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Origine de l’Etat

vendredi 22 novembre 2019, par Robert Paris

Quelle est l’origine de l’Etat ?

Commençons par la naissance violente des Etats au Pérou.

Loïc Mangin écrit dans « Pour la science » de septembre 2011 :
« Lorsqu’on pense aux peuples qui ont précédé les Européens au Pérou, les Incas, voire les Mochicas, sont les premiers qui viennent à l’esprit. Pourtant, beaucoup les ont précédés. Charles Stanish, de l’Université de Californie à Los Angeles, et sa collègue A. Lévine s’intéressent aux premières proto-cités installées autour du lac Titicaca et ont retracé l’histoire de la région (…)

A partir de 1400 avant notre ère, plusieurs groupes de chasseurs-cueilleurs se sédentarisent autour du plan d’eau et établissent les premiers villages. Certains grossissent et deviennent des centres politiques régionaux. Pendant près de 1000 ans, les conflits sont rares. (…)

A la fin du premier millénaire avant notre ère, deux grands centres politiques dominent la région, Taraco et Pukara. Le dernier finira par diriger seul toute la zone.

Comment ? Les fouilles montrent qu’une grande partie des centres résidentiels de Taraco a brûlé à la fin du premier siècle, entraînant un ralentissement durable de l’activité économique. Or cet incendie n’était pas accidentel. Outre son étendue, on n’a retrouvé aucune trace d’une éventuelle reconstruction. »

Voilà les faits. Les conclusions consistent à défendre le point de vue que « les conflits armés ont joué un rôle majeur dans le développement des premiers Etats ».

Loïc écrit que l’incendie de Taraco « a coïncidé avec l’accession de Pukara au statut de force politique dominante dans la région. De cet épisode, Ch Stanish conclut que les conflits ont été un facteur important dans l’évolution des Etats archaïques dans le nord du lac Titicaca. »

Il ne s’agit pas d’une simple déduction sur des faits locaux mais d’une thèse générale : « Cet exemple s’ajoute à ceux déjà documentés de la Mésopotamie, de la Méso-Amérique, du Nord du Pérou, etc… »
Cependant, les études ne nous disent pas que les restes de la cité de Taraco manifestaient d’une intervention militaire d’une armée dévastant tout mais seulement d’un incendie suivi d’une disparition totale de toute activité économique sur le site, les habitants l’ayant abandonné totalement sans tentative de reprise du travail et de reconstruction.

L’histoire des premières sociétés peu avant l’Etat manifestent essentiellement l’apparition des oppositions violentes non pas entre cités mais entre classes sociales se développant dans la cité, le fossé entre riches et pauvres devenant de plus en plus grand et inacceptable aux exploités. Les autres facteurs historiques comme les relations avec les autres cités ne semblent pas déterminants dans l’apparition de l’Etat. Ces cités sont le résultat d’une accumulation primitive de richesses issues de l’agriculture et de l’artisanat puis du grand commerce, accumulation qui entraîne la concentration dans les mains d’un petit nombre de familles de l’essentiel des richesses… Pour assurer la pérennité de cette accumulation de richesses, l’accumulation des pouvoirs politiques et militaires dans les mêmes mains va devenir rapidement nécessaire, dès que la société aura passé un certain cap en termes de développement et en particulier les cités en termes de nombres de résidents pauvres…

Au-delà, s’il n’y a pas eu mise en place d’un Etat, c’est la révolution sociale qui incendie, qui détruit le mode de production, les exploités ne voyant d’autre moyen de se libérer que d’en finir avec le travail des champs et de s’enfuir après avoir détruit et brûlé…

L’origine des premiers Etats est à rechercher dans les conflits effectivement mais dans ceux internes à la société : dans les conflits de classe.

Pas de société de classe sans lutte de classes et sans modes d’organisation des classes, dont la plus importante pour l’ordre : l’Etat. L’Histoire est souvent présentée comme construite par l’ordre, par le pouvoir ou par son chef et non par l’agitation des classes, leurs relations, leur concurrence, leurs alliances et leurs luttes. Et cet ordre social est présenté comme tombant du ciel. Dans les mythologies religieuses, c’est l’équilibre du monde lui-même qui est fondé par les rois-dieux. L’histoire, revue et corrigée par le pouvoir, défend la nécessité de celui-ci. En France, par exemple, une histoire continue de la civilisation est présentée aux scolaires, prétendant que la société dite occidentale commencerait par le régime des pharaons, se poursuivrait par l’Etat athénien, puis romain, pour finir par le renforcement de l’Etat royal français au sein de la féodalité, dont l’Etat bourgeois apparaît finalement comme l’aboutissement plutôt que comme la négation, débouchant sur le capitalisme, tout cela sans la moindre rupture ! Dans cette conception, l’Etat est un ordre qui n’a aucun antécédent, qui est présenté comme le point de départ d’une civilisation, et même d’un peuple. Le pouvoir central, toujours aussi mythifié, est présenté comme le facteur positif par excellence, et sa chute est présentée comme une catastrophe. En réalité, son caractère est d’abord négatif : bloquer la lutte des classes. Son origine a d’autant plus besoin des mythes que sa véritable origine est liée aux contradictions entre classes sociales. L’ancienne société pré-étatique explose sous les pressions des nouvelles inégalités produites par l’accumulation de richesses dues à de nouvelles activités économiques et l’Etat est la réponse des classes dirigeantes à ces pressions qui mèneraient, sans lui, à l’explosion sociale.

L’Etat conçu comme produit des lutte de classe est une thèse bien connue de Karl Marx, thèse combattue non seulement par la classe dirigeante mais par de nombreux auteurs, y compris des courants politiques qui combattent l’Etat. Pour eux, ce dernier est sa propre source, sa propre justification et sa propre force. En réalité, l’Etat apparaît dans une société depuis longtemps divisée en classes sociales opposées, classes qui se confrontent et savent que cette lutte peut détruire la structure sociale. Aristote écrit, dans « Politique », que la classe dirigeante doit examiner attentivement le régime politique pour combattre les révolutions (voir chapitre « Les révolutions de l’Antiquité »). Il décrit une époque où la Grèce est en train de tenter de mettre en place un Etat grec mais n’est pas encore parvenue à dépasser le stade des cités grecques indépendantes. L’apparition de l’Etat grec est inséparable de la situation troublée que décrit Aristote. Il explique que les problèmes politiques proviennent des classes des villes : pas de problème politique avec les paysans et avec les bergers, dit-il. Par contre, les villes sont synonymes d’insurrections.

Nous connaissons bien ces révolutions dans les grandes villes du moyen âge européen. L’Antiquité n’a pas été moins fertile en insurrections urbaines, même si on les connaît moins. Le pouvoir s’est centralisé pour les combattre. L’Etat arabe, pour prendre un exemple plus récent d’apparition de l’Etat, est rendue nécessaire par les guerres civiles entre riches et pauvres. Même le Coran rend compte de ces luttes entre ceux qui estimaient que l’on ne devait pas collecter des fonds pour autre chose que l’aide aux nécessiteux et ceux qui estimaient qu’il fallait des impôts pour organiser la structure politique. Les régimes étatiques pas nés de l’envie d’un roi de gouverner le pays, ni de la supériorité d’une religion, ni des capacités de quelques individus d’une caste noble. Etudier la civilisation égyptienne, ce n’est pas faire l’histoire des pharaons, ni même celle des premiers rois qui les ont précédés. Bien avant ceux-ci, l’activité civile a fondé la société, ou plutôt les sociétés égyptiennes : activités agricoles, artisanat, art, architecture, … Toutes ces techniques supposaient des relations entre hommes entre groupes d’hommes, la formation de nouveaux besoins et de nouveaux modes de satisfaction de ces besoins. Bien avant que l’Etat ait commencé à être fondé, de multiples changements brutaux avaient déjà modelé, détruit puis remodelé la civilisation égyptienne. On serait bien incapable de dire, dans ces transitions, quand est-ce que « la civilisation » est née, car elle est née de nombreuses fois et morte aussi plusieurs fois. Le régime politique central n’est pas le produit des nécessités techniques, économiques ou politiques mais résulte, d’abord et avant tout, des nécessités liées aux risques de désordre social. L’Etat est apparu parce qu’il y avait une nécessité de conserver l’ordre social face à des opprimés dont le nombre ne cessait de grandir et dont la pauvreté croissait relativement de manière de plus en plus éclatante face à la richesse des possédants. Ce n’est pas l’Etat qui a fabriqué la civilisation, le changement technologique et social, produit l’artisanat, le commerce, le marché, multiplié les connaissances, les richesses et les échanges économiques, intellectuels et sociaux. Il est venu bien après et, surtout, l’Etat est apparu en ponctionnant la civilisation, a vécu en prédateur de ces découvertes, de ces progrès et de l’immense majorité de la société. Il les a souvent bloqués, qu’il s’agisse de changements sociaux, de transformations idéologiques, artistiques, artisanales, techniques ou politiques. Les interrègnes égyptiens, ces phases de déstabilisation sociale et politique, sont également des époques d’explosion des connaissances, notamment de l’art. En maintenant l’essentiel de la population dans la misère et en réglementant toute activité, le pouvoir central a joué un rôle de frein du développement. Son appareil d’Etat a détourné du secteur économique et social une grande part des produits du travail, pour payer militaires, fonctionnaires et religieux. Voilà qui tranche avec le discours officiel selon lequel la civilisation égyptienne serait l’Egypte de pharaons, née grâce au pouvoir royal, aux grands prêtres, aux fonctionnaires. On entend souvent dire que ce serait l’Etat égyptien indien ou mésopotamien qui auraient organisé le défrichement des fleuves et l’irrigation.

