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L’apparition du vivant, une rupture de chiralité ?

mardi 12 novembre 2013, par Robert Paris

L’homochiralité à l’origine de la vie ?

Pasteur l’avait pressenti : le vivant est indissociable d’une propriété géométrique que l’on nomme l’homochiralité. Des expérimentations menées au LURE, Laboratoire pour l’utilisation du rayonnement électromagnétique, révèlent sa possible origine. Un pas de plus pour démontrer la genèse probablement extraterrestre de la vie.

La lumière polarisée circulairement est un facteur physique efficace pour provoquer l’asymétrie.

Regardez votre main droite. Si vous la placez devant un miroir, c’est votre main gauche qui apparaît. Il est impossible de superposer vos deux mains tournées vers vous. Vos mains sont chirales : elles ne sont pas superposables à leur image dans un miroir.

De même, au niveau microscopique, les biomolécules qui constituent le vivant sont chirales. De fait, en laboratoire, ces molécules se trouvent toujours réparties à part égale entre la forme droite et la forme gauche, images l’une de l’autre dans un miroir. Toutefois, dans les organismes vivants, certaines biomolécules, les acides aminés et les sucres de l’ADN, véritables briques de la vie, ne se retrouvent que sous une seule configuration. Au sein du vivant, les acides aminés n’existent que sous la forme gauche, et les sucres de l’ADN sont tous droitiers. C’est ce qu’on appelle l’homochiralité.

Depuis des décennies, l’origine de l’homochiralité, signature de la vie, demeure un mystère. Mais une équipe de chercheurs, menée par Laurent Nahon du Synchrotron Soleil et Uwe Meierhenrich de l’université de Nice, vient de verser une pièce importante à ce dossier captivant. Dès le début des années 2000, ils ont mené au Laboratoire pour l’utilisation du rayonnement électromagnétique (Lure), précurseur du Synchrotron Soleil récemment entré en service, des expériences sur la leucine, un acide aminé très répandu dans les organismes vivants. Leurs résultats, publiés en juillet 2005, accréditent la thèse selon laquelle les ingrédients de la vie auraient été formés dans l’espace.

01.La vie n’est pas un miroir

Lorsqu’elles sont produites en laboratoire, les molécules organiques, parmi lesquelles figurent les acides aminés ou les sucres (constitutifs de l’ADN), existent sous deux formes, appelées énantiomères (du grec enantios qui veut dire opposé). Il faut se représenter ces deux configurations comme images l’une de l’autre dans un miroir. Comme deux mains non superposables, on retrouve une forme gauche, nommée L (pour lévogyre), et une forme droite, nommée D (pour dextrogyre). Toute molécule montrant cette double géométrie est dite chirale (du grec kheir qui signifie main).

C’est Pasteur le premier qui établit l’existence de la chiralité. En 1847, il note que des cristaux de tartrate font tourner la lumière polarisée soit à gauche, soit à droite. Il en déduit que les cristaux étudiés présentent deux structures géométriques différentes, droite ou gauche. Cette propriété a des implications importantes. Le limonène par exemple, utilisée par l’industrie cosmétique et agroalimentaire, sent le citron sous sa forme droite alors que son énantiomère gauche a l’odeur du pin.

Théoriquement donc, les deux formes, L et D, coexistent pour de nombreuses molécules, très présentes dans le monde vivant. C’est ce que Pasteur a baptisé "mélange racémique", c’est-à-dire un mélange comprenant 50 % de molécules gauches et 50 % de molécules droites, qui ne dévie pas la lumière polarisée.

Pourtant, la vie n’utilise qu’une seule des deux configurations. Les acides aminés du vivant sont ainsi tous de forme gauche, alors que les sucres de l’ADN sont au contraire droitiers. On parle alors d’homochiralité de la vie. Ces deux termes sont inséparables : les scientifiques s’accordent en effet à dire que l’homochiralité est une signature fondamentale de la vie, une condition nécessaire à son développement. Sans cette "homochiralité de la vie" (ou encore asymétrie biomoléculaire), la vie ne pourrait pas exister. En effet, le repliement des protéines serait impossible. Or ce phénomène est indispensable au bon fonctionnement des enzymes, qui accélèrent les réactions chimiques capitales pour les organismes vivants. "Dans ces conditions, la vie serait pour le moins rudimentaire," observe André Brack, du Centre de biophysique moléculaire d’Orléans (CBM), et collaborateur de Laurent Nahon.

02.Une origine mystérieuse

Une équipe internationale a récemment découvert une forte polarisation circulaire de la lumière infrarouge dans la nébuleuse d’Orion.

