nécessaire de la pensée et du réel, on peut répugner à voir dans l’Univers, comme dans la connaissance, des plans irréductibles. Le point de départ de toute méthode de connaissance du réel peut alors être cherché, doit même être cherché, dans les résultats scientifiques. Car ceux-ci ont bien l’air d’être, dans leur domaine et sous certaines conditions, comme des approximations successives de la réalité. Ne seraient-ils pas l’épuration continue des notions très grossières, des adaptations primitives très restreintes et fort lointaines, partant pleines d’insuccès, du sens commun et de l’instinct ?

La conclusion que je ne puis ici qu’entrevoir c’est que l’espace et le temps sont moins les enveloppes générales des réalités physiques, des cadres dans lesquels celles-ci se situent et s’écoulent, que des déterminations dépendant de ces réalités mêmes, des fonctions de ces réalités. C’est encore que si nous voulons nous figurer aussi objectivement que possible l’espace et le temps il faut éviter de chercher à les calquer sur les notions du sens commun, ou du sens intime, et de considérer toute autre façon de les concevoir comme des artifices subjectifs. Le temps et l’espace du sens commun me semblent analogues au ciel et au mouvement des astres du sens commun. Ce sont eux qui sont des artifices subjectifs très primitifs. Et nous devons à la science de les rectifier sans cesse pour s’approcher à mesure plus près de l’objectivité et du réel, pour proposer à la réflexion philosophique, à l’intuition philosophique, des points d’appui plus solides et des suggestions nouvelles. « L’expérience scientifique » peut être partielle, incomplète ; elle est quand même de l’expérience ; elle doit avoir sa place dans « l’expérience totale ».

À un autre point de vue, qui est d’ailleurs intimement lié à celui-ci, la théorie me paraît encore d’un très haut intérêt : ce point de vue c’est celui où l’on se place quand on cherche à approfondir par une étude historique qui devient nécessairement par cela même une étude critique, la façon dont nous entrons en contact avec le réel, la méthode ou les méthodes qui constituent dans sa nature intime la structure et les démarches de notre pensée à la recherche de la vérité.
Mais si nous nous plaçons à ces deux points de vue, il n’est que trop évident aussi que ce qui peut et doit nous intéresser aujourd’hui, ce ne sont pas les réflexions que peuvent suggérer aux philosophes après une trop courte étude, les résultats qui viennent d’être exposés. Ce sont au contraire les réflexions qu’ils peuvent suggérer aux hommes de science qui se trouvent ici. La science soumet elle-même ses concepts à une critique interne qui est et doit rester toujours et partout le point de départ de la véritable critique. C’est cette critique constamment en éveil, (car une théorie scientifique est toujours une théorie ouverte), qui nous intéresserait et par la lumière qu’elle jetterait sur certains points, et par l’appréciation qu’elle permettrait, dans une certaine mesure, de la valeur des efforts dont M. Langevin vient de donner un si remarquable aperçu.

M. Jean PERRIN. — Il est remarquable qu’un retour à l’hypothèse de l’émission, en admettant que les particules lumineuses sont émises par chaque source avec une même vitesse par rapport à elle dans toutes les directions expliquerait, dans les conceptions de la Mécanique classique, le résultat négatif de l’expérience de Michelson et Morley quel que soit le mouvement d’ensemble du système. D’autre part les physiciens, en développant la théorie des ondulations au point de vue du principe de relativité, sont amenés à conclure que la lumière est inerte et probablement pesante. N’est-ce pas un retour vers l’ancienne théorie de l’émission ?

M. Paul LANGEVIN. — Tout d’abord la théorie de l’émission sous sa forme ancienne compatible avec la mécanique s’est montrée impuissante à expliquer les phénomènes les plus simples de l’optique en particulier la réfraction et les interférences utilisées dans l’expérience même de Michelson et Morley. Elle a dû être abandonnée depuis l’expérience cruciale de Foucault sur la vitesse de la lumière dans les milieux réfringents. S’il est vrai que par un singulier retour le principe de relativité conduise à reconnaître à la lumière des propriétés analogues à l’inertie et même à la pesanteur, une théorie de l’émission qui représenterait ces faits devrait être singulièrement différente de la théorie ancienne et devrait, pour tenir compte de la nature commune des phénomènes optiques et électromagnétiques expliquer aussi ces derniers phénomènes ; et comme ceux-ci paraissent exactement régis par les équations des Maxwell, la nouvelle théorie devrait correspondre à l’espace et au temps dont les transformations conservent leur forme à ces équations, c’est-à-dire à l’espace et au temps du groupe de Lorentz. Il est d’ailleurs bien difficile de discuter une théorie non encore formulée.