Cette thèse est une contre-vérité. Les classes riches d’Egypte n’ont pas attendu l’apparition de l’Etat central pour mettre en place l’exploitation, pour développer l’économie agraire, l’artisanat, le commerce et les villes. Les pyramides et autres palais ne sont pas un témoignage du progrès, de l’art, de la religion, une source d’admiration. Elles sont avant tout une démonstration de force, en vue du maintien de l’oppression et de la dictature, et une énorme ponction sur les capacités économiques des paysans par des travaux forcés qui ne sont justifiés que par la nécessité d’un pouvoir écrasant, visant à impressionner, s’imposant aux exploités « du haut de ces pyramides ». Le pouvoir d’Etat s’est imposé aussi aux classes dirigeantes dès lors que les classes dirigeantes n’étaient pas capables de se faire obéir des exploités. D’ailleurs, ce n’est pas la civilisation qui a produit directement (et comme une nécessité d’évidence) l’Etat, et encore moins l’Etat qui aurait produit la civilisation. Entre la naissance de la civilisation et la naissance de l’Etat, il y a généralement plusieurs centaines et même milliers d’années. Et parfois, la civilisation ne donne pas naissance à l’Etat et disparaît avant que l’Etat n’apparaisse. La réalisation principale de l’Etat est un appareil de stabilisation de la société et d’oppression des classes populaires. L’égyptologue Dominique Valbelle écrit dans l’ouvrage collectif « L’Egypte ancienne, les secrets du Haut-Nil » : « L’administration égyptienne est indissociable d’un Etat égyptien, né avec elle. Elle en est l’âme. Elle a été mise à mal lorsque celui-là était menacé. Elle a été reconstituée en même temps que le pouvoir pharaonique. Elle représente donc un facteur de stabilité et l’assurance d’une continuité des institutions. » Mais ce facteur de stabilisation est loin d’être né immédiatement en Egypte comme dans le reste du monde. Il n’est pas le premier pas de la civilisation. Celle-ci est née du développement de l’activité agricole, puis, grâce à celle-ci de l’accumulation de la plus value, de l’accroissement des capacités techniques de l’homme, de la division du travail, du développement d’un grand commerce, de la naissance des villes, de la culture, de la naissance d’une classe dirigeante et des inégalités sociales. Ce bond en avant n’a pas eu besoin de l’Etat. Ainsi, tout le développement des villes et de la civilisation grecques ne connaît pas l’Etat qui ne fait une première tentative d’apparition que sur la fin. Par contre, le développement de l’agriculture, de l’artisanat, et du commerce a permis l’émergence d’une importante classe de citadins, d’artisans, de commerçants, de banquiers, une véritable bourgeoisie. C’est elle qui est domine la ville. La première dynamique sociale de la civilisation est le produit de la division entre villes et campagnes. La seconde est celle qui oppose riches et pauvres dans les villes. Enfin, l’apparition et le développement de l’Etat va mener à de nouvelles oppositions : entre guerriers, religieux et bourgeoisie. La relation entre classes dominantes et Etat est contradictoire. Les classes riches des villes ont fini par être menacées par les exploités et elles ont ressenti le besoin de se protéger derrière le bouclier de l’Etat. Mais cette nécessité n’était pas sans réticences. Partout dans le monde, la civilisation des villes avait préexisté à l’Etat. C’est à ses dépens que l’Etat a développé ses prérogatives. La ville a parfois résisté durement à la mise en place de la domination étatique. La lutte entre les classes riches des villes, prenant parfois la tête des pauvres, et le pouvoir royal a même été un des axes essentiels de la lutte politique et sociale dans l’Antiquité.

C’est la révolution sociale qui a rendu nécessaire la formation de l’Etat, inévitable même. Indispensable, du moins, aux classes dirigeantes qui, sous la menace des opprimés, ont dû se séparer, en faveur de cet organe de centralisation des décisions et des forces de répression, d’une grande partie de leur pouvoir local urbain, de leurs privilèges et de leurs revenus. Et cet ordre n’a pas été synonyme de progrès mais seulement de conservation sociale. C’est la transformation qui avait, bien avant l’apparition de l’Etat, entraîné un certain progrès, relatif. La concentration dans les villes des richesses, des moyens techniques, des connaissances et des personnages les plus influents et les plus riches suppose une accumulation primitive considérable de richesses tirées du travail agraire. Loin de dater du Moyen Age, les villes sont d’une apparition très ancienne dans l’Antiquité. Par exemple, en Mésopotamie Ur, Uruk, Lagash et Umma datent entre -4000 av JC et -3500 av JC, alors que le premier empire date de -2340 avant JC (empire akkadien). Même l’Etat-cité y date de -2340 avant JC (dynasties archaïques). Les civilisations sont le saut qualitatif, révolutionnaire, une structure émergente produite par le succès de l’économie agraire, qui a permis un grand développement de l’artisanat et du commerce, de multiples succès dans lequel l’Etat n’a eu aucune part. L’apparition de l’agriculture, son amélioration technique, l’irrigation, la spécialisation professionnelle et l’organisation du travail collectif, par exemple, qui sont d’immenses progrès de l’homme ne datent pas de l’apparition de l’Etat mais de bien avant.

L’image de l’Etat organisateur de la production agricole et de l’irrigation n’est pas totalement fausse, mais elle est beaucoup plus récente ; elle ne fait que succéder, beaucoup plus tard, à une époque où les classes dirigeantes locales, qui ont succédé à la société tribale et villageoise, ont elles-mêmes mis en place ces activités. Les progrès sociaux, techniques et organisationnels sont d’abord des produits de ce que Karl Marx appelait la « société civile » et non du pouvoir politique centralisé (centralisation des moyens répressifs, des moyens idéologiques – domination des esprits – des moyens architecturaux comme organisationnels - fonctionnaires – ou décisionnels. La civilisation n’est pas celle des pharaons ni celle des empereurs de Chine, ni celle des rois olmèques ou toltèques, ni encore celle des rois Khmers. Ces derniers n’ont pas produit l’immense activité économique qui a permis une énorme accumulation de richesses et de moyens que les hommes n’avaient jamais connu auparavant. Ces avancées considérables ne peuvent nullement leur être attribuées. Ils se sont contentés d’en distraire une grande part pour un usage non productif et purement destructif, la consommation d’un groupe dirigeant et de ses serviteurs, la dépense d’énergie pour bâtir des monuments chargés d’impressionner les peuples de les écraser par leur effet de force incommensurable.

L’Etat a distrait un grand nombre d’hommes et de moyens de l’activité productive. Il n’a pas fait que ponctionner les richesses produites ; il a augmenté l’échelle de l’activité et de l’organisation sociale. Mais ce n’est pas lui qui les a suscitées, inventées et mises en place, contrairement à la légende qu’il a propagée. Ce n’est pas non plus l’Etat qui a bâti la société, ses classes sociales, ses idéologies, son fonctionnement matériel comme spirituel. L’artisanat, la science, la technique, l’art, les relations d’échanges sont nés bien avant, des centaines, et parfois des milliers d’années, avant l’organe spécifique de répression.

L’étude des plus anciennes villes d’Amérique latine a permis aux ethnologues de réfléchir à l’origine de la civilisation. La question se posait en effet : qu’est-ce qui a poussé les hommes à accepter d’abandonner l’ancienne structure familiale et tribale et l’ancien mode de travail, plus proche des gens, pour la domination politique d’un pouvoir central ? La question est elle-même entachée d’erreur puisqu’elle suppose que le passage à la civilisation serait simultanée à la fondation de l’Etat, ce dernier étant même considéré comme fondateur de la civilisation. On parle à tort de civilisation de l’empire chinois ou de civilisation des Pharaons. Cela sous-entend que la civilisation serait née en Egypte avec les rois et se serait manifestée d’emblée par leurs réalisations écrasantes : les pyramides. Selon cette thèse, le but de ce style impressionnant du pouvoir royal, l’architecture monumentale, serait de protéger la population contre des adversaires extérieurs, avancent nombre d’historiens de l’Antiquité qui n’attribuent la chute de l’Etat qu’à des agressions guerrières extérieures. Selon l’ethnologue Jonathan Haas, la civilisation avait pour origine, pour force créatrice, la guerre. Selon cette thèse, la guerre de tous contre chacun datant du fond des âges n’aurait été interrompue que par le choix de la collectivité de se tenir sous la protection d’un chef, le roi, et de son armée. Cela supposait que l’on allait trouver des armées aux origines même de la civilisation. Ce serait elle qui aurait amené les hommes à accepter une autorité supérieure pour mieux se défendre des attaques armées. Pour lui, la civilisation était synonyme de l’Etat, organisme de peur, dont on retrouve la puissance dans les réalisations monumentales comme les pyramides de Caral (Pérou) et l’Etat était lié essentiellement à la guerre. Tel était le point de vue défendu dans de nombreux ouvrages par Jonathan Haas et Winifred Creamer avant qu’ils ne soient invités par la chercheuse péruvienne Ruth Shady à venir examiner la plus ancienne ville retrouvée dans un désert du Pérou, la cité perdue de Caral (-2600 av JC) datée grâce à des roseaux servant à transporter des pierres. On remarque, dans la vaste cité, une organisation centralisée avec un forum et des pyramides. Il s’agit en fait du centre d’une grande civilisation qui a dominé toute la région. Jonathan Haas rapporte qu’il cherchait à vérifier son hypothèse : la première civilisation née de la guerre. Il va se convaincre du contraire en étudiant Caral : la civilisation est née des villes et elles-mêmes du grand commerce. En effet, l’ethnologue cherche des remparts autour de Caral et découvre qu’il n’y en a pas. Caral n’a à se défendre d’aucune agression. Il cherche en vain des armes de guerre, des remparts militaires et des représentations de scènes de bataille sur les murs de la ville. Caral s’avère être une cité qui commerce avec une vaste région mais n’a pas d’activité militaire. Sa domination est commerciale. Cette cité commerçante échangeait les légumes produits à Caral grâce à l’irrigation contre les poissons pêchés sur la côte. La civilisation n’est pas née avec l’Etat, de la peur et de la guerre, mais du développement économique, l’agriculture ayant permis la formation d’un surplus, d’une classe dirigeante, et les villes étant nées du développement du grand commerce. Voilà les conclusions des ethnologues Haas et Sharida. Leurs études dans la ville péruvienne de Caral n’a pas confirmé une thèse préétablie mais, au contraire, les a amenés à des conclusions opposées : ce n’est pas l’unité causée par la peur des adversaires guerriers qui a fondé les villes. Il n’y avait pas d’armées et pas d’Etat aux origines de la civilisation ! Des classes sociales, oui, des inégalités aussi mais pas la peur d’une attaque extérieure. Alors, l’Etat qui vient beaucoup plus tard n’est pas né de ce risque d’attaque extérieure mais du risque intérieur, social. Les pyramides, symbole de la domination du pouvoir politique central, ne sont pas nées avec la civilisation mais bien après. L’Etat, cette bande d’hommes en armes ne provient pas de la guerre. Il faut se faire craindre aussi à Caral alors qu’il n’y a aucun risque externe (par de fortification). C’est que le danger est intérieur. La guerre intérieure, c’est la lutte des classes. Caral, société riche et développée sans Etat, a disparu sans laisser de traces, mais elle n’a pas été détruite par une armée. Elle s’est sans doute effondrée sous le poids de ses propres contradictions, du développement des inégalités et des luttes entre riches et pauvres, avant que la ville ne soit complètement abandonnée et que le mode d’existence qu’elle représentait ne disparaisse complètement. Plus on étudie le passé, plus il devient clair que les révolutions qui ont fait chuter une ville sont légion. Peu de traces de ces révolutions ne nous sont parvenues. On n’a de relation des révolutions qu’à partir du moment où celles-ci se sont attaquées à des Etats dont le rôle de conservation a été jusqu’à conserver les récits de leur propre déstabilisation.

