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Révolutions de la Grèce antique

jeudi 24 décembre 2009, par Robert Paris

2120 ans av J.-C : fin de la civilisation des Cyclades

2080 ans av J.-C : début de la civilisation des Palais

1700 av J.-C : fin de la civilisation des Palais et pillage des palais crétois

1450 av J.-C : incendie des villes crétoises

1200 ans av J.-C : ruine des derniers palais crétois

1150 ans av J.-C : Thèbes (pas celle d’Egypte mais celle de Grèce) cesse d’être une capitale et devient une pauvre bourgade

« De la fin du 12ème siècle, où brûlent au Pélloponèse et en Crête les derniers palais d’une culture moribonde, jusqu’au début du 8ème siècle, la grèce paraît plongée dans les ténèbres »

« Guide de la Grèce antique » de Faure et Caignerot

Moses I. Finley dans « Les anciens Grecs » :

"Vers 1200, la civilisation mycénienne prit fin tout à fait brusquement. Les quatre siècles suivants furent une période obscure – c’est-à-dire obscure pour nous, parce que nous ne connaissons pas et ne pouvons connaître que très peu de chose d’elle – (…) Le nouveau monde, le monde grec historique, fut - et demeura – entièrement différent, économiquement, politiquement et culturellement. (…) Pendant des siècles, l’intérêt des Grecs pour leur passé fut seulement un intérêt mythologique. (…) Le passé le plus éloigné avait disparu. (…) ce serait une folie de croire que nous pouvons ou même que nous serons un jour capables d’écrire une histoire des siècles obscures. »

Mycènes

Palais de Cnossos

"J’observais un jour combien de démocraties ont été renversées par des hommes qui préféraient tout autre gouvernement, combien de monarchies et d’oligarchies ont été détruites par des factions populaires, combien d’ambitieux ont été dépouillés de la souveraine puissance qu’ils venaient d’usurper, et combien l’on admire le bonheur et l’habileté de ceux qui ont su s’y maintenir même peu de temps."

Xémophon dans "Cyropédie"

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"Les révoltes d’Hilotes de Sparte étaient sans cesse en train de couver sous la cendre et éclataient parfois avec toute la violence de l’incendie."

Moses I. Finley dans "Les anciens Grecs"

Une porte de Mycènes

Nombre d’auteurs, notamment d’archéologues et d’historiens, ont longtemps eu des réticences à examiner l’hypothèse de révolutions sociales ayant renversé la civilisation et entraîné la Grèce dans les "Ages sombres".

Pierre Lévêque rapporte dans « La naissance de la Grèce » : « Le monde des palais, qui laisse une impression de profonde puissance réglée sous les apparences de la démesure, s’écroule brutalement aux environs de 1200. Pylos, grande enceinte sans fortification, s’effondre, bientôt suivie de tous les autres palais sur le continent ou en Crête. C’est la ruine des forteresses et des demeures royales, la disparition de l’écriture et des formes supérieures de l’art, le retour à de médiocres collectivités sans horizon. Pourquoi ? C’est un sujet dont débattent les historiens. Les âges Sombres sont des siècles de pauvreté et de désordre. La ruine des palais plonge la Grèce dans un état de chaos et de barbarie : ce sont les âges sombres. Cette vague de destruction est difficile à expliquer. On a invoqué des tremblements de terre, voire des révoltes des dépendants surexploités. Même si ces hypothèses sont plausibles, il faut surtout rechercher l’origine de ce cataclysme dans la migration des Doriens, peuple grec demeurant jusque là en Grèce septentrionale, qui descend soudain vers les riches royaumes mycéniens, dont il s’empare par la violence. (...) Ne commettons pas l’imprudence de réduire les Âges Sombres à une période de régression et de barbarie. De grandes innovations apparaissent. Ainsi, dans l’art de la céramique, les créations du submycénien, qui constitue l’héritage de potiers achéens, sont supplantées par une nouvelle céramique, dite d’abord proto-géométrique, puis géométrique, dont les décors relèvent d’une vision géométrisée du monde. Mais cette abstraction ne doit rien, quoiqu’on en ait dit, au sang neuf des Doriens : elle résulte d’une évolution interne. » On relèvera, au delà de la contradiction d’interprétation, le fait qu’à la suite d’une destruction, ce nouveau fleurissement de l’art ne résulte pas d’un art d’Etat puisque celui-ci s’est effondré. Cette caractéristique se retrouve après la révolution sociale d’Egypte, en -2260 avant J.-C. Remarquons également que le même auteur affirme que l’effondrement de la monarchie de Crête en 1700 est due à une cause naturelle : « Dans une Crête qui n’a pas connu les migrations ioniennes, les palais surgissent vers 2000 : leur apparition est liée à celle de monarchies despotiques, dans un contexte très favorable à l’essor démographique et à l’intensification de la production. Totalement détruits par une catastrophe dans les années 1700 (sans doute des séismes et des raz de marée consécutifs à l’explosion du volcan Santorin), ils sont aussitôt rebâtis : plus grands, plus beaux. »

A propos de la chute de Troie, explique, Moses Finley dans « Les premiers temps de la Grèce », « Il faut donc qu’il y ait eu une cause sociale ou politique ». Il écrit ainsi dans « Les premiers temps de la Grèce » : « Troie VI fut détruite et l’ampleur de la catastrophe fut telle qu’on pense à un tremblement de terre plutôt qu’à l’action des hommes. (...) Destruction signifie d’abord démolition des palais et des forteresses. Il est légitime d’admettre que disparaît avec eux cette structure sociale spécifique, de forme pyramidale, dont ils étaient l’expression. (...) La disparition du palais fut si complète que jamais plus on ne le revit dans l’histoire ultérieure de la Grèce. » Il s’agit d’abord d’une transformation sociale mais Moses Finley n’envisage que l’action destructrice de peuples envahisseurs et ne discute pas, même pour la réfuter, l’hypothèse d’une révolution sociale. « L’empire hittite tomba en 1200 ou 1190. Bien que n’ayant aucun texte permettant d’identifier avec certitude les agents de cette destruction, il est de plus en plus probable qu’il existe un lien entre cet événement et les grandes invasions menées dans la partie orientale du monde égéen par une coalition assez lâche de peuples connus sous le nom des ’’peuples de la mer.’’ » En ce qui concerne la chute du monde mycénien, Moses Finley est moins opposé à une hypothèse révolutionnaire, tout en prétendant qu’elle est indémontrable : parlant des « siècles obscurs » qui ont connu le renversement des régimes royaux grecs, « De la Thessalie, au nord, jusqu’à Messénie et la Laconie, au sud, une douzaine de forteresses et de complexes palatiaux au moins furent complètement détruits, notamment à Iolkos, Krisa, Gria, Pylos, Mycènes et près de Sparte. L’archéologie oblige à considérer que toutes ces destructions comme contemporaines et à la date de l’année 1200 ; il est d’autre part difficile d’imaginer qu’elles n’ont aucun rapport avec des mouvements des ’’peuples de la mer’’ et des destructions de l’empire hittite. La coïncidence serait trop remarquable et le serait d’autant plus à partir du moment où l’on prend en considération que l’agitation s’étendit vers l’est jusqu’en Mésopotamie et toucha à l’ouest l’Italie, les îles Lipari, la Sicile et peut-être la France ainsi que la mer Baltique au nord. Voilà qui indique un mouvement de peuples de grande ampleur. » Cela indique surtout que Moses Finley n’envisage pas un mouvement social s’étendant de part en part comme une vague, un tsunami social. Pourtant le monde connaîtra ce type de vague dans les années 1780 ou 1848. Cependant, même Moses Finley que l’on a vu peu enclin à présenter l’effondrement du monde grec en – 1200 comme une révolution, le décrit ainsi : « après l’élimination des rois du monde mycénien et, avec eux, de toute l’organisation du pouvoir dont ils étaient comme la tête, la société eut à se réorganiser en trouvant de nouveaux modes de fonctionnement, de nouvelles valeurs conformes aux nouvelles conditions matérielles et à la situation sociale nouvelle. (...) Si, comme c’est probable mais non démontrable, le monde mycénien, au moment de sa disparition, n’a pas été sans connaître des soulèvements sociaux internes, il serait logique de penser qu’on s’en est souvenu lorsqu’il s’est agi de mettre en place de nouvelles structures. » Comme on le voit, c’est sur un mode très défensif et prudent que Moses Finley reconnaît par ci par là la place de la révolution, tout en s’excusant par avance de le faire. Il en va de même quand Moses Finley analyse la chute de Cnossos en Crête : « Le minoen récent II vit Cnossos au sommet de sa puissance. Depuis Evans, on a toujours placé la fin de cette période vers - 1400 avant J.-C. Ce fut donc une ère assez brève ; elle se termina par une catastrophe qui toucha l’ensemble de l’île. Un tremblement de terre a pu être un des facteurs, mais il n’est pas à lui seul une explication suffisante, car cette fois-ci, contrairement aux précédentes, il n’y a pas eu de rétablissement (...) Peut-être une catastrophe naturelle (si c’est réellement ce qui s’est produit) s’est-elle suivie par l’expulsion des maîtres grecs, sous le coup de quelque insurrection populaire qui balaya du même coup les vestiges d’une puissance insulaire déjà sérieusement affaiblie par les envahisseurs grecs au siècle précédent. Mais ce ne sont là que des spéculations ne reposant sur rien de solide. » Quand il n’a aucune preuve d’une invasion de peuples ou d’un tremblement de terre, il ne met pas autan de précautions oratoires que lorsqu’il a évidemment affaire à une révolution sociale ! Ainsi, après avoir expliqué la destruction du palais Kato Zakro de Crête par un soulèvement volcanique à Santorin, il rajoute : « il faut donc qu’il y ait eu une cause sociale ou politique à l’abandon de Kato Zakro. » C’est toujours très discrètement et avec beaucoup de précautions qu’est envisagée l’hypothèse d’une révolution sociale qui est présentée, au mieux, comme une cause seconde.

Actuellement certains historiens remettent en question le pojnt de vue selon lequel les cités mycéniennes disparues en 1200 avant J.-C auraient été dévatées par l’invasion des "peuples de la mer", donc par la guerre. C’est le cas de l’ouvrage de Etienne, Müller et Prost intitulé "Archéologie historique de la Grèce antique" où l’on peut lire une dénégation de l’idée de continuité de la civilisation grecque antique et de celle d’agression militaire extérieure au profit de l’idée de crise intérieure ayant provoqué la chute de la civilisation (en même temps que la disparition de tout témoignage de l’histoire de la période) :

"On a longtemps parlé, pour qualifier la période allant du 11ème au 8ème siècle de "sicècles obscurs", de Moyen-Age du monde grec. Cette qualification péjorative est le résultat précis de l’absence de tout témoignage écrit, surtout littéraire qui puisse éclairer un tant soi peu la période. (...) Les découvertes de Schiliemann, qui invente l’âge du bronze et y annexe l’épopée homérique et celle de Petrie, qui établit le premier un synchronisme entre la chute des palais mycéniens et la 19ème dynastie égyptienne (vers 1200 avant J.-C), ont pour corollaire la création d’un immense vide, allant de 1200 à 750 avant J.-C environ ; ce vide est négligé aussi bien par les philologues, puisqu’il est sans récit littéraire, que par les archéologues ou les historiens (...) Les âges obscurs le sont de moins en moins. Trois siècles d’histoire grecque s’écrivent désormais surtout grâce aux travaux des archéologues, sur la base de trois synthèses anglo-saxonnes : A. Snodgrass (1971), V. Desborough (1972) et J-N Coldstream (1977).

La fin des palais

Le système palatial est brutalement détruit : sur tous les sites, la stratigraphie situe les niveaux de destruction au 13ème siècle. Longtemps les archéologues ont cru pouvoir décrire un phénomène concentré dans le temps, à la fin du siècle. En fait, les recherches récentes et une meilleure connaissance de la chronologie de la céramique mycénienne indiquent que l’effondrement du système palatial caractérise tout le 13ème siècle. (...) C’est le palais de Pylos qui inaugure cette période de troubles, dès 1300 avant J.-C. La vague de destructions touche Thèbes et les ateliers palatiaux vers le milieu du 13ème siècle. Vers la même époque, à Myccènes, les traces d’un violent incendie sont repérables dans la région du cercle B (...) Il s’agissait d’une zone d’édifices officiels (...) A la fin du siècle, des dommages plus sévères et plus étendus ont raison d’une bonne partie du palais et si le site est réoccupé, ce n’est que par un habitat pauvre et resserré. A la même date, la citadelle de Gla, point fortifié dans la région du Lac Copais (Béotie) est détruite.

Une explication a longtemps dominé : celle d’une invasion généralisée et soudaine. Deux sources d’information semblaient soutenir ce point de vue, les mythes et la langue. En effet, si l’on en croit certains auteurs dont, entre bien d’autres, Thuycide, les Grecs de l’époque historique qui parlaient le dialecte dorien, installés essentiellement dans le Péloponnèse, puis dans certaines Cyclades comme Mélos ou Théra, à Rhodes et sur les côtes de la Carie, croyaient que leurs ancêtres étaient venus de la Doride dans le Péloponnèse avec les Héraclides, les descendants d’Héraclès, dans le but de reprendre le domaine du héros spolié par Eurysthée, roi de Mycènes.

L’archéologie a longtemps suivi cette tradition en tentant de lui donner un contenu plus scientifique. Pourtant, à mesure que les fouilles ont livré du matériel, les archéologues ont acquis les moyens de fortement nuancer cette approche. (...) C’est pourquoi, tout en rejetant l’hypothèse d’une invasion dorienne, certains historiens soutiennent l’idée que des groupes de populations étrangères se sont infiltrés progressivement en Grèce et ont modifié en profondeur certains éléments de la culture mycénienne (...) cette vision nuancée s’appuie cependant sur peu de preuves, et ne saurait expliquer la destruction brutale du système palatial en divers points du monde grec.

Une autre série de données archéologiques a été invoquée pour prouver la menace d’invasions : le renforcement, voire la construction des fortifications. A Mycènes ou à Tirynthe, les fortifications sont consolidées, notamment pour préserver les accès aux citernes. Gla se dote d’un rempart juste avant d’être détruite. Outre ces travaux de fortification, certains sites voient l’édification, à l’intérieur de leur rempart, de bâtiments étroitement dépendants du palais (...). la construction ou la consolidation de fortifications témoignent certes d’un climat d’insécurité. Il est toutefois difficle de préciser contre quel envahisseur ces dispositifs étaient prévus. la menace d’une invasion étrangère généralisée est en tout cas peu problable : comment expliquer en effet que des sites comme pylos, Nichoria (sud du Péloponnèse) et Orchomène (Béotie) soient restés sans fortification ?
On a tenté de sauver, coûte que coûte, l’hypothèse d’une invasion, en croyant trouver les envahisseurs dans les mystérieux "Peuples de la mer", connus du monde égyptien, notamment sous le régime de Merenptah (1213-1203 av. J.-C) et les premiers pharaons de la 20ème dynastie. Si ces peuples sont avec vraisemblance responsables de la chute de l’empire hittite et ont saccagé les sites de la côte syro-palestinienne, rien n’atteste toutefois leur venue en Grèce. (...) L’hypothèse d’une invasion ne permet pas d’expliquer la chute des palais continentaux, dans la mesure où il s’agit d’une "invasion sans envahisseurs" (Snodgrass, 1971). (...)

Si des phénomènes naturels peuvent être à l’origine de la ruine de certains palais, d’autres ont dû connaitre des conflits internes, opposant soit deuxc états mycéniens entre eux, soit différents groupes sociaux à l’intérieur de ces communautés. Les Doriens pourraient représenter alors une population installée dans le monde mycénien depuis longtemps, mais asservie, qui se serait révoltée au 13ème siècle. le renforcement des infrastructures défensives pourrait provenir d’une mutiplication des troubles et des guerres entre communautés, en proie à l’instabilité. (...)

Aux environs de 1200 av. J.-C, presque tous les grands centres du continent sont totalement ou en partie ruinés. Le 13ème siècle correspond à la destruction d’un certain type d’organisation économique et politique, ou de ses manifestations les plus évidentes, comme le palais, les tablettes inscrites, les objets d’or ou d’ivoire, les vases métalliques, les tholoï. (...)
En effet, entre 1300 et 1200 av. J.-C, tout de suite après la chute du système palatial, on constate une diminution des sites occupés, qui peut aller jusqu’à 90% dans un territoire comme la Béotie ou le sud-ouest du Péloponnèse. (...) A partir du 12ème siècle, les transformations semblent s’accélérer : la destruction du système palatial suppose une mutation politique et économique dont nous ne mesurons rien mais qui dut sans doute parcourir en profondeur la société de l’époque. (...) Il n’est pas nécessaire de supposer en sus des facteurs externes tels que des migrations ou des invasions pour expliquer la création de modes de vie nouveaux. (...) Continuité et discontinuité

Précisément, ces transformations soulèvent un problème de fond : y a-t-il continuité ou discontinuité entre le monde mycénien et les donénes nouvelles ? Y a-t-il eu coupure radicale, transformation rapide ou évolution porgressive ?
La question vaut d’être posée, dans la mesure où elle conditionne notre vision du processus historique qui conduit d’un système uniforme, celui du palais mycénien, à la constellation disparate des cités grecques. (...) Par-delà les particularismes, par-delà les accidents ou l’état lacunaire de nos sources, un constat s’impose : peu de trouvailles peuvent prétendre étayer l’hypothèse d’une continuité entre la Grèce mycénienne et la Grèce des cités. il ya indiscutablement eu rupture matérielle, même si des formes résiduelles du monde mycénien ont perduré pendant un temps plus ou moins long.

Les pratiques rituelles et la nature des divinités honorées à partir de l’âge du Fer soulèvent, elles aussi, de manière encore plsu aigüe, le problème de la continuité. (...) En définitive, si l’on met à part quelques très rares exceptions, il y a eu rupture. Et la forme la plus manifeste de cette rupture est observable dans la configuration des sanctuaires d’une époque à l’autre : alors qu’à l’époque mycénienne, le sanctuaire est intégré dans le tissu urbain, le sanctuaire du premier millénaire, lui, qu’il soit isolé ou non par un péribole, constitue une entité autonome (...). ces transformations sont fondamentales : elles impliquent un rapport différent à la divinité, qui substitue au principe de hiérarchie humaine celui de transcendance divine, et donc une certaine forme d’égalité entre tous les dévots : à partir du premier millénaire, le sanctuaire grec est, à condition de respecter des règles religieuses indépendantes du statut social, accessible à tous."

La Grèce antique évoque-t-elle pour nous la révolution de – 431 avant J.-C ? Milet, en Asie Mineure est connue pour son développement économique et culturel mais pas pour la révolution sociale qui a opposé riches et pauvres, durant 50 ans, vers – 600 avant J.-C. Athènes nous fait-elle penser à la révolution des citoyens en – 508 -507 avant J.-C ? Qui se souvient que l’ouvrage « Politique » d’Aristote traite d’un sujet essentiel pour la classe dirigeante : comment éviter les révolutions sociales et politiques ? Il y développe non seulement les causes fondamentales des révolutions, les étincelles capables de les enflammer mais aussi et surtout la manière de structurer le pouvoir pour ne pas susciter des révolutions. On comprend que sa compétence en ait fait le précepteur du futur empereur grec Alexandre ! Son expérience des soulèvements populaires est d’autant plus grande que les villes, ayant des organisations politiques indépendantes, ont connu de multiples sortes de pouvoir et de renversement du pouvoir, qu’il cite d’ailleurs abondamment. Qui se souvient que la noblesse de Corfou fut anéantie en – 427 avant J.-C par le peuple révolté, en particulier par les femmes. Si l’empire romain rappelle un peu la révolte de Spartacus entre –74 et -71 (avant J.-C), qui se souvient des multiples révoltes et révolutions des esclaves grecs en – 494 et – 413, de la plèbe romaine en – 471 (avant même que l’esclavage romain prenne de l’ampleur) et des multiples révoltes et révolutions des esclaves romains – 419, en – 413, – 258, en – 198 (révolte d’esclaves de plusieurs régions d’Italie), en – 185 (en Apulie) ? Le peuple juif a certes gardé le souvenir de la révolte de la population paysanne opprimée menée par Judas Macchabée, entre – 193 et –160 mais elle le présente comme un acte de conscience nationale et confessionnel, alors que cette révolution a opposé des masses rurales à la bourgeoisie juive de Jérusalem alliés aux maîtres syriens, révolution qui a triomphé entre -167 et -164. Qui se rappelle de Corfou pour la grande révolte dans laquelle les femmes étaient à la tête de l’anéantissement d’une noblesse détestée ? Qui se souvient d’Eunus, héros légendaire des esclaves de Sicile, qui ont mené une guerre à Rome de -166 à -132 ? Qui se pense à l’Etat de Carthage à propos de la révolution des esclaves en – 198 avant J.-C et de la révolte en Sicile et en Grèce de – 136 à – 129 ? L’empire chinois a connu de multiples révolutions, renversé en 617 puis à nouveau menacé en 756, 764, 861, 874, 1123 et 1628 ! Sa principale philosophie, le confucianisme, n’a-t-elle pas pour but principal de justifier l’ordre hiérarchique, et le pouvoir royal, face aux contradictions sociales et politiques violentes.

La révolution contre l’Etat et la classe dirigeante de l’île de Crête (qui détruisit tous les bâtiments officiels et tous les édifices religieux du régime de Cnossos) eut lieu en 1425 avant J.-C. Les analyses historiques de la chute de la Crête de Cnossos évoquent souvent un tremblement de terre ou une éruption volcanique [1]. L’historien Moses Finley, peu suspect de voir partout des révolutions
Lutte de classe en Grèce
Jean-Pierre Vernant
et Pierre Vidal-Naquet dans « Travail et esclavage en Grèce antique » : « Une étude précise du statut foncier, de ses formes diverses, de ses modifications historiques, s’avère d’autant plus indispensable que, pour cette période ancienne où l’économie reste pour l’essentiel agricole, les conflits de classe s’enracinent dans le problèmes liés à la tenure du sol. Au départ, la ville s’oppose à la campagne comme lieu d’habitat d’un certain type de propriétaires fonciers (à Athènes, les Eupatrides), monopolisant l’Etat, concentrant entre leurs mains les charges politiques et la fonction militaire. C’est seulement plus tard (à Athènes au 6e siècle) que l’agglomération urbaine servira de cadre à des activités industrielles et commerciales autonomes, complètement séparées de l’agriculture. En ce sens, Marx pourra écrire : « L’histoire ancienne classique est l’histoire des cités, mais des cités fondées sur la propriété foncière et l’agriculture. » (...) La crise permanente du vieux mode rural de dépendance est un des traits majeurs de l’histoire grecque, et cela dès l’époque archaïque. Au 5e siècle, quand les hilotes de Messénie se révoltent, ce n’est pas un fait nouveau. A la fin du siècle au plus tard, ce sont les pénestes de Thessalie qui entrent en mouvement. Au 4e siècle, c’est tout l’équilibre politique et social de la principale cité archaïque, Sparte, qui est détruit. (...) Même la Crête n’apparaît plus comme le sanctuaire qu’elle a longtemps été. Aristote la dépeint devant sans doute son salut à sa position insulaire – « la clase des pérèques se tient tranquille en Crête, alors que les hilotes se révoltent fréquemment. » -, mais il ajoute aussitôt que « l’arrivée récente d’une armée venant de l’extérieur a fait sauter aux yeux de tous la faiblesse des institutions crétoises. (...) Un fragment de Diodore de Sicile, publié en 1827, donne un récit composite de la révolte survenue à Sparte après la première guerre de Messénie. »

Les hilotes (Ielotae)

« Le servage de la glèbe a joué un rôle important dans un grand nombre de cités helléniques où il a contribué à assurer et à maintenir la supériorité militaire et politique de l’aristocratie. C’est dans les pays doriens qu’il a été le plus solidement établi après la soumission des populations indigènes et qu’il a eu la plus longue durée. Dans la Crète il y avait deux catégories de serfs de la glèbe sur les domaines de l’État, qu’on peut identifier avec les oizé de la loi de Gortyne, sur les terres des particuliers. La condition de ces serfs a été exposée. Ajoutons seulement que le servage de la glèbe existait encore en Crète à l’époque d’Aristote, mais qu’il ne survécut sans doute pas à la domination romaine. Dans la Laconie nous trouvons, depuis l’époque la plus ancienne, la classe des hilotes (...). Le sens primitif du mot n’est donc pas absolument certain. Ottfried Müller a émis l’opinion que les Doriens avaient trouvé dans la Laconie une classe de paysans lélèges, déjà réduits en servitude par les Achéens. C’est une pure hypothèse, en contradiction avec les témoignages anciens qui ne font remonter ce genre d’esclavage qu’aux conquêtes thessalienne et dorienne. Il n’y en a aucune mention ni dans Homère ni dans Hésiode. On a soutenu aussi que les conditions économiques et sociales ont pu spontanément donner naissance en Grèce à des tenures serviles : par exemple, dans l’Odyssée, l’esclave Eumée dit que si Ulysse était revenu de Troie, il lui aurait donné une maison, une terre et une femme, récompenses qu’un bon maître donne à son serviteur ; Eumée eût donc été un affranchi attaché à la terre ; sa situation n’aurait guère différé de celle d’un serf de la glèbe. La concession des terres à des pauvres, à des bannis aurait pu créer aussi une condition analogue. Nous n’avons malheureusement pas de textes positifs à l’appui de ces hypothèses. On a vu aussi une cause de la formation du servage dans l’obligation imposée aux débiteurs de rester sur les terres des créanciers ; cette opinion est peu vraisemblable ; à Athènes le thète insolvable devient, encore à l’époque historique, l’esclave du créancier et peut être vendu au dehors ; sa condition diffère essentiellement de celle de l’hilote ; si les dettes avaient amené le servage de la glèbe, Athènes aurait eu aussi ses hilotes. En tout cas, s’il a pu y avoir à l’époque primitive quelques serfs de la glèbe isolés, c’est la conquête dorienne qui a créé dans la Laconie la classe des hilotes. Nous n’avons guère sur l’établissement des Doriens que des récits légendaires et nous ne voyons pas nettement quelle fut la raison du partage de la population primitive, sans doute achéenne, en deux groupes très différemment traités, les périèques et les hilotes. Grote voit dans les périèques l’élément urbain, dans les hilotes l’élément campagnard. Cette distinction n’est pas fondée, au moins pour les origines. Les historiens anciens attribuaient avec plus de raison cette différence de traitement il la résistance plus ou moins longue qu’offrirent les villes de la Laconie et à une aggravation graduelle des rigueurs de la conquête. D’après Éphore, les Achéens s’étaient d’abord résignés à la condition de périèques et au payement du tribut que leur avait imposé Agis, fils d’Eurysthène, mais les habitants d’Ilélos se révoltèrent ensuite et après leur défaite furent réduits en servitude ; d’après Pausanias, ce fut à Hélos que les Achéens livrèrent leur dernier combat contre le roi spartiate Alcamène et cette ville fournit les premiers serfs de l’État ; ce nom d’hilotes devint plus tard le nom commun de tous ceux qui furent soumis à la même servitude, même des Doriens de Messénie. Plutarque met le même événement sous le roi légendaire Soos, fils de Proclès. Ces récits indiquent un fait certain : la transformation d’une partie des anciens habitants en hilotes à la suite de la conquête. La classe des hilotes fait partie intégrante du système social dans la constitution dite de Lycurgue qui représente les plus anciennes institutions de Sparte. Ils exploitent, aux conditions qu’on va voir, les lots distribués aux Spartiates dans la région qui comprend essentiellement la vallée de l’Eurotas. Les guerres de Messénie amenèrent la formation d’un second groupe d’hilotes. La première guerre (environ 73-728) enleva aux Messéniens leur indépendance politique ; ils devinrent la plupart périèques, durent jurer de ne jamais se révolter, de prendre part, en costume de deuil, avec leurs femmes et leurs enfants, aux funérailles des rois de Sparte et des principaux magistrats spartiates ; ils gardèrent la possession de leurs terres, moyennant le payement d’un tribut égal à la moitié des récoltes ; peut-être réserva-t-on aux Spartiates une partie de la Messénie, en particulier les terres dont les possesseurs s’étaient enfuis de différents côtés, à Argos, à Sicyone, à Éleusis, en Arcadie. Une tradition attribue en effet la création de trois mille lots nouveaux à Polydore, fils d’Alcamène 3 ; mais aucun texte ne dit comment ils ont pu être exploités. Cette situation paraît avoir duré environ un siècle". La révolte des Messéniens amena la seconde guerre, qui se termina cette fois par l’assujetissement complet des vaincus ; les Messéniens perdirent leurs terres et furent assimilés aux hilotes lacenions ; quelques villes côtières gardèrent seules leur condition de villes de périèques. Ce sont les Messéniens qui vont constituer désormais la grande masse des hilotes. Nous ne savons pas si on établit des hilotes sur les terres enlevées à Tégée. Le nombre des hilotes paraît avoir été considérable. Vers 2i1, les Étoliens emmenèrent hors de la Laconie 50 000 hommes parmi lesquels les l’ilotes devaient être en majorité ; vers la même époque Cléomène trouva 6000 hilotes possesseurs d’une fortune de cinq mines ; mais il est impossible d’arriver à une éva.lution précise ; les chiffres qu’on a obtenus de différentes manières sont absolument hypothétiques. L’hilote a une situation intermédiaire entre l’homme libre et l’esclave : il ne fait pas partie du corps des citoyens, il n’a aucun droit politique. Sa condition est issue de la conquête et il relève à la fois d’un maître particulier et de l’État. C’est avec raison que plusieurs textes les appellent esclaves de la communauté". L’État peut seul les affranchir’ ; et tous les affranchissements que nous connaissons ont eu lieu de cette manière, en masse, comme récompense de services militaires. C’est l’État qui surveille les hilotes, qui a fixé leurs devoirs, leurs obligations et aussi leurs droits à l’égard des propriétaires. On a même soutenu que, pour cette raison, chaque citoyen pouvait se servir, en cas de nécessité, des hilotes d’autrui comme des siens, mais les textes de Xénophon et d’Aristote ne s’appliquent probablement qu’aux esclaves véritables. Nous ne savons pas si l’État avait des hilotes sur ses domaines. Il ne semble pas que les hilotes fussent occupés aux services domestiques. Ils devaient uniquement exploiter les terres des Spartiates, soit dans la Laconie, soit dans la Messénie ; ils ne cultivaient sans doute pas les terres des périèques. D’après les sources que suit Plutarque, ils devaient pour chaque lot une redevance invariable dont la loi religieuse garantissait la fixité par une imprécation solennelle contre le propriétaire qui l’augmenterait. Cette redevance était de 70 médimnes d’orge pour le propriétaire, de 12 pour sa femme et d’une quantité correspondante de vin et d’huile. Ces médimnes étant ceux du système éginétique et valant 78 litres 80 centilitres, c’était un total d’environ 64 hectolitres de blé et d’une quantité de vin et d’huile qu’on ne peut apprécier. Nous ignorons quel était le rapport de cette redevance avec le produit total et l’étendue de chaque lot ; mais le profit des hilotes était assez considérable puisqu’au me siècle, pendant la révolution tentée par le roi Cléomène, on trouva 6000 hilotes qui purent acheter leur liberté moyennant cinq mines par tête. Qu’arrivait-il quand il y avait plusieurs enfants dans une famille d’hilotes ? Se partageaient-ils l’exploitation du même lot ou l’État les transportait-il sur les lots vacants ? Nous manquons de renseignements sur ce point. Nous ne savons pas davantage de combien de familles d’hilotes disposait chaque Spartiate ; le nombre des serfs devait sans doute être en rapport avec l’étendue des propriétés de chaque citoyen ; on voit dans Hérodote qu’à la bataille de Platées chaque hoplite avait sept hilotes à son service : c’était donc peut-être là le chiffre moyen des serfs attachés alors à chaque domaine. L’hilote, lié à la terre, ne pouvait être vendu par le propriétaire ; il avait le droit, comme on l’a vu, de posséder des biens mobiliers. C’est tout ce que nous savons de sa condition juridique. On peut admettre cependant, d’après la ressemblance générale du droit de Sparte et du droit crétois, que sa famille avait la même organisation que celle du serf de Gortyne. Comme autre devoir de l’hilote à l’égard du propriétaire, signalons l’obligation d’assister à ses funérailles La condition des hilotes, à Sparte, était très mauvaise. Toute l’antiquité a été unanime à blâmer la cruauté des Spartiates à leur égard. On ne saurait la révoquer en doute, quelque part qu’on fasse à l’exagération des historiens et au caractère légendaire de certains récits ; Plutarque essaye en vain de l’atténuer en ne la faisant dater que de la troisième guerre de Messénie. D’après Myron de Priène, on infligeait chaque année un certain nombre de coups de fouet aux hilotes, uniquement pour leur rappeler qu’ils étaient esclaves ; on tuait ceux d’entre eux qui étaient trop vigoureux et on infligeait une amende aux maîtres qui les avaient trop bien traités ; ils portaient un costume spécial, bonnet et vêtement de peau ; l’usage des armes leur était interdit ; d’après Plutarque, on obligeait des hilotes à s’enivrer et à se livrer ainsi, dans les syssities, à des chants et à des danses déshonnêtes pour dégoûter les jeunes gens de l’ivresse ; on leur interdisait les chants et les danses des hommes libres. Enfin on avait institué contre eux la xunçreia ; les témoignages anciens sont en désaccord sur l’origine et le caractère de cette institution. D’après le récit de Plutarque n, emprunté à Aristote, les éphores déclaraient tous les ans la guerre aux hilotes, à leur entrée en charge, pour qu’on eût le droit de les tuer, sans s’exposer aux peines légales ; à certaines époques de l’année, les jeunes Spartiates, les plus vigoureux, armés de poignards et pourvus de quelques vivres, étaient répartis dans la campagne, se cachaient pendant le jour et tuaient la nuit tous les l’ilotes surpris sur les chemins ; souvent même ils allaient jusque dans les exploitations rurales tuer les plus robustes. Iléraclite attribue, comme Aristote, cette institution à Lycurgue et lui donne le même caractère. Platon se borne à dire que cet exercice habitue les jeunes gens à la fatigue. Sans prendre ces témoignages au pied de la lettre, on doit en admettre le sens général : les jeunes Spartiates étaient sans doute chargés, comme les éphèbes d’Athènes, de faire des rondes de jour et surtout de nuit dans la campagne et principalement dans la région montagneuse. C’était à la fois pour eux un exercice de gymnastique et une préparation à, la guerre Ils avaient en même temps à surveiller les hilotes, à leur interdire les réunions nocturnes et pouvaient, le cas échéant, surtout aux époques troublées, les mettre à mort. Nous savons d’ailleurs que les jeunes gens formaient un corps qui pouvait être réuni à l’armée ; sous Cléomène III nous trouvons à la bataille de Sellasie un commandant de la xaui titct. Cette cruauté des Spartiates à l’égard des hilotes s’explique par les inquiétudes perpétuelles que ceux-ci leur causaient. Les Spartiates et les hilotes se considéraient réciproquement comme des ennemis naturels. Les hilotes, beaucoup plus nombreux que leurs maîtres, Doriens en grande partie, ne pouvaient oublier leur ancienne liberté ni se résigner à leur condition et constituaient un danger permanent Aristote nous les représente, guettant toutes les occasions et surtout les malheurs de Sparte pour s’insurger ; et, de fait, l’histoire de ce pays est remplie de leurs révoltes et de leurs conspirations ; ils ont pris part à la tentative du roi Pausanias qui leur promettait pour prix de leur concours la liberté et le droit de cité, à celle de Cinadon sous Agésilas. Une tradition les montre associés à la révolte des Parthéniens après la première guerre de Messénie. La troisième guerre de Messénie fut provoquée par le soulèvement des hilotes de la Laconie après le tremblement de terre de 464 ; les Messéniens, réfugiés sur le mont Ithome, résistèrent pendant dix ans et obtinrent par une capitulation le droit de se retirer librement avec leurs femmes et leurs enfants, en jurant de ne plus rentrer dans le Péloponnèse ; mais, d’après Diodore, les hilotes, chefs de la sédition, furent exécutés, les autres transformés en véritables esclaves. Dans le traité conclu avec les Spartiates en 421, les Athéniens s’engageaient à les secourir de toutes leurs forces, en cas d’une révolte des hilotes. Pendant la guerre du Péloponnèse il yeut de fréquentes défections d’hilotes, surtout lors de l’occupation de Pylos par les Athéniens : c’est pour les prévenir que les Spartiates se débarrassèrent traîtreusement de deux mille hilotes qu’ils avaient fait semblant d’affranchir pour récompenser leur vaillance à la guerre. Le gouvernement de Sparte n’en était cependant pas moins obligé, en raison du petit nombre des citoyens, d’utiliser de plus en plus les aptitudes militaires des hilotes. Tyrtée conseillait déjà aux Spartiates dans un combat de remplacer leurs morts par des hilotes. On les employa d’abord comme valets, servants d’armes, puis comme infanterie légère : à Platées les 5000 hoplites Spartiates avaient avec eux 35 000 hilotes ; plus tard, pendant la guerre du Péloponnèse, ils fournirent des rameurs et des soldats de marine, et même fréquemment des hoplites. On leur promettait souvent la liberté pour les enrôler ou on la leur donnait comme récompense de leurs services. Deux textes parlent d’hilotes nommés harmostes. Il est encore question des hilotes à l’époque du roi Cléomène III comme on l’a vu, de Philopoemen qui en vendit 3000, du tyran Nabis qui en affranchit un grand nombre ; d’après Strabon ils subsistèrent jusqu’à la domination romaine. En somme, le servage de la glèbe a procuré à Sparte de grands avantages, mais il lui a causé aussi beaucoup d’embarras et de maux. Les hilotes ont débarrassé les Spartiates de presque tous les soucis matériels, leur ont permis de se consacrer entièrement à leurs devoirs politiques et militaires ; ils ont facilité le maintien de l’aristocratie de Sparte ; mais en revanche les Spartiates se sont déshabitués du travail, ils sont restés campés au milieu d’une population ennemie qu’ils ne contenaient que par la terreur ; rien n’a plus contribué que ce régime à la décadence politique et économique de Sparte. Les hilotes affranchis par l’État forment la classe des psinecq ; ils apparaissent durant la guerre du Péloponnèse et on connaît surtout leur rôle militaire. Ils servaient comme hoplites en nombre considérable puisque Thirnbron en emmena 1000, Agésilas 2000 en Asie Ils avaient sans doute les droits civils, mais ne possédaient certainement pas les droits politiques, malgré leur titre de nouveaux citoyens et il faut rejeter le texte de Télés d’après lequel tout individu étranger ou issu d’hilote qui aurait rempli les conditions nécessaires de fortune et d’éducation, aurait pu devenir citoyen. Ils pouvaient avoir des propriétés foncières, puisqu’on en voit, dans Thucydide, qui ont été établis à Lépréon, pays récemment pris aux Éléens Il est probable qu’on leur assignait leur résidence, car on distingue des simples néodamodes les Etot, c’est-à-dire les hilotes qui, après avoir servi sous Brasidas dans la Chalcidique, avaient reçu avec la liberté le droit de s’établir où ils voulaient’. Les néodamodes réclamaient une condition meilleure puisqu’on les voit participer à la conspiration de Cinadon avec les hilotes, les périèques et les citoyens de rang inférieur. Ils ne sont plus d’ailleurs mentionnés dans les textes postérieurs à Xénophon. Il y avait encore à Sparte une classe particulière d’affranchis, les Mdoars. On appelait ainsi des enfants de condition servile, élevés avec les jeunes Spartiates selon les règles de l’éducation nationale ; chaque Spartiate avait ainsi, selon sa fortune, un ou deux ou même plusieurs compagnons. Cette éducation équivalait-elle à l’affranchissement ? Ou bien y avait-il ensuite, à un certain âge, un affranchissement régulier, ou, comme l’a cru Schoemann, une adoption faite par un citoyen ? Les textes sont muets sur ce point ; nous savons seulement qu’ils étaient libres, mais pas citoyens ; cependant quelques-uns obtenaient le droit de cité, puisque cette classe fournit des personnages tels que Callicratidas et, d’après une tradition, lippe et Lysandre ; peut-être ce privilège était-il réservé à ceux d’entre eux qui étaient des bâtards, issus d’un père citoyen et d’une femme de condition servile. Aucun texte ne dit précisément que les 0axis fussent des enfants d’hilotes ; mais on doit l’admettre ; les esclaves proprement dits n’étaient pas assez nombreux à Sparte pour fournir tous ces enfants. (...) Les serfs de la glèbe dans les autres cités helléniques sont beaucoup moins connus ; mais partout cette forme de servage paraît avoir eu la même origine, la conquête. II y avait dans la Thessalie la classe des Evirtzt. D’après l’historien Archémachos, après l’invasion des Thessaliens, une partie des Béotiens vaincus consentit à rester dans le pays, aux conditions suivantes : leurs maîtres ne pourraient ni les tuer, ni les chasser, ni les vendre hors des frontières de la Thessalie ; en revanche les Béotiens devraient cultiver les terres des nouveaux propriétaires et leur payer une redevance. (...) Ils avaient donc à peu près la mème situation que les hilotes, auxquels tous les textes les comparent. Cependant ils paraissent avoir été mieux traités et pouvaient devenir plus riches que leurs maîtres. C’est peut-être pour cette raison qu’ils se révoltèrent souvent, profitant surtout des guerres des Thessaliens avec leurs périèques, Achéens, Perrhaebes, Magnètes. Ils fournissaient à l’État de l’infanterie légère, des cavaliers et surtout des matelots. Démosthène cite deux Pharsaliens qui envoyèrent au secours d ’Amphipolis l’un deux cents, l’autre trois cents serfs. D’après un fragment d’Euripide et des vers de Théocrite, il y aurait eu aussi des pénestes comme esclaves domestiques. Il est encore question de pénestes à l’époque macédonienne ; Agathocle, officier de Philippe, appartenait à cette classe et Théocrite la connaît encore. Après la fondation de la colonie grecque d’Iléraclée sur le Pont-Euxin, les indigènes, les Mariandyniens, consentirent par traité à servir à perpétuité sur Ies domaines des conquérants en leur payant une redevance, à la condition qu’ils ne pourraient être vendus en dehors du pays. Ils sont toujours assimilés aux hilotes et aux pénestes. D’après Aristote, ils fournissaient beaucoup de matelots à l’État ; le tyran Cléarque les affranchit en masse au milieu du 4e siècle av. J.-C. Strabon décrit leur condition d’après les historiens anciens ; nous ne savons s’il y en avait encore à son époque. Les auteurs assimilent encore aux l’ilotes les Bithvniens indigènes asservis par les colons grecs de Byzance, les serfs de l’Argolide qui fournissaient de l’infanterie légère, armés d’une massue, probablement identiques aux serfs portant un costume bordé d’une peau de mouton et que Théopompe compare aux Épeunactes de Sparte. Dans la loi de la colonie de Naupacte qui est sans doute antérieure à 455, il est question de serfs qu’on ne peut séparer, même en cas de confiscation par l’État, des lots de terres, propriétés héréditaires des conquérants ; ces serfs de la glèbe étaient peut-être Lélèges d’origine. Les Kallicyriens de Syracuse étaient sans doute aussi des indigènes transformés en serfs de la glèbe sous la domination de la nouvelle aristocratie, des Géomores ; ils étaient plus nombreux que leurs maîtres et réussirent à les expulser à une date inconnue, avant 485. Gélon, tyran de Géla, ramena les propriétaires à Syracuse ; nous ne savons ce que devinrent les serfs ; peut-être eurent-ils alors le droit de cité. Polémon dit qu’à Iléraclée de Trachinie les Cylicranes ne faisaient pas partie du corps des citoyens et qu’ils avaient l’empreinte d’une coupe sur l’épaule. Ce traitement paraît désigner des serfs. D’après Aristote à Apollonie et à Théra, une aristocratie, issue des premiers colons, régnait sur une foule d’hommes non libres ; Aristote n’aurait pas signalé cette particularité s’il s’était agi d’esclaves ; il est probable que dans ces villes les indigènes étaient devenus serfs de la glèbe. En dehors de la Grèce propre, les Ardiaeens, peuplade illyrienne, possédaient, d’après Théopompe, 300 000 esclaves, qui leur servaient d’hilotes. Voilà la liste des pays oit l’existence des serfs de la glèbe paraît prouvée. Nous ne savons pas quelle était la condition de ces Lélèges qui, d’après l’historien Philippe, étaient encore les esclaves des Carions à l’époque macédonienne. C’est à tort qu’on a voulu trouver des serfs de la glèbe dans d’autres pays ; par exemple, à Chios et à Fepidamne, nous n’avons que de véritables esclaves. Les « gens aux pieds poudreux » d’Épidaure n’étaient évidemment que des campagnards ordinaires. Nous savons seulement des Iiuvdectaot de Corinthe que c’était le none d’une tribu Les Cyrrhaeens et les Kragalides de Delphes étaient devenus de véritables esclaves après la consécration de leur pays à la divinité. Les Thébagènes, dont parle Éphore, étaient une partie de la population libre de la Béotie. Les Grecs appelaient ainsi des coureurs exercés à franchir un espace énorme en un temps très court’. Ils servaient de courriers aux chefs d’armée. D’après Philostrate, le concours du dolique aurait dû son origine à l’institution des hénlévodromes. Les auteurs anciens rapportent des exemples étonnants de la rapidité de ces messagers. Phidippidès, qui fut chargé de porter à Sparte la nouvelle de la victoire de Marathon, franchit en deux jours un espace de 1160 stades (environ 214 kilomètres et demi). Il fut de beaucoup surpassé par Anystis, de Lacédémone, et par Philonidès, hémérodrome d’Alexandre ; ces deux messagers parcoururent, le premier en un jour, le second en neuf heures, la distance d’Élis à Sicyone, c’est-à-dire douze ou seize cents stades (220 à 240 kilomètres). Après la bataille de Platées, Euchidas courut de cette ville à Delphes, chercher de quoi rallumer le feu sacré qui s’était éteint par suite de la guerre, et il revint le même jour, quoique la distance fût de mille stades (185 kilomètres). A son retour, il tomba mort de fatigue ; la même chose arriva à Phidippidès. Pline, comparant ces coureurs à ceux de son temps, atteste la supériorité de ces derniers ; selon lui quelques-uns firent dans le cirque une course de 160000 pas (237 kilomètres) ; et en 59 avant notre ère, un enfant de huit ans aurait parcouru en un jour et une nuit 75 000 pas (environ 111 kilomètres). L’usage des coureurs se maintint, à côté de toutes celles qui constituaient le cnnsus Publicus, sous les empereurs ; seulement les courriers se relayaient fréquemment.

