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La sélection naturelle des espèces, ou transformation darwinienne du vivant, est-elle évolutive, adaptative, prédictible, productrice de progrès, de complexification ou d’amélioration ?

jeudi 17 mars 2016, par Robert Paris

Darwin écrit au biologiste américain Alpheus Hyatt en 1872 : « Après mûre réflexion, je me suis déterminé à penser que l’évolution n’a pas intrinsèquement tendance au progrès.", par opposition au philosophe Herbert Spencer, inventeur de l’expression "la survie du plus apte" qui écrivait : "Le progrès n’est pas accidentel, c’est une nécessité. »

Stephen Jay Gould, lui, écrit :

« L’idée de progrès est une idée pernicieuse, ancrée dans la culture, impossible à tester, inopérante, il faut la remplacer si nous souhaitons comprendre les structures de l’histoire. »

Stephen Jay Gould affirme : « La théorie darwinienne de l’évolution se distingue radicalement des autres théories de l’évolution du 19ème siècle par son refus implicite d’une idée de progrès qui serait inhérente à l’évolution. »

Stephen Jay Gould écrit dans « La vie est belle » :

« Darwin livra une bataille de longue durée de ce type au sujet de l’idée de progrès. Il se trouva pris dans une insoluble contradiction. Il reconnut que sa théorie fondamentale du mécanisme évolutif – la sélection naturelle - n’impliquait pas qu’il y ait progrès dans l’évolution. La sélection naturelle explique seulement comment les organismes se modifient au cours du temps par des réponses adaptatives au changement dans les environnements locaux – c’est la « descendance avec modification », selon les propres termes de Darwin. Il estima que son déni du progrès général en faveur de l’ajustement aux conditions locales était le trait le plus radical de sa théorie. Il écrivit le 4 décembre 1872 au paléontologiste américain Alpheus Hyatt (l’ancien occupant de mon actuel bureau) : « Après mûre réflexion, je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’y a pas de tendance au progrès. »

La sélection naturelle des espèces, ou transformation darwinienne du vivant, est-elle évolutive, adaptative, prédictible, productrice de progrès, de complexification ou d’amélioration ?

Bien des gens ont cru retenir de la « descendance avec transformation des espèces dirigée par la sélection naturelle des variations aléatoires », telle que la formulait Darwin, l’idée fausse que la nature améliorerait sans cesse les espèces, leur donnant de plus en plus de complexité, de plus en plus de capacités, et un perfectionnement croissant, leur permettant de dominer puis d’éliminer les autres espèces, moins évoluées. Ce culte du progrès, appelé adaptationnisme, est en fait très éloigné de la conception de Darwin et aussi éloigné de ce qui ressort de nos connaissances les plus récentes en sciences de l’évolution des espèces, qu’il s’agisse des connaissances en génétique, en évolution, en physiologie des espèces, en paléontologie ou en développement des êtres vivants.

Bien des auteurs (scientifiques ou non) interprètent aussi le vivant comme le domaine d’action d’une véritable force du progrès. Cette version a été démentie par les découvertes scientifiques des évolutionnistes comme Stephen Jay Gould, des biologistes et des théoriciens de la génétique du développement comme de la coévolution des groupes d’espèces, des gènes homéotiques et de l’épigénétique.

L’idée de la plupart des transformistes étaient que les modifications s’étaient faites en positif : « pour » réaliser telle ou telle modification nécessaire. Des nécessités fonctionnelles guideraient une évolution directive, de progrès. Darwin, au contraire, a proposé un fonctionnement aveugle, en un double mécanisme contradictoire (la sélection et la variation) et, qui plus est, agissant par négation (l’élimination). Il a inventé la création par suppression pour concevoir la formation des espèces nouvelles. Notion dialectique s’il en est, la conception darwinienne proposait plusieurs renversements conceptuels allant dans le même sens, celui de la remise en cause des logiques linéaires et de la logique métaphysique*, pour favoriser une logique dialectique et matérialiste. On comprend que Karl Marx ait considéré que « L’origine des espèces » était un grand pas en avant dans la lutte des idées, allant bien au-delà des précédents transformismes. Tout d’abord, Darwin proposait que l’ordre soit issu du désordre. Le point de vue est dialectique puisque c’est la négation de la destruction par sélection naturelle aveugle qui produit le changement, le nouvel ordre. C’est la lutte désordonnée des individus pour la vie qui est le moteur des transformations, et non un mécanisme directif, orienté en vue d’un but.