Au cours de l’Histoire, les opprimés ont renversé de nombreuses civilisations, fait chuter bien des empires commerciaux avant de se retrouver en face de l’Etat qu’ils ont également attaqué comme en témoignent les puissants empires, égyptien, chinois ou romain, attaqués et parfois renversés alors que les peuples les considéraient comme éternels. Même lorsque ce ne sont pas les opprimés mais des peuples guerriers voisins qui les ont renversé, si ces sociétés dites « barbares », inférieures économiquement et organisationnellement, ont pu l’emporter, c’est généralement parce que la lutte des classes avait préalablement affaibli la cohésion de ces empires et la force de leur civilisation. Car cette force reposait effectivement sur un dépassement (provisoire) des contradictions de la lutte des classes. La lutte des classes n’a pas concerné que la lutte entre riches et pauvres mais également l’affrontement entre classes privilégiées. Toute l’histoire de l’Egypte est une lutte entre classe privilégiées des villes et pouvoir central et, au sein de ce dernier, entre roi, pouvoir religieux et pouvoir militaire. L’affrontement entre les seigneurs de la guerre et la bourgeoisie des villes a sans doute existé depuis que ces deux forces se trouvent face à face, avec le pouvoir central d’un côté et le grand commerce international de l’autre, c’est-à-dire avant même l’invention de l’écriture qui en est certainement un sous-produit du grand commerce. C’est finalement la bourgeoisie des villes, longtemps battue aux quatre coins du monde par les seigneurs de la guerre, qui a finalement renversé la féodalité en Europe, moins à cause d’une force particulière de la classe moyenne dans cette région que du fait de l’affaiblissement de ses adversaires. Elle n’a pas triomphé en Asie mais en Europe de l’ouest parce que les régimes asiatiques ont pu maintenir des dictatures féodales centralisées efficaces face à la révolution. Mais le prix a parfois été terrible comme lors de la révolution des turbans jaunes où la classe féodale a préféré détruire la Chine que livrer le pouvoir, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre ou en France. Bien des commentateurs estiment que l’empire capitaliste est désormais inattaquable. Certes, la bourgeoisie internationale détient le pouvoir sur toute la planète et n’a plus aucune inquiétude vis-à-vis des féodaux, des rois ou des chefs religieux traditionalistes. Mais elle reste très attentive aux risques que lui feraient courir les nouveaux « barbares » qui menacent son ordre, les travailleurs, indispensables à la production de ses profits, agglomérés dans les villes et capables d’y prendre la tête des autres adversaires de l’ordre social, les pauvres et exclus que son système produit en grand nombre. La bourgeoisie révèle régulièrement ses peurs par le soin qu’elle prend à mettre en place tout un arsenal de moyens, pour calmer les risques de situations explosives (alternance politique, participation syndicale, détournement réformiste des contestations sociales, nationalisme, intégration économique, etc…) et parfois en provoquant des éruptions préventives de violence (répressions, terreurs blanches, massacres, guerres contre les civils, fabrication de divisions explosives parmi les peuples). Même si tout est fait pour que le déchaînement de la barbarie répressive reste incompréhensible [24] au plus grand nombre, y compris aux victimes des massacres, la terreur à grande échelle a toujours sa rationalité, fondée sur des causes sociales profondément ancrées dans les rapports entre oppresseurs et opprimés et dans la menace que cette opposition fait peser sur les dominants. Toutes les interprétations, attribuant ces explosions de violence institutionnelles à la folie d’un groupe d’extrême droite ou à la méchanceté d’un chef d’Etat, ne visent qu’à cacher les vrais objectifs de ces classes dirigeantes. Ces dernières sont tout à fait capables, de sang froid, de plonger la société dans le désordre, de mettre le feu à un pays, fondamentalement pour préserver le système ou pour maintenir leur pouvoir menacé. Elles ont toujours préféré la terreur d’Etat plutôt que la déstabilisation sociale, le fascisme plutôt que la révolution des opprimés, le bain de sang ethnique ou la lutte des bandes armées plutôt que la lutte des classes, le génocide plutôt que le renversement de la classe dirigeante. La terreur blanche a toujours été un témoignage de la peur des classes dirigeantes à l’égard des opprimés. Les pogromes ont toujours servi de dérivatif. Les exemples sont légion et concernent toutes les époques, toutes les classes exploiteuses de l’Histoire et toutes les régions du monde, dans toutes les sortes de situations de crise grave. Ces classes dirigeantes ne sont pas moins meurtrières quand elles ont leur base dans des pays riches, où leur règne peut se cacher derrière une démocratie électorale et des relations apparemment plus douces, que dans les pays pauvres, où les élections et le multipartisme ne suppriment pas la violence ouverte contre les opprimés.

L’Etat est la manifestation principale de la nécessité, pour les classes dirigeantes, de centraliser leur force de répression contre les opprimés. Partout, l’Etat a été chargé de développer la peur parmi les dominés, au moyen d’une violence féroce. Les ethnologues ont constaté des terreurs d’Etat sans nombre, des bains de sang massifs organisés par les classes dirigeantes d’Amérique latine à ceux imposés par les empereurs de Chine, ou par les seigneurs de guerre japonais. Même s’il est généralement masqué, il y a un lien entre les deux, entre la lutte des classes et la violence des dominants. Sans la menace révolutionnaire des opprimés, les terreurs blanches, les guerres civiles, les massacres, les fascismes et même les génocides n’auraient pas lieu d’être, n’auraient pas trouvé de terrain favorable, de moyens, de troupes, de perspectives. Ces violences de masse, organisées d’en haut par les sommets de la classe dirigeante et de l’Etat, sont la marque de situations de crise pour les classes dirigeantes, crises écrasées, détournées, camouflées ou étouffées par leur Etat. La contre-révolution, par sa violence et par sa tactique consistant à ouvrir en pare-feu un autre conflit (entre pauvres), a parfois si bien effacé le sens de la lutte et de la conscience des masses opprimées que celles-ci ignorent parfois jusqu’à l’origine des bains de sang qu’on leur a fait subir. On a plus retenu que le nazisme en voulait aux Juifs que le problème qu’avait la bourgeoisie allemande avec les classes opprimées et qui nécessitait pour elle un appui à des forces contre-révolutionnaires. Les classes dirigeantes réussissent parfois à anticiper les révolutions sociales, au point qu’elles parviennent à en supprimer la conscience parmi les opprimés. En l’absence d’organisations exprimant les intérêts et les perspectives propres des opprimés, ceux-ci n’ont même pas le moyen de faire connaître ce qu’était leur combat, y compris d’en prendre conscience eux-mêmes. Il ne reste alors d’autre trace des développements révolutionnaires offerts par la lutte des opprimés que la crainte manifestée par les oppresseurs dont seule témoigne la dureté de la réaction. C’est souvent la meilleure preuve que la situation de crise sociale et politique avait menacé d’emporter l’ordre social. Le degré de la violence institutionnelle et son caractère volontairement impressionnant ont pour but non seulement de faire reculer les opprimés, mais de détourner le mécontentement social et de masquer le caractère de classe de l’action répressive, de cacher à quel point les oppresseurs ont craint la menace révolutionnaire. Pour cela, tous les moyens ont été bons pour mobiliser des fractions de la population en vue du racisme, du nationalisme, du régionalisme, de l’ethnisme et des guerres de religions. Le souci des classes dirigeantes et de leurs représentants politiques est au moins autant d’affaiblir les opprimés sur le terrain du rapport de forces réel que de leur ôter la conscience de leur force potentielle et de leurs perspectives propres pour l’avenir de la société. Lorsque la classe dirigeante est incapable d’éviter ou de masquer la révolution sociale, elle tâche que certaines de ses organisations en prennent la tête en vue de la détourner avant de l’écraser, comme on l’a vu dans la Russie de février 1917, dans la Hongrie et l’Allemagne de 1918 ou l’Espagne de 1936, quitte à retarder le bain de sang. La véritable signification de la révolution, en termes de luttes de classes, est alors effacée, éradiquée par une nouvelle violence : la « guerre d’Espagne » après l’insurrection prolétarienne de 1936, la guerre civile au Liban après le soulèvement des opprimés de 1975, ou la guerre Irak-Iran après la révolution iranienne de 1979, la guerre entre bandes armées ivoiriennes après les révoltes de 1999 et 2000.

La répression (dictature, terreur blanche, génocide, pogrome, etc) n’est pas la seule trace des efforts des classes dirigeantes pour contrer la révolution sociale : la réforme est tout aussi parlante. Lorsqu’on constate qu’un régime a brusquement décidé de réaliser une vaste réforme, un tant soi peu favorable au plus grand nombre, à la fois dans des domaines économiques, sociaux, administratifs, spirituels et juridiques, c’est une conséquence de la menace révolutionnaire, que ce soit un effort en vue d’éviter l’explosion sociale ou, inversement, que cela résulte de la politique d’un régime remis en place difficilement suite à une révolution. Si la société française n’a jamais pu effacer la marque des événements de 1789-1795, la société égyptienne a gardé les traces de la révolution sociale de -2260 avant JC. Tout le mode de fonctionnement, politique et social, s’en est trouvé bouleversé. En Egypte, par exemple, après la remise en route du régime des pharaons suite à la révolution, une réforme profonde a eu lieu, vivant à stabiliser la société : les masses pauvres ont eu accès aux temples, ont obtenu une âme éternelle et le droit d’aller en justice, y compris contre un noble. Les idéologies religieuses, elles-mêmes portent la marque des révolutions. Elles expriment le désespoir, les douleurs, les échecs des masses populaires suite à ces révolutions et prétendent pallier à leurs souffrances par des plaintes et une attitude de regret et de soumission (fatalisme), censée apporter une consolation. En somme, même si les révolutions ne sont qu’un bref instant de l’Histoire, le monde en porte la marque de façon indélébile. Une année de révolution est plus importante pour l’histoire d’une société que cent ans de calme social. Les Etats n’ont pas stabilisé définitivement le monde, comme ils le prétendent. Les ruines des grandes civilisations, qui parsèment le monde, témoignent des milliers de régimes momentanément dominants et qui ont disparu corps et biens. Même les royaumes apparemment les plus solides ont été battus par les révolutions sociales.