M. MILHAUD. — Je me demande si les conceptions qu’on vient de nous présenter sont vraiment exigées par les faits expérimentaux, si, au contraire, elles ne reposent pas sur une base quelque peu fragile. En somme, si j’ai bien compris, il y a là une interprétation curieuse de l’insuccès de quelques expériences, toutes analogues d’ailleurs : On a cherché à mettre en évidence le mouvement de la terre par rapport à l’éther, et on a constaté que l’on n’y réussissait pas, du moins en essayant de sauver à la fois l’hypothèse électro-magnétîique et les notions courantes de la mécanique sur la vitesse, l’espace et le temps. C’est bien simple, a-t-on dit alors : osons renoncer à nos vieux préjugés et admettons que la vitesse de la lumière soit un absolu, c’est-à-dire qu’elle reste invariable pour toutes les directions et pour tous les observateurs, quelle que soit leur vitesse propre. De ce postulat ont découlé aussitôt les conséquences qu’a exposées M. Langevin sur l’espace et le temps. Mais cette tentative d’interprétation du résultat négatif de quelques expériences n’est certainement pas la seule possible ; nous nous doutons bien qu’il doit pouvoir s’en présenter une infinité d’autres, qui postuleraient tel ou tel changement sur quelqu’un des éléments dont l’ensemble a été supposé intangible dans l’hypothèse électro-magnétique. Cette hypothèse certes rend trop de services pour ne pas exprimer à sa manière une part appréciable de réalité et de vérité, mais tout de même, nous sommes tous convaincus qu’elle n’est pas adéquate à la réalité totale, et qu’il est dans sa destinée de se transformer un jour elle aussi au moins partiellement : ce jour-là, peut-être, le postulat de la vitesse absolue de la lumière et les conceptions nouvelles sur l’espace et le temps auront vécu…

M. LANGEVIN. — Je ne vois pourtant rien d’arbitraire à tirer des expériences nouvelles, ce résultat bien simple et bien évident et qui traduit immédiatement toute une collection de faits d’expérience, à savoir que la lumière se propage dans toutes les directions et pour tous les observateurs avec la même vitesse. — Or ceci admis, la transformation de la notion de temps s’impose.

M. MILHAUD. — Peut-être si on admet l’hypothèse électro-magnétique, si on accepte telles quelles les équations de l’électro-magnétisme pour interpréter, à partir d’elles, et sans y rien changer, des expériences nouvelles.

M. LANGEVIN. — Il suffit d’admettre la théorie des ondulations qui se déduit d’ailleurs de la théorie électromagnétique. Qu’il y ait dans ces raisonnements une part d’interprétation, sans doute. Pourtant les notions qui interviennent, notion de propagation, de vitesse uniforme de propagation, n’ont rien que de très simple. Et surtout je ne vois pas que nous supposions grand chose d’électro-magnétique pour lire ces expériences. Pour aboutir aux conclusions concernant l’espace et le temps, il suffit, comme je l’ai montré, d’admettre, conformément à la théorie des ondulations, l’existence d’une vitesse de propagation indépendante du mouvement de la source.

M. MILHAUD — Je ne méconnais pas l’intérêt de ces conceptions : elles forment un système plus complet, plus riche, plus symétrique que celles que traduisaient les équations de la mécanique ordinaire, ce qui, dans certaines mesures, semble justifier l’assertion que celles-ci n’étaient qu’une approximation des équations de l’électro-magnétisme. Mais n’y a-t-il pas là quelque chose de trop artificiel ? Sans parler au nom d’un système philosophique ou métaphysique quelconque, ne peut-on dire que ces notions nouvelles choquent par trop le sens commun ? Pouvons-nous vraiment renoncer au caractère absolu, par exemple, de la simultanéité ou de l’irréversibilité de deux événements dans le temps ? L’ordre dans lequel m’apparaissait un fait dont je me souviens et un fait actuel pourrait être renversé à la rigueur pour un observateur placé dans certaines conditions ?… Chose curieuse, cet absolu, qui me semble si naturellement impliqué dans notre idée du temps, M. Langevin l’en retire volontiers, mais pour le transporter à la relation de cause et d’effet. Je serais disposé plutôt à faire l’inverse. L’antériorité nécessaire de la cause ne me semble s’imposer que parce que nous projetons dans le temps la cause et l’effet ; abstraction faite du temps, l’effet peut en certains sens avoir une antériorité par rapport à la cause, comme dans le simple cas de finalité.

