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De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne

samedi 10 avril 2010, par Robert Paris

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en Europe


Révolutions prolétariennes

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Les révolutions de 1848 à 1871
La révolution russe de 1905
Le dernier poilu ou la dernière boucherie guerrière ?
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La révolution russe de 1917 et la vague révolutionnaire en
Europe

La révolution russe vue par Rosa Luxemburg
La révolution allemande de 1918-19

La révolution hongroise de 1919
La révolution italienne de 1919
La révolution prolétarienne en Espagne en 1931
La révolution espagnole de 1936
La politique des anarchistes dans la révolution espagnole
Textes de la révolution d’octobre 1917
La révolution russe vue par le général contre-révolutionnaire Dénikine
La révolution russe de 1905, vue par Léon Trotsky
La révolution russe de 1917, vue par Léon Trotsky
Défense de la révolution d’octobre par Léon Trotsky
Léon Trotsky
De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne

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Extraits de "Bilan et Perspectives"

de Léon Trotsky

1789-1848-1905

L’histoire ne se répète pas. On aura beau comparer encore et toujours la révolution russe avec la grande Révolution française, on ne pourra jamais faire de la première une répétition de la seconde. Le XIX° siècle n’est pas passé en vain. L’année 1848 diffère déjà énormément de 1789. Comparées à la grande Révolution, les révolutions prussienne et autrichienne surprennent par leur insignifiance. En un sens, elles ont eu lieu trop tôt, et, en un sens, trop tard. Il faut, à la société bourgeoise, une gigantesque tension de forces pour régler radicalement ses comptes avec les seigneurs du passé ; cela n’est possible que par la puissance de la nation unanime, se dressant contre le despotisme féodal, ou par un ample développement de la lutte des classes au sein de la nation en lutte pour son émancipation. Dans le premier cas, qui s’est réalisé en 1789-1793, l’énergie nationale, comprimée par la terrible résistance de l’ordre ancien, se dépensa entièrement dans la lutte contre la réaction ; dans le second cas, qui ne s’est encore jamais produit dans l’histoire, et que, en ce moment, nous considérons seulement comme une possibilité, c’est une guerre de classe "intestine", au sein de la nation bourgeoise, qui produit l’énergie effectivement nécessaire pour triompher des forces obscures de l’histoire.

Les sévères affrontements internes absorbent une grande quantité d’énergie, ils privent la bourgeoisie de la possibilité de jouer le rôle dirigeant, ils poussent leur adversaire, le prolétariat, au premier plan, ils lui donnent dix ans d’expérience en un mois, le placent à la tête des affaires et lui tendent, étroitement serrées, les rênes du pouvoir. Cette classe, résolue, ignorant les doutes, donne une puissante impulsion aux événements.

Une révolution peut être accomplie par une nation qui se rassemble comme un lion se préparant à bondir, ou par une nation qui, au cours de la lutte, se divise de façon décisive, afin de libérer la meilleure partie d’elle-même pour l’accomplissement des tâches qu’elle est incapable d’accomplir comme un tout. Ce sont là deux ensembles opposés de conditions historiques qui, dans leur forme pure, ne constituent, naturellement, qu’une opposition logique.

Un moyen terme est ici, comme bien souvent, la pire des solutions. Mais ce fut ce moyen terme qui se réalisa en 1848.

Nous avons vu dans la période héroïque de la France une bourgeoisie éclairée, active, encore inconsciente des contradictions que comportait sa propre position, à qui l’histoire avait imposé la tâche de diriger la lutte pour un ordre nouveau, non seulement contre les institutions périmées de la France, mais aussi contre les forces réactionnaires de l’Europe entière. La bourgeoisie, en conséquence, dans toutes ses fractions, se considérait comme le chef de la nation, rassemblait les masses pour la lutte, leur donnait des mots d’ordre et leur dictait une tactique pour le combat. La démocratie cimentait d’une idéologie politique l’unité de la nation. Le peuple - petits bourgeois des villes, paysans et ouvriers - élisait comme députés des bourgeois, et les instructions données à ces députés par leurs constituants étaient écrites dans le langage d’une bourgeoisie qui prenait conscience de son rôle de Messie. Durant la Révolution elle-même, les antagonismes de classe se dévoilèrent ; mais la puissance d’inertie de la lutte révolutionnaire n’en fut pas moins assez grande pour balayer hors du chemin les éléments les plus conservateurs de la bourgeoisie. Aucune couche ne fut rejetée avant d’avoir transmis son énergie à la couche qui la suivait. La nation poursuivit donc comme un tout, la lutte pour ses objectifs, avec des méthodes sans cesse plus précises et plus résolues. Une fois que les couches supérieures de la bourgeoisie riche, rompant avec le noyau de la nation qui était entré dans le mouvement, se furent alliées à Louis XVI, les revendications démocratiques de la nation furent dirigées contre cette bourgeoisie, et cela conduisit au suffrage universel et à la république comme à la forme logique, inévitable, de la démocratie.

