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La compréhension de l’Etat

mercredi 28 mai 2008, par Robert Paris

Antonio Labriola


L’État fétiche

Si l’on fait abstraction de quelques courts moments critiques dans lesquels les classes sociales, par suite d’une incapacité extrême à se tenir par adaptation dans une condition d’équilibre relatif, entrent dans une crise d’anarchie plus ou moins prolongée, et exception faite de ces catastrophes dans lesquelles tout un monde disparaît, comme à la chute de l’empire romain d’occident ou à la dissolution du Khalifat, depuis qu’on a une histoire écrite, l’État apparaît non seulement comme le faîte de la société, mais encore comme son soutien. Le premier pas que la pensée naïve ait fait dans cet ordre de considérations est dans cet énoncé : ce qui gouverne est aussi ce qui crée.

Si on excepte en outre quelques courtes périodes de démocratie exercée avec une vive conscience de la souveraineté populaire, comme ce fut le cas de quelques cités grecques et particulièrement d’Athènes, et de quelques communes italiennes et spécialement de Florence, (celle-là cependant se composait d’hommes libres propriétaires d’esclaves, celle-ci de citoyens privilégiés qui exploitaient les étrangères et les paysans) la société organisée en État fut toujours composée d’une majorité à la merci d’une minorité. Et ainsi la majorité des hommes est apparue dans l’histoire comme une masse soutenue, gouvernée, guidée, exploitée, et maltraitée, ou du moins comme une conglomération bariolée d’intérêts que quelques-uns devaient gouverner en maintenant en équilibre les divergences, soit par pression soit par compensation.

De là nécessité d’un art du gouvernement, et comme avant toute chose c’est ce qui frappe ceux qui étudient la vie collective, il était naturel que la politique apparut comme l’auteur de l’ordre social et comme le signe de la continuité dans la succession des formes historiques. Qui dit politique, dit activité qui jusqu’à un certain point se déploie dans un sens voulu, jusqu’au moment tout ou moins où les calculs viennent se heurter à des résistances inconnues ou inattendues. En prenant, comme le suggérait une expérience imparfaite, pour auteur de la société l’État, et pour auteur de l’ordre social la politique, il en découlait que les historiens narrateurs ou raisonneurs étaient portés à placer l’essentiel de l’histoire dans la succession des formes, des institutions et des idées politiques.

D’où l’État tirait-il son origine, où se trouvait la base de sa permanence, cela n’importait pas comme cela n’importe pas au raisonnement courant. Les problèmes d’ordre génétique naissent comme on le sait assez tard. L’État est et il trouve sa raison d’être dans sa nécessité actuelle ; cela est si vrai que l’imagination n’a pas pu s’adapter à l’idée qu’il n’avait pas toujours été, et qu’elle en a prolongé l’existence conjecturale jusqu’aux premières origines du genre humain. Ce furent des dieux ou des demi-dieux ou des héros qui instituèrent dans la Mythologie du moins, de même que dans la Théologie médiévale le Pape est la source première et partant divine et perpétuelle de toute autorité. Même de notre temps des voyageurs inexpérimentés et des missionnaires imbéciles trouvent l’État là même où comme chez les sauvages et les barbares il n’y a que la gens ou la tribu des gentes ou l’alliance des gentes.

Deux choses ont été nécessaires pour que ces préjugés du raisonnement fussent vaincus. En premier lieu il a fallu reconnaître que les fonctions de l’État naissent, augmentent, diminuent, s’altèrent, et se succèdent avec les variations de certaines conditions sociales. En second lieu il a fallu que l’on arrivât à comprendre que l’État existe et se maintient en tant qu’il est organisé pour la défense de certains intérêts déterminés, d’une partie de la société contre tout le restant de la société elle-même, qui doit être faite de telle sorte dans son ensemble que la résistance des sujets, des maltraités, des exploités, ou se perde dans de multiples frottements ou trouve un tempérament dans les avantages partiels, bien que misérables des opprimés eux-mêmes. La politique, cet art si miraculeux et si admiré, se ramène ainsi à une formule très simple : appliquer une force ou un système de forces à un ensemble de résistances.

Le premier pas et le plus difficile est fait quand on a réduit l’État aux conditions sociales dont il tire son origine. Mais ces conditions ont été ensuite précisées par la théorie des classes, dont la genèse est dans la manière des différentes occupations, étant donné la distribution du travail, c’est-à-dire étant donné les rapports qui lient les hommes dans une forme de production déterminée.