L’adaptationnisme est une philosophie du type « tout va de mieux en mieux » qui est très éloignée de ce que nous pouvons remarquer de l’évolution des espèces. Indépendamment de l’action de l’homme, les nombreuses espèces disparues semblent avoir été, au moins un temps, parfaitement adaptées à leur environnement et cela ne les a pas empêché d’être entièrement éliminées et parfois sans aucune descendance évolutive. L’image du « progrès évolutif » a également l’inconvénient de faire apparaître les espèces nouvelles comme une apparition liée à une nécessité du chnagement environnemental comme si les espèces nouvelles n’étaient pas parfois apparues bien avant d’apparaître comme dominantes et comme si elles n’avaient pas préexisté aux conditions favorables apparues bien plus tard. D’autre part, il est faux d’imaginer que les nouvelles espèces devaient succéder aux anciennes, les unes prenant directement la succession des autres, censées disparaître immédiatement à l’apparition des suivantes. Ce scénario est loin nécessaire ni même courant. D’autre part, la disparition d’espèces et l’apparition d’autres espèces est loin de se produire simplement par concurrence directe et encore moins comme la preuve d’une supériorité comme l’exemple des marsupiaux et des placentaires le montre bien. De même, si les dinosaures ont disparu et les mammifères en ont profité pour se développer, cela ne signifie nullement que ce sont les mammifères qui aient poussé les dinosaures en dehors de l’histoire ni que les mammifères se soient révélés de quelque manière que ce soit supérieurs aux dinosaures. Ni les variations génétiques en tous sens qui sont la base des changements d’espèces, ni les variations brutales de l’environnement qui induisent ces changements d’espèces, ni la « lutte pour la vie » qui image la manière dont les espèces sont éliminées ou renforcées, n’ont un caractère directif qui donne une direction unique à la transformation et définissent encore moins un sens du progrès général du vivant. Tout au plus, les modifications brutales de l’environnement, encore appelées « stress environnemental », peuvent-elles permettre de libérer les modifications génétiques permises par le système génétique, en occupant ailleurs les mécanismes « chaperons » qui bloquaient ces transformations. La « sélection naturelle », qui englobe dans un même terme la lutte pour accéder aux subsistances, la lutte pour conquérir et conserver les niches écologiques, la lutte pour accroitre la population qui comprend la lutte pour la sexualité et la procréation, amène certainement une lutte pour l’existence, favorise certaines espèces au détriment d’autres, donne ainsi un sens à l’évolution générale mais cette évolution n’a, au départ, aucunement un sens général ni de progrès, mais un sens local, momentané, aléatoire, non dirigiste et encore moins dirigé par un principe de progrès préexistant. La transformation générale ne vient qu’après coup et est imprédictible. L’adaptation locale a un sens mais non un principe général d’adaptation. En effet, les espèces trop adaptées à leur environnement sont celles qui ont le moins d’avenir, étant donné que ce sont celles qui supporteront le moins le changement brutal de l’environnement. Les plus favorisées en cas de changement brutal sont celles qui sont accoutumées à subir des changements brutaux et ont conservé un grand potentiel de changement. La totipotence, ou potentiel de diversification, est beaucoup plus que le perfectionnement, que la spécialisation, que le progrès, la faculté essentielle pour des espèces qui auront un avenir évolutif. La plupart des espèces ne sont nullement concurrentes les unes des autres sur la même niche écologique ni prédatrice ou proie l’une de l’autre et il est donc impossible de prétendre établir une échelle de valeur entre l’ensemble des espèces, avec un critère de supériorité évolutive ou adaptative. Quant à l’adage selon lequel « ce sont les plus adaptés qui survivent », c’est soit une tautologie (ceux qui ont survécu se sont montrés adaptés à la situation) soit un précepte erroné qui prétendrait que la plus grande adaptation à une situation donnée (par exemple un type de climat, de végétation, d’environnement inerte ou vivant) coinciderait avec une plus grande adaptation à n’importe quelle autre situation. Tel n’est ni le point de vue de Darwin ni celui qui découle de nos connaissances modernes en science de l’évolution du vivant.