Bref, sans vouloir assurément que le sens commun suffise à faire rejeter une théorie scientifique quelle qu’elle soit, je me demande si du moins les conceptions nouvelles ne sont pas trop choquantes pour que nous nous contentions de les faire reposer sur le résultat négatif de quelques expériences. Je sais bien que M. Langevin s’est efforcé de les confirmer par un autre argument. Une fois énoncé le postulat de la vitesse absolue de la lumière, et établi par là l’ensemble des conséquences relatives au temps et à l’espace, on est revenu aux équations de l’électro-magnétisme, et on a constaté, ce dont ni Maxwell ni Lorentz n’avaient eu conscience en les établissant, qu’elles étaient justement compatibles avec le postulat nouveau. Mais y a-t-il lieu d’être surpris de cet accord, si l’on n’a eu recours au postulat nouveau que pour sauver intégralement l’hypothèse électro-magnétique ? Si l’effort pour interpréter l’insuccès de l’expérience a été guidé par le désir de conserver tous les éléments que traduisent les équations de l’électro-magnétisme ?

Telles sont les remarques que je voulais soumettre à M. Langevin ; je m’empresse d’ajouter d’ailleurs que, très peu au courant des travaux de Lorentz et d’Einstein, il se peut très bien que je n’aie pas tout compris dans l’exposé si intéressant qu’il nous a fait, et dont je lui suis pour ma part très reconnaissant.

M. LANGEVIN. — Je ne suis pas sensible à l’argument de M. Milhaud en faveur de la signification absolue du temps. L’exemple qu’il a pris, l’impossibilité pour moi de concevoir qu’une chose vue hier puisse ne pas précéder mes souvenirs ou mes perceptions d’aujourd’hui se trouve dénué de force probante, précisément parce que dans la théorie nouvelle du temps l’ordre de succession de tels phénomènes (j’entends des phénomènes qui se trouvent sur une même ligne d’univers, ou encore, ce qui revient au même, qui se passent pour moi en un même point, tout proche de moi) l’ordre de succession de tels phénomènes reste en effet absolument irréversible. L’interversion n’est concevable et n’est possible que pour deux événements tellement éloignés dans l’espace que leur distance soit supérieure à l’espace parcouru par la lumière durant leur intervalle temporel. Dès lors, comment décider de la possibilité ou de l’impossibilité d’une telle interversion, en recourant à des événements courants, à des événements de notre propre existence ! Et c’est précisément parce que jusqu’à présent on s’en est tenu à des déterminations du temps, conformes à ce que nous appréhendons dans notre propre expérience, dans notre expérience restreinte, d’homme individuel, qu’on se heurte aux difficultés que j’ai dites, quand on a affaire à des phénomènes aussi différents de ceux qui nous sont habituels. Bref notre expérience personnelle humaine est impuissante à trancher la question, et une interversion dans le temps est parfaitement admissible et, je crois, nécessaire à admettre dès qu’on s’aventure au delà des données de notre vie courante.

Il serait tout à fait inexact de penser que les conceptions nouvelles n’ont été introduites que pour sauver les équations de l’électro-magnétisme, et qu’il est par suite tout naturel de les trouver en accord avec ces équations.

Le résultat immédiat de l’expérience, de Michelson et Morley est que, pour des observateurs liés à une source lumineuse en mouvement uniforme quelconque, la lumière émise par celle-ci se propage avec la même vitesse dans toutes les directions. C’est là l’énoncé d’un fait sans aucune interprétation. Il pourrait être concilié avec le groupe de la mécanique, avec les notions usuelles d’espace et de temps à condition de revenir à la théorie optique de l’émission. J’ai rappelé tout à l’heure que cela est impossible pour des raisons d’ordre expérimental à moins qu’on ne modifie profondément cette théorie. Walther Ritz l’a tenté sans succès.