Dès lors le concept de l’État a cessé de représenter la cause directe du mouvement historique comme auteur présumé de la société parce qu’on a vu que dans chacune de ses formes et de ses variations il n’est pas autre chose que l’organisation positive et forcée d’une domination de classe déterminée, ou d’une accommodation déterminée de classes différentes. Et puis par une conséquence ultérieure de ces prémisses, on est arrivé enfin à reconnaître que la politique, comme art d’agir dans un sens voulu, est une partie assez petite du mouvement total de l’histoire, et qu’elle n’est qu’une faible partie de la formation et du développement de l’État lui-même, dans lequel beaucoup de choses, c’est-à-dire beaucoup de relations naissent et se développent par accommodation nécessaire, par consentement tacite, par violence subie ou tolérée. Le règne de l’inconscient, si l’on entend par là ce qui n’est pas voulu par libre choix, mais ce qui se détermine et se fait par la succession des habitudes, des coutumes, des accommodations, etc., est devenu très considérable dans le domaine des connaissances qui forme l’objet des sciences historiques, et la politique, qui avait été prise comme une explication, est devenue elle-même une chose à expliquer.

De l’Etat

V. LENINE

Camarades, le thème de notre causerie d’aujourd’hui, selon votre plan d’études qui m’a été remis, est celui de l’Etat. J’ignore jusqu’à quel point cette question vous est déjà familière. Si je ne me trompe, vos cours viennent de commencer, et c’est la première fois que vous abordez ce sujet d’une façon suivie. Cela étant, il se pourrait fort bien que dans ma première conférence sur cette question si difficile, mon exposé ne soit ni assez clair ni assez intelligible pour beaucoup de mes auditeurs. S’il en était ainsi, que cela ne vous trouble pas, car le problème de l’Etat est un des plus complexes, un des plus difficiles qui soit, c’est peut-être celui que les savants, les écrivains et les philosophes bourgeois ont le plus embrouillé.

Aussi ne doit-on jamais s’attendre à réussir, au cours d’une brève causerie, à l’élucider entièrement d’emblée. Après la première causerie sur ce sujet, il convient de noter pour soi les passages non compris ou obscurs, afin d’y revenir une deuxième, une troisième, une quatrième fois ; afin de compléter et d’élucider plus tard, par la suite, ce qui était resté incompris, tant par des lectures qu’aux conférences et aux causeries. J’espère que nous aurons de nouveau l’occasion de nous réunir et qu’alors nous pourrons procéder à un échange de vues sur toutes les questions qui seront venues s’y ajouter et tirer au clair ce qui était resté le plus obscur. J’espère aussi que pour compléter les causeries et les cours, vous consacrerez un certain temps à lire au moins quelques-uns des principaux ouvrages de Marx et d’Engels. Je suis certain que dans la liste des livres recommandés et dans les manuels mis par votre bibliothèque à la disposition des étudiants de l’école d’administration et du Parti, - je suis certain que vous trouverez ces principaux ouvrages ; bien que, là encore, les difficultés de comprendre l’exposé puissent au premier abord rebuter certains, je dois une fois de plus vous prévenir qu’il ne faut pas que cela vous trouble, que ce qui n’est pas clair après une première lecture le deviendra à la seconde lecture, ou lorsque vous aborderez la question d’un autre côté ; je le répète, cette question est si compliquée et si embrouillée par les savants et les écrivains bourgeois, que quiconque veut y réfléchir sérieusement et se l’assimiler par lui-même, doit l’aborder à plusieurs reprises, y revenir encore et encore, la considérer sous ses différents aspects pour en acquérir une intelligence nette et sûre. Il vous sera d’autant plus facile d’y revenir que c’est une question à ce point essentielle, à ce point capitale de toute la politique que vous vous y heurtez toujours, quotidiennement dans tout journal, à propos de tout problème économique ou politique, non seulement à une époque orageuse et révolutionnaire comme la nôtre mais aussi aux époques les plus calmes : qu’est-ce que l’Etat, quelle est sa nature, quel est son rôle, quelle est l’attitude de notre Parti, du parti qui lutte pour renverser le capitalisme, du Parti communiste, à l’égard de l’Etat ; chaque jour, pour telle ou telle raison, vous serez amenés à cette question. Ce qu’il faut surtout, c’est que vos lectures, les causeries et les cours qui vous seront faits sur l’Etat, vous apprennent à aborder ce sujet par vous-mêmes, car il se posera à vous à tout propos, à propos de chaque question mineure, dans les imbrications les plus imprévues, dans vos causeries et vos discussions avec vos adversaires. C’est seulement le jour où vous aurez appris à vous orienter par vous-mêmes en cette matière que vous pourrez vous considérer comme suffisamment fermes dans vos convictions et les défendre avec succès devant n’importe qui et à n’importe quel moment.

