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L’évolution comme théorie scientifique

mercredi 4 août 2010, par Robert Paris

L’évolution comme théorie scientifique

Le terme d’évolution est un des thèmes majeurs de la culture moderne marquée par la pensée scientifique. La notion d’évolution est présente en divers domaines, où elle joue un rôle de paradigme - au sens où elle terme quitte son domaine propre pour s’appliquer universellement à toute analyse du devenir. Pour cette raison, il convient de commencer par préciser le sens du terme dans le domaine des sciences de la nature. Pour éviter toute confusion nous relevons que le terme d’évolution qualifie une théorie qui est une interprétation de faits scientifiques. Il faut donc préciser ce que l’on entend par fait scientifique.

I. Principes, faits et théorie de l’évolution

Contrairement à ce que le positivisme pensait, il n’y a pas de fait brut en science. Un fait scientifique est construit selon la méthode scientifique. Il se présente selon les exigences de la formalisation logique et la quantification mathématique. Ce que l’on appelle des faits scientifiques apparaît dans une démarche utilisant des concepts spécifiques et des procédures expérimentales.

1. Les faits pris en compte par la théorie

Pour comprendre le sens du terme scientifique d’évolution, il faut considérer les faits qui lui donnent sens. Ces faits relèvent de plusieurs ordres et de démarches spécifiques. En simplifiant, on peut les classer au nombre de sept selon les disciplines qui fondent le travail du naturaliste.

• Pour la biologie, il n’y a pas de génération spontanée. Depuis le XVIIe, et surtout depuis les travaux de Pasteur, la conception antique sur la naissance des petits animaux à partir du limon de la terre humide par l’action du soleil relève de la mythologie et non de la science. Il n’est de vivant que grâce à des géniteurs et des ancêtres. La connaissance des vivants implique donc l’étude de la généalogie, pour retracer l’histoire des lignages dans l’attention apportée à un ancêtre commun à une descendance diversifiée.

• La paléontologie étudie les fossiles ; ils étaient connus depuis longtemps. Jadis on les rattachait à des animaux fabuleux. Leur compréhension se fait lorsqu’ils sont rattachés à des vivants obéissant aux mêmes lois que les vivants actuellement observables. Ils s’inscrivent dans une classification morphologique, dans des invariants et des déplacement ; ils permettent au paléontologue de déterminer des structures où des formes se maintiennent au cours du temps et d’autres changent. Malgré la difficulté de trouver des fossiles puisque la conservation des restes d’êtres vivants très anciens est très difficile, ils sont assez nombreux pour qu’on puisse les classer et constater que les formes dessinent une arborescence. Il y a des manques, mais les découvertes incessantes ont comblé des vides (archéoptérix, coelacanthe,...) et justifié l’entreprise de classement systématique.

• En géologie, les connaissances ont progressé considérablement et permettent de retracer avec une grande précision l’histoire de la Terre qui s’inscrit sur près de quatre milliards d’années. Cette durée est suffisamment longue pour permettre une transformation progressive des formes de la vie et trop courte pour qu’il n’y ait que du pur hasard.

• L’écologie est une science encore jeune. L’étude des conditions physiques de la vie n’a cessé de progresser. On sait de mieux en mieux que la vie n’est pas possible hors d’un environnement précis. L’environnement introduit des contraintes. En cas de modification de l’environnement, les êtres vivants doivent s’adapter ; ceux qui s’adaptent survivent, les autres disparaissent. Cette règle vaut tant pour les individus que pour les populations.

• Le développement des connaissances biologiques a porté sur la génétique. Les gènes portent l’information qui préside à la constitution de l’organisme vivant et se transmet de génération en énération. Les similitudes et les différences sont inscrites sur les gènes. En définissant une distance génétique on peut classer les êtres vivants. Ceux-ci s’ordonnent bien selon une arborescence.

• L’embryologie permet de relever des mécanismes internes de régulation et de programmation de l’être vivant pendant son ontogénèse. On peut ainsi présenter une évolution et une différenciation entre les êtres selon les stades de leur développement.

• Les mathématiques permettent de construire des modèles de comportement de population qui utilisent des faits aléatoires. Les progrès mathématiques ont permis le renouvellement de la physique ; les équations de la thermodynamique montrent comment un système ouvert peut s’ordonner à partir d’un état de désordre ; cet état stable peut être maintenu à l’encontre de la loi de croissance de l’entropie.