La grande Révolution française fut vraiment une révolution nationale. Et, qui plus est, la lutte mondiale de la bourgeoisie pour la domination, pour le pouvoir, et pour une victoire totale trouvèrent dans ce cadre national leur expression classique.

Le terme de "jacobinisme" est actuellement une expression péjorative dans la bouche de tous les sages libéraux. La haine de la bourgeoisie contre la révolution, sa haine des masses, sa haine de la force et de la grandeur de l’histoire qui se fait dans la rue se concentre dans ce cri de peur et d’indignation : "C’est du jacobinisme !" Nous, l’armée mondiale du communisme, avons depuis longtemps réglé nos comptes historiques avec le jacobinisme. Tout le mouvement prolétarien international actuel a été formé et s’est renforcé dans la lutte contre les traditions du jacobinisme. Nous l’avons soumis à une critique théorique, nous avons dénoncé ses limites historiques, son caractère socialement contradictoire et utopique, sa phraséologie, nous avons rompu avec ses traditions, qui, des décennies durant, ont été regardées comme l’héritage sacré de la Révolution.

Mais nous défendons le jacobinisme contre les attaques, les calomnies, les injures stupides du libéralisme anémique. La bourgeoisie a honteusement trahi toutes les traditions de sa jeunesse historique, et ses mercenaires actuels déshonorent les tombeaux de ses ancêtres et narguent les cendres de leurs idéaux. Le prolétariat a pris sous sa protection l’honneur du passé révolutionnaire de la bourgeoisie. Le prolétariat, si radicalement qu’il puisse avoir rompu dans sa pratique avec les traditions révolutionnaires de la bourgeoisie, les préserve néanmoins comme un héritage sacré de grandes passions, d’héroïsme et d’initiative, et son cœur bat à l’unisson des paroles et des actes de la Convention jacobine.

Qu’est-ce donc qui a fait l’attrait du libéralisme, sinon les traditions de la grande Révolution française ? Quand donc la démocratie bourgeoise a-t-elle atteint un tel sommet et allumé une telle flamme dans le cœur du peuple, sinon durant la période de la démocratie jacobine, sans-culotte, terroriste, robespierriste de 1793 ?

Qu’est-ce donc, sinon le jacobinisme, qui a rendu et rend encore possible, aux diverses nuances du radicalisme bourgeois français, de tenir sous son charme l’écrasante majorité du peuple et même du prolétariat, à une époque où, en Allemagne et en Autriche, le radicalisme bourgeois a terminé sa brève histoire dans la mesquinerie et la honte ?

Qu’est-ce donc, sinon le charme du jacobinisme, avec son idéologie politique abstraite, son culte de la république sacrée, ses déclarations triomphantes, qui, encore aujourd’hui, nourrit les radicaux et radicaux-socialistes français comme Clemenceau, Millerand, Briand et Bourgeois, et tous ces politiciens qui savent, aussi bien que les pesants junkers de Guillaume II, empereur par la grâce de Dieu, défendre les fondements de la société bourgeoise ? Ils sont désespérément enviés par les démocrates bourgeois des autres pays et ne se privent pourtant pas de déverser des tombereaux de calomnies sur la source de leurs avantages politiques : l’héroïque jacobinisme.