À Athènes, un soulèvement victorieux avec l´aide de soldats spartiates a lieu en -510. Ce soulèvement marque la fin de la tyrannie à Athènes. La Démocratie est instaurée. L´année suivante (-509). Nombre d´esclaves recouvreront la liberté et gagneront des droits civiques.

Genèse de la démocratie grecque
La « démocratie grecque », quand elle n’est pas présentée comme « naturelle », est souvent comprise comme un produit particulier de la culture régionale, alors qu’elle n’est autre qu’un produit de la lutte des classes particulièrement exacerbée d’une époque, une réponse politique. Voici ce qu’en dit l’encyclopédie internet Wikipedia : « Au 6e siècle av. J.-C, les cités du [monde grec antique furent confrontées à une grave crise politique, résultant de deux phénomènes concomitants : d’une part l’esclavage pour dette, touchant principalement les paysans non propriétaires terriens, fit croître entre les citoyens l’inégalité politique, la liant à l’inégalité sociale ; et d’autre part le développement de la monnaie et des échanges commerciaux fit émergé les artisans et armateurs qui formèrent une nouvelle classe sociale aisée, revendiquant la fin du monopole des nobles sur la sphère politique. Pour répondre à cette double crise, de nombreuses cités modifièrent radicalement leur organisation politique. À Athènes antique un ensemble de réformes furent prises, ce qui amorça un processus débouchant au 5e siècle av.J.-C. sur l’apparition d’un régime politique inédit : la démocratie. À partir du 7e siècle av. J.-C., la plupart des cités grecques sont confrontées à une crise politique. De plus en plus de paysans sont condamnés à être esclaves pour causes de dettes, les cités se combattent entre elles, et au sein d’une même cité les grandes familles se disputent le pouvoir. A cela s’ajoute une autre évolution : la révolution hoplitique. Au 6e siècle av. J.-C. apparaît la monnaie, en provenance du roi barbare de Lydie, Crésus, qui fut étroitement en contact avec les cités grecques avant sa défaite en 546 face au roi perse Cyrus II. Chaque cité grecque s’est emparée de cette notion pour frapper sa propre monnaie, qui devient un composant de l’identité national. Cette fabuleuse révolution se produit en concordance avec le développement extraordinaire du commerce méditerranéen. Ainsi une nouvelle classe de citoyens aisés, faite de commerçants et d’artisans (potiers), naît. Ces citoyens sont dorénavant suffisamment riches pour s’acheter des équipements d’hoplites : la guerre n’est plus l’apanage de l’aristocratie. Le système aristocratique basé sur la propriété agraire est battu en brèche face aux revendications égalitaires de ces nouveaux citoyens-soldats. On parle de révolution hoplitique. Cette nouvelle configuration des rapports de forces sociales fît émerger notamment deux modèles distincts, et destinés à s’opposer dans le siècle à venir : l’oligarchie militaire spartiate et la démocratie athénienne. Deux modèles résolvant ce problème émergèrent en Grèce au 6e siècle :
soit l’arbitrage d’un législateur, chargé, dans une sorte de consensus, de mettre fin à des troubles qui risquent de dégénérer en guerre civile ;
soit la tyrannie, qui, dans l’évolution de la Grèce archaïque, apparaît bien souvent comme une solution transitoire aux problèmes de la cité. Avec Solon, le législateur, puis avec les Pisistratides, Athènes fera successivement l’expérience de l’une et de l’autre. »
La crise sociale, les classes dirigeantes vont tenter d’y répondre par quatre grandes tentatives de « réforme politique et sociale » menées par les classes dirigeantes pour résoudre la crise en évitant qu’elle n’emporte tout l’édifice : Dracon en 621 avant J.-C, Solon en 594, Clisthène en 508 avant J.-C et Périclès au milieu du 5e siècle. « Au 4e siècle av. J.-C., la cité, puissance déchue, est considérablement appauvrie. Le succès populaire de la démocratie (qui est, rappelons-le, à l’origine une invention de politiciens aristocrates pour faire face aux revendications d’une petite bourgeoisie naissante) est critiqué. Les pauvres, de plus en plus impliqués dans l’exercice du pouvoir, sont plus sensibles aux arguments des démagogues. Ainsi la foule des citoyens, sous l’influence de la vindicte populaire, prend des décisions irréfléchies comme la condamnation à mort de l’exemplaire Socrate, le populisme est né. Il n’est donc pas étonnant que la critique intellectuelle de la démocratie apparaissent d’abord, sous une forme particulièrement sévère, chez le principal disciple de Socrate : Platon . Celui-ci hiérarchise dans la République les régimes politiques en plaçant la démocratie juste devant la tyrannie et derrière l’aristocratie, la timocratie, et l’oligarchie. »
La forme politique de domination est bel et bien inséparable des luttes de classes, comme le relève Engels dans « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat » : « Athènes présente la forme la plus pure, la plus classique. Ici, l’Etat prenant la prépondérance, naît directement des antagonismes de classes qui se développent à l’intérieur même de la société gentilice. (…) L’antagonisme de classes sur lequel reposaient les institutions sociales et politiques n’était plus l’antagonisme entre nobles et gens du commun, mais entre esclaves et hommes libres, entre métèques et citoyens. » » Dans l’« Anti-Dühring », il exposait : « L’Etat n’existe pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’Etat et du pouvoir d’Etat. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’Etat un nécessité. »

Les réformes de Solon
Au 6ème siècle av. J.-C., la cité athénienne traverse une crise politique et sociale très grave, due à l’accaparement des terres et des fonctions dirigeantes par les nobles (Eupatrides).
« Après cela, il arriva que les nobles et la foule furent en conflit pendant un long temps. En effet, le régime politique était oligarchique en tout ; et, en particulier, les pauvres, leurs femmes et leurs enfants étaient les esclaves des riches. On les appelait « clients » et « sizeniers » (hectémores) : car c’est à condition de ne garder que le sixième de la récolte qu’ils travaillaient sur les domaines des riches. Toute la terre était dans un petit nombre de mains ; et, si les paysans ne payaient pas leur fermage, on pouvait les emmener, eux, leurs femmes et leurs enfants ; car les prêts avaient toutes les personnes pour gages jusqu’à Solon, qui fut le premier chef du parti populaire. Donc, pour la foule, le plus pénible et le plus amer des maux politiques était cet esclavage ; pourtant, elle avait tous autres sujets de mécontentement ; car, pour ainsi dire, elle ne possédait aucun droit. »
Aristote, dans « Constitution d’Athènes », II. (Traduction G. Mathieu et B. Haussoulier)

« Comme la Constitution était ainsi organisée, et que la foule était l’esclave de la minorité, le peuple se révolta contre les nobles. Alors que la lutte était violente et que les deux partis étaient depuis longtemps face à face, ils s’accordèrent pour élire Solon comme arbitre et archonte ; et on lui confia le soin d’établir la constitution, quand il eut fait l’élégie qui commence ainsi :
« Je le sais et, dans ma poitrine, mon cœur est affligé quand je vois assassinée la plus antique terre d’Ionie. »
Aristote, Idem, V, 1 et 2.

« Devenu maître des affaires, Solon affranchit le peuple pour le présent et pour l’avenir par l’interdiction de prêter en prenant les personnes pour gages ; il fit des lois et abolit les dettes tant privées que publiques, par la mesure qu’on appela sisachthie (rejet du fardeau), parce qu’on rejeta alors le fardeau. »
Aristote, Idem, VI, 1.

« Il semble que, dans l’activité politique de Solon, ce soient là les trois mesures les plus démocratiques : tout d’abord, ce qui est le plus important, l’interdiction de prendre les personnes pour gages des prêts ; puis le droit donné à chacun d’intervenir en justice en faveur d’une personne lésée ; enfin, mesure qui, dit-on, donna le plus de force au peuple, le droit d’appel aux tribunaux ; en effet, quand le peuple est maître du vote, il est maître du gouvernement. »
Aristote, Idem, IX, 1.

Extraits de « Politique » d’Aristote

« Il est nécessaire tout d’abord que s’unissent des êtres qui ne peuvent pas exister l’un sans l’autre, par exemple la femme et l’homme, (…) celui qui commande et celui qui est commandé, et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde. En effet, être capable de prévoir par la pensée, c’est être par nature apte à commander, c’est-à-dire être maître par nature, alors qu’être capable d’exécuter physiquement ces tâches c’est être destiné à être commandé c’est-à-dire être esclave par nature. C’est pourquoi la même chose est avantageuse à un maître et à un esclave. (…) Une famille achevée se compose d’esclaves et de gens libres. (…) C’est dès leur naissance qu’une distinction a été opérée chez certains, les uns devant être commandés, les autres commander. L’œuvre accomplie est meilleure là où l’un commande et l’autre est commandé (…) comme l’âme commande au corps et comme le roi commande au pouvoir politique. (…) A la suite de cela il faut examiner, à propos de la propriété, de quelle manière elle doit être établie par ceux qui se proposent de gouverner la cité : la propriété sera-t-elle commune ou ne sera-t-elle pas commune ? (…) Il est manifeste que la meilleure solution c’est que la propriété des biens soit privée et qu’ils soient rendus communs par leur usage. Quant à ce qu’il faut faire pour que les gens deviennent tels, c’est la tâche propre du législateur. (…) C’est, certes, un fait que l’égalité des fortunes entre les citoyens est l’une des dispositions avantageuses pour empêcher les dissensions internes mais, à vrai dire, son utilité n’a rien de remarquable. En effet, les gens distingués s’en indigneront parce qu’ils s’estiment dignes de ne pas être comptés au nombre des égaux. (…) Faut-il que les ouvriers, les paysans et les militaires prennent part ensemble au pouvoir politique ? Les paysans n’ont pas d’armes et les ouvriers n’ont ni terre ni arme, ce qui les rend dépendant de ceux qui possèdent les armes. Il est donc impossible qu’ils aient part à toutes les dignités, car c’est nécessairement parmi ceux qui détiennent les armes que seront pris les stratèges, les gardes civiles, et, à vrai dire, les détenteurs des fonctions gouvernementales les plus importantes. Or comment des gens qui ne participent pas au pouvoir politique seraient-ils susceptibles de sympathie pour la constitution en place ? Certes il faut bien que ceux qui détiennent les armes soient plus forts que les deux autres parties prises ensemble. Mais ce n’est pas facile s’ils ne sont pas nombreux. Et s’ils le sont, pourquoi faudrait-il faire participer les autres groupes au pouvoir politique et les rendre maîtres de la désignation des hauts dignitaires ? (…) Qu’il faille, dans une cité qui entend être bien gouvernée, que (ceux qui gouvernent) soient libérés des tâches indispensables, c’est chose admise. Mais de quelle manière (le faire accepter de la classe qui travaille) n’est pas facile à saisir. Ainsi, en Thessalie, la classe des pénestes s’est souvent révoltée contre les Thessaliens, de même, chez les Laconiens, avec les hilotes qui passent leur vie à guetter les revers de leurs maîtres pour saisir l’occasion de se révolter. (…) Les cités voisines, même quand elles sont en guerre les unes contre les autres, ne s’allient aucunement aux révoltés parce qu’elles n’y ont pas intérêt, elles qui possèdent aussi des pérèques (serfs). (…) A l’origine, les Thessaliens connurent des révoltes parce qu’ils étaient encore en guerre avec les peuples limitrophes, Achéens, Perrhèbes, Magnésiens. Il semble que, même s’il n’y en a pas d’autre, le problème du genre de relations qu’il faut avoir avec ce genre de gens (hilotes ou pérèques) est pénible : si on relâche la discipline, ils deviennent insolents et prétendent être égaux à leurs maîtres, si on leur mène la vie dure, ils complotent et haïssent. Il est donc manifeste que ceux à qui il arrive de telles mésaventures (une révolte) n’avaient pas trouvé de solution à ce problème. De plus, le relâchement pour tout ce qui concerne les femmes est dommageable à la fois pour l’ordre et pour le bonheur de la cité. (…) S’il y a de mauvaises dispositions concernant les femmes (si elles sont trop libres), cela signifie que la moitié de la population vit hors la loi. C’est ce qui est arrivé en Lacédémone. Le législateur y a durcit la loi pour les hommes mais a négligé les femmes et elles vivent dans un dérèglement total. (...) Chez les Laconiens, les femmes leur ont été cause des plus grands dommages. C’est ce que l’on a vu lors de l’invasion des Thébains. Non seulement, elles n’étaient d’aucune utilité contrairement aux femmes des autres cités mais elles causèrent plus de trouble que les ennemis. (…) Lyciurgue entreprit de les soumettre aux lois, mais, devant leur résistance il y renonça finalement. (…) L’organisation crétoise a une certaine analogie avec celle de Laconie. Pour les Spartiates en effet, ce sont les hilotes qui cultivent la terre, pour les Crétois, ce sont les pérèques. (…) A la tête, l’organisation politique est quasi analogue les éphores ont le même pouvoir que ceux qu’en Crête on appelle les cosmes, à ceci près que les éphores sont au nombre de cinq alors que les cosmes sont dix. Tous les citoyens participent à l’assemblée mais elle n’a aucun pouvoir souverain sinon celui de ratifier les propositions des anciens et des cosmes. (…) Les éphores sont élus parmi tous les citoyens mais pas les cosmes ne sont issus que de certains lignages et les gérontes seulement parmi ceux qui ont été cosmes. (…) Ils ne rendent pas de compte et sont nommés à vie, ce qui est périlleux. Le fait que le peuple se tienne tranquille alors qu’il n’a pas part au pouvoir n’est en rien un signe de bonne organisation. (…) En Crête, souvent les citoyens se coalisent pour chasser les cosmes et en nommer d’autres. (…) Mais le pire c’est que parfois ils se coalisent pour supprimer complètement la magistrature des cosmes. (…) Pour un certain temps, la cité n’est plus telle qu’elle était et la communauté politique est dissoute. (…) Les Carthaginois sont réputés avoir une bonne organisation politique, mais elle est semblable par certains aspects à celle des Laconiens. Les institutions crétoise, laconienne et carthaginoise sont proches les unes des autres. (…) Pour les carthaginois, leur système est oligarchique et il leur semble impossible d’exercer des responsabilités si l’on ne fait pas partie de la classe riche. (…) Les hautes fonctions sont achetées et le sont pour en tirer profit. (…) Le cumul des fonctions n’est pas combattu. (…) Pour éviter les révoltes qu’entraîne l’enrichissement d’un tout petit nombre, les Carthaginois sont envoyés vivre dans les cités clientes de Carthage. Mais cela est fait au petit bonheur la chance, sans ordre, alors qu’il faudrait que ce soient les institutions qui prennent des mesures pour éviter les révolutions. Mais, en fait, s’il arrive quelque revers de fortune et que la masse des gouvernés se révolte, rien n’est prévu dans les lois pour ramener la tranquillité. (…) Quant à Solon, certains sont d’avis qu’il fut un législateur excellent. En effet, il en finit avec une oligarchie par trop excessive, mit fin à la servitude du peuple (…) Il n’a pas mis fin aux institutions qui existaient auparavant (…) Il a donné au peuple cette faculté absolument indispensable de choisir les magistrats et d’en recevoir des comptes mais il réserva toutes les magistratures aux notables et aux gens aisés. (…)
Quel doit être le pouvoir souverain de la cité ? C’est certainement soit la masse, soit les riches, soit les honnêtes gens, soit un seul, soit le meilleur soit un tyran. Toutes ces hypothèses semblent comporter un inconvénient. (…) Si les pauvres, du fait qu’ils sont majoritaires, se partagent les biens des riches, n’est-ce pas une injustice ? (…) Si la majorité se partage les biens de la minorité, il est manifeste qu’ils détruisent la cité. (…) Il faut que la partie de la cité qui veut maintenir les institutions soit plus forte que celle qui ne le veut pas. Or toute cité est composée d’une qualité et d’une quantité. Par qualité, j’entends liberté, richesse, éducation, naissance illustre, et par quantité le plus grand nombre de gens. (…) Mais il faut toujours que le législateur ajoute des gens de la classe moyenne. (…) Il n’y a aucun danger que jamais les riches s’accordent avec les pauvres contre ces gens-là (la classe moyenne). (…) Plus le mélange est bien fait, plus la société est stable. (…) »
« Cause commune des révolutions
(…) Un régime populaire naît du fait que des gens qui sont égaux dans un domaine estiment l’être absolument (…) Par suite, les premiers, au nom de leur égalité, s’estiment en droit de participer également à tout, alors que les seconds (riches et minoritaires), au nom de leur inégalité, cherchent à en avoir toujours plus. (…) tels sont les sortes de discordes d’où naissent les révolutions. C’est pourquoi les renversements de l’ordre adviennent de deux manières. Tantôt ils renversent les institutions, une démocratie est remplacée par une oligarchie et inversement. (…) Tantôt ils conservent les institutions mais les mettent sous leur contrôle. (…) Partout la révolution provient de l’inégalité (…) c’est en général en visant l’égalité qu’on devient séditieux. (…) La démocratie est plus stable et moins exposée aux révolutions que l’oligarchie. (…) La constitution qui s’appuie sur les classes moyennes (...) est la plus stable des constitutions. (…) il faut saisir l’état d’esprit des séditieux et en vue de quoi ils agissent, et aussi, troisièmement, quels sont les principes et les dissensions entre citoyens. Il faut poser comme cause universelle du fait qu’ils ont cet état d’esprit la cause dont nous venons de parler. Provoquent les séditions, d’un côté ceux qui revendiquent l’égalité parce qu’ils estiment avoir moins et de l’autre ceux qui revendiquent l’inégalité, c’est-à-dire la supériorité. (…) Le mépris provoque aussi des séditions et des hostilités, par exemple dans une oligarchie où ceux qui ne participent pas à la vie politique sont la majorité car alors ceux qui sont tenus à l’écart s’estiment plus forts que ceux qui détiennent le pouvoir. (...) Des renversements des institutions adviennent du fait de l’accroissement hors de proportion d’un des groupes sociaux. (…) Si on accroissait hors de proportion certaines parties du corps d’un animal (…) il y aurait passage à une autre sorte d’animal, non seulement différent quantitativement mais qualitativement. De même, une cité est composée de plusieurs parties dont souvent l’une des parties s’est subrepticement accrue, par exemple la masse des gens modestes (…) Cela arrive aussi parfois à la suite d’événements fortuits, comme à Tarente : du fait qu’à la suite d’une défaite beaucoup plus de notables aient péri de la main des Iapyges (autochtones chez lesquels la cité fut fondée – Iapygie est le nom grec de Apullie), peu après les guerres médiques, une démocratie prit la place du gouvernement constitutionnel ; de même à Argos, à la suite de la mort de citoyens tués par le Laconien Cléomène, on fut contraints d’attribuer la citoyenneté à certains pérèques, et aussi à Athènes, après des défaites sur terre, les notables devinrent moins nombreux, parce que du temps de guerre contre les Laconiens (guerre du Péloponnèse 431-404 av J.-C) étaient seulement soldats les gens inscrits sur les listes de citoyens. (…) A Athènes, les citoyens ne sont pas tous identiques : les habitants du Pirée sont plus partisans d’un régime populaire que ceux de la ville. (…) Toute différence dans une cité provoque un désaccord. Le plus grand désaccord est sans doute (…) celui entre richesse et pauvreté. (…) Les séditions, donc, ne naissent pas au sujet de petites choses mais à partir de petites choses, mais c’est au sujet des choses importantes qu’on recourt à la sédition. Même les petits différends peuvent prendre une force extrême (…) D’une manière générale, les disputes parmi les notables font que la cité tout entière en partage aussi le dommage. (…) A Epidamne, quelqu’un ayant promis sa fille, fut frappé d’une amende par le père du promis devenu magistrat. Prenant prétexte de cette offense, il souleva tous ceux qui étaient exclus de la vie politique. (…) A Syracuse, le peuple, qui avait été l’artisan de la victoire dans la guerre contre les Athéniens, changea le gouvernement constitutionnel en démocratie. A Chalcis, le peuple qui, avec les notables, renversa le tyran Phoxos, se trouva aussitôt maître du pouvoir. Et il en fut de même à Ambracie : le peuple chassa le tyran Périandre en s’alliant aux ennemis de celui-ci en changea le régime à son profit. (…) les régimes changent aussi quand les parties de la cité dont on pense qu’elles sont opposées sont à égalité entre elles, les riches et le peuple par exemple et qu’il n’y a aucune classe moyenne ou qu’elle est tout à fait réduite. (…) Quant aux oligarchies, elles sont bouleversées principalement de deux façons tout à fait claires. L’une c’est quand elles traitent injustement la masse populaire. (…) Parfois, c’est des gens aisés eux-mêmes mais qui n’appartiennent pas à la classe au pouvoir que vient le renversement du régime, cela quand très peu de gens ont accès aux honneurs publics, comme cela est arrivé à Marseille, à Istros, à Héraclée et dans d’autres cités. (…) A Istros le pouvoir changea en régime populaire. A Héraclée, il passa de quelques membres à six cents. A Caide aussi l’oligarchie fut bouleversée par les dissensions internes des notables parce qu’un petit nombre d’entre eux se partageaient le pouvoir (…) S’attaquant aux notables empêtrés dans leurs querelles et ayant pris un chef issu de leurs rangs, le peuple engagea le combat et les vainquit. A Erythrée, sous l’oligarchie des Basilides, dans les temps anciens, bien que les membres du gouvernement accomplissent bien leur tâche, le peuple, pourtant, irrité d’être gouverné par un petit nombre de gens, changea le régime. (…) C’est aussi le cas (la sédition) quand certains tentent de concentrer le pouvoir oligarchique entre un plus petit nombre de mains, car alors ceux qui cherchent l’égalité sont contraints de recourir à l’aide du peuple. (…) Un bouleversement peut advenir dans les oligarchies en temps de guerre comme en temps de paix. En temps de guerre parce que le peu de confiance qu’ils ont dans le peuple contraint les oligarques à recourir à des mercenaires (…) Et quand les oligarques, craignant une telle issue (que les mercenaires prennent le pouvoir) ils sont contraints d’accepter la participation du peuple à la vie politique. (…) Les séditions ont lieu quand certains sont trop démunis et d’autres trop aisés. Cette situation se rencontre surtout pendant les guerres : cela arriva à Lacédémone du temps de la guerre de Messénie comme le montre le poème de Tyrtée intitulé Eunomie, car certains, accablés par la guerre, estimaient juste que l’on procédât à une redistribution des terres. (…) Ceux qui vivent dans l’aisance, si la constitution leur donne la prédominance, cherchent à outrepasser toute limite pour avoir plus. Et, d’une manière générale, de quelque côté que penche la constitution, c’est dans cette direction que le changement a lieu (…) Or les changements se font vers les contraires. Par exemple, l’aristocratie se change en régime populaire, car, sous prétexte qu’ils sont injustement traités, les plus démunis font pencher le régime vers une forme contraire (…) C’est ce qui arriva à Thourioi. D’une part, en effet, du fait que l’élection aux magistratures était fonction d’un cens trop élevé, (…) d’autre part du fait que les notables s’étaient approprié, contrairement à la loi, la totalité des terres, il y eut un affrontement. Mais le peuple, exercé par la guerre, prit le dessus sur la garnison en place, jusqu’à ce que ceux qui possédaient plus de territoires qu’ils n’auraient dû soient contraints d’y renoncer. (…) il est évident que si nous saisissons ce par quoi les constitutions sont détruites, nous saisissons aussi ce par quoi elles assurent leur sauvegarde. (…) De sorte que ceux qui se soucient de préserver le régime doivent entretenir des sujets de crainte pour que, comme une sentinelle de nuit, leurs concitoyens prennent garde à ce régime, c’est-à-dire ne relâchent pas leur vigilance et ils doivent présenter comme proches des menaces lointaines. (…) reconnaître l’émergence d’un mal dès ses origines, voilà qui n’est pas le fait du premier venu mais d’un véritable homme politique. (…) Il reste à discuter de la monarchie, d’où vient sa destruction et par quoi elle est naturellement sauvegardée. (…) La royauté fut établie pour servir aux honnêtes gens à se défendre contre le peuple. (…) ce sont bien les mêmes principes qui provoquent les révolutions dans les gouvernements constitutionnels comme dans les monarchies. Injustice, crainte, mépris font que beaucoup de sujets se révoltent contre les monarchies, l’injustice venant principalement de l’excès, et parfois de la spoliation des biens privés. Les buts des révoltés dans les tyrannies et les royautés sont les mêmes que dans les gouvernements constitutionnels, car les monarques disposent d’une masse de richesses et d’honneurs que tous convoitent. Parmi les révoltes, les unes sont dirigées contre la personne même des gouvernants, les autres contre leur pouvoir. (…) Quant aux tyrannies, le salut leur vient de deux manières totalement contraires : (…) tout faire pour que les citoyens se connaissent le moins possible car la connaissance mutuelle accroît la confiance réciproque, faire en sorte que les habitants soient toujours sous l’œil du tyran et passent leur temps à sa porte, (…) s’efforcer de dresser les gens les uns contre les autres. (…) Puisque les cités sont composées de deux parties, les gens modestes et les gens aisés, il faut avant tout que les deux en viennent à penser que le pouvoir en place assure leur sauvegarde, c’est-à-dire préserve les membres de chacune de ces parties des injustices des membres de l’autre.
(…) Le peuple le meilleur est celui des paysans. (…) Du fait de la modicité de son avoir, cette masse populaire n’a pas de loisir ce qui fait qu’elle ne peut pas souvent se réunir en assemblée. D’autre part, comme ils manquent du nécessaire, ces gens passent leur temps au travail et ne convoitent pas le bien d’autrui, et il leur est plus agréable de travailler que de s’occuper de politique. (…) Après la masse des paysans, le meilleur peuple se trouve là où il y a des pâtres, c’est-à-dire des gens qui vivent avec leurs troupeaux. Ce peuple a en effet beaucoup de points communs avec celui des paysans, et, en ce qui concerne les activités guerrières, ces gens y sont entraînés au plus haut point par leurs habitudes de vie (…). Par contre, toutes les autres sortes de masses populaires (…) sont beaucoup plus mauvaises que ces deux premières. C’est que leur mode de vie est mauvais du fait que l’activité à laquelle se livre la masse des artisans, des marchands et des hommes de peine ne va de pair avec aucune vertu. De plus, de par ses allées et venues sur l’agora et par la ville, toute cette race de gens a, si l’on peut dire, l’assemblée facile. Les paysans au contraire, à cause de leur dispersion dans la campagne, ne se réunissent pas aussi facilement et n’ont pas le besoin de ce genre de rencontres. (…) Une cité doit avoir de quoi se nourrir, ensuite des métiers, en troisième lieu des armes (pour soutenir le pouvoir contre les rebelles et contre ceux de l’extérieur qui se livrent à d’injustes attaques), et ensuite une certaine abondance de ressources, en cinquième (mais de première importance) la fonction concernant le divin que l’on appelle un culte, la sixième fonction, la plus nécessaire, c’est celle qui tranche les questions d’intérêt général et les affaires judiciaires entre citoyens. (…) Il semble que ce n’est ni d’aujourd’hui ni récemment que ceux qui philosophent ont reconnu la nécessité de diviser la cité en groupes sociaux distincts, que celui qui combat soit autre que celui qui cultive la terre. (…) Mais, par ailleurs, qu’il faille que les gouvernés diffèrent des gouvernants, c’est incontestable. » (dans « Politique » d’Aristote)

