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Autobiographie d’Ilya Prigogine

lundi 10 août 2020, par Robert Paris

Autobiographie d’Ilya Prigogine

Dans sa mémorable série "Etudes sur le temps humain", Georges Poulet consacre un volume à la "Mesure de l’instant" 1. Il y propose une classification des auteurs selon l’importance qu’ils accordent au passé, au présent et au futur. Je crois que dans une telle typologie, ma position serait extrême, car je vis principalement dans le futur. Et donc ce n’est pas une tâche trop facile d’écrire ce récit autobiographique, auquel je voudrais donner un ton personnel. Mais le présent explique le passé.

Dans ma conférence Nobel, je parle beaucoup des fluctuations ; ce n’est peut-être pas sans rapport avec le fait qu’au cours de ma vie j’ai ressenti l’efficacité de coïncidences frappantes dont les effets cumulatifs sont visibles dans mon travail scientifique.

Je suis né à Moscou, le 25 janvier 1917 - quelques mois avant la révolution. Ma famille avait une relation difficile avec le nouveau régime et nous avons donc quitté la Russie dès 1921. Pendant quelques années (jusqu’en 1929), nous avons vécu comme migrants en Allemagne, avant de rester définitivement en Belgique. C’est à Bruxelles que j’ai fait mes études secondaires et universitaires. J’ai acquis la nationalité belge en 1949.

Mon père, Roman Prigogine, décédé en 1974, était ingénieur chimiste à l’École polytechnique de Moscou. Mon frère Alexander, né quatre ans avant moi, a suivi, comme moi-même, le cursus de chimie de l’Université Libre de Bruxelles. Je me rappelle combien j’ai hésité avant de choisir cette direction ; en quittant la section classique (gréco-latine) d’Ixelles Athenaeum, mon intérêt était plus porté sur l’histoire et l’archéologie, sans parler de la musique, notamment du piano. Selon ma mère, j’ai pu lire des partitions musicales avant de lire des mots imprimés. Et aujourd’hui, mon passe-temps favori est toujours le piano, bien que mon temps libre pour la pratique devienne de plus en plus restreint.

Depuis mon adolescence, j’ai lu de nombreux textes philosophiques, et je me souviens encore du sort "L’évolution créatrice" qui m’a jeté. Plus précisément, je sentais qu’un message essentiel était intégré, encore à rendre explicite, dans la remarque de Bergson :

"Plus nous étudions en profondeur la nature du temps, mieux nous comprenons que la durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l’absolument nouveau."

Des coïncidences heureuses ont fait le choix pour mes études à l’université. En effet, ils m’ont conduit dans une direction presque opposée, vers la chimie et la physique. Et donc, en 1941, on m’a conféré mon premier doctorat. Très vite, deux de mes professeurs devaient exercer une influence durable sur l’orientation de mon futur travail.

Je mentionnerai d’abord Théophile De Donder (1873-1957) .2 Quel aimable personnage il était ! Né fils d’un instituteur, il débute sa carrière de la même manière et obtient (en 1896) le titre de docteur en sciences physiques, sans jamais avoir suivi aucun enseignement à l’université.

Ce n’est qu’en 1918 - il avait alors 45 ans - que De Donder a pu consacrer son temps à l’enseignement supérieur, après avoir été pendant quelques années nommé instituteur. Il est ensuite promu professeur au Département des sciences appliquées et entame sans délai la rédaction d’un cours de thermodynamique théorique pour les ingénieurs.

Permettez-moi de vous donner plus de détails, car c’est dans cette circonstance même que nous devons associer la naissance de l’école thermodynamique de Bruxelles.

Pour bien comprendre l’originalité de l’approche de De Donder, je dois rappeler que depuis le travail fondamental de Clausius, le deuxième principe de la thermodynamique a été formulé comme une inégalité : la "chaleur non compensée" est positive - ou, en termes plus récents, la production d’entropie est positive. Cette inégalité renvoie bien entendu à des phénomènes irréversibles, comme tout processus naturel. À cette époque, ces derniers étaient mal compris. Ils sont apparus aux ingénieurs et physico-chimistes comme des phénomènes "parasites", qui ne pouvaient qu’entraver quelque chose : ici la productivité d’un processus, là la croissance régulière d’un cristal, sans présenter d’intérêt intrinsèque. Ainsi, l’approche habituelle était de limiter l’étude de la thermodynamique à la compréhension des lois d’équilibre, pour lesquelles la production d’entropie est nulle.