Même après tant d’espoirs déçus, le jacobinisme demeure, en tant que tradition, dans la mémoire du peuple. Le prolétariat a longtemps exprimé son avenir dans le langage du passé. En 1840, près d’un demi-siècle après le gouvernement de la Montagne, huit ans avant les journées de juin 1848, Heine visita plusieurs ateliers du faubourg Saint Marceau, et regarda ce que lisaient les ouvriers, "la section la plus saine des classes inférieures". "J’ai trouvé là, écrivit-il à un journal allemand, dans des éditions à deux sous, plusieurs nouveaux discours de Robespierre ainsi que des brochures de, Marat ; l’Histoire de la Révolution de Cabet, les virulents brocards de Cormenin, et le livre de Buonarotti, Babeuf et la Conspiration des Égaux, toutes productions dégageant une odeur de sang... L’un des fruits de cette semence, prophétise le poète, c’est que, tôt ou tard, une république risque d’apparaître en France" [1].

En 1848, la bourgeoisie était déjà incapable de jouer un tel rôle. Elle ne voulait ni ne pouvait entreprendre la liquidation révolutionnaire du système social qui lui barrait la route du pouvoir. Nous savons maintenant pourquoi il en était ainsi. Son objectif, et elle en avait parfaitement conscience, était d’introduire dans l’ancien système les garanties nécessaires, non à sa domination politique, mais à un partage du pouvoir avec les forces du passé. L’expérience de la bourgeoisie française lui avait donné cette sagesse mesquine, ses trahisons l’avaient corrompue et ses échecs emplie d’effroi. Elle ne se montra pas seulement incapable de conduire les masses à l’assaut de l’ordre ancien, elle s’adossa à cet ordre pour mieux repousser les masses qui la pressaient.

La bourgeoisie française a réussi à mener à bien sa grande Révolution. Sa conscience était la conscience de la société, et aucune institution ne pouvait être instaurée qui n’était d’abord passée par sa conscience en tant qu’objectif et fin de son œuvre politique. Elle recourait souvent à des attitudes théâtrales afin de se dissimuler à elle-même les limites de son propre monde bourgeois, mais elle allait de l’avant.

La bourgeoisie allemande, elle, dès le début, bien loin de "faire" la révolution, s’en est dissociée. Sa conscience se dressait contre les conditions objectives de sa propre domination. La révolution ne pouvait être faite par elle, mais seulement contre elle. Les institutions démocratiques représentaient, dans son esprit, non un objectif pour lequel combattre, mais une menace pour sa prospérité.

Il fallait, en 1848, une classe apte à prendre en charge les événements sans la bourgeoisie et malgré elle, une classe prête, non seulement à contraindre, par sa pression, la bourgeoisie à aller de l’avant, mais aussi, au moment décisif, à déblayer le terrain de son cadavre politique. Ni la petite bourgeoisie ni la paysannerie ne pouvaient remplir cette tâche.

La petite bourgeoisie urbaine n’était pas seulement hostile au régime de la veille, mais aussi à celui du lendemain. Encore embourbée dans des rapports médiévaux, mais déjà incapable de résister à la "libre" industrie, mettant encore son empreinte sur les villes, mais cédant déjà du terrain devant la moyenne et la grande bourgeoisie, pourrie de préjugés, abasourdie par le vacarme des événements, exploitée et exploiteuse, vorace et impuissante dans sa voracité, la petite bourgeoisie provinciale ne pouvait diriger des événements d’ampleur mondiale.

La paysannerie était encore plus complètement privée d’initiative politique. Enchaînée pendant des siècles, misérable et furibonde, souffrant à la fois de tous les aspects de l’ancienne exploitation et de tous ceux de la nouvelle, la paysannerie constitua, à une certaine époque, un vaste réservoir de force révolutionnaire chaotique ; mais morcelés, disséminés, isolés de ce centre nerveux de la politique et de la culture que sont les villes, plongés dans un état de stupeur, limités dans leur horizon aux confins de leurs villages respectifs, indifférents à tout ce que pensait la ville, les paysans ne pouvaient pas jouer le rôle de force dirigeante. Sitôt soulagée du fardeau des obligations féodales, la paysannerie s’était apaisée, et faisait preuve d’une noire ingratitude à l’égard des villes qui s’étaient battues pour ses droits. Les paysans émancipés devenaient des fanatiques de l’ "ordre".