Révolutions dans la cité antique grecque

par Fustel de Coulanges
1° Histoire générale de cette révolution.
Les changements qui s’étaient opérés à la longue dans la constitution de la famille, en amenèrent d’autres dans la constitution de la cité. L’ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le droit d’aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur ; les clients s’étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n’étaient plus répartis dans les gentes ; vivant en dehors d’elles, ils formèrent entre eux un corps. Par là, la cité changea d’aspect ; au lieu qu’elle avait été précédemment un assemblage faiblement lié d’autant de petits États qu’il y avait de familles, l’union se fit, d’une part entre les membres patriciens des gentes, de l’autre entre les hommes de rang inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l’époque précédente, une lutte obscure dans chaque famille ; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte. Des deux classes, l’une voulait que la constitution religieuse de la cité fût maintenue, et que le gouvernement comme le sacerdoce, restât dans les mains des familles sacrées. L’autre voulait briser les vieilles barrières qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société politique.
Dans la première partie de la lutte, l’avantage était à l’aristocratie de naissance. A la vérité, elle n’avait plus ses anciens sujets, et sa force matérielle était tombée ; mais il lui restait le prestige de sa religion, son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions, son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit ; en se défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n’avait pour lui que son grand nombre. Il était gêné pur une habitude de respect dont il ne lui était pas facile de se défaire. D’ailleurs il n’avait pas de chefs ; tout principe d’organisation lui manquait. Il était, à l’origine, une multitude sans lien plutôt qu’un corps bien constitué et vigoureux. Si nous nous rappelons que les hommes n’avaient pas trouvé d’autre principe d’association que la religion héréditaire des familles, et qu’ils n’avaient pas l’idée d’une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de la religion, n’ait pas pu former d’abord une société régulière, et qu’il lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d’une discipline et les règles d’un gouvernement. Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d’abord d’autre moyen de combattre l’aristocratie que de lui opposer la monarchie. Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et les encouragea à augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le rétablissement de la royauté après Romulus ; elle fit nommer Hostilius ; elle fit roi Tarquin l’ancien ; elle aima Servius et elle regretta Tarquin le Superbe. Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l’aristocratie devint maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie ; il aspira à la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle, il réussit généralement à se donner des chefs ; ne pouvant pas les appeler rois, parce que ce titre impliquait l’idée de fonctions religieuses et ne pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela tyrans[1].
Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu’il n’était pas emprunté à la langue de la religion ; on ne pouvait pas l’appliquer aux dieux, comme on faisait du mot roi ; on ne le prononçait pas dans les prières. Il désignait en effet quelque chose de très nouveau parmi les hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la religion n’avait pas établi. L’apparition de ce mot dans la langue grecque marque l’apparition d’un principe que les générations précédentes n’avaient pas connu l’obéissance de l’homme à l’homme. Jusque-là, il n’y avait eu d’autres chefs d’État que ceux qui étaient les chefs de la religion ; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice et invoquaient les dieux pour elle ; en leur obéissant, on n’obéissait qu’à la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu’à la divinité. L’obéissance à un homme, l’autorité donnée à cet homme par d’autres hommes, un pouvoir d’origine et de nature tout humaine, cela avait été inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les classes inférieures rejetèrent le joug de l’aristocratie et cherchèrent un gouvernement nouveau.
Citons quelques exemples. A Corinthe, le peuple supportait avec peine la domination des Bacchides ; Cypsélus, témoin de la haine qu’on leur portait et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à l’affranchissement, s’offrit à être ce chef ; le peuple l’accepta, le fit tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un certain Thrasybule ; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous trouvons des tyrans à Argos, à Épidaure, à Mégare au sixième siècle ; Cicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs d’Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et chassa la classe aristocratique ; mais elle ne put ni se maintenir ni se gouverner, et au but d’une année elle dut se donner un tyran[2]. Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des conseils sur le gouvernement. Celui-ci pour toute réponse coupa les épis de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était d’abattre les hautes têtes et de frapper l’aristocratie en s’appuyant sur le peuple. La plèbe romaine forma d’abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L’accusation que le patriciat adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la plèbe.
Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à relever la monarchie, ce n’était pas par un véritable attachement à ce régime. Il aimait moins les tyrans qu’il ne détestait l’aristocratie. La monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger ; mais jamais ce gouvernement, qui n’était issu que du droit de la force et ne reposait sur aucune tradition sacrée, n’eut de racines dans le coeur des populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte ; on lui laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité ; mais lorsque quelques années s’étaient écoulées et que le souvenir de la dure oligarchie s’était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement n’eut jamais l’affection des Grecs ; ils ne l’acceptèrent que comme une ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même. La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui s’accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l’avenir d’une classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre ère, la Grèce et l’Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l’homme ; les goûts se portaient vers le beau et vers le luxe ; même les arts naissaient ; alors l’industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu une richesse mobilière ; on frappa des monnaies ; l’argent parut. Or l’apparition de l’argent était une grande révolution. L’argent n’était pas soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre ; il était, suivant l’expression du jurisconsulte, res nec mancipi ; il pouvait passer de main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au plébéien. La religion, qui avait marqué le solde son empreinte, ne pouvait rien sur l’argent. Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation que celle de cultiver la terre : il y eut des artisans, des navigateurs, des chefs d’industrie, des commerçants ; bientôt il y eut des riches parmi eux. Singulière nouveauté ! Auparavant les chefs des gentes pouvaient seuls être propriétaires, et voici d’anciens clients ou des plébéiens qui sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait l’homme du peuple, appauvrissait l’eupatride ; dans beaucoup de cités, notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les rangs sont bien près d’être renversés. Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des distinctions et des rangs s’établirent, comme il en faut dans toute société humaine. Quelques familles furent en vue ; quelques noms grandirent peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d’aristocratie ; ce n’était pas un mal ; le peuple cessa d’être une masse confuse et commença à ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse acquise par le travail, c’est-à-dire le sentiment de la valeur personnelle, l’amour d’une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui en souhaitant les améliorations redoute les aventures. La plèbe se laissa guider par cette élite qu’elle fut fière d’avoir en elle. Elle renonça à avoir des tyrans dès qu’elle sentit qu’elle possédait dans son sein les éléments d’un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque temps, comme nous le verrons tout à l’heure, un principe d’organisation sociale. Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la classe inférieure à grandir ; c’est celui qui s’opéra dans l’art militaire. Dans les premiers siècles de l’histoire des cités, la force des armées était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait sur un char ou à cheval ; le fantassin, peu utile au combat, était peu estimé. Aussi l’ancienne aristocratie s’était-elle réservé partout le droit de combattre à cheval[3] ; même dans quelques villes les nobles se donnaient le titre de chevaliers. Les celeres de Romulus, les chevaliers romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens la cavalerie fut toujours l’arme noble. Mais peu à peu l’infanterie prit quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles ; les légionnaires, les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de l’extension, surtout en Grèce, qu’il y eut des batailles sur mer et que le destin d’une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c’est-à-dire des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société l’est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime influence. L’état social et politique d’une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armées. Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de l’adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la religion par l’antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu’avec le sang. Ils travaillèrent à avoir aussi un culte. Il est impossible d’entrer ici dans le détail des efforts qu’ils firent, des moyens qu’ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le secret de chaque intelligence ; nous n’en pouvons apercevoir que les résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu’elle eût osé l’allumer elle-même, soit qu’elle se fût procuré ailleurs le feu sacré ; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, son sacerdoce, à l’image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité ; à Rome, ceux qui n’avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus[4]. Quand la classe supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure, celle-ci se faisait des temples pour elle ; à Rome elle en avait un sur l’ Aventin, qui était consacré à Diana ; elle avait le temple de la pudeur plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle, envahirent la Grèce et l’Italie, furent accueillis avec empressement par la plèbe ; c’étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier, pour que la multitude eût l’occasion de faire des sacrifices ; de même les Pisistratides dressèrent des hermès dans les rues et sur les places d’Athènes[5]. Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et ses fêtes. Elle put prier ; c’était beaucoup dans une société où la religion faisait la dignité de l’homme. Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout ce qui donne à l’homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps. L’entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, du septième au cinquième siècle, a rempli l’histoire de la Grèce et de l’Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas partout de la même manière ni par les mêmes moyens. Ici, le peuple, dès qu’il s’est senti fort, s’est insurgé ; les armes à la main, il a forcé les portes de la ville où il lui était interdit d’habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a occupé leurs maisons, ou il s’est contenté de décréter l’égalité des droits. C’est ce qu’on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet. Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé alors un législateur et la constitution a été changée. C’est ce qu’on vit à Athènes. Ailleurs, la classe inférieure, sans secousses et sans bouleversement, arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la cité, d’abord très restreint, s’accrut une première fois par l’admission de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus tard on éleva jusqu’à mille le nombre des citoyens, et l’on arriva enfin peu à peu à la démocratie[6]. Dans quelques villes, l’admission de la plèbe parmi les citoyens fut l’oeuvre des rois ; il en fut ainsi à Rome. Dans d’autres, elle fut l’oeuvre des tyrans populaires ; c’est ce qui eut lieu à Corinthe, à Sicyone, à Argos. Quand l’aristocratie reprit le dessus, elle eut ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos, l’aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu’en affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d’énumérer toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s’est accomplie. Le résultat a été partout le même : la classe inférieure a pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique. Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux sortes d’hommes. Il appelle l’une la classe des bons, άγαθοί ; c’est en effet le nom qu’elle se donnait dans la plupart des villes grecques. Il appelle l’autre la classe des mauvais, κακοί ; c’est encore de ce nom qu’il était d’usage de désigner la classe inférieure. Cette classe, le poète nous décrit sa condition ancienne : elle ne connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois ; c’est assez dire qu’elle n’avait pas le droit de cité. Il n’était même pas permis à ces hommes d’approcher de la ville ; ils vivaient en dehors comme des bêtes sauvages. Ils n’assistaient pas aux repas religieux ; ils n’avaient pas le droit de se marier dans les familles des bons. Mais que tout cela est changé ! Les rangs ont été bouleversés, les mauvais ont été mis au-dessus des bons. La justice est troublée ; les antiques lois ne sont plus, et des lois d’une nouveauté étrange les ont remplacées. La richesse est devenue l’unique objet des désirs des hommes, parce qu’elle donne la puissance. L’homme de race noble épouse la fille du riche plébéien et le mariage confond les races.
Théognis, qui sort d’une famille aristocratique, a vainement essayé de résister au cours des choses. Condamné à l’exil, dépouillé de ses biens, il n’a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s’il n’espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa cause ; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. A ses yeux, la révolution qui s’est faite est un mal moral, un crime. Fils de l’aristocratie, il lui semble que cette révolution n’a pour elle ni la justice ni les dieux et qu’elle porte atteinte à la religion. Les dieux, dit-il, ont quitté la terre ; nul ne les craint. La race des hommes pieux a disparu ; on n’a plus souci des Immortels. Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S’il gémit ainsi, c’est par une sorte de devoir pieux, c’est parce qu’il a reçu des anciens la tradition sainte, et qu’il doit la perpétuer. Mais en vain : la tradition même va se flétrir ; les fils des nobles vont oublier leur noblesse ; bientôt on les verra tous s’unir par le mariage aux familles plébéiennes, ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table ; ils adopteront bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui reste à l’aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître.
En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu’un souvenir. Les grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et la mémoire des ancêtres ; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui s’amusèrent à compter leurs aïeux ; mais on riait de ces hommes. On garda l’usage d’inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race ; mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé. Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d’Athènes n’existaient plus que dans leurs tombeaux.
Ainsi la cité ancienne s’était transformée par degrés. A l’origine, elle était l’association d’une centaine de chefs de famille. Plus tard le nombre des citoyens s’accrut, parce que les branches cadettes obtinrent l’égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l’association religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l’enceinte sacrée de la ville, renversa les barrières qu’on lui opposait et pénétra dans la cité, où aussitôt elle fut maîtresse.

2° Histoire de cette révolution à Athènes.
Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l’histoire est muette ; on n’en sait qu’une chose, c’est qu’elle fut odieuse aux classes inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime.
L’an 598, le mécontentement que l’on voyait général, et les signes certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l’ambition d’un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste et à se faire tyran populaire. L’énergie des archontes fit avorter l’entreprise ; mais l’agitation continua après lui. En vain les eupatrides mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux autels à la Violence et à l’Insolence, pour apaiser ces deux divinités dont l’influence maligne avait troublé les esprits[7]. Tout cela ne servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit venir de Crète le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu’on disait fils d’une déesse ; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires ; on espérait, en frappant ainsi l’imagination du peuple, raviver la religion et fortifier par conséquent l’aristocratie. Mais le peuple ne s’émut pas ; la religion des eupatrides n’avait plus de prestige sur son âme ; il persista à réclamer des réformes.
Pendant seize années encore, l’opposition farouche des pauvres de la montagne et l’opposition patiente des riches du rivage firent une rude guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu’il y avait de sage dans les trois partis s’entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare fortune d’appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste ; par son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il appartient à la nouvelle Athènes.
Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans l’état social en entraînait un autre dans l’ordre politique. Il fallait que les classes inférieures eussent désormais, suivant l’expression de Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce bouclier, c’étaient des droits politiques.
Il s’en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement connue ; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie de l’assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls eupatrides ; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de l’ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces, direction de la société, il fallait que l’eupatride partageât tout cela avec l’homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il n’était tenu aucun compte des droits de la naissance ; il y avait encore des classes, mais elles n’étaient plus distinguées que par la richesse. Dès lors la domination des eupatrides disparut. L’eupatride ne fut plus rien, à moins qu’il ne fût riche ; il valut par sa richesse et non pas par sa naissance. Désormais le poète put dire : dans la pauvreté l’homme noble n’est plus rien ; et le peuple applaudit au théâtre cette boutade du comique : De quelle naissance est cet homme ? — Riche, ce sont là aujourd’hui les nobles[8]. Le régime qui s’était ainsi fondé, avait deux sortes d’ennemis, les eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui souffraient encore de l’inégalité.
A peine Solon avait-il achevé son oeuvre que l’agitation recommença. Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches. Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des eupatrides. D’ailleurs en voyant que les eupatrides pouvaient encore être archontes et sénateurs, beaucoup s’imaginaient que la révolution n’avait pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines ; or le peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de gouvernement sous lesquelles il n’avait vu pendant quatre siècles que le règne de l’aristocratie. Suivant l’exemple de beaucoup de cités grecques, il voulut un tyran.
Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d’ambition personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. Un jour il parut dans l’assemblée et prétendant qu’on l’avait blessé, il demanda qu’on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais la populace était prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate ; ce que voyant, les riches s’enfuirent en désordre. Ainsi l’un des premiers actes de l’assemblée populaire récemment instituée fut d’aider un homme à se rendre maître de la patrie.
Il ne paraît pas d’ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune entrave au développement des destinées d’Athènes. Il eut au contraire pour principal effet d’assurer et de garantir contre une réaction la grande réforme sociale et politique qui venait de s’opérer. Les eupatrides ne s’en relevèrent jamais.
Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté ; deux fois la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il reprit le pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut l’intervention d’une armée spartiate dans l’Attique pour faire cesser la domination de cette famille.
L’ancienne aristocratie eut un moment l’espoir de profiter de la chute des Pisistratides pour ressaisir ses privilèges. Non seulement elle n’y réussit pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été porté. Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d’une famille que cette classe couvrait d’opprobre et semblait renier depuis trois générations, trouva le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu’il lui restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique, avait laissé subsister toute la vieille organisation religieuse de la société athénienne. La population restait partagée en deux ou trois cents γένη, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes il y avait encore, comme dans l’époque précédente, un culte héréditaire, un prêtre qui était un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre. Tout cela était le reste d’un passé qui avait peine à disparaître ; par là, les traditions, les usages, les règles, les distinctions qu’il y avait eu dans l’ancien état social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis par la religion, et ils maintenaient à leur tour la religion, c’est-à-dire la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres deux classes d’hommes, d’une part les eupatrides qui possédaient héréditairement le sacerdoce et l’autorité, de l’autre les hommes d’une condition inférieure, qui n’étaient plus serviteurs ni clients, mais qui étaient encore retenus sous l’autorité de l’eupatride par la religion. En vain la loi de Solon disait que tous les Athéniens étaient libres. La vieille religion saisissait l’homme au sortir de l’Assemblée où il avait librement voté, et lui disait : Tu es lié à un eupatride par le culte ; tu lui dois respect, déférence, soumission ; comme membre d’une cité, Solon t’a fait libre ; mais comme membre d’une tribu, tu obéis à un eupatride ; comme membre d’une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef ; dans la famille même, dans le γένος où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux pas sortir, tu retrouves encore l’autorité d’un eupatride. A quoi servait-il que la loi politique eût fait de cet homme un citoyen, si la religion et les moeurs persistaient à en faire un client ? Il est vrai que depuis plusieurs générations beaucoup d’hommes se trouvaient en dehors de ces cadres, soit qu’ils fussent venus de pays étrangers, soit qu’ils se fussent échappés du γένος et de la tribu pour être libres. Mais ces hommes souffraient d’une autre manière ; ils se trouvaient dans un état d’infériorité morale vis-à-vis des autres hommes, et une sorte d’ignominie s’attachait à leur indépendance.
Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l’accomplit en supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant par dix tribus qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes.
Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et aux γένη. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies religieuses, des assemblées pour délibérer sur les intérêts communs[9]. Mais les groupes nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels. D’abord, tous les hommes libres d’Athènes, même ceux qui n’avaient pas fait partie des anciennes tribus et des γένη, furent répartis dans les cadres formés par Clisthènes[10] : grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse ceux qui auparavant étaient exclus de toute association. En second lieu, les hommes furent distribués dans les tribus et dans les dèmes, non plus d’après leur naissance, comme autrefois, mais d’après leur domicile. La naissance n’y compta pour rien ; les hommes y furent égaux et l’on n’y connut plus de privilèges. Le culte, pour la célébration duquel la nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n’était plus le culte héréditaire d’une ancienne famille ; on ne s’assemblait plus autour du foyer d’un eupatride. Ce n’était plus un ancien eupatride que la tribu ou le dème vénérait comme ancêtre divin ; les tribus eurent de nouveaux héros éponymes choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé bon souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux protecteurs Zeus gardien de l’enceinte et Apollon paternel. Dès lors il n’y avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le dème comme il l’avait été dans le γένος  ; il n’y en avait non plus aucune pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes, la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque membre put l’exercer à son tour.
Cette réforme fut ce qui acheva de renverser l’aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n’y eut plus de caste religieuse ; plus de privilèges de naissance, ni en religion ni en politique. La société athénienne était entièrement transformée[11].
Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus nouvelles, où tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n’est pas un fait particulier à l’histoire d’Athènes. Le même changement a été opéré à Cyrène, à Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup d’autres cités grecques[12]. De tous les moyens propres à affaiblir l’ancienne aristocratie, Aristote n’en voyait pas de plus efficace que celui-là. Si l’on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit Clisthènes chez les Athéniens on établira de nouvelles tribus et de nouvelles phratries ; aux sacrifices héréditaires des familles on substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis ; on confondra autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de briser toutes les associations antérieures[13]. Lorsque cette réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire que l’ancien moule de la société est brisé et qu’il se forme un nouveau corps social. Ce changement dans les cadres que l’ancienne religion héréditaire avait établis et qu’elle déclarait immuables, marque la fin du régime religieux de la cité.

