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Psychanalyse et Médecine

samedi 28 août 2021, par Robert Paris

“ Psychanalyse et médecine ”

Sigmund Freud

(1925)

Introduction

Ce titre n’est pas compréhensible au premier abord. Je l’expliquerai donc : il s’agit ici des non-médecins et la question est celle-ci : doit-il dire permis aux non-médecins d’exercer l’analyse ? Cette question a ses conditions et de temps et de lieu. De temps : jusqu’à présent personne ne s’était soucié de qui exerce ou non la psychanalyse. Bien plus, on ne s’en est que trop peu soucié, on n’était d’accord que sur un seul point : personne ne devrait l’exercer, et ceci pour diverses raisons qu’on mettait en avant, et au fond desquelles se retrouvait toujours la même antipathie. L’exigence que seuls les médecins aient le droit d’analyser répond donc à une attitude nouvelle, et en apparence plus amicale, envers l’analyse - si elle arrive toutefois à échapper au soupçon de n’être qu’un rejeton plus ou moins défiguré de l’attitude primitive. On admet maintenant qu’un traitement analytique doit dire entrepris dans certaines circonstances, mais alors seuls les médecins doivent l’entreprendre. Le pour¬quoi de cette limitation reste à chercher.

Cette question, n’ayant pas dans tous les pays la même portée, a aussi ses conditions de lieu. En Allemagne, en Amérique, la discussion n’en peut être que théorique : dans ces pays, tout malade peut en effet se faire traiter comme et par qui lui plaît, n’importe qui peut s’instituer « guérisseur » et soigner des malades quelconques, si seulement il prend la responsabilité de ses actes. La loi n’intervient pas avant qu’on y ait lait appel en expiation d’un dommage causé au malade. Mais, en Autriche, pays où et pour lequel j’écris, la loi est préventive, elle interdit au non-médecin d’entreprendre le traitement des malades, et cela, sans en attendre 1’issue . Ici donc, elle a un sens pratique, cette question : les non-médecins doivent-ils pouvoir traiter des malades par la psychanalyse ? Mais cette question, aussitôt posée, semble tranchée par la lettre de la loi. Les « nerveux » sont des malades, les non-médecins ne sont pas médecins, la psychanalyse est une pratique dont le but est la guérison ou l’amélioration des maladies nerveuses, tout traitement de ce genre est réservé aux médecins : donc il n’est pas permis que des non-médecins appliquent aux « nerveux » l’analyse, et si cela arrive quand même, il faut sévir. Les choses étant aussi simples, on ose à peine s’occuper encore de la question de l’analyse par les non-médecins. Mais il y a ici quelques difficultés dont la loi ne se soucie pas, et qui méritent pourtant d’être prises en considération. Peut-être apparaîtra-t-il que les malades, dans ce cas, ne sont pas des malades ordinaires, les non-médecins pas absolument des « profanes », et les médecins pas tout à lait ce qu’on peut attendre de médecins et sur quoi ils basent leurs prétentions. Si nous pouvons le prouver, alors la loi - exigence justifiée - ne devra pas s’appliquer sans modifications au cas qui nous occupe.

I

Or, la question sera tranchée par des personnes qui ne sont pas obligées de connaître les particularités d’une cure analytique. Il est donc de notre devoir d’instruire ces personnes impartiales, supposées actuellement encore dans l’ignorance. Nous regrettons de ne pouvoir les rendre témoins d’une cure analytique. La « situation analytique » n’admet pas de tiers. De plus, les diverses séances sont de valeur très inégale, et un tel auditeur - forcément incompétent - admis à l’une quelconque des séances, n’en recevrait le plus souvent aucune impression valable ; il risquerait de ne rien comprendre à ce qui se passe entre l’analyste et le patient, ou bien il s’ennuierait. Il lui faut donc, bon gré, mal gré, se contenter de nos dires, que nous rendrons le plus possible dignes de confiance.

Le malade peut souffrir de changements d’humeur qu’il n’arrive pas à maîtriser, ou de découragements pusillanimes paralysant son énergie et lui ôtant toute confiance en lui-même, ou bien d’une gène angoissée dès qu’il se trouve parmi des étrangers. Il peut, sans comprendre pourquoi, ressentir que l’accomplissement de son travail professionnel lui devient difficile, et, de même, toute décision d’une certaine importance et toute entreprise. Il a un jour- sans savoir pourquoi -éprouvé une pénible crise d’angoisse, et, depuis, ne peut plus, sans un violent effort sur soi, traverser la rue ou aller en chemin de fer - peut-être même a-t-il dû renoncer à l’un comme à l’autre. Ou bien, - chose bizarre, - ses pensées suivent leur propre chemin et ne se laissent pas guider par son vouloir. Elles poursuivent des problèmes à lui-même très indifférents, et pourtant elles ne s’en laissent pas arracher ! Des tâches ridicules lui sont imposées, comme de compter le nombre des fenêtres aux façades des maisons, et dans l’exécution des choses les plus simples : jeter une lettre à la poste, éteindre un bec de gaz, il est saisi, au bout d’un instant, du doute de l’avoir vraiment fait. Cela peut n’être qu’agaçant et importun. Mais l’état devient insupportable si le malheureux soudain n’arrive pas à se défendre de l’idée qu’il a poussé un enfant sous les roues d’une voiture, ou jeté un inconnu à l’eau du haut d’un pont, ou s’il doit se demander : « Ne serais-je pas l’assassin que la police recherche ? » - auteur d’un crime découvert le jour même. Tout cela est évidemment stupide, le malheureux le sait lui-même, il n’a jamais fait de mal à personne, mais le sentiment de culpabilité ne pourrait être plus fort s’il était vraiment le meurtrier qu’on recherche !

Ou bien notre patient - disons cette fois notre patiente - souffre d’autre manière et dans un domaine différent. Elle est pianiste, mais ses doigts sont saisis de crampes et lui refusent tout service. Doit-elle aller dans le monde, aussitôt se fait sentir un besoin naturel dont la satisfaction est incompatible avec le fait d’être en société. Elle a donc renoncé à fréquenter réunions, bals, théâtres ou concerts. Aux moments les moins appropriés elle est prise de maux de tête ou d’autre sensations douloureuses. Parfois, elle doit rendre tous ses repas, ce qui à la longue peut devenir dangereux. Enfin, chose déplorable, elle ne supporte aucune émotion, et les émotions sont dans la vie inévitables. Estelle émue, elle tombe dans des évanouissements, souvent accompagnés de crampes musculaires, rappelant les états pathologiques les plus inquiétants.

D’autres malades sont atteints dans un domaine où la vie sentimentale est en rapport intime avec le corps. S’agit-il d’hommes, ils sont incapables de donner une expression corporelle aux plus tendres émois inspirés par l’autre sexe, tandis que toutes les réactions voulues sont à leur disposition en présence de femmes qu’ils n’aiment pas. Ou leur sensualité les lie à des femmes qu’ils méprisent et dont ils voudraient se détacher. Ou encore cette sensualité leur impose des conditions à remplir qui leur répugnent à eux-mêmes. S’agit-il de femmes, l’angoisse, le dégoût ou des entraves d’origine inconnue les empêchent de répondre aux exigence de la vie sexuelle, ou bien - cèdent-elles cependant à l’amour - elles se trouvent leurrées de la jouissance que la nature offre en prime à qui obéit à ses lois.

Toutes ces personnes s’avouent malades et recherchent les médecins, desquels on attend la délivrance de tels troubles nerveux. Ce sont aussi les médecins qui ont institué les catégories dans lesquelles on classe ces maux. Ils les diagnostiquent et les nomment selon leur point de vue : neurasthénie, psychasthénie, phobies, obsessions, hystérie. Ils soumettent à un examen les organes qui manifestent les symptômes : cœur, estomac, intestin, organes génitaux et les trouvent sains. Ils conseillent une interruption des occupations habituelles du malade, des distractions, des traitements fortifiants, des médicaments toniques, et obtiennent ainsi des améliorations passagères - ou bien rien du tout. Enfin les malades viennent à apprendre qu’il existe des gens tout à fait spécialisés dans le traitement de tels maux et ils commencent chez ceux-ci une analyse.

Notre auditeur impartial, que j’imagine présent, a montré des signes d’impatience pendant mon énumération des symptômes des névroses. Main¬tenant, il se fait attentif, il devient tout oreille : « Enfin, dit-il, nous allons apprendre ce que l’analyste entreprend avec le malade à qui le médecin ne put être d’aucun secours ! »

Il ne se passe entre eux rien d’autre que ceci : ils causent. L’analyse n’emploie pas d’instruments - pas même pour l’examen du malade - et il n’ordonne pas de médicaments. Chaque fois que cela est possible, il laisse même le malade, pendant le traitement, dans son atmosphère et son entourage. Cela n’est bien entendu pas une condition du traitement et ne peut pas toujours être réalisé. L’analyste fait venir le malade à une certaine heure de la journée, le laisse parler, l’écoute, puis lui parle et le malade l’écoute à son tour.

Notre auditeur impartial manifeste alors un grand soulagement et une détente évidente, mais aussi un certain et net dédain. Il semble vouloir dire : « Rien que ça ? Des mots, des mots et encore des mots », comme dit Hamlet ! Le discours ironique de Méphisto lui passe aussi par l’esprit : que les mots se prêtent à tout.

Aussi dit-il : « C’est donc une sorte de magie ? Vous parlez et ainsi faites envoler les maux. »

Très juste : ce serait de la magie, si cela agissait plus vite ! La magie réclame - attribut essentiel ! -la rapidité, on pourrait dire l’instantanéité du succès. Mais les cures analytiques exigent des mois, voire des années, et une magie aussi lente perd le caractère du merveilleux. D’ailleurs, ne méprisons pas le Verbe ! Il est un instrument de puissance, le moyen par lequel nous communiquons aux autres nos sentiments, le chemin par lequel nous acquérons de l’influence sur les autres hommes. Des paroles peuvent faire un bien qu’on ne peut dire ou causer de terribles blessures. Certes, au commencement était l’acte, le verbe ne vint qu’après ; ce lut sous bien des rapports un progrès de la civilisation quand l’acte put se modérer jusqu’à devenir le mot. Mais le mot fut cependant à l’origine un sortilège, un acte magique, et il a gardé encore beaucoup de sa force antique.

L’auditeur impartial poursuit : « Supposons que le malade ne soit pas mieux préparé que moi à l’intelligence de la cure analytique, comment voulez-vous l’amener à croire à la magie du mot ou du discours, qui doit le délivrer de ses maux ? »

Il faut bien entendu le préparer à sa cure, et un moyen très simple s’offre pour cela. On l’invite à être absolument sincère avec son analyste, à ne rien lui dissimuler avec intention de ce qui lui passe par l’esprit, ensuite à se mettre au-dessus de toutes les réticences qui cherchent à empêcher la communication de telle pensée ou de tel souvenir. Chacun sait receler en lui-même des choses qu’il ne communiquerait aux autres que très à contrecœur, davantage, dont la communication lui semble impossible. Ce sont ses « intimités ». Il pressent aussi - ce qui est un grand progrès dans la connaissance de soi-même - qu’il est d’autres choses que l’on ne voudrait pas s’avouer à soi-même, que l’on se dissimule volontiers, auxquelles on coupe court et que l’on chasse si elles surgissent pourtant dans la pensée. Peut-être notre observateur remarque-t-il même qu’un très curieux problème psychologique est posé par ce fait qu’une de ses propres pensées doit être gardée secrète par rapport à son propre moi. On croirait que son moi n’a plus l’unité qu’il lui attribue toujours ; on penserait qu’il y a en lui encore autre chose qui peut s’opposer à son moi. En soi il peut ainsi obscurément pressentir comme une antithèse entre le moi et une vie psychique au sens plus large. A-t-il accepté la règle fondamentale de l’ana¬lyse : tout dire, alors le malade deviendra aisément accessible à l’idée que des rapports et un échange de pensées sous des conditions aussi peu communes puissent aussi amener des réactions toutes particulières.

« Je comprends », repartit notre auditeur impartial, « vous admettez que chaque « nerveux » a quelque chose qui l’oppresse, un secret. En l’engageant à le dire, vous le déchargez de ce poids et lui faites du bien. C’est là le principe de la confession, dont l’Église catholique s’est servi de tout temps pour s’assurer la maîtrise des âmes. »

Oui et non, devrons-nous répondre. La confession entre bien pour une part dans l’analyse, en quelque sorte comme introduction. Mais elle est très loin de se confondre avec l’essence de l’analyse ou de pouvoir expliquer son action. En confession, le pécheur dit ce qu’il sait ; en analyse, le névropathe doit dire davantage. Aussi bien n’avons-nous jamais entendu prétendre que la confession ait jamais eu le pouvoir de guérir de vrais symptômes pathologiques.

« Alors je ne comprends encore pas », nous est-il répondu. « Qu’est-ce que cela signifie : le malade doit dire plus qu’il ne sait ? Cependant je puis me représenter qu’en tant qu’analyste vous obteniez une plus grande influence sur votre malade que le confesseur sur son pénitent. Vous vous occupez de lui plus longtemps, d’une manière plus intense, plus personnelle, et vous pouvez employer cette influence accrue pour le détourner de ses idées maladives, pour le dissuader de ses appréhensions, etc. Ce serait assez extraordinaire si, par ce moyen, des symptômes rien que corporels : vomissements, diarrhées, contractures, pouvaient être maîtrisés, mais je le sais, une telle influence sur un être humain est possible, si on le plonge en hypnose. Probablement obtenez-vous par vos efforts quelque relation hypnotique entre vous et le patient, qui se trouve lié à vous par la force de la suggestion, et cela, sans même que vous le vouliez ; ainsi les miracles de votre thérapeutique ne seraient qu’effets de la suggestion hypnotique. Mais, autant que je sache, la cure hypnotique est autrement rapide que votre analyse, qui, comme vous le dites, s’étend sur des mois et des années. »

Notre auditeur impartial n’est ni si ignorant ni si embarrassé que nous l’avions cru d’abord ! Il s’efforce incontestablement de saisir la psychanalyse à l’aide de ses connaissances antérieures, de la rattacher à quelque chose qu’il sache déjà. Reste à lui faire comprendre - tâche difficile ! - qu’il n’y saurait parvenir par ce moyen, que l’analyse est une méthode sui generis, une chose nouvelle, particulière, qui ne peut être saisie qu’au moyen de nouvelles vues - ou, si l’on veut, de nouvelles hypothèses. Mais nous devons d’abord répondre à sa dernière remarque.

Ce que vous avez dit de l’influence personnelle de l’analyste est, certes, très intéressant. Une telle influence existe et joue dans l’analyse un grand rôle. Mais pas le même que dans l’hypnotisme, Il doit être possible de vous démontrer que les situations ici et là sont toutes différentes. Une remarque y pourra suffire : nous n’utilisons pas cette influence personnelle - le facteur « suggestif » - afin d’étouffer les symptômes pathologiques, ainsi qu’il advient dans la suggestion hypnotique. De plus, on aurait tort de croire que ce facteur soit absolument le support et le promoteur du traitement. Il l’est au début, mais plus tard il vient à l’encontre de nos intentions analytiques et nous contraint aux contre-mesures les plus rigoureuses. Je voudrais aussi vous montrer par un exemple combien la technique analytique s’écarte de celles qui cherchent à détourner et à dissuader. Notre patient est-il en proie à un sentiment de culpabilité comme s’il eût perpétré un grand crime, nous ne lui conseillons pas de se mettre au-dessus de ses scrupules de conscience par l’assurance de son indubitable innocence : il l’a déjà essayé tout seul sans succès. Mais nous l’avertissons qu’un sentiment aussi fort et aussi tenace doit pourtant être fondé sur quelque réalité, et que cette réalité pourra peut-être se découvrir.

« Cela m’étonnerait », reprend notre auditeur impartial, « que vous parveniez à apaiser le sentiment de culpabilité de votre malade en entrant ainsi dans ses vues. Mais quelles sont donc vos intentions analytiques et qu’entreprenez-vous avec votre patient ? »

“ Psychanalyse et médecine ”

II

Si je veux me faire comprendre, il me faut maintenant vous communiquer quelques fragments d’une doctrine psychologique qui, hors les cercles analytiques, n’est pas connue ou pas estimée. De cette théorie découlera aisément et ce que nous attendons du malade et par quels chemins nous parvenons à notre but. Je vais vous l’exposer dogmatiquement, comme si elle était déjà un système achevé. Mais n’allez pas croire qu’elle soit née ainsi tout équipée, comme il advient aux systèmes philosophiques. Nous l’avons développée lentement, peu à peu, en avons dû conquérir péniblement chaque parcelle ; nous n’avons cessé de la modifier au contact constant de l’observation jusqu’à ce qu’elle ait enfin acquis la forme sous laquelle elle nous paraît suffire à nos desseins. J’aurais dû, voici peu d’années, exprimer cette doctrine en d’autres termes. Je ne puis bien entendu vous affirmer que l’expression formelle de la doctrine à l’heure qu’il est en demeurera la définitive. Vous le savez, la science n’est pas une révélation, il lui manque, longtemps encore après ses débuts, la certitude, l’immutabilité, l’infaillibilité, dont la pensée humaine est si avide. Mais telle qu’elle est, elle est pourtant tout ce que nous pouvons avoir. N’oubliez pas que notre science est très jeune - à peine aussi vieille que le siècle ! - et qu’elle travaille avec la matière peut-être la plus ardue qui puisse s’offrir à l’investigation humaine : ainsi vous pourrez vous mettre dans l’état d’esprit nécessaire à la compréhension de ce que je vais vous dire. Cependant interrompez-moi chaque fois que vous ne pourrez me suivre ou que vous désirerez de plus amples éclaircissements.

 « Je vous interromps avant même que vous ne commenciez. Vous dites vouloir m’exposer une nouvelle psychologie, mais il me semble que la psychologie n’est pas une science nouvelle. Il y en a assez, de psychologie et de psychologues, et j’ai entendu dire pendant mes études que de grandes choses dans ce domaine ont déjà été accomplies. »

 Et je n’entends pas discuter leur valeur. Mais y regardez-vous de plus près, vous serez contraint d’attribuer ces grands accomplissements plutôt à la physiologie des sensations. Car la science de la vie psychique ne pouvait se développer, entravée qu’elle était par une seule mais essentielle méconnaissance. Qu’embrasse-t-elle aujourd’hui telle que l’enseigne l’École ? En dehors de ces très intéressants points de vue physiologiques sur les sensations, rien qu’une liste de divisions et de définitions de ce qui se passe dans notre âme, divisions et définitions qui, grâce au langage usuel, sont devenues le bien commun de tous les lettrés. Cela ne suffit évidemment pas pour comprendre notre vie psychique. Avez-vous remarqué que chaque philosophe, écrivain, historien ou biographe s’arrange une psychologie à lui, nous propose des hypothèses à lui sur les rapports et le but des actes psychiques, hypothèses plus ou moins séduisantes mais toutes également douteuses ? On manque évidemment ici d’une base commune. De là découle aussi qu’en psychologie on soit aussi irrespectueux et qu’on ne reconnaisse aucune autorité. Chacun peut ici « braconner » à son aise. Mettez-vous une question de physique ou de chimie sur le tapis, tout le monde se taira qui ne se sache pas en possession de « connaissances techniques ». Mais avancez-vous une assertion psychologique, préparez-vous à être jugé et contredit par n’importe qui. Sans doute n’y a-t-il pas dans ce domaine de « connaissances techniques ». Chacun a sa vie psychique et c’est pourquoi chacun se tient pour un psychologue. Mais cela ne me semble pas un titre suffisant. On raconte qu’une personne se présenta un jour comme « bonne d’enfants » ; on lui demanda si elle s’entendait à élever les enfants. « Bien sûr, répondit-elle, j’ai été moi-même en mon temps petite enfant. »

 « Et vous prétendez avoir découvert cette « base commune » de la vie de l’âme, qui échappa à tous les psychologues, en observant des malades ? »

 Je ne crois pas que cette origine ôte de leur valeur à nos constatations. L’embryologie, par exemple, ne mériterait aucun crédit, si elle ne pouvait sans peine éclairer l’étiologie des malformations de naissance. Mais je vous ai parlé de gens dont les pensées marchent toutes seules, de telle sorte qu’ils se voient contraints à ruminer sans fin des problèmes qui leur sont terriblement indifférents. Pensez-vous que la psychologie d’école ait jamais fourni le moindre apport à l’éclaircissement d’une semblable anomalie ? Et enfin il nous arrive à tous que notre pensée, pendant la nuit, suive ses propres voies et crée des choses qu’ensuite nous ne comprenons pas, qui nous semblent étranges et douées d’une ressemblance suspecte avec certaines productions pathologiques. Je veux parler de nos rêves. Le peuple n’a jamais abandonné cette croyance que les rêves aient un sens, une valeur, signifient quelque chose. Ce sens des rêves, la psychologie de l’école n’a jamais pu le fournir. Elle n’a su quoi faire du rêve ; les quelques explications qu’elle en hasarda furent non psychologiques : ramener le rêve à des excitations sensorielles, ou bien à un sommeil plus ou moins profond des diverses parties du cerveau, etc. Mais on est en droit de dire qu’une psychologie qui ne sait pas expliquer le rêve n’est pas utilisable pour l’intelligence de la vie psychique normale et ne peut prétendre à s’appeler une science.