Les anciennes civilisations, aussi inquiètes que celle d’aujourd’hui d’assurer leur avenir devant l’instabilité sociale et politique essentiellement causée par le développement d’inégalités croissantes, n’ont développé l’Etat que parce qu’elles cherchaient des gages de stabilité politique et sociale dans la violence répressive. Comme le rappelle le Coran, le régime des pharaons était d’abord un régime tatillon et policier face aux paysans exploités. Nombre d’auteurs ont cherché d’autres justifications de la formation de l’Etat : grands travaux d’irrigation, construction des villes, nécessité de la défense militaire, croyances et idéologies. Le point de vue le plus défendu, et de loin le plus faux, laisse croire que les dirigeants de l’Etat auraient fondé la civilisation, son ordre social, son régime économique, ses techniques, ses relations sociales, ses liens internationaux, son idéologie ... C’est prendre au premier degré le discours mensonger de ces dirigeants eux-mêmes. Bien entendu, ces Etats ont développé l’idéologie comme une arme de l’ordre. A la terreur de l’Etat s’est rajouté l’attirail de la sorcellerie : celui de la peur des esprits et des maléfices, celui de la soumission, du fatalisme, du conservatisme idéologique, mais aussi pour diffuser une thèse nouvelle : le roi-dieu a créé le monde. Traduisez : l’Etat est à l’origine de toute la société humaine et même de la terre. C’est non seulement un mythe symbolique, mais un mensonge fondamental. Si Pharaon est dieu, cela signifie que c’est grâce à lui que le monde se maintient, que la nature porte ses fruits, mais aussi que le système économique et social fonctionne. C’est même le principal mensonge des religions d’Etat. La société agraire et citadine qui a donné naissance aux pharaons comme aux autres régimes étatiques n’a pas eu besoin d’eux pour naître et se développer durant de longues années. En témoigne, par exemple, le fait que les cités égyptiennes aient eu chacune ses propres dieux, souvent différents de ceux du pharaon. Les velléités d’indépendance des villes ont duré de longues années après la mise en place du régime et ont repris à chaque fois que celui-ci s’est affaibli. Pharaon et son régime dictatorial et prédateur, ne sont pas à l’origine des progrès sociaux de l’agriculture, de l’irrigation, de l’artisanat et du commerce, des villes, de la culture, en somme de la civilisation, née bien avant l’Etat et son régime oppressif centralisé.

Prenons un autre exemple, celui d’une très vieille civilisation : celle de l’Indus. Comme dans tout le « Croissant fertile », cette transformation radicale débute par la révolution néolithique, en -9000 avant JC. L’agriculture naît sans organisation centralisée, ni villes ni Etat ni même l’organisation en villages. L’homme qui lance le néolithique est un cueilleur, nomade ou semi nomade. C’est la formation d’un surplus agricole qui permet le développement de l’artisanat, des échanges et produit villages et villes. Les premières constructions en dur sont des greniers, des entrepôts. Une nouvelle révolution a lieu : la révolution urbaine. Elle signifie la concentration de l’artisanat et du commerce dans des centres d’activité. Dans la civilisation Harrapan de l’Indus, il y a une véritable explosion urbaine (1052 villes à partir de -2500 av JC). Ce ne sont pas des Etats, ni des cités-Etats, mais seulement des villes issues de la société civile. Y vivent artisans et commerçants, une classe aisée qui a concentré des richesses issues de l’agriculture, de l’artisanat et du commerce. Il n’y a aucune architecture monumentale. Pas de palais mais des greniers ! Le système urbain de Harrapan est très organisé. La ville connaît des techniques d’urbanisation, d’hygiène assez poussées. Dans l’agriculture, l’irrigation est développée à partir de -2500. La civilisation, avec sa société urbaine, ses relations sociales, son écriture et son art, naît du développement du grand commerce. La civilisation de l’Indus commerce avec la Perse, la Mésopotamie et l’Afghanistan. Elle connaît une phase de grande prospérité, puis décline en -1800 et chute en -1700. Les villes sont abandonnées. Les archéologues s’interrogent toujours sur les causes de cette chute et l’attribuent soit à des causes climatiques, soit à une période de migrations indo-aryenne, soit à la chute du commerce. Ils remarquent qu’il n’y a pas eu un déclin progressif des villes mais un abandon brutal, abandon massif par les populations et abandon du mode de vie, mais ils n’en concluent rien de spécial. Toute une civilisation, prospère, développée, dominant toute une aire régionale, s’est développée jusqu’au bout en l’absence d’Etat centralisé. Par contre, sans Etat, cette civilisation n’a pas pu se maintenir face aux forces contraires exacerbées par les inégalités sociales. Les classes dirigeantes ont connu les mêmes développements et la même chute, dans d’autres civilisations comme celle d’Egypte à Nagada, mais les suites ont été le développement d’un Etat écrasant et d’une divinisation du pouvoir avec le roi-dieu.

L’Etat est apparu pour faire face à la déstabilisation sociale causée par le développement croissant des inégalités. L’organe de pouvoir centralisé n’a émergé qu’après de multiples expériences prouvant que la civilisation s’effondrait systématiquement arrivée à un certain niveau de développement des contradictions sociales. L’enrichissement de la société humaine produisait son contraire : l’appauvrissement d’une majorité de la population condamnée à travailler bien au-delà de ce qui lui était nécessaire pour vivre, plus dur qu’auparavant, sans être sure de subvenir à ses besoins. Le progrès s’est changé en régression massive des conditions de vie et de travail pour la majorité de la population. Les paysans ont dû travailler comme des esclaves pour produire un surplus sans cesse accru. Dans ces conditions de plus en plus inégalitaires, la ville a entraîné un changement fondamental : désormais les pauvres n’étaient plus disséminés, loin des classes riches, loin des centres du pouvoir mais agglomérés au foyer de la richesse, à l’endroit même où les classes dirigeantes se gobergeaient. Les pauvres des villes ont eu sous leur nez toute l’injustice de leur condition. Le succès de l’organisation des classes dirigeantes a grandi en même temps que son inverse : la révolution des opprimés. Les civilisations sont disparues, ne laissant que des ruines, vaincues par une révolte, une explosion de colère élémentaire, inorganisée souvent, et dans laquelle, la plupart du temps, les opprimés se contentaient de détruire les villes. Ils retournaient à la vie tribale et familiale, celle des agriculteurs ou même des chasseurs-cueilleurs, ne laissant également aucune trace des buts et des choix de leur révolution, à part des villes détruites et une civilisation disparue corps et biens. On retrouve ces restes sans connaître le plus souvent d’explication de cette chute brutale. Des régimes qui avaient su résister à toutes les attaques militaires de leurs voisins, qui les dominaient sous tous les plans (économique, social, politique comme militaire) sont tombées. L’exemple le plus connu est celui de l’empire romain qui a chuté au plus haut niveau de sa richesse, de sa domination sur le monde. On ne peut comprendre sa chute par une simple attaque militaire des armées « barbares ». C’est la révolution sociale qui a sapé les bases de la société romaine (voir le chapitre « Les révolutions de l’antiquité ») et non une guerre. Cependant, le plus souvent les auteurs sont plus enclins à rechercher comme cause de la chute d’un ordre l’attaque d’un autre ordre. Au 14ème siècle avant JC, le royaume de la ville de Qatna, né au 2ème siècle avant JC, a disparu corps et biens. Pourtant, il avait résisté victorieusement aux attaques de l’armée d’Egypte. Les auteurs avaient retenu l’hypothèse de l’écrasement par l’armée hittite en -1340 avant JC, jusqu’à une découverte archéologique récente. En novembre 2002, on a découvert une chambre funéraire du palais royal contenant plus de 2000 objets précieux, notamment en or. Tout a été détruit mais rien n’a été volé. Les archéologues cherchent dans les tablettes en akkadien des explications. L’énigme reste entière mais la seule chose qui est certaine, c’est que l’hypothèse d’une révolution sociale n’est pas envisagée. Pourtant, on voit mal des guerriers détruire sans voler, sans piller une cité et un palais extrêmement riches.