Ce rapide inventaire montre comment un très vaste ensemble de faits a été recueilli en des domaines qui ont progressé de manière indépendante. Ce sont ces faits nouveaux par rapport aux connaissances antérieures qui doit être pris en compte par la science. Pour cela elle propose une théorie.

La théorie de l’évolution veut rendre raison de la diversité et de l’unité de tous les vivants. Elle permet d’écrire une histoire continue des êtres vivants inscrits sur le calendrier de l’histoire de la Terre. Elle montre des permanences et des variations qui font l’unité et la diversité des êtres vivants. La théorie ne se situe pas au même plan que les faits ou que les disciplines qui les explorent ; elle introduit un autre instance de jugement qui est fondée sur des principes qui sont extérieurs au travail scientifique proprement dit. Il nous faut donc les relever.

2. Les principes méta-scientifiques de la théorie de l’évolution

Les principes sont hors de la science. Ils participent à la science, car ils aident à construire la théorie. Ils relèvent d’une philosophie de la nature. Pour clarifier le propos, nous en relevons sept :

• Le monde est intelligible ; il doit pouvoir être décrit selon les exigences de la formalisation mathématique et selon une exigence de scientificité. Celle-ci suppose que l’on écrive des lois générales et universelles. Il ne saurait donc y avoir pur hasard - même si les phénomènes élémentaires peuvent être aléatoires. Le langage mathématique des statistiques convient donc pour représenter des phénomènes reconnus aléatoires au plan élémentaire.

• L’exigence de scientificité implique l’auto-suffisance des lois de la nature dans l’explication rationnelle. La science ne saurait reconnaître une intervention extérieure qui rompe avec le cours naturel des transformations et des échanges d’énergie.

• L’intelligibilité suppose l’universalité des lois et des règles qui président aux phénomènes de la nature. Les faits passés doivent donc être analysés en fonction des lois établies aujourd’hui et vérifiées dans les expériences présentes. Ce qui se passe dans les laboratoires peut servir à comprendre ce qui s’est passé il y a des millions d’années en arrière ou même en dehors du système solaire.

• L’universalité des lois qui régissent l’univers fait que le phénomène vital relève, non seulement de la biologie, mais des connaissances qui portent sur tout phénomène naturel - cosmique, quantique ou sociologique. Un point de vue holistique peut être envisagé en plaçant l’histoire générale des vivants dans l’histoire plus large de la biosphère et même au delà dans le système solaire et même la cosmogénèse.

• La diversité des formes de la vie vivants n’est pas irréductible. Les vivants doivent être étudiés en cherchant une explication générale. Celle-ci doit les mettre en continuité les uns avec les autres. Cette mise en continuité se fait selon une arborescence où les êtres se différencient à partir d’un ancêtre commun, dans une histoire des transformations.

• L’être humain ne doit pas être exclu de l’observation et de l’explication scientifique. L’étude de l’humanité relève de la compétence du biologiste.

• La théorie de l’évolution ne se contente pas de classer des faits du passé. Elle propose une recherche prédictive. Le tracé des arborescences laisse des intervalles ; mais la recherche est orientée vers leur exploration pour laquelle il est légitime de proposer des hypothèses. Ce principe est sans cesse validé par les découvertes tant paléontologiques que génétiques.

Sur ces principes méta-scientifiques, la théorie de l’évolution propose une interprétation de l’ensemble des faits qui ont été classés plus haut en sept branches du savoir scientifique. Elle donne une interprétation générale de faits de la nature en les inscrivant dans une histoire où interagissent des facteurs naturels qui produisent des variations et des permanences. Le terme désigne une théorie ; il ne désigne ni un fait ni un ensemble de faits. Pour cette raison, la théorie de l’évolution ne saurait s’imposer de manière démonstrative à un esprit qui la récuse pour des raisons philosophiques. Le dialogue de sourd entretenu autour des lectures fondamentalistes des Ecritures et les avatars des divers concordismes le confirme ; si on ne peut pas récuser des faits, on peut toujours récuser une théorie, puisque c’est une construction de l’esprit.

Il importe donc de préciser le statut de la théorie de l’évolution d’autant que le prestige de la science donne à ce terme une force qui fait qu’il est employé largement en dehors du champ scientifique stricto sensu.