Cela ne pouvait que faire de la thermodynamique une "thermostatique". Dans ce contexte, le grand mérite de De Donder est qu’il a extrait la production d’entropie de ce "sfumato" lorsqu’il l’a liée de manière précise au rythme d’une réaction chimique, grâce à l’utilisation d’une nouvelle fonction qu’il devait appeler "affinité" .3

Il est difficile aujourd’hui de rendre compte de l’hostilité qu’une telle approche devait rencontrer. Par exemple, je me souviens que vers la fin de 1946, lors de la réunion IUPAP de Bruxelles 4, après une présentation de la thermodynamique des processus irréversibles, un spécialiste de grande renommée m’a dit, en substance : "Je suis surpris que vous accordiez plus d’attention aux phénomènes irréversibles, qui sont essentiellement transitoires, qu’au résultat final de leur évolution, l’équilibre. "

Heureusement, certains éminents scientifiques ont dérogé à cette attitude négative. J’ai reçu beaucoup de soutien de personnes comme Edmond Bauer, le successeur de Jean Perrin à Paris, et Hendrik Kramers à Leyde.

De Donder, bien sûr, avait des précurseurs, notamment à l’école française de thermodynamique de Pierre Duhem. Mais dans l’étude de la thermodynamique chimique, De Donder est allé plus loin et a donné une nouvelle formulation du deuxième principe, basée sur des concepts tels que l’affinité et le degré d’évolution d’une réaction, considérés comme une variable chimique.

Étant donné mon intérêt pour la notion de temps, il était naturel que mon attention se soit concentrée sur le deuxième principe, car j’ai senti dès le départ qu’il introduirait un nouvel élément inattendu dans la description de l’évolution du monde physique. C’était sans doute la même impression que des physiciens illustres tels que Boltzmann5 et Planck6 auraient ressentis avant moi. Une grande partie de ma carrière scientifique serait ensuite consacrée à l’élucidation des aspects macroscopiques et microscopiques du second principe, afin d’étendre sa validité à de nouvelles situations, et aux autres approches fondamentales de la physique théorique, telles que la physique classique et dynamique quantique.

Avant d’examiner ces points plus en détail, je voudrais souligner l’influence exercée sur mon développement scientifique par le second de mes professeurs, Jean Timmermans (1882-1971). Il était plutôt un expérimentateur, particulièrement intéressé par les applications de la thermodynamique classique aux solutions liquides, et en général aux systèmes complexes, conformément à l’approche de la grande école néerlandaise de thermodynamique de van der Waals et Roozeboom7.

De cette façon, j’ai été confronté à l’application précise des méthodes thermodynamiques et j’ai pu comprendre leur utilité. Au cours des années suivantes, j’ai consacré beaucoup de temps à l’approche théorique de ces problèmes, qui appelait à l’utilisation de méthodes thermodynamiques ; Je veux dire la théorie des solutions, la théorie des états correspondants et des effets isotopiques dans la phase condensée. Une recherche collective avec V. Mathot, A. Bellemans et N. Trappeniers a permis de prédire de nouveaux effets tels que la démixtion isotopique de l’hélium He3 + He4, qui correspondaient parfaitement aux résultats de recherches ultérieures. Cette partie de mon travail est résumée dans un livre écrit en collaboration avec V. Mathot et A. Bellemans, The Molecular Theory of Solutions. 8

Mon travail dans ce domaine de la chimie physique a toujours été pour moi un plaisir spécifique, car le lien direct avec l’expérimentation permet de tester l’intuition du théoricien. Les succès que nous avons rencontrés ont fourni la confiance qui était plus tard indispensable dans ma confrontation à des problèmes plus abstraits et complexes.

Enfin, parmi toutes ces perspectives ouvertes par la thermodynamique, celle qui devait garder mon intérêt était l’étude des phénomènes irréversibles, qui rendait si manifeste la "flèche du temps". Dès le début, j’ai toujours attribué à ces processus un rôle constructif, en opposition à l’approche standard, qui ne voyait dans ces phénomènes que dégradation et perte de travail utile. Était-ce l’influence de "L’évolution créatrice" de Bergson ou la présence à Bruxelles d’une école de biologie théorique performante ? 9 Le fait est qu’il m’est apparu que les êtres vivants nous fournissaient des exemples frappants de systèmes très organisés et où des phénomènes irréversibles ont joué un rôle essentiel.