Aux intellectuels démocrates faisait défaut la puissance d’une classe. Un moment, ce groupe faisait une sorte de cortège politique à sa sœur aînée, la bourgeoisie libérale, puis il l’abandonnait à l’instant critique pour révéler sa propre faiblesse. Il s’embrouillait dans des contradictions non résolues et répandait sa propre confusion partout.

Le prolétariat était trop faible ; il manquait d’organisation, d’expérience et de connaissance. Le capitalisme s’était suffisamment développé pour rendre nécessaire l’abolition des anciens rapports féodaux, mais pas assez pour pousser au premier plan, comme force politique décisive, la classe ouvrière, née des nouveaux rapports de production. Même dans le seul cadre national de l’Allemagne, l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie était allé trop loin pour que celle-ci puisse assumer sans crainte le rôle de dirigeant de la nation, et pas assez pour permettre au prolétariat de l’assumer lui-même. Certes, le conflit qui se déroulait à l’intérieur de la révolution préparait le prolétariat à l’indépendance politique, mais, en même temps, affaiblissant l’énergie et l’unité de l’action, il provoqua une vaine dépense de forces et contraignit la révolution, après ses premiers succès, à marquer le pas, pour, finalement, battre en retraite sous les coups de la réaction.

C’est en Autriche que le caractère inachevé et incomplet revêtu par les rapports politiques dans cette période de la révolution apparaît de la façon la plus claire et la plus tragique.

Le prolétariat de Vienne fit preuve, en 1848, d’un admirable héroïsme et d’une énergie inépuisable. Poussé par un instinct de classe confus, manquant d’une conception générale des objectifs de la lutte, et passant à tâtons d’un mot d’ordre à un autre, il se rua toujours de nouveau au combat. Chose assez remarquable, la direction du prolétariat passa entre les mains des étudiants, le seul groupe démocratique actif qui, en raison de cette activité même, jouissait d’une grande influence sur les masses et, par suite, sur les événements. Sans le moindre doute, les étudiants savaient se battre courageusement sur les barricades et fraterniser honorablement avec les ouvriers, mais ils étaient tout à fait incapables de diriger les progrès d’une révolution qui leur avait remis la "dictature" de la rue.

Le prolétariat, dépourvu d’organisation, d’expérience politique et d’une direction indépendante, suivait les étudiants. A chaque phase critique des événements, les ouvriers offraient aux "messieurs qui travaillaient avec leur tête" l’aide de "ceux qui travaillaient avec leurs mains". Les étudiants, tantôt appelaient les ouvriers au combat, tantôt leur barraient eux-mêmes le chemin menant des faubourgs à la ville. Parfois, ils se servaient de leur autorité politique, s’appuyant en même temps sur les armes de leur Légion académique, pour interdire aux ouvriers de mettre en avant leurs propres revendications indépendantes. C’était là une forme claire et classique de dictature révolutionnaire bienveillante sur le prolétariat. A quoi donc aboutirent ces rapports sociaux ? A ceci : le 26 mai, lorsque les ouvriers de Vienne, à l’appel des étudiants, se dressèrent pour résister au désarmement de la Légion académique ; lorsque la population entière de la capitale, couvrant toute la ville de barricades, fit preuve d’une énergie remarquable et prit possession de Vienne ; lorsque toute l’Autriche se rallia à Vienne en armes, que la monarchie prit la fuite et s’évanouit ; que, sous la pression du peuple, les dernières troupes eurent été retirées de la capitale, le gouvernement de l’Autriche se trouva dans l’état d’une fortune en déshérence.

La bourgeoisie libérale refusa délibérément de prendre un pouvoir qui avait été conquis par de tels procédés de brigands ; elle ne faisait que rêver du retour de l’empereur, qui avait fui Vienne orpheline pour se réfugier dans le Tyrol.

Les ouvriers avaient assez de bravoure pour vaincre la réaction, mais pas assez d’organisation ni de conscience pour occuper sa place. Il existait un puissant mouvement ouvrier, mais la lutte de classe prolétarienne, avec ses objectifs politiques précis, ne s’était pas encore suffisamment développée. Incapable de prendre la barre, le prolétariat ne put pas non plus pousser à accomplir cette tâche historique les démocrates-bourgeois ; ces derniers comme c’est souvent le cas, s’esquivèrent au moment décisif.