3. Le statut de la théorie de l’évolution biologique

1. Théorie ou hypothèse ?

La notion de théorie relève que l’évolution est une construction de l’esprit. De ce fait elle s’apparente à une hypothèse. Ce dernier terme serait pourtant employé de manière impropre pour qualifier l’évolution biologique. En effet, une hypothèse est corrélative d’une démarche de vérification ; elle a donc une place très limitée dans l’ensemble du savoir scientifique. De plus, l’emploi du terme d’hypothèse connote une incertitude de la pensée qui attend une confirmation et une validation. Il laisse entendre la possibilité d’une erreur ou un état précaire du savoir.

Le terme d’hypothèse ne convient pas pour qualifier ce que la science appelle aujourd’hui l’évolution biologique. Celle-ci repose sur un ensemble de faits extrêmement large et donc donne une assise universelle pour une explication des êtres vivants. L’évolution biologique ne se présente plus comme une ébauche d’explication. Elle rend raison de l’ensemble des faits biologiques. Elle explique pourquoi les vivants sont ce qu’ils sont dans la diversité de leurs formes et la communauté de leur structure. De plus, en l’état actuel des connaissances, la théorie de l’évolution est la seule qui puisse rendre raison de la totalité des faits. Elle ne saurait être réduite au statut précaire de l’hypothèse.

2. Une théorie ou des théories ?

Comme toute théorie scientifique, la théorie de l’évolution n’ignore pas la précarité de son statut. Une théorie est une explication d’ensemble qui rend raison des faits recensés qui apparaissent dans sa lumière. Elle ne saurait être totalitaire. Aussi elle peut laisser place à une autre théorie. Mais celle-ci doit assumer tout ce dont la théorie devenue caduque rendait raison. Ainsi la théorie einsteinienne de la relativité recouvre la théorie newtonienne. La théorie de l’évolution atteste un état du savoir qui se sait précaire ; mais elle ne saurait être tenue pour nulle et non avenue pour construire une autre théorie scientifique.

Son statut est donc clair. La théorie de l’évolution donne des principes d’interprétation de faits biologiques étudié indépendamment ; elle seule peut les rassembler en un faisceau signifiant. Elle le fait de manière ouverte.

A cause de cette indépendance des savoirs régionaux relevés plus haut, l’évolution biologique donne lieu à des débats internes. En ce sens, des auteurs préfèrent parler de théories de l’évolution en reconnaissant des différences notables entre les spécialistes. Dans ce cas, l’emploi du terme théorie est alors plus modeste et plus précis. Il se rapporte à l’exposé des mécanismes de l’évolution. En ce domaine, s’il y a un débat ouvert entre spécialistes, la théorie reste sûre, comme le relève S.Gould : "L’évolution est aussi bien établie que n’importe quel autre fait connu - sûrement aussi bien que la forme et la position de la terre [...]. Il nous reste des tas de choses à apprendre sur la manière dont l’évolution s’est effectuée, mais nous possédons les preuves adéquates que les organismes vivants sont reliés par les liens généalogiques de la descendance". Il nous semble pourtant que le terme de théorie de l’évolution doit être gardé dans son sens le plus général, car le débat entre les spécialistes repose sur un langage commun, celui de la théorie de l’évolution. On pourrait si nécessaire distinguer entre la théorie générale de l’évolution et des théories plus spéciales, en fonction d’auteurs dont nous parlerons dans la suite de cette étude.

3. Théorie ou paradigme ?

De même que nous avons distingué entre la théorie générale de l’évolution et des théories plus spéciales, nous devons distinguer entre la théorie de l’évolution et la fonction de paradigme que la théorie peut jouer. Par paradigme nous entendons l’usage d’une idée générale ou d’un principe qui recouvre des sciences diverses, quand une science particulière sert de modèle pour les autres sciences.

Si pendant longtemps le paradigme du travail scientifique fut celui de la mécanique, aujourd’hui l’évolution biologique sert de paradigme pour les autres savoirs. Le terme d’évolution reçoit dans cet usage un sens nouveau.