De telles connexions intellectuelles, bien que plutôt vagues au départ, ont contribué à l’élaboration, en 1945, du théorème de la production d’entropie minimale, applicable aux états stationnaires hors équilibre.10 Ce théorème donne une explication claire de l’analogie qui reliait la stabilité de les états thermodynamiques d’équilibre et la stabilité des systèmes biologiques, comme celui exprimé dans le concept d ’"homéostasie" proposé par Claude Bernard. C’est pourquoi, en collaboration avec JM Wiame 11, j’ai appliqué ce théorème à la discussion de quelques problèmes importants en biologie théorique, à savoir l’énergétique de l’évolution embryologique. Comme nous le savons mieux aujourd’hui, dans ce domaine, le théorème peut au mieux donner une explication de certains phénomènes "tardifs", mais il est remarquable qu’il continue d’intéresser de nombreux expérimentateurs.12

Dès le début, je savais que la production d’entropie minimale n’était valable que pour la branche linéaire des phénomènes irréversibles, celle à laquelle s’appliquent les fameuses relations de réciprocité d’Onsager.13 Et, ainsi, la question était : qu’en est-il des états stationnaires loin de l’équilibre, pour lequel les relations d’Onsager ne sont pas valables, mais qui relèvent encore de la description macroscopique ? Les relations linéaires sont de très bonnes approximations pour l’étude des phénomènes de transport (conductivité thermique, thermodiffusion, etc.), mais ne sont généralement pas valables pour les conditions de cinétique chimique. En effet, l’équilibre chimique est assuré par la compensation de deux processus antagonistes, alors qu’en cinétique chimique - loin de l’équilibre, hors de la branche linéaire - on est généralement confronté à la situation inverse, où l’un des processus est négligeable.

Malgré ce caractère local, la thermodynamique linéaire des processus irréversibles avait déjà conduit à de nombreuses applications, comme l’ont montré des personnes telles que J.Meixner, 14 SR de Groot et P. Mazur, 15 et, dans le domaine de la biologie, A. Katchalsky. 16 C’était pour moi une incitation supplémentaire lorsque je devais faire face à des situations plus générales. Ces problèmes nous ont confrontés pendant plus de vingt ans, entre 1947 et 1967, jusqu’à ce que nous arrivions enfin à la notion de "structure dissipative". 17

Non pas que la question soit intrinsèquement difficile à traiter ; juste que nous ne savions pas nous orienter. C’est peut-être une caractéristique de mon travail scientifique que les problèmes mûrissent lentement, puis présentent une évolution soudaine, de telle sorte qu’un échange d’idées avec mes collègues et collaborateurs devient nécessaire. Au cours de cette phase de mon travail, l’esprit original et enthousiaste de mon collègue Paul Glansdorff a joué un rôle majeur.

Notre collaboration devait donner naissance à un critère général d’évolution qui est loin d’être utilisé dans la branche non linéaire, hors du domaine de validité du théorème de production d’entropie minimale. Les critères de stabilité qui en ont résulté devaient conduire à la découverte d’états critiques, avec changement de branche et apparition possible de nouvelles structures. Cette manifestation tout à fait inattendue des processus de "l’ordre des désordres", loin de l’équilibre, mais conforme à la seconde loi de la thermodynamique, allait changer en profondeur son interprétation traditionnelle. En plus des structures d’équilibre classiques, nous sommes maintenant confrontés à des structures cohérentes dissipatives, pour des conditions suffisamment éloignées de l’équilibre. Une présentation complète de ce sujet peut être trouvée dans mon livre de 1971 co-écrit avec Glansdorff.18

Dans une première étape provisoire, nous avons pensé principalement aux applications hydrodynamiques, en utilisant nos résultats comme outils de calcul numérique. Ici, l’aide de R. Schechter de l’Université du Texas à Austin a été très précieuse.19 Ces questions restent largement ouvertes, mais notre centre d’intérêt s’est déplacé vers les systèmes de dissipation chimique, qui sont plus faciles à étudier que les processus convectifs.

Néanmoins, une fois que nous avons formulé le concept de structure dissipative, une nouvelle voie s’est ouverte à la recherche et, à partir de ce moment, nos travaux ont montré une accélération saisissante. Cela était dû à la présence d’une heureuse réunion des circonstances ; principalement à la présence dans notre équipe d’une nouvelle génération de jeunes scientifiques intelligents. Je ne peux pas mentionner ici toutes ces personnes, mais je tiens à souligner le rôle important joué par deux d’entre elles, R. Lefever et G. Nicolis. C’est avec eux que nous avons été en mesure de construire un nouveau modèle cinétique, qui se révélerait à la fois assez simple et très instructif - le "Brusselator", comme J. Tyson l’appellera plus tard - et qui manifester l’étonnante variété de structures générées par les processus de diffusion-réaction.20

C’est le lieu de rendre hommage au travail de pionnier de feu A. Turing, 21 ans qui, depuis 1952, avait fait des commentaires intéressants sur la formation des structures liées aux instabilités chimiques dans le domaine de la morphogenèse biologique. J’avais rencontré Turing à Manchester environ trois ans auparavant, à une époque où MG Evans, qui devait mourir trop tôt, avait construit un groupe de jeunes scientifiques, dont certains allaient devenir célèbres. Ce n’est que longtemps après que j’ai rappelé les commentaires de Turing sur ces questions de stabilité, car, peut-être trop préoccupé par la thermodynamique linéaire, je n’étais alors pas assez réceptif.