3° Histoire de cette révolution à Rome.
La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de la ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une guerre perpétuelle, et la guerre exigeait qu’elle eût une population nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les étrangers, sans avoir égard à leur origine. Les guerres se succédaient sans cesse, et comme on avait besoin d’hommes, le résultat le plus ordinaire de chaque victoire était qu’on enlevait à la ville vaincue sa population pour la transférer à Rome. Que devenaient ces hommes ainsi amenés avec le butin ?
S’il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales et patriciennes, le patriciat s’empressait de se les adjoindre. Quant à la foule, une partie entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une partie était reléguée dans la plèbe.
D’autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe. Beaucoup d’étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l’Étrurie, du Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client qui réussissait à s’échapper de la gens, devenait un plébéien. Le patricien qui se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui entraînaient la déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard était repoussé par la religion des familles pures, et relégué dans la plèbe.
Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La royauté et la plèbe sentirent de bonne heure qu’elles avaient les mêmes ennemis. L’ambition des rois était de se dégager des vieux principes de gouvernement qui entravaient l’exercice de leur pouvoir. L’ambition de la plèbe était de briser les vieilles barrières qui l’excluaient de l’association religieuse et politique. Une alliance tacite s’établit ; les rois protégèrent la plèbe, et la plèbe soutint les rois.
Les traditions et les témoignages de l’antiquité placent sous le règne de Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens portaient à ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique. Sa première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est vrai, sur l’ager romanus, mais sur les territoires pris à l’ennemi ; ce n’était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de propriété sur le sol à des familles qui jusqu’alors n’avaient pu cultiver que le sol d’autrui[14]. Ce qui fut plus grave encore, c’est qu’il publia des lois pour la plèbe, qui n’en avait jamais eu auparavant. Ces lois étaient relatives pour la plupart aux obligations que le plébéien pouvait contracter avec le patricien. C’était un commencement de droit commun entre les deux ordres, et pour la plèbe un commencement d’égalité[15]. Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients étaient répartis d’après la naissance, il forma vingt et une tribus nouvelles où la population tout entière était distribuée d’après le domicile. Nous avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets ; ils furent les mêmes à Rome. La plèbe, qui n’entrait pas dans les anciennes tribus, fut admise dans les tribus nouvelles[16]. Cette multitude jusque-là flottante, espèce de population nomade qui n’avait aucun lien avec la cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation régulière. La formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés, marque véritablement l’entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un foyer et des sacrifices ; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de divinités à ceux qui n’en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (compitalia, paganalia), comme le patricien célébrait les sacrifices de sa gens et de sa curie. Le plébéien eut une religion.
En même temps un grand changement fut opéré dans la cérémonie sacrée de la lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l’exclusion de ceux que les curies n’admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l’acte sacré. Pour la première fois, tous les hommes, sans distinction de patriciens, de clients, de plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de cette assemblée mêlée, en poussant devant lui les victimes et en chantant l’hymne solennel. La cérémonie achevée, tous se trouvèrent également citoyens.
Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d’hommes, la caste sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion héréditaire avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux grandes catégories : dans l’une étaient ceux qui possédaient quelque chose, dans l’autre ceux qui n’avaient rien. La première se divisa elle-même en cinq classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le chiffre de leur fortune[17]. Servius introduisait par là un principe tout nouveau dans la société romaine : la richesse marqua désormais des rangs, comme avait fait la religion.
Servius appliqua cette division de la population romaine au service militaire. Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n’était pas dans les rangs de la légion. Mais comme Servius avait fait d’eux des propriétaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des légionnaires.
Dorénavant l’armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies ; tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose, en firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus. Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l’armure de chaque soldat et son poste de bataille ; l’armée était divisée par classes, exactement comme la population, d’après la richesse. La première classe, qui avait l’armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins le bouclier, le casque et l’épée, formèrent les trois premières lignes de la légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent les corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en compagnies, que l’on appelait centuries. La première en comprenait, dit-on, quatre-vingts ; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie était à part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation ; tandis que jusque-là les jeunes patriciens composaient seuls les centuries de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plébéiens, choisis parmi les plus riches, à combattre à cheval, et il en forma douze centuries nouvelles.
Or on ne pouvait guère toucher à l’armée sans toucher en même temps à la constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans l’État s’était accrue ; ils avaient des armes, une discipline, des chefs ; chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette organisation militaire était permanente ; la paix ne la dissolvait pas. Il est vrai qu’au retour d’une campagne les soldats quittaient leurs rangs, la loi leur défendant d’entrer dans la ville en corps de troupe. Mais ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au Champ de Mars, où chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or il arriva qu’on eut la pensée de convoquer l’armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L’armée s’étant réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à sa tête et son drapeau au milieu d’elle, le roi parla, consulta, fit voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens votèrent d’abord, après elles les centuries d’infanterie de première classe, et les autres à la suite. Ainsi se trouva établie l’assemblée centuriate, où quiconque était soldat avait droit de suffrage, et où l’on ne distinguait presque plus le plébéien du patricien[18].Toutes ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine. Le patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son sénat. Mais les plébéiens acquéraient l’habitude de l’indépendance, la richesse, les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le patriciat, mais elle grandissait à côté de lui.
Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger Servius ; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut vaincue.
Les patriciens s’efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu’elle avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d’enlever aux plébéiens les terres que Servius leur avait données ; et l’on peut remarquer que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi fut qu’ils étaient plébéiens[19]. Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux principe qui voulait que la religion héréditaire fondât seule le droit de propriété, et qui ne permettait pas que l’homme sans religion et sans ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol.
Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées. Si le système des classes et l’assemblée centuriate ne furent pas abolis, c’est d’abord parce que l’état de guerre ne permettait pas de désorganiser l’armée, c’est ensuite parce que l’on sut entourer ces comices de formalités telles que le patriciat fût toujours le maître des élections. On n’osa pas enlever aux plébéiens le titre de citoyens ; on les laissa figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant à la plèbe de faire partie de la cité, ne partagea avec elle ni les droits politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plèbe resta dans la cité ; de fait, elle en fut exclue.
N’accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas qu’ils aient froidement conçu le dessein d’opprimer et d’écraser la plèbe. Le patricien qui descendait d’une famille sacrée et se sentait l’héritier d’un culte, ne comprenait pas d’autre régime social que celui dont l’antique religion avait tracé les règles. A ses yeux, l’élément constitutif de toute société était la gens, avec son culte, son chef héréditaire, sa clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre chose que la réunion des chefs des gentes. Il n’entrait pas dans son esprit qu’il pût y avoir un autre système politique que celui qui reposait sur le culte, d’autres magistrats que ceux qui accomplissaient les sacrifices publics, d’autres lois que celles dont la religion avait dicté les saintes formules. Il ne fallait même pas lui objecter que les plébéiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu’ils faisaient des sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eût répondu que ce culte n’avait pas le caractère essentiel de la véritable religion, qu’il n’était pas héréditaire, que ces foyers n’étaient pas des feux antiques, et que ces dieux Lares n’étaient pas de vrais ancêtres. Il eût ajouté que les plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu’ils n’avaient pas le droit de faire ; que pour s’en donner un, ils avaient violé tous les principes, qu’ils n’avaient pris que les dehors du culte et en avaient retranché le principe essentiel qui était l’hérédité, qu’enfin leur simulacre de religion était absolument l’opposé de la religion.
Dès que le patricien s’obstinait à penser que la religion héréditaire devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu’il ne voyait pas de gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir social pût s’exercer régulièrement sur cette classe d’hommes. La loi sainte ne pouvait pas leur être appliquée ; la justice était un terrain sacré qui leur était interdit. Tant qu’il y avait eu des rois, ils avaient. pris sur eux de régir la plèbe, et ils l’avaient fait d’après certaines règles qui n’avaient rien de commun avec l’ancienne religion, et que le besoin ou l’intérêt public avait fait trouver. Mais par la révolution, qui avait chassé les rois, la religion avait repris l’empire, et il était arrivé forcément que toute la classe plébéienne avait été rejetée en dehors des lois sociales.
Le patriciat s’était fait alors un gouvernement conforme à ses propres principes ; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il n’avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas non plus le moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n’existait pas de lois fixes, pas d’ordre social, pas de magistratures. La cité, le populus, c’est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui étaient restés, s’élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d’elle vivait la multitude plébéienne qui n’était pas un peuple et ne formait pas un corps. Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l’ordre matériel dans cette population confuse ; les plébéiens obéissaient ; faibles, généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps patricien.
Le problème dont la solution devait décider de l’avenir de Rome était celui-ci : comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière ?
Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne voyait qu’un moyen de résoudre ce problème, et c’était de faire entrer la plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des gentes. Il paraît qu’une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita Rome à cette époque, ne peut s’expliquer que si l’on voit en elle la question plus grave de la clientèle et du servage. La plèbe romaine, dépouillée de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens calculèrent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber dans leurs liens. L’homme de la plèbe emprunta. En empruntant, il se donnait au créancier, se vendait à lui. C’était si bien une vente que cela se faisait per aes et libram, c’est-à-dire avec la formalité solennelle que l’on employait d’ordinaire pour conférer à un homme le droit de propriété sur un objet[20]. Il est vrai que le plébéien prenait ses sûretés contre la servitude ; par une sorte de contrat fiduciaire, il stipulait qu’il garderait son rang d’homme libre jusqu’au jour de l’échéance, et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n’était pas éteinte, le plébéien perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la discrétion du créancier qui l’emmenait dans sa maison et en faisait son client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire acte d’inhumanité ; l’idéal de la société étant à ses yeux le régime de la gens, il ne voyait rien de plus légitime et de plus beau que d’y ramener les hommes par quelque moyen que ce fût. Si son plan avait réussi, la plèbe eût en peu de temps disparu, et la cité romaine n’eût été que l’association des gentes patriciennes se partageant la foule des clients.
Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l’y faire tomber. La clientèle était pour lui l’équivalent de l’esclavage ; la maison du patricien était à ses yeux une prison (ergastulum). Maintes fois le plébéien, saisi par la main patricienne, implora l’appui de ses semblables et ameuta la plèbe, s’écriant qu’il était homme libre et montrant en témoignage les blessures qu’il avait reçues dans les combats pour la défense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu’à irriter la plèbe. Elle vit le danger ; elle aspira de toute son énergie à sortir de cet état précaire où la chute du gouvernement royal l’avait placée. Elle voulut avoir des lois et des droits.
Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d’abord souhaité d’entrer en partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils, comme les patriciens eux-mêmes, qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre les deux ordres. Nul ne songeait à l’égalité civile et politique. Que la plèbe pût s’élever au niveau du patriciat, cela n’entrait pas plus dans l’esprit du plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc de réclamer l’égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir préféré d’abord une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas de remède à leurs souffrances ; ils ne virent qu’un moyen de sortir de leur infériorité, c’était de s’éloigner de Rome.
L’historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce langage : Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu’ils en jouissent à leur aise. Pour nous Rome n’est rien. Nous n’avons là ni foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu’une ville étrangère ; aucune religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous est bonne ; là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie[21]. Et ils allèrent s’établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de l’ager romanus.
En présence d’un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était loin de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome avec les clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa grandeur future, mais le patriciat y serait le maître. On n’aurait plus à s’occuper de cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement ne pouvaient pas s’appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On aurait dû peut-être la chasser en même temps que les rois ; puisqu’elle prenait d’elle-même le parti de s’éloigner, on devait la laisser faire et se réjouir.
Mais d’autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la grandeur romaine, s’affligeaient du départ de la plèbe. Rome perdait la moitié de ses soldats. Qu’allait-elle devenir au milieu des Latins, des Sabins, des Étrusques, tous ennemis ? La plèbe avait du bon ; que ne savait-on la faire servir aux intérêts de la cité ? Ces sénateurs souhaitaient donc qu’au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être pas toutes les conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras qui faisaient la force des légions.
D’autre part, la plèbe s’aperçut, au bout de peu de mois, qu’elle ne pouvait pas vivre sur le mont Sacré.
Elle se procurait bien ce qui était matériellement nécessaire à l’existence. Mais tout ce qui fait une société organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder là une ville, car elle n’avait pas de prêtre qui sût accomplir la cérémonie religieuse de la fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n’avait pas de prytanée régulièrement allumé où un magistrat eût l’occasion de sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales, puisque les seules lois dont l’homme eût alors l’idée, dérivaient de la religion patricienne. En un mot, elle n’avait pas en elle les éléments d’une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante, elle n’était pas plus heureuse, qu’elle ne formait pas une société plus régulière qu’à Rome, et qu’ainsi le problème dont la solution lui importait si fort n’était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de s’éloigner de Rome ; ce n’était pas dans l’isolement du mont Sacré qu’elle pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait.
Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n’ayant presque rien de commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l’un sans l’autre. Ils se rapprochèrent et conclurent un traité d’alliance. Ce traité paraît avoir été fait dans les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre deux peuples différents ; plèbe et patriciat n’étaient en effet ni un même peuple ni une même cité. Par ce traité, le patriciat n’accorda pas que la plèbe fît partie de la cité religieuse et politique ; il ne semble même pas que la plèbe l’ait demandé. On convint seulement qu’à l’avenir la plèbe, constituée en une société à peu près régulière, aurait des chefs tirés de son sein. C’est ici l’origine du tribunat de la plèbe, institution toute nouvelle et qui ne ressemble à rien de ce que les cités avaient connu auparavant.
Le pouvoir des tribuns n’était pas de même nature que l’autorité du magistrat ; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun n’accomplissait aucune cérémonie religieuse ; il était élu sans auspices, et l’assentiment des dieux n’était pas nécessaire pour le créer[22]. Il n’avait ni siège curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni aucun de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi les magistrats romains.
Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir ? Il est nécessaire ici d’écarter de notre esprit toutes les idées et toutes les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu’il est possible, au milieu des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n’avaient compris l’autorité que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu’ils voulurent établir un pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui ne fussent pas des prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour. Pour cela, le jour où l’on créa les premiers tribuns, on accomplit une cérémonie religieuse d’un caractère particulier[23]. Les historiens n’en décrivent pas les rites ; ils disent seulement qu’elle eut pour effet de rendre ces premiers tribuns sacro-saints. Or ce mot signifiait que le corps du tribun serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber l’homme en état de souillure[24]. De là venait que si quelque dévot de Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, comme si son corps eût été souillé par cette seule rencontre[25]. Ce caractère sacro-saint restait attaché au tribun pendant toute la durée de ses fonctions ; puis en créant son successeur, il lui transmettait ce caractère, exactement comme le consul, en créant d’autres consuls, leur passait les auspices et le droit d’accomplir les rites sacrés. Plus tard, le tribunat ayant été interrompu pendant deux ans, il fallut, pour établir de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie religieuse qui avait été accomplie sur le mont Sacré.
On ne connaît pas assez complètement les idées des anciens pour dire si ce caractère sacro-saint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des patriciens, ou la posait au contraire comme un objet de malédiction et d’horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance. Ce qui est certain, c’est que, de toute manière, le tribun se trouvait tout à fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans une impiété grave.
Une loi confirma et garantit cette inviolabilité ; elle prononça que nul ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer. Elle ajouta que celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait impur, que ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et qu’on pourrait le tuer impunément.
Elle se terminait par cette formule, dont le vague aida puissamment aux progrès futurs du tribunat : ni magistrat ni particulier n’aura le droit de rien faire à l’encontre d’un tribun. Tous les citoyens prononcèrent un serment par lequel ils s’engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur eux la colère des dieux, s’ils la violaient, et ajoutant que quiconque se rendrait coupable d’attentat sur un tribun serait entaché de la plus grande souillure[26]. Ce privilège d’inviolabilité s’étendait aussi loin que le corps du tribun pouvait étendre son action directe. Un plébéien était-il maltraité par un consul qui le condamnait à la prison, ou par un créancier qui mettait la main sur lui, le tribun se montrait, se plaçait entre eux (intercessio) et arrêtait la main patricienne. Qui eût osé faire quelque chose à l’encontre d’un tribun, ou s’exposer à être touché par lui ? Mais le tribun n’exerçait cette singulière puissance que là où il était présent. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plébéiens. Il n’avait aucune action sur ce qui se passait hors de la portée de sa main, de son regard, de sa parole[27]. Les patriciens n’avaient pas donné à la plèbe des droits ; ils avaient seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables. Toutefois c’était assez pour qu’il y eût quelque sécurité pour tous. Le tribun était une sorte d’autel vivant auquel s’attachait un droit d’asile.
Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe et s’emparèrent du droit de juger. A la vérité ils n’avaient pas le droit de citer devant eux, même un plébéien ; mais ils pouvaient appréhender au corps[28]. Une fois sous leur main, l’homme obéissait. Il suffisait même de se trouver dans le rayon où leur parole se faisait entendre ; cette parole était irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul.
Le tribun n’avait d’ailleurs aucune autorité politique. N’étant pas magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il n’avait aucune proposition à faire dans le Sénat ; on ne pensait même pas, à l’origine, qu’il y pût paraître. Il n’avait rien de commun avec la véritable cité, c’est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui reconnaissait aucune autorité. Il n’était pas tribun du peuple, il était tribun de la plèbe.
Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et la plèbe : l’une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un sénat ; l’autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges.
Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis, et quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à convoquer le peuple ; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat ; ils s’asseyent d’abord à la porte de la salle, plus tard dans l’intérieur. Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens ; ils les jugent et les condamnent. C’était la suite de cette inviolabilité qui s’attachait à leur personne sacro-sainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat s’était désarmé le jour où il avait prononcé avec les rites solennels que quiconque toucherait un tribun serait impur.
La loi disait : on ne fera rien à l’encontre d’un tribun ; donc si ce tribun convoquait la plèbe, la plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblée, que la présence du tribun mettait hors de l’atteinte du patriciat et des lois. Si le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l’en faire sortir. S’il saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien ne résistait aux hardiesses d’un tribun. Contre un tribun nul n’avait de force, si ce n’était un autre tribun.
Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était distribuée en tribus ; c’était le domicile qui réglait la place de chacun, ce n’était ni la religion ni la richesse. L’assemblée ne commençait pas par un sacrifice ; la religion n’y paraissait pas. On n’y connaissait pas les présages, et la voix d’un augure ou d’un pontife ne pouvait pas forcer les hommes à se séparer. C’étaient vraiment les comices de la plèbe, et ils n’avaient rien des vieilles règles ni de la religion du patriciat.
Il est vrai que ces assemblées ne s’occupaient pas d’abord des intérêts généraux de la cité ; elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il y eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour les patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n’obéissait aux sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux peuples dans Rome.
Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs, n’avaient pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être consul de la cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien n’entrait pas dans l’assemblée par curies, ni le patricien dans l’assemblée par tribus[29].
C’étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n’ayant pas pour ainsi dire d’idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion et des lois, le plébéien répondait qu’il ne connaissait pas cette religion héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se renvoyaient l’un à l’autre le reproche d’injustice ; chacun d’eux était juste d’après ses propres principes, injuste d’après les principes et les croyances de l’autre. L’assemblée des curies et la réunion des patres semblaient au plébéien des privilèges odieux. Dans l’assemblée des tribus le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique ; le tribunat était aux yeux du patricien quelque chose d’impie, d’anormal, de contraire à tous les principes ; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui n’était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat dérangeait l’ordre sacré de la cité ; il était ce qu’est une hérésie dans une religion ; le culte public en était flétri. Les dieux nous seront contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. L’histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique ; la plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population romaine devenait de jour en jour plus manifeste.
Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux peuples, c’était la guerre. Le patriciat n’avait eu garde de se priver de soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d’ailleurs veillé à ce que l’inviolabilité des tribuns ne s’étendît pas hors de Rome, et pour cela on avait décidé qu’un tribun ne sortirait jamais de la ville. A l’armée, la plèbe était donc sujette, et il n’y avait plus double pouvoir ; en présence de l’ennemi, Rome redevenait une.
Puis, grâce à l’habitude prise sous les derniers rois et conservée après eux de réunir l’armée et de la consulter sur les intérêts publics ou sur le choix des magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait à côté des patriciens. Or nous voyons clairement dans l’histoire que ces comices par centuries prirent de plus en plus d’importance et devinrent insensiblement ce qu’on appela les grands comices En effet dans le conflit qui était engagé entre l’assemblée par curies et l’assemblée par tribus, il paraissait naturel que l’assemblée centuriate devînt une sorte de terrain neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence.
Le plébéien n’était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une famille qui était originaire d’une autre ville, qui y avait été riche et considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d’ordinaire l’accompagne. Quelquefois aussi le plébéien avait pu s’enrichir par son travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la population en classes d’après la fortune, quelques plébéiens étaient entrés dans la première. Le patriciat n’avait pas osé ou n’avait pas pu abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plébéiens qui combattaient à côté des patriciens dans les premiers rangs de la légion et qui votaient avec eux dans les premières centuries.
Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome tombait, et beaucoup à gagner si elle s’élevait, fut un intermédiaire naturel entre les deux ordres ennemis.
Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir s’établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la création du tribunat, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu’il y en eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait à conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie pauvre, qui n’était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre aucune réclamation ; elle laissait aux plus aisés leur privilège, et n’exigeait pas qu’on choisît aussi chez elle des tribuns.
Quant aux patriciens, ils s’effrayaient peu de cette importance que prenait la richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus heureux que les eupatrides d’Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour où la direction de la société appartint à la richesse, les patriciens ne négligèrent jamais ni l’agriculture ni le commerce ni même l’industrie. Augmenter leur fortune fut toujours leur grande préoccupation. Le travail, la frugalité, la bonne spéculation furent toujours leurs vertus. D’ailleurs chaque victoire sur l’ennemi, chaque conquête agrandissait leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un très grand mal à ce que la puissance s’attachât à la richesse.
Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu’ils ne pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche plébéien approchait d’eux, vivait avec eux ; maintes relations d’intérêt ou d’amitié s’établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d’idées. Le plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les voeux et les droits de la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre ; il arrivait insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine de sa supériorité ; il n’était plus aussi sûr de son droit. Or quand une aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n’a plus le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les prérogatives du patricien n’étaient plus un article de foi pour lui-même, on peut dire que le patriciat était à moitié vaincu.
La classe riche paraît avoir exercé une action d’un autre genre sur la plèbe, dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme elle avait intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l’union des deux ordres. Elle était d’ailleurs ambitieuse ; elle calculait que la séparation absolue des deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l’enchaînant pour toujours à la classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s’efforça donc d’imprimer aux idées et aux voeux de la plèbe une autre direction. Au lieu de persister à former un ordre séparé, au lieu de se donner péniblement des lois particulières, que l’autre ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de travailler lentement par ses plébiscites à faire des espèces de lois à son usage et à élaborer un code qui n’aurait jamais de valeur officielle, elle lui inspira l’ambition de pénétrer dans la cité patricienne et d’entrer en partage des lois, des institutions, des dignités du patricien. Les désirs de la plèbe tendirent alors à l’union des deux ordres, sous la condition de l’égalité.
La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code. Il y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables et saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les prêtres[30]. Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne s’appliquaient qu’aux membres de la cité religieuse. Le plébéien n’avait pas le droit de les connaître, et l’on peut croire qu’il n’avait pas non plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour les gentes, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour d’autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriété à celui qui n’avait pas de sacra ; elles n’accordaient pas l’action en justice à celui qui n’avait pas de patron. C’est ce caractère exclusivement religieux de la loi que la plèbe voulut faire disparaître. Elle demanda, non pas seulement que les lois fussent mises en écrit et rendues publiques, mais qu’il y eût des lois qui fussent également applicables aux patriciens et à elle.
Il paraît que les tribuns voulurent d’abord que ces lois fussent rédigées par des plébéiens. Les patriciens répondirent qu’apparemment les tribuns ignoraient ce que c’était qu’une loi, car autrement ils n’auraient pas exprimé cette prétention. Il est de toute impossibilité, disaient ils, que les plébéiens fassent des lois. Vous qui n’avez pas les auspices, vous qui n’accomplissez pas d’actes religieux, qu’avez-vous de commun avec toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi ?[31] Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les vieilles annales, que Tite Live et Denys consultaient en cet endroit de leur histoire, mentionnaient-elles d’affreux prodiges, le ciel en feu, des spectres voltigeant dans l’air, des pluies de sang[32]. Le vrai prodige était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois. Entre les deux ordres, dont chacun s’étonnait de l’insistance de l’autre, la république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un compromis : Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres. Par là ils croyaient concéder beaucoup ; c’était peu à l’égard des principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu’il ne s’opposait nullement à la rédaction d’un code, mais que ce code ne pouvait être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen de concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le patriciat invoquait : on décida que les législateurs seraient tous patriciens, mais que leur code, avant d’être promulgué et mis en vigueur, serait exposé aux yeux du public et soumis à l’approbation préalable de toutes les classes.
Ce n’est pas ici le moment d’analyser le code des Décemvirs. Il importe seulement de remarquer dès à présent que l’oeuvre des législateurs, préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens, fut ensuite acceptée par les comices centuriates, c’est-à-dire par l’assemblée où les deux ordres étaient confondus. Il y avait en cela une innovation grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s’appliqua désormais à toutes. On ne trouve pas dans ce qui nous reste de ce code, un seul mot qui implique une inégalité entre le plébéien et le patricien, soit pour le droit de propriété, soit pour les contrats et les obligations, soit pour la procédure. A partir de ce moment, le plébéien comparut devant le même tribunal que le patricien, agit comme lui, fût jugé d’après la même loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de révolution plus radicale ; les habitudes de chaque jour, les moeurs, les sentiments de l’homme envers l’homme, l’idée de la dignité personnelle, le principe du droit, tout fut changé dans Rome.
Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et parmi eux il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu’on eut proclamé avec tant d’énergie que le droit d’écrire les lois n’appartenait qu’à la classé patricienne, le progrès des idées était si rapide qu’au bout d’une année on admettait des plébéiens parmi les législateurs.
Les moeurs tendaient à l’égalité. On était sur une pente où l’on ne pouvait plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour défendre le mariage entre les deux ordres : preuve certaine que la religion et les moeurs ne suffisaient plus à l’interdire. Mais à peine avait-on eu le temps de faire cette loi, qu’elle tomba devant une réprobation universelle. Quelques patriciens persistèrent bien à alléguer la religion ; notre sang va être souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en sera flétri ; nul ne saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices il appartient ; ce sera le renversement de toutes les institutions divines et humaines. Les plébéiens n’entendaient rien à ces arguments, qui ne leur paraissaient que des subtilités sans valeur. Discuter des articles de foi devant des hommes qui n’ont pas la religion, c’est peine perdue. Les tribuns répliquaient d’ailleurs avec beaucoup de justesse : S’il est vrai que votre religion parle si haut, qu’avez-vous besoin de cette loi ? Elle ne vous sert de rien ; retirez-la, vous resterez aussi libres qu’auparavant de ne pas vous allier aux familles plébéiennes. La loi fut retirée. Aussitôt les mariages devinrent fréquents entre les deux ordres. Les riches plébéiens furent à tel point recherchés que, pour ne parler que des Licinius, on les vit s’allier à trois gentes patriciennes, aux Fabius, aux Cornélius, aux Manlius[33]. On put reconnaître alors que la loi avait été un moment la seule barrière qui séparât les deux ordres. Désormais, le sang patricien et le sang plébéien se mêlèrent.
Dès que l’égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile était fait, et il semblait naturel que l’égalité existât de même en politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était interdit, et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours.
Il y avait pourtant une raison très forte. Le consulat n’était pas seulement un commandement ; c’était un sacerdoce. Pour être consul, il ne suffisait pas d’offrir des garanties d’intelligence, de courage, de probité ; il fallait surtout être capable d’accomplir les cérémonies du culte public. Il était nécessaire que les rites fussent bien observés et que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le caractère sacré qui permettait de prononcer les prières et d’appeler la protection divine sur la cité. Le plébéien n’avait rien de commun avec le culte ; la religion s’opposait donc à ce qu’il fût consul, ne fas plebeium consulem fieri.
On peut se figurer la surprise et l’indignation du patriciat, quand des plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d’être consuls. Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour faire comprendre cela à la plèbe ; on lui dit quelle importance la religion avait dans la cité, que c’était elle qui avait fondé la ville, elle qui présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta que cette religion était, suivant la règle antique (more majorum), le patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et pratiqués que par eux, et qu’enfin les dieux n’acceptaient pas le sacrifice du plébéien. Proposer de créer des consuls plébéiens, c’était vouloir supprimer la religion de la cité ; désormais le culte serait souillé et la cité ne serait plus en paix avec ses dieux[34].
Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter les plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et sa puissance. Dès qu’il vit que le consulat était en danger d’être obtenu par la plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes le plus d’importance, celle qui consistait à faire la lustration des citoyens ; ainsi furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui semblait trop difficile de résister aux voeux des plébéiens, il remplaça le consulat par le tribunat militaire. La plèbe montra d’ailleurs une grande patience ; elle attendit soixante-quinze ans que son désir fût réalisé. Il est visible qu’elle mettait moins d’ardeur à obtenir ces hautes magistratures qu’elle n’en avait mis à conquérir le tribunat et un code.
Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie plébéienne qui avait de l’ambition. Voici une légende de cette époque : Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses deux filles, l’une à un patricien qui devint tribun militaire, l’autre à Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un jour chez sa soeur, lorsque les licteurs ramenant le tribun militaire à sa maison frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui apprirent combien un mariage plébéien l’avait fait déchoir, en la plaçant dans une maison où les dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer. Son père devina son chagrin, la consola et lui promit qu’elle verrait un jour chez elle ce qu’elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il s’entendit avec son gendre, et tous les deux travaillèrent au même dessein. Cette légende nous apprend deux choses : l’une, que l’aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les patriciens, prenait leur ambition et aspirait à leurs dignités ; l’autre, qu’il se trouvait des patriciens pour encourager et exciter l’ambition de cette nouvelle aristocratie, qui s’était unie à eux par les liens les plus étroits.
Il paraît que Licinius et Sextius, qui s’était joint à lui, ne comptaient pas que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d’être consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle qui avait pour objet d’établir qu’un des consuls serait forcément choisi dans la plèbe, était précédée de deux autres, dont l’une diminuait les dettes et l’autre accordait des terres au peuple. Il est évident que les deux premières devaient servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur de la troisième. Il y eut un moment où la plèbe fut trop clairvoyante : elle prit dans les propositions de Licinius ce qui était pour elle, c’est-à-dire la réduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de côté le consulat. Mais Licinius répliqua que les trois lois étaient inséparables, et qu’il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La constitution romaine autorisait ce procédé. On pense bien que la plèbe aima mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la plèbe voulût faire des lois ; il fallait encore à cette époque que le Sénat convoquât les grands comices et qu’ensuite il confirmât le décret[35]. Il s’y refusa pendant dix ans. A la fin se place un événement que Tite Live laisse trop dans l’ombre[36] ; il paraît que la plèbe prit les armes et que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait à l’avance tous les décrets que le peuple porterait cette année-là. Rien n’empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne tarda guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe de pourpre et fut précédé des faisceaux ; il rendit la justice, il fut sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions.
Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu’on pût les enlever aux patriciens. Car c’était dans la vieille religion un dogme inébranlable que le droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se transmettait qu’avec le sang. La science des rites, comme la possession des dieux, était héréditaire. De même qu’un culte domestique était un patrimoine auquel nul étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient formé la cité primitive. Assurément dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu à l’esprit de personne qu’un plébéien pût être pontife.
Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la règle d’hérédité, s’était fait une religion à son usage. Elle s’était donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu. Le patricien n’avait eu d’abord que du mépris pour cette parodie de sa religion. Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le plébéien était arrivé à croire qu’il était, même au point de vue du culte et à l’égard des dieux, l’égal du patricien.
Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir que le caractère sacerdotal et le droit d’adorer la divinité étaient héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette vieille règle de l’hérédité ; elle prétendait que tout homme était apte à prononcer la prière, et que, pourvu qu’on fût citoyen, on avait le droit d’accomplir les cérémonies du culte de la cité ; elle arrivait à cette conséquence qu’un plébéien pouvait être pontife.
Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la politique, il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi ardemment convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues : le prêtre était un magistrat ; le pontife était un juge, l’augure pouvait dissoudre les assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s’apercevoir que sans les sacerdoces elle n’avait réellement ni l’égalité civile ni l’égalité politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux ordres, comme elle avait réclamé le partage du consulat.
Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse ; car depuis soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les sacrifices ; comme censeur, il faisait la lustration ; vainqueur de l’ennemi, il remplissait les saintes formalités du triomphe. Par les magistratures, la plèbe s’était déjà emparée d’une partie des sacerdoces ; il n’était pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l’hérédité religieuse était ébranlée chez les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns d’entre eux invoquèrent en vain les vieilles règles, et dirent : Le culte va être altéré, souillé par des mains indignes ; vous vous attaquez aux dieux mêmes ; prenez garde que leur colère ne se fasse sentir à notre ville. Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur la plèbe, ni même que la majorité du patriciat s’en soit émue. Les moeurs nouvelles donnaient gain de cause au principe plébéien. Il fut donc décidé que la moitié des pontifes et des augures seraient désormais choisis parmi la plèbe.
Ce fut là la dernière conquête de l’ordre inférieur ; il n’avait plus rien à désirer. Le patriciat perdait jusqu’à sa supériorité religieuse. Rien ne le distinguait plus de la plèbe ; le patriciat n’était plus qu’un nom ou un souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes les cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique religion héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le plébéien avait lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la république et sous les rois, et il l’avait vaincue.

[1] Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires, lorsqu’ils descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92.
[2] Nicolas de Damas, Fragm. Aristote, Politique, V. 9. Thucydide, 1, 126. Diodore, IV, 5.
[3] Aristote, Politique, VI, 3, 2.
[4] Varron, de Ling. lat., VI, 13.
[5] Denys, IV, 5. Platon, Hipparque.
[6] Héraclide de Pont, dans les Fragm. des hist. grecs, t. II, p. 217
[7] Diogène Laërce, I, 110. Cicéron, De leg., II, 11. Athénée, p. 602.
[8] Euripide, Phéniciennes. Alexis, dans Athénée. IV. 49.
[9] Eschine, in Ctésiphon, 30. Démosthène, in Eubul. Pollux, VIII, 19, 95, 107.
[10] Aristote, Politique, III, I, 10 ; VII, 2. Schol. ad Esch., éd. Didot, p. 511.
[11] Les phratries anciennes et les γένη ne furent pas supprimés ; ils subsistèrent au contraire jusqu’à la fin de l’histoire grecque ; mais ils ne furent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en politique.
[12] Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V, 9.
[13] Aristote, Politique, VII, 3, Il (VI, 3).
[14] Tite Live, 1, 47. Denys, IV, 13. Déjà les rois précédents avaient partagé les terres prises à l’ennemi ; mais il n’est pas sûr qu’ils aient admis la plèbe au partage.
[15] Denys, IV, 13 ; IV, 43.
[16] Denys, IV, 26.
[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n’y en e en réalité que cinq : Cicéron, De republ., II, 22 ; Aulu-Gelle, X, 28. Les chevaliers d’une part, de l’autre les prolétaires, étaient en dehors des classes.
[18] Il nous paraît incontestable que les comices par centuries n’étaient pas autre chose que la réunion de l’armée romaine. Ce qui le prouve, c’est 1° que cette assemblée est souvent appelée l’armée par les écrivains latins ; urbanus exercitus, Varron, VI, 93 ; quum comitiorum causa exercitus eductus esset, Tite Live, XXXIX, 15 ; miles ad suffragia vocatur et comitia centuriata dicuntur, Ampélius, 48 ; 2° que ces comices étaient convoqués exactement comme l’armée, quand elle entrait en campagne, c’est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux étendards flottant sur la citadelle, l’un rouge pour appeler l’infanterie, l’autre vert foncé pour la cavalerie ; 3° que ces comices se tenaient toujours au Champ de Mars, parce que l’armée ne pouvait pas se réunir dans l’intérieur de la ville (Aulu-Gelle, XV, 27) ; 4° que chacun s’y rendait en armes (Dion Cassius, XXXVII) ; 5° que l’on y était distribué par centuries, l’infanterie d’un côté, la cavalerie de l’autre ; 6° que chaque centurie a ait à sa tête son centurion et son enseigne, ώσπερ έν πολέμω, Denys, VII, 59 ; 7° que les sexagénaires, ne faisant pas partie de l’armée, n’avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices ; Macrobe, I, 5 ; Festus, v° depontani. On peut d’ailleurs remarquer que dans l’ancienne langue le mot classis signifiait corps de troupe. — Les prolétaires ne paraissaient pas d’abord dans cette assemblée ; pourtant comme il était d’usage qu’ils formassent dans l’armée une centurie employée aux travaux, ils purent aussi former une centurie dans ces comices.
[19] Cassius Hémina, dans Nonius, liv. II, v° pleritas.
[20] Varron, de ling. lat., VII, I05. Festus, v° nexum. Tite Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, I.
[21] Denys, VI, 45 ; VI, 79.
[22] Denys, X. Plutarque, Quest. rom., 84.
[23] Tite Live, III, 53.
[24] C’est le sens propre du mot sacer : Plaute, Bacch., IV, 6. 13 ; Catulle, XIV, 12 ; Festus, v° sacer ; Macrobe, III, Suivant Tite Live, l’épithète de sacrosanctus ne se serait pas d’abord appliquée au tribun, mais à l’homme qui portait atteinte à la personne du tribun.
[25] Plutarque, Quest. rom., 81.
[26] Denys, VI, 89 ; X, 32 ; X, 42.
[27] Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur. Aulu-Gelle, XIII, 12.
[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87 ; VI, 90.
[29] Tite Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v° scita plebis. Il est bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens étaient inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient pas dans des assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans cérémonie religieuse.
[30] Denys, X. 1.
[31] Tite Live, III, 31. Denys, X, 4.
[32] Julius Obsequens, 16.
[33] Tite Live, V, 12 ; VI, 34 ; VI, 39.
[34] Tite Live, VI, 41.
[35] Tite Live, IV, 49.
[36] Tite Live, 42.


Origine de la propriété en Grèce

A propos de l´ouvrage de M. Paul Guiraud, La propriété foncière en Grèce [*]

Paul Lafargue


Les deux méthodes

"Sac à papier ! Rien n´est signé, mon gendre. Tout est rompu !" s’écrie à plusieurs reprises, dans la spirituelle comédie des Faux bonshommes, Peponnet, ce type réussi de l’esprit bourgeois. Promesses de mariage, fiançailles, paroles échangées, tout cela ne vaut pas un chiffon de papier signé et paraphé. Ce même esprit bourgeois anime les historiens de l’école officielle : ils ne connaissent que les textes, étudiés en eux-mêmes et pour eux-mêmes ; ils ignorent ou négligent les faits qui ne sont pas consignés dans des documents graphiques. Cette méthode historique a été portée à sa plus formidable accumulation de citations par les érudits allemands.

En dépit de la patience inlassable et des pénibles recherches de ces bouquineurs, l’histoire n´a pas cessé d’être le roman de personnages, qui ont eu la chance d´avoir des chroniqueurs, plus vu moins fantaisistes, de leurs faits et gestes, et qui restent les grands, sinon les uniques facteurs des événements auxquels ils se sont trouvé mêlés : et quand leur action est insuffisante pour les expliquer, les historiens officiels recourent aux procédés qu´emploient les sauvages pour se rendre compte des phénomènes frappant leur imagination enfantine ; si l’écrivain se pique de libre-pensée et de philosophie il attribue l’évolution des sociétés humaines à des idées de justice, de liberté et autres semblables farfadets, mais s´il est religieux, c’est Dieu, le grand manitou, qui est la cause de tout.

Cette méthode a introduit une déplorable habitude de travail, celle des petits papiers, ou des fiches, sur lesquelles on inscrit des phrases détachées de leur contexte et des faits isolés de leur milieu. On classe et on catalogue ces fiches pour s’en servir au besoin ; un écrivain anglais, auteur de gros in-octavos, me disait un jour en me montrant l’immense tiroir, où ses morceaux de carton étaient ficelés par paquets étiquetés : voilà mon garde-manger. M. Herbert Spencer n´a qu’à réunir et à lier ensemble avec une sauce évolutionniste les fiches que ses secrétaires lui collectionnent pour pondre les indigestes volumes de sa sociologie, où les faits entassés pêle-mêle, non contrôlés, ni rapportés à leurs causes déterminantes sont de nulle signification, bien qu’accumulés par brouettées.

Il existe une autre manière d’envisager l’histoire : les documents graphiques, quoique hautement estimés, ne sont acceptés qu´à condition d’être contrôlés et complétés par les faits recueillis chez d´autres peuples placés dans des situations analogues à celles de la nation qu´on étudie.

Ceux qui emploient cette méthode, adoptent la manière de voir, si nettement affirmée par Vico et si remarquablement confirmée par l’histoire comparée, que "tous les peuples parcourent dans le temps une même histoire de quelque degré de sauvagerie et de bestialité qu´ils soient partis pour se domestiquer". De sorte que, comme le dit Marx, tout peuple parvenu à un degré supérieur de développement montre aux nations qui le suivent sur l’échelle sociale l´image de leur propre avenir. Ces historiens, au lieu de prendre les héros, les génies et les entités métaphysiques comme les uniques moteurs du mouvement humain, recherchent les causes premières et générales des événements dans les transformations du milieu économique qui, bien que de création humaine, domine l’homme et ses organisations sociales et politiques.

La négation de M. Guiraud

M. Guiraud se sert de la première méthode ; ce qui ne l’empêche pas cependant d´user timidement de la méthode matérialiste de Marx, et d’établir qu’en Grèce "l’histoire de la propriété a marché de pair avec l’histoire des institutions politiques et qu´il a toujours existé une certaine concordance entre la manière dont le sol était possédé et la manière dont les hommes étaient gouvernés" (page 635).

L’ouvrage de M. G. débute ainsi : "Une question se pose lorsqu’on aborde l’histoire de la propriété foncière dans un pays quelconque, c’est de savoir si ce peuple a débuté par le communisme ou la propriété individuelle. Pour quelques érudits, la réponse n´est pas douteuse. Ils érigent en principe que la communauté des biens est la première étape de toutes les sociétés humaines et ils n´admettent pas qu’aucune d´elles ait dérogé à celte règle". Le professeur de l’école normale répond sans hésitation que cette théorie est fausse en ce qui concerne la Grèce, car "il n´y a pas dans toute la littérature ancienne un seul texte qui, sainement interprété, confirme l´assertion que les premiers grecs ont connu le communisme agraire" (21). A ce compte, parce que dans toute la littérature gréco-latine, il n’existe pas un seul texte rapportant qu’Aristote ait fait ses débuts dans la vie en bavant et en salissant ses langes, nous devons supposer qu´il est venu au monde, comme Minerve jaillissant du cerveau de Jupiter, homme fait et armé de toutes les connaissances de son époque.

Cependant M. G. rapporte que Virgile dit, qu´avant Jupiter, on ne marquait, ni ne délimitait la terre, que Tibulle assure qu’à cette époque on ne plaçait pas de bornes aux champs et que Justin parle du règne de Saturne sous lequel les hommes vivaient en communisme et sans patrimoine. "Mais ces traditions ont plutôt trait à l’Italie qu´à la Grèce" (6).

M. Esmein, qui écrit l’histoire avec des textes, prétend avoir trouvé dans Homère et ailleurs des textes prouvant que les Grecs ont connu le communisme agraire. Mais M. G. passe ses citations à son laminoir officiel et leur extrait un sens opposé, afin de bien démontrer que d´un texte on peut tirer l´opinion qu´on veut. Laubardemont ne demandait que deux lignes pour obtenir une condamnation à mort. Job pensait un peu de même, quand sur son fumier, il s´écriait : Ah ! si mon ennemi avait écrit un livre !

M. G. oubliant que sa négation repose sur des textes, s´aventure jusqu’à déclarer que si on examine de près les passages de l’Iliade et de l’Odyssée, où il est dit que les femmes ne possèdent aucun bien, on trouve "qu´ils manquent de netteté et qu’à la rigueur on serait en droit de prétendre qu´ils n´ont pas grande signification" (59). Si M. G. connaissait les débuts de la famille patriarcale, dont il parle souvent, il verrait qu´au contraire ces passages sont d´une remarquable exactitude : car telle est, alors, la situation de la femme, elle ne possède rien, pas même sa personne. Platon pensait que telle devait être la position économique de la femme mariée : elle devait ne pas recevoir de dot et être exclue de la succession paternelle (Lois IX).

Il arrive à M. G. d´accuser Homère ou plutôt les poètes populaires qui ont créé les chants de l´Iliade et de l´Odyssée de fausser la vérité par raison d´esthétique, en ne donnant par exemple qu´un fils aux rois d´Ithaque, afin de mieux concentrer l´attention (48).

Non seulement M. G. accuse d’inexactitude les textes, mais il leur reproche encore de passer sous silence des événements considérables de la période historique. Du VIIIº au VIº siècles, il se fit des travaux de défrichement qui influèrent considérablement sur la vie des Hellènes et contribuèrent à transformer le peuple essentiellement pasteur de l’Iliade en une nation de cultivateurs, commerçant avec des produit agricoles : la Thessalie, elle-même, exportait du blé. Cependant "les auteurs anciens ne parlent pas de ces grands travaux de défrichement, parce que les changements de ce genre passent inaperçus" (134) [**]. La propriété collective du sol et le communisme agraire ont eu le même sort en Grèce, comme partout ailleurs. Jusqu’en 1847 les savants, les historiens, les philosophes et les économistes ignoraient l’existence de la propriété collective, quand par hasard, un fonctionnaire prussien, le baron Haxthausen voyageant en Russie, découvrit le Mir, qu´il décrivit comme une particularité du peuple slave, mais il ne put apercevoir la Marck en Allemagne, que Maurer ne devait découvrir que plus tard : depuis on a trouvé cette étrange forme de propriété chez tous les peuples parvenus à un certain degré de développement.

Non seulement ces phénomènes économiques dont l’action a été décisive pour la vie des Grecs ne sont pas mentionnés par les historiens et les philosophes ; mais M. G. nous informe qu´il y a pénurie de textes sur la famille patriarcale, cette base de l’Etat (46). Et lui l’historien qui n’admet que ce que disent les textes, qui nie tout ce qu’ils ne rapportent pas, est forcé d’étudier la famille patriarcale chez les Slaves méridionaux afin de se procurer quelques éclaircissements sur l’organisation "du génos hellénique et de la gens romaine" (41). Malgré lui, M. G. est obligé d’user de la méthode non officielle, qui entre ses mains ne donne que des résultats insignifiants.


La foi absolue dans les textes entraîne le croyant à de bien étranges inconséquences : on peut avoir constaté la propriété commune du sol chez tous les peuples de la terre, mais comme les textes grecs sont silencieux sur ce point, les Grecs font exception à la règle générale, "ce qui n´a rien d´étonnant de la part d´une race si éminemment progressive" (23). Les Hellènes sont le peuple unique, le peuple choisi par le Dieu-Propriété, comme Israël était l´élu de Jéhovah.

L’idée exaltée que M. G. a du peuple Grec, lui fait repousser avec dédain cette affirmation d’Ovide, qu’autrefois la terre était commune comme l´air et le soleil. "En sorte que si les premiers humains pratiquaient le collectivisme, c’était à la façon des animaux. Je n’examine pas ce qu´il y a de fantaisiste dans un pareil tableau" (6).

Il faut cependant se résoudre à l’examiner, car le Prométhée d’Eschyle nous parle d’une époque où les Grecs ignoraient le feu, comme les animaux ; ils étaient alors inférieurs aux Fuégiens de la terre de Feu et aux Bochimans de l’Afrique que l´on classe parmi les sauvages les moins développés qu´on ait découverts, et qui cependant se servent du feu.

Diodore de Sicile dit que les premiers habitants de l’Hellade ne se nourrissaient que des fruits spontanés de la terre et de la chair des animaux : c’était sans doute l’époque où ils n´honoraient que deux saisons, comme les peuples sauvages, le printemps et l’automne : en effet, la mythologie la plus archaïque ne mentionne que deux Heures : l’Heure du printemps, Thallô, (verdoyer, fleurir) et l’Heure de l’automne, Karpo (fruit).

Des Mythes grecs nous reportent à cette époque lointaine. Certains épisodes de la vie de Kronos et de la famille des Atrides, par exemple, sembleraient indiquer que les Grecs primitifs étaient anthropophages : le souvenir de ces temps reculés étaient conservés par les cérémonies du culte de Dionysos, comme la communion, ce repas symbolique pendant lequel les chrétiens mangent leur Dieu-homme, sous la forme et l’espèce d’une hostie, rappelle les repas anthropophagiques des sauvages les plus inférieurs.

Il est vrai que les mythologues officiels ont une manière facile et à la portée du premier venu d’expliquer sans cassements de tête les mythes de toutes les religions : ils n’ont pas eu la peine de l´inventer ; après des siècles d’études et de divagations sur les textes, ils sont revenus aux interprétations des rhéteurs de la période Alexandrine, pour qui les mythes n’étaient que la personnalisation des phénomènes astronomiques et météorologiques, comme si les sauvages et les barbares étaient des pédants de cabinet, affranchis des nécessités matérielles et uniquement préoccupés d’élucubrer des abstractions. Mais il faut renoncer à cette agréable méthode si l’on veut donner un sens réel à certaines particularités de l´histoire des dieux de l’Olympe qui scandalisaient si fort Platon. De son temps on ne songeait pas encore à les métamorphoser en jeux innocents des forces de la nature.

Athéna, avant de devenir l’agia sophia des philosophes, a été la féroce déesse d’une tribu de guerriers sauvages. Une légende conservée par Tzelzes nous la représente tuant son père qui voulait la violer, l’écorchant et se parant de sa peau, comme Héraclès de la dépouille du lion Néméen. Son culte gardait le souvenir de sa primitive férocité. Elle était dans la Troade une divinité sanguinaire ; sur ses autels on répandait du sang humain : cette Troyenne Athéna était si vénérée qu’Alexandre s’arrêta à Illios pour lui consacrer des offrandes et que Xerxès lui immola un millier de taureaux. Porphyre raconte qu’à Laodicée, on avait l’habitude de lui sacrifier des vierges. (De Abst., II, §56). Sa compagne Agraulos, la fille de Kekpros, logeait avec elle et Diomède dans le temple de Salamine et tous les ans on lui immolait un homme. L´image d’Athéna, avant de devenir un des chefs-d’oeuvre de la statuaire, avait été un informe bloc de bois, rudi palo et informi ligno, dit dédaigneusement Tertullien (Apol. adv. Gent. XVI), qui était tombé du ciel le jour de la fondation de l’acropole d’Athènes. Ce morceau de bois, image de la déesse poliade de l’illustre cité des arts et de la philosophie, ressemble beaucoup à ces fragments de pierre cristalline que les sauvages d’Australie adorent, comme des excréments de la divinité. Fustel de Coulanges, qui fait de la religion la base de la famille et de la société antiques, supprime ces particularités auxquelles les anciens attachaient une importance capitale, ainsi que le prouvent les récits de Pausanias, et il nous fabrique une religion païenne sur le modèle de la religion du Dieu des bonnes gens de la bourgeoisie honnête et modérée.

L´histoire et la philosophie officielles peuvent se scandaliser et crier à la profanation, mais les mythes du paganisme grec nous représentent les Hellènes primitifs comme des sauvages, dont ils avaient par conséquent les moeurs, l’organisation familiale et les formes de propriété, bien que cela paraisse fantaisiste à M. G. Il n´y pas eu de peuple exceptionnel, toutes les nations, ainsi que tous les hommes, passent par les mêmes phases d’évolution.

Le communisme des Grecs

M. Guiraud, pour ne pas s’écarter de la routine académique, affirme que le patriarcat est la forme primitive de la famille, et il appuie son affirmation sur un passage des Lois de Platon. Cependant le philosophe grec préconise dans sa République (liv. V) une forme de famille antérieure au matriarcat : dans cette forme les relations sexuelles ont cessé d’être absolument promisques, et ne sont permises qu’entre personnes appartenant à la même couche génératrice : ainsi que c’était le cas aux îles Hawaï peu avant qu´elles furent découvertes par Cook en 1778. Les tribus Hawaïennes étaient divisées en cinq couches génératrices : 1º la couche des aïeux ; 2º celle des grands-parents ; 3º celle des parents ; 4º celle des enfants ; 5º celle des petits-enfants. Les individus d´une même couche se considéraient comme frères et soeurs et se mariaient entre eux ; ils étaient les enfants des couches antérieures et les géniteurs des couches postérieures ; il leur était interdit d´avoir des relations sexuelles avec les individus des autres couches. Il est inadmissible que Platon, qui "a souvent lu dans l’âme des premiers hommes" (60), ait pu imaginer une aussi extraordinaire forme communiste de la famille, aux antipodes de celle du patriarcat ; cependant c´est celle qu’il recommande dans sa République. Peut-être la tenait-il de voyageurs, des prêtres de l´Egypte qu´il admirait si sincèrement, ou des initiés aux mystères de Déméter et de Dionysos, qui devaient conserver les traditions de l’époque préhistorique, pendant laquelle les hommes, selon la hautaine formule des patriciens romains ne pouvaient nommer leurs pères, ne connaissaient pas le mariage et s´accouplaient comme des bêtes.