Ne pouvant accepter que la théorie des ondulations d’après laquelle la lumière une fois émise se propage de manière indépendante du mouvement de la source, nous sommes nécessairement conduits aux conséquences que j’ai développées pour l’espace et le temps optiques, c’est-à-dire mesurés au moyen de signaux lumineux.
Le fait remarquable que j’ai souligné est que, les équations de l’électro-magnétisme admettant le groupe de transformation de Lorentz ainsi déduit de l’optique, il en résulte que les procédés électro-magnétiques de mesure du temps ou de l’espace seront toujours d’accord avec les procédés optiques. Ceci n’était rien moins qu’évident a priori.

La même idée peut se mettre encore sous une autre forme : le fait que les expériences optiques d’une part, et les expériences purement électro-statiques destinées à mettre en évidence le mouvement de la Terre d’autre part, ont toutes donné des résultats négatifs, peut être considéré comme apportant une confirmation nouvelle à la théorie électro-magnétique de la lumière, comme établissant une nouvelle analogie entre les phénomènes optiques et électriques. Loin de mettre en danger la théorie électro-magnétique, ce fait la confirme avec une précision non encore atteinte et lui donne une solidité suffisante pour imposer à l’espace et au temps la forme qui lui convient.

Nous pouvons affirmer en toute rigueur, comme conséquence des faits expérimentaux, que les mesures d’espace et de temps faites par des procédés optiques ou électro-magnétiques ne peuvent nous fournir que des données conformes au groupe de Lorentz. Les autres procédés de mesure étant infiniment plus grossiers, tels ceux fournis par la mécanique, nous n’avons en fait d’autre espace ni d’autre temps à notre disposition. Le principe de relativité consiste à admettre que même si ces autres moyens (mécaniques, biologiques, etc.), pouvaient être amenés à un degré de précision comparable aux premiers, ils nous fourniraient encore les mêmes mesures. C’est évidemment là l’hypothèse la plus simple car elle revient à dire que les équations de tous les phénomènes admettent un seul et même groupe de transformation, celui de Lorentz. Si nous voulions conserver en même temps celui de Galilée pour la mécanique ou la biologie, il nous faudrait faire intervenir à la fois deux mesures du temps, dont une seule d’ailleurs pourrait être atteinte expérimentalement, celle qui implique les conséquences que j’ai développées. Je ne vois pas quel intérêt nous aurions à conserver l’autre qui ne correspondrait à rien dans la réalité et aurait pour but, réellement cette fois, de sauver des conceptions périmées.

M. Edouard LE ROY. — Je voudrais appeler l’attention sur un point qui me semble important.

Voici écrites, je suppose, les équations de la mécanique, relativement à un certain système d’axes. Elles admettent un groupe de transformation qui fait qu’elles reparaissent avec la même forme quand on passe de ce système de référence à un second système en translation rectiligne et uniforme par rapport au premier. Adoptons maintenant les idées qui se traduisent par l’existence du groupe électro-magnétique. Alors les équations de la mécanique ne se conservent plus rigoureusement. Mais elles se reproduisent à peu près, si bien qu’il reste la ressource de les considérer comme une première approximation valable pour les faibles vitesses. Il y a en somme une sorte de continuité dans leurs changements de propriétés.
Tout autre est le cas des équations électro-magnétiques. Ici l’existence d’ondes avec vitesse de propagation définie tient à la forme fonctionnelle des équations. Elle s’évanouit tout à fait, si peu que soit altérée cette forme. Impossible donc de prendre les équations en cause à titre de première approximation seulement, comme ci-dessus. C’est une circonstance analogue à celle de mesures approchées qui donnent cependant un résultat exact parce qu’on sait d’avance que ce résultat doit être un nombre entier. Bref, la disparité de situation est radicale entre la mécanique et l’électro-magnétique.

M. LANGEVIN. — Les remarques de Le Roy sont importantes. Nous nous trouvons ici en présence de deux interprétations différentes des phénomènes. Il y a désaccord entre ces deux conceptions. Mais la synthèse électro-magnétique réalise précisément un progrès sur l’explication mécanique. C’est ce que j’exprimais à Bologne en parlant d’adaptation progressive. Nous avons besoin d’adapter nos représentations aux nouveaux faits : c’est indispensable pour des raisons de logique et de symétrie. Nous prévoyons dès maintenant une troisième approximation qui paraît aussi compatible avec le principe de relativité.