Revenons aux circonstances qui ont favorisé le développement rapide de l’étude des structures dissipatives. L’attention des scientifiques a été attirée sur les structures de non-équilibre cohérentes après la découverte de réactions chimiques oscillantes expérimentales telles que la réaction de Belusov-Zhabotinsky ; 22 l’explication de son mécanisme par Noyes et ses collègues ; 23 l’étude des réactions oscillantes en biochimie (par exemple le cycle glycolytique, étudié par B. Chance24 et B. Hess25) et finalement les importantes recherches menées par M. Eigen.26 Par conséquent, depuis 1967, nous avons été confrontés à un grand nombre d’articles sur ce sujet, en contraste avec l’absence totale d’intérêt qui prévalait lors des périodes précédentes.

Mais l’introduction du concept de structure dissipative devait également avoir d’autres conséquences inattendues. Il était évident dès le départ que les structures sortaient des fluctuations. Ils sont apparus en fait comme des fluctuations géantes, stabilisées par des échanges de matière et d’énergie avec le monde extérieur. Depuis la formulation du théorème de production d’entropie minimale, l’étude de la fluctuation hors équilibre avait retenu toute mon attention.27 Il était donc tout naturel que je reprenne ce travail afin de proposer une extension du cas de la chimie loin de l’équilibre réactions.

J’ai proposé ce sujet à G. Nicolis et A. Babloyantz. Nous nous attendions à trouver pour les états stationnaires une distribution de Poisson similaire à celle prédite pour les fluctuations d’équilibre par les célèbres relations d’Einstein. Nicolis et Babloyantz ont développé une analyse détaillée des réactions chimiques linéaires et ont pu confirmer cette prédiction.28 Ils ont ajouté quelques remarques qualitatives qui suggéraient la validité de ces résultats pour toute réaction chimique.

En considérant à nouveau les calculs pour l’exemple d’une réaction biomoléculaire non linéaire, j’ai remarqué que cette extension n’était pas valide. Une analyse plus approfondie, où G. Nicolis a joué un rôle clé, a montré qu’un phénomène inattendu est apparu alors que l’on considérait le problème de fluctuation dans les systèmes non linéaires loin de l’équilibre : la loi de distribution des fluctuations dépend de leur échelle, et seules les « petites fluctuations » suivent la loi proposée par Einstein.29 Après une réception prudente, ce résultat est désormais largement accepté, et la théorie des fluctuations hors équilibre se développe pleinement maintenant, afin de nous permettre d’attendre des résultats importants dans les années à venir. Ce qui est déjà clair aujourd’hui, c’est qu’un domaine tel que la cinétique chimique, qui était considérée comme conceptuellement fermée, doit être repensé en profondeur, et qu’une toute nouvelle discipline, traitant des transitions de phase hors équilibre, fait son apparition.30, 31, 32

Les progrès de la théorie des phénomènes irréversibles nous conduisent également à reconsidérer leur insertion dans la dynamique classique et quantique. Jetons un nouveau regard sur la mécanique statistique d’il y a quelques années. Dès le début de mes recherches, j’avais eu l’occasion d’utiliser des méthodes conventionnelles de mécanique statistique pour des situations d’équilibre. De telles méthodes sont très utiles pour l’étude des propriétés thermodynamiques des solutions de polymère ou des isotopes. Ici, nous traitons principalement de problèmes de calcul simples, car les outils conceptuels de la mécanique statistique de l’équilibre sont bien établis depuis les travaux de Gibbs et Einstein. Mon intérêt pour le non-équilibre me conduirait par nécessité au problème des fondements de la mécanique statistique, et surtout à l’interprétation microscopique de l’irréversibilité33.

Depuis mon premier diplôme en sciences, j’étais un lecteur enthousiaste de Boltzmann, dont la vision dynamique du devenir physique était pour moi un modèle d’intuition et de pénétration. Néanmoins, je n’ai pu que constater quelques aspects insatisfaisants. Il était clair que Boltzmann avait introduit des hypothèses étrangères à la dynamique ; sous de telles hypothèses, parler d’une justification dynamique de la thermodynamique me paraissait pour le moins excessif. À mon avis, l’identification de l’entropie avec le désordre moléculaire ne pourrait contenir qu’une partie de la vérité si, comme je persistais à penser, les processus irréversibles étaient dotés de ce rôle constructif que je ne cesse de leur attribuer. Pour une autre partie, les applications des méthodes de Boltzmann se limitaient aux gaz dilués, alors que j’étais plus intéressé par les systèmes condensés.