 « Vous devenez agressif : vous devez avoir touché un point sensible. J’ai en effet entendu dire que l’on attache, dans l’analyse, une grande importance aux rêves, qu’on les interprète, qu’on découvre en eux le souvenir d’événements réels, etc. Mais aussi que l’interprétation des rêves est livrée au bon plaisir de l’analyste et que les analystes eux-mêmes n’en ont pas fini encore avec les différends sur la manière d’interpréter les rêves et le droit d’en tirer des conclusions. En est-il ainsi, vous feriez mieux de ne pas souligner d’un trait si épais la supériorité de l’analyse sur la psychologie classique. »

 Vous dites là des choses fort justes. Il est exact que l’interprétation des rêves a acquis, dans la théorie comme dans la pratique de l’analyse, une importance incomparable. Et si je parais agressif, ce n’est que pour me défendre. Mais quand je pense à tout l’esclandre que certains analystes ont fait à propos de l’interprétation des rêves, je pourrais désespérer et donner raison à l’exclamation pessimiste du grand satirique Nestroy : « Tout progrès n’est jamais qu’à demi aussi grand qu’il parut d’abord ! » Cependant avez-vous jamais vu les hommes faire autre chose qu’embrouiller et défigurer tout ce qui leur tombe en main ? Un peu de prudence et de maîtrise de soi suffisent à éviter la plupart des dangers de l’interprétation des rêves. Mais pensez-vous que nous arrivions jamais à l’exposé que j’ai à vous faire, si nous nous laissons ainsi détourner de notre sujet ? - « Oui : vous voulez m’exposer les bases fondamentales de la nouvelle psychologie, si je vous ai bien compris. »

 Je ne voulais pas commencer par là. J’avais l’intention de vous faire voir quelle conception, au cours des études analytiques, nous nous sommes formée de la structure de l’appareil psychique.

 « Puis-je demander ce que vous appelez « appareil psychique » et avec quoi il est construit ? »

 Vous verrez bientôt clairement ce qu’est l’appareil psychique. Mais ne demandez pas, je vous en prie, de quoi il est bâti ! Cela est sans intérêt psychologique, et reste à la psychologie aussi indifférent qu’à l’optique de savoir si les parois du télescope sont en métal ou en carton. Nous laisserons de côté « l’essence » des choses pour ne nous occuper que de leur situation dans « l’espace ». Nous nous représentons l’appareil inconnu qui sert à accomplir les opérations de l’âme en vérité comme un instrument, fait de l’ajustage de diverses parties - que nous dénommons « instances ». A chacune est attribuée une fonction particulière, elles ont entre elles un rapport spatial constant, c’est-à-dire le rapport spatial a en avant ou en arrière » - « superficiel ou profond » n’exprime pour nous d’abord que la régulière succession des fonctions. Me fais-je encore comprendre ?

 « Difficilement. Peut-être comprendrai-je plus tard, mais voilà certes une singulière anatomie de l’âme, dont l’équivalent ne se rencontre pas dans les sciences naturelles ! »

 Que voulez-vous, c’est une hypothèse comme il y en a tant dans les sciences. Les premières de toutes ont toujours été assez grossières. « Open to revision », peut-on en dire. Je trouve superflu de me servir de la locution devenue si populaire « comme si ». La valeur d’une telle « fiction » - ainsi que l’appellerait le philosophe Vaihinger dépend de ce qu’on en peut faire.

Et je poursuis Restant sur le terrain de la sagesse courante, nous reconnaissons dans l’homme une organisation psychique intercalée entre, d’une part, ses excitations sensorielles et la perception de ses besoins corporels, d’autre part, ses actions motrices ; organisation servant d’intermédiaire entre les deux en vue d’un but bien défini. Nous appelons cette organisation son « moi ». Voilà qui n’est pas nouveau, chacun de nous fait cette hypothèse sans être philosophe, et quelques-uns même bien qu’ils le soient. Mais nous ne croyons pas avoir ainsi épuisé la description de l’appareil psychique. En plus de ce « moi », nous reconnaissons un autre territoire psychique plus étendu, plus vaste, plus obscur que le « moi », et ce territoire nous l’appelons le « ça ». La relation existant entre le « moi » et le « ça » est ce qui va nous occuper d’abord.

Vous allez sans doute trouver mauvais que nous ayons choisi, pour désigner nos deux instances ou provinces psychiques, des mots courants au lieu de vocables grecs sonores. Mais nous aimons, nous autres psychanalystes, rester en contact avec la façon de penser populaire et préférons rendre utilisables pour la science les notions populaires que de les rejeter. Nous n’y avons aucun mérite, nous sommes contraints à agir ainsi, parce que nos doctrines doivent être comprises par nos malades, souvent très intelligents mais pas toujours versés dans les humanités. Le « ça » impersonnel correspond directement à certaines manières de parler de l’homme normal. « Cela m’a fait tressaillir, dit-on, quelque chose en moi, à ce moment, était plus fort que moi ». « C’était plus fort que moi . »

En psychologie, nous ne pouvons décrire qu’à l’aide de comparaisons. Ce n’est pas spécial à la psychologie, il en est ainsi ailleurs. Mais nous devons sans cesse changer de comparaisons : aucune ne nous suffit longtemps. Si donc je veux vous rendre sensible la relation entre le moi et le ça, je vous prierai de vous représenter le « moi » comme une sorte de façade du « ça », un premier plan, - ou bien la couche externe, l’écorce de celui-ci. Tenons-nous-en à cette dernière comparaison. Nous le savons : les couches corticales en général sont redevables de leurs qualités spéciales à l’influence modificatrice du milieu extérieur auquel elles sont contiguës. Représentons-nous les choses ainsi : le « moi » serait la couche, - modifiée par l’influence du monde extérieur, de la réalité - de l’appareil psychique, du « ça ». Vous voyez com¬bien, en psychanalyse, nous prenons au sérieux les notions spatiales. Pour nous le « moi » est vraiment le plus superficiel, le « ça » le plus profond, bien entendu considérés du dehors. Le « moi » a une situation intermédiaire entre la réalité et le « ça », qui est proprement le psychique.

 « Je ne vous demande pas encore comment on peut savoir tout cela. Dites-moi d’abord à quoi vous sert cette distinction entre un « moi » et un « ça », qu’est-ce qui vous y contraint ? »

 Votre question me montre dans quelle direction poursuivre. Ce qu’il importe en effet avant tout de savoir, c’est que le « moi » et le « ça » divergent fort et en bien des points l’un de l’autre ; d’autres règles président dans le « moi » ou dans le « ça » aux actes psychiques ; le « moi » vise d’autres buts et par d’autres moyens. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, mais vous contenterez-vous d’une nouvelle comparaison et d’un nouvel exemple ? Pensez aux différences existant entre le front et l’arrière, telles qu’elles s’étaient établies pendant la guerre. Alors nous ne nous étonnions pas qu’au front bien des choses se passassent autrement qu’à l’arrière, et qu’à l’arrière bien d’autres fussent permises qu’au front il fallait défendre. L’influence déterminante était naturellement la proximité de l’ennemi : pour la vie psychique, c’est la proximité du monde extérieur. Dehors - étranger - ennemi, furent une fois synonymes. Maintenant venons-en à l’exemple : dans le « ça » pas de conflits ; les contradictions, les contraires voient leurs termes voisiner sans en être troublés, des compromis viennent souvent accommoder les choses. En de tels cas, le « moi » eût été en proie à un conflit qu’il eût fallu résoudre, et la solution n’en peut être que l’abandon d’une aspiration au profit d’une autre. Le « moi » est une organisation qui se distingue par une remarquable tendance à l’unité, à la synthèse ; ce caractère manque au « ça », - celui-ci est, pour ainsi dire, incohérent, décousu, chacune de ses aspirations y poursuit son but propre et sans égard aux autres.

 « Et s’il existe un « hinterland » psychique d’une telle importance, com-ment me ferez-vous croire qu’il passa inaperçu jusqu’à l’avènement de l’analyse ? »

 Voilà que nous revenons à l’une de vos questions précédentes. La psychologie s’était fermé l’accès au domaine du « ça » en s’en tenant à une hypothèse qui paraît d’abord assez plausible mais qu’on ne peut pourtant soutenir. A savoir que tous les actes psychiques sont conscients, que la « conscience » est le signe distinctif du psychique, et que, y eût-il dans notre cerveau des opérations inconscientes, celles-ci ne méritent pas le nom d’actes psychiques et n’ont rien à voir avec la psychologie.

 « Cela va de soi, » me semble-t-il.

 Oui, c’est ce que pensent aussi les psychologues, mais il n’en est pas moins facile de montrer que c’est faux, qu’une telle opération est tout à fait impropre. La plus superficielle observation de soi-même montre que l’on peut avoir des idées subites qui n’ont pu surgir sans que rien les prépare. Mais, de ces états préparatoires de votre pensée, qui ont dû pourtant être aussi de nature psychique, vous ne percevez rien : seul le résultat émerge tout à fait dans votre conscience. Ce n’est qu’après coup et en de rares occasions que ces stades préparatoires de la pensée peuvent être, par la conscience, comme « reconstruits ».

 « Sans doute l’attention était-elle détournée, ce qui empêcha de remarquer sur le moment ces stades préparatoires. »

 Faux-fuyant ! Vous n’y échapperez pas : c’est un fait qu’en vous peuvent se passer des actes d’ordre psychique, souvent fort compliqués, desquels votre conscience ne perçoit rien, desquels vous ne savez rien. Ou bien êtez-vous prêt à recourir à l’hypothèse « qu’un peu plus ou un peu moins » de votre « attention » suffise pour changer un acte non psychique en un acte psychique ? D’ailleurs à quoi bon cette discussion ? Il y a des expériences d’hypnotisme qui démontrent l’existence de pareilles pensées inconscientes d’une manière irréfutable pour quiconque veut bien voir.

 « Je ne veux pas vous contredire, mais je crois vous comprendre enfin. Ce que vous nommez le « moi », c’est la conscience, et votre « ça » est ce qu’on nomme le « subconscient « et qui fait en ce moment tant parler de lui ! Mais pourquoi la mascarade de ces noms nouveaux ! »

 Ce n’est pas une mascarade ; les autres noms sont inutilisables. Et n’essayez pas de m’offrir de la littérature en place de science. Quelqu’un. parle-t-il de processus subconscients, je ne sais s’il les entend au sens topique ce qui réside dans l’âme au-dessous du conscient, - ou bien au sens qualitatif : une autre conscience, souterraine pour ainsi dire. Sans doute mon interlocuteur n’y voit-il pas lui-même très clair. La seule distinction admissible est celle entre « conscient » et « inconscient ». Mais on ferait une erreur grosse de conséquences si l’on croyait que cette division entre « conscient » et « inconscient » coïncidât avec celle entre « moi » et « ça ». Sans doute, il serait merveilleux que ce fût aussi simple ; notre théorie aurait alors beau jeu. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Tout ce qui se passe dans le « ça » est et demeure inconscient : voilà qui seul est certain, et que les processus se déroulant dans le « moi » peuvent devenir conscients, et eux seuls. Mais ils ne le sont pas tous, pas toujours, pas nécessairement, et de grandes parties du « moi » peuvent durablement rester inconscientes.

L’accès à la conscience d’un processus psychique est une chose compliquée. Je ne puis m’empêcher de vous exposer - à nouveau sur le mode dogmatique - ce que nous en pensons. Vous vous le rappelez : le « moi » est la couche externe, périphérique, du « ça ». Or nous croyons qu’à la surface la plus externe de ce « moi » se trouve une « instance » particulière, directement tournée vers le monde extérieur, un système, un organe, par l’excitation exclusive duquel le phénomène appelé conscience peut naître, Cet organe peut aussi bien être stimulé du dehors, en recevant à l’aide des organes sensoriels les excitations émanant du monde extérieur - que du dedans, en prenant connaissance, d’abord des sensations résidant dans le « ça » et ensuite des processus en cours dans le « moi ».

 « Cela devient de pire en pire, et je comprends de moins en moins. Vous m’avez donc invité à une petite conférence sur cette question : les non-médecins peuvent-ils entreprendre eux aussi des cures analytiques ? A quoi bon alors ce découpage en quatre de théories osées, obscures, de la justesse desquelles vous ne pouvez pas me convaincre ? »

 Je le sais, je ne peux pas vous convaincre. Cela est hors de ma possibilité et, par suite, de mon dessein. Quand nous donnons à nos élèves un enseignement théorique en psychanalyse, nous pouvons observer combien celui-ci leur fait d’abord peu d’effet. Ils Recueillent les doctrines analytiques avec la même froideur que les autres abstractions dont ils furent nourris. Quelques-uns voudraient peut-être être convaincus, mais rien n’indique qu’ils le soient. Aussi demandons-nous que quiconque veut exercer l’analyse sur d’autres, se soumette d’abord lui-même à une analyse. Ce n’est qu’au cours de cette auto-analyse (comme on l’appelle à tort), et en éprouvant réellement sur leur propre corps - plus justement sur leur propre âme, - les processus dont l’analyse soutient l’existence, que nos élèves acquièrent les convictions qui les guideront plus tard comme analystes. Comment puis-je alors m’attendre à vous convaincre de la justesse de nos théories, vous, l’auditeur impartial à qui je ne puis présenter qu’un exposé incomplet, tronqué, par suite sans clarté, et à qui manque la confirmation de votre expérience propre ?

Je poursuis un autre but. La question n’est pas ici de discuter si l’analyse est chose intelligente ou absurde, si elle a raison dans ce qu’elle avance ou si elle tombe dans de grossières erreurs. Je déroule nos théories devant vous, parce que c’est le meilleur moyen de vous montrer quelles idées constituent le corps de l’analyse, de quelles prémisses elle part quand elle commence à s’occuper d’un malade, et comment elle s’y prend. Ainsi une lumière très vive sera projetée sur la question de l’analyse par les non-médecins. Mais rassurez-vous ! Si vous m’avez suivi jusqu’ici, vous avez supporté le pire, ce qui suivra vous semblera facile. Mais laissez-moi maintenant reprendre haleine.

III

« J’attends que vous me déduisiez, des théories de la psychanalyse, comment se représenter la genèse d’une affection nerveuse ? »

 Je m’y essaierai. Il nous faut alors étudier notre « moi » et notre « ça » d’un point de vue nouveau : le dynamique, c’est-à-dire en ayant égard aux forces qui se jouent à l’intérieur de ceux-ci et entre eux. Jusqu’à présent nous nous sommes contentés de décrire l’appareil psychique.

 « Pourvu que cela ne redevienne pas aussi incompréhensible ! »

 J’espère que non. Vous vous y reconnaîtrez bientôt, Ainsi, nous admet-tons que les forces dont l’action met en mouvement l’appareil psychique sont engendrées par les organes du corps et expriment les grands besoins corporels. Vous vous souvenez des paroles de notre poète-philosophe : la faim et l’amour. Une couple d’ailleurs de forces imposantes ! Nous appelons ces besoins corporels, en tant qu’ils sont incitations à l’activité psychique « Triebe » (instincts ou pulsions), un mot que bien des langues modernes nous envient. Ces instincts emplissent le « ça » ; toute l’énergie existant dans le « ça », dirons-nous en abrégé, en émane. Les forces à l’intérieur du « moi » n’ont pas non plus d’autre origine, elles dérivent de celles contenues dans le « ça ». Et que veulent ces instincts ? La satisfaction, c’est-à-dire que soient amenées des situations dans lesquelles les besoins corporels puissent s’éteindre. La chute de la tension du désir est ressentie, par l’organe de notre perception consciente, comme un plaisir ; une croissance de cette même tension bientôt comme un déplaisir. De ces oscillations naît la suite des sensations « plaisir-déplaisir » qui règle l’activité de tout l’appareil psychique. Nous appelons cela « la souveraineté du principe de plaisir. »

Des états insupportables prennent naissance quand les aspirations instinctives du « ça » ne trouvent pas à se satisfaire. L’expérience montre bientôt que de telles satisfactions ne peuvent être obtenues qu’à l’aide du monde extérieur. C’est alors que la partie du « ça » tournée vers le monde extérieur, le « moi » entre en fonction. Si toute la force motrice qui fait se mouvoir le vaisseau est fournie par le « ça », le « moi » est en quelque sorte celui qui assume la manœuvre du gouvernail, sans laquelle aucun but ne peut être atteint. Les instincts du « ça » aspirent à des satisfactions immédiates, brutales, et n’obtiennent ainsi rien, ou bien même se causent un dommage sensible. Il échoit maintenant pour tâche au « moi » de parer à ces échecs, d’agir comme intermédiaire entre les prétentions du « ça » et les oppositions que celui-ci rencontre de la part du monde réel extérieur Le « moi » déploie son activité dans deux directions. D’une part, il observe, grâce aux organes des sens, du système de la conscience, le monde extérieur, afin de saisir l’occasion propice à une satisfaction exempte de périls ; d’autre part, il agit sur le « ça », tient en bride les passions de celui-ci, incite les instincts à ajourner leur satisfaction ; même, quand cela est nécessaire, il leur fait modifier les buts auxquels ils tendent ou les abandonner contre des dédommagements. En imposant ce joug aux élans du « ça », le « moi » remplace le principe de plaisir, primitivement seul en vigueur, par le « principe » dit « de réalité » qui certes poursuit le même but final, mais en tenant compte des conditions imposées par le monde extérieur. Plus tard, le « moi » s’aperçoit qu’il existe, pour s’assurer la satisfaction, un autre moyen que l’adaptation dont nous avons parlé, au monde extérieur. On peut en effet agir sur le monde extérieur afin de le modifier, et y créer exprès les conditions qui rendront la satisfaction possible. Cette sorte d’activité devient alors le suprême accomplissement du « moi » ; l’esprit de décision qui permet de choisir quand il convient de dominer les passions et de s’incliner devant la réalité, ou bien quand il convient de prendre le parti des passions et de se dresser contre le monde extérieur, cet esprit de décision est tout l’art de vivre.

 « Et comment le « ça » se laisse-t-il ainsi commander par le « moi », puisque, si je vous ai bien compris, il est, des deux, le plus fort ? »

 Oui, cela va bien, tant que le « moi » est en possession de son organisation totale, de toute sa puissance d’agir, tant qu’il a accès à toutes les régions du « ça » et y peut exercer son influence. Il n’existe en effet entre le « moi » et le « ça » pas d’hostilité naturelle, ils font partie d’un même tout et, dans l’état de santé, il n’y a pas lieu pratiquement de les distinguer.

 « J’entends. Mais je ne vois pas, dans cette relation idéale, la plus petite place pour un trouble maladif. »

Vous avez raison - tant que le « moi », dans ses rapports avec le « ça », répond à ces exigences idéales, il n’y a aucun trouble nerveux. La porte d’entrée de la maladie se trouve là où on ne la soupçonnerait pas, bien que quiconque connaît la pathologie générale ne puisse s’étonner de le voir confirmer ici : les évolutions et les différenciations les plus importantes sont justement celles qui portent en elles-mêmes le germe du mal, de la carence de la fonction.

 « Vous devenez trop savant, je ne comprends plus. »

 Je dois reprendre d’un peu plus loin. Le petit être qui vient de naître est, n’est-ce pas, une très pauvre et impuissante petite chose au regard du monde extérieur tout-puissant et plein d’actions destructrices. Un être primitif, n’ayant pas encore développé un « moi » organisé, est exposé à tous ces traumatismes. Il ne vit que pour la satisfaction « aveugle » de ses instincts, ce qui souvent cause sa perte. La différenciation d’un « moi » est avant tout un progrès en faveur de la conservation vitale. Bien entendu, quand l’être périt, il ne tire aucun profit de son expérience, mais, survit-il à un traumatisme, il se tiendra en garde contre l’approche de situations analogues et signalera le danger par une répétition abrégée des impressions vécues lors du premier traumatisme : par un « affect » d’angoisse. Cette réaction au péril amène une tentation de fuite, condition de salut jusqu’au jour où l’être, devenu assez fort, pourra faire face aux dangers épars dans le monde extérieur de façon active, peut-être même en prenant l’offensive.