Contraindre ces déserteurs à accomplir leurs obligations n’aurait pas demandé au prolétariat moins d’énergie et de maturité qu’il ne lui en aurait fallu pour établir un gouvernement ouvrier provisoire.

La conséquence de tout cela, ce fut une situation dont un contemporain a pu dire avec pertinence : "La république est établie à Vienne, mais malheureusement personne ne s’en est aperçu." Cette république que personne n’avait aperçue quitta la scène pour une longue période, laissant la place aux Habsbourg... Une occasion manquée ne se retrouve jamais.

De l’expérience des révolutions hongroise et allemande, Lassalle tira cette conclusion que, désormais, les révolutions ne pourraient s’appuyer que sur la lutte de classe du prolétariat. Voici ce qu’il écrivit à Marx, dans une lettre datée du 24 octobre 1849 : "La Hongrie avait plus de chances qu’aucun autre pays de mener sa lutte à une issue victorieuse. Cela, entre autres raisons, parce que, dans ce pays, les partis n’étaient pas divisés et en proie à de violents conflits, comme en Europe occidentale ; et parce que la révolution y avait pris, dans une large mesure, la forme d’une lutte pour l’indépendance nationale. Néanmoins, la Hongrie a été vaincue, et vaincue précisément à cause de la trahison du parti national.

Ces événements, et l’histoire de l’Allemagne en 1848-1849, poursuit Lassalle, m’amènent à cette conclusion inébranlable qu’aucune révolution ne peut réussir en Europe, si elle ne s’affirme pas purement socialiste dès le début. "Aucune lutte ne peut être victorieuse si les questions sociales n’y entrent que comme un élément vague et restent à l’arrière-plan, et si elle est menée extérieurement sous le drapeau de la renaissance nationale et de la république bourgeoise" [2] . Nous ne nous arrêterons pas à critiquer ces conclusions très catégoriques. Ce qui, en tout cas, est hors de doute, c’est que dès le milieu du XIX° siècle, le problème de l’émancipation politique ne pouvait être résolu par la pression, concertée et unanime, de la nation tout entière. Seule, une tactique indépendante du prolétariat, trouvant dans sa position de classe, et seulement dans sa position de classe, les forces nécessaires pour la lutte, pouvait assurer la victoire de la révolution.

La classe ouvrière russe de 1906 diffère du tout au tout des ouvriers viennois de 1848. La meilleure preuve en est l’apparition, dans toute la Russie, de soviets des députés ouvriers. Il ne s’agissait pas là d’organisations conspiratives préparées à l’avance, dans le but d’assurer, au moment de la révolte, la prise du pouvoir par les ouvriers. Non, les soviets étaient des organes créés, de façon concertée, par les masses elles-mêmes, afin de coordonner leurs luttes révolutionnaires. Et ces soviets, élus par les masses et responsables devant les masses, sont d’incontestables institutions démocratiques, faisant la politique de classe la plus résolue dans l’esprit du socialisme révolutionnaire.

Les particularités sociales de la Russie sont plus spécialement évidentes dans la question de l’armement du peuple. La première revendication et la première conquête de toutes les révolutions, en 1789 et en 1848, à Paris, dans tous les États d’Italie, à Vienne et à Berlin, c’était la formation d’une milice, la garde nationale. En 1848, l’opposition bourgeoise tout entière, même ses éléments les plus modérés, demanda la formation d’une garde nationale, c’est-à-dire l’armement des classes possédantes et "éduquées", et cela non seulement pour défendre les libertés conquises, ou, plutôt, susceptibles d’être "octroyées", contre des coups d’État venant d’en haut, mais aussi pour protéger la propriété privée bourgeoise des assauts du prolétariat. Ainsi est-il clair que la revendication d’une milice était une revendication de classe de la bourgeoisie. "Les Italiens ont très bien compris, écrit l’historien libéral anglais de l’unification de l’Italie, qu’une milice civile armée rendrait impossible l’existence ultérieure de l’absolutisme. En outre, cette milice était, pour les classes possédantes, une garantie contre une anarchie éventuelle et n’importe quels désordres venant d’en bas" [3] . Et la réaction au pouvoir, ne disposant pas d’assez de troupes au centre des opérations pour en finir avec l’"anarchie", c’est-à-dire avec les masses révolutionnaires, arma la bourgeoisie. L’absolutisme commença par autoriser les bourgeois à réduire et à pacifier les travailleurs, puis il désarma et pacifia les bourgeois.