À la fin des années quarante, un grand intérêt a été suscité dans la généralisation de la théorie cinétique aux milieux denses. Après les travaux pionniers d’Yvon34, les publications de Kirkwodd35, Born and Green36, et de Bogoliubov37 ont attiré beaucoup d’attention sur ce problème, qui devait conduire à la naissance de la mécanique statistique hors équilibre. Comme je ne pouvais pas rester étranger à ce mouvement, j’ai proposé à G. Klein, un disciple de Fürth qui est venu travailler avec moi, d’essayer d’appliquer la méthode de Born and Green à un exemple concret et simple, dans lequel l’approche de l’équilibre a fait pas conduire à une solution exacte. Ce fut notre première étape provisoire dans la mécanique statistique hors équilibre.38 Ce fut finalement un échec, avec la conclusion que le formalisme de Born et Green n’a pas conduit à une extension satisfaisante de la méthode de Boltzmann aux systèmes denses.

Mais cet échec n’était pas total, car il m’a conduit, lors d’un travail ultérieur, à une première question : était-il possible de développer une théorie dynamique "exacte" des phénomènes irréversibles ? Tout le monde sait que selon le point de vue classique, l’irréversibilité résulte d’approximations supplémentaires aux lois fondamentales des phénomènes élémentaires, qui sont strictement réversibles. Ces approximations supplémentaires ont permis à Boltzmann de passer d’une description dynamique et réversible à une description probabiliste, afin d’établir son célèbre théorème H.

Nous avons encore rencontré cette attitude négative de « passivité » imputée aux phénomènes irréversibles, attitude que je ne pouvais partager. Si - comme j’étais disposé à le penser - des phénomènes irréversibles jouent effectivement un rôle actif et constructif, leur étude ne saurait se réduire à une description en termes d’approximations supplémentaires. De plus, mon opinion était que dans une bonne théorie, un coefficient de viscosité présenterait autant de signification physique qu’une chaleur spécifique, et la durée de vie moyenne d’une particule autant que sa masse.

Je me suis senti confirmé dans cette attitude par les publications remarquables de Chandrasekhar et von Neumann, également parues dans les années 40. C’est pourquoi, toujours avec l’aide de G. Klein, j’ai décidé de jeter un regard neuf sur un exemple déjà étudié. par Schrödinger, 40 concernant la description d’un système d’oscillateurs harmoniques. Nous avons été surpris de voir que, pour tout un modèle aussi simple qui nous a permis de conclure, cette classe de systèmes tend à s’équilibrer. Mais comment généraliser ce résultat aux systèmes dynamiques non linéaires ?

Ici, la performance véritablement historique de Léon van Hove nous a ouvert la voie (1955) .41 Je me souviens, avec un plaisir toujours nouveau, du temps - trop court - pendant lequel van Hove a travaillé avec notre groupe. Certains de ses travaux ont eu un effet durable sur l’ensemble du développement de la physique statistique ; Je veux dire non seulement son étude de la déduction d’une "équation maîtresse" pour les systèmes anharmoniques, mais aussi sa contribution fondamentale sur les transitions de phase, qui devait conduire à la branche de la mécanique statistique qui traite des résultats dits "exacts" .42

Cette première étude de van Hove s’est limitée aux systèmes anharmoniques faiblement couplés. Mais de toute façon, le chemin était ouvert, et avec certains de mes collègues et collaborateurs, principalement R. Balescu, R. Brout, F. Hénin et P. Résibois, nous avons réalisé une formulation de la mécanique statistique hors équilibre à partir d’un point purement dynamique de vue, sans aucune hypothèse probabiliste. La méthode que nous avons utilisée est résumée dans mon livre de 196243. Elle conduit à une « dynamique des corrélations », car la relation entre interaction et corrélation constitue la composante essentielle de la description. Depuis lors, ces méthodes ont conduit à de nombreuses applications. Sans donner plus de détails, je me limiterai ici à mentionner deux livres récents, l’un de R. Balescu, 44 l’autre de P. Résibois et M. De Leener.45

Ceci a conclu la première étape de mes recherches en mécanique statistique hors équilibre. La seconde se caractérise par une très forte analogie avec l’approche des phénomènes irréversibles qui nous a conduits de la thermodynamique linéaire à la thermodynamique non linéaire. Dans cette étape provisoire également, j’ai été poussé par un sentiment d’insatisfaction, car la relation avec la thermodynamique n’a pas été établie par nos travaux en mécanique statistique, ni par aucune autre méthode. Le théorème de Boltzmann était toujours aussi isolé que jamais, et la question de la nature des systèmes dynamiques auxquels s’applique la thermodynamique était toujours sans réponse.