 « Cela nous entraîne bien loin de ce que vous aviez promis de me dire. »

 Vous ne vous doutez pas combien je suis près de tenir ma promesse. Même chez les êtres qui auront plus tard un « moi » organisé à la hauteur de sa tâche, le « moi » dans l’enfance, est faible et peu différencié du « ça m. Maintenant figurez-vous ce qui arrivera quand ce « moi » sans force sera en butte à une aspiration instinctive du « ça », à laquelle il voudrait bien résister, devinant que la satisfaction en serait dangereuse, capable d’amener une situation traumatique, un heurt avec le monde extérieur, mais cela sans avoir encore la force de dominer cette aspiration instinctive. Le « moi » traite le péril intérieur émané de l’instinct comme s’il était péril extérieur ; il tente de prendre la fuite, il se retire de cette région du « ça » et l’abandonne à son sort après lui avoir supprimé tous les apports que d’ordinaire il met à la disposition des émois de l’instinct. Nous disons alors que le « moi » entreprend un refoulement de cette aspiration instinctive. Ceci a pour résultat immédiat de parer au danger, mais on ne confond pas impunément ce qui est interne et ce qui est externe. On ne peut pas se fuir, En refoulant, le « moi » obéit au principe de plaisir, que sa tâche habituelle est de modifier : il doit donc en porter la peine. La peine en sera que le « moi » aura ainsi durablement restreint son royaume. L’aspiration instinctive refoulée est maintenant isolée, abandonnée à elle-même, inaccessible, mais aussi impossible à influencer. Elle suivra désormais ses propres voies. Le « moi » ne pourra en général plus, même lorsqu’il se sera fortifié, lever le refoulement, sa synthèse est détruite. une partie du « ça » demeure au « moi » terrain défendu. L’aspiration instinctive isolée, de son côté, ne reste pas non plus oisive, elle trouve à se dédommager de la satisfaction normale qui lui est refusée, engendre des rejetons psychiques qui la représentent, elle se met en rapport avec d’autres processus psychiques qu’elle dérobe à leur tour au « moi » de par son influence, et enfin fait irruption dans le « moi » et dans la conscience sous une forme substitutive déformée et méconnaissable, bref, élabore ce qu’on appelle un « symptôme ». Nous embrassons maintenant d’un coup d’œil ce qui constitue un trouble « nerveux » : d’une part, un « moi » entravé dans sa synthèse, sans influence sur une partie du « ça », devant renoncer à exercer une part de son activité afin d’éviter un heurt nouveau avec ce qui est refoulé, s’épuisant dans un vain combat contre les symptômes, rejetons des aspirations refoulées ; d’autre part, un « ça », au sein duquel des instincts isolés se sont rendus indépendants, poursuivent leurs buts à eux sans égard aux intérêts généraux de l’être, et n’obéissent plus qu’aux lois de la psychologie primitive qui commandent dans les profondeurs du « ça ». Voyons-nous les choses de haut, alors la genèse des névroses nous apparaît sous cette formule simple : « le moi » a tenté d’étouffer certaines parties du « ça » d’une manière impropre, il y a échoué et le « ça » se venge. La névrose est donc la conséquence d’un conflit entre le « moi » et le « ça », conflit auquel le « moi » prend part - un examen approfondi le démontre - parce qu’il ne peut absolument pas renoncer à sa subordination aux réalités du monde extérieur. L’opposition est entre le monde extérieur et le « ça », et puisque le « moi », fidèle en cela à son essence intime, prend parti pour le monde extérieur, il entre en conflit avec son « ça ». Mais prenez-y bien garde : ce n’est pas le fait de ce conflit qui conditionne la maladie - de tels conflits entre réalité et « ça » sont inévitables et l’un des devoirs constants du « moi » est de s’y entremettre - mais ce qui cause le mal est ceci : le « moi » se sert, pour résoudre le conflit, d’un moyen insuffisant, le refoulement. Cependant la cause en est que le « moi », quand cette tâche s’offrit à lui, était peu développé et sans force. Les refoulements décisifs ont en effet tous lieu dans la première enfance.

 « Quels curieux détours ! Je suis votre conseil,

 je ne critique pas, vous voulez seulement me montrer ce que la psychanalyse pense de la genèse des névroses, afin d’y rattacher ce qu’elle entreprend pour les guérir. J’aurais plusieurs questions à poser, j’en poserai quelques-unes plus tard. Je serais d’abord tenté de suivre vos traces, de tenter à mon tour une construction hypothétique, une théorie. Vous avez exposé la relation « monde extérieur - moi - ça » et établi, comme condition essentielle des névroses, ceci : le « moi » restant sous la dépendance du monde extérieur, entre en conflit avec le « ça ». Le cas contraire ne serait-il pas concevable dans un tel conflit, le « moi » se laissant entraîner par le « ça » et renonçant à toute considération envers le monde extérieur ? Qu’arrive-t-il alors ? Je ne suis qu’un profane, mais d’après les idées que je me fais sur la nature d’une psychose, une telle décision du « moi » en pourrait bien être la condition. L’essentiel d’une maladie mentale semble donc être qu’on se détourne ainsi de la réalité. »

 Oui, j’y ai moi-même pensé, et je le crois juste, bien que la démonstration de cette idée exige la mise en discussion de rapports fort enchevêtrés. Névrose et psychose sont évidemment apparentées de très près et doivent cependant, en quelque point essentiel, diverger. Ce point pourrait bien être le parti que prend le « moi » en un tel conflit. Et le « ça », dans les deux cas, garderait son caractère d’aveugle inflexibilité.

 « Poursuivez, je vous en prie. Quelles indications donne votre théorie pour le traitement des névroses »

 Notre but thérapeutique est maintenant aisé à déterminer. Nous voulons reconstituer le « moi », le délivrer de ses entraves, lui rendre la maîtrise du « ça », perdue pour lui par suite de ses précoces refoulements. Dans ce but seul nous faisons l’analyse, toute notre technique converge vers ce but. Il nous faut rechercher les refoulements anciens, incitant le « moi » à les corriger, grâce à notre aide, et à résoudre ses conflits autrement et mieux qu’en tentant de prendre devant eux la fuite. Comme ces refoulements ont eu lieu de très bonne heure dans l’enfance, le travail analytique nous ramène à ce temps. Les situations ayant amené ces très anciens conflits sont le plus souvent oubliées, le chemin nous y ramenant nous est montré par les symptômes, rêves et associations libres du malade, que nous devons d’ailleurs d’abord interpréter, traduire, ceci parce que, sous l’empire de la psychologie du « ça », elles ont revêtu des formes insolites, heurtant notre raison. Les idées subites, les pensées et souvenirs que le patient ne nous communique pas sans une lutte intérieure nous permettent de supposer qu’ils sont de quelque manière apparentés au « refoulé », ou bien en sont des rejetons. Quand nous incitons le malade à s’élever au-dessus de ses propres résistances et à tout nous communiquer, nous éduquons son « moi » à surmonter ses tendances à prendre la fuite et lui apprenons à supporter l’approche du « refoulé ». Enfin, quand il est parvenu à reproduire dans son souvenir la situation ayant donné lieu au refoulement, son obéissance est brillamment récompensée ! La différence des temps est toute en sa faveur : les choses devant lesquelles le « moi » infantile, épouvanté, avait fui, apparaissent souvent au « moi » adulte et fortifié comme un simple jeu d’enfant.

IV

« Tout ce que vous m’avez contée jusqu’à présent était de la psychologie. C’était souvent étrange, revêche, obscur, mais du moins - comment dirai-je ? - c’était toujours propre. Certes, je ne savais jusqu’à ce jour presque rien de votre psychanalyse, mais la rumeur m’est cependant parvenue qu’elle s’occupe principalement de choses n’ayant aucun droit à cette épithète. Or, vous n’avez touché à rien de semblable jusqu’à présent : cela me fait l’impression d’une réticence voulue. Je ne puis réprimer un autre doute. Les névroses sont - vous le dites vous-même - des perturbations de la vie psychique. Et des choses de l’importance de notre éthique, de notre conscience, de nos idéals, ne joueraient aucun rôle dans ces perturbations profondes ? »

 Vous trouvez donc que deux sujets manquent jusqu’à présent à nos entretiens : ce qui touche aux choses les plus basses comme ce qui touche aux choses les plus hautes. Cela tient à ce que nous n’avons pas encore du tout traité du contenu de la vie psychique. Laissez-moi maintenant jouer à mon tour le rôle d’interrupteur, et suspendre un moment le cours de notre entretien. Si je vous ai fait tant de psychologie, c’est que je désirais vous donner l’impression que le travail analytique est une application de la psychologie, davantage, d’une psychologie qui, hors l’analyse, est inconnue. L’analyste doit avant tout avoir appris cette psychologie, la psychologie profonde ou psychologie de l’inconscient -du moins en avoir appris ce qui en est connu à ce jour. Nous aurons besoin de ceci pour nos conclusions ultérieures. Mais dites-moi maintenant ce que vous entendiez par vos allusions à la propreté ?

 « Voilà. On raconte partout que, dans l’analyse, les affaires les plus intimes, les plus vilaines, ayant trait à la vie sexuelle, sont abordées dans tous leurs détails. En est-il ainsi - je n’ai rien pu tirer de vos argumentations psychologiques me montrant qu’il en soit forcément ainsi - alors ce serait un argument puissant pour n’autoriser que des médecins à pratiquer de telles cures. Comment peut-on songer à accorder d’aussi dangereuses libertés à d’autres personnes dont la discrétion est incertaine et le caractère sans garantie ? »

 Il est vrai, les médecins possèdent, au domaine de la sexualité, quelques prérogatives ; ils ont même droit à inspecter les organes génitaux. Bien qu’en Orient ils ne le pussent pas ; de même certains réformateurs de la morale - vous savez de qui je veux parler - leur ont contesté ce droit. Mais vous voulez d’abord savoir s’il en est ainsi dans l’analyse et pourquoi il en doit être ainsi ? -Je vous répondrai : oui, il en est ainsi.

Et il en doit être ainsi, en premier lieu, parce que l’analyse s’élève sur cette base : l’absolue sincérité. On y traite, par exemple, des questions pécuniaires avec la même minutie et la même franchise, on y fait des aveux qu’on ne ferait à aucun de ses concitoyens, même s’il n’est pas concurrent ou employé du fisc ! Que cette obligation d’être sincère impose une lourde responsabilité morale à l’analyste lui-même, cela je ne le contesterai pas, au contraire, j’attirerai là-dessus toute votre attention.

Il en doit être ainsi, en second lieu, parce que, parmi les causes efficientes ou occasionnelles des maladies nerveuses, les facteurs de la vie sexuelle jouent un rôle d’importance démesurée, un rôle dominant, peut-être même spécifique. Que peut faire d’autre l’analyste que d’adapter son sujet à celui que le malade lui apporte ? L’analyste n’attire jamais le patient sur le terrain sexuel, il ne lui dit pas d’avance : il va s’agir des intimités de votre vie sexuelle ! Il le laisse commencer à son gré et attend tranquillement que le patient lui-même touche aux sujets sexuels. J’ai soin d’en avertir mes élèves : nos adversaires nous ont annoncé que nous rencontrerions des cas où le facteur sexuel ne jouerait aucun rôle ; gardons-nous donc de l’introduire nous-mêmes dans l’analyse, ne nous gâtons pas la chance de trouver un tel cas ! Mais jusqu’ici aucun de nous n’a eu ce bonheur.

Je le sais : notre reconnaissance de la sexualité est devenue le motif le plus fort - avoué ou inavoué - de l’hostilité du publie contre l’analyse. Cela doit-il nous troubler ? Non, mais nous faire voir combien névrotique est toute notre civilisation, puisque les soi-disant normaux se comportent à peu près comme les « nerveux ». Au temps où, dans les sociétés savantes d’Allemagne, on portait sur la psychanalyse des jugements solennels - aujourd’hui tout est sensiblement plus calme - un orateur prétendait à une autorité particulière parce que, d’après lui, il laissait aussi les malades s’exprimer ! Sans doute dans un but diagnostique et afin d’éprouver les assertions des analystes. Mais, ajoutait-il, dès qu’ils commencent à parler de choses sexuelles, alors je leur ferme la bouche. Que pensez-vous d’une telle procédure ? La société savante acclama l’orateur au lieu d’avoir honte pour lui comme il eût convenu. Seule, la triomphante certitude puisée dans la conscience de préjugés communs peut expliquer le mépris de toute logique manifesté par cet orateur. Quelques années plus tard quelques-uns de mes élèves d’alors cédèrent au besoin de libérer la société humaine de ce joug de la sexualité que la psychanalyse veut lui imposer. L’un déclara que le « sexuel » ne signifiait nullement la sexualité, mais quelque chose d’autre, d’abstrait, de mystique ; un second , que la vie sexuelle n’est que l’un des domaines où l’homme exerce son appétit instinctif de puissance et de domination. Ils ont été très applaudis - pour le moment du moins.

 « Je me risque pourtant une fois à prendre parti. Cela me semble très osé de prétendre que la sexualité ne soit pas un besoin naturel, primitif de l’être, mais l’expression de quelque chose d’autre. Il suffit de s’en tenir à l’exemple des animaux. »

 Peu importe. Point de mixture, si absurde fût-elle, que la société ne soit prête à avaler, si on la proclame antidote contre la toute-puissance de la sexualité !

Je vous l’avouerai d’ailleurs : l’aversion que vous m’avez laissé deviner en vous à faire une aussi large place, dans la genèse des névroses, au facteur sexuel, ne me semble pas très compatible avec votre devoir d’impartialité. Ne craignez-vous pas qu’une telle antipathie vous gêne pour porter un jugement impartial ?

 « Je suis peiné de vous entendre parler ainsi. Votre confiance en moi semble ébranlée. Pourquoi donc n’avez-vous pas choisi quelqu’un d’autre comme auditeur impartial ? »

 Parce que l’autre n’eût pas pensé autrement que vous. Eût-il été d’avance prêt à reconnaître l’importance de la vie sexuelle, tout le monde se fût écrié : Il n’est pas impartial, c’est un de vos adeptes ! Non, je n’abandonne pas l’espoir d’exercer sur vos opinions une influence. Mais je reconnais que ce cas ne se présente pas pour moi comme le précédent. Quand tout à l’heure nous parlions psychologie, cela m’était égal d’être cru ou non, pourvu que vous ayez l’impression qu’il s’agisse là de purs problèmes psychologiques. Cette fois, pour la question sexuelle, je voudrais pourtant arriver à vous faire comprendre ceci : votre plus puissant mobile de contradiction est l’hostilité avec laquelle vous abordez le débat, et que vous partagez avec tant d’autres.

 « L’expérience, qui vous a donné votre inébranlable certitude, me man¬que donc. »

 Je puis maintenant poursuivre. La vie sexuelle n’est pas qu’une grivoiserie, mais encore un sérieux problème scientifique. Bien du nouveau restait à découvrir, bien de l’étrange à élucider. Je vous ai déjà dit que l’analyse devait remonter jusqu’aux toutes premières années de l’enfance du patient, parce que les refoulements décisifs ont lieu à cette époque, alors que le « moi » était débile. Mais l’enfant n’a certes pas de vie sexuelle, celle-ci ne commence qu’avec la puberté ?

Au contraire, il nous restait à le découvrir : les aspirations sexuelles accompagnent la vie depuis le jour de la naissance, et c’est justement contre ces instincts que le « moi » infantile se met en défense par le moyen du refoulement. Une curieuse coïncidence, n’est-ce pas ? Le petit enfant se débat contre la force de la sexualité tout comme ensuite l’orateur dans la Société savante ou plus tard mes élèves se créant leurs propres théories ? Comment cela se fait-il ? L’explication la plus générale serait que notre civilisation s’édifie en somme aux dépens de la sexualité, mais il reste beaucoup à dire là-dessus.

La découverte de la sexualité infantile est de l’ordre de ces trouvailles dont il faut avoir honte. Quelques médecins d’enfants ne l’ont jamais ignorée, ainsi, semble-t-il, que quelques bonnes d’enfants. Des hommes distingués, qui s’intitulent spécialistes en psychologie infantile, ont alors parlé, d’un ton réprobateur, de « profanation de l’enfance ». Toujours des sentiments en place d’arguments ! Dans nos corps politiques de tels procédés sont quotidiens. Un membre de l’opposition se lève et dénonce une mauvaise gestion dans l’administration, l’armée, la justice, ou ailleurs. Là-dessus un autre déclare, de préférence un membre du gouvernement, que ces constatations attentent à l’honneur de l’État, de l’armée, de la dynastie, voire de la patrie. Donc elles ne correspondent pas à la vérité ! Car de tels sentiments ne supportent pas l’offense.

La vie sexuelle de l’enfant diffère bien entendu de celle de l’adulte. La fonction sexuelle, de ses débuts jusqu’à sa forme finale qui nous est bien connue, subit une évolution compliquée. Elle se constitue par l’agrégation de nombreux instincts partiels, chacun ayant ses buts spéciaux, traverse plusieurs phases d’organisation, jusqu’à ce qu’enfin elle se mette au service de la reproduction. Tous les instincts partiels ne sont pas également utilisables en vue du but final, ils doivent être dérivés, remodelés, en partie étouffés. Une aussi ample évolution n’est pas toujours accomplie irréprochablement, il peut se produire des arrêts de développement, des « fixations » partielles à des phases précoces de l’évolution ; alors, si plus tard l’exercice de la fonction sexuelle rencontre des obstacles, l’élan sexuel - la libido, comme nous l’appelons - retombe volontiers sur ses positions, ces fixations premières. L’étude de la sexualité infantile et des transformations qu’elle subit jusqu’à la maturité nous a aussi livré la clef de ce qu’on appelle les perversions sexuelles, que l’on décrivait bien avec tous les signes voulus d’horreur, mais sans rien pouvoir dire de leur genèse. Tout ceci est extraordinairement intéressant, mais il ne servirait pas à grand-chose, vu le but que nous nous proposons, que je vous en dise davantage. Il faut, pour ici s’y reconnaître. bien entendu des connaissances anatomiques et physiologiques - qu’on ne peut malheureusement pas toutes acquérir aux écoles de médecine ! - mais il est tout aussi indispensable de se familiariser avec l’histoire de la civilisation et avec la mythologie.

 « Je ne peux pas encore, après tout ce que vous m’avez dit, me représenter la vie sexuelle de l’enfant. »

 Je ne vais donc pas encore quitter ce sujet, il m’est d’ailleurs difficile de m’en arracher. Faites-y bien attention, le plus curieux dans la vie sexuelle de l’enfant me paraît être ceci : il accomplit toute son évolution, pourtant si ample, dans les cinq premières années de sa vie ; de là jusqu’à la puberté s’étend la période dite « de latence » pendant laquelle, si l’enfant est normal - la sexualité ne progresse plus, mais où tout au contraire les aspirations sexuelles perdent de leur force et où bien des choses, que l’enfant auparavant faisait ou savait, sont abandonnées et oubliées. Pendant cette période, après que la précoce floraison de la vie sexuelle s’est fanée, se constituent ces réactions du « moi » qui - telles la pudeur, le dégoût, la moralité, - sont destinées à tenir tête aux ultérieurs orages de la puberté et à endiguer l’aspiration sexuelle qui se réveille. Cette évolution en deux temps de la vie sexuelle a sans doute un lien profond avec la genèse des maladies nerveuses. Une telle évolution en deux temps ne semble se rencontrer que chez l’homme, peut-être est-elle la condition de ce privilège humain : la névrose. La préhistoire de la vie sexuelle passa tout aussi inaperçue, avant la psychanalyse, que dans un autre domaine l’ « hinterland » de la vie psychique consciente. Vous soupçonnerez à juste titre que ces deux choses sont en rapport intime.

Les premiers temps de la sexualité, chez l’enfant, comportent bien des concepts, des modes d’expression, des activités, auxquelles on ne s’attendrait pas. Par exemple, vous serez sûrement surpris d’apprendre que le petit garçon redoute, aussi souvent qu’il le fait, d’être mangé par son père. (N’êtes-vous pas non plus étonné de me voir ranger cette peur parmi les manifestations de la sexualité ?) Mais je n’ai qu’à vous rappeler la mythologie que vous appreniez à l’école et n’avez peut-être pas encore oubliée : le dieu Kronos ne dévorait-il pas ses enfants ? Ce mythe dut vous sembler bien étrange, la première fois où vous l’entendîtes conter ! Mais je crois qu’alors il ne donna à aucun de nous beaucoup à penser. Nous nous rappelons bien d’autres légendes où un fauve, tel le loup, dévore quelqu’un, et nous y pouvons reconnaître une manière déguisée de représenter le père. Je saisis cette occasion de vous le faire remarquer : mythologie et folklore ne peuvent être compris que grâce à l’intelligence de la vie sexuelle infantile, et c’est là un gain accessoire des études analytiques.

Vous ne serez pas moins surpris d’entendre que le petit garçon tremble d’être privé, par son père, de son petit membre viril, et cela de telle sorte que cette peur de la castration exerce la plus forte influence sur la formation de son caractère et l’orientation de sa sexualité en général. Ici encore la mythologie vous encouragera à croire à la psychanalyse. Le même Kronos, qui dévore ses enfants, a aussi châtré son père Ouranos, et est à son tour châtré par son fils Zeus, sauvé lui-même grâce aux ruses de sa mère. Si vous êtes enclin à l’hypothèse que tout ce que la psychanalyse avance sur la précoce sexualité des enfants n’est que création de l’imagination désordonnée des analystes, avouez du moins que cette imagination a engendré les mêmes productions que l’imagination de l’humanité primitive, dont les mythes et les légendes sont pour ainsi dire le précipité. L’autre hypothèse, plus propice à notre thèse et sans doute plus conforme aussi à la réalité, serait celle-ci : on retrouverait dans l’âme de l’enfant contemporain les mêmes facteurs archaïques qui, aux temps primitifs de la civilisation, exerçaient une maîtrise générale. L’enfant, au cours de son développement psychique, referait en abrégé l’évolution de l’espèce, ainsi que l’embryologie nous l’a depuis long¬temps appris en ce qui regarde le corps.

Encore un caractère de la sexualité infantile primitive : les parties génitales féminines proprement dites n’y jouent aucun rôle, - l’enfant ne les a pas encore découvertes. Tout l’accent porte sur le membre viril, tout l’intérêt se concentre sur cette question : y est-il, ou n’y est-il pas ? Nous connaissons moins bien la vie sexuelle de la petite fille que celle du petit garçon. N’en ayons pas trop honte : la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir (dark continent) pour la psychologie. Mais nous avons reconnu que l’absence d’un organe sexuel équivalent à celui de l’homme est profondément ressentie par la petite fille, qui s’en regarde comme inférieure, et que cette « envie du pénis » donne naissance à toute une série de réactions particulières à la femme.