« Darwin ou les grandes énigmes de la vie » de Stephen Jay Gould :

« En réalité, « évolution » est un terme que Darwin employait très rarement, car il voulait bannir toute notion de progrès de ce que nous appelons aujourd’hui évolution.

Dans une épigramme célèbre, Darwin écrit qu’il doit s’interdire d’employer les quelificatifs « supérieur » ou « inférieur » lorsqu’il décrit la structure des organismes. Pouvons-nous prétendre, en effet, que nous sommes des créatures supérieures à l’amibe, qui est aussi bien adaptée à son environnement que nous le sommes au nôtre ? Darwin évita donc de recourir à l’ « évolution », d’une part, parce que son sens technique heurtait ses convictions, et, d’autre part, parce que la notion de progrès, inséparable de son sens courant, lui déplaisait.

C’est grâce aux œuvres de Herbert Spencer, érudit inlassable de l’époque victorienne, qui savait presque tout, que « évolution » a fait son entrée dans la langue anglaise en tant que synonyme de « descendance avec modification ». Selon Spencer, l’évolution était la loi fondamentale de tout changement. Et, pour un sujet vertueux de la reine Victoria, quel principe, sinon celui de progrès pouvait bien diriger les processus de transformation de l’univers ? Spencer donna donc la définition de la loi universelle dans son ouvrage « Premiers Principes », en 1862 : « L’évolution est une intégration de matière jointe à une déperdition de mouvement ; la matière passe ainsi d’une homogénéité indéfinie et incohérente à une hétérogénéité définie et cohérente. » (…)

Par une ironie du sort, cependant, le père de la théorie évolutionniste était presque seul à soutenir que le changement organique a pour unique résultat d’améliorer l’adaptation des organismes à leur environnement, et ne se conforme pas à une idée abstraite de progrès définie par la complexité de la structure ou l’accroissement de l’homogénéité.

« Ne jamais dire supérieur ou inférieur… » Si nous avions tenu compte de l’avertissement de Darwin, la confusion et l’incompréhension qui existent aujourd’hui entre les savants et les profanes nous auraient été épargnées.

Car la conception de Darwin est essentielle pour les savants qui ont abandonné depuis longtemps l’idée d’une relation nécessaire entre évolution et progrès, la considérant comme une perversion anthropocentriste de la pire espèce. Pourtant, la plupart des profanes confondent encore évolution et progrès. Ils n’imaginent pas l’évolution humaine comme une suite de changements, mais comme un accroissement d’intelligence,de taille, ou de tout ce qui peut être considéré comme une amélioration…

On peut se demander pourquoi les savants ont provoqué ce terrible malentendu en choisissant un mot courant, qui signifie progrès, pour désigner ce que Darwin nommait, moins spectaculairement mais plus correctement, « descendance avec modification ». (…)