La révolution n’éclaire pas seulement l’histoire de la société humaine. C’est parce qu’il est révolutionnaire, fondé sur le désordre brutal, sur des discontinuités à l’échelon inférieur, que l’ordre, matériel, vivant comme social, obéit à des modes de fonctionnement dialectiques, où les contraires s’interpénètrent à l’infini, où l’ordre est issu du désordre, où le hasard est nécessité et la nécessité produit du hasard, la nouveauté est brutale, imprédictible mais déterministe. L’idée de la dialectique universelle, celle des idées comme celle de la réalité, conception inventée par le philosophe idéaliste G.W.F Hegel et devenue scientifique par l’apport des révolutionnaires Karl Marx et de Friedrich Engels, n’est certes pas nouvelle mais elle prend une consistance tout à fait neuve à la lueur des derniers développements des sciences et de l’histoire. Nombre d’auteurs semblent récemment s’en aviser comme le montrent des revues et des ouvrages sur ce thème. Il ne faudrait pas oublier cependant que les idées de Marx et Engels ont toujours une odeur de soufre pour la société bourgeoise. Si certains auteurs affirment qu’il est temps aujourd’hui de réhabiliter Marx, ses analyses socio-économiques ou sa philosophie dialectique, c’est qu’ils essaient d’oublier les objectifs révolutionnaires de l’auteur. Puisqu’on annonce à grands sons de trompette qu’il n’y a plus de danger révolutionnaire, qu’avec la chute du mur et du régime russe serait enterré le risque de révolution communiste, ces auteurs se croient libérés de l’obligation de faire profession d’anti-marxisme. Quant aux intellectuels ex-staliniens qui n’ont pas complètement renoncé à leurs convictions, comme le philosophe Lucien Sève, ils essaient de profiter de ce climat de mansuétude à l’égard de Marx pour redonner du crédit à leur version de la dialectique, sans pour autant défendre la perspective socialiste révolutionnaire de Marx. Ceux-là espèrent éviter qu’on leur demande une analyse marxiste du stalinisme, continuant à rejeter celle qu’en avait donné Léon Trotsky. D’autres auteurs, qui souhaitent se débarrasser du stalinisme, se demandent jusqu’où doit aller la remise en cause. Un historien comme Eric J.Hobsbawm tire son propre bilan de la fin du stalinisme et exprime ses regrets dans son dernier ouvrage « L’âge des extrêmes » : « Le monde qui s’est morcelé à la fin des années 1980 était le monde façonné par l’impact de la révolution russe. Nous en avons tous été marqués, par exemple pour autant que nous avons pris l’habitude de penser l’économie industrielle moderne en termes de pôles opposés, le « capitalisme » et le « socialisme », comme des systèmes inconciliables, l’un étant identifié aux économies organisées sur le modèle de l’URSS, l’autre au reste du monde. (...) L’effondrement de l’URSS a naturellement focalisé l’attention sur l’échec du communisme soviétique (...) Toutes les autres formes historiques de l’idéal socialiste avaient supposé une économie fondée sur la propriété sociale mais pas nécessairement ( ..) l’élimination de l’entreprise privée, (...) le recours véritable au marché ou aux mécanismes de fixation des prix. (...) Aussi cet échec a-t-il miné les aspirations au socialisme non communiste, marxiste ou autre (...) Quant à la question de savoir si ou sous quelle forme le marxisme survivrait, elle demeure en suspens. Il est cependant évident que si Marx restera un penseur éminent, ce dont nul ne doute vraiment, aucune des versions du marxisme formulées depuis 1880, comme doctrine d’action politique et aspiration du mouvement socialiste n’a de chance de persister sous ses formes d’origine. (...) Les idéologies « programmatiques » nées de l’ère des révolutions et du 19ème siècle se trouvent en panne à la fin du 20ème (...) » Des intellectuels marxistes s’interrogent eux aussi gravement sur la prétendue inadéquation des concepts marxistes. On peut ainsi lire dans « Critique communiste » de décembre 2004 l’article Jacques Bidet qui tire un bilan du 4e congrès « Marx international » de septembre-octobre 2004 : « Toutes les catégories issues du marxisme sont en crise : classes, exploitation, impérialisme, socialisme. » Quant au concept de révolution prolétarienne, il ne le cite même pas ! Dans le « Monde Diplomatique » de décembre 2004, Hobsbawm écrit : « La plupart des intellectuels qui embrassèrent le marxisme à partir des années 1880 – dont les historiens – le firent parce qu’ils voulaient changer le monde, en collaboration avec les mouvements ouvriers et socialistes (...) Cette résurgence culmina dans les années 1970, peu avant qu’une réaction de masse ne s’annonce contre le marxisme (...) Cette réaction a eu pour principal effet d’anéantir (...) l’idée que l’on puisse prédire, avec le soutien de l’analyse historique, la réussite d’une façon particulière d’organiser la société humaine. » L’un des courants qui théorise au sein de la jeunesse cette fin des idées révolutionnaires est dirigé par les conceptions de Michael Hardt et Toni Negri, auteurs de « Empire », « Multitude » et « Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire ». Ils concluent « Empire » par cette affirmation : « La recomposition globale des classes sociales qui est en cours, l’hégémonie du travail immatériel et les modalités de la prise de décision au sein de structures en réseau sont autant de facteurs qui bouleversent les conditions de tout processus révolutionnaire. Telle qu’elle a été définie au cours des nombreux épisodes insurrectionnels intervenus entre la Commune de Paris et la révolution d’Octobre, la conception traditionnelle de l’insurrection se distinguait par un mouvement allant de l’activité insurrectionnelle des masses à la création d’avant-gardes politiques , de la guerre civile à la mise en place d’un gouvernement révolutionnaire, de la construction de contre-pouvoirs à la conquête du pouvoir d’Etat et de l’ouverture du processus constituant à l’établissement de la dictature du prolétariat. De telles séquences révolutionnaires sont inimaginables aujourd’hui (...) » Telle est la prose des « déçus du marxisme ». Cette déception découle des illusions sur le stalinisme, sur le maoïsme, sur le castrisme, ces diverses usurpations du marxisme. Les anciens partis staliniens se réclament de moins en moins du marxisme. Marx, Lénine ou Trotsky, n’ont aucune part dans ces idéologies staliniennes qui ont toujours été aux antipodes du marxisme : par leur conception de la dictature sur la classe ouvrière, par leur culte du productivisme, par leur nationalisme exacerbé, par leur culte de l’étatisme, par leur défense d’une « coexistence pacifique » avec l’impérialisme, par leur trahison de toutes les luttes des peuples et toutes les pratiques violentes de ces dictatures se prétendant « prolétariennes » contre le prolétariat… En fait, il convient de ne pas perdre de vue que le mythe d’un camp stalinien qui aurait été le principal adversaire du camp capitaliste a été créé par ce dernier. Le but de cette opération idéologique et politique à l’échelle mondiale appelée « politique des blocs » était de cacher la vraie contradiction dangereuse de la société : celle entre prolétaires et capital. Et, dès que la bourgeoisie capitaliste a donné le feu vert, les staliniens se sont jetés dans les bras des capitalistes. Le système a alors trouvé une nouvelle contradiction factice pour remplacer la précédente et continuer à masquer et détourner la lutte des classes : l’opposition prétendue entre mode occidental et monde musulman, entre « monde libre » et terrorisme. En tout cas, l’impérialisme démontre ainsi combien il comprend que seule une contradiction aiguë et violente peut occulter une autre contradiction aiguë et violente : celles des classes.

Ceux qui tombent, volontairement ou non, dans ces panneaux, discutent gravement sur la validité des conceptions marxistes dans le monde d’aujourd’hui et font de grands efforts intellectuels pour séparer Marx et le stalinisme, en rendant la pensée marxiste acceptable et digérable alors que, malgré ces efforts, sa pensée reste une épine dans la gorge de cette société. La présente étude ne fait, bien entendu, pas partie des réflexions qui rejettent la révolution socialiste et la construction du parti révolutionnaire, s’interrogeant si les idéologies programmatiques sont « en panne », « si le marxisme survivra », ou cherchant à « réhabiliter » le penseur Marx aux dépens du révolutionnaire Marx. Certes les idées de Marx ou Lénine sont anciennes et le monde a continué de se modifier. Certes, elles ont été discréditées par des politiques staliniennes mais ces dernières ne s’en inspiraient nullement et étaient émises par des adversaires violents de la révolution ouvrière comme du marxisme. La démarche que propose cette étude n’est pas dans cette verve là, puisqu’elle prétend non seulement montrer que la révolution sociale a été et reste le grand organisateur de la société mais encore qu’elle étend son rôle de producteur de nouvel ordre au domaine de la matière et de la vie… La pensée de Marx n’a nul besoin de réhabilitation. Elle a seulement besoin de continuer à vivre en se heurtant au monde réel, pour l’analyser et pour le transformer.

Le simple fait de choisir comme sujet de réflexion la révolution est déjà suffisamment en dehors de la ligne qui domine chez les penseurs actuels. N’en prenons pour preuve que la manière dont est traitée « la révolution » dans un ouvrage qui prétend pourtant défendre le matérialisme et qui traite à la fois de sciences, de philosophie et de sociologie et, pour certains de ses auteurs, flirte légèrement avec le marxisme : « Les matérialismes et leurs détracteurs » (ouvrage collectif dirigé par Silverstein, Lecointre et Dubessy). Sous la plume du philosophe François Althané, spécialiste en épistémologie des sciences sociales, on peut lire : « Comment identifier une « révolution » ? Il nous faut pour cela trouver un critère permettant, dans la diversité des révoltes, putschs, insurrections, mouvements sociaux, d’identifier les révolutions, et ainsi pour chaque terme employé par l’historien (...) Supposons, ce qui est en soi bien improbable, que l’on puisse déterminer quelques critères fiables, faisant consensus entre les chercheurs, pour délimiter quelques concepts de cette façon. Dans une telle hypothèse, on verrait se multiplier les objets cumulant les appartenances multiples à des ensembles distincts (...) susceptibles de déterminismes eux-mêmes distincts, ce qui enclencherait une prolifération de clauses … etc … » . Conclusion : « Ces difficultés, me semble-t-il, expliquent au moins en partie que, malgré les efforts des historiens, aucun déterminisme historique n’ait jusqu’à présent fait l’objet d’un consensus pérenne entre eux. » Derrière la « difficulté » de définir la révolution se cache une réticence réelle, une autocensure des auteurs qui ne doit rien à des complications théoriques. Les révolutionnaires doivent certainement apprendre à distinguer entre des journées d’émeutes et la révolution, entre une situation de crise politique ou sociale et une situation pré-révolutionnaire, des « journées révolutionnaires » ou la révolution. Cette dernière a elle aussi de multiples phases qu’il faut analyser si l’on veut les comprendre et, bien sûr, y intervenir. Mais cela n’explique pas que les auteurs ne sachent pas « identifier les révolutions » et surtout théorisent qu’ils ne le peuvent pas ! Pourtant, le récit historique peut difficilement effacer les révolutions. Difficile de prétendre que la féodalité est tombée en France sans faire appel à de multiples révolutions. Certains historiens, comme François Furet, prétendent cependant y parvenir et considèrent que l’économie passe par dessus ces « petits événements » historiques. Certains reconstruisent aussi l’histoire en lui donnant comme fil conducteur « l’esprit d’un peuple » qui passerait aussi par dessus de ces aléas désordonnés. Ils reconstruisent une continuité en l’attribuant à un principe idéaliste, qu’il soit moral, culturel, ethnique, ou religieux, un ordre supérieur qui se placerait au dessus des zig-zags de l’Histoire. Dans cette veine, on trouve aussi bien les explications par « la supériorité de la civilisation occidentale », par « la conscience noire », par « l’islam » ou encore par « l’âme chrétienne ». Dans ces conceptions, les « grands peuples » sont le produit des « grands hommes », c’est-à-dire de la classe dirigeante et de l’Etat. En fait, les peuples n’ont que très peu bénéficié de l’organisation sociale et économique qui était surtout fondée sur l’exploitation de leur travail. Et c’est souvent leur révolte qui a renversé ces « civilisations ». De l’Egypte aux Mayas ou à l’empire Khmer, les luttes de classes et les révolutions n’ont pas l’heure de plaire à l’histoire officielle. Les laudateurs africains de « Chaka zoulou », héros mythique considéré comme un exemple de la « conscience noire », omettent souvent de raconter que sa fin n’est pas due à ses adversaires mais à une révolte intérieure des zoulous contre son régime. Sur toute la planète, des milliers de civilisations ont disparu laissant quelques monuments de pierre comme seules traces. Elles ont explosé sous le poids de leurs propres contradictions sociales plus souvent que sous les coups des régimes voisins. Même leur écrasement par leurs voisins doit être compris par un affaiblissement intérieur. Cela n’empêche pas l’Histoire de privilégier les guerres extérieures plutôt que les crises intérieures, sociales et politiques, comme élément d’explication de la chute de ces civilisations. Même la chute d’une société très développée sous les coups de l’armée d’une société ne s’explique que par l’affaiblissement dû aux contradictions internes de la société et pas seulement à la lutte militaire contre les sociétés voisines.