M. LE ROY. — On pourrait se dire que le principe de relativité n’est peut-être pas intangible. On pourrait se demander si les résultats négatifs des expériences à son sujet ne proviennent pas de ce qu’on n’a pu opérer que sur des vitesses trop faibles. Il y a certainement quelque chose à chercher de ce côté. Toutefois il ne faut pas oublier que le principe se vérifie pour des changements de vitesse d’une soixantaine de kilomètres par seconde qui correspondent aux diverses positions de la Terre sur son orbite. Et cela n’est pas sans signification, étant donnée surtout la remarque que je faisais tout à l’heure.

M. Emile BOREL. — Jusqu’à présent, on n’a pas pu réaliser expérimentalement des vitesses suffisantes pour nous apprendre si le principe de relativité s’impose en toute rigueur à la mécanique des corps solides. De ce chef, par conséquent, aucune difficulté.
Mais on peut faire à M. Milhaud une réponse générale. Dès que, pour un vaste ensemble de phénomènes, on est arrivé, par un procédé quelconque, à un seul et unique système d’équations satisfaisantes, ce peut être une distraction pour le mathématicien que d’en chercher un autre équivalent : l’important sera toujours qu’on ait pu en obtenir un, quel qu’il soit.

M. LE ROY. — Je ne trouve pas qu’il y ait là une réponse véritable à M. Milhaud. L’expérience, nous dit-il, rend manifeste la nécessité de certains changements dans nos théories. Mais elle ne nous dit pas sur quel point précis doit porter le remaniement. À nous de choisir. Sans doute il y a des choix arbitraires, bien que logiquement légitimes, que nul ne fera, ne fût-ce que pour ne pas heurter des habitudes d’esprit. Cela réduit le nombre des changements entre lesquels on peut hésiter. Mais il ne s’ensuit pas qu’on n’ait qu’à opter entre des systèmes totalement hétérogènes, qui seraient comme deux systématisations mathématiques différentes des mêmes faits. La nécessité de choisir n’apparaît pas seulement au début du travail, une fois pour toutes. Chaque moment de l’expérience est un point de ramification, d’où partent de multiples embranchements théoriques.

M. LANGEVIN. — C’est là l’affaire des mathématiciens. La théorie qui a pu résister à l’examen des mathématiciens en acquiert une nouvelle force par cela même.

M. LE ROY. — Permettez-moi d’exprimer une impression dont je ne puis me défendre. J’ai lu attentivement l’article de M. Langevin dans la Revue ; je viens d’écouter non moins attentivement ses explications d’aujourd’hui. Eh bien ! Il me semble — est-ce illusion ? — qu’il parle presque toujours un langage de temps et d’espace absolus. On dirait qu’il sous-entend un ordre vrai de succession entre les phénomènes…

M. LANGEVIN. — Un ordre propre à chaque groupe d’observateurs.

M. LE ROY. — Là est la question. Je voudrais la voir posée rigoureusement en termes de temps et d’espace relatifs. Dans le schème d’expérience que vous nous avez présenté, vous paraissez quelquefois sous-entendre aux deux systèmes de référence un système absolue qui serait l’éther…

M. LANGEVIN. — J’ai soin de dire pour chaque raisonnement par quels observateurs je le suppose fait. Je dis par exemple que des observateurs O voient simultanés deux événements qui sont vus successifs par d’autres observateurs O’.

M. LE ROY. — Soit. Les premiers observateurs voient simultanés les signaux lumineux et se disent que les seconds observateurs ne doivent point les voir tels. En quelle mesure y a-t-il là autre chose que la théorie, faite du point de vue des premiers observateurs, d’une illusion inévitable des seconds ?

M. LANGEVIN. — Il ne saurait être question ici d’illusion. Chaque groupe d’observateurs a son système de mesures aussi légitime que celui des autres, mais il n’est pas interdit à un groupe de raisonner en se plaçant au point de vue d’un autre. C’est seulement par des raisonnements de ce genre qu’on peut comprendre la signification du principe de relativité.