Le problème était de loin plus large et plus complexe que les considérations plutôt techniques auxquelles nous étions parvenus. Il a touché la nature même des systèmes dynamiques et les limites de la description hamiltonienne. Je n’aurais jamais osé aborder un tel sujet si je n’avais pas été stimulé par des discussions avec des amis très compétents comme feu Léon Rosenfeld de Copenhague ou G. Wentzel de Chicago. Rosenfeld a fait plus que me donner des conseils ; il était directement impliqué dans l’élaboration progressive des concepts que nous devions explorer pour construire une nouvelle interprétation de l’irréversibilité. Plus que toute autre étape de ma carrière scientifique, celle-ci est le fruit d’un effort collectif. Je n’aurais pas pu réussir sans l’aide de mes collègues M. de Haan, Cl. George, A. Grecos, F. Henin, F. Mayné, W. Schieve et M. Theodosopulu. Si l’irréversibilité ne résulte pas d’approximations supplémentaires, elle ne peut être formulée que dans une théorie des transformations qui exprime en termes « explicites » ce que la formulation habituelle de la dynamique « cache ». Dans cette perspective, l’équation cinétique de Boltzmann correspond à une formulation de la dynamique dans une nouvelle représentation.46, 47, 48, 49

En conclusion : la dynamique et la thermodynamique deviennent deux descriptions complémentaires de la nature, liées par une nouvelle théorie de la transformation non unitaire. J’en suis venu à mes préoccupations actuelles ; et il est donc temps de mettre fin à cette autobiographie intellectuelle. Alors que nous partions de problèmes spécifiques, tels que la signification thermodynamique des états stationnaires hors équilibre ou des phénomènes de transport dans les systèmes denses, nous avons été confrontés, presque contre notre volonté, à des problèmes de grande généralité et de complexité, qui appellent à reconsidérer la relation des structures physico-chimiques aux structures biologiques, alors qu’elles expriment les limites de la description hamiltonienne en physique.

En effet, tous ces problèmes ont un élément commun : le temps. Peut-être que l’orientation de mon travail est venue du conflit né de ma vocation humaniste d’adolescent et de l’orientation scientifique que j’ai choisie pour ma formation universitaire. Presque par instinct, je me suis tourné plus tard vers des problèmes de complexité croissante, peut-être dans la conviction que je pourrais y trouver une jonction en sciences physiques d’une part, et en biologie et sciences humaines d’autre part.

De plus, les recherches menées avec mon ami R. Herman sur la théorie de la circulation automobile50 m’ont confirmé la supposition que même le comportement humain, avec toute sa complexité, serait éventuellement susceptible d’une formulation mathématique. De cette façon, la dichotomie des "deux cultures" pourrait et devrait être supprimée. Cela correspondrait à la percée des biologistes et des anthropologues vers la description moléculaire ou les « structures élémentaires », si l’on veut utiliser la formulation de Lévi-Strauss, un mouvement complémentaire du physico-chimiste vers la complexité. Le temps et la complexité sont des concepts qui présentent des relations mutuelles intrinsèques.

Au cours de sa conférence inaugurale, De Donder a parlé en ces termes : 51 "La physique mathématique représente l’image la plus pure que la vision de la nature puisse générer dans l’esprit humain ; cette image présente tout le caractère du produit de l’art ; elle engendre une certaine unité, elle est vrai et a la qualité de la sublimité ; cette image est à la nature physique ce qu’est la musique aux mille bruits dont l’air est plein ... "

Filtrer la musique hors du bruit ; l’unité de l’histoire spirituelle de l’humanité, comme l’a souligné M. Eliade, est une découverte récente qui doit encore être assimilée.52 La recherche de ce qui est significatif et vrai par opposition au bruit est une étape provisoire qui semble intrinsèquement intrinsèque. lié à la prise de conscience de l’homme face à une nature dont il fait partie et qu’il laisse.

J’ai maintes fois prôné le dialogue nécessaire dans l’activité scientifique, et donc l’importance vitale de mes collègues et collaborateurs dans le parcours que j’ai tenté de décrire. Je voudrais également souligner le soutien continu que j’ai reçu des institutions qui ont rendu ce travail réalisable, en particulier l’Université Libre de Bruxelles et l’Université du Texas à Austin. Pour tout le développement de ces idées, l’Institut international de physique et de chimie fondé par E. Solvay (Bruxelles, Belgique) et la Fondation Welch (Houston, Texas) m’ont apporté un soutien continu.