Comme les autres continents, l’Afrique a connu de grandes civilisations, des riches villes artisanales et commerçantes et des royaumes et des empires prospères, qui ont complètement disparu et dont restent en témoignage les ruines de grandes villes et les richesses artistiques des objets qui appartenaient à la classe dirigeante. Parce que ce continent a connu, lui aussi, de grandes révolutions. Ainsi, Karl Mausch découvrit non loin de la ville de Victoria, en Rhodésie du sud, (actuel Zimbabwe), un ensemble de constructions de pierre en ruines dont une enceinte massive de fortification de pierres de kilomètres et demi appartenant à la monarchie de Monomotapa. Un empire disparu sans laisser d’autres traces que ses villes. La cité-Etat d’Ifé, au Nigéria, a subi le même sort. C’est de là qu’était dirigé un vaste royaume yoruba, extrêmement prospère, avec de multiples villes en ruines. Tout s’est effondré sans qu’une explication puisse en être donnée en termes d’une invasion par un voisin guerrier. La beauté des objets trouvés à Ifé, notamment les belles statues et les bijoux, témoigne de la richesse de cette civilisation. D’autres civilisations encore plus anciennes du Nigéria ont disparu et dont la chute est restée inexpliquée comme celle de Nok, découverte par William Fagg. Elles ont été datées de 900 avant JC à 200 après JC, date à laquelle ces sociétés disparaissent complètement et brutalement. On trouve au Tchad le même type de civilisation disparue corps et biens, sans laisser de trace ni d’explication : celle de Sao, marquée par les villes fortifiées de Midigué, Gawi et Tago étudiées par Jean-Paul Lebeuf. Cependant, ici ou là, des traces subsistent des révolutions qui ont fait chuter ces royaumes africains, révolutions causées par ces villes, ces concentrations explosives des contradictions de la richesse et de la pauvreté. Au Bénin d’après les études de Onwonwu Dike, cité notamment par Jacques Maquet dans « Afrique, les civilisations noires » : « La ville de Bénin dominait plusieurs centaines de villages occupés par les Bini, et était au sommet de sa puissance lorsque les premiers européens, des Portugais, y arrivèrent en 1485. Selon les traditions recueillies à cette époque, et qui subsistent encore chez les Bini, la première dynastie royale se rattachait à Ifé. Elle compta douze oba (rois) et se termina par une révolte qui créa un régime républicain. Un nouveau souverain, venu encore d’Ifé, rétablit la royauté. Mr Dike estime que cet événement pourrait se situer au 12ème siècle. » Si les villes restaient une menace permanente pour ces régimes, ce même ouvrage expose combien les « miracles » de ces royaumes et empires reposaient sur l’activité artisanale et commerciale des villes : « Il fallait aux gouvernants des revenus plus importants que ceux que peut procurer le surplus agricole, pour disposer d’une telle richesse. Sans les possibilités d’échange et de profit que donne le grand commerce, les arts de l’Afrique occidentale n’auraient pu être ce qu’ils furent. Et ce grand commerce devait se faire entre les villes où étaient centralisés, pour l’exportation, les produits naturels de la région et les objets fabriqués, et où étaient entreposés de nombreux produits importés. Ces villes de commerce ne se trouvaient pas toutes dans la région du golfe de Bénin. De la côte du Sénégal au Kordofan, dans la savane soudanaise et la steppe sahélienne qui bordent au sud le Sahara, des villes marquaient, bien avant la pénétration européenne, les têtes des caravanes transsahariennes, les centres d’échange, les capitales. Koumbi, capitale du Ghana, pays de l’or comptait 30.000 habitants au 11ème siècle ; Mali, nom de la ville où résidait le souverain de l’empire connu par cette désignation (…) Des agglomérations localisées dans les sites de Jeriba, Mani-Koura, Niani et Kangaba ; Tombouctou et Djenné furent des centres brillants de vie intellectuelle, le premier, comme le dit Jean Suret-Canale, jouait le rôle de port des caravanes sahariennes, tandis que le second, à l’intérieur, concentrait les produits d’origine soudanaise et redistribuait les marchandises importées ; Gao sur le Niger, capitale de l’empire des Songhay depuis le début du 11ème siècle, comptait 50.000 habitants au 16ème siècle. Ouagadougou, capitale d’un Etat mossi ; les « sept villes » haoussa : Daura, Kano, Rano, Zarai, Gobir, Katsena, Biram ; Ndijimi, capitale des princes du royaume tchadien du Kanem ; El Fasher au Darfour, où se rencontraient les caravanes venant du Tchad, du Sahara oriental et du Nil, ces centres témoignent de l’extension géographique de la civilisation des cités en Afrique. (...) L’immense région qui s’étend de l’Océan Atlantique au bassin du Nil et du Sahara à la forêt équatoriale et atlantique où à la côte du golfe de Guinée (là où la bande forestière est interrompue) est caractérisée par un type de civilisation, celle des villes. (...) Toute la population n’était évidemment pas citadine ; il est même probable que la proportion de paysans était bien supérieure à celle des habitants des villes. (...) Quelle qu’ait été l’importance numérique relative de la population des cités de la savane soudanaise et de la côte de Bénin, ce sont les cités qui donnent aux sociétés et aux cultures de cette région leur configuration originale. (...) La cité est le pôle principal de la civilisation (...) » Mais, comme en témoignent ces multiples civilisations prospères brutalement disparues sans laisser de traces, si la ville contient en elle toutes les sources de la richesse de la royauté, elle comporte aussi tous les éléments de la révolution sociale et tous les risques de son renversement brutal.

La révolution n’est pas seulement la cause de la chute des Etats et des civilisations. Elle est aussi à leur origine. C’est la menace sociale qui a rendu l’Etat nécessaire. C’est la nécessité d’une stabilisation sociale qui a contraint les classes dirigeantes à se préoccuper du mode d’organisation sociale et économique permettant de préserver l’ordre en assurant une subsistance suffisante. C’est le peuple qui a produit son activité économique. C’est le peuple qui a produit ainsi un surplus économique, permettant l’émergence d’une classe dirigeante. C’est le peuple qui a produit sa civilisation, par le développement de la société civile puis de la lutte des classes dont l’Etat n’est que la dernière émanation. L’Histoire est présentée de façon erronée comme une succession d’Etats. Non seulement l’Histoire commence avant l’Etat mais la philosophie de l’histoire est très différente. La débuter par l’Etat, c’est faire croire qu’elle est un produit de l’ordre. C’est, au contraire, le désordre qui a produit l’ordre. Affirmer que des révolutions auraient produit la société bourgeoise n’est pas une thèse à la mode. Des historiens comme François Furet considèrent la révolution française quasiment comme un obstacle au le développement économique et politique de la France. Selon lui, les années de révolution auraient creusé l’écart économique et social entre la France et l’Angleterre. Comme si le retard réel entre ces deux pays ne provenait justement pas du fait que plus de cent ans avant, au 17ème siècle, la bourgeoisie anglaise, à la tête des couches populaires, avait renversé et tué son roi, imposé des droits démocratiques et mis en place une alliance entre noblesse et bourgeoisie, plaçant l’Etat anglais au service des intérêts de la bourgeoisie, bien avant que la France en fasse autant.

Les révolutions sont tellement décriées que même les révolutions bourgeoises n’ont pas droit de cité dans l’enseignement délivré par la bourgeoisie moderne. Qui se souvient aujourd’hui que, bien avant la France de 1789, ce sont l’Angleterre, les USA, la Suisse, le Brabant et les Pays-Bas qui ont lancé le cycle des révolutions bourgeoises ? Tout au plus se souvient-on que la bourgeoisie américaine a débuté sur la scène mondiale par une révolution bourgeoise anti-coloniale en 1763, anticipant plus de vingt ans sur la révolution bourgeoise de l’Europe continentale ? On a entendu parler de la déclaration des droits américaine mais sans plus. Les épisodes du conflit révolutionnaire américain sont moins connus que la guerre qui a suivi entre le nord et le sud. En 1776, c’est à propos de la révolution américaine qui se poursuivait par des épisodes radicaux que Thomas Paine s’écriait : « Il est en notre pouvoir de recommencer le monde. » Mais la bourgeoisie américaine, elle-même, se garde bien aujourd’hui de cultiver une quelconque fierté d’avoir été la première du 18ème siècle sur la scène révolutionnaire ! La France bourgeoise a certes d’avantage tendance à rappeler qu’elle est héritière de 1789 mais elle se garde bien d’en tirer la leçon que les révolutions sont les véritables bâtisseurs de nouvelles sociétés. Pour elle, la révolution française s’est arrêtée là ou aurait dû s’en tenir aux « actes » juridiques, politiques, administratifs de ses dirigeants. Le reste, ce serait nous dit-on les excès, la dictature, la terreur. La vision de l’Histoire qui en découle est très loin de présenter le déroulement réel de la révolution bourgeoise, c’est-à-dire de multiples épisodes de montées révolutionnaires séparés par des phases plus calmes. N’oublions pas que la première fois que la bourgeoisie a pris le pouvoir en France remonte à 1356-1358, avec la révolution dirigée par le prévôt des marchands de Paris, Etienne Marcel, qui n’avait d’ailleurs fait que suivre la révolution bourgeoise des Pays-Bas. C’est à Anvers que l’armée de la royauté française a été battue pour la première fois par une armée bourgeoise ! Une série de crises révolutionnaires, épisodiques, interrompues de longues périodes calmes, mais qui marquent durablement la société, voilà l’histoire, au Moyen Age comme dans l’Antiquité et comme aujourd’hui. Cela change la perspective historique.

La contre-révolution n’est pas moins un produit de la révolution. Les événements réactionnaires les plus marquants de la société française, précédant l’époque bourgeoise, sont liés à cette menace révolutionnaire que faisait peser la bourgeoisie. La France a eu sa contre-révolution violente (et même son Rwanda) avec le massacre de la Saint Barthélemy, le 24 août 1572, événement déclencheur d’un vaste génocide à l’échelle nationale. La classe dirigeante, qui voyait son ordre social menacé par la montée de la bourgeoisie et des villes, a eu recours à la contre-révolution et organisé un grand massacre. [32] La menace révolutionnaire - le protestantisme étant la forme de la révolution bourgeoise - a amené la classe dominante, sous la direction consciente de ses représentants politique, à jeter un pays dans le bain de sang préventif. Une telle politique n’est pas une exception française. Rappelons nous que les régimes chinois étaient préoccupés non seulement par les invasions extérieures mais par les crises intérieures. A plusieurs reprises, la société chinoise a considérablement reculé parce que le régime a préféré le massacre que le risque de révolution sociale. (voir le chapitre « Les révolutions de l’Antiquité », les événements de la révolution des Turbans Jaunes.) La bourgeoisie chinoise avait un développement économique qui dépassait de loin celui des bourgeoisies européennes et se heurtait à la puissance des régimes de l’empire du Milieu. Le slogan favori des empereurs chinois n’était-il pas « ne pas laisser s’installer le chaos » ? Et, s’ils n’ont jamais réussi, ni par la muraille de Chine ni autrement, à se protéger des attaques extérieures, ils ont parfaitement réussi en maintenant toujours un fort pouvoir central, à renvoyer la bourgeoisie chinoise dans les filets, maintenant ainsi l’ordre féodal. Le roi Gengis Khan ne déclarait-il pas qu’en entrant dans une ville, il tuait mille bourgeois et avait ainsi la paix pour mille ans ? C’est donc la force de l’Etat chinois, et non la force de la bourgeoisie européenne – la bourgeoisie était bien plus riche et entreprenante -, qui explique le retard pris par la Chine sur l’Europe. La classe dirigeante européenne, féodale, avait besoin pour maintenir un pouvoir central, de s’appuyer sur l’essor économique des villes et sur la bourgeoisie, développant ainsi ses propres fossoyeurs.