D’où vient l’homochiralité ? Cette question taraude les chercheurs depuis cent cinquante ans. Elle a donné naissance à deux grandes classes de théories, dites "biotiques" et "abiotiques".
Selon la première, la vie originelle aurait démarré à partir d’un mélange racémique d’acides aminés, le développement de la vie sélectionnant ensuite progressivement la forme gauche.

Malheureusement pour les tenants de cette hypothèse, une vie "racémique" est hautement improbable, car les protéines sont incapables de se replier si les acides aminés ne sont pas homochiraux. En revanche, les théories abiotiques, qui suggèrent que l’apparition de l’homochiralité est antérieure au vivant, sont largement admises aujourd’hui. Désormais, la question est donc de savoir comment est apparue l’homochiralité : quel facteur fait pencher la balance en faveur d’une forme plutôt que l’autre ?

Depuis déjà plusieurs années, un candidat potentiel attirait l’attention : la lumière polarisée circulairement. De quoi s’agit-il ? Laurent Nahon nous éclaire : "On peut se représenter la lumière polarisée circulairement comme un tire-bouchon qui tournerait soit dans le sens droit, soit dans le sens gauche," deux états de la lumière, non superposables, images l’un de l’autre dans un miroir… une lumière "chirale" en quelque sorte. "Cette propriété géométrique de la lumière en fait une sonde idéale de l’homochiralité," précise-t-il.

Pourquoi ? Prenons un acide aminé créé en laboratoire, donc constitué de 50 % de molécules orientées à gauche et 50 % de molécules orientées à droite. Éclairons-le avec une lumière polarisée circulairement gauche. Ce rayonnement va agir sur les molécules de configuration gauche, qu’elle va dégrader progressivement et de manière irréversible (car la molécule gauche absorbe plus de lumière gauche). Dans ces conditions, les molécules droites deviennent progressivement surnuméraires. L’inverse est également vrai : dans le cas d’une lumière polarisée circulairement droite, c’est l’énantiomère gauche qui est "favorisé".

Ce type de lumière existe dans l’atmosphère terrestre, mais "seul 0,1 % du rayonnement solaire est polarisé circulairement, commente Laurent Nahon, et son sens varie entre le lever et le coucher du soleil." Bref, son effet est nul. Il faudra attendre 1998 pour détecter enfin une source significative de ce rayonnement polarisé circulairement. Non pas sur Terre, mais dans la nébuleuse d’Orion, lieu de naissance de milliers d’étoiles, comme la nébuleuse qui a engendré notre système solaire… À partir de là, ils ont conçu une expérience pour voir si cette lumière extraterrestre permettait d’obtenir des molécules homochirales (voir description partie 3), comme le sont les acides aminés du vivant et les sucres de l’ADN. Si oui, alors ils apportaient des preuves de l’origine extraterrestre de la vie.

03.Une expérience fondatrice

La ligne de lumière synchrotron SU5 du Laboratoire pour l’utilisation du rayonnement électromagnétique (LURE) à Orsay. Après irradiation d’échantillons d’acides aminés en quantité racémique par la ligne de lumière, on note l’induction d’une asymétrie significative à l’état solide.

Cette lumière observée aux confins de l’Univers peut-elle être bien responsable de l’homochiralité de la vie ? C’est ce qu’a voulu tester l’équipe de physiciens et de biochimistes emmenée par Laurent Nahon et Uwe Meierhenrich.

Pour cela, ils ont soumis un échantillon solide de leucine - constituée de 50 % de molécules droites et 50 % de molécules gauches - à une lumière particulière, elle-même chirale. Le choix s’est porté sur la leucine car il s’agit d’un acide aminé très commun, qui représente 8 % du poids des protéines du corps humain. "Nous avons soumis ce mélange racémique de leucine solide à une irradiation prolongée, au moyen d’un rayonnement dans l’ultraviolet (UV) lointain polarisé circulairement," résume le physicien Laurent Nahon. La présence de cette lumière dans certaines régions de l’espace interstellaire est établie. But de l’expérience : induire un déséquilibre entre les deux formes gauche et droite de leucine par une photochimie équivalente à ce qui a pu se produire dans l’espace interstellaire. Si la tentative était concluante, alors on se rapprochait des conditions qui ont présidé à la naissance de l’homochiralité de la vie.