Nous devons donc être attentif au fait que la théorie de l’évolution relève de l’étude des êtres vivants ; elle ne saurait être transposés sans risque à la cosmogenèse ou aux sciences humaines. L’évolution prend sens en biologie. Il faut alors remarquer que la théorie de l’évolution rend raison du passé de l’histoire de la vie. Il permet de situer les vivants dans une histoire. Il explicite le chemin par lequel les formes sont passées de manière continue. Il anticipe sur la découverte de chaînons manquants ; il ne saurait en aucun cas être compris selon le paradigme déterministe mécanique selon lequel on pourrait, en se donnant les conditions initiales, prévoir et déduire les étapes et les modalités des transformation ultérieures. L’évolution rend raison de ce qui a été, à la lumière de quoi le présent peut se comprendre. Elle reconnaît un statut éminent à la contingence de l’être historique, selon une méthode générale définie par I. Prigogine et I. Stengers : "La seule explication est donc historique, ou génétique : il faut décrire le chemin qui constitue le passé du système, énumérer les bifurcations traversées et la successions des fluctuations qui ont décidé de l’histoire réelle parmi toutes les histoires possibles".

Parce que l’évolution est une théorie générale, sa pertinence ne saurait être seulement analysée par une référence aux faits biologiques, elle demande à être examinée au point de vue philosophique et en fonction d’une anthropologie, puisque les difficultés majeures proviennent du fait que l’humanité n’échappe pas à son investigation.

II. Les débats scientifiques de la théorie de l’évolution

La théorie de l’évolution privilégie la présentation temporelle des événements qui se placent selon une gradation. Elle présuppose donc la reconnaissance d’un temps cosmique et d’une échelle de temps permettant de classer tous les événements qui ont lieu dans le système solaire. Selon la présentation maintenant commune, on peut user de la métaphore qui appelle préhistoire de la vie la constitution de l’univers en galaxies et la constitution des étoiles et parmi elles du système solaire. Le système standard en donne une représentation satisfaisante. Il inscrit les phénomènes dans un temps irréversible.

1. Les conditions de la vie

L’histoire de la terre s’inscrit dans cette vision générale de l’univers. Il y a cinq milliards d’années, le système solaire se formait dans un nuage galactique formé des débris d’explosions solaires. En 500 Ma les anneaux qui entouraient le soleil se condensèrent en planètes, dont la Terre. Les gaz légers (hydrogène et hélium) s’échappèrent de l’atmosphère terrestre mais celle-ci s’est reconstituée par le dégazage volcanique qui a libéré de l’anhydride carbonique (CO), du dioxyde de carbone (CO2), de méthane (CH4), de l’ammoniac (NH3) et de l’eau. Dans la "soupe primitive" se sont constitués des corps plus complexes, comme l’acide cyanhydrique (HCN), l’aldéhyde formique (HCHO), l’urée, d’où sont issus les acides aminés constituant des protéines. En 1953, Miller a reconstitué ce processus - expérience reprise depuis de diverses manières. Il est donc vraisemblable que c’est ainsi que sont apparues les premières molécules qui constituent les organismes vivants. Les organismes vivants sont constitués de trois grands types de molécules : l’acide désoxyribonucléique (ADN), l’acide ribonucléique (ARN) et les protéines. Les deux premiers acides nucléiques assurent la production des protéines et jouent un rôle fondamental dans la transmission de la vie d’une génération à l’autre.

Les premiers êtres vivants dont on ait une trace fossilisée sont des êtres unicellulaires appelés Procaryotes, organismes qui n’ont pas de noyau, puis viennent les Eucaryotes qui ont des noyaux. Un tel processus qui semblait au XIXe hors des possibilités de toute formalisation physico-chimique peut être décrit grâce à la thermodynamique des systèmes ouverts qui explique comment un tel système peut renverser la croissance de l’entropie. Cette formalisation permet de définir la vie dans le cadre de la pensée scientifique, comme ce qui crée de l’ordre à partir du désordre et définit ainsi un temps qui n’est pas le temps de la physique.

2. Organisation des êtres vivants

Une première caractéristique de l’être vivant est d’être séparé du milieu où il vit. Dès le stade le plus élémentaire, il est enveloppé par une membrane qui lui donne une certaine indépendance vis-à-vis du milieu où il vit. Il y a donc une distinction entre un dedans et un dehors, entre un soi et un non-soi. Un organisme vivant est donc compris comme un système paradoxalement ouvert et fermé. Il est ouvert en terme d’échange, car un système vivant reçoit et extrait du monde extérieur matière, énergie et information. Il est fermé en terme de champ, car il jouit d’une organisation spécifique et de comportements propres plus ou moins étendus. La relation entre le dedans et le dehors est réciproque : le dehors définit un milieu qui se définit par rapport au dedans. Un être vivant définit l’environnement en fonction de sa spécificité et le change. Ainsi, les Procaryotes du précambrien ont changé la face de la Terre et le destin de la vie. Les arbres modifient encore l’atmosphère et la terre, les herbivores leurs pâturages,... Inversement, le milieu impose ses contraintes.