Le travail d’un théoricien est directement lié à toute sa vie. Il faut, je crois, une certaine paix intérieure pour trouver un chemin entre toutes les bifurcations successives. Cette paix que je dois à ma femme, Marina. Je connais la fragilité du présent, mais aujourd’hui, vu l’avenir, je me sens être un homme heureux.

Références 1. G. Poulet, Etudes sur le temps humain, Tone 4, Edition 10/18, Paris, 1949. 2. Voir la note sur De Donder dans le Florilège (pedant le XIXe siècle et le début du XXe), Acad. Roy. Belg., Bull. Cl. Sc., Page 169, 1968. 3. Th. De Donder (Rédaction nouvelle par P. Van Rysselberghe), Paris, Gauthier-Villars, 1936. Voir aussi : I. Prigogine et R. Defay : Thermodynamique Chimique conformément aux méthodes de Gibbs et De Donder (2 Tomes), Liège, Desoer, 1944-1946. Ou la traduction en anglais : Chemical Thermodynamics, traduite par DH Everett, Langmans 1954, 1962. 4. Voir Colloque de Thermodynamique, Union Intern. de Physique pure et appliquée (IUPAP), 1948. 5. Bolzmann, L., Wien, Ber. 66, 2275, 1872. 6. Planck, M., Vorlesaungen über Thermodynamik, Walter de Gruyter, Berlin, Leipzig, 1930. 7. Timmermans, J., Les Solutions Concentrées, Masson et Cie, Paris, 1936. Citons également sa thèse sur la recherche expérimentale sur la démixtion dans les mélanges liquides 8. Prigogine, I., La théorie moléculaire des solutions, avec A. Bellemans et V. Mathot ; Hollande du Nord Publ. Company, Amsterdam, 1957. Voir aussi : Prigogine and Defay, Réf. 3. 9. Citons quelques œuvres remarquables de cette Ecole : Barchet, A., La Vie créatrice des formes, Alcan, Paris, 1927. Dalcq, A., L’Oeuf et son dynamisme organisateur, Alban Michel. Paris, 1941. Barchet, J., Embryologie Chimique, Desoer, Liège et Masson, Paris, 1946. J’ai également été très intéressé par le beau livre de Marcel Florkin : L’Evolution biochimique, Desoer, Liège, 1944. 10. Prigogine, I., Acad. Roy. Belg. Taureau. Cl. Caroline du Sud. 31, 600, 1945.
 Etude thermodynamique des phénomènes irréversibles. Thèse d’agrégation présentée en 1945 à l’Université Libre de Bruxelles. Desoer, Liège, 1947.
 Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, traduit de l’anglais par J. Chanu, Dunod, Paris, 1968. 11. Prigogine, I., et Wiame, JM, Experientia, 2, 451, 1946. 12. Nicolis, G. et Prigogine, I., Self Organisation in Non-Equilibrium Systems (Chaps. III et IV), J. Wiley and Sons, New York, 1977. 13. Onsager, L., Phys. Rev., 37, 405, 1931. 14. Meixner, J., Ann. Physik, (5), 35, 701, 1939 ; 36, 103, 1939 ; 39, 333, 1941 ; 40, 165, 1941 ; Zeitsch Phys. Chim. B 53, 235, 1943. 15. de Groot, SR et Mazur, P., Thermodynamics Non-Equilibrium, North-Holland, Amsterdam, 1962. 16. Katchalsky, A. et Curran, PF, Thermodynamics Non-Equilibrium in Biophisics, Harvard Univ. Press, Cambridge, Mass., 1946. 17. Prigogine, I., Structure, Dissipation and Life. Physique théorique et biologie, Versailles, 1967. Hollande du Nord Publ. Company, Amsterdam, 1969. C’est dans cette communication que le terme "structure dissipative" est utilisé pour la première fois. 18. Glansdorff, P. et Prigogine, I., Structure, Stabilité et Fluctuations, Masson, Paris, 1971.
 Théorie thermodynamique de la stabilité et des fluctuations des structures, Wiley and Sons, Londres, 1971.
 Traduction en langue russe : Mir, Moscou, 1973.