En Russie, la revendication d’une milice n’a trouvé aucun écho au sein des partis bourgeois. Les libéraux ne peuvent pas ne pas comprendre quelle est la signification véritable de la question des armes ; l’absolutisme leur a donné quelques leçons de choses à cet égard. Mais ils comprennent aussi qu’il est absolument impossible de créer une milice en Russie à l’écart du prolétariat ou contre lui. Les ouvriers russes ne ressemblent pas aux ouvriers de 1848, qui remplissaient leurs poches de pierres et s’armaient de pioches, tandis que les commerçants, les étudiants et les avocats portaient un mousquet royal à l’épaule et une épée au côté.

Armer la révolution, en Russie, cela signifie, d’abord et avant tout, armer les ouvriers. Les libéraux, qui le savent et qui en ont peur, renoncent tout à fait à la milice. Ils rendent même cette position sans combat à l’absolutisme, exactement comme la bourgeoisie de Thiers a rendu Paris et la France à Bismarck, simplement pour ne pas avoir à armer les ouvriers.

Dans ce manifeste de la coalition démocratico-libérale qui s’appelle l’État constitutionnel, M. Djivelegov, discutant la possibilité de révolutions, dit tout à fait justement que "la société elle-même doit être prête à se dresser, le moment venu, pour la défense de sa constitution". Mais, comme cette affirmation a pour conclusion logique la revendication de l’armement du peuple, le philosophe libéral trouve "nécessaire d’ajouter" qu’il n’est pas "nécessaire que chacun porte les armes" [4] pour empêcher des coups d’État. Il suffit que la société elle-même soit prête à résister, de quelle manière, on ne l’indique pas. Si une conclusion quelconque peut être tirée de tout cela, c’est que, dans le cœur de nos démocrates, la peur du prolétariat en armes est plus forte que celle de la soldatesque de l’autocratie.

C’est pourquoi la tâche de l’armement de la révolution pèse de tout son poids sur les épaules du prolétariat. La milice civile, revendication de classe de la bourgeoisie en 1848, est, en Russie, dès le début, la revendication de l’armement du peuple et avant tout du prolétariat. Le sort de la révolution russe se joue dans cette question.

Notes

[1] Lutetia, Rapports sur la politique, l’art et la vie populaire", lettre du 30 avril 1840, in H. Heine, Werke und Briefe, Berlin, 1962, vol. VI, p. 268.

[2] Ferdinand Lassalle, Nachgelassene Briefe und Schriften, éd. G. Mayer, Stuttgart-Berlin, 1922, vol. III, p. 14.

[3] Bolton King, Istorija ob-edinenija Italii (Histoire de l’unité italienne), traduction russe, Moscou, 1901, t. I, p. 220.

[4] Konstitucionnoe gosudarstvo (L’Etat constitutionnel), 1re édition, p. 49.

Messages

  • La compréhension de la révolution est d’une importance capitale pour la pensée scientifique comme pour l’action politique et sociale. Elle est particulièrement nécessaire au mouvement ouvrier, victime des idéologies de l’ordre et de la réforme, défenseurs de la continuité de l’Etat. L’a priori du continu, préjugé opposant progrès et changement brutal, est largement propagé, par les scientifiques comme par les courants politiques et sociaux, sociaux-démocrates, associatifs, écologistes, alter-mondialistes, syndicalistes ou staliniens. L’idée du rôle central de la classe travailleuse pour changer radicalement le cours de la société humaine est fortement combattue. La conscience de la classe opprimée dépend en premier de sa compréhension de ses capacités à transformer le monde. La signification de la société à construire est aujourd’hui altérée. La révolution, incomprise, est souvent rejetée. La rencontre des idées communistes vivantes et du prolétariat révolutionnaire reste le principal danger mortel pour les exploiteurs et la seule perspective d’avenir pour les exploités.

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