Quand on écarte ces difficultés et mille autres semblables, on peut carrément déclarer avec M. G. que "la théorie du Matriarcat est radicalement fausse". Cependant notre auteur cite un fragment de Nicolas de Damas rapportant qu´en Lycie, les filles héritaient de préférence aux fils (212), ce qui est radicalement opposé à tout ce que nous savons de la famille patriarcale et reproduit ce qu’Hérodote dit de la famille égyptienne.

Le mariage de Héra avec son frère Zeus, qui en Crète était nommé "le mariage sacré" nous ramène aux relations sexuelles entre frères et soeurs des tribus Hawaïennes, lesquelles ne furent interdites que lorsque la tribu se divisa en géné ou clans. Le caractère de Clytemnestre dans la trilogie d’Eschyle, si transformé par Sophocle et Euripide, (chez ce dernier, au lieu d’être une Justicière qui punit Agamemnon pour avoir attenté à ses droits de mère, elle est dégradée à n’être qu’une misérable adultère), ainsi que le plaidoyer des Euménides et d´Apollon devant Athéna, sont incompréhensibles si on n’admet pas ce que Bachofen appelait le Droit de la Mère.

On est également en droit de demander aux mythologues qui nient le Matriarcat d’expliquer la scène grotesque que joue Zeus dans l’Olympe et qui ressemble tant à la couvade basque : car c’est bien un accouchement qu´il simule. Athéna sortit de son ventre, rapporte Hésiode, ce n´est que plus tard qu’on imagina de la faire s’élancer de sa tête. Plutarque dit qu’à Amathonte on répétait tous les ans une pareille comédie, "un jeune homme, couché dans un lit, imitait les cris et les mouvements d´une femme en travail" (Thésée, § 18). Le père, quand il supplanta la mère dans la direction de la famille, voulut faire croire que c’était lui et non la femme qui mettait au monde l’enfant.
Il faut connaître ces formes primitives de la famille pour comprendre comment la tribu s´est divisée en géné, qui ensuite se sont morcelées en familles patriarcales.

La propriété s´est constituée durant le cours des transformations familiales contribuant à déterminer et à précipiter les différentes phases de cette évolution. Au début le sang est le seul lien qui unit tous les membres de la tribu et du génos, tous ont le même sang dans les veines ; la femme ne quitte jamais son génos, "elle est la mère du clan", disent les Peaux-Rouges. Dans la famille patriarcale la femme est de sang étranger, elle a quitté son génos pour venir habiter dans celui de son mari qui l’adopte : le mari romain la considérait comme sa fille. La propriété et le sang sont alors les liens qui unissent toutes les familles patriarcales du génos.

Tout le génos habile sous le même toit ; on a trouvé parfois plus de 700 individus cohabitant dans la même demeure : mais lorsque le génos se fragmente par familles patriarcales, chaque famille loge dans une maison particulière et toutes les maisons s’agglomèrent pour former un village, qui d’ordinaire porte le nom du génos ; au début les membres du génos peuvent seuls résider dans le village, ce n´est que plus tard qu’on y admet les étrangers.

La terre, propriété commune de toute la tribu, est divisée en autant de territoires qu´il y a de géné, mais une partie reste toujours indivise. Le territoire du génos appartient en commun à tous ses membres : les terres arables, cultivées en commun et leurs récoltes consommées en commun, tant que tout le génos habite dans une même demeure, sont divisées en autant de lots qu´il y a de familles patriarcales, dès qu’elles se séparent. Mais les bois, les prairies et les eaux restent indivis. Les terres arables d´abord alloties annuellement, puis à de plus longs intervalles, finissent par s’immobiliser comme propriété privée des familles.

La propriété privée se manifeste d’abord non par la possession du sol, mais par celle des objets mobiliers (armes, bijoux, métaux, bestiaux, esclaves, etc.). La terre n´est devenue propriété privée que par un subterfuge : la maison, à cause de sa construction élémentaire, est considérée par les barbares comme objet mobilier ; on la brûle à la mort de son propriétaire avec ses armes, ses chevaux et autres biens meubles. La maison. étant objet mobilier, peut être possédée comme propriété privée, elle communique cette qualité au sol sur lequel elle s’élève, puis au terrain qui l´environne. Et c´est parce que la famille possède une maison dans le village qu’elle participe aux distributions de terres arables et qu’elle a le droit de pâturage dans les forets et les prairies restées communes. "L´habitation de l´homme est la mère du champ, dit le proverbe germain, cité par M. G., la part du champ détermine celle de la pâture ; la part de la pâture, celle de la forêt".

Tous les peuples dont on a pu étudier les origines ont traversé, plus ou moins rapidement, ces formes primitives de la propriété, M. G. nous fournit dans son ouvrage si richement documenté, les textes nécessaires pour prouver que les Grecs ne font pas exception à la règle générale.


Aristote et des savants modernes constatent que plus de 28 villages de l’Attique portent des noms de famille ; et ils affirment que les noms de village terminés en idai et adai sont également des noms de famille. Un fait analogue s´observe à Teos, dont les divisions territoriales sont presque toutes désignées par des noms de personnes, qui sont les éponymes de géné ayant séjourné pendant longtemps dans les cantons qui tirèrent d’elles leurs appellations (69-70). M. G. établit donc ce fait important que tous les villages de l’Attique et de Teos ont été habités par des individus appartenant au même génos, qui se considéraient parents, omogalaktes, nourris par le même lait, c’est-à-dire, issus de la même mère, comme les sauvages, vivant dans le communisme du génos, avant l’apparition de la famille patriarcale.

M. G. nous dit que chaque génos se composait de 10 à 12 familles patriarcales formées par 5 ou 6 ménages : en mettant 5 personnes par ménage, cela fait 25 à 30 par famille patriarcale, et 250 à 360 par génos : c’est peu. On sait qu´au Vº siècle avant J.-C. la gens Fabia put mettre sur pied 306 guerriers pour combattre les Veiens, ce qui autorise à porter le nombre de ses membres à 1000 ou 1200. Il est probable que beaucoup de géné grecques approchaient plutôt de ce nombre.

M. G., par une inexplicable contradiction, va nous démontrer que les géné grecques vivaient en communauté comme les clans des Peaux-Rouges. "Le sol, dit-il, ne peut être possédé à titre personnel, il reste la propriété de tout le génos" (53) qui habite le même village, d’où les étrangers sont exclus. "Jadis, on hésitait beaucoup à introduire un étranger, fût-il déjà métèque, dans le corps des citoyens" (150), et quand on permettait à un étranger, dont on nécessitait le service comme artisan, de résider dans le village, on ne lui accordait pas pour cela le droit de posséder une maison ; mais quand on le lui donnait, "on lui octroyait l’épinomia ou le droit de jouir des pâturages publics" (152) restés indivis.

"Tous les membres du génos étaient propriétaires à titre collectif du kléros et en avaient la jouissance, comme le chef" (97). Le kléros, comme son nom l´indique, était la partie du territoire commun de la tribu, adjugé par le sort au génos : le sort est la seule manière que connaissent les sauvages et les barbares pour faire leurs distributions de terres. Dans un autre passage, M. G. est encore plus affirmatif : "les cités étaient composées d´un certain nombre de familles patriarcales... Chacune d’elles avaient la cohésion que donne la communauté des intérêts, puisque les biens étaient la propriété indivise du génos tout entier." (113).

La propriété commune du génos persiste en pleine décomposition de la famille patriarcale : des inscriptions portent que dans l’Attique, dans l’île de Cos, de Chio, qu’à Tanagra, Melos, des géné possèdent conjointement des maisons, des champs, des terrains et des temples (393 et 387).

"L’Attique était divisée en plusieurs domaines, qui nourrissaient chacun un génos. Il y avait en dehors d´eux de vastes espaces de terre à l’état de pâturages et de bois, qui n’appartenaient pas aux géné ; mais ces terres étaient des biens communaux où tout le monde avait libre accès et que nul ne possédait en propre" (383). Nous avons dit que lorsque la tribu partage son territoire entre ses clans, une partie reste propriété indivise et sert à l’isoler des tribus environnantes. M. G. se trompe quand il dit que ces biens communaux étaient accessibles à tous ; il n’y avait que les membres des géné composant la tribu, qui pouvaient y chasser ou envoyer pâturer leurs bestiaux : chez les Peaux-Rouges, quand un étranger était pris sur le territoire commun on lui coupait le nez et on menaçait de le scalper en cas de récidive.

M. G. remarque que ni Méléagre, ni aucun des héros de l’Iliade qui reçoivent des terres arables, n’obtiennent des pâturages, que l’Iliade, qui énumère les champs de blé, les arbres fruitiers et les nombreux troupeaux de Tydée, ne mentionne pas ses pâturages, et que l’Odyssée qui est bien postérieure à l’Iliade, décrivant le domaine et le bétail de Laerte ne parle pas de ses prairies (65).

M. G. a raison de s’étonner de ce fait, car la richesse des héros homériques est en bétail ; quand l’Iliade dit qu´un guerrier est opulent, c’est qu´il possède beaucoup de boeufs, de chèvres et de brebis. Ces héros qui sont des chefs militaires de géné, de phratries et de tribus ne possédant pas de pâturages, devaient faire pâturer leurs bestiaux dans les bois et les prairies appartenant à la communauté. Ces terres communales devaient être considérables, et s´étendre sur presque le totalité du territoire de la Grèce homérique dont la population se nourrissait principalement de viande et de laitage. Même au temps de Platon les Grecs consommaient tant de viande de porc, qu´il estime les porchers aussi indispensables à une cité que les boulangers (512). Originairement la Grèce était très boisée : les Hellènes étaient primitivement un peuple de pasteurs, comme le démontrent les mots nombreux et à sens variés que le mot bous (boeuf) a concouru à former bougerôn (vieillard), bouleutès (membre de l´aréopage), boulaios (qui préside aux conseils), boulé (assemblée), bouleusis (volonté), boulomachos (belliqueux), etc. Nomos, avant de signifier demeure, coutume, loi, a voulu dire pâturage.

Les terres cultivées, par contre, étaient "des îlots perdus dans une mer de bois et de prairies" ; il n’en pouvait être autrement, vu les instruments aratoires ; la charrue était un croc en bois et la bêche un pieu pointu. Le fameux jardin d’Alcinous n´avait environ que 25 ares ; le champ que les Etoliens donnèrent à Méléagre qui les avait secourus contre les Curètes, n’était que de 3 ou de 12 hectares ; les érudits ne sont pas d’accord ; le chiffre 3 est cependant le plus probable. Mais ce petit champ lui octroyait le droit de pâturage sur d´immenses prairies et bois communaux.

Les terres cultivées n’étaient pas propriété privée, nous dit M. G. ; en effet, quand Achille et Hector énumèrent les biens qu’ils transmettront à leurs parents, ils ne parlent que d’objets mobiliers et ne mentionnent pas de terres arables ; car la propriété privée commence par les biens meubles pour aboutir, après une longue série de siècles, à la possession de l’immeuble. Aussi, dans Homère, il n’est pas fait mention de vente de terres ; car "la terre comme le soleil ne peut ni se vendre, ni s’acheter", disent les Peaux-Rouges.

Les terres arables, propriété commune du génos, étaient-elles alloties aux familles qui la composaient ainsi que cela avait lieu dans les villages russes ? M. G. le nie, mais il s’empresse de nous fournir un texte pour réfuter sa négation. "Plutarque, nous dit-il, prétend qu’à Sparte l’enfant nouveau-né recevait aussitôt un des lots qui formait le territoire des citoyens" (53). Qu’était ce territoire d’où on détache des lots pour les nouveau-nés ? S’il fallait le génie de Cuvier pour reconstituer un animal antédiluvien avec un seul os fossile, il ne faut que de la mémoire à l’historien des coutumes primitives pour déduire de ce seul fait que les terres arables se partageaient annuellement entre les familles Spartiates du temps de Lycurgue et par conséquent dans toute la Grèce, à un moment donné, car, "quand on aperçoit à Lacédémone un trait de moeurs original ou une institution singulière de droit, on peut presque toujours affirmer que c’est un débris du passé conservé par exception dans la plus routinière des cités grecques" (55).

Voici l’explication de la phrase de Plutarque. Dans les villages collectivistes, lorsqu’on fait les partages agraires, des lots de terre sont toujours mis de côté et réservés pour doter les nouveau-nés et pour contenter ceux qui se plaignent d´avoir été défavorisés par le sort.

M. G. a collectionné d´autres textes pour démontrer le communisme agraire des Grecs.

Quand, au XVIº siècle, les féroces et barbares chrétiens débarquèrent au Pérou, le pays était habité par deux races superposées. Les Incas, la race conquérante, ainsi que toutes les aristocraties, conservaient les coutumes du passé et vivaient sous le régime du communisme du génos, tandis qu’il semble que les nations vaincues de ce vaste empire évoluaient vers la propriété patriarcale. Tous les ans, les terres cultivées de chaque localité étaient divisées en 3 parts : l’une était morcelée en autant de parcelles que de familles ; l´autre était attribuée aux Incas et la troisième était réservée au Soleil, le Dieu des Péruviens. Les terres du Soleil étaient cultivées en commun par toute la population, et leurs récoltes, après avoir défrayé les dépenses du culte, étaient distribuées entre les familles du village.

Une chose analogue se passait en Grèce. A chaque partage de terre ou de butin, une part était mise de côté pour Athéna, Déméter, Zeus ou n’importe quelle autre divinité, afin de constituer la propriété sacrée, qui comprenait des terres arables, des bois, des pâturages, des vignes, des maisons, etc... (365). Mais le Dieu grec, ainsi que le Dieu péruvien, n’avait qu’une propriété fictive, la masse des citoyens, l’ecclesia, était le véritable propriétaire. Le peuple de Délos disposait du domaine sacré ; réuni en assemblée, il énonçait les conditions des baux et aucune somme ne sortait de la caisse des prêtres sans un décret du peuple ; les dépenses du culte payées, les revenus ou les récoltes du domaine sacré devaient être distribué aux citoyens comme au Pérou. M. G. confirme cette opinion en rapportant la décision d´une phratrie de Mylassa qui décrète que les revenus du domaine sacré doivent être versés dans sa caisse (370 et suiv.).

"Chez les Grecs, comme chez la plupart des peuples primitifs, l’Etat se constitua lentement" (32) ; il n’existe pas tant que le génos conserve son organisation communiste, mais il prend naissance et grandit à mesure que celle-ci se transforme, et il substitue peu à peu son autorité à celle des chefs des géné et s´empare de l´administration de leurs biens communs : c´est là l´origine du domaine public si considérable dans toutes les cités grecques et qui s´agrandissait constamment par acquisitions et guerres. L´origine communiste du domaine public est bien caractérisé par la possession des mines, qui toutes appartenaient à l’Etat : car la tribu et les géné, alors même qu’elles avaient distribué les terres arables en toute propriété aux familles, conservaient toujours la propriété du très-fonds, tandis que les familles ne possédaient que la superficie, "celle qui est remuée par le soc de la charrue", disaient les Germains communistes. La possession des mines par l’Etat, indique que le sous-sol, ainsi que le sol, avaient appartenu primitivement comme propriété commune aux tribus et aux géné qui habitaient la Grèce.


Le communisme de la tribu et du génos a donné naissance chez les sauvages et les barbares qui vivaient sous son régime à des moeurs et à des coutumes absolument différentes de celles que devait engendrer l’égoïste propriété privée. Ces mœurs se sont conservées, parfois longtemps après la disparition de ce communisme primitif, dans certaines habitudes populaires et cérémonies religieuses : la religion est parfois un musée très complet des antiques coutumes.

Les membres d’un génos, avant sa segmentation en familles patriarcales, logent dans une demeure commune et prennent leurs repas en commun : la matriarche distribue les rations. Les sexes vivent à part, couchant et mangeant séparément, probablement pour éviter les relations sexuelles entre frères et sœurs, comme celles que nous révèlent le mariage d’Héra et de Zeus.

Les syssities se présentent immédiatement à l’esprit comme une reproduction des repas communistes du génos. M. G. a une objection toute prête. "C’est là une vue superficielle. L’institution dont il s’agit se rattache aux plus vieilles idées morales de la race Indo-Européenne et même de toutes les races." Les syssities ne sont que l’extension à toute la cité des repas pris dans le sein de la famille patriarcale en l’honneur des ancêtres défunts. M. G. emprunte cette vue profonde à Fustel de Coulanges, qui ramène toute l’organisation de la famille et de la cité antique au culte des morts. L’effet devient pour lui la cause. Le culte des morts n’apparaît que longtemps après la constitution de la famille patriarcale et ne fut imaginé que pour la maintenir et la perpétuer. Il n’y a nulle trace de ce culte familial des morts dans l’Iliade et l’Odyssée ; les grecs de cette époque envoient les morts demeurer dans l’Olympe, quand ils sont des demi-Dieux, comme Héraclès, ou dans l’Enfer quand ils ne sont que des héros, comme Achille. Tandis que, lorsque la famille patriarcale a pris corps, son chef mort ne quitte pas sa demeure, il est enterré dans la cour qui entoure la maison, il continue à vivre dans son tombeau et à diriger l’administration du patrimoine familial ; son héritier prétend consulter ses volontés et recevoir ses ordres : ce culte des morts était un instrument de gouvernement de la famille, une invention pour prévenir les révoltes contre l’autorité du nouveau chef. Les Spartiates, chez qui la famille patriarcale ne put s’établir dans toute sa rigidité, ne possédaient pas ce culte pour les morts, sur lequel s’étend avec trop de complaisance Fustel de Coulanges, dans la Cité antique. Ils n’enterraient pas les morts sur le domaine familial, mais dans la ville et près des temples. (Plut., Lyc., XXIX).

Les repas communs des Iroquois, dont Morgan a si admirablement étudié les mœurs, n’ont pas le moindre rapport avec le culte des morts, qu’ils ignoraient.

M. G., dans son désir de dépouiller les syssities de toute trace communiste, passe sous silence un caractère important des repas en l’honneur des morts : seuls les membres de la famille avaient droit d´y assister ; les esclaves, pour pouvoir approcher de l´autel familial, devaient être adoptés ; admettre un étranger à ces repas, c’eut été commettre une grave offense envers les morts. Si les syssities dérivaient de ces repas, ils auraient conservé ce caractère, et les étrangers, à qui on défendait de participer aux cérémonies sacrées, n’auraient pas pu y prendre part ; tandis qu’au contraire ils y étaient admis. Les Grecs, qui étaient si religieux, auraient donc commis sans le moindre remords des sacrilèges envers leur divinité poliade.

Je m´étais promis de ne me servir que des textes cités par M. G., mais je me vois obligé, pour bien mettre en relief le caractère communiste des syssities, de mentionner un fragment d’Héraclide de Pont, le disciple de Platon, qui a échappé à l’érudition du savant professeur, bien que dans la circonstance il ait une importance capitale. Héraclide décrit une andréie crétoise ; les hommes seuls assistent à ce repas communiste ; chaque table est sous la surveillance d´une matrone, qui distribue la nourriture, mettant ostensiblement de côté les morceaux de choix pour ceux qui s’étaient distingués au conseil ou sur le champ de bataille ; les étrangers étaient servis les premiers, même avant l’archonte. Un passage d’Aristote que ne cite pas M. G., dit expressément que les provisions de ces repas étaient prélevées sur les récoltes, les troupeaux et les redevances des serfs appartenant à la communauté, de sorte, ajoute-t-il, "que les hommes, les femmes et les enfants étaient nourris en Crète aux frais de l’Etat." (Pol, liv. II, ch. VII § 8). Dans un autre endroit, il prétend que ces repas avaient imposé la communauté des biens en Crète et à Sparte. (Liv. II, ch. II, § 10)

M. G. nous dit que Platon s´étant fait vieux et partant moral avait dans les Lois abandonné les théories communistes de la République, cette opinion est généralement admise : cependant quand on étudie de près les Lois, on voit qu’à part le communisme des femmes et sa dégoûtante prédilection pour l’amour infâme, il n’a rien abandonné de ses théories sur la communauté des biens. Il divise le sol de sa colonie en 5040 parts qu´il distribue aux citoyens ; mais il ne leur accorde qu´un droit de propriété illusoire, puisqu´il les oblige à apporter à la masse commune leurs récoltes et les produits de leurs troupeaux pour être divisés en trois parts : une pour les citoyens, une pour les esclaves et la troisième pour les artisans, les métèques et les étrangers. Cette dernière part est seule mise dans le commerce ; les deux autres sont consommées en commun dans des réfectoires par les citoyens accompagnés de leurs femmes et enfants. On sait que Platon reproduit les coutumes crétoises.

Les philosophes grecs étaient obsédés par le communisme, dont il restait à leur époque de nombreux vestiges, à tel point qu’Aristote qui a critiqué si sévèrement la République de Platon, retombe dans le communisme dès qu’il essaie de tracer le plan d’une cité idéale. II divise son territoire en deux parts, l’une privée, l’autre publique : les terres communes doivent servir à approvisionner les repas publics des guerriers et des magistrats, nourris aux frais de la communauté.

Si les philosophes pensaient d’une manière si communiste, c’est que, comme au moyen-âge, les habitudes communistes pénétraient encore les moeurs ambiantes. Des droits qu´on n’accordait pas aux individus, on les octroyait à leurs communautés, qui devaient ressembler aux fraternités et aux Ghildes du moyen-âge. Les étrangers, les affranchis et même les esclaves qui ne pouvaient acquérir individuellement des propriétés immobilières, pouvaient devenir propriétaires dès qu´ils s’organisaient en corporations.

M. G. nous dit que d’après Aristote et Xénophon, chaque Lacédémonien avait le droit de se servir des chiens, chevaux et esclaves d’autrui, et même de pénétrer, en son absence, dans sa maison et de puiser dans l´armoire aux provisions (19) et cet usage n´était pas particulier à Sparte (20). Il est tellement décidé à voir nulle part des habitudes communistes, qu´il assure que l’on trouve de semblables mœurs chez nos paysans, si pervertis par la petite propriété, mais il néglige de nous indiquer dans quel coin ignoré de la France se rencontrent ces paysans idéaux.

L’exemple des paysans ne lui paraissant pas convaincant, il ajoute que ces coutumes si étranges pour nous qui sommes pétris par l’égoïste propriété privée, proviennent de ce sentiment fraternel qui fait "que les hommes sont d´autant plus enclins à se prêter une assistance réciproque que l’état social est plus rudimentaire" (20).

M. G. a raison ; tant que dure le communisme primitif, les rapports les plus fraternels unissent les membres d´un même génos et d´une même tribu ; mais dès que la propriété privée s´implante, l’homme devient un loup pour l’homme. Les moeurs décrites par Aristote et Xénophon ne se retrouvent pas chez nos paysans individualistes, mais chez les sauvages et les barbares communistes. Catlin, qui a vécu des années chez les Peaux-Rouges du centre de l’Amérique du Nord, dit que n´importe quel Indien entre dans la case même du sachem ou du chef militaire de sa tribu, le basileus des Grecs, s’asseoit à table sans être invité et mange à son appétit : il ne fait que consommer des provisions qui appartiennent à tous.

Le sauvage et le barbare communistes mettent la main sur tout ce qu’ils désirent, comme Molière prenait son bien partout où il le trouvait. Cette habitude était si enracinée chez eux, que lorsque la propriété privée des familles patriarcales fut constituée, il fallut recourir aux pénalités les plus terribles pour la déraciner. Les lois de Dracon punissaient de mort le voleur, la loi des XII Tables le condamnait aux verges et à l’esclavage ; les lois barbares sont tout aussi féroces : la loi des Burgondes réduisait en esclavage la femme et les enfanta âgés de plus de 14 ans qui n´avaient pas dénonce l’une son mari et les autres leur père, coupable d´un vol de chevaux ou de bœufs. Les moeurs communistes devaient être bien puissantes à Lacédémone et le droit de propriété encore bien incertain pour qu’il fut permis à tout citoyen de disposer avec tant de sans-gêne de la propriété d’autrui.

Les causes de la décadence grecque

Je devrais m’arrêter ici ; mais M. Guiraud s’étant place au bas niveau des Deschanel du Palais-Bourbon pour affirmer que "la Grèce avait péri par le socialisme agraire", une revue socialiste ne petit laisser passer une telle assertion sans la relever, quand elle émane d´un professeur aussi versé dans l´histoire de la société grecque.

La Grèce a péri, non par le socialisme agraire, mais par la question agraire, la grande question sociale de l’antiquité, qu’elle n´a su, ni pu résoudre.

La propriété foncière était en Grèce et en Italie la base du pouvoir politique. L’industrie et le commerce n’étaient pas assez développés pour créer dans la cité antique une bourgeoisie industrielle et commerciale capable de faire contrepoids à l’aristocratie foncière, ainsi que le désirait le génie politique d’Aristote. Les villes du moyen-âge purent donner naissance à cette classe moyenne : si elles furent fréquemment ensanglantées par des luttes entre le patriciat communal et les maîtres des métiers d’un côté et les ouvriers de l´autre, elles se développèrent en opposition aux barons féodaux résidant dans les campagnes, et finirent par les dompter et les absorber. Mais l’aristocratie grecque et romaine, bien que dérivant sa puissance de la propriété foncière, était maîtresse de la cité : c’est elle qui vint en conflit avec les éléments de perturbation sociale que renfermait la cité.

La concentration de la propriété avait arraché de la terre une classe nombreuse de citoyens, qui se concentraient dans les villes ; ils n´avaient pas de moyens d’existence. Ils n’exerçaient et ne voulaient exercer aucun métier manuel, hormis celui d’agriculteur, et ils ne possédaient plus de terre. Les métiers, sordidae artes, étaient exclusivement réservés aux esclaves et aux étrangers qui n´avaient pas de droits civiques ; un citoyen se serait déshonoré en pratiquant un métier. Les travaux mécaniques, dit Xénophon dans son Economique, "déforment le corps et détériorent l’intelligence, c’est pour cette raison que les gens qui se livrent à ces travaux ne sont jamais élevés aux charges publiques", Platon veut que l’on condamne à la prison tout citoyen coupable de faire un commerce. Tite-Live nous apprend que Brutus, l’ancien, souleva la plèbe en accusant Tarquin d´avoir fait des maçons et des artisans avec des citoyens romains.

Les citoyens, sans terres et sans métiers, qui formaient la plèbe des cités de la Grèce et de l’Italie, étaient absolument sans ressources. C’est l’impérissable honneur de la pensée grecque, d´avoir donné une expression philosophique à cette situation économique, d’avoir engendré la philosophie idéaliste, à qui les chrétiens devaient emprunter leurs idées les plus élevées et que nos philosophes officiels rabâchent. L’idéal de Diogène et de Cratès et plus tard celui de Jésus : ne posséder qu´un bâton et qu´un manteau, n´était pas simplement une fantaisie de moraliste, mais la triste réalité pour nombre de citoyens et de philosophes qui ne désiraient rien plus ardemment que de posséder des champs et des maisons. Le stoïcisme de Zénon et des cyniques leur enseignait à faire bonne figure contre mauvaise fortune et l’idéalisme de Platon et des sophistes leur apprenait à faire parade de mépris pour les Biens matériels (ta Agatha), afin de paraître ne chercher et ne convoiter que le Bien idéal (to Agathon).

Quand les citoyens dépossédés devenaient trop nombreux et trop remuants, les eupatrides des cités grecques s’en débarrassaient en les envoyant fonder des colonies ; les patriciens romains avaient une précieuse ressource qu´ils ne possédaient pas, ils les enrôlaient dans leurs armées qui guerroyaient dans toutes les directions. Aussi la situation devint critique pour les propriétaires de la Grèce, quand ils ne purent exporter, comme colons, la masse croissante des citoyens pauvres ; et comme ils n’avaient pas des armées permanentes pour les massacrer, ainsi que le fit la Bourgeoisie française en juin 1848 et en mai 1871, il ne se présentait aux Grecs que deux moyens de sortir de la difficulté. Nourrir les citoyens pauvres, c´était impossible, ils étaient trop nombreux et l’Etat n’était pas assez riche ; ou remettre les choses en état par un partage des terres, par un retour à un passé assez récent pour qu’on en conservât un vivant souvenir. Le gouvernement russe a résolu de la sorte jusqu’à ces derniers temps, le problème agraire : il imposa à chaque recensement quinquennal de la population le partage des terres qui, dans certaines régions, ne s’était pas fait depuis plus de vingt ans ; les accapareurs, dépossédés d’une partie de leurs champs, les nommaient partages noirs.

Mais il n’y avait pas d’autocrate dans les cités grecques pour imposer un partage que préconisaient Platon, Aristote et la troupe des Sophistes et des rhéteurs qui pullulaient à mesure que le nombre des dépossédés grandissait. Mais quand les philosophes réclamèrent le partage des terres, il était devenu impuissant à résoudre le problème social : car le partage agraire, pour donner de bons résultats, présuppose sinon le communisme du génos, du moins l’habitation de ses membres dans les champs et l’habitude du travail agricole. Or le communisme primitif du génos avait disparu et son organisation était en pleine décomposition, au point que Cleisthène, en 505 avant J.-C., put établir que le Dème serait l’unité politique à la place du génos, c’est-à-dire qu’à partir de cette époque l’édifice politique reposa non plus sur le sang, mais sur la résidence.

Cependant ce retour en arrière, cette utopie des philosophes était la seule solution à laquelle la masse des dépossédés ajoutait foi : abolition des dettes, partage des terres, fut leur cri de guerre. Les propriétaires s’organisèrent pour la résistance ; à Athènes, à Itania, en Crète, cette terre d’élection du communisme, et dans toutes les cités, ils se lièrent par ce serment civique : Je ne voterai ni la suppression des dettes, ni le partage des terres et des maisons. Les expropriés se révoltèrent, chassèrent les accapareurs de terres et se partagèrent leurs propriétés. Mais divorcés depuis des années et même depuis des générations avec le travail agricole, ils étaient inhabiles à cultiver les terres qui leur étaient échues en partage, et pour les mettre en culture ils étaient obligés de se reposer sur le travail des esclaves, trop peu nombreux pour nourrir ce peuple de pauvres parasites ; souvent les esclaves profitaient de ces troubles et de ces révolutions pour s´enfuir. La discorde se mettait parmi les révoltés et les propriétaires bannis revenaient occuper leurs biens, grâce aux secours des ennemis de leur cité, pour être de nouveau expulsés.

Le problème social était insoluble dans l’antiquité.

Les propriétaires vaincus, bannis et errants de cité en cité, perdirent nécessairement le sentiment de la patrie, si fervent et si farouche aux beaux temps de la famille patriarcale, pour ne conserver que le sentiment de la propriété, qui autrefois se confondait avec l’amour de la patrie ; car alors on n’avait une patrie qu’à la condition de posséder un patrimoine. Ils se liguèrent dans toute la Grèce et firent cause commune contre les démagogues, qui d´ordinaire ne portaient pas la révolution au-delà des limites du territoire de leur cité. Les propriétaires, afin de les vaincre, appelèrent les Macédoniens d’abord et les Romains ensuite. C’est l’aristocratie foncière, ce sont les propriétaires qui ont livré la Grèce aux barbares, comme ils dénommaient les Macédoniens et les Romains. Les derniers champions de la liberté hellénique furent des démagogues : Dioeos, Critolaos et Damocritos, et ce n’est que "dans les basses classes de la société qu´ils rencontrèrent quelques restes de patriotisme et d’abnégation" (632). L’aristocratie propriétaire se réjouit de leur défaite et applaudit à la victoire définitive de Rome, en 146 avant J.-C.

Les classes propriétaires dans l’antiquité, comme dans les temps modernes, ont toujours trahi leur patrie pour conserver leurs iniques privilèges. L’aristocratie française appela l’étranger pour écraser la révolution bourgeoise de 1789 et la bourgeoisie de 1871 préféra livrer Paris à Bismarck que de partager le pouvoir avec les révolutionnaires : "Plutôt les Prussiens que les Prolétaires !" M. Thiers, dit "le père de la patrie", implora et obtint le concours de Bismarck pour vaincre le Paris de la Commune et égorger ses soldats. Bismarck l’a avoué et tous les journaux capitalistes ont enregistré l´aveu, sans un mot de protestation. (Voir le Temps du 19 mai 1890, page 2, colonne 4).


Notes

[*] La propriété foncière en Grèce jusqu´à la conquête romaine, par Paul Guiraud, maître de conférences à l´Ecole Normale supérieure, chargé de cours à la faculté de lettres de Paris. Ouvrage couronné par l´Académie des sciences morales et politiques. Hachette et Cie, 1893.

[**] La mythologie d’après Strabon avait été plus attentive ; puisqu´il s’explique les luttes d’Héraclès, contre le fleuve Acheloos, l´hydre de Lerne et les oiseaux du lac de Stymphale, comme autant d’efforts faits par les hommes primitifs pour endiguer les rivières et dessécher les marais. Mais les mythologues officiels, dédaigneux de ces grossières explications, prétendent au contraire que ces mythes indiquent plutôt l´action bienfaisante de la chaleur du soleil sur la terre humide (Décharme, Mythologie de la Grèce antique).


Wikipedia :

Fin de la civilisation mycénienne [modifier]

La fin de la période mycénienne pose un ensemble de problèmes qui ne sont toujours pas résolus, tant du point de vue de la chronologie que de l’interprétation des événements.

La fin du HR III B1 est marquée par quelques destructions, notamment à Mycènes. Au HR III B2, on remarque une augmentation des systèmes de défense des sites mycéniens, signe que l’insécurité augmente. Mais il ne s’agit pas d’une période de crise, car ces niveaux ont fourni un matériel archéologique qui témoigne d’un niveau de richesse qui n’a rien à envier à celui des précédents. La fin de cette période est néanmoins marquée par de nombreuses destructions sur une grande partie des sites mycéniens de Grèce continentale.

Le HR III C voit une baisse du nombre de sites en Grèce, qui peut être très importante dans certaines régions (9/10e des sites de Béotie disparaissent, 2/3 de ceux d’Argolide). Mais certains sites comme Mycènes ou Tirynthe sont toujours habités, et la culture matérielle qu’on y retrouve présente toujours des traits mycéniens, qui font que le HR III C est considéré comme un niveau de la civilisation mycénienne. On note cependant l’apparition d’un nouveau type de céramique, dite « barbare » parce qu’elle a jadis été attribuée à des envahisseurs extérieurs, et aussi une poursuite de l’augmentation de la pratique de la crémation.

Quelles sont les causes du déclin de la civilisation mycénienne à cette période ? Plusieurs explications ont été avancées. Celles concernant des facteurs naturels (changement climatique, tremblements de terre) sont aujourd’hui rejetées. Restent deux grandes théories : celles des mouvements de population et celle des conflits internes. La première attribue la destruction des sites mycéniens à des envahisseurs. On invoque tantôt les Doriens, tantôt les Peuples de la Mer. On pense désormais que les premiers étaient déjà présents en Grèce continentale auparavant, et on a donc tendance à ne plus accepter l’ancienne théorie d’une « invasion dorienne » abattant la civilisation des Achéens. Les mouvements de peuples se produisant depuis les Balkans jusqu’au Proche-Orient à cette période, mentionnés dans les inscriptions égyptiennes désignant les envahisseurs sous le nom de « Peuples de la Mer », sont eux bien certains. On sait que ces peuples sont responsables de nombreuses destructions en Anatolie ou au Levant. La mention d’un peuple nommé Eqwesh (qui rappelle le terme « Achéen ») dans un texte égyptien du XIIe siècle a fait supposer à des spécialistes que des Mycéniens auraient pris part à ces invasions (ce qui n’est pas certain). Il n’en reste pas moins que cela ne nous donne aucune certitude pour ce qui se passe dans le monde grec.

Reste la seconde théorie, qui fait choir la civilisation mycénienne au cours de conflits sociaux internes, entraînés par un rejet du système palatial par les couches sociales les plus défavorisées, qui s’appauvriraient à la fin de l’Helladique Récent. Cette hypothèse rejoint parfois la précédente, quand on essaie de mêler les divisions sociales à des divisions ethniques.