M. Léon BRUNSCHVICG. — Je remercie M. Langevin du soin qu’il a mis à répondre dans son exposé aux questions que je lui avais posées, et je crois, comme il me disait, qu’à quelques différences de langage près, nous étions d’accord. Je voudrais seulement lui demander de préciser la difficulté sur laquelle il invite les philosophes à réfléchir. Dans ma pensée cette difficulté se présente sous la forme suivante. La mécanique classique avait réussi à satisfaire à la notion commune du temps, parce qu’elle fournissait une mesure unique et objective du temps. La physique nouvelle est partie de cette unité objective, qui est impliquée dans la notion de vitesse de la lumière, et elle a été conduite par une interprétation (qui n’est peut-être pas l’interprétation nécessaire, mais qui est en tout cas une interprétation rationnelle des expériences) à briser l’unité objective du temps mesuré suivant la théorie classique. Vous obtenez alors (je ne sais si vous accepterez le mot) une multiplicité subjective de systèmes de mesure, et vous cherchez alors comment revenir à l’unité objective. Bref, la difficulté serait celle-ci : vous avez donné à divers groupes d’observateurs des horloges montées d’une façon identique, et quand ces groupes sont en mouvement les uns par rapport aux autres, il est impossible que l’accord continue.

M. LANGEVIN. — La notion de vitesse de la lumière n’implique l’unité des temps que pour des observateurs immobiles les uns par rapport aux autres, appartenant à un même groupe. Les nouvelles conceptions conservent cela. Mais les divergences apparaissent quand on compare les temps de deux groupes en mouvement l’un par rapport à l’autre. La lumière ne peut, conformément aux faits, se propager pour tous les groupes avec la même vitesse dans toutes les directions, sans nous obliger à admettre la relativité du temps. La divergence se manifeste en particulier quand deux horloges sont liées, l’une à un système en translation uniforme qu’on peut considérer comme immobile et l’autre à un système en mouvement varié qui s’écarte du premier puis y revient. Des deux horloges l’une a vieilli plus que l’autre, celle qui reste ; si les deux horloges ont été réglées ensemble, l’une avancera sur l’autre après le mouvement. Mais nous sommes nous-mêmes des horloges. Si la vie d’un homme représente 30000 rotations de l’horloge, il en sera toujours de même quels que soient la position et le mouvement de l’individu. Nous manquons sans doute là-dessus d’expériences biologiques ; mais nous avons par contre des expériences magnétiques, optiques, mécaniques.

M. BRUNSCHVICG. — Ici la question devient plus intéressante encore ; mais je crois qu’elle dépasse la portée de l’expérience initiale. Il faudrait établir qu’au mouvement de l’horloge est liée la vie de l’horloger, que les phénomènes biologiques ou psychologiques sont sous la dépendance des phénomènes physiques qui servent à la mesure du temps. Dans ce cas, vous auriez en effet remanié, non plus le système de la mesure du temps, mais la conception même que le sens commun se fait du temps.

M. LANGEVIN. — Il y a divers aspects de la notion commune de temps ; nous ne prétendons pas les modifier tous. Mais quand il s’agit de comparer deux systèmes il y a modification. Le sens absolu de la simultanéité ne paraît pas impliqué dans notre point de départ. Nous n’empruntons à la notion usuelle du temps qu’un aspect particulier, celui du temps propre, mais il semble bien probable que les phénomènes biologiques et psychologiques se comportent comme les phénomènes physico-chimiques auxquels ils sont liés et que les conséquences auxquelles nous aboutissons pour la mesure physique du temps doivent s’étendre à toute la conception commune du temps.

M. BRUNSCHVICG. — C’est ce qui fait bien la difficulté : vous ne substituez pas à la notion commune des temps la notion nouvelle du temps propre, vous les gardez toutes les deux. Vous n’êtes pas seulement un des horlogers liés à l’horloge, vous êtes fabricant d’horloges, c’est-à-dire que vous voudriez dominer les groupes divers d’observateurs, incapables d’accorder leurs montres, au lieu de vous confondre avec l’un d’eux. La question posée par les expériences sur la constance de la vitesse de la lumière est celle-ci : peut-on refaire, en partant des temps propres, l’unité du temps ?