L’évolution telle que la présentent les ouvrages de référence et la presse à gros tirage est un processus d’amélioration physique continue : les animaux vivent « en harmonie » avec leur environnement grâce à la sélection des individus les mieux adaptés. Mais certains types d’environnement ne provoquent pas une telle réaction. Imaginons une espèce vivant dans un environnement qui lui impose une mortalité catastrophique à intervalles réguliers – des étangs qui s’assèchent, ou des hauts-fonds agités par des tempêtes, par exemple. Ou bien que la nourriture soit éphémère et difficile à trouver, mais extrêmement abondante une fois localisée. Les organismes ne peuvent s’harmoniser à un tel environnement. Il est trop instable pour qu’on puisse s’y adapter. Dans de telles conditions, il vaut mieux investir son énergie dans la reproduction, fabriquer la plus grande quantité possible de descendants, aussi rapidement que possible, afin d’être sûr que certains d’entre euxau moins survivront à la catastrophe ; se reproduire à un train d’enfer tant qu’il y a de la nourriture, car cela ne durera pas longtemps, pour qu’une partie de la progéniture survive et en découvre de nouveau. (…)

Les évolutionnistes modernes citent toujours les mêmes scénarios et les mêmes acteurs (que la théorie de la création parfaite du grande architecte divin), seule l’interprétation a changé. On nous dit maintenant, avec le même emmerveillement, que la sélection naturelle est l’instrument de la perfection. Me sentant intellectuellement proche de Darwin, je n’en doute pas. Mais ma confiance dans le pouvoir de la sélection naturelle a d’autres racines ; elle ne se fonde pas sur « les organes d’une perfection et d’une complexité extrêmes », comme les appelait Darwin. En fait, celui-ci considérait cette perfection comme un problème. Il allait jusqu’à dire :

« Imaginer que l’œil, avec son aptitude unique à s’adapter à des distances différentes, à laisser pénétrer des quantités de lumière différentes et à corriger les inconsistances sphériques et chromatiques, est le produit de la sélection naturelle, semble, je l’avoue, absurde au plus haut degré. »

(…)

Dans la théorie de Darwin, la sélection naturelle joue un rôle constructif : elle construit l’adaptation progressivement, au moyen d’une série d’adapatations intermédiaires, rassemblant des éléments qui n’ont apparemment de signification qu’en fonction de l’ensemble. (…)

Pour les critiques de Darwin, le problème était d’attribuer une valeur adaptative aux « étapes intermédiaires ». Darwin répondit en s’efforçant de déterminer celles-ci et de mettre leur fonction en évidence :

« La raison me dit que si l’on peut montrer qu’il existe de nombreuses étapes intermédiaires entre un œil imparfait et un œil complexe, parfait, chaque étape ayant son utilité pour l’individu… alors on pourra affirmer que la sélection naturelle est capable de produire un œil complexe, parfait, bien que dela soit difficile à imaginer, sans risquer de mettre en péril la rigueur interne de la théorie. »

Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda » ou « Les grandes énigmes de l’évolution » :