Quelles qu’en soient les causes, la civilisation mycénienne disparaît définitivement après le HR III C, quand les sites de Mycènes et de Tirynthe sont détruits à nouveau, et perdent leur importance. Cette fin, à dater des dernières années du XIIe siècle , se produit après un lent déclin de la civilisation mycénienne, qui a mis de nombreuses années avant de s’éteindre. Le début du XIe siècle ouvre un contexte nouveau, celui du proto-géométrique, début de la période géométrique, les « siècles obscurs » de la tradition historiographique.


Le système palatial mycénien

Comment se présentent concrètement les palais mycéniens ? Sur le continent grec, trois édifices, découverts à Pylos, dans le Sud-Ouest du Péloponnèse, à Mycènes et à Tirynthe, en Argolide, se démarquent de tous les autres par les caractéristiques suivantes : leurs dimensions sont nettement supérieures à celles des autres bâtiments ; leur mode de construction est élaboré ; la décoration des murs et des sols, très sophistiquée ; enfin, on remarque la présence d’un noyau architectural stéréotypé. Ainsi, l’édifice principal de Pylos s’étend sur plus de mille sept cents mètres carrés, tandis que les palais d’Argolide dépassent les trois mille mètres carrés. Les fondations de ces édifices sont particulièrement soignées. La pierre de taille est utilisée pour la construction de certains murs et des escaliers conduisant à l’étage. Les murs et les sols de certaines pièces portent une décoration peinte de motifs géométriques ou de représentations figurées – poulpes, dauphins, lions, griffons, guerriers, défilés de femmes. Le cœur architectural des trois édifices en question mesure de vingt-trois à vingt-quatre mètres de long ; il est invariablement formé d’un porche à deux colonnes, d’un vestibule peu profond et d’une grande salle presque carrée, mesurant de cent quinze à cent cinquante mètres carrés, laquelle est pourvue d’un foyer central circulaire, entouré de quatre colonnes. Le complexe palatial occupe toujours une position prééminente par rapport au site qui l’entoure. Une conception architecturale forte et originale se trouve donc à l’œuvre sur ces trois sites.

Dans le cas de l’édifice principal de Pylos, on peut compléter la définition et souligner que l’édifice palatial comporte un secteur réservé à l’archivage des tablettes inscrites en linéaire B, des pièces spécialisées dans le stockage de denrées consommables, d’autres dans l’entreposage de vases, ainsi qu’une pièce réservée à la toilette. Le travail des textiles et de l’ivoire est attesté à l’étage. On ne trouve dans cet édifice aucune trace tangible d’activité religieuse, aucun espace consacré au repos, ni aux activités culinaires. À Mycènes, le travail de l’ivoire semble également associé aux traces laissées par l’administration palatiale.

Le site de Thèbes, en Béotie, a sans aucun doute comporté un palais à l’époque mycénienne, mais ce que l’on en connaît ne ressemble pas aux édifices de Pylos ou Mycènes.

La disparition des palais mycéniens, entre 1250 et 1200 avant J.-C., due en partie à la dislocation des échanges en Méditerranée orientale, entraîne la disparition du système palatial dans le monde égéen. En même temps, on cesse d’utiliser le linéaire B. Ce bouleversement politique et culturel ouvre la voie à un nouveau mode d’organisation économique, politique et sociale, en cités, et à une nouvelle écriture, le grec alphabétique. Ces communautés recomposées se lancent alors dans l’aventure de la colonisation, tant vers l’Orient que vers l’Occident, aventure qui ne paraît pas avoir eu de précédent à l’époque mycénienne.

Les Mycéniens et la Méditerranée

Pourtant, on ne peut qu’être impressionné par la très large diffusion de la céramique mycénienne en dehors de la Grèce continentale. En effet, l’aire de répartition des vases mycéniens comprend la Sardaigne, la vallée du Pô et même la péninsule ibérique à l’ouest, l’Illyrie, la Macédoine et la Thrace au nord, l’Euphrate à l’est, et la haute vallée du Nil au sud.

Ceux que nous appelons les Mycéniens ont sans aucun doute « exporté » quelques matières premières, des produits transformés – huiles parfumées, vins, tissus – et des objets finis vers tous les rivages de la Méditerranée. Cependant, ils ne l’ont pas fait de façon uniforme. Ils ont visiblement privilégié Chypre et le Levant pour leurs échanges, négligeant presque totalement la partie septentrionale de la péninsule balkanique. Par ailleurs, les productions mycéniennes apparaissent de façon relativement marginale en Méditerranée occidentale, en Anatolie et en Égypte.

La diffusion très limitée d’artefacts, comme les figurines et les sceaux, et l’absence presque totale des techniques de construction et des formes architecturales mycéniennes en dehors de Grèce continentale permettent de nuancer les interprétations trop souvent simplistes qui sont encore proposées de la diffusion de la céramique mycénienne. Les Mycéniens n’ont sans doute pas installé de « comptoirs » ou de « colonies » à l’extérieur du continent, mais se sont contentés d’échanger certaines de leurs productions avec les régions susceptibles de leur apporter les matières premières qui leur faisaient défaut, en particulier le cuivre chypriote et l’étain anatolien nécessaires à la fabrication du bronze, sans oublier l’ivoire d’éléphant et d’hippopotame ou l’ambre de la Baltique.

Des héros, mais aussi des hommes réels

Les épopées homériques, composées au IXe ou au VIIIe siècle avant J.-C., représentent des compilations d’épisodes d’origines et de nature très variées, épisodes transmis par des traditions orales séculaires, dont certaines seulement remontent à l’âge du bronze. Ceux que Schliemann assimilait aux héros homériques sont devenus, pour les chercheurs d’aujourd’hui, des hommes réels préoccupés de compter, en grec, des rations alimentaires, des jarres d’huile, des moutons ou des pièces de tissu. Certes, on ne connaît pas l’histoire événementielle de l’époque mycénienne, mais on peut continuer à admirer les productions des artisans mycéniens dans tous les domaines où ils ont exercé leur créativité.

Pascal Darcque


[1La fameuse éruption du volcan Santorin a souvent été invoquée pour expliquer la disparition de la civilisation crétoise. Un curieux effet pour un tremblement de terre : c’est le système social et économique qui est détruit et pas seulement les habitations. Et même dans le domaine des destructions, ce sont les maisons des riches, les, temples et les palais, ainsi que les tombeaux des riches qui sont détruits. L’éruption volcanique en question s’est finalement avérée datée de façon erronée. Du coup, elle n’est plus contemporaine de la chute de l’Etat crétois, qu’il faudrait plutôt attribuer à une éruption sociale. « Sciences et Avenir » de juin 2006 expose ainsi : « Selon la revue « Science », les récents résultats de l’équipe de chercheurs dirigée par Walter Friedrich de l’université d’Aarhus (Danemark) situent l’événement entre 1627 et 1600 avant JC, confirmant au passage des datations précédentes obtenues par des Américains. » Ces recherches étaient fondées sur les restes de poussières volcaniques dans les glaces du Groenland. On constate donc deux cent ans de décalage entre éruption et renversement du régime.

Messages

  • "Les révoltes d’Hilotes de Sparte étaient sans cesse en train de couver sous la cendre et éclataient parfois avec toute la violence de l’incendie."}

    Moses I. Finley dans "Les anciens Grecs"

  • Nombre d’auteurs, notamment d’archéologues et d’historiens, ont longtemps eu des réticences à examiner l’hypothèse de révolutions sociales ayant renversé la civilisation et entraîné la Grèce dans les "Ages sombres".

    Pierre Lévêque rapporte dans « La naissance de la Grèce » : « Le monde des palais, qui laisse une impression de profonde puissance réglée sous les apparences de la démesure, s’écroule brutalement aux environs de 1200. Pylos, grande enceinte sans fortification, s’effondre, bientôt suivie de tous les autres palais sur le continent ou en Crête. C’est la ruine des forteresses et des demeures royales, la disparition de l’écriture et des formes supérieures de l’art, le retour à de médiocres collectivités sans horizon. Pourquoi ? C’est un sujet dont débattent les historiens. Les âges Sombres sont des siècles de pauvreté et de désordre. La ruine des palais plonge la Grèce dans un état de chaos et de barbarie : ce sont les âges sombres. Cette vague de destruction est difficile à expliquer. On a invoqué des tremblements de terre, voire des révoltes des dépendants surexploités. Même si ces hypothèses sont plausibles, il faut surtout rechercher l’origine de ce cataclysme dans la migration des Doriens, peuple grec demeurant jusque là en Grèce septentrionale, qui descend soudain vers les riches royaumes mycéniens, dont il s’empare par la violence. (...) Ne commettons pas l’imprudence de réduire les Âges Sombres à une période de régression et de barbarie. De grandes innovations apparaissent. Ainsi, dans l’art de la céramique, les créations du submycénien, qui constitue l’héritage de potiers achéens, sont supplantées par une nouvelle céramique, dite d’abord proto-géométrique, puis géométrique, dont les décors relèvent d’une vision géométrisée du monde. Mais cette abstraction ne doit rien, quoiqu’on en ait dit, au sang neuf des Doriens : elle résulte d’une évolution interne. » On relèvera, au delà de la contradiction d’interprétation, le fait qu’à la suite d’une destruction, ce nouveau fleurissement de l’art ne résulte pas d’un art d’Etat puisque celui-ci s’est effondré. Cette caractéristique se retrouve après la révolution sociale d’Egypte, en -2260 avant J.-C. Remarquons également que le même auteur affirme que l’effondrement de la monarchie de Crête en 1700 est due à une cause naturelle : « Dans une Crête qui n’a pas connu les migrations ioniennes, les palais surgissent vers 2000 : leur apparition est liée à celle de monarchies despotiques, dans un contexte très favorable à l’essor démographique et à l’intensification de la production. Totalement détruits par une catastrophe dans les années 1700 (sans doute des séismes et des raz de marée consécutifs à l’explosion du volcan Santorin), ils sont aussitôt rebâtis : plus grands, plus beaux. »

  • A propos de la chute de Troie, explique, Moses Finley dans « Les premiers temps de la Grèce », « Il faut donc qu’il y ait eu une cause sociale ou politique ». Il écrit ainsi dans « Les premiers temps de la Grèce » : « Troie VI fut détruite et l’ampleur de la catastrophe fut telle qu’on pense à un tremblement de terre plutôt qu’à l’action des hommes. (...) Destruction signifie d’abord démolition des palais et des forteresses. Il est légitime d’admettre que disparaît avec eux cette structure sociale spécifique, de forme pyramidale, dont ils étaient l’expression. (...) La disparition du palais fut si complète que jamais plus on ne le revit dans l’histoire ultérieure de la Grèce. » Il s’agit d’abord d’une transformation sociale mais Moses Finley n’envisage que l’action destructrice de peuples envahisseurs et ne discute pas, même pour la réfuter, l’hypothèse d’une révolution sociale. « L’empire hittite tomba en 1200 ou 1190. Bien que n’ayant aucun texte permettant d’identifier avec certitude les agents de cette destruction, il est de plus en plus probable qu’il existe un lien entre cet événement et les grandes invasions menées dans la partie orientale du monde égéen par une coalition assez lâche de peuples connus sous le nom des ’’peuples de la mer.’’ » En ce qui concerne la chute du monde mycénien, Moses Finley est moins opposé à une hypothèse révolutionnaire, tout en prétendant qu’elle est indémontrable : parlant des « siècles obscurs » qui ont connu le renversement des régimes royaux grecs, « De la Thessalie, au nord, jusqu’à Messénie et la Laconie, au sud, une douzaine de forteresses et de complexes palatiaux au moins furent complètement détruits, notamment à Iolkos, Krisa, Gria, Pylos, Mycènes et près de Sparte. L’archéologie oblige à considérer que toutes ces destructions comme contemporaines et à la date de l’année 1200 ; il est d’autre part difficile d’imaginer qu’elles n’ont aucun rapport avec des mouvements des ’’peuples de la mer’’ et des destructions de l’empire hittite. La coïncidence serait trop remarquable et le serait d’autant plus à partir du moment où l’on prend en considération que l’agitation s’étendit vers l’est jusqu’en Mésopotamie et toucha à l’ouest l’Italie, les îles Lipari, la Sicile et peut-être la France ainsi que la mer Baltique au nord. Voilà qui indique un mouvement de peuples de grande ampleur. » Cela indique surtout que Moses Finley n’envisage pas un mouvement social s’étendant de part en part comme une vague, un tsunami social. Pourtant le monde connaîtra ce type de vague dans les années 1780 ou 1848. Cependant, même Moses Finley que l’on a vu peu enclin à présenter l’effondrement du monde grec en – 1200 comme une révolution, le décrit ainsi : « après l’élimination des rois du monde mycénien et, avec eux, de toute l’organisation du pouvoir dont ils étaient comme la tête, la société eut à se réorganiser en trouvant de nouveaux modes de fonctionnement, de nouvelles valeurs conformes aux nouvelles conditions matérielles et à la situation sociale nouvelle. (...) Si, comme c’est probable mais non démontrable, le monde mycénien, au moment de sa disparition, n’a pas été sans connaître des soulèvements sociaux internes, il serait logique de penser qu’on s’en est souvenu lorsqu’il s’est agi de mettre en place de nouvelles structures. » Comme on le voit, c’est sur un mode très défensif et prudent que Moses Finley reconnaît par ci par là la place de la révolution, tout en s’excusant par avance de le faire. Il en va de même quand Moses Finley analyse la chute de Cnossos en Crête : « Le minoen récent II vit Cnossos au sommet de sa puissance. Depuis Evans, on a toujours placé la fin de cette période vers - 1400 avant J.-C. Ce fut donc une ère assez brève ; elle se termina par une catastrophe qui toucha l’ensemble de l’île. Un tremblement de terre a pu être un des facteurs, mais il n’est pas à lui seul une explication suffisante, car cette fois-ci, contrairement aux précédentes, il n’y a pas eu de rétablissement (...) Peut-être une catastrophe naturelle (si c’est réellement ce qui s’est produit) s’est-elle suivie par l’expulsion des maîtres grecs, sous le coup de quelque insurrection populaire qui balaya du même coup les vestiges d’une puissance insulaire déjà sérieusement affaiblie par les envahisseurs grecs au siècle précédent. Mais ce ne sont là que des spéculations ne reposant sur rien de solide. » Quand il n’a aucune preuve d’une invasion de peuples ou d’un tremblement de terre, il ne met pas autant de précautions oratoires que lorsqu’il a évidemment affaire à une révolution sociale ! Ainsi, après avoir expliqué la destruction du palais Kato Zakro de Crête par un soulèvement volcanique à Santorin, il rajoute : « il faut donc qu’il y ait eu une cause sociale ou politique à l’abandon de Kato Zakro. » C’est toujours très discrètement et avec beaucoup de précautions qu’est envisagée l’hypothèse d’une révolution sociale qui est présentée, au mieux, comme une cause seconde.

  • Actuellement certains historiens remettent en question le pojnt de vue selon lequel les cités mycéniennes disparues en 1200 avant J.-C auraient été dévatées par l’invasion des "peuples de la mer", donc par la guerre. C’est le cas de l’ouvrage de Etienne, Müller et Prost intitulé "Archéologie historique de la Grèce antique" où l’on peut lire une dénégation de l’idée de continuité de la civilisation grecque antique et de celle d’agression militaire extérieure au profit de l’idée de crise intérieure ayant provoqué la chute de la civilisation (en même temps que la disparition de tout témoignage de l’histoire de la période) :

    "On a longtemps parlé, pour qualifier la période allant du 11ème au 8ème siècle de "sicècles obscurs", de Moyen-Age du monde grec. Cette qualification péjorative est le résultat précis de l’absence de tout témoignage écrit, surtout littéraire qui puisse éclairer un tant soi peu la période. (...) Les découvertes de Schiliemann, qui invente l’âge du bronze et y annexe l’épopée homérique et celle de Petrie, qui établit le premier un synchronisme entre la chute des palais mycéniens et la 19ème dynastie égyptienne (vers 1200 avant J.-C), ont pour corollaire la création d’un immense vide, allant de 1200 à 750 avant J.-C environ ; ce vide est négligé aussi bien par les philologues, puisqu’il est sans récit littéraire, que par les archéologues ou les historiens (...) Les âges obscurs le sont de moins en moins. Trois siècles d’histoire grecque s’écrivent désormais surtout grâce aux travaux des archéologues, sur la base de trois synthèses anglo-saxonnes : A. Snodgrass (1971), V. Desborough (1972) et J-N Coldstream (1977).

  • Le système palatial est brutalement détruit : sur tous les sites, la stratigraphie situe les niveaux de destruction au 13ème siècle. Longtemps les archéologues ont cru pouvoir décrire un phénomène concentré dans le temps, à la fin du siècle. En fait, les recherches récentes et une meilleure connaissance de la chronologie de la céramique mycénienne indiquent que l’effondrement du système palatial caractérise tout le 13ème siècle. (...) C’est le palais de Pylos qui inaugure cette période de troubles, dès 1300 avant J.-C. La vague de destructions touche Thèbes et les ateliers palatiaux vers le milieu du 13ème siècle. Vers la même époque, à Myccènes, les traces d’un violent incendie sont repérables dans la région du cercle B (...) Il s’agissait d’une zone d’édifices officiels (...) A la fin du siècle, des dommages plus sévères et plus étendus ont raison d’une bonne partie du palais et si le site est réoccupé, ce n’est que par un habitat pauvre et resserré. A la même date, la citadelle de Gla, point fortifié dans la région du Lac Copais (Béotie) est détruite.

    Une explication a longtemps dominé : celle d’une invasion généralisée et soudaine. Deux sources d’information semblaient soutenir ce point de vue, les mythes et la langue. En effet, si l’on en croit certains auteurs dont, entre bien d’autres, Thuycide, les Grecs de l’époque historique qui parlaient le dialecte dorien, installés essentiellement dans le Péloponnèse, puis dans certaines Cyclades comme Mélos ou Théra, à Rhodes et sur les côtes de la Carie, croyaient que leurs ancêtres étaient venus de la Doride dans le Péloponnèse avec les Héraclides, les descendants d’Héraclès, dans le but de reprendre le domaine du héros spolié par Eurysthée, roi de Mycènes.

  • Tout en rejetant l’hypothèse d’une invasion dorienne, certains historiens soutiennent l’idée que des groupes de populations étrangères se sont infiltrés progressivement en Grèce et ont modifié en profondeur certains éléments de la culture mycénienne (...) cette vision nuancée s’appuie cependant sur peu de preuves, et ne saurait expliquer la destruction brutale du système palatial en divers points du monde grec.

    Une autre série de données archéologiques a été invoquée pour prouver la menace d’invasions : le renforcement, voire la construction des fortifications. A Mycènes ou à Tirynthe, les fortifications sont consolidées, notamment pour préserver les accès aux citernes. Gla se dote d’un rempart juste avant d’être détruite. Outre ces travaux de fortification, certains sites voient l’édification, à l’intérieur de leur rempart, de bâtiments étroitement dépendants du palais (...). la construction ou la consolidation de fortifications témoignent certes d’un climat d’insécurité. Il est toutefois difficle de préciser contre quel envahisseur ces dispositifs étaient prévus. la menace d’une invasion étrangère généralisée est en tout cas peu problable : comment expliquer en effet que des sites comme pylos, Nichoria (sud du Péloponnèse) et Orchomène (Béotie) soient restés sans fortification ?
    On a tenté de sauver, coûte que coûte, l’hypothèse d’une invasion, en croyant trouver les envahisseurs dans les mystérieux "Peuples de la mer", connus du monde égyptien, notamment sous le régime de Merenptah (1213-1203 av. J.-C) et les premiers pharaons de la 20ème dynastie. Si ces peuples sont avec vraisemblance responsables de la chute de l’empire hittite et ont saccagé les sites de la côte syro-palestinienne, rien n’atteste toutefois leur venue en Grèce. (...) L’hypothèse d’une invasion ne permet pas d’expliquer la chute des palais continentaux, dans la mesure où il s’agit d’une "invasion sans envahisseurs" (Snodgrass, 1971).

  • Si des phénomènes naturels peuvent être à l’origine de la ruine de certains palais, d’autres ont dû connaitre des conflits internes, opposant soit deux états mycéniens entre eux, soit différents groupes sociaux à l’intérieur de ces communautés. Les Doriens pourraient représenter alors une population installée dans le monde mycénien depuis longtemps, mais asservie, qui se serait révoltée au 13ème siècle. le renforcement des infrastructures défensives pourrait provenir d’une multiplication des troubles et des guerres entre communautés, en proie à l’instabilité. (...)

    Aux environs de 1200 av. J.-C, presque tous les grands centres du continent sont totalement ou en partie ruinés. Le 13ème siècle correspond à la destruction d’un certain type d’organisation économique et politique, ou de ses manifestations les plus évidentes, comme le palais, les tablettes inscrites, les objets d’or ou d’ivoire, les vases métalliques, les tholoï. (...)
    En effet, entre 1300 et 1200 av. J.-C, tout de suite après la chute du système palatial, on constate une diminution des sites occupés, qui peut aller jusqu’à 90% dans un territoire comme la Béotie ou le sud-ouest du Péloponnèse. (...) A partir du 12ème siècle, les transformations semblent s’accélérer : la destruction du système palatial suppose une mutation politique et économique dont nous ne mesurons rien mais qui dut sans doute parcourir en profondeur la société de l’époque. (...) Il n’est pas nécessaire de supposer en sus des facteurs externes tels que des migrations ou des invasions pour expliquer la création de modes de vie nouveaux. (...) Continuité et discontinuité

    Précisément, ces transformations soulèvent un problème de fond : y a-t-il continuité ou discontinuité entre le monde mycénien et les donénes nouvelles ? Y a-t-il eu coupure radicale, transformation rapide ou évolution progressive ?
    La question vaut d’être posée, dans la mesure où elle conditionne notre vision du processus historique qui conduit d’un système uniforme, celui du palais mycénien, à la constellation disparate des cités grecques. (...) Par-delà les particularismes, par-delà les accidents ou l’état lacunaire de nos sources, un constat s’impose : peu de trouvailles peuvent prétendre étayer l’hypothèse d’une continuité entre la Grèce mycénienne et la Grèce des cités. il ya indiscutablement eu rupture matérielle, même si des formes résiduelles du monde mycénien ont perduré pendant un temps plus ou moins long.

    Les pratiques rituelles et la nature des divinités honorées à partir de l’âge du Fer soulèvent, elles aussi, de manière encore plus aigüe, le problème de la continuité. (...) En définitive, si l’on met à part quelques très rares exceptions, il y a eu rupture. Et la forme la plus manifeste de cette rupture est observable dans la configuration des sanctuaires d’une époque à l’autre : alors qu’à l’époque mycénienne, le sanctuaire est intégré dans le tissu urbain, le sanctuaire du premier millénaire, lui, qu’il soit isolé ou non par un péribole, constitue une entité autonome (...). ces transformations sont fondamentales : elles impliquent un rapport différent à la divinité, qui substitue au principe de hiérarchie humaine celui de transcendance divine, et donc une certaine forme d’égalité entre tous les dévots : à partir du premier millénaire, le sanctuaire grec est, à condition de respecter des règles religieuses indépendantes du statut social, accessible à tous."}

  • La Grèce antique évoque-t-elle pour nous la révolution de – 431 avant J.-C ? Milet, en Asie Mineure est connue pour son développement économique et culturel mais pas pour la révolution sociale qui a opposé riches et pauvres, durant 50 ans, vers – 600 avant J.-C. Athènes nous fait-elle penser à la révolution des citoyens en – 508 -507 avant J.-C ? Qui se souvient que l’ouvrage « Politique » d’Aristote traite d’un sujet essentiel pour la classe dirigeante : comment éviter les révolutions sociales et politiques ? Il y développe non seulement les causes fondamentales des révolutions, les étincelles capables de les enflammer mais aussi et surtout la manière de structurer le pouvoir pour ne pas susciter des révolutions. On comprend que sa compétence en ait fait le précepteur du futur empereur grec Alexandre ! Son expérience des soulèvements populaires est d’autant plus grande que les villes, ayant des organisations politiques indépendantes, ont connu de multiples sortes de pouvoir et de renversement du pouvoir, qu’il cite d’ailleurs abondamment. Qui se souvient que la noblesse de Corfou fut anéantie en – 427 avant J.-C par le peuple révolté, en particulier par les femmes. Si l’empire romain rappelle un peu la révolte de Spartacus entre –74 et -71 (avant J.-C), qui se souvient des multiples révoltes et révolutions des esclaves grecs en – 494 et – 413, de la plèbe romaine en – 471 (avant même que l’esclavage romain prenne de l’ampleur) et des multiples révoltes et révolutions des esclaves romains – 419, en – 413, – 258, en – 198 (révolte d’esclaves de plusieurs régions d’Italie), en – 185 (en Apulie) ? Le peuple juif a certes gardé le souvenir de la révolte de la population paysanne opprimée menée par Judas Macchabée, entre – 193 et –160 mais elle le présente comme un acte de conscience nationale et confessionnel, alors que cette révolution a opposé des masses rurales à la bourgeoisie juive de Jérusalem alliés aux maîtres syriens, révolution qui a triomphé entre -167 et -164. Qui se rappelle de Corfou pour la grande révolte dans laquelle les femmes étaient à la tête de l’anéantissement d’une noblesse détestée ? Qui se souvient d’Eunus, héros légendaire des esclaves de Sicile, qui ont mené une guerre à Rome de -166 à -132 ? Qui se pense à l’Etat de Carthage à propos de la révolution des esclaves en – 198 avant J.-C et de la révolte en Sicile et en Grèce de – 136 à – 129 ? L’empire chinois a connu de multiples révolutions, renversé en 617 puis à nouveau menacé en 756, 764, 861, 874, 1123 et 1628 ! Sa principale philosophie, le confucianisme, n’a-t-elle pas pour but principal de justifier l’ordre hiérarchique, et le pouvoir royal, face aux contradictions sociales et politiques violentes.

  • La révolution contre l’Etat et la classe dirigeante de l’île de Crête (qui détruisit tous les bâtiments officiels et tous les édifices religieux du régime de Cnossos) eut lieu en 1425 avant J.-C. Les analyses historiques de la chute de la Crête de Cnossos évoquent souvent un tremblement de terre ou une éruption volcanique. La fameuse éruption du volcan Santorin a souvent été invoquée pour expliquer la disparition de la civilisation crétoise. Un curieux effet pour un tremblement de terre : c’est le système social et économique qui est détruit et pas seulement les habitations. Et même dans le domaine des destructions, ce sont les maisons des riches, les, temples et les palais, ainsi que les tombeaux des riches qui sont détruits. L’éruption volcanique en question s’est finalement avérée datée de façon erronée. Du coup, elle n’est plus contemporaine de la chute de l’Etat crétois, qu’il faudrait plutôt attribuer à une éruption sociale. « Sciences et Avenir » de juin 2006 expose ainsi : « Selon la revue « Science », les récents résultats de l’équipe de chercheurs dirigée par Walter Friedrich de l’université d’Aarhus (Danemark) situent l’événement entre 1627 et 1600 avant JC, confirmant au passage des datations précédentes obtenues par des Américains. » Ces recherches étaient fondées sur les restes de poussières volcaniques dans les glaces du Groenland. On constate donc deux cent ans de décalage entre éruption et renversement du régime. L’historien Moses Finley, peu suspect de voir partout des révolutions

  • Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet dans « Travail et esclavage en Grèce antique » : « Une étude précise du statut foncier, de ses formes diverses, de ses modifications historiques, s’avère d’autant plus indispensable que, pour cette période ancienne où l’économie reste pour l’essentiel agricole, les conflits de classe s’enracinent dans le problèmes liés à la tenure du sol. Au départ, la ville s’oppose à la campagne comme lieu d’habitat d’un certain type de propriétaires fonciers (à Athènes, les Eupatrides), monopolisant l’Etat, concentrant entre leurs mains les charges politiques et la fonction militaire. C’est seulement plus tard (à Athènes au 6e siècle) que l’agglomération urbaine servira de cadre à des activités industrielles et commerciales autonomes, complètement séparées de l’agriculture. En ce sens, Marx pourra écrire : « L’histoire ancienne classique est l’histoire des cités, mais des cités fondées sur la propriété foncière et l’agriculture. » (...) La crise permanente du vieux mode rural de dépendance est un des traits majeurs de l’histoire grecque, et cela dès l’époque archaïque. Au 5e siècle, quand les hilotes de Messénie se révoltent, ce n’est pas un fait nouveau. A la fin du siècle au plus tard, ce sont les pénestes de Thessalie qui entrent en mouvement. Au 4e siècle, c’est tout l’équilibre politique et social de la principale cité archaïque, Sparte, qui est détruit. (...) Même la Crête n’apparaît plus comme le sanctuaire qu’elle a longtemps été. Aristote la dépeint devant sans doute son salut à sa position insulaire – « la classe des pérèques se tient tranquille en Crête, alors que les hilotes se révoltent fréquemment. » -, mais il ajoute aussitôt que « l’arrivée récente d’une armée venant de l’extérieur a fait sauter aux yeux de tous la faiblesse des institutions crétoises. (...) Un fragment de Diodore de Sicile, publié en 1827, donne un récit composite de la révolte survenue à Sparte après la première guerre de Messénie. »

  • Les hilotes (Ielotae)

    « Le servage de la glèbe a joué un rôle important dans un grand nombre de cités helléniques où il a contribué à assurer et à maintenir la supériorité militaire et politique de l’aristocratie. C’est dans les pays doriens qu’il a été le plus solidement établi après la soumission des populations indigènes et qu’il a eu la plus longue durée. Dans la Crète il y avait deux catégories de serfs de la glèbe sur les domaines de l’État, qu’on peut identifier avec les oizé de la loi de Gortyne, sur les terres des particuliers. La condition de ces serfs a été exposée. Ajoutons seulement que le servage de la glèbe existait encore en Crète à l’époque d’Aristote, mais qu’il ne survécut sans doute pas à la domination romaine. Dans la Laconie nous trouvons, depuis l’époque la plus ancienne, la classe des hilotes (...). Le sens primitif du mot n’est donc pas absolument certain. Ottfried Müller a émis l’opinion que les Doriens avaient trouvé dans la Laconie une classe de paysans lélèges, déjà réduits en servitude par les Achéens. C’est une pure hypothèse, en contradiction avec les témoignages anciens qui ne font remonter ce genre d’esclavage qu’aux conquêtes thessalienne et dorienne. Il n’y en a aucune mention ni dans Homère ni dans Hésiode. On a soutenu aussi que les conditions économiques et sociales ont pu spontanément donner naissance en Grèce à des tenures serviles : par exemple, dans l’Odyssée, l’esclave Eumée dit que si Ulysse était revenu de Troie, il lui aurait donné une maison, une terre et une femme, récompenses qu’un bon maître donne à son serviteur ; Eumée eût donc été un affranchi attaché à la terre ; sa situation n’aurait guère différé de celle d’un serf de la glèbe. La concession des terres à des pauvres, à des bannis aurait pu créer aussi une condition analogue. Nous n’avons malheureusement pas de textes positifs à l’appui de ces hypothèses. On a vu aussi une cause de la formation du servage dans l’obligation imposée aux débiteurs de rester sur les terres des créanciers ; cette opinion est peu vraisemblable ; à Athènes le thète insolvable devient, encore à l’époque historique, l’esclave du créancier et peut être vendu au dehors ; sa condition diffère essentiellement de celle de l’hilote ; si les dettes avaient amené le servage de la glèbe, Athènes aurait eu aussi ses hilotes. En tout cas, s’il a pu y avoir à l’époque primitive quelques serfs de la glèbe isolés, c’est la conquête dorienne qui a créé dans la Laconie la classe des hilotes. Nous n’avons guère sur l’établissement des Doriens que des récits légendaires et nous ne voyons pas nettement quelle fut la raison du partage de la population primitive, sans doute achéenne, en deux groupes très différemment traités, les périèques et les hilotes. Grote voit dans les périèques l’élément urbain, dans les hilotes l’élément campagnard. Cette distinction n’est pas fondée, au moins pour les origines. Les historiens anciens attribuaient avec plus de raison cette différence de traitement il la résistance plus ou moins longue qu’offrirent les villes de la Laconie et à une aggravation graduelle des rigueurs de la conquête. D’après Éphore, les Achéens s’étaient d’abord résignés à la condition de périèques et au payement du tribut que leur avait imposé Agis, fils d’Eurysthène, mais les habitants d’Ilélos se révoltèrent ensuite et après leur défaite furent réduits en servitude ; d’après Pausanias, ce fut à Hélos que les Achéens livrèrent leur dernier combat contre le roi spartiate Alcamène et cette ville fournit les premiers serfs de l’État ; ce nom d’hilotes devint plus tard le nom commun de tous ceux qui furent soumis à la même servitude, même des Doriens de Messénie. Plutarque met le même événement sous le roi légendaire Soos, fils de Proclès. Ces récits indiquent un fait certain : la transformation d’une partie des anciens habitants en hilotes à la suite de la conquête. La classe des hilotes fait partie intégrante du système social dans la constitution dite de Lycurgue qui représente les plus anciennes institutions de Sparte. Ils exploitent, aux conditions qu’on va voir, les lots distribués aux Spartiates dans la région qui comprend essentiellement la vallée de l’Eurotas. Les guerres de Messénie amenèrent la formation d’un second groupe d’hilotes. La première guerre (environ 73-728) enleva aux Messéniens leur indépendance politique ; ils devinrent la plupart périèques, durent jurer de ne jamais se révolter, de prendre part, en costume de deuil, avec leurs femmes et leurs enfants, aux funérailles des rois de Sparte et des principaux magistrats spartiates ; ils gardèrent la possession de leurs terres, moyennant le payement d’un tribut égal à la moitié des récoltes ; peut-être réserva-t-on aux Spartiates une partie de la Messénie, en particulier les terres dont les possesseurs s’étaient enfuis de différents côtés, à Argos, à Sicyone, à Éleusis, en Arcadie. Une tradition attribue en effet la création de trois mille lots nouveaux à Polydore, fils d’Alcamène 3 ; mais aucun texte ne dit comment ils ont pu être exploités. Cette situation paraît avoir duré environ un siècle". La révolte des Messéniens amena la seconde guerre, qui se termina cette fois par l’assujetissement complet des vaincus ; les Messéniens perdirent leurs terres et furent assimilés aux hilotes lacenions ; quelques villes côtières gardèrent seules leur condition de villes de périèques. Ce sont les Messéniens qui vont constituer désormais la grande masse des hilotes. Nous ne savons pas si on établit des hilotes sur les terres enlevées à Tégée. Le nombre des hilotes paraît avoir été considérable. Vers 2i1, les Étoliens emmenèrent hors de la Laconie 50 000 hommes parmi lesquels les l’ilotes devaient être en majorité ; vers la même époque Cléomène trouva 6000 hilotes possesseurs d’une fortune de cinq mines ; mais il est impossible d’arriver à une éva.lution précise ; les chiffres qu’on a obtenus de différentes manières sont absolument hypothétiques. L’hilote a une situation intermédiaire entre l’homme libre et l’esclave : il ne fait pas partie du corps des citoyens, il n’a aucun droit politique. Sa condition est issue de la conquête et il relève à la fois d’un maître particulier et de l’État. C’est avec raison que plusieurs textes les appellent esclaves de la communauté". L’État peut seul les affranchir’ ; et tous les affranchissements que nous connaissons ont eu lieu de cette manière, en masse, comme récompense de services militaires. C’est l’État qui surveille les hilotes, qui a fixé leurs devoirs, leurs obligations et aussi leurs droits à l’égard des propriétaires. On a même soutenu que, pour cette raison, chaque citoyen pouvait se servir, en cas de nécessité, des hilotes d’autrui comme des siens, mais les textes de Xénophon et d’Aristote ne s’appliquent probablement qu’aux esclaves véritables. Nous ne savons pas si l’État avait des hilotes sur ses domaines. Il ne semble pas que les hilotes fussent occupés aux services domestiques. Ils devaient uniquement exploiter les terres des Spartiates, soit dans la Laconie, soit dans la Messénie ; ils ne cultivaient sans doute pas les terres des périèques. D’après les sources que suit Plutarque, ils devaient pour chaque lot une redevance invariable dont la loi religieuse garantissait la fixité par une imprécation solennelle contre le propriétaire qui l’augmenterait. Cette redevance était de 70 médimnes d’orge pour le propriétaire, de 12 pour sa femme et d’une quantité correspondante de vin et d’huile. Ces médimnes étant ceux du système éginétique et valant 78 litres 80 centilitres, c’était un total d’environ 64 hectolitres de blé et d’une quantité de vin et d’huile qu’on ne peut apprécier. Nous ignorons quel était le rapport de cette redevance avec le produit total et l’étendue de chaque lot ; mais le profit des hilotes était assez considérable puisqu’au me siècle, pendant la révolution tentée par le roi Cléomène, on trouva 6000 hilotes qui purent acheter leur liberté moyennant cinq mines par tête. Qu’arrivait-il quand il y avait plusieurs enfants dans une famille d’hilotes ? Se partageaient-ils l’exploitation du même lot ou l’État les transportait-il sur les lots vacants ? Nous manquons de renseignements sur ce point. Nous ne savons pas davantage de combien de familles d’hilotes disposait chaque Spartiate ; le nombre des serfs devait sans doute être en rapport avec l’étendue des propriétés de chaque citoyen ; on voit dans Hérodote qu’à la bataille de Platées chaque hoplite avait sept hilotes à son service : c’était donc peut-être là le chiffre moyen des serfs attachés alors à chaque domaine. L’hilote, lié à la terre, ne pouvait être vendu par le propriétaire ; il avait le droit, comme on l’a vu, de posséder des biens mobiliers. C’est tout ce que nous savons de sa condition juridique. On peut admettre cependant, d’après la ressemblance générale du droit de Sparte et du droit crétois, que sa famille avait la même organisation que celle du serf de Gortyne. Comme autre devoir de l’hilote à l’égard du propriétaire, signalons l’obligation d’assister à ses funérailles La condition des hilotes, à Sparte, était très mauvaise. Toute l’antiquité a été unanime à blâmer la cruauté des Spartiates à leur égard. On ne saurait la révoquer en doute, quelque part qu’on fasse à l’exagération des historiens et au caractère légendaire de certains récits ; Plutarque essaye en vain de l’atténuer en ne la faisant dater que de la troisième guerre de Messénie. D’après Myron de Priène, on infligeait chaque année un certain nombre de coups de fouet aux hilotes, uniquement pour leur rappeler qu’ils étaient esclaves ; on tuait ceux d’entre eux qui étaient trop vigoureux et on infligeait une amende aux maîtres qui les avaient trop bien traités ; ils portaient un costume spécial, bonnet et vêtement de peau ; l’usage des armes leur était interdit ; d’après Plutarque, on obligeait des hilotes à s’enivrer et à se livrer ainsi, dans les syssities, à des chants et à des danses déshonnêtes pour dégoûter les jeunes gens de l’ivresse ; on leur interdisait les chants et les danses des hommes libres. Enfin on avait institué contre eux la xunçreia ; les témoignages anciens sont en désaccord sur l’origine et le caractère de cette institution. D’après le récit de Plutarque n, emprunté à Aristote, les éphores déclaraient tous les ans la guerre aux hilotes, à leur entrée en charge, pour qu’on eût le droit de les tuer, sans s’exposer aux peines légales ; à certaines époques de l’année, les jeunes Spartiates, les plus vigoureux, armés de poignards et pourvus de quelques vivres, étaient répartis dans la campagne, se cachaient pendant le jour et tuaient la nuit tous les l’ilotes surpris sur les chemins ; souvent même ils allaient jusque dans les exploitations rurales tuer les plus robustes. Iléraclite attribue, comme Aristote, cette institution à Lycurgue et lui donne le même caractère. Platon se borne à dire que cet exercice habitue les jeunes gens à la fatigue. Sans prendre ces témoignages au pied de la lettre, on doit en admettre le sens général : les jeunes Spartiates étaient sans doute chargés, comme les éphèbes d’Athènes, de faire des rondes de jour et surtout de nuit dans la campagne et principalement dans la région montagneuse. C’était à la fois pour eux un exercice de gymnastique et une préparation à, la guerre Ils avaient en même temps à surveiller les hilotes, à leur interdire les réunions nocturnes et pouvaient, le cas échéant, surtout aux époques troublées, les mettre à mort. Nous savons d’ailleurs que les jeunes gens formaient un corps qui pouvait être réuni à l’armée ; sous Cléomène III nous trouvons à la bataille de Sellasie un commandant de la xaui titct. Cette cruauté des Spartiates à l’égard des hilotes s’explique par les inquiétudes perpétuelles que ceux-ci leur causaient.