M. LANGEVIN. — Je ne crois pas qu’il y ait lieu de chercher à refaire l’unité des temps ; il y a seulement à comprendre comment et pourquoi l’intervalle de temps entre deux mêmes événements peut être mesuré de manières différentes par diverses horloges, également bien réglées, mais en mouvement les unes par rapport aux autres. L’unité se retrouve, non plus dans la notion de temps, mais dans la notion plus haute d’Univers, indépendante de tout système particulier de référence et dont le temps n’est qu’un aspect relatif, variable avec le mouvement de l’observateur, comme la perspective d’une même figure de l’espace n’est qu’un aspect relatif de cette figure, variable avec la position de l’observateur. De même que les hommes ont pu passer, de l’ensemble variable des perspectives qui leur sont immédiatement données, à la notion d’une figure géométrique ayant une existence objective indépendante de leur position par rapport à elle, nous devons conclure aujourd’hui à l’existence d’une réalité nouvelle, l’Univers, dont l’espace et le temps particuliers à un groupe donné d’observateurs ne constituent que des perspectives, plus immédiatement données, mais relatives et variables avec le mouvement du système d’observation.
Remarquons d’ailleurs que le principe de relativité affirme seulement l’impossibilité de mettre en évidence par des expériences intérieures à un système le mouvement de translation uniforme, la vitesse. Il n’en est pas de même du changement de vitesse, de l’accélération, sauf peut-être de celui qui est produit directement sur toutes les portions du système par un champ uniforme de gravitation.

M. LE ROY. — Qu’il soit possible de mettre en évidence les changements de vitesse d’un système par des expériences intérieures à ce système, on en peut donner un exemple très simple. Voici un wagon en mouvement et, dans ce wagon, un observateur portant un vase plein d’eau. Que le wagon s’arrête brusquement : toute l’eau se répandra.

M. BOREL. — Il y aurait sans doute intérêt à obtenir une exposition de la mécanique ou de la physique tout à fait indépendante des locutions de temps et d’espace absolus. Mais une telle exposition ne saurait être réalisée immédiatement, et on ne peut même que la pressentir comme une limite, car il est impossible à l’homme de parler sans partir du langage du sens commun. Un effort considérable est toujours nécessaire avant d’arriver à une exposition indépendante de toute hypothèse inutile.

M. LE ROY. — Que ce soit difficile et qu’il ne faille pas commencer ainsi avec les élèves, je l’accorde. Encore est-il qu’il est possible aujourd’hui d’exposer les principes de la mécanique en langage de temps et d’espace strictement relatifs.

M. DARLU. — Je ne prétends pas apporter ici une objection, mais je voudrais signaler une difficulté qui m’embarrasse et m’empêche de concevoir la portée philosophique de ces considérations scientifiques. On nous parle de deux groupes d’observateurs qui mesurent, chacun de son côté, la durée d’une série de mouvements. Il y a nécessairement un tiers, un savant, si l’on veut, qui s’assure qu’il s’agit de la même suite de mouvements et qui, rapprochant les deux mesures, trouve qu’elles donnent des temps différents. Ce tiers a donc dans son esprit une notion déterminée du mouvement, une notion déterminée du temps qu’il applique également aux deux expériences. Les expériences diffèrent, mais en quoi sa notion du temps est-elle changée ? Par l’hypothèse même, elle est la même puisqu’elle lui permet de rapprocher, de comparer les deux expériences, d’en énoncer le résultat. La différence est dans les faits, dans les expériences. Il lui appartient de chercher si l’une est plus vraie ou plus illusoire que l’autre. Les vérités les plus opposées s’accordent fort bien quand elles ne sont que relatives. Il est vrai, relativement, que le soleil se lève et se couche ; il est vrai, sous un autre rapport, qu’il est immobile et que la terre tourne ; il est vrai encore que le soleil se déplace, etc., etc. Mais nos idées de l’espace, du temps, du mouvement et de sa vitesse demeurent les mêmes, étant nécessairement communes à ces vérités successives.

M. LANGEVIN. — Chaque groupe d’observateurs a une horloge qui évalue les temps. Il n’y a pas lieu de se placer au point de vue d’un temps particulier.

M. DARLU. — Le troisième observateur, le savant qui rapproche dans sa pensée les résultats des deux observations différentes constate que le nombre des heures n’est pas le même pour les deux horloges. Mais sa notion de l’heure en est-elle changée ? Il faut bien qu’il attache le même sens au mot heure dans les deux cas, ou il ne constatera rien du tout.

M. PERRIN. — Mais on vous a dit qu’il y avait vieillissement.

M. DARLU. — On nous disait tout à l’heure, je crois, que l’application de ces considérations à la physiologie n’a pas été tentée. Mais soit ! appelons vieillissement, si l’on veut, l’accélération de la marche des aiguilles de l’horloge. Je vois là un changement dans les faits observés, je n’en vois pas dans l’idée même du changement, dans l’idée qu’un changement dure, commence à un moment et finit à un autre. Et c’est cette idée elle-même qui permet de mesurer le changement dans un cas comme dans l’autre.
J’ai la même peine à concevoir que ces considérations entraînent un changement de notre idée d’espace.