L’enfant a encore ceci de particulier : les deux besoins excrémentiels sont pour lui chargés d’intérêt sexuel, L’éducation trace plus tard une ligne nette de démarcation : certains « mots d’esprit » l’effacent à nouveau. Cela peut ne pas nous sembler appétissant, mais il faut du temps, on le sait, avant que l’enfant soit capable d’éprouver du dégoût. Ceux-là même ne l’ont pas nié, qui prennent par ailleurs fait et cause pour la pureté séraphique de l’âme de l’enfant.

Mais aucun fait ne mérite autant notre attention que celui-ci : l’enfant prend pour objet de ses désirs sexuels, régulièrement, les personnes qui lui sont le plus proche apparentées, donc d’abord son père et sa mère, puis ses frères et sœurs. Pour le garçon, la mère est le premier objet d’amour ; pour la fille le père, autant qu’une disposition bisexuelle ne favorise pas en même temps l’attitude opposée. L’autre parent est considéré comme un rival gênant et devient souvent l’objet d’une franche hostilité. Comprenez-moi bien : je ne veux pas dire que l’enfant n’aspire, de la part du parent préféré, qu’à cette sorte de tendresse dans laquelle plus tard, devenus adultes, nous aimons à voir l’essence des rapports entre parents et enfants. Non, l’analyse ne laisse subsister aucun doute : les désirs de l’enfant, par-delà cette tendresse, aspirent à tout ce que nous entendons par satisfaction sensuelle, autant du moins que le pouvoir de représentation de l’enfant le permet. L’enfant - cela est facile à comprendre - ne devine jamais la réalité de l’union des sexes, il lui substitue des représentations émanées de sa propre expérience et de ses propres sensations. D’ordinaire ses désirs culminent dans ce dessein : mettre au monde un autre enfant, ou - d’une manière indéterminable - l’engendrer. Le petit garçon, dans son ignorance, n’exclut pas de ses désirs celui de mettre au monde lui-même un enfant. Tout cet édifice psychique, nous l’appelons, d’après la légende grecque bien connue, le Complexe d’Oedipe. Le complexe doit être normalement abandonné à la fin de la première période sexuelle de l’enfance, il devrait alors être de fond en comble démoli et transformé ; les résultats de cette métamorphose sont marqués pour de grandes destinées dans la vie psychique ultérieure. Mais le plus souvent les choses ne se passent pas assez complètement et la puberté réveille le vieux complexe, ce qui peut avoir des suites graves.

Je m’étonne que vous gardiez le silence. Ce n’est sans doute pas une approbation. En soutenant que le premier objet d’amour de l’enfant soit choisi par lui sur le mode de l’inceste, pour employer le terme propre, l’analyse a de nouveau blessé les sentiments les plus sacrés des hommes, et doit en conséquence s’attendre à récolter en échange incrédulité, contradiction et réquisitoires. Et telle fut en effet largement sa part. Rien ne lui a tant nui dans la faveur des contemporains que le complexe d’Oedipe et l’élévation de celui-ci à la dignité d’une manière d’être généralement et fatalement humaine. Le mythe grec a dû d’ailleurs avoir le même sens, mais la majorité des hommes d’aujourd’hui, lettrés ou non, préfère croire que la nature nous dota d’une horreur native de l’inceste comme protection contre celui-ci.

L’histoire la première viendra à notre secours. Quand Jules César pénétra en Égypte, il y trouva la jeune reine Cléopâtre, qui devait bientôt jouer dans sa vie un tel rôle, mariée à son plus jeune frère Ptolémée. Cela n’avait rien de surprenant dans la dynastie égyptienne ; les Ptolémées, originairement grecs, n’avaient fait que perpétuer la coutume que, depuis des millénaires, suivaient les anciens Pharaons, leurs prédécesseurs. Mais ce n’est là qu’inceste fraternel, de nos jours même moins sévèrement condamné. Tournons-nous vers la mythologie qui est notre témoin de la couronne dès qu’il s’agit des mœurs des temps primitifs. Elle peut nous apprendre que les mythes de tous les peuples, et pas seulement des Grecs, sont plus que riches en amours entre père et fille, même entre fils et mère. La cosmologie comme la généalogie des races royales est fondée sur l’inceste. Dans quel but, pensez-vous, ces fictions ? Pour stigmatiser les dieux et les rois, les assimiler à des criminels, pour les livrer en exécration aux hommes ? Bien plutôt parce que les désirs incestueux sont un héritage humain primitif et n’ont jamais été tout à fait surmontés : ainsi l’on accorde encore aux dieux et à leurs descendants ce qui déjà n’est plus permis au commun des mortels. C’est en parfait accord avec ces enseignements de l’histoire et de la mythologie que nous rencontrons le désir de l’inceste, encore aujourd’hui présent et actif, dans l’enfance de l’individu.

 « Je pourrais vous en vouloir d’avoir cherché à garder pour vous toutes ces choses concernant la sexualité infantile. Par ces rapports avec l’histoire primitive de l’humanité, elle semble justement très intéressante. »

 Je craignais d’être entraîné trop loin de notre sujet. Mais cela aura peut-être pourtant ses avantages.

 « Maintenant, dites-moi : quelle certitude possèdent vos conclusions analytiques sur la vie sexuelle des enfants ? Votre conviction ne repose-t-elle que sur la concordance avec la mythologie et l’histoire ? »

 En aucune façon. Elle repose sur l’observation directe. Les choses se passèrent ainsi : nous avions d’abord déduit, de l’analyse des adultes, le conte-nu de la sexualité infantile, ceci vingt à quarante ans après l’enfance écoulée. Plus tard, nous avons entrepris des analyses directes d’enfants, et ce ne fut pas un mince triomphe que de voir alors se confirmer tout ce que nous avions déjà deviné, en dépit des stratifications et déformations du temps intermédiaire.

 « Comment, vous avez analysé des petits enfants, des enfants au-dessous de six ans ? D’abord, cela est-il possible ? Ensuite, n’est-ce pas, pour ces enfants, très mauvais ? »

 Cela réussit très bien. Tout ce qui déjà se passe chez un enfant de quatre à cinq ans est presque incroyable ! Les enfants sont intellectuellement très éveillés à cet âge, la première période sexuelle est pour eux aussi un temps d’épanouissement intellectuel. J’ai l’impression qu’à l’avènement de la période de latence ils subissent aussi une inhibition intellectuelle, deviennent plus bêtes. Beaucoup d’enfants, à partir de ce moment, perdent aussi leur grâce physique. Quant au dommage causé par une analyse précoce, je puis vous dire que le premier enfant sur lequel - voici vingt ans environ - fut tentée cette expérience, est aujourd’hui un jeune homme bien portant et actif, qui traversa sans encombre la crise de la puberté, en dépit de graves traumatismes psychiques. Il faut espérer que les autres « victimes » de l’analyse précoce ne s’en porteront pas plus mal. Ces analyses d’enfants sont intéressantes par plus d’un côté, elles acquerront dans l’avenir peut-être encore plus d’importance. Leur valeur théorique est hors de discussion. Elles répondent sans ambiguïté à des questions qui, dans les analyses d’adultes, demeurent en suspens, et préservent ainsi l’analyste d’erreurs lourdes de conséquences. On saisit en effet là sur le vif les facteurs générateurs de la névrose, on ne peut les méconnaître. L’influence analytique doit sans doute, dans l’intérêt de l’enfant, s’allier à des mesures éducatrices. Cette technique attend encore sa mise au point. Observation d’un grand intérêt pratique : un très grand nombre de nos enfants traversent, au cours de leur développement, une phase décidément névrotique. Nous avons appris à mieux voir et sommes maintenant tentés de considérer la névrose infantile non comme l’exception mais comme la règle : il semblerait que, sur le chemin menant du plan primitif de l’enfant à celui du civilisé adapté à la vie sociale, la névrose soit pour ainsi dire inévitable. Dans la plupart des cas, cette crise névrotique de l’enfance semble se dissiper spontanément ; mais n’en reste-t-il pas toujours des vestiges même chez ceux qui sont en moyenne bien portants ? Par contre, chez aucun névropathe ultérieur ne fait défaut le lien avec la névrose infantile, qui, en son temps, n’a pas eu besoin d’être très apparente. D’une façon, me semble-t-il, analogue, la pathologie prétend aujourd’hui que tout le monde, dans l’enfance, a été touché par la tuberculose. Mais pour les névroses le point de vue de la vaccination n’est pas en cause, rien que celui de la prédisposition.

Je reviens maintenant à votre question touchant la certitude de nos preuves. Nous nous sommes convaincus en général, par l’observation analytique directe des enfants, que nous avions interprété d’une façon juste ce que les adultes nous rapportaient de leur enfance. Dans une série de cas, la confirmation nous a encore été possible par une autre voie. Nous avions reconstruit, grâce au matériel fourni par l’analyse, certaines circonstances extérieures, certains événements impressionnants de l’enfance, desquels le souvenir conscient du malade n’avait rien conservé : d’heureux hasards, des enquêtes auprès de parents ou autres personnes ayant entouré l’enfant nous ont alors apporté la preuve irréfutable que les événements avaient bien été tels que nous les avions déduits. Nous n’eûmes bien entendu pas très souvent cette chance, mais là où elle se rencontra, l’impression en fut toute-puissante. Il faut que vous le sachiez : la reconstruction juste d’événements infantiles ainsi oubliés a toujours un grand effet thérapeutique, qu’elle admette ou non la confirmation extérieure objective. L’importance de ces événements est naturellement due à ce qu’ils furent tellement précoces et eurent lieu en un temps où ils pouvaient agir comme des traumatismes sur un « moi » débile. - « Et quelle peut bien être la sorte d’événements que l’analyse doive ainsi retrouver ? »

 Ils sont divers. En premier lieu, les impressions capables d’influencer durablement la vie sexuelle naissante de l’enfant : observations de rapports sexuels d’adultes, expériences sexuelles personnelles avec un adulte ou un autre enfant - ce qui n’est pas si rare ! - ou bien encore conversations entendues par l’enfant et qu’il comprit alors, ou rétrospectivement plus tard, croyant y trouver des informations sur des choses mystérieuses ou inquiétantes, enfin dires ou actions de l’enfant lui-même, ayant manifesté de sa part des sentiments significatifs, tendres ou hostiles, envers d’autres personnes. Il est particulièrement important, au cours de l’analyse, d’arriver à ce que le malade se rappelle sa propre activité sexuelle infantile oubliée, ainsi que l’intervention des grandes personnes qui y mit fin.

 « Voilà l’occasion de vous poser une question que j’ai depuis longtemps sur les lèvres. En quoi consiste donc « l’activité sexuelle » de l’enfant pendant ce premier épanouissement de sa sexualité qui, dites-vous, passa inaperçu avant l’analyse ? »

 L’ordinaire, l’essentiel de cette activité sexuelle n’avait pas - c’est curieux - passé inaperçu ; c’est-à-dire ce n’est pas curieux, car il était impossible de ne pas voir ! Les émois sexuels de l’enfant trouvent leur expression principale dans la satisfaction solitaire, grâce à l’excitation de ses propres organes génitaux, en réalité de la partie mâle de ceux-ci (pénis et clitoris). L’extraordinaire diffusion de cette « mauvaise habitude » enfantine ne fut jamais ignorée des adultes, la « mauvaise habitude » elle-même fut toujours considérée comme un grave péché et sévèrement punie. Comment on parvient à réconcilier cette constatation des penchants immoraux des enfants - car les enfants font ceci, ainsi qu’ils l’avouent eux-mêmes, parce que ça leur fait plaisir - avec la théorie de leur pureté native et de leur éloignement de toute sensualité, ne me le demandez pas ! Faites-vous expliquer la chose par mes adversaires ! Un plus important problème s’offre à nous. Que devons-nous faire en présence de l’activité sexuelle de la première enfance ? Nous connais¬sons la responsabilité que nous encourons en l’étouffant, et cependant n’osons pas la laisser s’épanouir sans entraves. Les peuples de civilisation inférieure et les couches sociales les plus basses des peuples civilisés semblent laisser toute liberté à la sexualité de leurs enfants. Ainsi se réalise sans doute une protection efficace contre la névrose individuelle ultérieure, mais en même temps quelle perte en aptitudes pour les oeuvres de la civilisation ! On a l’impression de se retrouver ici entre Charybde et Scylla.

Je vous laisse maintenant juge de cette question l’intérêt éveillé, chez les névropathes, par l’étude de la vie sexuelle, engendre-t-il une atmosphère favorable à la lubricité ?

V

« Je crois comprendre vos intentions. Vous voulez me montrer quelles connaissances sont nécessaires pour exercer l’analyse, afin que je puisse juger si le médecin seul y doit prétendre. Or, jusqu’ici je n’ai pas entendu grand-chose de médical, mais beaucoup de psychologie et un peu de biologie ou de science sexuelle. Mais peut-être ne sommes-nous pas encore au bout ? »

 Certes non, il reste encore à combler des lacunes. Puis-je vous adresser une prière ? Voulez-vous me dire maintenant comment vous vous représentez une cure analytique ? Décrivez-la comme si vous deviez vous-même l’entre-prendre sur quelqu’un.

 « Ce sera drôle ! Je n’ai certes pas l’intention de clore notre controverse au moyen d’une telle expérience ! Mais je vais faire ce que vous désirez : la responsabilité en retombe sur vous ! Je suppose donc que le malade arrive chez moi et se plaigne de ses maux. Je lui promets guérison ou amélioration, s’il veut m’écouter. Je l’invite alors à me communiquer, en toute sincérité, et ce qu’il sait et ce qui lui vient à l’esprit, sans se laisser arrêter par rien dans ce dessein, pas même quand une chose lui semblera désagréable à dire. N’ai-je pas bien saisi cette règle ? »

 Oui. Mais vous devriez ajouter : même quand ce qui lui vient à l’esprit lui paraît sans importance ou absurde.

 « Bien entendu. Alors, il commence à parler, et j’écoute. Et ensuite ? De ce qu’il dit j’infère quelles impressions, quels événements, quels émois, quels désirs, il a refoulés, pour les avoir rencontrés en un temps où son « moi » était faible encore et en eut peur, au lieu de les regarder en face. Quand je le lui ai appris, il se replace dans la situation d’alors et, grâce à mon aide, s’en tire beaucoup mieux. Les bornes dans lesquelles son « moi » avait été contraint de s’enfermer tombent, et il est guéri. N’est-ce point ainsi ? »

 Bravo, bravo 1 Je vois que l’on va pouvoir à nouveau me reprocher d’avoir formé un analyste qui ne soit pas médecin ! Vous vous êtes très bien assimilé tout cela.

 « Je n’ai fait que répéter ce que je vous ai entendu dire, comme quand on récite par cœur. Je ne puis pourtant pas me représenter comment je m’y prendrais, et ne comprends pas du tout pourquoi un tel travail exige, pendant tant de mois, une heure par jour. Il n’est donc, en général, pas arrivé tant de choses à un homme ordinaire, et quant à ce qui fut refoulé dans l’enfance, cela est sans doute chez tout le monde la même chose. »

 On apprend toute sorte de choses en exerçant réellement l’analyse. Par exemple : vous ne trouveriez pas aussi simple que vous le croyez de déduire, d’après ce que le patient vous dit, quels événements il a oubliés, quelles aspirations instinctives il refoula. Il vous dit des choses qui d’abord ont aussi peu de sens pour vous que pour lui. Il faut vous résoudre à envisager d’une manière toute particulière les éléments que l’analysé vous apporte en obéissance à la règle. C’est là une sorte de minerai dont le contenu en métal précieux reste à extraire par des procédés spéciaux. Vous devez alors être prêt à travailler bien des tonnes de minerai ne renfermant que bien peu du métal précieux recherché. Voilà la première raison de la durée du traitement.

 « Comment travaille-t-on cette matière brute, pour m’en tenir à votre comparaison ? »

 En faisant cette hypothèse : ce que le malade vous raconte, comme ce qui lui vient à l’esprit, sont des défigurations de ce que vous cherchez, en quelque sorte des allusions derrière lesquelles il vous faut devinez ce qui se cache. Bref, il vous faut interpréter ces éléments, qu’ils soient souvenirs, idées subites ou rêves. Grâce à vos connaissances techniques, vous vous créez, tout en écoutant, certaines conceptions d’attente, qui vous dirigent dans ce travail.

 « Interpréter ! le vilain mot ! Voilà qui me déplaît. Vous m’enlevez par là toute certitude. Si tout dépend de mon interprétation, qui me garantit que j’interprète bien ? Tout est alors livré à mon arbitraire. »

 Tout doux ! Tout ne va pas aussi mal. Pourquoi voulez-vous que vos propres processus psychiques fassent exception aux lois que vous reconnaissez en ceux des autres ? Quand vous aurez acquis une certaine discipline sur vous-même et serez en possession de connaissances appropriées, vos interprétations resteront indépendantes de vos particularités personnelles et toucheront juste. Je ne dis pas que pour cette partie de la tâche la personnalité de l’analyste soit indifférente. Une certaine finesse d’oreille, pourrais-je dire, est nécessaire pour entendre le langage du refoulé inconscient, et chacun ne la possède pas au même degré. Et avant tout s’impose ici à l’analyste le devoir d’avoir été analysé à fond lui-même, afin d’être capable d’accueillir sans préjugés les éléments analytiques que lui apportent les autres. Cependant il reste toujours l’ « équation personnelle », comme on dit dans les observations astronomiques, et ce facteur individuel jouera toujours dans la psychanalyse un plus grand rôle qu’ailleurs. Un homme anormal peut devenir bon physicien ; mais ses propres anomalies l’empêcheront, s’il est analyste, de voir sans déformation les images de la vie psychique. Comme on ne peut convaincre personne qu’il soit anormal, le consentement universel en matière de psychologie profonde sera particulièrement difficile à obtenir. Plus d’un psychologue juge même la situation comme étant sans espoir et pense que chaque sot à le droit de donner pour sagesse sa sottise. J’avoue être plus optimiste. Car notre expérience nous a montré qu’en psychologie aussi on peut arriver à un accord assez satisfaisant. Chaque domaine d’investigation présente ses difficultés spéciales qu’il faut s’efforcer de vaincre. De plus, dans l’art d’interpréter particulier à l’analyse, bien des choses - tout comme en une autre science - peuvent s’apprendre : par exemple, tout ce qui touche l’étrange représentation indirecte par des symboles.

 « Maintenant je n’ai plus aucune envie - même en imagination ! - d’entre-prendre sur quelqu’un un traitement analytique. Qui sait quelles surprises m’attendraient encore ! »

 Vous faites bien d’abandonner un tel dessein. Vous commencez à saisir combien il vous faudrait encore apprendre par la théorie et par la pratique. Et lorsque vous avez trouvé l’interprétation juste, vous voilà en présence d’une autre tâche. Vous devez attendre le moment propice pour faire part de votre interprétation au malade, si vous voulez compter sur le succès.

« A quoi reconnaît-on le moment propice ? »

Cela est affaire de tact, et ce tact peut s’affiner beaucoup par l’expérience. Vous commettriez une lourde faute si, dans le désir par exemple de raccourcir l’analyse, vous jetiez à la tête du patient vos interprétations aussitôt que vous les avez trouvées. Vous obtenez ainsi de lui des manifestations de résistance, de refus, d’indignation, mais vous n’obtenez pas que son « moi » prenne possession de ce qui est refoulé. La règle est d’attendre qu’il s’en soit approché tellement qu’il n’ait plus, guidé par vous et votre interprétation, que quelques pas à faire.

 « Je crois que je n’apprendrai jamais cela ! Et quand j’ai pris toutes ces précautions dans l’interprétation, quoi alors ? »

 Alors il vous reste à faire une découverte à laquelle vous ne vous attendez pas.

 « Quelle découverte ? »

 Que vous vous êtes trompé en ce qui regarde votre malade. Que vous ne devez compter aucunement sur son concours ni sur sa docilité, qu’il est prêt à mettre toute sorte de bâtons dans les roues de votre travail commun, bref, qu’il ne veut pas du tout guérir.

 « Non ! Voilà la chose la plus folle que vous m’ayez encore contée ! Je ne la crois d’ailleurs pas. Le malade, qui souffre tellement, qui se plaint de ses maux de façon si pathétique, qui fait de si grands sacrifices pour son traite-ment, le malade ne voudrait pas guérir ! Ce n’est certes pas ce que vous voulez dire. »

 Remettez-vous : c’est ce que j’entends. Ce que j’ai dit est la vérité, certes pas toute la vérité, mais un fragment très considérable de celle-ci. Le malade veut assurément guérir, mais il veut aussi ne pas guérir. Son « moi » a perdu l’unité, c’est pourquoi il ne peut édifier un vouloir unique. Il ne serait pas un névropathe, s’il était autrement.