  • Les Spartiates et les hilotes se considéraient réciproquement comme des ennemis naturels. Les hilotes, beaucoup plus nombreux que leurs maîtres, Doriens en grande partie, ne pouvaient oublier leur ancienne liberté ni se résigner à leur condition et constituaient un danger permanent Aristote nous les représente, guettant toutes les occasions et surtout les malheurs de Sparte pour s’insurger ; et, de fait, l’histoire de ce pays est remplie de leurs révoltes et de leurs conspirations ; ils ont pris part à la tentative du roi Pausanias qui leur promettait pour prix de leur concours la liberté et le droit de cité, à celle de Cinadon sous Agésilas. Une tradition les montre associés à la révolte des Parthéniens après la première guerre de Messénie. La troisième guerre de Messénie fut provoquée par le soulèvement des hilotes de la Laconie après le tremblement de terre de 464 ; les Messéniens, réfugiés sur le mont Ithome, résistèrent pendant dix ans et obtinrent par une capitulation le droit de se retirer librement avec leurs femmes et leurs enfants, en jurant de ne plus rentrer dans le Péloponnèse ; mais, d’après Diodore, les hilotes, chefs de la sédition, furent exécutés, les autres transformés en véritables esclaves. Dans le traité conclu avec les Spartiates en 421, les Athéniens s’engageaient à les secourir de toutes leurs forces, en cas d’une révolte des hilotes. Pendant la guerre du Péloponnèse il yeut de fréquentes défections d’hilotes, surtout lors de l’occupation de Pylos par les Athéniens : c’est pour les prévenir que les Spartiates se débarrassèrent traîtreusement de deux mille hilotes qu’ils avaient fait semblant d’affranchir pour récompenser leur vaillance à la guerre. Le gouvernement de Sparte n’en était cependant pas moins obligé, en raison du petit nombre des citoyens, d’utiliser de plus en plus les aptitudes militaires des hilotes. Tyrtée conseillait déjà aux Spartiates dans un combat de remplacer leurs morts par des hilotes. On les employa d’abord comme valets, servants d’armes, puis comme infanterie légère : à Platées les 5000 hoplites Spartiates avaient avec eux 35 000 hilotes ; plus tard, pendant la guerre du Péloponnèse, ils fournirent des rameurs et des soldats de marine, et même fréquemment des hoplites. On leur promettait souvent la liberté pour les enrôler ou on la leur donnait comme récompense de leurs services. Deux textes parlent d’hilotes nommés harmostes. Il est encore question des hilotes à l’époque du roi Cléomène III comme on l’a vu, de Philopoemen qui en vendit 3000, du tyran Nabis qui en affranchit un grand nombre ; d’après Strabon ils subsistèrent jusqu’à la domination romaine. En somme, le servage de la glèbe a procuré à Sparte de grands avantages, mais il lui a causé aussi beaucoup d’embarras et de maux. Les hilotes ont débarrassé les Spartiates de presque tous les soucis matériels, leur ont permis de se consacrer entièrement à leurs devoirs politiques et militaires ; ils ont facilité le maintien de l’aristocratie de Sparte ; mais en revanche les Spartiates se sont déshabitués du travail, ils sont restés campés au milieu d’une population ennemie qu’ils ne contenaient que par la terreur ; rien n’a plus contribué que ce régime à la décadence politique et économique de Sparte. Les hilotes affranchis par l’État forment la classe des psinecq ; ils apparaissent durant la guerre du Péloponnèse et on connaît surtout leur rôle militaire. Ils servaient comme hoplites en nombre considérable puisque Thirnbron en emmena 1000, Agésilas 2000 en Asie Ils avaient sans doute les droits civils, mais ne possédaient certainement pas les droits politiques, malgré leur titre de nouveaux citoyens et il faut rejeter le texte de Télés d’après lequel tout individu étranger ou issu d’hilote qui aurait rempli les conditions nécessaires de fortune et d’éducation, aurait pu devenir citoyen. Ils pouvaient avoir des propriétés foncières, puisqu’on en voit, dans Thucydide, qui ont été établis à Lépréon, pays récemment pris aux Éléens Il est probable qu’on leur assignait leur résidence, car on distingue des simples néodamodes les Etot, c’est-à-dire les hilotes qui, après avoir servi sous Brasidas dans la Chalcidique, avaient reçu avec la liberté le droit de s’établir où ils voulaient’. Les néodamodes réclamaient une condition meilleure puisqu’on les voit participer à la conspiration de Cinadon avec les hilotes, les périèques et les citoyens de rang inférieur. Ils ne sont plus d’ailleurs mentionnés dans les textes postérieurs à Xénophon. Il y avait encore à Sparte une classe particulière d’affranchis, les Mdoars. On appelait ainsi des enfants de condition servile, élevés avec les jeunes Spartiates selon les règles de l’éducation nationale ; chaque Spartiate avait ainsi, selon sa fortune, un ou deux ou même plusieurs compagnons.

  • Cette éducation équivalait-elle à l’affranchissement ? Ou bien y avait-il ensuite, à un certain âge, un affranchissement régulier, ou, comme l’a cru Schoemann, une adoption faite par un citoyen ? Les textes sont muets sur ce point ; nous savons seulement qu’ils étaient libres, mais pas citoyens ; cependant quelques-uns obtenaient le droit de cité, puisque cette classe fournit des personnages tels que Callicratidas et, d’après une tradition, lippe et Lysandre ; peut-être ce privilège était-il réservé à ceux d’entre eux qui étaient des bâtards, issus d’un père citoyen et d’une femme de condition servile. Aucun texte ne dit précisément que les 0axis fussent des enfants d’hilotes ; mais on doit l’admettre ; les esclaves proprement dits n’étaient pas assez nombreux à Sparte pour fournir tous ces enfants. (...) Les serfs de la glèbe dans les autres cités helléniques sont beaucoup moins connus ; mais partout cette forme de servage paraît avoir eu la même origine, la conquête. II y avait dans la Thessalie la classe des Evirtzt. D’après l’historien Archémachos, après l’invasion des Thessaliens, une partie des Béotiens vaincus consentit à rester dans le pays, aux conditions suivantes : leurs maîtres ne pourraient ni les tuer, ni les chasser, ni les vendre hors des frontières de la Thessalie ; en revanche les Béotiens devraient cultiver les terres des nouveaux propriétaires et leur payer une redevance. (...) Ils avaient donc à peu près la mème situation que les hilotes, auxquels tous les textes les comparent. Cependant ils paraissent avoir été mieux traités et pouvaient devenir plus riches que leurs maîtres. C’est peut-être pour cette raison qu’ils se révoltèrent souvent, profitant surtout des guerres des Thessaliens avec leurs périèques, Achéens, Perrhaebes, Magnètes. Ils fournissaient à l’État de l’infanterie légère, des cavaliers et surtout des matelots. Démosthène cite deux Pharsaliens qui envoyèrent au secours d ’Amphipolis l’un deux cents, l’autre trois cents serfs. D’après un fragment d’Euripide et des vers de Théocrite, il y aurait eu aussi des pénestes comme esclaves domestiques. Il est encore question de pénestes à l’époque macédonienne ; Agathocle, officier de Philippe, appartenait à cette classe et Théocrite la connaît encore. Après la fondation de la colonie grecque d’Iléraclée sur le Pont-Euxin, les indigènes, les Mariandyniens, consentirent par traité à servir à perpétuité sur Ies domaines des conquérants en leur payant une redevance, à la condition qu’ils ne pourraient être vendus en dehors du pays. Ils sont toujours assimilés aux hilotes et aux pénestes. D’après Aristote, ils fournissaient beaucoup de matelots à l’État ; le tyran Cléarque les affranchit en masse au milieu du 4e siècle av. J.-C. Strabon décrit leur condition d’après les historiens anciens ; nous ne savons s’il y en avait encore à son époque. Les auteurs assimilent encore aux l’ilotes les Bithvniens indigènes asservis par les colons grecs de Byzance, les serfs de l’Argolide qui fournissaient de l’infanterie légère, armés d’une massue, probablement identiques aux serfs portant un costume bordé d’une peau de mouton et que Théopompe compare aux Épeunactes de Sparte. Dans la loi de la colonie de Naupacte qui est sans doute antérieure à 455, il est question de serfs qu’on ne peut séparer, même en cas de confiscation par l’État, des lots de terres, propriétés héréditaires des conquérants ; ces serfs de la glèbe étaient peut-être Lélèges d’origine. Les Kallicyriens de Syracuse étaient sans doute aussi des indigènes transformés en serfs de la glèbe sous la domination de la nouvelle aristocratie, des Géomores ; ils étaient plus nombreux que leurs maîtres et réussirent à les expulser à une date inconnue, avant 485. Gélon, tyran de Géla, ramena les propriétaires à Syracuse ; nous ne savons ce que devinrent les serfs ; peut-être eurent-ils alors le droit de cité. Polémon dit qu’à Iléraclée de Trachinie les Cylicranes ne faisaient pas partie du corps des citoyens et qu’ils avaient l’empreinte d’une coupe sur l’épaule. Ce traitement paraît désigner des serfs. D’après Aristote à Apollonie et à Théra, une aristocratie, issue des premiers colons, régnait sur une foule d’hommes non libres ; Aristote n’aurait pas signalé cette particularité s’il s’était agi d’esclaves ; il est probable que dans ces villes les indigènes étaient devenus serfs de la glèbe. En dehors de la Grèce propre, les Ardiaeens, peuplade illyrienne, possédaient, d’après Théopompe, 300 000 esclaves, qui leur servaient d’hilotes. Voilà la liste des pays oit l’existence des serfs de la glèbe paraît prouvée. Nous ne savons pas quelle était la condition de ces Lélèges qui, d’après l’historien Philippe, étaient encore les esclaves des Carions à l’époque macédonienne. C’est à tort qu’on a voulu trouver des serfs de la glèbe dans d’autres pays ; par exemple, à Chios et à Fepidamne, nous n’avons que de véritables esclaves. Les « gens aux pieds poudreux » d’Épidaure n’étaient évidemment que des campagnards ordinaires. Nous savons seulement des Iiuvdectaot de Corinthe que c’était le none d’une tribu Les Cyrrhaeens et les Kragalides de Delphes étaient devenus de véritables esclaves après la consécration de leur pays à la divinité. Les Thébagènes, dont parle Éphore, étaient une partie de la population libre de la Béotie. Les Grecs appelaient ainsi des coureurs exercés à franchir un espace énorme en un temps très court’. Ils servaient de courriers aux chefs d’armée. D’après Philostrate, le concours du dolique aurait dû son origine à l’institution des hénlévodromes. Les auteurs anciens rapportent des exemples étonnants de la rapidité de ces messagers. Phidippidès, qui fut chargé de porter à Sparte la nouvelle de la victoire de Marathon, franchit en deux jours un espace de 1160 stades (environ 214 kilomètres et demi). Il fut de beaucoup surpassé par Anystis, de Lacédémone, et par Philonidès, hémérodrome d’Alexandre ; ces deux messagers parcoururent, le premier en un jour, le second en neuf heures, la distance d’Élis à Sicyone, c’est-à-dire douze ou seize cents stades (220 à 240 kilomètres). Après la bataille de Platées, Euchidas courut de cette ville à Delphes, chercher de quoi rallumer le feu sacré qui s’était éteint par suite de la guerre, et il revint le même jour, quoique la distance fût de mille stades (185 kilomètres). A son retour, il tomba mort de fatigue ; la même chose arriva à Phidippidès. Pline, comparant ces coureurs à ceux de son temps, atteste la supériorité de ces derniers ; selon lui quelques-uns firent dans le cirque une course de 160000 pas (237 kilomètres) ; et en 59 avant notre ère, un enfant de huit ans aurait parcouru en un jour et une nuit 75 000 pas (environ 111 kilomètres). L’usage des coureurs se maintint, à côté de toutes celles qui constituaient le cnnsus Publicus, sous les empereurs ; seulement les courriers se relayaient fréquemment.

  • Genèse de la démocratie grecque
    La « démocratie grecque », quand elle n’est pas présentée comme « naturelle », est souvent comprise comme un produit particulier de la culture régionale, alors qu’elle n’est autre qu’un produit de la lutte des classes particulièrement exacerbée d’une époque, une réponse politique. Voici ce qu’en dit l’encyclopédie internet Wikipedia : « Au 6e siècle av. J.-C, les cités du [monde grec antique furent confrontées à une grave crise politique, résultant de deux phénomènes concomitants : d’une part l’esclavage pour dette, touchant principalement les paysans non propriétaires terriens, fit croître entre les citoyens l’inégalité politique, la liant à l’inégalité sociale ; et d’autre part le développement de la monnaie et des échanges commerciaux fit émergé les artisans et armateurs qui formèrent une nouvelle classe sociale aisée, revendiquant la fin du monopole des nobles sur la sphère politique. Pour répondre à cette double crise, de nombreuses cités modifièrent radicalement leur organisation politique. À Athènes antique un ensemble de réformes furent prises, ce qui amorça un processus débouchant au 5e siècle av.J.-C. sur l’apparition d’un régime politique inédit : la démocratie. À partir du 7e siècle av. J.-C., la plupart des cités grecques sont confrontées à une crise politique. De plus en plus de paysans sont condamnés à être esclaves pour causes de dettes, les cités se combattent entre elles, et au sein d’une même cité les grandes familles se disputent le pouvoir. A cela s’ajoute une autre évolution : la révolution hoplitique. Au 6e siècle av. J.-C. apparaît la monnaie, en provenance du roi barbare de Lydie, Crésus, qui fut étroitement en contact avec les cités grecques avant sa défaite en 546 face au roi perse Cyrus II. Chaque cité grecque s’est emparée de cette notion pour frapper sa propre monnaie, qui devient un composant de l’identité national. Cette fabuleuse révolution se produit en concordance avec le développement extraordinaire du commerce méditerranéen. Ainsi une nouvelle classe de citoyens aisés, faite de commerçants et d’artisans (potiers), naît. Ces citoyens sont dorénavant suffisamment riches pour s’acheter des équipements d’hoplites : la guerre n’est plus l’apanage de l’aristocratie. Le système aristocratique basé sur la propriété agraire est battu en brèche face aux revendications égalitaires de ces nouveaux citoyens-soldats. On parle de révolution hoplitique. Cette nouvelle configuration des rapports de forces sociales fît émerger notamment deux modèles distincts, et destinés à s’opposer dans le siècle à venir : l’oligarchie militaire spartiate et la démocratie athénienne. Deux modèles résolvant ce problème émergèrent en Grèce au 6e siècle :
    soit l’arbitrage d’un législateur, chargé, dans une sorte de consensus, de mettre fin à des troubles qui risquent de dégénérer en guerre civile ;
    soit la tyrannie, qui, dans l’évolution de la Grèce archaïque, apparaît bien souvent comme une solution transitoire aux problèmes de la cité. Avec Solon, le législateur, puis avec les Pisistratides, Athènes fera successivement l’expérience de l’une et de l’autre. »
    La crise sociale, les classes dirigeantes vont tenter d’y répondre par quatre grandes tentatives de « réforme politique et sociale » menées par les classes dirigeantes pour résoudre la crise en évitant qu’elle n’emporte tout l’édifice : Dracon en 621 avant J.-C, Solon en 594, Clisthène en 508 avant J.-C et Périclès au milieu du 5e siècle. « Au 4e siècle av. J.-C., la cité, puissance déchue, est considérablement appauvrie. Le succès populaire de la démocratie (qui est, rappelons-le, à l’origine une invention de politiciens aristocrates pour faire face aux revendications d’une petite bourgeoisie naissante) est critiqué. Les pauvres, de plus en plus impliqués dans l’exercice du pouvoir, sont plus sensibles aux arguments des démagogues. Ainsi la foule des citoyens, sous l’influence de la vindicte populaire, prend des décisions irréfléchies comme la condamnation à mort de l’exemplaire Socrate, le populisme est né. Il n’est donc pas étonnant que la critique intellectuelle de la démocratie apparaissent d’abord, sous une forme particulièrement sévère, chez le principal disciple de Socrate : Platon . Celui-ci hiérarchise dans la République les régimes politiques en plaçant la démocratie juste devant la tyrannie et derrière l’aristocratie, la timocratie, et l’oligarchie. »
    La forme politique de domination est bel et bien inséparable des luttes de classes, comme le relève Engels dans « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat » : « Athènes présente la forme la plus pure, la plus classique. Ici, l’Etat prenant la prépondérance, naît directement des antagonismes de classes qui se développent à l’intérieur même de la société gentilice. (…) L’antagonisme de classes sur lequel reposaient les institutions sociales et politiques n’était plus l’antagonisme entre nobles et gens du commun, mais entre esclaves et hommes libres, entre métèques et citoyens. » » Dans l’« Anti-Dühring », il exposait : « L’Etat n’existe pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’Etat et du pouvoir d’Etat. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’Etat un nécessité. »

  • Les réformes de Solon
    Au 6ème siècle av. J.-C., la cité athénienne traverse une crise politique et sociale très grave, due à l’accaparement des terres et des fonctions dirigeantes par les nobles (Eupatrides).
    « Après cela, il arriva que les nobles et la foule furent en conflit pendant un long temps. En effet, le régime politique était oligarchique en tout ; et, en particulier, les pauvres, leurs femmes et leurs enfants étaient les esclaves des riches. On les appelait « clients » et « sizeniers » (hectémores) : car c’est à condition de ne garder que le sixième de la récolte qu’ils travaillaient sur les domaines des riches. Toute la terre était dans un petit nombre de mains ; et, si les paysans ne payaient pas leur fermage, on pouvait les emmener, eux, leurs femmes et leurs enfants ; car les prêts avaient toutes les personnes pour gages jusqu’à Solon, qui fut le premier chef du parti populaire. Donc, pour la foule, le plus pénible et le plus amer des maux politiques était cet esclavage ; pourtant, elle avait tous autres sujets de mécontentement ; car, pour ainsi dire, elle ne possédait aucun droit. »

  • Aristote, dans « Constitution d’Athènes », II. (Traduction G. Mathieu et B. Haussoulier)

    « Comme la Constitution était ainsi organisée, et que la foule était l’esclave de la minorité, le peuple se révolta contre les nobles. Alors que la lutte était violente et que les deux partis étaient depuis longtemps face à face, ils s’accordèrent pour élire Solon comme arbitre et archonte ; et on lui confia le soin d’établir la constitution, quand il eut fait l’élégie qui commence ainsi :
    « Je le sais et, dans ma poitrine, mon cœur est affligé quand je vois assassinée la plus antique terre d’Ionie. »
    Aristote, Idem, V, 1 et 2.

    « Devenu maître des affaires, Solon affranchit le peuple pour le présent et pour l’avenir par l’interdiction de prêter en prenant les personnes pour gages ; il fit des lois et abolit les dettes tant privées que publiques, par la mesure qu’on appela sisachthie (rejet du fardeau), parce qu’on rejeta alors le fardeau. »
    Aristote, Idem, VI, 1.

    « Il semble que, dans l’activité politique de Solon, ce soient là les trois mesures les plus démocratiques : tout d’abord, ce qui est le plus important, l’interdiction de prendre les personnes pour gages des prêts ; puis le droit donné à chacun d’intervenir en justice en faveur d’une personne lésée ; enfin, mesure qui, dit-on, donna le plus de force au peuple, le droit d’appel aux tribunaux ; en effet, quand le peuple est maître du vote, il est maître du gouvernement. »
    Aristote, Idem, IX, 1.

  • Extraits de « Politique » d’Aristote

    « Il est nécessaire tout d’abord que s’unissent des êtres qui ne peuvent pas exister l’un sans l’autre, par exemple la femme et l’homme, (…) celui qui commande et celui qui est commandé, et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde. En effet, être capable de prévoir par la pensée, c’est être par nature apte à commander, c’est-à-dire être maître par nature, alors qu’être capable d’exécuter physiquement ces tâches c’est être destiné à être commandé c’est-à-dire être esclave par nature. C’est pourquoi la même chose est avantageuse à un maître et à un esclave. (…) Une famille achevée se compose d’esclaves et de gens libres. (…) C’est dès leur naissance qu’une distinction a été opérée chez certains, les uns devant être commandés, les autres commander. L’œuvre accomplie est meilleure là où l’un commande et l’autre est commandé (…) comme l’âme commande au corps et comme le roi commande au pouvoir politique. (…) A la suite de cela il faut examiner, à propos de la propriété, de quelle manière elle doit être établie par ceux qui se proposent de gouverner la cité : la propriété sera-t-elle commune ou ne sera-t-elle pas commune ? (…) Il est manifeste que la meilleure solution c’est que la propriété des biens soit privée et qu’ils soient rendus communs par leur usage. Quant à ce qu’il faut faire pour que les gens deviennent tels, c’est la tâche propre du législateur. (…) C’est, certes, un fait que l’égalité des fortunes entre les citoyens est l’une des dispositions avantageuses pour empêcher les dissensions internes mais, à vrai dire, son utilité n’a rien de remarquable. En effet, les gens distingués s’en indigneront parce qu’ils s’estiment dignes de ne pas être comptés au nombre des égaux. (…) Faut-il que les ouvriers, les paysans et les militaires prennent part ensemble au pouvoir politique ? Les paysans n’ont pas d’armes et les ouvriers n’ont ni terre ni arme, ce qui les rend dépendant de ceux qui possèdent les armes. Il est donc impossible qu’ils aient part à toutes les dignités, car c’est nécessairement parmi ceux qui détiennent les armes que seront pris les stratèges, les gardes civiles, et, à vrai dire, les détenteurs des fonctions gouvernementales les plus importantes. Or comment des gens qui ne participent pas au pouvoir politique seraient-ils susceptibles de sympathie pour la constitution en place ? Certes il faut bien que ceux qui détiennent les armes soient plus forts que les deux autres parties prises ensemble. Mais ce n’est pas facile s’ils ne sont pas nombreux. Et s’ils le sont, pourquoi faudrait-il faire participer les autres groupes au pouvoir politique et les rendre maîtres de la désignation des hauts dignitaires ? (…) Qu’il faille, dans une cité qui entend être bien gouvernée, que (ceux qui gouvernent) soient libérés des tâches indispensables, c’est chose admise. Mais de quelle manière (le faire accepter de la classe qui travaille) n’est pas facile à saisir. Ainsi, en Thessalie, la classe des pénestes s’est souvent révoltée contre les Thessaliens, de même, chez les Laconiens, avec les hilotes qui passent leur vie à guetter les revers de leurs maîtres pour saisir l’occasion de se révolter. (…) Les cités voisines, même quand elles sont en guerre les unes contre les autres, ne s’allient aucunement aux révoltés parce qu’elles n’y ont pas intérêt, elles qui possèdent aussi des pérèques (serfs). (…) A l’origine, les Thessaliens connurent des révoltes parce qu’ils étaient encore en guerre avec les peuples limitrophes, Achéens, Perrhèbes, Magnésiens. Il semble que, même s’il n’y en a pas d’autre, le problème du genre de relations qu’il faut avoir avec ce genre de gens (hilotes ou pérèques) est pénible : si on relâche la discipline, ils deviennent insolents et prétendent être égaux à leurs maîtres, si on leur mène la vie dure, ils complotent et haïssent. Il est donc manifeste que ceux à qui il arrive de telles mésaventures (une révolte) n’avaient pas trouvé de solution à ce problème. De plus, le relâchement pour tout ce qui concerne les femmes est dommageable à la fois pour l’ordre et pour le bonheur de la cité. (…) S’il y a de mauvaises dispositions concernant les femmes (si elles sont trop libres), cela signifie que la moitié de la population vit hors la loi. C’est ce qui est arrivé en Lacédémone. Le législateur y a durcit la loi pour les hommes mais a négligé les femmes et elles vivent dans un dérèglement total. (...) Chez les Laconiens, les femmes leur ont été cause des plus grands dommages. C’est ce que l’on a vu lors de l’invasion des Thébains. Non seulement, elles n’étaient d’aucune utilité contrairement aux femmes des autres cités mais elles causèrent plus de trouble que les ennemis. (…) Lyciurgue entreprit de les soumettre aux lois, mais, devant leur résistance il y renonça finalement. (…) L’organisation crétoise a une certaine analogie avec celle de Laconie. Pour les Spartiates en effet, ce sont les hilotes qui cultivent la terre, pour les Crétois, ce sont les pérèques. (…) A la tête, l’organisation politique est quasi analogue les éphores ont le même pouvoir que ceux qu’en Crête on appelle les cosmes, à ceci près que les éphores sont au nombre de cinq alors que les cosmes sont dix. Tous les citoyens participent à l’assemblée mais elle n’a aucun pouvoir souverain sinon celui de ratifier les propositions des anciens et des cosmes. (…) Les éphores sont élus parmi tous les citoyens mais pas les cosmes ne sont issus que de certains lignages et les gérontes seulement parmi ceux qui ont été cosmes. (…) Ils ne rendent pas de compte et sont nommés à vie, ce qui est périlleux. Le fait que le peuple se tienne tranquille alors qu’il n’a pas part au pouvoir n’est en rien un signe de bonne organisation. (…) En Crête, souvent les citoyens se coalisent pour chasser les cosmes et en nommer d’autres. (…) Mais le pire c’est que parfois ils se coalisent pour supprimer complètement la magistrature des cosmes. (…) Pour un certain temps, la cité n’est plus telle qu’elle était et la communauté politique est dissoute. (…) Les Carthaginois sont réputés avoir une bonne organisation politique, mais elle est semblable par certains aspects à celle des Laconiens. Les institutions crétoise, laconienne et carthaginoise sont proches les unes des autres. (…) Pour les carthaginois, leur système est oligarchique et il leur semble impossible d’exercer des responsabilités si l’on ne fait pas partie de la classe riche. (…) Les hautes fonctions sont achetées et le sont pour en tirer profit. (…) Le cumul des fonctions n’est pas combattu. (…) Pour éviter les révoltes qu’entraîne l’enrichissement d’un tout petit nombre, les Carthaginois sont envoyés vivre dans les cités clientes de Carthage. Mais cela est fait au petit bonheur la chance, sans ordre, alors qu’il faudrait que ce soient les institutions qui prennent des mesures pour éviter les révolutions. Mais, en fait, s’il arrive quelque revers de fortune et que la masse des gouvernés se révolte, rien n’est prévu dans les lois pour ramener la tranquillité. (…) Quant à Solon, certains sont d’avis qu’il fut un législateur excellent. En effet, il en finit avec une oligarchie par trop excessive, mit fin à la servitude du peuple (…) Il n’a pas mis fin aux institutions qui existaient auparavant (…) Il a donné au peuple cette faculté absolument indispensable de choisir les magistrats et d’en recevoir des comptes mais il réserva toutes les magistratures aux notables et aux gens aisés. (…)

  • la suite d’Aristote :

    Quel doit être le pouvoir souverain de la cité ? C’est certainement soit la masse, soit les riches, soit les honnêtes gens, soit un seul, soit le meilleur soit un tyran. Toutes ces hypothèses semblent comporter un inconvénient. (…) Si les pauvres, du fait qu’ils sont majoritaires, se partagent les biens des riches, n’est-ce pas une injustice ? (…) Si la majorité se partage les biens de la minorité, il est manifeste qu’ils détruisent la cité. (…) Il faut que la partie de la cité qui veut maintenir les institutions soit plus forte que celle qui ne le veut pas. Or toute cité est composée d’une qualité et d’une quantité. Par qualité, j’entends liberté, richesse, éducation, naissance illustre, et par quantité le plus grand nombre de gens. (…) Mais il faut toujours que le législateur ajoute des gens de la classe moyenne. (…) Il n’y a aucun danger que jamais les riches s’accordent avec les pauvres contre ces gens-là (la classe moyenne). (…) Plus le mélange est bien fait, plus la société est stable. (…) »
    « Cause commune des révolutions
    (…) Un régime populaire naît du fait que des gens qui sont égaux dans un domaine estiment l’être absolument (…) Par suite, les premiers, au nom de leur égalité, s’estiment en droit de participer également à tout, alors que les seconds (riches et minoritaires), au nom de leur inégalité, cherchent à en avoir toujours plus. (…) tels sont les sortes de discordes d’où naissent les révolutions. C’est pourquoi les renversements de l’ordre adviennent de deux manières. Tantôt ils renversent les institutions, une démocratie est remplacée par une oligarchie et inversement. (…) Tantôt ils conservent les institutions mais les mettent sous leur contrôle. (…) Partout la révolution provient de l’inégalité (…) c’est en général en visant l’égalité qu’on devient séditieux. (…) La démocratie est plus stable et moins exposée aux révolutions que l’oligarchie. (…) La constitution qui s’appuie sur les classes moyennes (...) est la plus stable des constitutions. (…) il faut saisir l’état d’esprit des séditieux et en vue de quoi ils agissent, et aussi, troisièmement, quels sont les principes et les dissensions entre citoyens. Il faut poser comme cause universelle du fait qu’ils ont cet état d’esprit la cause dont nous venons de parler. Provoquent les séditions, d’un côté ceux qui revendiquent l’égalité parce qu’ils estiment avoir moins et de l’autre ceux qui revendiquent l’inégalité, c’est-à-dire la supériorité. (…) Le mépris provoque aussi des séditions et des hostilités, par exemple dans une oligarchie où ceux qui ne participent pas à la vie politique sont la majorité car alors ceux qui sont tenus à l’écart s’estiment plus forts que ceux qui détiennent le pouvoir. (...) Des renversements des institutions adviennent du fait de l’accroissement hors de proportion d’un des groupes sociaux. (…) Si on accroissait hors de proportion certaines parties du corps d’un animal (…) il y aurait passage à une autre sorte d’animal, non seulement différent quantitativement mais qualitativement. De même, une cité est composée de plusieurs parties dont souvent l’une des parties s’est subrepticement accrue, par exemple la masse des gens modestes (…) Cela arrive aussi parfois à la suite d’événements fortuits, comme à Tarente : du fait qu’à la suite d’une défaite beaucoup plus de notables aient péri de la main des Iapyges (autochtones chez lesquels la cité fut fondée – Iapygie est le nom grec de Apullie), peu après les guerres médiques, une démocratie prit la place du gouvernement constitutionnel ; de même à Argos, à la suite de la mort de citoyens tués par le Laconien Cléomène, on fut contraints d’attribuer la citoyenneté à certains pérèques, et aussi à Athènes, après des défaites sur terre, les notables devinrent moins nombreux, parce que du temps de guerre contre les Laconiens (guerre du Péloponnèse 431-404 av J.-C) étaient seulement soldats les gens inscrits sur les listes de citoyens. (…) A Athènes, les citoyens ne sont pas tous identiques : les habitants du Pirée sont plus partisans d’un régime populaire que ceux de la ville. (…) Toute différence dans une cité provoque un désaccord. Le plus grand désaccord est sans doute (…) celui entre richesse et pauvreté. (…) Les séditions, donc, ne naissent pas au sujet de petites choses mais à partir de petites choses, mais c’est au sujet des choses importantes qu’on recourt à la sédition. Même les petits différends peuvent prendre une force extrême (…) D’une manière générale, les disputes parmi les notables font que la cité tout entière en partage aussi le dommage. (…) A Epidamne, quelqu’un ayant promis sa fille, fut frappé d’une amende par le père du promis devenu magistrat. Prenant prétexte de cette offense, il souleva tous ceux qui étaient exclus de la vie politique. (…) A Syracuse, le peuple, qui avait été l’artisan de la victoire dans la guerre contre les Athéniens, changea le gouvernement constitutionnel en démocratie. A Chalcis, le peuple qui, avec les notables, renversa le tyran Phoxos, se trouva aussitôt maître du pouvoir. Et il en fut de même à Ambracie : le peuple chassa le tyran Périandre en s’alliant aux ennemis de celui-ci en changea le régime à son profit. (…) les régimes changent aussi quand les parties de la cité dont on pense qu’elles sont opposées sont à égalité entre elles, les riches et le peuple par exemple et qu’il n’y a aucune classe moyenne ou qu’elle est tout à fait réduite. (…) Quant aux oligarchies, elles sont bouleversées principalement de deux façons tout à fait claires. L’une c’est quand elles traitent injustement la masse populaire. (…) Parfois, c’est des gens aisés eux-mêmes mais qui n’appartiennent pas à la classe au pouvoir que vient le renversement du régime, cela quand très peu de gens ont accès aux honneurs publics, comme cela est arrivé à Marseille, à Istros, à Héraclée et dans d’autres cités. (…) A Istros le pouvoir changea en régime populaire. A Héraclée, il passa de quelques membres à six cents. A Caide aussi l’oligarchie fut bouleversée par les dissensions internes des notables parce qu’un petit nombre d’entre eux se partageaient le pouvoir (…) S’attaquant aux notables empêtrés dans leurs querelles et ayant pris un chef issu de leurs rangs, le peuple engagea le combat et les vainquit. A Erythrée, sous l’oligarchie des Basilides, dans les temps anciens, bien que les membres du gouvernement accomplissent bien leur tâche, le peuple, pourtant, irrité d’être gouverné par un petit nombre de gens, changea le régime. (…) C’est aussi le cas (la sédition) quand certains tentent de concentrer le pouvoir oligarchique entre un plus petit nombre de mains, car alors ceux qui cherchent l’égalité sont contraints de recourir à l’aide du peuple. (…) Un bouleversement peut advenir dans les oligarchies en temps de guerre comme en temps de paix. En temps de guerre parce que le peu de confiance qu’ils ont dans le peuple contraint les oligarques à recourir à des mercenaires (…) Et quand les oligarques, craignant une telle issue (que les mercenaires prennent le pouvoir) ils sont contraints d’accepter la participation du peuple à la vie politique. (…) Les séditions ont lieu quand certains sont trop démunis et d’autres trop aisés. Cette situation se rencontre surtout pendant les guerres : cela arriva à Lacédémone du temps de la guerre de Messénie comme le montre le poème de Tyrtée intitulé Eunomie, car certains, accablés par la guerre, estimaient juste que l’on procédât à une redistribution des terres. (…) Ceux qui vivent dans l’aisance, si la constitution leur donne la prédominance, cherchent à outrepasser toute limite pour avoir plus. Et, d’une manière générale, de quelque côté que penche la constitution, c’est dans cette direction que le changement a lieu (…) Or les changements se font vers les contraires. Par exemple, l’aristocratie se change en régime populaire, car, sous prétexte qu’ils sont injustement traités, les plus démunis font pencher le régime vers une forme contraire (…) C’est ce qui arriva à Thourioi. D’une part, en effet, du fait que l’élection aux magistratures était fonction d’un cens trop élevé, (…) d’autre part du fait que les notables s’étaient approprié, contrairement à la loi, la totalité des terres, il y eut un affrontement. Mais le peuple, exercé par la guerre, prit le dessus sur la garnison en place, jusqu’à ce que ceux qui possédaient plus de territoires qu’ils n’auraient dû soient contraints d’y renoncer. (…) il est évident que si nous saisissons ce par quoi les constitutions sont détruites, nous saisissons aussi ce par quoi elles assurent leur sauvegarde. (…) De sorte que ceux qui se soucient de préserver le régime doivent entretenir des sujets de crainte pour que, comme une sentinelle de nuit, leurs concitoyens prennent garde à ce régime, c’est-à-dire ne relâchent pas leur vigilance et ils doivent présenter comme proches des menaces lointaines. (…) reconnaître l’émergence d’un mal dès ses origines, voilà qui n’est pas le fait du premier venu mais d’un véritable homme politique. (…) Il reste à discuter de la monarchie, d’où vient sa destruction et par quoi elle est naturellement sauvegardée. (…) La royauté fut établie pour servir aux honnêtes gens à se défendre contre le peuple. (…) ce sont bien les mêmes principes qui provoquent les révolutions dans les gouvernements constitutionnels comme dans les monarchies. Injustice, crainte, mépris font que beaucoup de sujets se révoltent contre les monarchies, l’injustice venant principalement de l’excès, et parfois de la spoliation des biens privés. Les buts des révoltés dans les tyrannies et les royautés sont les mêmes que dans les gouvernements constitutionnels, car les monarques disposent d’une masse de richesses et d’honneurs que tous convoitent. Parmi les révoltes, les unes sont dirigées contre la personne même des gouvernants, les autres contre leur pouvoir. (…) Quant aux tyrannies, le salut leur vient de deux manières totalement contraires : (…) tout faire pour que les citoyens se connaissent le moins possible car la connaissance mutuelle accroît la confiance réciproque, faire en sorte que les habitants soient toujours sous l’œil du tyran et passent leur temps à sa porte, (…) s’efforcer de dresser les gens les uns contre les autres. (…) Puisque les cités sont composées de deux parties, les gens modestes et les gens aisés, il faut avant tout que les deux en viennent à penser que le pouvoir en place assure leur sauvegarde, c’est-à-dire préserve les membres de chacune de ces parties des injustices des membres de l’autre.