« La « synthèse moderne », version contemporaine du darwinisme qui règne depuis trente ans, a considéré que le modèle de substitution des gènes par adaptation dans les populations locales rendait valablement compte, par accumulation et extension, de toute l’histoire de la vie. (…) Les tendances maîtresses de l’évolution dans les principales lignées ne sont-elles qu’une accumulation plus poussée d’une suite de transformations adaptatives ? De nombreux évolutionnistes (dont je fais partie) commencent à mettre en doute cette synthèse et à soutenir la thèse hiérarchique selon laquelle les différences de niveau dans le changement évolutif reflètent souvent des catégories de causes différentes. Une rectification mineure au sein d’une population peut être le résultat d’un processus adaptatif. (…)Par exemple, dans le cheminement complexe du développement embryonnaire bien des causes simples, des changements mineurs des taux de croissance notamment, peuvent se traduire par des changements nets et surprenants dans l’organisme adulte. (…) Le 23 novembre 1859, le jour précédent la sortie de son livre révolutionnaire, Charles Darwin reçut une lettre extraordinaire de son ami Thomas Henry Huxley. Celui-ci lui offrait son soutien actif dans le combat à venir, allant même jusqu’au sacrifice suprême : « Je suis prêt à mourir sur le bûcher s’il le faut. (…) Je me prépare en aiguisant mes griffes et mon bec. » Mais il ajoutait aussi un avertissement : « Vous vous êtes encombré d’une difficulté inutile en adoptant le « Natura non facit saltum » sans la moindre réserve. » L’expression latine, généralement attribuée à Linné signifie que « la nature ne fait pas de sauts ». Darwin approuvait totalement cette devise ancienne. Disciple de Charles Lyell, apôtre du « gradualisme » en géologie, Darwin décrivait l’évolution comme un processus majestueux et régulier, agissant avec une telle lenteur que personne ne pouvait espérer l’observer pensant la durée d’une vie. Les ancêtres et leurs descendants, selon Darwin, doivent être reliés par « une infinité de liens transitoires » qui forment « une belle succession d’étapes progressives ». Seule une longue période de temps a permis à un processus si lent de réaliser une telle ouvre. Huxley avait le sentiment que Darwin creusait le fossé de sa propre théorie. La sélection naturelle n’avait besoin d’aucun postulat sur la vitesse ; elle pouvait agir tout aussi bien si l’évolution se déroulait sur un rythme rapide. (...) De nombreux évolutionnistes considèrent qu’une stricte continuité entre micro et macro-évolution constitue un ingrédient essentiel du darwinisme et corollaire nécessaire de la sélection naturelle. (...) Thomas Henry Huxley avait séparé la sélection naturelle du gradualisme et averti Darwin que son adhésion franche et sans fondement sûr au gradualisme pouvait saper son système tout entier. Les fossiles présentent trop de transitions brutales pour témoigner d’un changement progressif et le principe de la sélection naturelle ne l’exige pas, car la sélection peut agir rapidement. Mais ce lien superflu que Darwin a inventé devint le dogme central de la théorie synthétique. Goldschmidt n’éleva aucune objection contre les thèses classiques de la microévolution. Il consacra la première moitié de son ouvrage principal « Les fondements matériels de l’évolution » au changement progressif et continu au sein des espèces. Cependant, il se démarqua nettement de la théorie synthétique en affirmant que les espèces nouvelles apparaissent soudainement par variation discontinue, ou macro-mutation. Il admit que l’immense majorité des macro-mutations ne pouvaient être considérées que comme désastreuses et il les appela « monstres ». (…) Quand Darwin publia "L’origine des espèces", en 1859, il introduisit le terme "sélection naturelle". Mais il n’a nulle part utilisé le mot "évolution", bien que le public suppose que Darwin seul est responsable de ce concept. (...) De nombreux penseurs évolutionnistes, Darwin y compris, n’ont pas échappé à la confusion entre l’idée d’évolution et celle de progrès. Mais la force de Darwin venait de ce que l’idée simple, selon laquelle la survie du plus adapté devait produire des changements évolutionnistes, s’appuyait sur une avalanche de faits (...) »

« La vie est belle » de Stephen Jay Gould :

« Par « plus aptes », Darwin entendait « mieux adaptés à de nouveaux environnements locaux », et non pas supérieurs d’une façon générale sur le plan de l’organisation anatomique. Les moyens par lesquels s’obtient l’adaptation locale peuvent avoir pour conséquence tout aussi bien de restreindre que d’augmenter les perspectives de maintien à long terme (simplification chez les parasites ; exagération chez le paon). En outre, rien n’est plus erratique et imprévisible (tant dans les métaphores que dans la réalité) que l’évolution du climat et de la géographie. Les continents se fragmentent et leurs morceaux se dispersent ; la circulation des courants océaniques se modifie ; des rivières changent de cours ; des montagnes s’élèvent ; des estuaires s’assèchent. Si l’évolution de la vie procède plus d’une course poursuite avec les changements de l’environnementque de l’escalade d’une échelle du progrès, la contingence devrait dominer.