La frontière entre le dedans et le dehors a des réalisations multiples. Selon les êtres, il y a une séparation plus ou moins stricte, plus ou moins sélective. La fonction de séparation est complexe - nous savons par expérience commune combien la peau est un organe très riche et très important pour la vie ! Le dedans, que les biologistes appellent "le soi", est une identité tissulaire et humorale unique. Le système immunitaire empêche que le "non-soi" vienne altérer l’intégrité et la spécificité du soi. Ainsi le système digestif détruit l’intrus pour l’assimiler.

Nous avons dit au paragraphe précédent que la vie était dans l’échange et employé trois termes, "matière, énergie et information". Ces termes n’ont pas le même statut dans la conceptualité scientifique. Les deux premiers relèvent de la science classique qui définit les échanges en termes de transfert d’éléments ; le troisième en terme de ce qui ne se réduit pas à des éléments, mais à leur organisation fonctionnelle. Le vivant ne se définit pas seulement par des échanges. Ceux-ci se font selon une organisation décrite par la théorie des systèmes. L’organisme est un système de systèmes. L’explication causale linéaire de la science classique est insuffisante ; pour décrire un organismes, il faut utiliser la thermodynamique des réseaux, appliquée à des systèmes non linéaires. Cette utilisation montre qu’il n’y a pas d’antinomie entre le hasard et l’organisation. Les fluctuations aléatoires sont plus importantes au niveau atomique, alors que les changements sont lents et progressifs au niveau de l’organisme entier. De plus, il y a une échelle de complexité des organismes vivants. Mais toujours le soi est défini dans sa permanence. Pour les organismes les plus complexes, cette permanence est rattachée au génome et au système nerveux central, particulièrement bien fermées et protégées.

Le vivant se définit donc en termes scientifiques issus de la thermodynamique par le couplage ouverture-fermeture. Pour que le système vivant ne soit pas détruit, il faut que le couplage par fermeture soit supérieur ou égal au couplage par ouverture. Il y a progrès dans la vie par augmentation de la fermeture qui est corrélative d’une ouverture qui enrichit le milieu. C’est dans la ligne de cette formalisation scientifique que se développent aujourd’hui les débats scientifiques sur l’évolution, dont il faut maintenant donner un aperçu.

3. Les débats internes à la théorie de l’évolution

La notion d’évolution est apparue dans la philosophie de la nature exprimée par Lamarck - nous dirons plus loin en quoi consiste cette philosophie. Il suffit pour l’instant de dire qu’elle veut rendre raison du vivant en ne faisant appel qu’à des concepts strictement scientifiques. En voici quelques étapes essentielles, depuis que la théorie de l’évolution a été établie de manière scientifique.

1. Pour Lamarck, créateur du terme biologie, la nature est le lieu d’un perpétuel changement. Les variations dans la nature sont dues à l’action conjointe de l’attraction, de la chaleur, de l’électricité,... Ces facteurs ont permis la formation d’êtres organisés à partir d’êtres moins bien organisés. Ceci s’est fait au cours d’une progression (c’est le mot essentiel de la philosophie de Lamarck) qui dépend avant tout du pouvoir propre à la vie animale.

2. Darwin a publié en 1859 L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, en 1869, De la variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication, et en 1871, La Descendance de l’Homme et la sélection sexuelle. Dans ces trois ouvrages, la théorie de l’évolution est présentée autour de deux mots : variation et sélection naturelle. Au sein d’une même lignée, tous les individus sont différents et la nature favorise la multiplication des individus qui jouissent d’un quelconque avantage. La variation a été révélée par l’expérience des éleveurs et des cultivateurs pratiquant la sélection artificielle. Le même schéma est transposé à l’ensemble de la nature selon le principe aristotélicien Natura non facit saltum. De très petites variations mènent à des grandes divergences sous l’action de la sélection naturelle. "Dans les corps vivants, la variation cause les modifications légères, la génération les multiplie presque à l’infini et la sélection naturelle s’empare de chaque amélioration avec une sûreté infaillible". La sélection naturelle se fait par le milieu et par la nature de l’organisme. Darwin ne précise pas les mécanismes. De fait, dans l’ignorance de la génétique, l’explication était alors impossible.