« Si j’étais prudent, je ne serais pas Tell . »

Les rejetons du refoulé ont fait irruption dans le a moi » et s’y affirment ; or, sur les aspirations ayant cette origine, le « moi » n’a pas plus de maîtrise que sur le refoulé lui-même, et n’en comprend d’ordinaire pas non plus la nature. Car ces malades sont d’une sorte particulière et nous créent des difficultés que nous n’avons pas l’habitude de faire entrer en ligne de compte. Toutes nos institutions sociales sont taillées sur la mesure d’individus ayant un « moi » normal unifié, « moi » que l’on qualifie de « bon » ou de « mauvais », « moi » qui remplit sa fonction ou bien en est expulsé par une influence toute-puissante. D’où l’alternative juridique : responsable ou irresponsable. Ces distinctions tranchées ne conviennent pas aux névropathes. Il faut l’avouer : accorder les exigences sociales avec leur état psychologique n’est pas chose aisée. On l’a vu sur une grande échelle pendant la dernière guerre. Les névropathes qui se soustrayaient au service étaient-ils des simulateurs ou non ? Ils l’étaient et ne l’étaient pas. Quand on les traitait en simulateurs, qu’on leur rendait l’état de maladie très désagréable, ils guérissaient ; mais renvoyait-on au front les soi-disant guéris, ils effectuaient vite à nouveau une « fuite dans la maladie ». On ne savait quoi en faire. Il en est de même des nerveux de la vie civile. Ils gémissent sur leur maladie, mais ils s’en servent jusqu’à épuisement des forces, et veut-on les en priver, ils la défendent comme la lionne proverbiale ses petits. Et il n’y a pas lieu de leur faire un reproche d’une telle contradiction.

 « Mais alors le mieux ne serait-il point de ne pas du tout traiter ces gens difficiles, et de les abandonner à eux-mêmes ? Je ne puis croire que cela vaille la peine de se donner, pour chacun de ces malades, tout ce mal. »

 Je ne puis souscrire à cette proposition. Il est certes plus juste d’accepter les complications de la vie que d’essayer de s’y dérober. Tous les névropathes que nous traitons ne sont peut-être pas dignes des efforts de l’analyse, mais il y a pourtant parmi eux des êtres de grande valeur. Nous devons nous fixer ce but : réduire au minimum le nombre d’individus qui abordent, insuffisamment armés contre elle, la vie civilisée, et c’est pourquoi nous devons recueillir un grand nombre d’observations, apprendre à beaucoup comprendre. Chaque analyse peut être instructive, nous apporter de nouveaux éclaircissements, en dehors même de la valeur personnelle du malade.

 « Cependant, lorsque dans le « moi » du malade une volition s’est constituée en vue de lui garder son mal, celle-ci doit se baser sur des fondements, des motifs, qui doivent par quelque côté pouvoir se justifier. On ne voit pourtant pas pourquoi quelqu’un voudrait être malade, ce que cela lui rapporte. »

 Vous n’avez pas à chercher bien loin. Pensez aux névroses de guerre, à ces névrosés qui n’avaient plus à servir aux armées, parce qu’ils étaient malades. Dans la vie civile, la maladie peut devenir un paravent derrière lequel abriter son infériorité dans sa profession ou dans la concurrence avec ses rivaux ; elle peut, dans la famille, devenir un moyen de contraindre les autres au sacrifice et à des marques d’amour, ou pour leur imposer son vouloir. Voilà qui est encore tout près de la surface de l’inconscient, c’est ce que nous englobons sous ce terme : « bénéfice de la maladie ». Il est cependant curieux que le malade, que son « moi » ignore pourtant tout de l’enchaînement de tels mobiles avec ses propres actions, ces actions en découlant de façon si logique. On combat l’influence de ces aspirations en obligeant le « moi » à en prendre connaissance. Mais il existe encore d’autres mobiles, plus profonds, pour tenir à la maladie, mobiles dont il est plus difficile de venir à bout. Cependant sans une nouvelle excursion au domaine de la théorie psychologique on ne peut comprendre la nature de ces autres mobiles.

 « Allez toujours ! Un peu plus ou un peu moins de théorie, qu’importe maintenant ! »

 Quand j’ai analysé pour vous les relations existant entre le « moi » et le « ça », j’ai supprimé une importante partie de notre doctrine de l’appareil psychique. Nous avons en effet été contraints d’admettre que dans le « moi » lui-même une instance particulière se soit différenciée, que nous appelons le « surmoi ». Ce « surmoi » occupe une situation spéciale entre le « moi » et le « ça ». Il appartient au « moi », a part à sa haute organisation psychologique, mais est en rapport particulièrement intime avec le « ça ». Il est en réalité le résidu des premières amours du « ça », l’héritier de complexe d’Oedipe après l’abandon de celui-ci. Ce « surmoi » peut s’opposer au « moi », le traiter comme un objet extérieur et le traite en fait souvent fort durement. Il importe autant, pour le « moi », de rester en accord avec le « surmoi » qu’avec le « ça ». Des dissensions entre « moi » et « sur moi » sont d’une grande signification pour la vie psychique. Vous devinez déjà que le « surmoi » est le dépositaire du phénomène que nous nommons conscience morale. Il importe fort à la santé psychique que le « surmoi » se soit développé normalement, c’est-à-dire soit devenu suffisamment impersonnel. Ce n’est justement pas le cas chez le névrosé, chez qui le complexe d’Oedipe n’a pas subi la métamorphose voulue. Son « surmoi » est demeuré, en face du « moi », tel un père sévère pour son enfant, et sa moralité s’exerce de cette façon primitive : le « moi » doit se laisser punir par le « surmoi ». La maladie est utilisée comme moyen de réaliser cette « autopunition » ; le névrosé doit se comporter comme s’il était en proie à un sentiment de culpabilité qui, pour être apaisé, aurait besoin de la maladie comme châtiment.

 « Voilà qui est vraiment mystérieux ! Le plus curieux de l’affaire est que cette force de la conscience morale du malade ne doive pas non plus lui devenir consciente. »

 Oui, nous commençons seulement à comprendre le sens de toutes ces importantes relations. C’est pourquoi mon exposé dut passer par cette phase obscure. Je puis maintenant poursuivre. Nous appelons toutes les forces qui s’opposent au travail de guérison les « résistances » du malade. Le « bénéfice » qu’il retire de sa maladie est la source d’une première résistance, le « sentiment inconscient de culpabilité » représente la résistance du « sur¬moi », qui est le plus puissant facteur et, par nous, le plus redouté. Nous rencontrons encore d’autres résistances au cours du traitement. Quand le « moi », dans la première enfance, a entrepris un refoulement par peur, cette peur subsiste et s’extériorise en résistance chaque fois où le « moi » doit s’approcher du refoulé. Enfin songez que cela ne s’accomplit pas sans peine quand un processus instinctif, qui depuis des décades suivait un certain chemin, doit tout à coup en prendre un nouveau qu’on vient de lui ouvrir. On pourrait appeler ceci la résistance du « ça ». La lutte contre toutes ces résistances est la tâche principale de la cure analytique, celle des interprétations pâlit à côté. Mais justement ce combat et le fait d’avoir surmonté les résistances modifient le « moi » du malade et le renforcent au point que nous pouvons, la cure terminée, envisager sans inquiétude sa conduite à venir. Vous comprenez par ailleurs maintenant pourquoi le traitement est si long. La longueur du chemin à parcourir et la richesse des éléments à traiter n’en sont pas la cause décisive. Le principal est que le chemin soit libre. Un parcours, en temps de paix, est accompli en deux heures de chemin de fer : une armée, en temps de guerre, y peut être retenue des semaines par la résistance de l’ennemi. De telles luttes demandent du temps aussi au domaine psychique. Je dois malheureusement constater que tous les efforts tendant à raccourcir sensiblement la cure analytique ont jusqu’ici échoué. Le meilleur moyen de la raccourcir semble être de l’accomplir correctement.

 « Si j’avais eu la moindre envie d’entreprendre sur votre métier et de tenter moi-même d’analyser quelqu’un, votre exposé des résistances m’en eût guéri. Mais qu’en est-il de l’influence personnelle de l’analyste, qui, vous l’avez accordé, existe ? Ne vient-elle pas en compte contre les résistances ? »

 Vous faites bien d’en parler. Cette influence personnelle est notre plus puissante arme dynamique, elle est l’élément nouveau que nous introduisons dans la situation, le vrai moteur de la cure. Le contenu intellectuel de nos éclaircissements n’en saurait tenir lieu, car le malade, qui partage tous les préjugés ambiants, ne nous croirait pas davantage que ne le font nos critiques du monde scientifique. Le névrosé s’attache à son travail de par la foi qu’il a en l’analyste, et croit en celui-ci de par une attitude sentimentale particulière qu’il acquiert envers lui. De même l’enfant ne croit que les gens auxquels il est attaché. Je vous ai déjà dit dans quel sens nous utilisons cette très puissante influence « suggestive ». Nous ne l’employons pas comme moyen d’étouffer les symptômes - ce qui différencie l’analyse des autres méthodes psychothérapiques - mais comme force motrice permettant au « moi » du malade de surmonter ses résistances.

 « Et quand cela réussit, tout ne va-t-il pas alors au mieux ? »

 Oui, cela devrait être. Mais surgit alors une complication inattendue. Ce fut peut-être la plus grande des surprises pour l’analyste : le sentiment que le malade se met à lui porter est d’une nature toute particulière. Le premier médecin - ce n’était pas moi - qui tenta une analyse se heurta déjà à ce phénomène, et en fut décontenancé. Ce sentiment est, en effet, pour parler clair, de nature amoureuse. Voilà qui est curieux, n’est-ce pas ? Surtout si vous pensez que l’analyste ne fait rien pour le provoquer, que tout au contraire il se tient personnellement éloigné du patient et s’entoure d’une certaine réserve. Et si de plus vous observez que cet étrange sentiment ne tient aucun compte des conditions réelles qui d’ordinaire favorisent ou non l’amour : attrait personnel, âge, sexe, état social. Cet amour se déroule entièrement sur le mode obsessionnel. Certes, ce caractère ne reste par ailleurs pas étranger aux autres amours, aux amours spontanées. Vous le savez, le contraire est fréquent, mais dans la situation analytique, cet amour à forme obsessionnelle est de règle, sans qu’on en puisse pourtant trouver une explication rationnelle. On pourrait le croire : les rapports du malade à l’analyste ne devraient comporter qu’une certaine dose de respect, de confiance, de reconnaissance et de sympathie humaine Au lieu de cela, cet amour, qui lui-même fait l’impression d’une manifestation maladive.

« Mais voilà qui devrait être favorable à votre cure analytique ! Qui aime est docile et prêt à tout par amour.

 Oui, il en est ainsi au début, mais ensuite, quand cet amour s’est renforcé, sa nature réelle apparaît, et l’on voit alors par combien de côtés il est incompatible avec la tâche de l’analyse. L’amour du patient ne se contente plus d’obéir, il devient exigeant, demande des satisfactions et de tendresse et de sensualité, réclame l’exclusivité, se fait jaloux, montre de plus en plus son envers, l’hostilité et la vengeance couvant sous tout amour qui ne peut atteindre son objet. En même temps, ainsi que tout amour, il prend la place de tout autre contenu que pourrait avoir l’âme : il éteint l’intérêt porté à la cure et à la guérison, bref, nous n’en pouvons douter, cet amour s’est installé au lieu de la névrose et le résultat de notre travail a été le remplacement d’une forme morbide par une autre.

 « Voilà qui semble désespéré ! Que faire alors ? Abandonner l’analyse ? Mais comme, dites-vous, un tel résultat est constant, on ne pourrait donc accomplir aucune analyse. »

 Utilisons d’abord la situation en vue de notre enseignement. Ce qu’elle nous aura appris pourra nous aider à la maîtriser. N’est-il pas très remarquable qu’il nous soit loisible de transmuer n’importe quelle névrose en un état amoureux maladif ?

Notre conviction qu’à la base des névroses se retrouve toujours une part de vie amoureuse anormalement affectée doit, par cette observation, s’affermir, inébranlable. Ainsi nous reprenons pied et nous osons prendre cet amour lui-même comme objet de l’analyse. Nous pouvons remarquer encore autre chose. L’amour « analytique » ne se manifeste pas dans tous les cas aussi clair et net que j’ai tenté de vous le décrire. Pourquoi ? On le comprend bientôt. Dans la mesure même où les tendances sensuelles et les tendances hostiles de son amour voudraient se manifester s’éveille, chez le malade, une opposition contre celles-ci. Il lutte contre elles, il cherche, sous nos yeux, à les refouler. Et maintenant nous comprenons ce qui se passe ! Le malade répète, sous la forme de cet amour pour l’analyste, des événements psychiques qu’il a déjà une fois vécus - il a transféré sur l’analyste des attitudes psychiques qui étaient déjà prêtes en lui et sont en rapport intime avec sa névrose. Et il répète aussi sous nos yeux ses réactions de défense d’alors ; il aimerait reproduire, dans ses rapports avec l’analyste, toutes les vicissitudes de cette période oubliée de sa vie. Ce qu’il nous montre est ainsi le noyau de son histoire intime, il la reproduit de façon palpable, présente, au lieu de s’en souvenir. Cette énigme : l’amour de transfert, est ainsi résolue, et l’analyse peut se pour¬suivre justement grâce à l’aide de la nouvelle situation qui d’abord semblait la menacer.

 « Voilà qui est subtil ! Et le malade vous croit-il aisément quand vous lui affirmez qu’il est, non pas vraiment épris, mais seulement contraint de rejouer une vieille pièce ? »

 Tout en dépend, et la pleine habileté dans le maniement du transfert a pour but d’y arriver. Vous le voyez : les exigences de la technique analytique atteignent ici leur point culminant, Ici peuvent se commettre les fautes les plus lourdes comme s’obtenir les plus grands succès. Une tentative d’étouffer ou de négliger le transfert, afin de s’épargner des difficultés, serait absurde ; quoi que l’on ait fait par ailleurs, ce procédé ne mériterait pas le nom d’analyse. Renvoyer le malade dès que les désagréments de sa névrose de transfert se font jour n’aurait pas plus de sens. Ce serait, en outre, une lâcheté : on ressemblerait à quelqu’un qui, ayant évoqué les esprits, s’enfuirait dès qu’ils apparaissent. A la vérité, parfois on y est contraint : des cas se présentent où l’on ne peut se rendre maître du transfert, une fois celui-ci déchaîné, et où l’on doit interrompre l’analyse, mais il faut du moins avoir lutté contre les mauvais esprits jusqu’au bout de ses forces. Céder aux exigences que le transfert inspire au patient, satisfaire ses aspirations tendres ou sensuelles n’est pas seulement interdit par des considérations morales justifiées, ruais serait aussi tout à fait impropre comme moyen technique pour atteindre au but de l’analyse. Le névrosé ne peut pas être guéri simplement parce qu’on lui permet la reproduction sans retouches d’un cliché inconscient prêt en lui à l’avance. Se laissât-on entraîner à des compromis, offrît-on au malade une satisfaction partielle en échange de son ultérieure collaboration au travail analytique, il faudrait faire attention de ne pas se trouver dans la ridicule situation de l’ecclésiastique qui devait convertir l’agent d’assurances malade. Le malade demeura mécréant, mais le prêtre s’en retourna assuré. La seule issue possible hors la situation du transfert est celle-ci : rapporter le tout au passé du malade, tel qu’il le vécut réellement, ou tel qu’il l’édifia dans son imagination, servante de ses propres désirs. Et cette tâche exige, de la part de l’analyste, beaucoup d’adresse, de patience, de calme et d’abnégation.

 « Et où le névrosé aurait-il déjà vécu l’amour prototype de son amour de transfert ? »

 Dans l’enfance, en général dans ses rapports à l’un de ses parents. Vous vous rappelez quelle importance nous avons dû attribuer à ces toutes premières relations affectives. Ainsi le cercle ici se ferme.

 « Avez-vous enfin terminé ? Je m’embrouille un peu dans tout ce que j’ai entendu. Mais dites-moi encore : où et comment apprend-on tout ce que l’on a besoin de savoir pour exercer l’analyse ? »

 Il existe actuellement deux instituts où l’enseignement de la psychanalyse est professé. Le premier, celui de Berlin, a été organisé par le docteur Max Eitingon, pour la Société psychanalytique de Berlin. Le second est entretenu par la Société psychanalytique de Vienne à ses propres frais et grâce à des sacrifices considérables. La participation des autorités se borne pour l’instant aux nombreuses entraves apportées à ces jeunes initiatives. Un troisième institut didactique va s’ouvrir à Londres, par les soins de la Société psychanalytique de Londres, sous la direction du docteur E. Jones. Dans ces instituts, les candidats sont pris en analyse, reçoivent un enseignement théorique dans des cours traitant de tous les sujets qui leur importent, et profitent de l’expérience des analystes plus anciens quand, sous la surveillance de ceux-ci, ils entreprennent leurs premiers essais sur des cas faciles. Il faut environ deux ans pour former ainsi un analyste. Bien entendu n’est-on alors qu’un débutant, pas encore un maître. Ce qui fait encore défaut doit être acquis par l’exercice de l’analyse et par la fréquentation des sociétés psychanalytiques où les jeunes membres rencontrent les plus âgés qui échangent avec eux leurs idées. La préparation à l’activité analytique n’est nullement simple et aisée, le travail est difficile, la responsabilité lourde. Mais qui subit une telle discipline, fut analysé, comprit de la psychologie de l’inconscient ce qui se peut aujourd’hui enseigner, acquit des connaissances dans la science de la vie sexuelle, qui apprit la technique délicate de la psychanalyse, l’art de l’interprétation, la lutte contre les résistances et le maniement du transfert, n’est plus un profane au domaine de la psychanalyse. Il est devenu capable d’entreprendre le traitement des troubles névrotiques, et pourra, avec le temps, y réaliser tout ce qu’on est en droit d’attendre de cette thérapeutique.

VI

« Vous avez fait un grand effort pour me montrer ce qu’est la psychanalyse et quelles connaissances sont nécessaires pour l’exercer avec des chances de succès. Je n’ai pu rien perdre à vous écouter ! Mais je ne sais quelle influence sur mon jugement vous vous promettez de vos explications. Je vois là un cas qui n’a rien que d’ordinaire. Les névroses sont une espèce particulière de maladie, l’analyse est une méthode particulière pour les traiter, une spécialité médicale. Il est habituel qu’un médecin qui a choisi de se spécialiser ne se contente pas des connaissances consacrées par son diplôme. Surtout s’il désire s’établir dans une grande ville qui seule peut nourrir un spécialiste. Qui veut devenir chirurgien cherche à s’employer quelques années dans une clinique chirurgicale ; de même de l’oculiste, du laryngologiste, etc., surtout du psychiatre qui peut-être même ne ressortira jamais de l’asile ou du sanatorium. Il en sera de même du psychanalyste ; qui choisit cette nouvelle spécialité devra se résoudre, ses études médicales achevées, à passer encore à l’institut didactique les deux ans dont vous parlez, s’il est vrai qu’un si long temps soit nécessaire ! Alors il s’apercevra bien qu’il a avantage à rester en contact, dans une société psychanalytique, avec ses collègues, et tout sera pour le mieux. Je ne comprends pas où peut se poser ici la question de l’analyse par les non-médecins. »

 Le médecin qui fait ce que vous avez promis en son nom nous sera à tous le bienvenu. Les quatre cinquièmes de mes élèves sont d’ailleurs des médecins. Permettez-moi cependant de vous représenter quels furent les vrais rapports des médecins en général à l’analyse et quelles prévisions ces rapports autorisent. Les médecins n’ont aucun droit historique au monopole de l’ana-lyse, davantage, ils ont jusqu’à hier employé tous les moyens, des plus plates railleries aux plus lourdes calomnies, afin de lui nuire. Vous répondrez que cela, c’est du passé, et n’a pas à influer sur l’avenir. D’accord. Mais je crains que l’avenir ne soit autre que vous ne l’avez prédit.

Permettez-moi de donner au mot « charlatan » le sens auquel il a droit au lieu de son sens légal. Pour la loi est un « charlatan » quiconque soigne des malades sans pouvoir produire un diplôme médical d’État. Je préférerais une autre définition : charlatan est celui qui entreprend un traitement sans posséder les connaissances et capacités nécessaires. Me basant sur cette définition, j’oserai prétendre que - et ceci pas seulement en Europe - les médecins fournissent à l’analyse un contingent considérable de charlatans. Ils exercent souvent l’analyse sans l’avoir apprise et sans y rien comprendre.

Vous m’objecterez en vain qu’il y a là un manque de conscience impossible à attribuer aux médecins. Un médecin sait qu’un diplôme médical n’est pas une lettre de marque et que le malade n’est pas hors la loi. On doit donc penser que le médecin agit de bonne foi même quand il est dans l’erreur.

Les faits demeurent - espérons qu’ils n’aient pas d’autre explication que la vôtre ! Je vais essayer de vous faire voir comment il se peut qu’un médecin, en matière de psychanalyse, se comporte comme il éviterait soigneusement de le faire en tout autre domaine.