M. LANGEVIN montre que cette nouvelle manière de concevoir, les faits physiques implique qu’il y a dans certains cas une sorte de contraction d’un espace déterminé ; ce qui conduit à concevoir une sorte de contraction symétrique du temps.

M. DARLU. — Je commence à comprendre. Il me paraît que ces conceptions scientifiques nouvelles introduisent dans la notion commune du temps un degré de relativité de plus. Nous savions déjà, surabondamment, que le temps est une idée relative, que, par exemple, subjectivement il y a au moins autant de durées différentes pour le même événement qu’il y a de consciences individuelles à le percevoir ; on nous découvre aujourd’hui que pour la mesure scientifique du temps, relativement objective, il peut y avoir des durées différentes du même événement. C’est, en effet, une nouveauté intéressante, et sans doute importante. Ce qui fait que le philosophe, disons le professeur de philosophie, a quelque peine à concevoir cette sorte de modification dans l’idée du temps, c’est qu’à la différence du savant qui s’efforce de ne considérer dans le temps que des relations, il considère d’abord et essentiellement toutes les déterminations du temps que lui fournit l’intuition : succession, simultanéité, continuité, antériorité, postériorité, etc., etc., etc., et il lui paraît que ces déterminations restent les mêmes et sont impliquées de la même manière dans l’hypothèse mécaniste comme dans l’hypothèse électro-magnétique.

M. LANGEVIN répond qu’il n’a pas eu la prétention de se placer au point de vue du philosophe. Il a voulu simplement exposer les faits : c’est au philosophe à dire quels sont les éléments de la notion du temps qui sont à modifier.

M. LE ROY. — Permettez-moi de faire un moment l’office d’interprète. Il y a souvent méprise et malentendu entre savants et philosophes sur l’acception du mot temps. Pour le philosophe, il y a primordialement une intuition du temps, à partir de laquelle on procède pour obtenir d’abord une définition analytique, puis une mesure. Mais le savant au contraire définit le temps par sa mesure même. En prononçant le même mot « temps », l’un pense à une durée, l’autre à un certain nombre de coïncidences. Demandez à un philosophe : — qu’est-ce que le temps ? il commencera un discours. Posez la même question à un savant ; il tirera sa montre et vous dira : le voilà.

M. LANGEVIN. — Le philosophe se place au point de vue du temps propre, du temps particulier à chacun ; le physicien à celui du temps commun : les questions qu’il se pose l’amènent à comparer les temps propres des divers observateurs.

M. LE ROY. — Entre savants et philosophes, il faudrait une bonne fois s’entendre sur le langage à employer. Par exemple, les philosophes conviendraient de dire « temps » et les savants « heure ».

M. PERRIN. — Que les savants disent « vieillissement ». C’est un mot auquel je tiens.

M. LE ROY. — Il me paraît malheureux, car il fait intervenir en des questions de physique une image empruntée à la biologie. Pour parler le langage de M. Bergson, ce terme conviendrait à la durée, non au temps scientifique.

M. DARLU. — L’heure est une partie du temps.

M. LE ROY. — Voilà bien la confusion que je signalais. Oui, pour le philosophe, l’heure est un intervalle. Mais, pour le savant, ce n’est qu’une coïncidence, un alignement instantané.

1.

• Présents à cette séance MM. Emile Borel, Célestin Bouglé, Léon Brunschvicg, Louis Couturat, Cresson, Darlu, Dauriac, Henri Delacroix, Delbos, Dunan, Hartmann, Job, Jules Lachelier, Lalande, Paul Langevin, Henri-Léon Lebesgue, X. Léon, Edouard Le Roy, Lucien Lévy-Brühl, Milhaud, Mouton, Pacaut, Parodi, Jean Perrin, Abel Rey, François Simiand, Tisserand, L. Weber, Winter.

• Voir, pour le développement de ces idées, la conférence faite par M. Langevin au Congrès de Bologne et publiée dans Scientia, 1911, XIX-3. Voir aussi l’exposé résumé de cette conférence paru dans le numéro de juillet 1911 de la Revue de Mélaphysique et de Morale.

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