3. Si Lamark et Darwin font figure de fondateurs, les travaux scientifiques actuels relèvent les insuffisances, les ignorances, les erreurs et même les contradictions présentes dans leurs oeuvres. Elles ont cependant donné une orientation décisive à la pensée en proposant une théorie qui permet l’interprétation des phénomènes de la vie. Ce n’est que dans les années 30 qu’une théorie scientifique vraiment satisfaisante a été présentée, sous le titre de théorie synthétique.

La théorie est dite synthétique parce qu’elle associe à l’explication transformiste les apports de la génétique qui donnent une explication de l’hérédité. Le concept central est celui de gène. Le terme de gène invite à une vision renouvelée de la notion de corps vivant par la distinction entre les notions de germen et de soma, introduite par Weismann à la fin du XIXe siècle. Le génotype est le patrimoine génétique de l’individu, le phénotype désignant l’expression structurale et fonctionnelle du génotype à travers les interactions du génome avec l’environnement.

La théorie synthétique a été élaborée au milieu du siècle par Dobzhansky, Mayr et Simpson. Un résumé est donné par A. Bourguignon : "Le premier montra que l’évolution n’est pas due à la mutation d’un seul gène, mais à la sélection naturelle qui, en triant les meilleurs allèles et les meilleures variétés de gènes au sein des populations, change progressivement le pool de gènes de celles-ci - ce qui donne naissance à de nouvelles espèces. Mayr définit une espèce par l’ensemble des individus capables de se reproduire en des descendants féconds. Pour lui les espèces nouvelles résultent de l’isolement [...] de groupes d’individus évoluant ensuite pour le propre compte, par modification de leur capital génétique. Simpson soutint que l’accumulation de petites variations donne à l’évolution son caractère graduel." La théorie de l’évolution peut être simplement formulée : la permanence et la transformation des êtres vivants s’expliquent par la constance du patrimoine génétique transmis lors de la reproduction et des mutations aléatoires et continues triées par la sélection naturelle. Une telle vision semblait être définitive tant elle était harmonieuse et globalisante. Des faits nouveaux sont venus l’obliger à se remettre en question. Sous la pression de ces faits, dans les années 70, la théorie synthétique s’est donc affinée en accordant plus d’attention à l’individu dans une approche plus holistique.

4. Une première critique de la théorie synthétique est venue d’une attention renouvelée au comportement, même si aujourd’hui il n’y a pas d’explication qui puisse dire comment l’acquis est inscrit dans le patrimoine génétique.

Une seconde critique est venue de la biologie moléculaire qui a changé la manière de voir le rôle des gènes. Ceux-ci ne sont plus compris comme des invariants. Le génome n’est plus compris comme une structure stable ne changeant que sous l’effet de mutations aléatoires, mais comme un ensemble variable et mobile, dynamique. Le génome n’est pas organisé de façon strictement séquentielle, il ne constitue pas une suite de gènes limités, mais un ensemble comprenant le gène précédé et suivi de séquences régulatrices, et réalisant un réseau d’interactions multiples. Ce faisant, l’explication des mécanismes de l’évolution se place dans le sujet plus que dans la pression de sélection venue du milieu - ce qui laisse en retrait l’explication par la seule sélection naturelle. Cette explication renvoie à l’unité de l’organisme et à sa puissance de créativité interne. Elle amène à un changement dans le principe de l’explication scientifique, en ayant conscience des faiblesses de la méthode analytique et en cherchant une explication qui fasse davantage droit à une vision plus unifiée de l’organisme.

5. L’attention se porte aujourd’hui sur l’application à la génétique des théories de l’information qui repensent les concepts d’organisation et de complexité. Ceux-ci mènent à une définition du vivant grâce au concept d’auto-organisation qui dit que les fluctuations internes au système augmentent la quantité d’information du système tout en la diminuant par l’accumulation d’erreurs. Ces deux facteurs peuvent exister à partir d’un seuil de complexité, donc avec une redondance et une fiabilité suffisante. Quand le système subit des perturbations aléatoires et que sa capacité d’auto-organisation est suffisante, au lieu d’être détruit, il réagit en se complexifiant. Cette réorganisation engendre des propriétés nouvelles, non prévisibles. Ce qui équivaut à une auto-création de signification et implique une certaine quantité d’indétermination. La théorie de l’auto-organisation mène à la théorie dite "la logique de l’évolution", selon laquelle le commencement de la vie n’est pas une rupture qualitative inexplicable. La théorie de l’évolution explique le passage d’un niveau de complexité et d’organisation à un autre sans faire appel aux notions de finalité, de projet ou de téléonomie - l’écriture des lois de la thermodynamique y suffit.