En première ligne, il faut considérer que le médecin, dans les facultés, reçoit une instruction qui est à peu près le contraire de ce qu’il faudrait comme préparation à la psychanalyse. Son attention y est dirigée vers des faits objectifs démontrables, d’ordre anatomique, physique, chimique, de la vraie compréhension et du juste maniement desquels le succès de l’action médicale dépend. Le problème de la vie y est ramené à ce point de vue, du moins autant qu’il est possible d’expliquer jusqu’à ce jour ce problème d’après le jeu des forces démontrables aussi dans la nature inorganique. Pour le côté psychique des phénomènes vitaux, on n’éveille pas l’intérêt de l’étudiant, l’étude du fonctionnement supérieur de l’âme et de l’intelligence n’a rien à voir avec la médecine, cette étude est du domaine d’une autre faculté. La psychiatrie devrait seule s’occuper des troubles de la fonction psychique, mais on sait de quelle façon et dans quel sens elle le fait. Elle recherche les conditions corporelles des troubles psychiques et les traite alors comme n’importe quelle autre condition étiologique.

La psychiatrie a raison et l’enseignement médical est évidemment excellent. Quand on reproche à celui-ci d’être unilatéral, il faut d’abord trouver le point de vue d’où ce caractère devienne un reproche. Toute science est en effet unilatérale et doit l’être, puisqu’elle doit concentrer sa recherche sur des méthodes, des aspects, des faits particuliers. Ce serait un non-sens, que je ne voudrais pas faire mien, que de mettre en balance une science avec une autre. La physique n’enlève rien de sa valeur à la chimie, elle ne peut pas plus la remplacer que l’être par elle. Et tout particulièrement unilatérale est certes la psychanalyse, science de l’inconscient psychique. Le droit à l’unilatéralité ne doit donc pas être contesté aux sciences médicales.

Le point de vue que nous cherchons se trouve ailleurs, si, nous détournant de la médecine scientifique, nous abordons l’art pratique de guérir. Le malade est un être compliqué, bien fait pour nous rappeler que les phénomènes psychiques, si difficiles à saisir, ne peuvent pas être effacés à notre gré du tableau vital. Le névrosé est certes une complication peu souhaitable, un embarras autant pour la médecine que pour la justice ou pour l’armée. Mais il existe et regarde particulièrement la médecine. Or, la médecine ne lui rend pas hommage, et ne fait pour lui rien, mais rien du tout. D’après l’intime rapport existant entre les choses que nous séparons en psychiques ou corporelles, on peut entrevoir le jour ou des chemins nouveaux s’ouvriront à la connaissance et, souhaitons-le, aussi au traitement, chemins menant de la biologie des organes et de leur chimisme aux phénomènes des névroses. Ce jour semble encore éloigné, et ces états maladifs actuellement inabordables par le côté médical.

Tout ceci serait encore passable, si l’enseignement médical ne faisait que fermer les médecins à la compréhension des névroses. Il fait plus : il leur en donne une idée fausse et nuisible. Les médecins, dont l’intérêt pour les facteurs psychiques de la vie n’a pas été éveillé, ne sont que trop enclins à les traiter avec dédain, et à en plaisanter comme de choses peu scientifiques. C’est pourquoi ils ne peuvent rien prendre vraiment au sérieux de ce qui touche à ces facteurs psychiques, et pourquoi ils ne ressentent pas les obligations qui pour eux en dérivent. Ainsi ils apprennent, profanes qu’ils sont, à être sans respect pour l’investigation psychologique, et prennent leurs devoirs à la légère. Ils doivent certes soigner les névropathes, ce sont donc des malades qui s’adressent au médecin, et sur qui il convient sans cesse d’essayer de nouveaux traitements. Mais à quoi bon se donner pour cela la peine d’une longue préparation ? Cela ira tout seul ; qui sait d’ailleurs ce que vaut ce qu’on apprend dans les instituts analytiques ? Et moins ils comprennent, plus ils sont entreprenants. Seul le vrai savant est modeste, car il sait combien insuffisant est son savoir.

La comparaison de la spécialité analytique avec les autres spécialités médicales, par laquelle vous vouliez me réduire au silence, n’est donc pas applicable. En chirurgie, oculistique, etc., l’École elle-même offre la possibilité d’une formation ultérieure. Les instituts psychanalytiques sont en petit nombre, je unes et sans autorité. Les écoles de médecine ne les ont pas reconnus et ne s’en soucient pas. Le jeune médecin a dû, en presque toutes choses, croire ses maîtres, il lui est par suite resté peu de loisir pour éduquer son propre Jugement : il saisira donc volontiers une occasion, en un domaine où aucune autorité ne prévaut encore, pour se comporter enfin en critique.

Le médecin est encore encouragé par ailleurs à se faire « charlatan » ana-lytique. Voudrait-il, sans préparation suffisante, entreprendre des opérations sur l’œil, l’insuccès de ses extractions de cataracte ou de ses iridectomies, et la fuite des malades de son cabinet mettraient vite fin à sa témérité. L’exercice de l’analyse est pour lui relativement inoffensif. Le publie est gâté par le succès habituel des interventions sur l’œil et s’attend à être guéri par l’opérateur. Mais quand le spécialiste des maladies nerveuses ne guérit pas son malade, personne n’en est surpris. On n’a pas été gâté par le succès en fait de traitements des « nerveux », on s’en tire en disant que le médecin s’est du moins donné pour eux « beaucoup de mal ». Il n’y a donc pas grand-chose à faire, la nature sera le meilleur remède, ou bien le temps. Ainsi, chez la femme, d’abord la menstruation, puis le mariage, plus tard la ménopause. Enfin, le vrai remède, en fin de compte, c’est la mort. De plus, ce que le médecin analyste fait avec son « nerveux » est si peu frappant qu’on n’y peut trouver matière à reproche. Il n’a employé ni instruments, ni médicaments, n’a fait que parler avec son malade, qu’essayer de le persuader, ou de le dissuader d’une chose ou de l’autre. Cela ne peut donc nuire, surtout si on eut soin d’éviter de toucher à des sujets pénibles ou émouvants. Le médecin analyste qui s’est tenu à l’écart de l’enseignement rigoureux de notre école ne manquera pas d’essayer d’améliorer l’analyse, de lui arracher ses crocs venimeux, de la rendre acceptable aux malades. Et cela est heureux qu’il en reste là, car eût-il osé éveiller des résistances sans savoir ensuite comment leur faire face, alors il eût pu vraiment se faire mal voir.

La probité en exige l’aveu : pour le malade un analyste profane est moins dangereux qu’un opérateur malhabile. Le dommage possible se borne à ceci : le malade a fourni un effort inutile et a perdu ou empiré ses chances de guérison. Encore : la renommée de la thérapeutique analytique en est atteinte. Tout cela est peu désirable, mais n’est pas à mettre en balance avec le danger émanant du bistouri d’un a charlatan » en chirurgie. De grandes et durables aggravations de la maladie nerveuse de par une application malhabile de l’analyse ne sont d’après moi pas à craindre. Les réactions désagréables s’éteignent bientôt. Auprès des traumatismes de la vie, qui ont évoqué le mal, le léger dommage causé par le médecin ne pèse presque d’aucun poids. L’essai thérapeutique manqué n’a simplement pas fait de bien au malade.

 « J’ai écouté, sans vous interrompre, votre expose du charlatanisme médical en matière d’analyse. Mais je n’ai pu m’empêcher d’avoir l’impression que vous êtes dominé par une hostilité contre le corps médical, dont vous m’aviez indiqué vous-même auparavant l’origine, comment dirai-je, biographique. Cependant je vous accorde une chose : s’il y a lieu de faire des analyses, il faut du moins qu’elles le soient par des gens qui s’y soient préparés à fond. Et vous ne croyez pas que les médecins qui vont à l’analyse feront tout, avec le temps, pour s’assurer la formation voulue ? »

 Je crains que non. Tant que les rapports de l’École officielle et de l’Institut analytique resteront les mêmes, les médecins trouveront trop grande la tentation de se faciliter les choses.

 « Vous semblez éviter de vous exprimer ouvertement sur la question même de l’analyse par les non-médecins. Cela est logique. A moi de le deviner : parce que les médecins qui veulent analyser sont soustraits à tout contrôle, vous proposez, en partie par vengeance, pour les punir, de leur enlever le monopole de l’analyse et de laisser accéder à cette activité médicale aussi les non-médecins. »

 Je ne sais pas si vous avez bien compris mes raisons. Peut-être pourrai-je vous montrer plus tard que je ne suis pas aussi partial. Mais je ne saurais trop appuyer là-dessus : personne ne devrait exercer l’analyse qui n’y soit justifié de par une formation appropriée. Et qu’il s’agisse alors d’un médecin ou non, cela me semble secondaire.

 « Quelles propositions avez-vous à ce sujet à faire ? »

 Je ne suis pas arrivé là encore, et ne sais si j’y arriverai ! Je voudrais discuter avec vous une autre question, mais auparavant encore toucher à un point plus spécial. On dit que nos autorités compétentes, à l’instigation de notre corps médical, voudraient interdire radicalement l’exercice de l’analyse aux non-médecins. Les membres non médecins de notre Société psychanalytique de Vienne, qui ont eu une excellente formation, très perfectionnée par un long exercice, seraient aussi frappés par cette défense. Cette interdiction viendrait-elle réellement à être décrétée, le cas suivant se présentera : certaines personnes seront empêchées d’exercer une profession à laquelle on peut être assuré qu’elles sont parfaitement aptes, tandis que d’autres, pour qui il ne peut être question de la même garantie, y auront libre accès. Ce n’est pas là précisément le résultat auquel une loi devrait atteindre. Cependant ce problème particulier n’est ni très important ni très difficile à résoudre. Il s’agit ici d’une poignée de gens à qui on ne peut beaucoup nuire. Ils émigreront sans doute en Allemagne, où, aucun décret ne les gênant, leur capacité sera bientôt reconnue. Veut-on leur épargner cela et adoucir pour eux la rigueur de la loi, on le peut aisément en s’appuyant sur des précédents connus. En Autriche, du temps de la monarchie, en accorda plus d’une fois à de notoires « guérisseurs » l’autorisation expresse, ad personam, d’exercer la médecine, de par la conviction qu’on avait de leur capacité. C’étaient surtout des rebouteux de village, et la caution en était chaque fois une des si nombreuses archiduchesses d’alors. Mais il en devrait pouvoir être de même dans les villes et pour d’autres motifs, avec une garantie d’ordre exclusivement technique. Plus grave serait l’effet d’une telle interdiction sur l’Institut analytique de Vienne, qui ne pourrait plus accueillir ni former de candidats pris hors des cercles médicaux. Ainsi, en Autriche, on aurait à nouveau étouffé une activité intellectuelle qui demeure autre part libre de s’épanouir. Je suis le dernier à me prétendre compétent en matière de lois et de décrets. Mais je m’y entends assez pour voir qu’une application plus stricte de la loi autrichienne sur l’exercice illégal de la médecine ne va pas dans le sens de notre tendance générale actuelle qui est de conformer les lois autrichiennes aux lois allemandes. Et je vois de plus que l’application à la psychanalyse de la loi sur l’exercice illégal de la médecine est une sorte d’anachronisme, car à l’époque de sa promulgation il n’y avait pas encore d’analyse et la nature spéciale des maladies nerveuses n’était pas encore reconnue.

J’en viens à la question qu’il me semble plus important de discuter. L’exercice de la psychanalyse doit-il être soumis à l’intervention officielle, ou bien est-il préférable de l’abandonner à son évolution naturelle ? Je ne la résoudrai certes pas ici, mais je prends la liberté de proposer ce problème à vos méditations. En Autriche régna de tout temps une vraie « furor prohibendi », une tendance à maintenir en tutelle, à intervenir, à défendre, qui, nous le savons tous, n’a pas porté de très bons fruits. Il semblerait que dans l’Autriche nouvelle, l’Autriche républicaine, presque rien de cela n’ait changé. Supposons qu’en la question qui nous occupe, la décision à prendre au sujet de la psychanalyse, vous ayez un conseil important à offrir : je ne sais si vous aurez l’envie ou la possibilité de vous opposer aux tendances bureaucratiques. Je vais en tout cas vous exposer mon humble opinion. Je pense qu’un surcroît de décrets et d’interdictions nuit à l’autorité de la loi. On le peut observer : où n’existent que peu d’interdictions, elles sont obéies ; où l’on se heurte à chaque pas à des défenses, la tentation de les enfreindre est vite ressentie. On n’a en outre pas besoin d’être un anarchiste pour voir que les lois et les décrets, au regard de leur origine, ne jouissent d’un caractère ni sacré ni invulnérable. Souvent ils sont pauvres par le fond, insuffisants, blessants pour notre sens de la justice, ou le deviennent avec le temps, et alors, étant donné l’inertie générale des dirigeants, il ne reste d’autre moyen pour corriger ces lois périmées que de les enfreindre de bon cœur ! De plus, il est sage, quand on veut maintenir le respect des lois et des décrets, de n’en pas édicter dont on ne puisse aisément surveiller s’ils sont observés ou enfreints. Plus d’un point que nous avons traité à propos de l’analyse par les médecins pourrait être repris ici au sujet de l’analyse par les non-médecins, que la loi voudrait étouffer, L’analyse a une allure des plus modestes, elle n’emploie ni médicaments ni instruments, elle consiste en conversations et échanges d’idées : il sera malaisé de convaincre d’exercice illégal de l’analyse une personne qui peut répliquer qu’elle donne simplement des explications, des consolations, et cherche humainement à exercer une influence bienfaisante sur des malheureux dont l’état d’âme le réclame. On ne peut pourtant pas interdire cela pour la seule raison qu’il arrive parfois au médecin d’en faire autant.

Dans les pays de langue anglaise, les pratiques de la « Christian Science » ont pris une grande extension : c’est une sorte de négation dialectique du « mal » par le moyen des doctrines du christianisme. Ce n’est pas ici le lieu de prétendre qu’il y a là un regrettable errement de l’esprit humain, mais qui songerait, en Amérique ou en Angleterre, à interdire ces pratiques et à les frapper de sanctions ? L’autorité supérieure est-elle donc chez nous si certaine de connaître le vrai chemin de la félicité pour oser, comme elle veut le faire, empêcher chacun de prendre son bonheur où il le trouve ? Et en admettant que bien des hommes, laissés à eux-mêmes, se missent en péril et vinssent à mal, l’autorité ne ferait-elle pas mieux de soigneusement délimiter les domaines qui devraient vraiment rester inaccessibles, et, pour le reste, d’abandonner les humains, autant que possible, aux leçons de leur propre expérience et de l’influence réciproque qu’ils peuvent exercer les uns sur les autres ? La psychanalyse est quelque chose de si nouveau dans le monde, les masses la connaissent si peu, l’attitude de la science officielle est envers elle si hésitante, qu’il me semble prématuré de troubler son évolution par des règlements légaux. Laissons les malades eux-mêmes faire la découverte qu’il leur est dommageable de rechercher une assistance psychique auprès de personnes qui n’ont pas appris comment l’offrir. Éclairons les malades, prévenons-les du danger : nous nous épargnerons ainsi de leur imposer des défenses. Sur les grand-routes d’Italie les poteaux télégraphiques portent la courte et éloquente inscription : « Chi tocca muore. » (Qui touche meurt.) Cela suffit amplement pour réglementer la conduite des passants envers les fils qui pourraient venir à pendre. Les inscriptions allemandes correspondantes sont d’une prolixité superflue et presque blessante : « Das Berühren der Leitdrähte ist, weil lebensgefährlich, strengstens verboten. » (Il est formellement interdit de toucher aux fils parce que cela implique danger de mort.) Pourquoi imposer cette défense ? Qui tient à sa vie se la fait lui-même, et qui a envie de se suicider ainsi n’en demande pas l’autorisation.

 « Il est pourtant des cas que l’on pourrait invoquer dans ce débat contre l’analyse par les non-médecins. Je veux parler de l’interdiction d’hypnotiser si l’on n’est pas médecin et, récemment, de la défense de tenir des séances d’occultisme et de fonder des sociétés spirites. »

 Je ne puis vraiment pas admirer ces mesures, dont la dernière est une indiscutable atteinte de notre police à la liberté de pensée. On ne peut me soupçonner d’avoir une grande foi aux phénomènes spirites ou bien de ressentir un besoin immense de les voir reconnus. Mais de telles défenses ne sauraient étouffer l’attrait des hommes pour le mystère. Peut-être a-t-on, au contraire, eu grand tort et barré la route à la science impartiale, l’empêchant ainsi d’arriver, sur ces oppressantes possibilités, à un jugement libérateur. Mais cela encore ne regarde que l’Autriche. En d’autres pays, l’investigation « parapsychique » ne se heurte à aucun obstacle légal. Le cas de l’hypnotisme se présente un peu autrement que celui de l’analyse. L’hypnose amène un état psychique anormal qui n’est plus employé, de nos jours, par les non-médecins que comme moyen d’exhibition. La thérapeutique par l’hypnose aurait-elle tenu ce qu’elle promettait au début, les mêmes questions se poseraient sans doute pour elle aujourd’hui que pour l’analyse. De moins, l’histoire de l’hypnotisme est-elle, en une autre direction, un précédent permettant de prévoir le sort de l’analyse. Quand j’étais jeune dozent en neuropathologie, les médecins fulminaient avec la dernière violence contre l’hypnotisme, le stigmatisaient « charlatanerie », oeuvre du démon et intervention des plus dangereuses. Aujourd’hui ils ont monopolisé le même hypnotisme, l’emploient sans crainte comme méthode d’exploration et bien des spécialistes des nerfs voient encore en lui l’arme principale de leur arsenal thérapeutique.

Je vous l’ai déjà dit : je ne songe pas à faire de propositions impliquant position déjà prise dans la question : vaut-il mieux réglementer ou laisser faire en matière d’analyse ? Je le sais, c’est là une question de principe, et les personnes appelées à y répondre le feront sans doute bien plus sous l’influence de leurs sentiments que d’après les arguments. J’ai déjà exposé ce qui me semble parler en faveur d’une politique du « laissez. faire ». Mais devrait-on se résoudre, au contraire, à une politique d’intervention active, alors cette mesure boiteuse et injuste, l’interdiction radicale de l’analyse aux non-médecins, me semble très insuffisante. Il faut alors faire davantage, réglementer les conditions sous lesquelles l’exercice de l’analyse sera permis, et ceci, pour tous ceux sans exception qui veulent s’y consacrer ; il faut créer un organe, une autorité qui puisse dire ce qu’est l’analyse, quelle préparation elle exige, et offrir la possibilité de s’y instruire. Ainsi il faut ou ne se mêler en rien de la chose ou y apporter de l’ordre et de la clarté, mais surtout ne pas intervenir à l’aveuglette dans une situation embrouillée, en brandissant une interdiction isolée. Car celle-ci dérive, de façon machinale, d’une prescription devenue inadéquate dans ce cas.

VII

« Oui. Mais les médecins, les médecins ! Je ne puis vous amener à entrer dans notre sujet. Vous me glissez sans cesse entre les doigts. Il s’agit de savoir si l’on doit accorder aux médecins seuls le droit d’exercer l’analyse, à mon avis après qu’ils auraient rempli certaines conditions. Les médecins ne sont pas dans leur ensemble les charlatans de l’analyse que vous avez dépeints. Vous le dites vous-même : la très grande majorité de vos élèves et de vos disciples est constituée par des médecins. Et on m’a laissé entendre que ceux-ci ne partagent en aucune façon votre manière de voir concernant la question de l’analyse par les non-médecins. Je dois bien entendu admettre que vos élèves se rallient à vos exigences relatives à la formation technique des analystes, etc., et cependant ces mêmes élèves trouvent avec cela compatible de fermer l’accès de l’analyse aux non-médecins. Ceci est-il exact ? Et alors, comment l’expliquez-vous ? » - Je le vois, vous êtes bien informé. Ceci est exact. Ce-pendant pas tous, mais un bon nombre de mes collaborateurs médicaux ne me suit pas ici, et prend parti pour le droit exclusif des médecins à l’analyse des névropathes. Vous voyez par là que, même dans notre camp, il peut y avoir des divergences d’opinion. Ma prise de parti est connue et l’opposition de nos points de vue, en cette matière, ne trouble pas notre entente. Vous voulez que je vous explique cette attitude de mes élèves ? Je ne sais quoi vous en dire, je la crois due à la force de l’esprit de corps. Ils ont évolué sur d’autres lignes que moi-même, ressentent comme un malaise l’isolement d’avec leurs collègues, voudraient bien être regardés comme pleinement autorisés par la profession à laquelle ils appartiennent et sont prêts, en échange de la tolérance qu’ils espèrent, à faire un sacrifice sur un point qui ne leur semble pas personnelle-ment vital. Peut-être en est-il autrement. Supposer à mes élèves des mobiles issus de la peur de la concurrence, ce serait non seulement les accuser d’avoir l’esprit assez bas, mais aussi leur attribuer une vue bien courte. Ils sont donc toujours prêts à former d’autres médecins à la pratique analytique et qu’ils aient à partager les malades disponibles avec des collègues ou avec des non-médecins, cela ne peut rien changer à leur situation matérielle. Un autre facteur doit probablement être mis en ligne de compte. Mes élèves sont sans doute influencés par la pensée de certains facteurs qui assurent au médecin, dans la pratique analytique, un avantage indubitable sur le non-médecin.

 « Nous y voilà ! Un avantage indubitable ! Ainsi vous l’avouez enfin ! La question est par là tranchée. »

 L’aveu ne m’en sera pas difficile. Cela vous fera voir que je ne m’aveugle pas si complètement que vous le supposez. J’avais reculé la discussion de ce point, parce que cette discussion va exiger à nouveau des considérations théoriques.