 Traduction en langue japonaise ; Misuzu Shobo, 1977. Ce livre présente en détail le travail original des deux auteurs, qui a conduit au concept de structure dissipative. Pour un bref compte rendu historique, voir aussi : Acad. Roy. Belg., Bull. des Cl. Sc., LIX, 80, 1973. 19. Schechter, RS, The Variational Method in Engineering, McGraw-Hill, New York, 1967. 20. Tyson, J., Journ. de Chem. Physique, 58, 3919, 1973. 21. Turing, A., Phil. Trans. Roy. Soc. Londres, Ser B, 237, 37, 1952. 22. Belusov, BP, Sb. Réf. Radiat. Med. Moscou, 1958. Zhabotinsky, AP, Biofizika, 9, 306, 1964. Acad. Caroline du Sud. URSS Moscou (Nauka), 1967. 23. Noyes, RM et al., Ann. Rev. Phys. Chem. 25, 95, 1974. 24. Chance, B., Schonener, B. et Elsaesser, S., Proc. Nat. Acad. Sci. USA 52, 337-341, 1964. 25. Hess, B., Ann. Rev. Biochem. 40, 237, 1971. 26. Eigen, M., Naturwissenschaften, 58, 465, 1971. 27. Prigogine, I. et Mayer, G., Acad. Roy. Belg. Taureau. Cl. Sc., 41, 22, 1955 28. Nicolis, G. et Babloyantz, A., Journ. Chem. Phys., 51, 6, 2632, 1969. 29. Nicolis, G. et Prigogine, I., Proc. Nat. Acad. Sci. USA, 68, 2102, 1971. 30. Prigogine, I., Proc. 3rd Symp. Température, Washington DC, 1954. Prigogine, I. et Nicolis, G., Proc. 3e. Interne. Conférence : De la physique théorique à la biologie, Versailles, France, 1971. 31. Nicolis, G. et Turner, JW, Proc. de la Conférence sur la théorie de la bifurcation, New York, 1977. À paraître. 32. Prigogine, I. et Nicolis, G., Transitions de phase hors équilibre et réactions chimiques, Scientific American. Apparaître. 33. Prigogine, I., Non-Equilibrium Stastistical Mechanics, Interscience Publ., New York, Londres, 1962-1966. (Pour un bref historique et des références originales.) 34. Yvon, J., Les Corrélations et l’Entropie en Mécanique Statistique Classique. Dunod, Paris, 1965. 35. Kirkwood. JG, Journ, Chem. Physique, 14, 180, 1946. 36. Born, M. et Green, HS, Proc, Roy, Soc. Londres, A 188, 10, 1946 et A 190, 45, 1947. 37. Bogoliubov, sans numéro, Jour. Phys. URSS 10, 257, 265, 1949. 38. Klein, G. et Prigogine, I., Physica XIX 74-88 ; 88-100 ; 1053-1071, 1953. 39. Chandrasekhar, S., Stocastic Problems in Physics and Astronomy ; Rév.de Mod. Physique, 15, no 1, 1943. 40. Shrödinger, E., Ann. der Physik, 44, 916, 1914. 41. Van Hove, L., Physica, 21, 512 (1955). 42. Van Hove, L., Physica, 16, 137 (1950). 43. Prigogine, I., cf. Réf. 33. 44. Balascu, R., Mécanique statistique d’équilibre et de non-équilibre, Wiley, Interscience, 1957. 45. Résibois, P. et De Leener, M., Théorie cinétique classique des fluides, Wiley, Interscience, New York, 1977 46. ​​Prigogine, I., George, C., Henin, F. et Rosenfeld, L., Chemica Scripta, 4, 5-32, 1973. 47. Prigogine, I., George, C., Henin, F. , Physica, 45, 418-434, 1969 48. Prigogine, I. et Grecos, AP, The Dynamic Dynamory of Irreversible Processes, Proc. Interne. Conf. sur Frontiers of Theor. Phys., New Delhi, 1976. Théorie cinétique et propriétés ergodiques en mécanique quantique, Abhandlungen der Akad. der Wiss., der DDR Nr 7 n Berlin, Jahrgang 1977. 49. Grecos, AP and Prigogine, I., Treizième Conférence IUPAP de physique statistique, Haïfa, août 1977. 50. Prigogine, I. et Herman, R., Kinetic Theory of Vehicular traffic, Elsevier, 1971. 51. Pour la référence, voir note 2. 52. Mircéa Eliade, Historie des croyances et fies idées religieuseu Vol. I., p. 10, Payot, Paris, 1976.

D’après Nobel Lectures, Chemistry 1971-1980, rédacteur en chef Tore Frängsmyr, rédacteur en chef Sture Forsén, World Scientific Publishing Co., Singapour, 1993

Cette autobiographie / biographie a été écrite au moment de la remise du prix et publiée pour la première fois dans la série de livres Les Prix Nobel. Il a ensuite été édité et republié dans Nobel Lectures. Pour citer ce document, indiquez toujours la source comme indiqué ci-dessus.

Ilya Prigogine est décédé le 28 mai 2003.

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