6. Un débat est ouvert sur le rythme de l’évolution. La théorie synthétique qui est la référence à toute étude de l’évolution postule des variations de petite amplitude. On appelle ceci le gradualisme : c’est peu à peu que les êtres vivants se transforment. Or en 1972 une nouvelle théorie a été proposée, par Niles Elredge et Stephen J. Gould. Ces deux paléontologues américains ont contesté la thèse orthodoxe qui voulait que l’évolution soit graduelle pour proposer la théorie des "équilibres ponctués".

Pour les deux paléontologues, les relevés de trilobites dans des roches datant du dévonien moyen montrent qu’il y a deux phénomènes : d’une part, les espèces demeurent inchangées sur plusieurs millions d’années et, d’autre part, elles sont brutalement remplacées par une nouvelle espèces qui présentent de réelle différence morphologique. Il y a donc une phase statique qui dure longtemps et une ensuite une variation brusque. La phase statique correspond à un équilibre. L’apparition de formes nouvelles et le remplacement des formes anciennes se font très rapidement, ponctuellement, c’est la phase de ponctuation du processus évolutif. Ensuite cette étape dure longtemps de manière invariante. Cette théorie invalide la thèse admise jusqu’alors qui veut que la plupart des changements macroévolutifs se fassent de manière lente et régulière. L’évolution est comprise comme l’apparition brusque de nouvelles espèces après de longues périodes d’invariance ou stase dans l’évolution.

Ils remettent en cause la thèse admise jusqu’alors selon laquelle la microévolution forme la macroévolution par un processus continu, les changements minimes s’accumulant au cours du temps donnant naissance à un organisme nettement différent.

Le débat est ouvert au plan scientifique. Il ne remet pas en cause l’évolution dans son principe et ses méthodes, il porte sur le rythme de l’évolution. Mais il a une incidence importante sur la vision de la nature. La théorie classique dominante peut en effet s’interpréter dans une perspective finalisante : elle est orientée vers la production du meilleur et de formes de plus en plus complexes dans des organismes de plus en plus développés.

La théorie des équilibres ponctués est présentée par S. Gould comme une apologie de la contingence. L’évolution ne va pas vers un mieux. Le changement brutal est dû à une rupture d’équilibre et donc s’exprime en terme de désordre. Le changement n’est pas une croissance de l’ordre, mais une défaite de ce principe d’ordre - essentiellement par destruction interne du génome. Les formes aberrantes ou non viables sont immédiatement détruites.

Cette rapide évocation des débats internes à la théorie de l’évolution montre comment les progrès de la théorie de l’évolution s’inscrivent dans le cadre du progrès des sciences de la nature où l’élaboration conceptuelle est première. Elle montre aussi que l’explication doit faire appel à des concepts qui ne peuvent être compris en restant dans le cadre d’explication opératoire de la sciences ; les termes utilisés, empruntés à la théorie des systèmes et en particulier le terme d’information, ne peuvent pas être séparés d’une philosophie de la nature. Aussi il importe de voir comment la théorie de l’évolution est fondée sur une philosophie qui a présidé à la constitution d’une théorie générale de l’évolution.

Jean-Michel Maldamé

Un débat avec Proschiantz

"L’hominisation à rebours de l’évolution" de Florent Kohler.

"L’Hominisation à rebours de l’évolution", cet article sera bientôt publié par la revue Diogène, sous le titre : "Les Désadaptés : Genèse d’un mythe non darwinien".

Messages

  • msg mis par moshé.

    2. Une théorie ou des théories ?

    Comme toute théorie scientifique, la théorie de l’évolution n’ignore pas la précarité de son statut. Une théorie est une explication d’ensemble qui rend raison des faits recensés qui apparaissent dans sa lumière. Elle ne saurait être totalitaire. Aussi elle peut laisser place à une autre théorie. Mais celle-ci doit assumer tout ce dont la théorie devenue caduque rendait raison. Ainsi la théorie einsteinienne de la relativité recouvre la théorie newtonienne. La théorie de l’évolution atteste un état du savoir qui se sait précaire ; mais elle ne saurait être tenue pour nulle et non avenue pour construire une autre théorie scientifique.

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