 « Qu’entendez-vous par là ? »

 Il y a d’abord la question de diagnostic. Quand on prend en analyse un malade qui souffre de désordres dits nerveux, on veut auparavant acquérir la certitude - autant du moins qu’on la peut avoir - que cette thérapeutique convient à son cas, qu’on pourra lui faire ainsi du bien. Or il faut pour cela que sa maladie soit vraiment une névrose.

 « J’aurais cru qu’on pouvait justement reconnaître la nature de son mal aux manifestations, aux symptômes dont il se plaint. »

 Et ici apparaît une nouvelle complication. On ne peut pas toujours reconnaître la nature du mal avec une certitude entière. Le malade peut offrir le tableau extérieur d’une névrose et pourtant couver autre chose : le début d’une maladie mentale incurable, les prodromes d’un processus destructif du cerveau. Il n’est pas toujours aisé de distinguer, de faire le diagnostic différentiel, et de le poser immédiatement à chaque phase. La responsabilité d’un tel diagnostic ne peut bien entendu être prise que par le médecin. Tâche, nous l’avons vu, pas toujours facile. La maladie peut garder longtemps une allure inoffensive, jusqu’à ce que sa mauvaise nature éclate tout à coup. On rencontre donc régulièrement chez presque tous les névropathes la peur de devenir fou. Le médecin méconnaît-il un certain temps un cas pareil, ou bien ne peut-il dès l’abord porter un jugement, il importe peu : aucun mal ne peut être accompli et rien n’arrivera qui ne dût arriver. Le traitement analytique n’aurait pas fait de mal à ce malade, mais l’inutilité d’un tel effort apparaîtrait. De plus, on trouvera certes assez de gens pour porter au compte de l’analyse ce fâcheux succès. Injustement à coup sûr, mais mieux vaut l’éviter.

 « Voilà qui est désespérant. Tout ce que vous m’aviez exposé sur la nature et l’origine des névroses est, du coup, jeté à terre. »

 Nullement. Cela confirme simplement ce que je vous avais dit : les névrosés sont un ennui et un embarras pour tout le monde, même pour les analystes. Peut. être dissiperai-je votre trouble si je m’exprime plus correctement. Il serait plus juste de dire ainsi : les cas qui nous occupent en ce moment ont vraiment fait une névrose, seulement cette névrose, au lieu d’être psychogène, est somatogène, a des causes, non pas psychiques, mais corporelles. Me comprenez-vous ?

 « Oui, mais je ne puis concilier ce point de vue avec l’autre, le psycho-logique. »

 C’est pourtant possible, si l’on tient compte des complications régnant au sein de la substance vivante. Quelle est, avons-nous dit, l’essence d’une névrose ? Le « moi », cette organisation supérieure de l’appareil psychique qui s’est développée sous l’influence du monde extérieur, n’y serait plus capable de remplir sa fonction médiatrice entre le « ça » et la réalité, se retirerait, dans sa faiblesse, de toute une région du domaine instinctif du « ça », et devrait subir les conséquences de cette abdication sous forme de limitations à son pouvoir, de symptômes et de réactions qui n’arrivent jamais à remplir leur but.

Nous avons tous, dans l’enfance, eu un « moi » ainsi débile ; c’est pourquoi les premiers événements de notre existence ont une si grande importance pour la vie ultérieure. La tâche sous laquelle ploie notre enfance est écrasante, nous devons, en peu d’années, parcourir l’évolution, la distance énorme qui sépare le primitif de l’âge de la pierre de l’homme civilisé actuel, en particulier y parer aux aspirations sans frein encore de l’instinct sexuel infantile. C’est alors que notre « moi » recourt au refoulement et subit une névrose infantile dont le résidu, entraîné jusqu’en la maturité de la vie, nous dispose aux maladies nerveuses ultérieures. Tout dépend alors de la manière dont l’être grandi sera traité par le destin. La vie lui est-elle trop dure, la distance trop grande entre les exigences de ses instincts et les obstacles qu’apporte à leur satisfaction la réalité, le « moi » peut échouer dans ses efforts de médiation conciliatrice, et cela aura d’autant plus de chances d’arriver qu’il sera davantage entravé de par la disposition apportée dès l’enfance. Il reproduit alors son processus ancien de refoulement, les instincts s’arrachent à la maîtrise du « moi », se créent, par la voie de la régression, des satisfactions substitutives et le pauvre « moi » désarmé est devenu névrotique.

Ne perdons pas de vue que le nœud et la charnière de toute la situation, c’est la force relative de l’organisation du « moi ». Il nous est alors aisé de compléter notre tableau d’ensemble étiologique. Nous connaissons déjà, comme causes, pourrait-on dire, normales de la « nervosité », la débilité infantile du « moi », la tâche d’avoir à maîtriser les aspirations sexuelles précoces, et l’action des événements, plutôt fils du hasard, de la première enfance. Mais n’est-il pas possible que jouent aussi leur rôle d’autres facteurs, datant du temps qui précéda l’enfance ? Par exemple, des instincts particulièrement forts et indomptables dans le « ça », imposant dès l’abord au « moi » des devoirs au-dessus de son pouvoir ? Ou bien, pour des raisons inconnues, une faible capacité de se développer du « moi » ? Naturellement de tels facteurs ont une importance étiologique, qui dans bien des cas peut être déterminante. Nous devons toujours tenir compte de la puissance des instincts dans le « ça » ; où elle est excessivement grande, le pronostic de notre thérapeutique est mauvais. Les causes faisant obstacle au développement du « moi » nous échappent encore. Tels seraient les cas de névrose à base essentiellement constitutionnelle. D’ailleurs, sans quelque condition favorisante constitutionnelle, congénitale, il est probable qu’aucune névrose ne pourrait être.

Si tant est qu’une débilité relative du « moi » soit le facteur décisif pour donner naissance aux névroses, une maladie somatique ultérieure doit pouvoir aussi engendrer une névrose en affaiblissant le « moi ». Et tel est aussi le cas dans une large mesure. Un désordre dans l’économie du corps peut intéresser, dans le « ça », la vie des instincts, et exalter les forces instinctives au-delà des limites dans lesquelles le « moi » les pouvait encore maîtriser. Le prototype normal de tels processus nous est offert par les transformations profondes que subit la femme au moment de l’établissement de la menstruation ou à la ménopause. Ou bien une maladie générale du corps, particulièrement une lésion organique de l’appareil nerveux central, atteint à sa source la nutrition de l’appareil psychique, l’oblige à fonctionner sur un plan inférieur et à suspendre ses plus délicates fonctions, comme le maintien de l’organisation du « moi ». Dans tous ces cas, la névrose présente à peu près le même tableau ; la névrose a toujours le même mécanisme psychologique, bien que l’étiologie en soit aussi diverse que compliquée.

 « Vous me plaisez mieux maintenant. Vous parlez enfin en médecin. Et j’en attends de vous l’aveu : quelque chose d’aussi médicalement compliqué qu’une névrose ne peut donc être traité que par un médecin. »

 Je crains que vous ne tiriez là par-dessus le but, Ce que nous venons de dire, c’est de la pathologie, et l’analyse n’est qu’une pratique thérapeutique. J’accorde, non, j’exige que le médecin, dans chaque cas où il pourrait s’agir d’une analyse, pose d’abord le diagnostic. La plupart des névroses qui nous occupent sont heureusement nettement psychogènes et au-dessus de tout soupçon du point de vue pathologique. Le médecin l’a-t-il une loir, constaté, il peut en tout repos abandonner le traitement à l’analyste non médecin. Il en lut toujours ainsi dans nos sociétés analytiques. Grâce au contact intime existant entre les membres médecins et non médecins, les erreurs qu’on eût pu craindre ont été pour ainsi dire entièrement évitées. Un second cas peut encore se présenter où l’analyste doive avoir recours au médecin. Au cours du traitement analytique peuvent apparaître des symptômes - il s’agit ici des corporels - dont on peut douter s’ils sont en simple rapport avec la névrose ou émanent d’un désordre organique indépendant. Le médecin peut seul, à nouveau, décider.

 « Ainsi, même pendant J’analyse, l’analyste non médecin ne peut pas se passer du médecin ! Un argument de plus contre lui ! »

 Non, ceci n’en est pas un. Car l’analyste médecin, dans ce cas, n’agirait pas autrement.

 « Je ne comprends plus. »

 Nous avons en effet établi cette règle technique quand ces symptômes équivoques apparaissent pendant le traitement, l’analyste ne doit pas les sou-mettre à son propre jugement, mais faire examiner son patient par un médecin n’ayant rien à voir avec l’analyse, même s’il est lui-même médecin et se fie encore à ses connaissances médicales.

 « Et pourquoi cette prescription, qui me semble vraiment superflue ? »

 Elle n’est pas superflue, elle a même plusieurs raisons. En premier lieu, il n’est pas aisé de faire opérer un traitement organique et un traitement psychique à la fois par une même personne ; en second lieu, l’état du transfert peut rendre peu recommandable un examen corporel du patient par l’analyste, troisièmement l’analyste est en droit de douter de sa propre impartialité, son intérêt étant trop intensément orienté vers les facteurs psychiques.

 « Votre attitude envers les analystes non médecins me devient claire. Au fond, vous tenez à ce qu’il y en ait. Mais ne pouvant nier leur insuffisance au regard de leur tâche, vous m’apportez tout ce qui peut servir à innocenter et faciliter leur existence. Quant à moi, je ne parviens pas à voir la nécessité qu’il y ait des analystes non médecins qui, après tout, ne peuvent être que des thérapeutes de deuxième classe. Je veux bien fermer les yeux sur l’activité des quelques non-médecins qui ont déjà été formés comme analystes, mais on ne devrait plus en former d’autres et les instituts didactiques devraient s’engager à ne plus ouvrir leurs portes qu’aux médecins. »

 Je serai d’accord avec vous si l’on peut me montrer qu’ainsi seraient servis tous les intérêts en jeu. Avouez avec moi que ces intérêts sont de trois sortes : ceux des malades, ceux des médecins et ceux - last not least - de la science, qui embrasse les intérêts de tous les malades à venir. Voulez-vous que nous examinions ensemble ces trois points ?

Quant au malade, peu importe que son analyste soit médecin ou non, pour-vu que le danger d’une méconnaissance de son état soit écarté, ce qu’assure l’examen médical avant le début du traitement et ceux que les incidents survenus en cours peuvent rendre nécessaires. Il importe pour lui bien davantage que l’analyste possède des qualités personnelles qui attirent et gardent la confiance, et que celui-ci ait acquis ces connaissances, ces vues et cette expérience qui seules le rendent apte à remplir sa tâche. On pourrait croire qu’est ébranlée l’autorité d’un analyste dont le patient sait qu’il n’est pas médecin et doit recourir, en plus d’une situation, à un médecin. Nous n’avons bien entendu jamais négligé de renseigner le patient sur la qualification de l’analyste, et avons pu nous convaincre que les préjugés professionnels, restent sans écho en lui, qu’il est prêt à accepter la guérison de quelque part qu’elle lui soit offerte - ce que d’ailleurs le corps médical, à sa grande mortification, sait depuis longtemps. Les analystes non médecins qui exercent aujourd’hui l’analyse ne sont d’ailleurs pas les premiers venus, des individus ramassés n’importe où, mais des personnes ayant reçu une instruction supérieure, des docteurs en philosophie. des pédagogues, et quelques femmes ayant une grande expérience de la vie et une personnalité éminente, L’analyse à laquelle tous les candidats d’un institut didactique doivent se soumettre eux-mêmes est en même temps le meilleur moyen de s’éclairer sur leurs aptitudes personnelles à exercer une profession qui exige d’eux tant de qualités.

Venons-en à l’intérêt des médecins. Je ne puis croire que leur intérêt professionnel serait servi par l’incorporation de la psychanalyse à la médecine. Les études médicales durent déjà cinq ans, les derniers examens empiètent sur la sixième année. Sans cesse s’imposent aux étudiants de nouvelles exigences qu’il faut remplir sous peine d’aborder l’avenir médical avec un insuffisant bagage. L’accès à la profession médicale est très difficile, l’exercice n’en est ni très satisfaisant ni très dangereux. Adopte-t-on le point de vue que le médecin doive encore se familiariser avec le côté psychique des maladies, ajoute-t-on au temps déjà si long d’instruction médicale encore le temps nécessaire à apprendre l’analyse, cela équivaudra à enfler encore la matière à absorber et à allonger dans la même proportion les années d’études. Je me demande si les médecins seront très satisfaits de cette conséquence dérivée de leur exclusive prétention à la psychanalyse. On ne peut pourtant y échapper. Et ceci en un temps où les conditions matérielles de l’existence ont tellement empiré justement pour les classes où se recrutent les médecins, en un temps où la jeune génération se voit contrainte à se suffire au plus tôt.

Vous ne voulez peut-être pas surcharger les études médicales de la pénétration à la pratique analytique. Vous croyez peut-être plus approprié que les futurs analystes ne se soucient de la formation spéciale voulue qu’après avoir achevé leur médecine. Vous pouvez dire que le temps ainsi perdu ne compte pratiquement pas, car un jeune homme de moins de trente ans n’obtiendra pas du malade cette confiance indispensable à qui prétend offrir une aide morale. On pourrait répondre que le médecin frais émoulu de l’école n’a pas non plus, tout en ne soignant que leurs corps, à compter sur un respect excessif de la part des malades, et que le jeune analyste pourrait très bien employer son temps à travailler dans une clinique psychanalytique, sous le contrôle de praticiens expérimentés.

Plus important me semble ceci : vous vous prononcez en faveur d’un pro¬jet qui, vous suivît-on, réaliserait un gaspillage de forces vraiment peu justifié du point de vue économique, en notre époque si profondément perturbée. La formation analytique vient certes recouper le cercle de l’enseignement médical, mais ne le recouvre pas et n’est pas recouverte par lui. Si l’on avait -idée qui semble aujourd’hui fantastique ! - à fonder une faculté analytique, on y enseignerait certes bien des matières que l’École de médecine enseigne aussi : à côté de la « psychologie des profondeurs », celle de l’inconscient, qui reste¬rait toujours la pièce de résistance, il faudrait y apprendre, dans une mesure aussi large que possible, la science de la vie sexuelle, et y familiariser les élèves avec les tableaux cliniques de la psychiatrie.

Par ailleurs, l’enseignement analytique embrasserait aussi des branches fort étrangères au médecin et dont il n’entrevoit pas même l’ombre au cours de l’exercice de sa profession : l’histoire de la civilisation, la mythologie, la psychologie des religions, l’histoire et la critique littéraires. S’il n’est pas bien orienté dans tous ces domaines, l’analyste demeure désemparé devant un grand nombre des phénomènes qui s’offrent à lui. Par contre, la part la plus considérable de ce qu’enseigne l’École de médecine ne peut lui servir de rien. Ni la connaissance des os du tarse, ni celle de la constitution des hydrates de carbone, ou du parcours des fibres nerveuses du cerveau, ni rien de ce que la médecine a mis au jour concernant les microbes, facteurs des maladies et la façon de les combattre, ou bien les réactions sériques et les néoplasmes - quelque valeur qu’aient toutes ces découvertes en soi - n’importe à l’analyste, ne le regarde, ne l’aide directement à comprendre et guérir une névrose, ni indirectement ne concourt à aiguiser chez lui ces facultés intellectuelles qu’exige impérieusement sa profession. Qu’on ne nous objecte pas que le cas serait analogue si le médecin se décidait pour toute autre spécialité, par exemple pour l’art dentaire. Là aussi il peut n’avoir plus besoin d’un grand nombre des connaissances qui furent la matière de ses examens, et doit apprendre après coup bien des choses que l’école ne lui enseigna pas : cepen-dant les deux cas ne sont pas comparables. Car, pour l’art dentaire, les grandes vues de la pathologie, les doctrines de l’inflammation, de la suppuration, de la nécrose, de l’action réciproque des organes les uns sur les autres, conservent leur valeur ; l’analyste au contraire est entraîné par la matière qu’il traite en un autre univers présentant d’autres phénomènes et d’autres lois. De quelque façon que la philosophie s’en tire pour jeter un pont entre le corporel et le psychique, aux yeux de notre expérience l’abîme entre les deux subsiste et nos efforts pratiques sont forcés de le reconnaître en fait.

Il est injuste, et contraire au but visé, de contraindre celui qui désire libérer son prochain du tourment d’une phobie ou d’une obsession à faire d’abord l’immense détour de toute la médecine. Et cela ne pourra d’ailleurs réussir, à moins qu’on ne parvienne à étouffer l’analyse elle-même. Figurez-vous un paysage dans lequel deux chemins mènent à un certain point de vue : l’un court et droit, l’autre long, indirect et tortueux. Vous aurez beau essayer d’interdire le plus court chemin par le moyen d’un écriteau, peut-être parce qu’il traverse quelques plates-bandes fleuries que vous voudriez voir épargner : votre interdiction n’aura de chance d’être respectée que si le chemin le plus court est escarpé et pénible, tandis que le plus long monte en pente douce. Mais en est-il autrement, le détour est-il au contraire le plus fatigant des deux chemins, vous pouvez aisément présumer et de l’efficacité de votre interdiction et du sort de vos plates-bandes. Je crains que vous ne puissiez pas plus forcer les analystes non médecins à étudier la médecine que moi je ne parviendrai à persuader les médecins d’apprendre l’analyse. Vous connaissez donc la nature humaine.

 « Mais si le traitement analytique ne peut être entrepris sans formation appropriée, si les études médicales ne sont pas à même de supporter la charge supplémentaire d’une telle formation, si, de plus, les connaissances médicales sont pour la plupart superflues à l’analyste, si vous avez raison dans tout cela, alors qu’advient-il de la représentation idéale que nous étions accoutumés à nous faire du médecin, du médecin qui devrait être à la hauteur de tous les devoirs de sa profession ? »

 Je ne puis prévoir quelle issue se trouvera à toutes ces difficultés, je ne suis pas non plus appelé à en proposer une. Mais je ne vois que deux choses : primo, l’analyse est, pour vous, un embarras. Mieux vaudrait qu’elle n’existât pas ! - certes le névrosé aussi est un embarras ! - et, secundo, provisoirement, tous les intérêts seront servis si les médecins se résolvent à tolérer une classe de thérapeutes qui les décharge du pénible traitement des névroses psycho¬gènes si fréquentes, et, au grand avantage de ces malades, reste en contact constant avec eux.

 « Est-ce là votre dernier mot, ou avez-vous encore quelque chose à ajouter ? »

 Certes, je veux encore m’occuper du troisième intérêt en jeu : celui de la science. Ce que j’ai à en dire vous touchera peu, mais ne m’en importe que plus.

Nous ne trouvons en effet pas du tout désirable que la psychanalyse soit engloutie par la médecine, qu’elle trouve son dernier gîte dans les traités de psychiatrie, au chapitre « Thérapeutique », entre la suggestion hypnotique, l’autosuggestion, la persuasion, ou autres pratiques nées de notre ignorance et qui ne doivent leurs effets à court terme qu’à l’inertie et à la lâcheté des foules humaines. Elle mérite un meilleur destin et il faut espérer qu’elle l’aura. En tant que « psychologie des profondeurs », doctrine de l’inconscient psychique, elle peut devenir indispensable à toutes les sciences traitant de la genèse de la civilisation humaine et de ses grandes institutions, telles qu’art, religion, ordre social. Je l’entends ainsi : la psychanalyse a déjà notablement aidé à résoudre les problèmes que posent ces sciences, mais ce ne sont là que de faibles contributions au regard de ce qu’elle pourrait faire quand historiens de la civilisation, psychologues des religions, linguistes seront mis à même de se servir eux-mêmes du nouvel outil d’investigation que l’analyse leur met en main. La thérapeutique des névroses n’est qu’une des applications de l’analyse, peut-être l’avenir montrera-t-il qu’elle n’en est pas la plus importante. En tout cas il serait injuste de sacrifier à une application toutes les autres, simplement parce que le domaine de cette application touche au cercle des intérêts médicaux professionnels.