J’affirme que, dans la théorie de Darwin, un rôle capital a été dévolu à la contingence, non comme corollaire logique de son échafaudage intellectuel, mais comme sujet central et explicite de sa propre vie et de son œuvre. Darwin a invoqué la contingence de manière séduisante comme argument principal en faveur du fait de l’évolution lui-même. Il recourut à un paradoxe pour défendre sa théorie : on pourrait croire que la meilleure preuve de l’évolution réside dans ces merveilleux exemples d’adaptation optimale élaborés, semble-t-il, grâce à la sélection naturelle – comme la perfection aérodynamique de la plume ou le mimétisme parfait de ces insectes qui ressemblent à des feuilles ou à des brindilles. Ces phénomènes sont les exemples régulièrement cités dans les manuels pour montrer jusqu’à quel point de sophistication peuvent aller les modifications obtenues par évolution – l’œuvre de la sélection naturelle est lente, mais elle peut atteindre d’extraordinaires degrés de finesse. Et pourtant Darwin admit que l’apparence de la perfection ne pouvait être prise comme preuve de l’évolution, car l’optimalité dissimule les traces de l’histoire.

Si les plumes sont parfaites, elles peuvent aussi bien avoir été créées par un Dieu omnipotent qu’élaborées par la sélection naturelle. Darwin admettait qu’on devait rechercher les preuves principales de l’évolution dans les bricolages, les étrangetés et les imperfections qui laissent apercevoir les cheminements de l’histoire…. Les événements contingents de l’histoire ( de « rien que l’histoire ») façonnent pourtant notre monde, et l’évolution s’observe dans la panoplie de ces structures qui ne peuvent être comprises qu’à la lumière de leur passé.

Ainsi la contingence règne même dans le monde de Darwin, qui extrapole à partir de la compétition organique au sein de communautés locales saturées en espèces… Cependant les aspects de grande dimension ne s’obtiennent pas à partir de ceux de petite dimension, simplement en leur laissant le temps de s’accumuler. Plusieurs phénomènes relevant de la grande échelle – fondés sur la macroévolution et l’histoire des environnements – s’imposent aux directions aux directions empruntées par l’évolution. Et aussi, ils interrompent, ramènent au départ, et redirigent tous les phénomènes pouvant être accumulés au cours du temps par le déroulement des processus prenant place dans l’immédiat ici et maintenant. »

« Cette vision de la vie » de Stephen Jay Gould :

« Considérez trois aspects de la nouvelle vision du monde révélée par Darwin qui réfutent des composantes de la vision de Humboldt :

1°) La nature doit être désormais considérée comme un lieu de compétition et de lutte, et non comme une harmonie supérieure et ineffable… La lutte est une simple métaphore, qui n’implique pas nécessairement un combat sanglant (on peut considérer, nous dit Darwin, qu’une plante en bordure du désert lutte contre un environnement inclément). Mais la plupart du temps, la compétition procède par élimination et certains meurent de ce qui fait vivre les autres. La lutte, en outre, opère pour le succès reproductif des organismes individuels, et non directement en vue d’une harmonie supérieure…

Dans l’une de ses métaphores les plus incisives, mettant en garde contre l’apparente harmonie de la nature, Darwin semble tailler en pièces la foi de Humboldt et les toiles de Church :

« Nous regardons la face de la nature resplendissante de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance d’alimentation ; mais nous ne voyons pas, ou nous oublions que les oiseaux qui chantent perchés nonchalamment sur une branche se nourrissent principalement d’insectes ou de graines, et que, ce faisant, ils détruisent continuellement une forme de vie, nous oublions combien souvent ces oiseaux chanteurs, ou leurs œufs ou leurs nids sont détruits par d’autre oiseaux et des bêtes de proie. »

2°) Les lignées évolutives ne suivent aucune direction intrinsèque qui les conduirait vers des états supérieurs ou vers une plus grane unification. La sélection naturelle ne donne que des adaptations locales : les organismes se transforment en réponse aux modifications de leur environnement. Les causes géologiques et climatiques du changement environnemental n’imposent elles aussi aucune direction intrinsèque. L’évolution est opportuniste.