  • Encore Aristote :

    (…) Le peuple le meilleur est celui des paysans. (…) Du fait de la modicité de son avoir, cette masse populaire n’a pas de loisir ce qui fait qu’elle ne peut pas souvent se réunir en assemblée. D’autre part, comme ils manquent du nécessaire, ces gens passent leur temps au travail et ne convoitent pas le bien d’autrui, et il leur est plus agréable de travailler que de s’occuper de politique. (…) Après la masse des paysans, le meilleur peuple se trouve là où il y a des pâtres, c’est-à-dire des gens qui vivent avec leurs troupeaux. Ce peuple a en effet beaucoup de points communs avec celui des paysans, et, en ce qui concerne les activités guerrières, ces gens y sont entraînés au plus haut point par leurs habitudes de vie (…). Par contre, toutes les autres sortes de masses populaires (…) sont beaucoup plus mauvaises que ces deux premières. C’est que leur mode de vie est mauvais du fait que l’activité à laquelle se livre la masse des artisans, des marchands et des hommes de peine ne va de pair avec aucune vertu. De plus, de par ses allées et venues sur l’agora et par la ville, toute cette race de gens a, si l’on peut dire, l’assemblée facile. Les paysans au contraire, à cause de leur dispersion dans la campagne, ne se réunissent pas aussi facilement et n’ont pas le besoin de ce genre de rencontres. (…) Une cité doit avoir de quoi se nourrir, ensuite des métiers, en troisième lieu des armes (pour soutenir le pouvoir contre les rebelles et contre ceux de l’extérieur qui se livrent à d’injustes attaques), et ensuite une certaine abondance de ressources, en cinquième (mais de première importance) la fonction concernant le divin que l’on appelle un culte, la sixième fonction, la plus nécessaire, c’est celle qui tranche les questions d’intérêt général et les affaires judiciaires entre citoyens. (…) Il semble que ce n’est ni d’aujourd’hui ni récemment que ceux qui philosophent ont reconnu la nécessité de diviser la cité en groupes sociaux distincts, que celui qui combat soit autre que celui qui cultive la terre. (…) Mais, par ailleurs, qu’il faille que les gouvernés diffèrent des gouvernants, c’est incontestable. » (dans « Politique » d’Aristote)

  • Révolutions dans la cité antique grecque

    par Fustel de Coulanges
    1° Histoire générale de cette révolution.
    Les changements qui s’étaient opérés à la longue dans la constitution de la famille, en amenèrent d’autres dans la constitution de la cité. L’ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le droit d’aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur ; les clients s’étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n’étaient plus répartis dans les gentes ; vivant en dehors d’elles, ils formèrent entre eux un corps. Par là, la cité changea d’aspect ; au lieu qu’elle avait été précédemment un assemblage faiblement lié d’autant de petits États qu’il y avait de familles, l’union se fit, d’une part entre les membres patriciens des gentes, de l’autre entre les hommes de rang inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l’époque précédente, une lutte obscure dans chaque famille ; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte. Des deux classes, l’une voulait que la constitution religieuse de la cité fût maintenue, et que le gouvernement comme le sacerdoce, restât dans les mains des familles sacrées. L’autre voulait briser les vieilles barrières qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société politique.
    Dans la première partie de la lutte, l’avantage était à l’aristocratie de naissance. A la vérité, elle n’avait plus ses anciens sujets, et sa force matérielle était tombée ; mais il lui restait le prestige de sa religion, son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions, son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit ; en se défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n’avait pour lui que son grand nombre. Il était gêné pur une habitude de respect dont il ne lui était pas facile de se défaire. D’ailleurs il n’avait pas de chefs ; tout principe d’organisation lui manquait. Il était, à l’origine, une multitude sans lien plutôt qu’un corps bien constitué et vigoureux. Si nous nous rappelons que les hommes n’avaient pas trouvé d’autre principe d’association que la religion héréditaire des familles, et qu’ils n’avaient pas l’idée d’une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de la religion, n’ait pas pu former d’abord une société régulière, et qu’il lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d’une discipline et les règles d’un gouvernement. Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d’abord d’autre moyen de combattre l’aristocratie que de lui opposer la monarchie. Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et les encouragea à augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le rétablissement de la royauté après Romulus ; elle fit nommer Hostilius ; elle fit roi Tarquin l’ancien ; elle aima Servius et elle regretta Tarquin le Superbe. Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l’aristocratie devint maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie ; il aspira à la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle, il réussit généralement à se donner des chefs ; ne pouvant pas les appeler rois, parce que ce titre impliquait l’idée de fonctions religieuses et ne pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela tyrans[1].
    Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu’il n’était pas emprunté à la langue de la religion ; on ne pouvait pas l’appliquer aux dieux, comme on faisait du mot roi ; on ne le prononçait pas dans les prières. Il désignait en effet quelque chose de très nouveau parmi les hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la religion n’avait pas établi. L’apparition de ce mot dans la langue grecque marque l’apparition d’un principe que les générations précédentes n’avaient pas connu l’obéissance de l’homme à l’homme. Jusque-là, il n’y avait eu d’autres chefs d’État que ceux qui étaient les chefs de la religion ; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice et invoquaient les dieux pour elle ; en leur obéissant, on n’obéissait qu’à la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu’à la divinité. L’obéissance à un homme, l’autorité donnée à cet homme par d’autres hommes, un pouvoir d’origine et de nature tout humaine, cela avait été inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les classes inférieures rejetèrent le joug de l’aristocratie et cherchèrent un gouvernement nouveau.
    Citons quelques exemples. A Corinthe, le peuple supportait avec peine la domination des Bacchides ; Cypsélus, témoin de la haine qu’on leur portait et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à l’affranchissement, s’offrit à être ce chef ; le peuple l’accepta, le fit tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un certain Thrasybule ; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous trouvons des tyrans à Argos, à Épidaure, à Mégare au sixième siècle ; Cicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs d’Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et chassa la classe aristocratique ; mais elle ne put ni se maintenir ni se gouverner, et au but d’une année elle dut se donner un tyran[2]. Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des conseils sur le gouvernement. Celui-ci pour toute réponse coupa les épis de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était d’abattre les hautes têtes et de frapper l’aristocratie en s’appuyant sur le peuple. La plèbe romaine forma d’abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L’accusation que le patriciat adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la plèbe.

  • Révolutions dans la cité antique grecque

    par Fustel de Coulanges
    (suite)
    Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à relever la monarchie, ce n’était pas par un véritable attachement à ce régime. Il aimait moins les tyrans qu’il ne détestait l’aristocratie. La monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger ; mais jamais ce gouvernement, qui n’était issu que du droit de la force et ne reposait sur aucune tradition sacrée, n’eut de racines dans le coeur des populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte ; on lui laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité ; mais lorsque quelques années s’étaient écoulées et que le souvenir de la dure oligarchie s’était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement n’eut jamais l’affection des Grecs ; ils ne l’acceptèrent que comme une ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même. La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui s’accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l’avenir d’une classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre ère, la Grèce et l’Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l’homme ; les goûts se portaient vers le beau et vers le luxe ; même les arts naissaient ; alors l’industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu une richesse mobilière ; on frappa des monnaies ; l’argent parut. Or l’apparition de l’argent était une grande révolution. L’argent n’était pas soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre ; il était, suivant l’expression du jurisconsulte, res nec mancipi ; il pouvait passer de main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au plébéien. La religion, qui avait marqué le solde son empreinte, ne pouvait rien sur l’argent. Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation que celle de cultiver la terre : il y eut des artisans, des navigateurs, des chefs d’industrie, des commerçants ; bientôt il y eut des riches parmi eux. Singulière nouveauté ! Auparavant les chefs des gentes pouvaient seuls être propriétaires, et voici d’anciens clients ou des plébéiens qui sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait l’homme du peuple, appauvrissait l’eupatride ; dans beaucoup de cités, notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les rangs sont bien près d’être renversés. Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des distinctions et des rangs s’établirent, comme il en faut dans toute société humaine. Quelques familles furent en vue ; quelques noms grandirent peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d’aristocratie ; ce n’était pas un mal ; le peuple cessa d’être une masse confuse et commença à ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse acquise par le travail, c’est-à-dire le sentiment de la valeur personnelle, l’amour d’une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui en souhaitant les améliorations redoute les aventures. La plèbe se laissa guider par cette élite qu’elle fut fière d’avoir en elle. Elle renonça à avoir des tyrans dès qu’elle sentit qu’elle possédait dans son sein les éléments d’un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque temps, comme nous le verrons tout à l’heure, un principe d’organisation sociale. Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la classe inférieure à grandir ; c’est celui qui s’opéra dans l’art militaire. Dans les premiers siècles de l’histoire des cités, la force des armées était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait sur un char ou à cheval ; le fantassin, peu utile au combat, était peu estimé. Aussi l’ancienne aristocratie s’était-elle réservé partout le droit de combattre à cheval[3] ; même dans quelques villes les nobles se donnaient le titre de chevaliers. Les celeres de Romulus, les chevaliers romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens la cavalerie fut toujours l’arme noble. Mais peu à peu l’infanterie prit quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles ; les légionnaires, les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de l’extension, surtout en Grèce, qu’il y eut des batailles sur mer et que le destin d’une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c’est-à-dire des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société l’est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime influence. L’état social et politique d’une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armées. Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de l’adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la religion par l’antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu’avec le sang. Ils travaillèrent à avoir aussi un culte. Il est impossible d’entrer ici dans le détail des efforts qu’ils firent, des moyens qu’ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le secret de chaque intelligence ; nous n’en pouvons apercevoir que les résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu’elle eût osé l’allumer elle-même, soit qu’elle se fût procuré ailleurs le feu sacré ; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, son sacerdoce, à l’image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité ; à Rome, ceux qui n’avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus[4]. Quand la classe supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure, celle-ci se faisait des temples pour elle ; à Rome elle en avait un sur l’ Aventin, qui était consacré à Diana ; elle avait le temple de la pudeur plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle, envahirent la Grèce et l’Italie, furent accueillis avec empressement par la plèbe ; c’étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier, pour que la multitude eût l’occasion de faire des sacrifices ; de même les Pisistratides dressèrent des hermès dans les rues et sur les places d’Athènes[5]. Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et ses fêtes. Elle put prier ; c’était beaucoup dans une société où la religion faisait la dignité de l’homme. Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout ce qui donne à l’homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps. L’entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, du septième au cinquième siècle, a rempli l’histoire de la Grèce et de l’Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas partout de la même manière ni par les mêmes moyens. Ici, le peuple, dès qu’il s’est senti fort, s’est insurgé ; les armes à la main, il a forcé les portes de la ville où il lui était interdit d’habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a occupé leurs maisons, ou il s’est contenté de décréter l’égalité des droits. C’est ce qu’on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet. Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé alors un législateur et la constitution a été changée. C’est ce qu’on vit à Athènes. Ailleurs, la classe inférieure, sans secousses et sans bouleversement, arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la cité, d’abord très restreint, s’accrut une première fois par l’admission de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus tard on éleva jusqu’à mille le nombre des citoyens, et l’on arriva enfin peu à peu à la démocratie[6]. Dans quelques villes, l’admission de la plèbe parmi les citoyens fut l’oeuvre des rois ; il en fut ainsi à Rome. Dans d’autres, elle fut l’oeuvre des tyrans populaires ; c’est ce qui eut lieu à Corinthe, à Sicyone, à Argos. Quand l’aristocratie reprit le dessus, elle eut ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos, l’aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu’en affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d’énumérer toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s’est accomplie. Le résultat a été partout le même : la classe inférieure a pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique. Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux sortes d’hommes. Il appelle l’une la classe des bons, άγαθοί ; c’est en effet le nom qu’elle se donnait dans la plupart des villes grecques. Il appelle l’autre la classe des mauvais, κακοί ; c’est encore de ce nom qu’il était d’usage de désigner la classe inférieure. Cette classe, le poète nous décrit sa condition ancienne : elle ne connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois ; c’est assez dire qu’elle n’avait pas le droit de cité. Il n’était même pas permis à ces hommes d’approcher de la ville ; ils vivaient en dehors comme des bêtes sauvages. Ils n’assistaient pas aux repas religieux ; ils n’avaient pas le droit de se marier dans les familles des bons. Mais que tout cela est changé ! Les rangs ont été bouleversés, les mauvais ont été mis au-dessus des bons. La justice est troublée ; les antiques lois ne sont plus, et des lois d’une nouveauté étrange les ont remplacées. La richesse est devenue l’unique objet des désirs des hommes, parce qu’elle donne la puissance. L’homme de race noble épouse la fille du riche plébéien et le mariage confond les races.

  • suite...

    Théognis, qui sort d’une famille aristocratique, a vainement essayé de résister au cours des choses. Condamné à l’exil, dépouillé de ses biens, il n’a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s’il n’espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa cause ; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. A ses yeux, la révolution qui s’est faite est un mal moral, un crime. Fils de l’aristocratie, il lui semble que cette révolution n’a pour elle ni la justice ni les dieux et qu’elle porte atteinte à la religion. Les dieux, dit-il, ont quitté la terre ; nul ne les craint. La race des hommes pieux a disparu ; on n’a plus souci des Immortels. Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S’il gémit ainsi, c’est par une sorte de devoir pieux, c’est parce qu’il a reçu des anciens la tradition sainte, et qu’il doit la perpétuer. Mais en vain : la tradition même va se flétrir ; les fils des nobles vont oublier leur noblesse ; bientôt on les verra tous s’unir par le mariage aux familles plébéiennes, ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table ; ils adopteront bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui reste à l’aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître.
    En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu’un souvenir. Les grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et la mémoire des ancêtres ; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui s’amusèrent à compter leurs aïeux ; mais on riait de ces hommes. On garda l’usage d’inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race ; mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé. Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d’Athènes n’existaient plus que dans leurs tombeaux.

    Ainsi la cité ancienne s’était transformée par degrés. A l’origine, elle était l’association d’une centaine de chefs de famille. Plus tard le nombre des citoyens s’accrut, parce que les branches cadettes obtinrent l’égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l’association religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l’enceinte sacrée de la ville, renversa les barrières qu’on lui opposait et pénétra dans la cité, où aussitôt elle fut maîtresse.

  • suite encore....

    Histoire de cette révolution à Athènes.

    Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l’histoire est muette ; on n’en sait qu’une chose, c’est qu’elle fut odieuse aux classes inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime.

    L’an 598, le mécontentement que l’on voyait général, et les signes certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l’ambition d’un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste et à se faire tyran populaire. L’énergie des archontes fit avorter l’entreprise ; mais l’agitation continua après lui. En vain les eupatrides mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux autels à la Violence et à l’Insolence, pour apaiser ces deux divinités dont l’influence maligne avait troublé les esprits[7]. Tout cela ne servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit venir de Crète le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu’on disait fils d’une déesse ; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires ; on espérait, en frappant ainsi l’imagination du peuple, raviver la religion et fortifier par conséquent l’aristocratie. Mais le peuple ne s’émut pas ; la religion des eupatrides n’avait plus de prestige sur son âme ; il persista à réclamer des réformes.
    Pendant seize années encore, l’opposition farouche des pauvres de la montagne et l’opposition patiente des riches du rivage firent une rude guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu’il y avait de sage dans les trois partis s’entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare fortune d’appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste ; par son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il appartient à la nouvelle Athènes.

    Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans l’état social en entraînait un autre dans l’ordre politique. Il fallait que les classes inférieures eussent désormais, suivant l’expression de Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce bouclier, c’étaient des droits politiques.

    Il s’en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement connue ; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie de l’assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls eupatrides ; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de l’ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces, direction de la société, il fallait que l’eupatride partageât tout cela avec l’homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il n’était tenu aucun compte des droits de la naissance ; il y avait encore des classes, mais elles n’étaient plus distinguées que par la richesse. Dès lors la domination des eupatrides disparut. L’eupatride ne fut plus rien, à moins qu’il ne fût riche ; il valut par sa richesse et non pas par sa naissance. Désormais le poète put dire : dans la pauvreté l’homme noble n’est plus rien ; et le peuple applaudit au théâtre cette boutade du comique : De quelle naissance est cet homme ? — Riche, ce sont là aujourd’hui les nobles[8]. Le régime qui s’était ainsi fondé, avait deux sortes d’ennemis, les eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui souffraient encore de l’inégalité.
    A peine Solon avait-il achevé son oeuvre que l’agitation recommença. Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches. Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des eupatrides. D’ailleurs en voyant que les eupatrides pouvaient encore être archontes et sénateurs, beaucoup s’imaginaient que la révolution n’avait pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines ; or le peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de gouvernement sous lesquelles il n’avait vu pendant quatre siècles que le règne de l’aristocratie. Suivant l’exemple de beaucoup de cités grecques, il voulut un tyran.

    Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d’ambition personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. Un jour il parut dans l’assemblée et prétendant qu’on l’avait blessé, il demanda qu’on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais la populace était prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate ; ce que voyant, les riches s’enfuirent en désordre. Ainsi l’un des premiers actes de l’assemblée populaire récemment instituée fut d’aider un homme à se rendre maître de la patrie.

  • La fin du HR III B1 est marquée par quelques destructions, notamment à Mycènes. Au HR III B2, on remarque une augmentation des systèmes de défense des sites mycéniens, signe que l’insécurité augmente. Mais il ne s’agit pas d’une période de crise, car ces niveaux ont fourni un matériel archéologique qui témoigne d’un niveau de richesse qui n’a rien à envier à celui des précédents. La fin de cette période est néanmoins marquée par de nombreuses destructions sur une grande partie des sites mycéniens de Grèce continentale.

    Le HR III C voit une baisse du nombre de sites en Grèce, qui peut être très importante dans certaines régions (9/10e des sites de Béotie disparaissent, 2/3 de ceux d’Argolide). Mais certains sites comme Mycènes ou Tirynthe sont toujours habités, et la culture matérielle qu’on y retrouve présente toujours des traits mycéniens, qui font que le HR III C est considéré comme un niveau de la civilisation mycénienne. On note cependant l’apparition d’un nouveau type de céramique, dite « barbare » parce qu’elle a jadis été attribuée à des envahisseurs extérieurs, et aussi une poursuite de l’augmentation de la pratique de la crémation.

    Quelles sont les causes du déclin de la civilisation mycénienne à cette période ? Plusieurs explications ont été avancées. Celles concernant des facteurs naturels (changement climatique, tremblements de terre) sont aujourd’hui rejetées. Restent deux grandes théories : celles des mouvements de population et celle des conflits internes. La première attribue la destruction des sites mycéniens à des envahisseurs. On invoque tantôt les Doriens, tantôt les Peuples de la Mer. On pense désormais que les premiers étaient déjà présents en Grèce continentale auparavant, et on a donc tendance à ne plus accepter l’ancienne théorie d’une « invasion dorienne » abattant la civilisation des Achéens. Les mouvements de peuples se produisant depuis les Balkans jusqu’au Proche-Orient à cette période, mentionnés dans les inscriptions égyptiennes désignant les envahisseurs sous le nom de « Peuples de la Mer », sont eux bien certains. On sait que ces peuples sont responsables de nombreuses destructions en Anatolie ou au Levant. La mention d’un peuple nommé Eqwesh (qui rappelle le terme « Achéen ») dans un texte égyptien du XIIe siècle a fait supposer à des spécialistes que des Mycéniens auraient pris part à ces invasions (ce qui n’est pas certain). Il n’en reste pas moins que cela ne nous donne aucune certitude pour ce qui se passe dans le monde grec.

    Reste la seconde théorie, qui fait choir la civilisation mycénienne au cours de conflits sociaux internes, entraînés par un rejet du système palatial par les couches sociales les plus défavorisées, qui s’appauvriraient à la fin de l’Helladique Récent. Cette hypothèse rejoint parfois la précédente, quand on essaie de mêler les divisions sociales à des divisions ethniques.

    Quelles qu’en soient les causes, la civilisation mycénienne disparaît définitivement après le HR III C, quand les sites de Mycènes et de Tirynthe sont détruits à nouveau, et perdent leur importance. Cette fin, à dater des dernières années du XIIe siècle , se produit après un lent déclin de la civilisation mycénienne, qui a mis de nombreuses années avant de s’éteindre. Le début du XIe siècle ouvre un contexte nouveau, celui du proto-géométrique, début de la période géométrique, les « siècles obscurs » de la tradition historiographique.

  • Le système palatial mycénien

    Comment se présentent concrètement les palais mycéniens ? Sur le continent grec, trois édifices, découverts à Pylos, dans le Sud-Ouest du Péloponnèse, à Mycènes et à Tirynthe, en Argolide, se démarquent de tous les autres par les caractéristiques suivantes : leurs dimensions sont nettement supérieures à celles des autres bâtiments ; leur mode de construction est élaboré ; la décoration des murs et des sols, très sophistiquée ; enfin, on remarque la présence d’un noyau architectural stéréotypé. Ainsi, l’édifice principal de Pylos s’étend sur plus de mille sept cents mètres carrés, tandis que les palais d’Argolide dépassent les trois mille mètres carrés. Les fondations de ces édifices sont particulièrement soignées. La pierre de taille est utilisée pour la construction de certains murs et des escaliers conduisant à l’étage. Les murs et les sols de certaines pièces portent une décoration peinte de motifs géométriques ou de représentations figurées – poulpes, dauphins, lions, griffons, guerriers, défilés de femmes. Le cœur architectural des trois édifices en question mesure de vingt-trois à vingt-quatre mètres de long ; il est invariablement formé d’un porche à deux colonnes, d’un vestibule peu profond et d’une grande salle presque carrée, mesurant de cent quinze à cent cinquante mètres carrés, laquelle est pourvue d’un foyer central circulaire, entouré de quatre colonnes. Le complexe palatial occupe toujours une position prééminente par rapport au site qui l’entoure. Une conception architecturale forte et originale se trouve donc à l’œuvre sur ces trois sites.

    Dans le cas de l’édifice principal de Pylos, on peut compléter la définition et souligner que l’édifice palatial comporte un secteur réservé à l’archivage des tablettes inscrites en linéaire B, des pièces spécialisées dans le stockage de denrées consommables, d’autres dans l’entreposage de vases, ainsi qu’une pièce réservée à la toilette. Le travail des textiles et de l’ivoire est attesté à l’étage. On ne trouve dans cet édifice aucune trace tangible d’activité religieuse, aucun espace consacré au repos, ni aux activités culinaires. À Mycènes, le travail de l’ivoire semble également associé aux traces laissées par l’administration palatiale.

    Le site de Thèbes, en Béotie, a sans aucun doute comporté un palais à l’époque mycénienne, mais ce que l’on en connaît ne ressemble pas aux édifices de Pylos ou Mycènes.

    La disparition des palais mycéniens, entre 1250 et 1200 avant J.-C., due en partie à la dislocation des échanges en Méditerranée orientale, entraîne la disparition du système palatial dans le monde égéen. En même temps, on cesse d’utiliser le linéaire B. Ce bouleversement politique et culturel ouvre la voie à un nouveau mode d’organisation économique, politique et sociale, en cités, et à une nouvelle écriture, le grec alphabétique. Ces communautés recomposées se lancent alors dans l’aventure de la colonisation, tant vers l’Orient que vers l’Occident, aventure qui ne paraît pas avoir eu de précédent à l’époque mycénienne.

  • La grande vague révolutionnaire de – 1200 avant J.-C.

    Elle emporte l’empire hittite dans une crise économique et politique, affaiblit la dynastie kassite, fait chuter Babylone.

    1200 ans av J.-C : ruine des derniers palais crétois

    1150 ans av J.-C : Thèbes (pas celle d’Egypte mais celle de Grèce) cesse d’être une capitale et devient une pauvre bourgade

    Vers 1200, la civilisation mycénienne prit fin tout à fait brusquement.

  • La réalité est partout la même : un accaparement de nombreuses et meilleures terres par l’aristocratie et les riches, un accroissement de l’esclavage.

    Dans le même temps, artisans et marchands représentent une part de plus en plus importante de la population urbaine. Pour l’exploitation minière comme dans le travail agricole et artisanal, l’emploi d’esclaves pris en Thrace ou en Asie mineure se développe.

    A partir du milieu du 7ème siècle, de nombreux mouvements sociaux, de fréquentes révolutions éclatent dans les villes grecques, particulièrement les plus prospères grâce au développement d’une économie marchande. Ceci dit, la base sociale générale de ces luttes, c’est la petite paysannerie libre.

    En 658, à Corinthe, la plus riche des polis archaïque, Kypsélos chasse le roi Patrocleidès (membre de l’aristocratie des Bacchiades). Il bénéficie pour cela d’un large soutien populaire parmi les paysans pauvres endettés mais aussi de petits artisans et commerçants.

    Il prend le titre de roi mais gouverne en faveur des couches populaires, met en place un embryon d’Etat avec une sorte d’impôt sur le revenu d’environ 10%, crée une monnaie corinthienne et fonde des colonies comptoirs commerciaux dans l’Adriatique (Leucate, Anactorion et Ambracie). Les auteurs anciens tiennent Kypsélos pour des meilleurs et des plus sages dirigeants politiques de la Grèce.

    Périandre, son fils qui lui succède en 627, a laissé un souvenir plus contrasté ; s’appuyant sur la plèbe, il casse toute velléité nobiliaire de reprendre le pouvoir et accentue la politique anti-aristocratique ; ses décisions comme l’interdiction d’acquérir un esclave et des mesures contre la prostitution laissent place à bien des supputations. De 658 à 585, Corinthe connaît une période florissante marquée en particulier par le développement de son commerce et de ses colonies.

    Sicyone (près de Corinthe, dans une riche vallée) connaît également son apogée durant la période des "tyrans" s’appuyant sur le peuple.

    Le premier d’entre eux se nomme Orthagoras, un chef militaire d’origine humble d’après les textes.

    Le plus connu de ses dirigeants fut Clisthène de Sycione (au pouvoir de 601 à 570) qui résolut la crise agraire en partageant les terres entre les paysans et adopta une orientation plus favorable au peuple qu’Orthagoras qu’il renversa. Les écrivains grecs nous ont fourni d’autant plus d’informations sur ce Clysthène de Sycione qu’il est le grand-père de Clisthène l’Athénien (initiateur du régime démocratique de cette grande cité) et l’arrière grand père de Périclès, encore plus connu. Il s’est peut-être appuyé sur des populations d’origine locale opprimées par les conquérants doriens. Sa révolution politique s’accompagna d’une révolution culturelle rejetant l’ancienne religion et lui substituant celle d’un dieu maudit : Dyonisos. Il mena par ailleurs une guerre politique, psychologique et parfois militaire contre la ville d’Argos qui avait des prétentions hégémoniques dans ce secteur de la Grèce. Nous savons par Hérodote que les jeunes nobles de toutes les cités "fiers d’eux-mêmes et de leur patrie se présentèrent comme prétendants".

    Athènes connaît, comme les autres, de graves problèmes sociaux durant la seconde moitié du VIIème siècle et début du VIème. Ils prennent particulièrement la forme d’une crise agraire car la grande majorité des paysans a un statut de demi-serf, symbolisé par des bornes territoriales et doit remettre une partie importante de la récolte aux mains des puissants de la cité, grands propriétaires. L’esclavage pour dette les guette en permanence.

    Les réformes importantes surviennent généralement durant les périodes révolutionnaires car les classes dominantes essaient ainsi d’éviter une confrontation plus dure.

    Solon, archonte de la ville et premier dirigeant politique athénien à s’être attaqué aux inégalités du monde agricole, est passé à la postérité. Il supprima l’esclavage pour dettes et fit disparaître toutes les bornes qui concrétisaient l’état de dépendance des agriculteurs vis à vis de leurs maîtres. Ceci dit, il ne peut être classé parmi les tyrans car il ne procéda à aucun partage de terre, ne toucha pas au vote censitaire qui maintenait la propriété du pouvoir politique au sein des classes riches, n’ouvrit même pas les magistratures aux nouvelles classes sociales issues du développement économique (artisans, commerçants...). Il ne fait pas de doute que Solon essaya de trouver un compromis viable mais mécontenta ainsi les riches furieux de perdre des privilèges et les pauvres qui restaient pauvres et marginalisés politiquement.

    D’ailleurs, de -582 à -580, Athènes connut une période caractérisée dans les textes contemporains d’anarchiai, période si troublée, si tendue, qu’aucune élection ne put être organisée.

    Or, cette paysannerie constitue le coeur de la mutation militaire en cours. La guerre de l’époque archaïque valorisait le noble combattant à cheval ou sur son char. A présent, le soldat type est un hoplite armé d’un bouclier et d’une lance, portant une cuirasse, intégré dans une cohorte. Les nombreux petits paysans armés en hoplite deviennent le facteur décisif des batailles.

    Des écrits nous apprennent que fréquemment, des chefs militaires de ces cohortes, avancent des programmes égalitaires pour résoudre la crise agraire puis se font porter au pouvoir à la tête du peuple.

    Jacques Serieys

  • Aristote montre dans « Constitution des Athéniens » que la constitution réformatrice de Solon n’a été acceptée des classes possédantes que sous la pression révolutionnaire :

    « Tout citoyen victime d’une injustice de la part d’un magistrat avait le droit de déposer une accusation devant l’Aréopage, en produisant la loi violée à son détriment. Mais, comme on l’a dit, les pauvres étaient soumis à la contrainte par corps pour dettes, et la terre était toujours entre les mains d’un petit nombre d’hommes. Un pareil régime et l’asservissement de la multitude au petit nombre soulevèrent le peuple contre les nobles. La lutte fut acharnée et les deux partis étaient depuis longtemps debout l’un contre l’autre, quand ils s’entendirent pour prendre Solon comme conciliateur et l’élire archonte… Devenu maître du pouvoir, Solon affranchit le peuple, en défendant que dans le présent et à l’avenir la personne du débiteur servît de gage. Il donna des lois et abolit toutes les dettes, tant privées que publiques. C’est la réforme qu’on appelle la délivrance du fardeau (seis‹xyeia), par allusion à la charge qu’ils avaient comme rejetée de leurs épaules. On a essayé d’attaquer Solon à ce sujet. Au moment en effet où il projetait l’abolition des dettes, il lui arriva d’en parler à l’avance à quelques-uns des nobles, et ses amis, selon la version des démocrates, firent, à l’encontre de ses projets, une manœuvre, dont il aurait aussi profité, ajoutent ceux qui le veulent calomnier. Ils s’entendirent pour emprunter de l’argent et acheter beaucoup de terre, et l’abolition des dettes survenant presque aussitôt, ils firent fortune. Ce fut, dit-on, l’origine de ces fortunes que dans la suite on fit remonter à une si haute antiquité… Dans toute la constitution de Solon, trois mesures semblent avoir été particulièrement favorables aux progrès de la démocratie : d’abord et surtout, l’abolition de la contrainte par corps pour dettes ; ensuite, la faculté donnée à chaque citoyen de poursuivre les auteurs des injustices commises au détriment de qui que ce fût ; enfin le droit d’en appeler au tribunal. Ce fut, dit-on, ce qui donna dans la suite tant de puissance au peuple ; car, rendre le peuple maître du vote, c’est mettre toute la constitution à sa merci. »

  • Aristote, Théorie générale des révolutions, dans « Politique » : lire ici

  • En 427 av. J.-C., la noblesse de Corfou (ou Corcyre) est anéantie par la révolution populaire avec une participation marquante des femmes.

    Voir le récit de de Thucyde

  • Moses Finley dans « Les premiers temps de la Grèce » sur le renversement révolutionnaire du pouvoir en Crête :

    « Le minoen récent II vit Cnossos au sommet de sa puissance… Ce fut une ère assez brève ; elle se termina par une catastrophe qui toucha l’ensemble de l’île. Un tremblement de terre a pu être un des facteurs, mais il n’est pas à lui seul une explication suffisante, car cette fois-ci, contrairement aux précédentes, il n’y eut pas de rétablissement (du pouvoir). La vie continua en Crête, mais l’âge de la puissance et des palais était passé à jamais… Peut-être une catastrophe naturelle fut-elle suivie par l’expulsion des maîtres grecs, sous le coup de quelque insurrection populaire qui balaya du même coup les vestiges d’une puissance insulaire déjà sérieusement affaiblie par les envahisseurs grecs un siècle auparavant.

    Il est possible de rapprocher la destruction de Kato Zakro, sur la côte est, de l’éruption volcanique de Santorin… Si lourdes qu’aient pu être les pertes en vies humaines, nulle conséquence naturelle ne pouvait interdire aux hommes de revenir quelques temps après et de s’installer à nouveau…

    Il faut donc qu’il y ait eu une cause sociale ou politique à l’abandon définitif de Kato Zakro. »

  • Lire aussi sur les révolutions de la Grèce antique : cliquer ici

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