Ce qui est plus inhabituel, ce qui est même choquant aux yeux de nombreux auteurs, c’est de considérer que les diverses étapes des civilisations ont été produites par le désordre et la révolution [33]. Lorsque l’on raconte l’histoire aux peuples, on présente la structure sociale, la hiérarchie des classes, la loi, l’ordre, l’Etat comme s’il s’agissait de l’origine d’un peuple. A la source de l’empire Maya comme des royaumes chinois ou égyptien, on trouverait, selon la légende, un premier roi qui, par l’appui divin ou par sa supériorité personnelle ou familiale, aurait conçu tout l’univers de base de cette civilisation. Comme si c’était l’Etat qui avait inventé le mode d’existence d’une époque et d’une région. Cela supposerait qu’une société soit née sans contradiction. Certes l’Etat vise à dépasser, à masquer, à combattre les contradictions sociales au nom de l’unité du peuple ou de la nation, mais, justement, cela montre qu’il est bel et bien le produit de ces contradictions sociales explosives qui auraient détruit la société sans la mise en place du mécanisme conservateur qu’est l’Etat (armée, police, justice, fonctionnaires, comptabilité, etc…). Plus un pharaon, un roi ou un empereur se place au dessus de la société civile, plus il est le produit des heurts violents entre un groupe privilégié qui se heurte à des groupes sociaux opprimés. L’Etat est au service de la classe dirigeante, mais il rogne aussi ses droits, revenus et pouvoirs. La concentration des moyens matériels aux mains de l’Etat est financée au détriment des profits des riches. Elle ne peut être acceptée par eux sans de profondes raisons dues à sa crainte des exploités qui, lors d’épisodes précédents ou dans des sociétés voisines, se sont révélés capables de se révolter et de briser l’ordre social. L’Etat est non seulement la mise en place d’un mode de répression mais aussi d’un pouvoir apparaissant au dessus de l’ensemble des hommes. Cela nécessite des monuments, des cérémonies, tout un édifice matériel et moral permettant d’impressionner, d’emprisonner, moralement autant que physiquement. Que la classe opprimée soit, grâce au pouvoir d’Etat, réduite au silence ne signifie pas que l’importance des opprimés, et de leurs explosions de colère, ne soit pas fondamentale dans la production de la structure sociale et politique.

Oublier ce deuxième pôle de la société, c’est se condamner à ne pas en comprendre les bases réelles et à les chercher uniquement dans l’idéologie d’autojustification de cette société. C’est s’en tenir à l’image que la société donne d’elle-même, par exemple dans sa religion, sa vision de la vie et de la mort, de l’ordre et du désordre, du but de la vie humaine, etc… S’il faut sans cesse massacrer des hommes dans telle ou telle civilisation latino-américaine ancienne, ce n’est pas pour satisfaire le dieu qui aurait affirmé que la stabilité de l’univers était à ce prix, mais parce que la stabilité sociale et économique nécessite un régime de terreur. L’ordre d’une société repose en partie sur la violence ou sur la peur, et le degré où elle le fait est déterminé par la nécessité de maintenir le peuple dans l’obéissance. L’inscription sur le mastaba égyptien indique que le paysan doit être surveillé sans cesse et battu par le contremaître et contrôlé par le fonctionnaire, pour assurer l’avenir de la société des seigneurs. N’oublie jamais que les pauvres sont dangereux rappelle le scribe au jeune futur pharaon !

Bon, dirons certains, admettons que la révolution ait joué un certain rôle dans l’avènement de la société moderne, admettons que la révolution bourgeoise ait marqué mondialement et historiquement le passé pré-capitaliste. C’est du passé lointain. A la rigueur, en 1848, sous la Commune de 1871 ou en Russie en 1917, là d’accord, il y avait des révolutions prolétariennes. Les travailleurs avaient des raisons de faire des révolutions et ils sentaient qu’ils appartenaient à une classe. Alors qu’aujourd’hui, le discours officiel le répète assez, il n’y a plus de classes, ni de luttes des classes ! On n’a pas idée de reparler de révolution prolétarienne au moment où tout le monde reconnaît enfin, après la chute de l’URSS et des pays de l’Est, que le communisme n’est porteur que de souffrances et de dictatures contre la population et que le capitalisme, s’il est un peu tempéré et régulé, devrait apporter le progrès tout en préservant la démocratie ! La révolution russe, là aussi on l’a répété jusqu’au dégoût, ne pouvait mener qu’à la dictature stalinienne. Si vous n’avez pas compris, on peut recommencer : Lénine c’est déjà Staline. Les travailleurs interdits de toute forme d’organisation, c’est pareil que le pouvoir aux soviets de Lénine, que « l’ouvrier et la ménagère » prenant les décisions ! Les intérêts du pouvoir russe placés avant ceux des travailleurs du monde, sous Staline, c’est, nous dit-on, la même chose que l’union internationale des travailleurs mise en avant par Lénine et Trotsky. La trahison des révolutions allemande, chinoise et espagnole, ce serait pareil que la politique de l’internationale de Lénine entièrement tournée vers la défense du prolétariat mondial. Le politique du « socialisme dans un seul pays » de Staline, puis la politique de la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme (se traduisant par l’alliance avec Hitler suivie de l’alliance avec l’impérialisme US), ce serait la même politique que la révolution mondiale organisée par les initiateurs d’Octobre 1917. Ben voyons ! Et, en Russie, le pouvoir des soviets locaux de décider des mesures les concernant, c’est la même chose que toutes les décisions prises d’en haut par une bureaucratie prévaricatrice. La preuve que c’est vrai, c’est qu’on entend cela partout. Que la bourgeoisie fasse répéter sans cesse que la révolution c’est fini, quelle meilleure preuve de l’actualité de la révolution dans le monde contemporain ? Même un Alexandre Soljenitsyne, tout réactionnaire et anti-communiste qu’il est, peut leur faire remarquer : « Bien que l’idéal terrestre du socialisme et du communisme se soit effondré, les problèmes qu’ils prétendaient résoudre demeurent : l’exploitation impudente des avantages sociaux et le pouvoir démesuré de l’argent, qui souvent dirigent le cours des événements. Et si la leçon globale du 20ème siècle ne sert pas de vaccin, l’immense ouragan pourrait bien se renouveler dans sa totalité. » (cité par le « New York Times » du 28 novembre 1993).

Bien sûr, la phase actuelle ne témoigne pas d’une situation très favorable pour le prolétariat. Si les prolétaires eux-mêmes croient peu à la révolution prolétarienne, ce n’est seulement dû à une offensive idéologique des dirigeants capitalistes aidés par les dirigeants ex-staliniens. Si la « chute du mur » a été nécessaire à l’impérialisme et, avec elle, l’intégration de la partie supérieure de la bureaucratie russe à la bourgeoisie mondiale, c’est d’abord lié aux luttes de classes des années 1980 et non aux « relations diplomatiques est-ouest » ni aux « rapports de forces entre grandes puissances ». On se souvient que la tentative précédente de réintégration de la bureaucratie russe dans le giron capitaliste en 1956, à l’époque de Krouchtchev, avait tourné court du fait de la révolution ouvrière hongroise, du début de révolte du goulag et de la mobilisation ouvrière de Pologne qui témoignaient que la classe ouvrière était toujours menaçante. En même temps, 1956 était l’époque de l’affaire de Suez et de la guerre d’Israël. C’était une période où les relations avec les colonies n’étaient pas stabilisées, comme venait d’en témoigner notamment la défaite française de Dien Bien Phu au Vietnam et le démarrage de la lutte de libération nationale en Algérie. La politique des blocs a été maintenue et utilisée pour canaliser ces mouvements d’émancipation en évitant, grâce à l’appui des staliniens et des nationalistes, qu’ils ne prennent un tour révolutionnaire, prolétarien, c’est-à-dire véritablement communiste. Cette politique a consisté à enfermer les mouvements dans les colonies dans le carcan des blocs. Elle poussait tous les peuples en lutte dans les bras des staliniens, comme cela a été le cas pour Fidel Castro, à Cuba. La politique de « guerre froide », de « containment », prétendait contenir l’extension du communisme. Elle signifiait que l’impérialisme présentait le stalinisme comme l’ennemi public numéro un. La réalité était tout autre. La bureaucratie russe et ses représentants dans le monde étaient pour l’impérialisme des garants de l’ordre mondial, car cette couche parasitaire qui usurpait le pouvoir au pays de la révolution prolétarienne craignait comme la peste toute révolution sociale dans le monde. C’est pour cela qu’elle était profondément contre-révolutionnaire, partisane du statu quo, à la fois craintive devant l’impérialisme et violemment hostile au prolétariat dont elle avait usurpé le pouvoir. Le pacte entre impérialisme et stalinisme inauguré soi disant pour combattre le fascisme a duré quatre ans après jusqu’en 1947 puis il a pris une nouvelle forme appelée la guerre froide, tout le contraire d’une guerre. C’est le risque que représentait le prolétariat mondial qui a provoqué l’alliance URSS/USA, puis la guerre froide. Si les deux « Grands » se sont entendus, ou examinés passivement, c’est parce qu’il existait une troisième puissance, bien plus dangereuse : le prolétariat, et que, malgré la fin de la guerre, il restait menaçant du fait de la révolution coloniale. Durant cette période de « guerre froide », les armées russe et américaine n’ont pas échangé un seul tir, n’ont connu aucun affrontement. Aucun soldat russe, aucun avion russe, aucune balle russe n’a été utilisée dans le seul conflit chaud est-ouest, la guerre de Corée, qui a surtout été une guerre des USA contre la Chine. C’est pourtant avec la Chine que l’impérialisme s’est « réconcilié » en premier, une Chine qui avait maintenu le même régime, le même parti unique stalinien et le même goulag. Trente ans plus tard, les USA ont complètement réintégré la Chine dans le giron capitaliste sans que le parti stalinien chinois ait abandonné son hégémonie politique ni que l’armée chinoise stalinienne n’ait abandonné le pouvoir dictatorial qui est le sien depuis la prise de pouvoir par Mao Tse Toung. Le stalinisme n’était donc pas et n’a jamais été l’adversaire réel de l’impérialisme. C’est le capitalisme qui l’a présenté comme tel pour détourner les luttes des classes ouvrières et des peuples dans un sens opposé à celui de la lutte des classes.