3°) Les changements évolutifs ne sont pas mus par une force interne et harmonieuse. L’évolution exprime un équilibre entre les caractéristiques internes des organismes et le vecteur externe du changement environnemental. Ces forces interne et externe incluent toutes deux des composantes aléatoires, ce qui écarte encore plus toute idée de tension vers l’union et l’harmonie. La force interne des mutations génétiques, source première des variations évolutives, fonctionne de manière aléatoire par rapport à la direction de la sélection naturelle. La force externe du chagement environnemental se modifie capricieusement par rapport au progrès et à la complexité des organismes… Je regrette également l’hypothèse excessivement adaptationniste qui affirme que tout trait évolutif dépourvu d’intérêt dans notre vie actuelle est probablement apparu autrefois pour de bonnes raisons, liées à des conditions passées qui ont depuis évolué. Dans notre monde impitoyable, complexe et partiellement aléatoire, nombre de traits n’ont tout simplement aucun sens fonctionnel. Point final….

« Evolution » vient du latin « evolvere » qui signifie littéralement « dérouler » et implique clairement le déroulement dans le temps d’une séquence prédictible ou préprogrammée selon un mode intrinsèquement progressif ou du moins directionnel… Les citations prédarwiniennes qui nomment « évolution » le changement généalogique emploient toutes le mot dans le sens de progrès prédictible… Bien que le mot « évolution » n’apparaisse pas dan la première édition de « L’Origine des espèces », Darwin y utilise cependant le verbe « évoluer », dans son sens vernaculaire et en un endroit remarquable : comme dernier mot du livre !… En fait, Darwin a astucieusement utilisé cet emplacement stratégique pour insister sur la grandeur absolue et la valeur comparative de l’histoire naturelle en tant que telle… Mais Darwin n’aurait pu qualifier d’ « évolution », au sens vernaculaire que possédait alors ce mot, le processus géré par son mécanisme de sélection naturelle. Car ce mécanisme ne génère qu’une adaptation croissante aux modifications de l’environnement local, et non un « progrès » prédictible au sens usuel de « perfectionnement » cosmique ou général contenu dans les notions occidentales d’accroissement de la complexité ou des aptitudes mentales. Dans le monde causal de Darwin, un parasite anatomiquement dégénéré, réduit à un agrégat informe de cellules assumant sa reproduction et son alimentation au sein du corps hôte, est aussi bien adapté à son environnement et aussi bien doté d’un potentiel de persistance évolutive que la créature la plus alambiquée, en tout point adaptée à un environnement externe complexe et dangereux. En outre, la sélection naturelle n’adaptant les organismes qu’aux seuls environnements locaux, environnements qui se transforment de manière aléatoire sur des durées géologiques, les voies de l’évolution adaptatives sont imprévisibles.

Ainsi, pour ces deux raisons fondamentales – absence de directionnalité intrinsèque et absence de prédictibilité -, le processus géré par la sélection naturelle pouvait difficilement suggérer à Darwin une « évolution » au sens ordinaire de séquences se déroulant de manière prédictible et directionnelle…

Si Darwin n’utilise souvent le mot « évolution » dans ses écrits, il céda cependant au consensus croissant lors de la publication de « La Descendance de l’homme », en 1871, où pour la première fois il désigna son processus par le mot « évolution ». Jamais toutefois il ne plaça ce mot dans un titre d’ouvrage – et, pour désigner sa grande œuvre sur notre espèce, il choisit de souligner notre « descendance » généalogique plutôt que notre « ascendance » vers des niveaux de conscience supérieurs…