La lumière recherchée a été obtenue sur la ligne SU5 de l’anneau Super-ACO du Laboratoire pour l’utilisation du rayonnement électromagnétique (Lure). Ancêtre de l’actuel Synchrotron Soleil, le Lure était un centre de recherche qui produisait et utilisait le rayonnement synchrotron, jusqu’à l’arrêt de ses installations fin 2003. Ce rayonnement était fourni par un anneau de 72 m de circonférence, dans lequel des électrons de très haute énergie circulaient à une vitesse proche de celle de la lumière. Accélérées de la sorte, ces particules émettaient un rayonnement, capté en différents endroits de l’anneau puis guidé vers des sorties, les lignes de lumière. Ici, la ligne de lumière SU5 permettait d’obtenir un rayonnement dans l’UV lointain, qui interagit très fortement avec les acides aminés.

Après plusieurs dizaines d’heures d’irradiation par cette lumière, les échantillons de leucine ont été analysés. Et le résultat tant espéré était au rendez-vous : "Au final, nous avons obtenu un excès de 2,6 % de la forme droite avec une lumière polarisée gauche," déclare Laurent Nahon. Une valeur comparable aux résultats obtenus par d’autres expériences antérieures. Sauf que celles-ci utilisaient des acides aminés à l’état liquide. "L’avancée est d’avoir entrepris l’expérimentation avec un acide aminé en phase solide, qui contrairement à l’état liquide est représentatif des conditions interstellaires," ajoute-t-il.

Néanmoins, le chiffre de 2,6 % peut sembler dérisoire comparé à la réalité biologique dans laquelle 100 % des acides aminés affichent la même chiralité. C’est sans compter sur les réactions dites autocatalytiques qui viennent amplifier naturellement le phénomène : "Il suffit de déclencher le mécanisme pour faire basculer tout le système," confirme André Brack. La découverte, publiée en juillet 2005 dans la prestigieuse revue scientifique Angewandte Chemie, apporte de précieux éléments en faveur d’une origine spatiale de la vie.
04.La vie serait d’origine extraterrestre

La météorite carbonée de Murchison renferme plus de soixante-dix acides aminés différents. Au nombre de ceux-ci on trouve huit acides aminés protéiques. Des formes de vie fossile extraterrestre ont été découvertes sur cette météorite vieille de 4,6 milliards d’années.

L’origine de la vie plongerait donc ses racines au plus profond de l’Univers ? L’idée a de quoi surprendre. Pourtant, elle n’est pas nouvelle. On peut même dire que les preuves s’accumulent depuis une trentaine d’années. En effet, à partir de la fin des années soixante, on a découvert plusieurs météorites sur lesquelles ont été collectés huit acides aminés, tous utilisés par les organismes vivants que nous connaissons. Plus récemment, en 1997, le minéralogiste américain John Cronin fait une découverte exceptionnelle en analysant la météorite de Murchison, trouvée en 1968. Il analyse les acides aminés de ce matériau extraterrestre et observe un excès d’environ 9 % d’acides aminés de forme gauche, la même configuration strictement utilisée par le monde vivant. On a pu également calculer, grâce à une collecte de micrométéorites en Antarctique (réalisée par le géochimiste Michel Maurette en 1998) que la quantité de carbone apporté par ces grains représente 30 à 50 fois la quantité de carbone biologique présent à la surface de la Terre.

L’hypothèse d’une origine extraterrestre de la vie s’est renforcée à tel point que l’exobiologie, qui désigne au départ la recherche et l’étude de la vie en dehors de notre planète, englobe désormais tout ce qui concerne l’étude de la vie dans l’Univers, y compris et surtout l’étude de son émergence sur Terre.

L’expérience du Lure marque donc une étape de plus puisqu’elle démontre que l’homochiralité peut être induite par un rayonnement présent dans l’espace interstellaire. Comment aller plus loin ? "Nous voulons dans un premier temps généraliser l’expérience à tous les acides aminés organiques et à une plus grande gamme de lumières," répond Laurent Nahon. L’équipe veut également, en collaboration avec Louis d’Hendecourt, responsable de l’équipe d’astrochimie spatiale à l’Institut d’astrophysique spatiale d’Orsay, s’attaquer à la synthèse d’acides aminés dans des conditions astrophysiques et non plus à partir d’acides aminés déjà produits : "La prochaine grande étape consistera à utiliser les précurseurs des acides aminés présents dans l’espace, tels que l’eau, l’ammoniac et le méthanol. Refroidi sous forme de glace, ce mélange sera alors éclairé avec une lumière UV polarisée circulairement," annonce l’exobiologiste André Brack, en espérant, alors, observer l’apparition d’une homochiralité. Des expériences préliminaires de synthèse ont déjà été tentées au Lure. Mais c’est sur la toute nouvelle ligne UV Désirs, qui vient d’entrer en service, que l’expérience a été redéployée en ce début d’année 2009. Celle-ci a produit deux échantillons de matière organique avec chacun une polarisation différente. Les analyses sont en cours à l’Université de Nice.

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