Les vagues révolutionnaires dans les colonies, de 1943-47 puis de 1950-1970, ont été canalisées, détournées, dispersées et divisées. Elles n’ont finalement pas remis en cause fondamentalement l’ordre capitaliste mondial, alors qu’elles en avaient la possibilité. Nulle part, elles n’ont eu de direction prolétarienne, ce qui aurait été possible comme le montre l’intervention des trotskystes dans l’insurrection de la fin de la deuxième guerre mondiale au Vietnam. Les dirigeants staliniens sont intervenus comme des leaders petits bourgeois nationalistes classiques, c’est-à-dire de manière très responsable vis-à-vis de l’ordre mondial, visant seulement à obtenir, dans « leur » pays, pour « leur » peuple, le rôle de contremaîtres de l’ordre mondial avec une part du pouvoir et des richesses. La lutte s’est limitée – ou plutôt a été limitée par cette direction - aux frontières nationales, n’a pas pris un caractère social marqué capable de provoquer un embrasement généralisé et n’a pas débouché sur une remise en cause globale de la domination impérialiste, comme elle aurait très bien pu le faire sans cette mainmise de la direction nationaliste et stalinienne sur la lutte et sur le pouvoir. Le calcul de la politique des blocs par l’impérialisme n’était donc pas fondé sur l’hostilité de la bourgeoisie au pays de l’ancienne révolution prolétarienne. Cela faisait belle lurette qu’il n’y avait plus trace de cette révolution dans les institutions russes si ce n’est dans les esprits. Par contre, le stalinisme était indispensable à l’impérialisme pour stabiliser un monde bourgeois menacé par les soulèvements de peuples entiers révoltés à la fois par la misère, l’exploitation et la question nationale et, surtout, pour éviter que ces mouvements ne prennent un caractère prolétarien. Cela s’avérait beaucoup plus dangereux que de voir ces pays rejoindre le bloc stalinien, les peuples ne passant que d’une prison à une autre.

Dans les années 1970, d’autres dangers révolutionnaires menaçants pour l’impérialisme se sont développés : en 1971 (en Palestine et en Jordanie) puis en 1975 (au Liban), un soulèvement des masses pauvres en liaison avec les combattants palestiniens a commencé par se tourner contre la bourgeoisie arabe ; en 1976, dans la foulée de la défaite américaine au Vietnam, une révolte ouvrière en Thaïlande écrasée par la répression ; une révolte en Chine en 1976 ; en 1979, une révolte contre le shah d’Iran a débuté en révolution prolétarienne et été canalisée par le parti stalinien qui s’est mis à la remorque de l’ayatollah Khomeiny, seul garant, dans cette situation explosive, des intérêts de la bourgeoisie… etc, etc… Encore des révolutions détournées… Dans ces conditions, la politique de l’impérialisme a été de s’appuyer à nouveau sur le stalinisme contre les dangers prolétariens dans le monde. La Chine, reconnue l’année précédente par l’impérialisme, a accepté le rôle de gendarme régional, écrasant militairement le Vietnam. Les négociations avec la bureaucratie russe ont pris un tour nouveau. L’impérialisme avait à nouveau besoin de ces bureaucraties contre la classe ouvrière, comme lors de la guerre mondiale et lors de la montée des révolutions coloniales. Cette fois, des montées des luttes de classe marquaient le monde du début des années 1980 : celles du prolétariat polonais, de celui d’Afrique du sud, de Turquie, de Corée du sud et d’Amérique latine (Argentine, Brésil, ...). A nouveau, l’impérialisme pouvait compter sur les directions staliniennes et petites bourgeoises du Tiers Monde pour trahir ces luttes. Les pays les plus déstabilisés, que l’on vient de citer, étaient justement les piliers de la politique des blocs. Ces mouvements ont démontré que la politique de « guerre froide » avait fait son temps et qu’il fallait une nouvelle stratégie mondiale. Même si tous ces mouvements ont pu être canalisés, limités, trompés, et finalement battus, l’impérialisme a tiré la leçon et n’a pas attendu que les prolétariats, revenant à l’offensive, s’attaquent au système. Ils ont eux-mêmes modifié la forme de leur domination sur le monde (multipartisme, luttes sociales transformées en guerres civiles, dictatures militaires remplacées par des régimes civils, réintégration dans le monde capitaliste des régimes staliniens, etc..). Ce tournant aurait pu être exploité par le prolétariat pour s’organiser, avancer ses propres perspectives, prendre la tête des couches populaires sacrifiées. Malheureusement, à l’occasion des mouvements précédents, n’était pas sortie une conscience prolétarienne claire, ni une organisation capable de la porter. L’analyse même du tournant mondial n’a été faite que tardivement, partiellement et généralement à contresens, par les minorités militantes de la classe ouvrière. Les transformations organisées d’en haut par les bureaucraties ont été pris pour des mouvements populaires. Par contre, les luttes sociales et ouvrières n’ont pas été popularisées ni étudiées. Du coup, le prolétariat a été le grand absent sur le plan politique alors qu’il n’était pas absent sur le terrain. Cette situation a été le dernier produit de la domination stalinienne (et aussi réformiste et nationaliste) sur le mouvement ouvrier. Au milieu des années 1980, la bourgeoisie impérialiste n’a pas eu d’adversaire pour organiser son tournant mondial. La bourgeoisie du Tiers Monde a été intéressée au changement par l’ouverture que celle-ci supposait (la mondialisation ouvrant la porte du monde des dominants à quelques milliardaires et dictateurs du Tiers Monde). Elle a surtout eu un allié de poids dans les dirigeants staliniens qui, dans leur majorité, ont immédiatement sauté le pas. La guerre d’Afghanistan, entretenue par l’aide américaine à la guérilla anti-russe, avait suffisamment affaibli la bureaucratie russe pour que celle-ci considère avantageusement un retour de la Russie dans le monde capitaliste. En même temps, cette bureaucratie avait trouvé en Gorbatchev l’homme qu’il fallait pour créditer un faux espoir pour les masses petites bourgeoises russes et internationales, lançant un mouvement politique de « réforme » capable de faire taire les travailleurs russes ne disposant d’aucune organisation politique indépendante. Ce changement du cours mondial a permis à l’impérialisme de désamorcer nombre de conflits dangereux dont ceux d’Afrique, de Pologne, de Corée du sud, d’Afrique du sud et d’Amérique latine. Par contre, les multiples guerres menées par l’impérialisme (deux en Irak, Yougoslavie, Somalie, Afghanistan, Timor, etc…) comme le 11 septembre 2001 témoignent que la fin de la politique des blocs a fait perdre à la domination impérialiste la béquille que représentait pour lui le stalinisme. Il doit sans cesse démontrer aux bourgeoisies nationales des pays dominés qu’elles vont devoir se contenter de la place qui leur est faite dans ce monde dominé par l’impérialisme.

La fin « douce » des régimes staliniens des pays de l’Est a étonné le monde qui était éduqué dans l’idée que le monde communiste mènerait une lutte à mort contre le monde capitaliste. L’étonnement a fait place à la satisfaction puisqu’on a montré aux peuples que cette fin pacifique et démocratique leur était favorable. Elle était surtout favorable à l’impérialisme lui-même qui était menacé que les régimes de la guerre froide tombe sous les coups des travailleurs, favorable aussi pour le sommet de l’ancienne couche dirigeante, loin de témoigner de l’absence de craintes de la bourgeoisie impérialiste vis-à-vis du prolétariat, prouve le contraire. C’est à cause de sa peur des travailleurs qu’elle n’a pas fait payer aux sommets de l’ancienne bureaucratie le prix de sa réintégration. Le sommet de celle-ci s’est reconverti en nouveaux profiteurs. Pas de guerre. Pas d’arrestations. Pas de procès. Pas de retour sur le passé. Au contraire, des efforts pour éviter les affrontements et désamorcer les conflits. Tout le contraire d’une révolution, de celle que les masses prolétariennes pouvaient mener contre les régimes staliniens et que les mouvements en Hongrie et en Pologne avaient initiée ! Cela signifie que la bourgeoisie était trop contente que le monde puisse ainsi défaire quelques bombes à retardement. Accessoirement cela permettait une grande campagne sur « la fin du communisme ». Qui était loin d’être la fin de la propagande… En réintégrant la Russie et en supprimant « les blocs », l’impérialisme a négocié également le désamorçage de situation explosives comme celle de l’Afrique du sud des années 80. C’est grâce à la direction de bureaucratie russe se tournant vers l’impérialisme, c’est-à-dire à Gorbatchev, que le Parti Communiste sud-africain a joué le rôle de sauveur de la bourgeoisie (sud-africaine et impérialiste) en supprimant en douceur l’apartheid qui menaçait d’exploser dans une révolution ouvrière capable de s’étendre à tout le continent noir. C’est la bourgeoisie, sud-africaine et impérialiste, qui a négocié directement avec l’ANC et le parti communiste sud-africain, qui a imposé au Parti National, parti de l’apartheid, de se mettre à la tête de ce changement politique radical en sortant Nelson Mandela de prison pour le porter à la tête du pouvoir. Seule la crainte d’un soulèvement révolutionnaire du prolétariat sud-africain explique ce retournement impressionnant. Des leaders hier arrêtés, torturés, assassinés, sont devenus du jour au lendemain des alliés reconnus, remerciés (par des postes et parfois par des cadeaux financiers impressionnants). Une fois encore, le stalinisme a été l’auxiliaire de l’impérialisme contre la révolution. Pour bien des gens, le stalinisme était identique au communisme mais la bourgeoisie, elle, ne s’y trompait pas. Cela ne l’empêche pas d’affirmer que la fin du stalinisme est celle du communisme. Elle ne pense nullement que cela soit une garantie contre les révolutions communistes mais elle mène ainsi son offensive sur le terrain des idées et elle sait que cela a une grande importance dans son combat.

La révolution prolétarienne, la bourgeoisie l’a ainsi maintes fois exorcisée, comme après chaque défaite du prolétariat. Thiers, assassin de la Commune de Paris de 1871, premier pouvoir ouvrier au monde, affirmait déjà que la révolution ouvrière était définitivement ou durablement éradiquée. La bourgeoisie, qui affirmait s’être débarrasser de la menace, cherchait surtout à éviter que les travailleurs les plus conscients et que les militants ouvriers ne soient instruits des intérêts politiques et sociaux de leur classe, ce qui est très important pour les classes dirigeantes car cela prive toute révolution de ses leaders. Ceux qui ne renoncent pas à débarrasser la planète de ses vautours doivent absolument être instruits des lois de la révolution, car seule cette conscience peut leur permettre de réussir dans leur tâche de transformation de la société. Comprendre la société c’est examiner comment un même processus englobe des situations durables où la croûte terrestre semble immobile et des périodes où la terre tremble. La révolution n’est pas, par-ci par-là, un accident, un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les périodes calmes ne sont pas à séparer, par une muraille de Chine, des épisodes révolutionnaires. Même en période dite calme, la lutte des classes continue, et la classe dirigeante agit en tenant compte des risques révolutionnaires. Quant aux travailleurs et aux révolutionnaires qui souhaitent proposer leurs idées et leurs perspectives, ils doivent d’abord éviter de se tromper eux-mêmes. La science de la révolution reste pour eux le seul garant contre les impasses où mènent nombre de fausses politiques. Se revendiquer de la révolution ne suffit pas. Il faut s’y préparer politiquement.

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