Car ici les choses sont reliées entre elles par un enchaînement que l’on ne saurait troubler sans causer de dommage. Si les représentants des diverses sciences psychologiques ont à apprendre la psychanalyse, afin d’appliquer ses méthodes et ses points de vue aux questions qui les intéressent, il ne suffira pas qu’ils s’en tiennent aux résultats consignés dans la littérature analytique. Mais ils devront apprendre à comprendre l’analyse par la seule voie qui pour cela s’ouvre : en se soumettant eux-mêmes à une analyse. Aux névropathes ayant besoin de l’analyse s’adjoindrait ainsi une seconde catégorie de personnes y recourant pour des raisons intellectuelles, mais qui profiteront volontiers de l’élévation potentielle de leur capacité de travail obtenue en surplus. Or il faudra, pour accomplir ces analyses, un contingent d’analystes pour qui des connaissances éventuelles en médecine seront de faible importance. Mais ces analystes, comment dirai-je, enseignants auront dû recevoir une formation particulièrement soignée. Si l’on ne veut pas que cette formation soit insuffisante, il faut fournir à ces analystes l’occasion d’observer des cas instructifs, démonstratifs, et comme les hommes bien portants, et ne ressentant pas la soif de connaître, ne se soumettent pas à l’analyse, ce ne peuvent être que des névropathes sur lesquels les analystes enseignants feront l’apprentissage - sous un contrôle attentif - de leur activité future, non médicale. Tout ceci nécessite une certaine liberté de mouvement et ne saurait s’accommoder de réglementations mesquines. Peut-être ne croyez-vous pas à cet intérêt purement théorique de la psychanalyse, ou ne voulez-vous pas lui permettre d’avoir son mot à dire dans la question pratique de l’analyse par les non-médecins. Laissez-moi alors vous faire observer qu’il existe encore une autre application de la psychanalyse que la loi sur l’exercice illégal de la médecine ne saurait atteindre, et que les médecins auront peine à revendiquer. Je veux parler de son application à la pédagogie. Quand un enfant commence à présenter les signes d’une évolution fâcheuse, devient maussade, récalcitrant et inattentif, alors ni le médecin d’enfants, ni le médecin de l’école ne pourront rien pour lui, même si l’enfant présente des manifestations nerveuses précises telles qu’angoisse, anorexie, vomissements, insomnie. Ces symptômes nerveux et les modifications de caractère qui en dérivent peuvent être du même coup supprimés par un traitement alliant l’influence analytique à des mesures éducatrices, traitement qui ne saurait être entrepris que par des personnes ne dédaignant pas de s’occuper des conditions régnant dans le milieu où vit l’enfant, et sachant s’ouvrir un accès jusqu’à son âme. Nous avons appris à comprendre l’importance des névroses infantiles, qui souvent passent inaperçues, comme facteur essentiel prédisposant aux névroses graves de la vie adulte, ce qui désigne ces analyses d’enfants comme une excellente prophylaxie. Il existe encore incontestablement des ennemis de l’analyse ; je ne sais par quels moyens ils pourront empêcher ces analystes pédagogues ou pédagogues analystes d’exercer leur activité. Cela ne me semble pas devoir leur être facile. Mais il ne faut jamais être trop sûr de rien !

Au reste, pour en revenir à la question du traitement analytique des névrosés adultes, nous n’avons pas non plus ici épuisé tous les points de vue ! Notre civilisation exerce une pression presque intolérable sur nous, elle demande un correctif. Est-il insensé d’attendre de la psychanalyse qu’elle soit appelée, malgré toutes les difficultés qu’elle présente, à offrir un jour aux hommes un semblable correctif ? Peut-être un Américain aura-t-il un jour l’idée d’employer une partie de ses milliards à faire faire l’éducation analytique de ses « social workers » et d’en constituer une armée pour la lutte contre les névroses, filles de notre civilisation !

 Ah ! ah ! une nouvelle sorte d’Armée du Salut ! »

 Pourquoi pas ? Notre imagination ne peut donc jamais travailler que d’après des modèles. Le flot de prosélytes qui inonderait alors l’Europe devrait éviter Vienne, où l’analyse aurait subi un traumatisme précoce enrayant son évolution. Vous souriez ? Je ne dis pas cela pour corrompre votre jugement, je ne le dis certes pas pour cela ! Je le sais : vous ne me croyez pas, je ne puis d’ailleurs pas vous garantir qu’il en sera ainsi ! Mais je sais une chose. La décision qui sera prise dans la question de l’analyse par les non-médecins n’est pas d’une grande importance. Elle pourra avoir un effet local, Mais les possibilités internes d’évolution de l’analyse, qui seules sont en question, ne sauraient être atteintes ni par des défenses ni par des décrets.

Ma vie et la psychanalyse. Psychanalyse et médecine.

Postface

de Sigmund Freud (1927)

Le motif immédiat de la rédaction de mon petit écrit, pour lequel les discussions qui précèdent ont été ici entamées, fut que les autorités viennoises accusèrent notre collègue non médecin, le Dr. Reik, d’être un charlatan. On peut dire qu’il est connu partout que cette plainte fut abandonnée après qu’on eut conduit toutes les enquêtes et regardé de près différents rapports. Je ne crois pas que ce succès doit être imputé à mon livre. Les circonstances s’avérèrent trop peu favorables au maintien de la plainte et il fut prouvé que la personne qui avait porté plainte pour préjudice était peu digne de confiance. L’arrêt de la procédure contre le Dr. Reik n’a sans doute pas la signification d’un jugement de principe du tribunal viennois dans la question de l’analyse profane. Quand j’ai donné le jour à la figure du partenaire "impartial" dans ce livre qui défendait une thèse, j’avais en tête l’un de nos hauts fonctionnaires, un homme à l’esprit bienveillant et à l’intégrité peu ordinaire, avec qui j’avais eu moi-même une conversation sur la façon dont avait été conduite l’affaire Reik et à qui j’avais ensuite, conformément à son souhait, remis un mémoire personnel sur cette question. Je savais que je n’étais pas parvenu à lui faire adopter mon point de vue, et c’est pourquoi je n’ai pas laissé mon dialogue avec le partenaire impartial se terminer sur un accord.

Je n’escomptais pas non plus parvenir à faire se rapprocher les analystes eux-mêmes sur la question de l’analyse profane pour qu’ils adoptent une prise de position commune. Celui qui, dans ce recueil, comparera la déclaration de la Société hongroise avec celle du groupe de New York présumera peut-être que mon écrit n’a rien arrangé du tout, et que chacun conserve fermement le point de vue qu’il défendait avant. Non seulement je ne le crois pas, mais je pense que de nombreux collègues auront modéré leur prise de position extrême, et que la plupart auront embrassé mon opinion, c’est-à-dire l’idée que la question de l’analyse profane ne doit pas être tranchée à partir des coutumes traditionnelles, mais qu’elle naît d’une situation inédite et demande qu’on rende un nouveau jugement.

La tournure que j’ai donnée à toute la question semble avoir aussi rencontré du succès. J’ai bien mis au premier plan cette thèse : il ne s’agissait pas de savoir si l’analyste est pourvu d’un diplôme médical, mais s’il a acquis la formation spéciale qui est nécessaire à l’exercice de l’analyse. On peut rattacher à cela la question qui a été discutée avant tant d’ardeur par les confrères : quelle est la formation la plus appropriée pour un analyste ? Je pensais, et je soutiens encore aujourd’hui, que ce n’est pas celle que l’université prescrit au futur médecin. La soi-disant formation médicale me semble être un détour pénible, elle donne, il est vrai, à l’analyste beaucoup de ce qui lui est indispensable, mais elle le charge en plus de nombreuses choses qu’il ne pourra jamais utiliser, et elle apporte avec elle le danger que son intérêt comme sa manière de penser soient détournés de la compréhension des phénomènes psychiques. Le plan de formation de l’analyste est en premier lieu à élaborer, il doit englober aussi bien les sciences de l’esprit, la psychologie, l’histoire de la civilisation, la sociologie, que l’anatomie, la biologie et l’histoire de l’évolution. Il y a là tant à apprendre qu’on peut légitimement retrancher de l’enseignement ce qui n’a pas de rapport direct avec l’activité analytique et ce qui ne peut contribuer qu’indirectement, comme toute autre étude, à la formation de l’intellect et de l’observation sensible. Il est facile d’objecter à cette suggestion qu’il n’y a pas de telles écoles supérieures d’analyse, et que c’est là une exigence idéale. En effet, c’est un idéal, mais qui peut être réalisé, et qui doit l’être. Nos instituts d’enseignement sont, malgré toute leur insuffisance juvénile, déjà le commencement d’une telle réalisation.

Il n’aura pas échappé à mes lecteurs que, dans ce qui précède, j’ai supposé évident quelque chose qui, dans les discussions, est encore violemment con-testé ; à savoir que la psychanalyse n’est pas une spécialité de la médecine. Je ne vois pas comment on peut refuser de le reconnaître. La psychanalyse est une partie de la psychologie, non pas de la psychologie médicale au sens ancien, ou de la psychologie des processus morbides, mais tout bonnement de la psychologie, assurément pas toute la psychologie, mais son soubassement, peut-être bien son fondement. Qu’on ne se laisse pas induire en erreur par la possibilité de son utilisation à des fins médicales. L’électricité et les rayons x aussi ont trouvé une application en médecine, mais la science qui traite des deux est pourtant la physique. De même, des arguments historiques ne peu¬vent rien changer à cette appartenance. La théorie entière de l’électricité est partie d’une observation d’une préparation nerf-muscle, et pourtant personne ne prétend aujourd’hui qu’elle est une partie de la physiologie. Pour la psychanalyse, on avance qu’elle a été inventée par un médecin alors qu’il s’efforçait d’aider ses malades ; mais, manifestement, cela ne fait aucune différence pour en juger. Cet argument historique est même très dangereux. En continuant, on pourrait à ce sujet rappeler quelle très mauvaise grâce, oui, quel rejet haineux, le corps médical a dès le début adopté contre l’analyse. Il s’ensuivrait qu’il n’a, aujourd’hui encore, aucun droit sur l’analyse. Et vraiment, bien que je refuse une telle conclusion, je suis encore aujourd’hui méfiant et je me demande si la façon des médecins de racoler la psychanalyse est à ramener, dans la perspective de la théorie de la libido, au premier ou au deuxième des sous-stades d’Abraham, s’il s’agit là d’une appropriation avec le dessein de détruire ou de conserver l’objet.

Pour en rester encore un moment à l’argument historique : comme il s’agit de ma personne, je peux donner, à ceux qui s’y intéressent, un aperçu de mes motifs personnels. Après quarante et une années d’activité médicale, ma connaissance de moi-même me dit que je n’ai pas vraiment été un véritable médecin . Je suis devenu médecin par une déviation de mon intention originelle, déviation qui m’a été imposée, et le triomphe de ma vie se trouve en ce que, après un grand détour, j’ai retrouvé ma direction initiale. De mes premières années, je n’ai aucune connaissance d’un besoin d’aider les hommes dans la souffrance, ma prédisposition sadique n’était pas très importante, et aussi ce besoin n’eut pas besoin de développer ses rejetons. Je n’ai jamais non plus joué au "docteur", ma curiosité infantile empruntant d’autres voies. Dans mes années de jeunesse, le besoin de comprendre quelque chose des mystères de ce monde et de contribuer pour quelque chose à leur solution fut chez moi immodéré. L’inscription à la faculté de médecine me sembla être la meilleure voie pour répondre à ce besoin mais je m’essayai - sans succès - à la zoologie et à la chimie, jusqu’à ce que, sous l’influence de von Brücke, la plus grande autorité qui se soit exercée sur moi , je m’en tienne à la physiologie qui, à vrai dire, à cette époque, se limitait trop à l’histologie. J’avais alors subi tous mes examens de médecine, sans m’intéresser à rien de médical, quand le vénéré professeur s’efforça de me convaincre en me disant que, dans ma misérable situation matérielle, il me faudrait éviter une carrière de théoricien. Je passai ainsi de l’histologie du système nerveux à la neuropathologie et, grâce à de nouvelles motivations, j’en vins à m’intéresser aux névroses. Mais je pense que l’absence de véritable disposition médicale en moi n’a pas nui à mes patients, car le malade n’a pas beaucoup à gagner si l’intérêt thérapeutique, chez le médecin, est trop accentué affectivement. Pour lui, le mieux est que le médecin soit froid et le plus correct possible dans son travail.

L’exposé qui a précédé a assurément peu contribué à clarifier le problème de l’analyse profane. Il devrait seulement confirmer ma légitimation personnelle, alors que j’épouse clairement la cause de la valeur propre de la psychanalyse et de son indépendance par rapport à son application médicale. Mais on m’objectera ici que la question de savoir si la psychanalyse, en tant que science, est un secteur de la médecine ou de la psychologie, est une question de théoriciens, sans aucun intérêt pratique. Ce dont il est question, c’est d’autre chose, précisément de l’utilisation de l’analyse pour le traitement des malades, et il s’agit de savoir si elle doit accepter d’être admise comme spécialité à l’intérieur de la médecine, comme par exemple la radiologie, et de se soumettre, en ce qui concerne toutes les méthodes thérapeutiques, aux règlements en vigueur. Je l’avoue, il faut le concéder, je veux seulement savoir avec certitude que la thérapie ne tue pas la science. Mais hélas, toutes ces comparai-sons ne mènent pas très loin, et l’on arrive à un point où les deux éléments comparés se séparent. Le cas de l’analyse est autre que celui de la radiologie. Les physiciens n’ont pas besoin d’hommes malades pour étudier les lois des rayons x, mais l’analyse n’a pas d’autre matériel que les processus psychiques des hommes, et l’étude ne peut en être faite que sur les hommes. Comme certains rapports sont simples à comprendre, l’homme névrosé est un matériel beaucoup plus instructif et accessible que l’homme normal, et si l’on retire ce matériel à celui qui veut apprendre et pratiquer l’analyse, on lui a réduit ses possibilités de formation d’une bonne moitié. Loin de moi, naturellement, l’idée de réclamer que l’on sacrifie l’intérêt du malade qui souffre de névrose à celui de l’enseignement et de la recherche scientifiques. Mon petit écrit sur la question de l’analyse profane se donne précisément la peine de montrer qu’en observant certaines précautions, les deux sortes d’intérêt peuvent très bien s’accorder et qu’une telle solution ne sera pas la dernière à servir l’intérêt médical bien compris.

Ces précautions, je les ai moi-même toutes indiquées. Je me permets de dire que la discussion sur ce sujet n’a rien ajouté de nouveau, et je voudrais attirer l’attention sur le fait qu’elle a distribué les accents d’une manière qui ne tient pas compte de la réalité. Tout est vrai de ce qui a été dit sur la difficulté du diagnostic différentiel, de l’incertitude dans l’estimation des symptômes corporels dans de nombreux cas, ce qui rend donc nécessaire un savoir médical ou une intervention de la médecine, mais le nombre de cas où un tel doute n’apparaît pas du tout, où on n’a pas besoin de médecin, est pourtant incomparablement plus important. Il se peut que ces cas n’aient aucun intérêt scientifique, mais ils jouent dans la vie un rôle assez considérable pour justifier l’activité d’un analyste profane qui soit à la hauteur. Il y a quelque temps, j’ai analysé un confrère qui manifestait un refus particulièrement tranchant que quelqu’un qui n’est pas lui-même médecin se permette une activité médicale. J’ai pu lui dire : nous travaillons maintenant depuis trois mois. À quel moment ai-je été obligé d’avoir recours à mon savoir médical ? Il avoua qu’on en avait jamais trouvé l’occasion.

Je ne suis pas non plus sensible à l’argument selon lequel l’analyste pro¬fane, devant être prêt à consulter le médecin, ne peut acquérir auprès de ses malades aucune autorité, et ne peut pas atteindre une réputation plus haute que celle d’un aide-soignant, d’un masseur, ou d’autres personnes semblables. De nouveau, en cela, l’analyse n’a pas su prévoir correctement que le malade a l’habitude de conférer de l’autorité d’après son transfert de sentiments et que la possession d’un diplôme médical lui en impose beaucoup moins que ne le croit le médecin. L’analyste profane de profession n’aura aucune difficulté pour atteindre la réputation qui lui est due en tant que directeur de conscience laïque. Avec la formule "direction de conscience laïque" , on pourrait dépeindre la fonction dont l’analyste, médecin ou profane, doit s’acquitter auprès du public. Nos amis parmi les ecclésiastiques protestants, et depuis peu, aussi catholiques, libèrent leurs paroissiens de leurs inhibitions de la vie en façonnant leurs croyances après leur avoir offert un rudiment de lumières psychologiques sur leurs conflits. Nos adversaires, les psychologues de la psychologie individuelle d’Adler, s’efforcent de produire la même modification chez ceux qui sont devenus inconsistants et incapables, après avoir éclairé un seul recoin de leur psychisme, et leur avoir montré quelle part leurs sentiments d’égoïsme et de méfiance ont dans leur maladie. Ces deux procédés, qui doivent leur efficacité au fait d’avoir suivi l’exemple de l’analyse, ont leur place dans la psychothérapie. Nous, analystes, nous nous donnons comme but une analyse du patient aussi complète et approfondie que possible, nous ne voulons pas le soulager en l’accueillant dans une communauté catholique, protes¬tante ou socialiste, mais l’enrichir à partir de ce qu’il a à l’intérieur de lui, en menant à son moi les énergies qui, devenues inaccessibles à cause du refoulement, sont liées dans son inconscient, et celles que, par ailleurs, le moi est forcé de gaspiller d’une manière infructueuse pour le maintien des refoulements. Ce que nous pratiquons ainsi, c’est la direction de conscience, dans la meilleure acception de l’expression. Si nous nous sommes fixé en cela un but trop ambitieux, si la majorité de nos patients valent seulement la peine que nous dépensons pour ce travail, s’il n’est pas plus économique d’étayer de l’extérieur ce qui est défectueux, plutôt que de le réformer de l’intérieur, je ne puis le dire, mais je sais quelque chose d’autre. Dans la psychanalyse, il y a eu dès le début une union entre la cure et la recherche, la connaissance apportait la réussite, on ne pouvait traiter sans apprendre quelque chose de nouveau, on n’acquérait aucune lumière sans en éprouver l’effet bienfaisant. Notre procédé analytique est le seul chez qui ce concours précieux est conservé. C’est seule¬ment quand nous exerçons la direction de conscience analytique que nous approfondissons notre com¬préhension - et l’on commence juste à voir clair - du psychisme humain. Cette perspective de profit scientifique fut le trait le plus noble et le plus agréable du travail analytique. Avons-nous le droit de la sacrifier à une quelconque considération pratique ?

Certains propos, dans cette discussion, font naître en moi le soupçon qu’un point de mon écrit sur l’analyse profane a cependant été mal compris. On prend la défense des médecins contre moi, comme si je les avais déclarés universellement inaptes à l’exercice de l’analyse, et comme si j’avais donné le mot de maintenir à l’écart le renfort médical. Ce n’est pas dans mon intention. Ce qui en a vraisemblablement fait naître l’apparence, c’est que, dans mon exposé à visée polémique, j’ai dû déclarer les analystes médecins sans formation encore plus dangereux que les profanes. Ma véritable opinion, je pourrais la rendre claire en copiant un cynisme rapporté jadis par Simplicissimus à propos des femmes. L’un des interlocuteurs y déplorait les faiblesses du beau sexe, et les tracas qu’il occasionnait, à quoi l’autre répondit par cette remarque : mais la femme est encore ce qu’il y a de mieux dans le genre. Je l’avoue, tant que n’existeront pas des écoles pour la formation des analystes, les personnes ayant été préparées en médecine seront le meilleur matériau pour les futurs analystes. Seulement, on est en droit d’exiger que leur préparation ne prenne pas la place de leur apprentissage, qu’ils triomphent de la partialité qui se trouve favorisée par l’enseignement de la faculté de médecine, et qu’ils résistent à la tentation de faire de l’œil à l’endocrinologie et au système nerveux autonome, là où il s’agit de saisir des faits psychologiques par des concepts psychologiques se substituant aux autres concepts . De même, je partage l’avis de ceux qui s’attendent à ce que tous les problèmes qui se rapportent aux connexions entre les phénomènes psychiques et leurs fondements organiques, anatomiques et chimiques ne puissent être pris en charge que par ceux qui ont étudié les deux types de phénomènes, c’est-à-dire les analystes médecins. Il ne faudrait cependant pas oublier que ce n’est pas là toute la psychanalyse, et que, d’un autre côté, nous ne pourrons jamais nous passer de la collaboration de personnes ayant été formées aux sciences de l’esprit. Pour des raisons pratiques, nous avons, également dans nos publications, pris l’habitude de séparer une analyse médicale des applications de l’analyse. Ce n’est pas correct. En réalité, la ligne de démarcation passe entre la psychanalyse scientifique et ses applications dans le secteur médical et non médical.

Le refus le plus raide de l’analyse profane est soutenu dans ces discussions par nos confrères américains. Je ne crois pas superflu de leur répondre par quelques remarques. C’est à peine un abus de l’analyse à des fins polémiques si j’exprime l’opinion que leur résistance se réduit exclusivement à des motifs pratiques. Ils voient dans leur pays que les analystes profanes se livrent à des excès et des abus, et, par suite, qu’ils nuisent à leurs patients comme à la réputation de l’analyse. Il est dans ce cas compréhensible qu’ils veuillent, dans leur indignation, se mettre très à distance de ces parasites sans scrupules et exclure les profanes de toute participation à l’analyse. Mais cet état de choses suffit déjà à réduire la portée de leur prise de position, car la question de l’analyse profane ne doit pas être seulement tranchée d’après des considérations pratiques, et les circonstances locales de l’Amérique peuvent pour nous ne pas faire seules autorité.

La résolution de nos confrères américains contre l’analyse profane, dictée essentiellement par des motifs pratiques, me semble non pratique, car elle ne peut changer aucun des facteurs qui commandent la situation. Elle a à peu près la valeur d’une tentative de refoulement. Si l’on ne peut empêcher l’activité des analystes profanes, si l’on n’est pas soutenu dans le combat contre eux par le public, ne serait-il pas plus approprié de tenir compte du fait de leur existence, en leur offrant des occasions de formation, en gagnant de l’influence sur eux, et en leur indiquant comme perspective, pour les encourager, la possibilité d’une approbation au sein du monde médical et d’un rapprochement en vue d’une collaboration, de sorte qu’ils trouvent là un intérêt à élever leur niveau moral et intellectuel.

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