Toutes les propriétés étranges et fascinantes de l’évolution darwinienne découlent du fondement variationnel de la sélection naturelle – y compris le caractère sensé et explicable, mais totalement imprévisible, du résultat (qui dépend des changements complexes et contingents des environnements locaux), et le caractère non progressiviste de la variation (qui, simple adaptation à ces environnements locaux imprévisibles, n’est en rien la construction d’une espèce « supérieure » en un quelconque sens cosmique ou général…

Le grand public considère généralement le principe darwinien de la sélection naturelle comme une force d’optimisation, visant la même perfection locale fournie directement par Dieu dans l’ancienne conception théologique naturelle. Si la sélection naturelle tend à réaliser les meilleures des formes et les plus équilibrées des interactions susceptibles d’exister en un lieu donné, les plantes natives sont alors nécessairement parfaites…

Malheureusement, la séleection naturelle ne génère pas de préférence des plantes que les humains trouvent justement attrayantes. Et les systèmes naturels ne fournissent pas toujours de riches associations d’espèces bien équilibrées….

La « lutte pour l’existence » débouche uniquement sur une adéquation locale. En outre, et ce point est encore plus important pour le débat sur la supériorité des plantes natives, la sélection naturelle n’est qu’un principe « de mieux », et non d’optimisation : elle ne fait que transcender les conditions locales, sans conduire vers une « amélioration » universelle – car, une fois qu’une espèce l’emporte sur les autres en un lieu donné, la sélection naturelle n’a plus besoin d’exercer sa pression pour promouvoir une meilleure adaptation. »

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Evolution ou révolution des espèces ?

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L’évolution est-elle régulière, progressive, linéaire, continue ou, au contraire, par sauts, par apparitions et disparitions, par équilibres ponctués, non-linéaire et non-régulière ?

POUR CONCLURE :

Dans "L’émergence de l’homme", le paléoanthropologue Ian Taterstall explique :

« C’est une conception absolument fausse que de mesurer le succès évolutif de telle ou telle espèce en fonction de son progrès en direction du sommet d’une échelle. (...) La plupart des personnes qui veulent se représenter l’apparition de l’homme en termes d’histoire évolutive tendent à la concevoir comme un lent mouvement de perfectionnement, de nos adaptations au cours du temps. Si tel était le cas, le processus nous ayant façonnés apparaitrait rétrospectivement inéluctable. De nombreux paléoanthropologues, ces chercheurs qui étudient les archives fossiles, trouvent une certaine commodité intellectuelle à regarder notre histoire évolutive comme une longue montée laborieuse mais régulière, qui nous a fait passer du stade la brute à celui de l’être intelligent. Ils ont même forgé le terme d’"hominisation" afin de décrire le processus à l’origine de l’homme, ce qui renforce l’impression que non seulement notre espèce est unique en son genre, mais que le mécanisme évolutif qui nous a façonnés l’est tout autant. Cette conception présente de nombreux risques. (...) Les scientifiques l’ont appris petit à petit, à mesure que se sont accumulées les données des archives paléontologiques - lesquelles les ont contraint à abandonner l’idée que notre histoire biologique a uniquement consisté en une simple progression linéaire (...) Depuis des années, les paléontologues se rendaient vaguement compte que (...) les nouvelles espèces, au lieu d’apparaitre en raison d’une transformation graduelle d’une espèce souche, au cours du temps, semblaient surgir brusquement dans les archives géologiques (...) Elles disparaissaient aussi brutalement qu’elles étaient apparues (...) Les archives fossiles n’obéissaient pas aux prédictions de la théorie du changement graduel. (...) Le nouveau schéma explicatif était constitué de longues périodes de stabilité des espèces interrompues par de brefs phénomènes de spéciation, d’extinction et de remplacement. (...) Eldredge et Gould proposaient, en réalité, que l’évolution, tout en étant graduelle, procédait par à-coups : "l’évolution par sauts" (...) . »

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