Après ces brèves remarques, je passerai à la question même : qu’est-ce que l’Etat, comment il est apparu et quelle doit être, pour l’essentiel, l’attitude envers l’Etat du Parti communiste, parti de la classe ouvrière, qui lutte pour le renversement complet du capitalisme.

J’ai déjà dit qu’il n’est sans doute pas une question qui, sciemment ou non, ait été aussi embrouillée par les représentants de la science, de la philosophie, de la jurisprudence, de l’économie politique et du journalisme bourgeois. Très souvent, et aujourd’hui encore, on y fait intervenir des questions religieuses ; très souvent, les tenants des doctrines religieuses (ce qui est tout naturel de leur part), et aussi des gens qui se croient affranchis de tout préjugé religieux, mêlent au problème particulier de l’Etat des questions de religion ; ils tentent d’édifier une théorie bien souvent complexe, s’appuyant sur une conception et une argumentation d’ordre idéologique et philosophique, théorie selon laquelle l’Etat serait quelque chose de divin, de surnaturel, on ne sait quelle force vivifiante de l’humanité, qui confère ou doit conférer aux hommes, apporte avec soi, quelque chose qui n’a rien d’humain, qui lui vient du dehors, bref une force d’origine divine. Et il faut dire que cette théorie est si intimement liée aux intérêts des classes exploiteuses, propriétaires fonciers et capitalistes, elle sert si bien leurs intérêts, elle a si profondément imprégné les habitudes, les opinions, la science de messieurs les représentants de la bourgeoisie, que vous en trouverez des vestiges à chaque pas, et jusque dans la conception que se font de l’Etat les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, qui repoussent avec indignation l’idée qu’ils sont sous l’emprise de préjugés religieux, et qui sont convaincus de pouvoir considérer l’Etat avec une parfaite lucidité. Si cette question est si embrouillée et si compliquée, c’est parce que, plus que toute autre, elle touche aux intérêts des classes dominantes (ne le cédant à cet égard qu’aux principes de la science économique). La théorie de l’Etat sert à justifier les privilèges sociaux, à justifier l’exploitation, à justifier l’existence du capitalisme : ce serait donc une grosse erreur d’espérer qu’on fît preuve d’impartialité sur ce point, d’envisager ce problème comme si ceux qui prétendent à l’objectivité scientifique pouvaient vous donner à ce sujet le point de vue de la science pure. Dans la question de l’Etat, dans la doctrine de l’Etat, dans la théorie de l’Etat, vous retrouverez toujours, quand vous vous serez familiarisés avec cette question et l’aurez suffisamment approfondie, la lutte des différentes classes entre elles, lutte qui se reflète ou qui se traduit dans celle des différentes conceptions de l’Etat, dans l’appréciation du rôle et de l’importance de l’Etat.

Afin d’aborder ce sujet de la façon la plus scientifique, il convient de jeter un coup d’œil sur l’histoire, fut-il rapide, sur les origines et l’évolution de l’Etat. Dans toute question relevant de la science sociale, la méthode la plus sûre, la plus indispensable pour acquérir effectivement l’habitude d’examiner correctement le problème, et de ne pas se perdre dans une foule de détails ou dans l’extrême diversité des opinions adverses, la condition la plus importante d’une étude scientifique, c’est de ne pas oublier l’enchaînement historique fondamental ; c’est de considérer chaque question du point de vue suivant : comment tel phénomène est apparu dans l’histoire, quelles sont les principales étapes de son développement ; et d’envisager sous l’angle de ce développement ce que ce phénomène est devenu aujourd’hui.

J’espère que sur la question de l’Etat, vous lirez l’ouvrage d’Engels l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. C’est une des oeuvres maîtresses du socialisme moderne, où l’on peut faire confiance à chaque phrase, être sûr qu’elle n’a pas été écrite au petit bonheur, mais qu’elle s’appuie sur une énorme documentation historique et politique. Sans doute, cet ouvrage n’est pas d’un accès et d’une compréhension également faciles dans toutes ses parties : quelques-unes supposent que le lecteur possède déjà certaines connaissances historiques et économiques. Mais je le répète : vous ne devez pas vous troubler si vous ne comprenez pas cet ouvrage à la première lecture, ce qui peut arriver à tout le monde. Mais lorsque vous y reviendrez par la suite, quand votre intérêt aura été éveillé, vous finirez par le saisir dans sa majeure partie, sinon entièrement. Si je mentionne ce livre, c’est parce qu’il montre comment aborder correctement la question sous le rapport que j’ai indiqué. Il commence par tracer un aperçu historique de l’origine de l’Etat.

Pour traiter convenablement cette question, de même que toute autre, par exemple la naissance du capitalisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme, le socialisme, l’origine du socialisme, les conditions qui l’ont engendré, - pour aborder, dis-je, toute question de ce genre sérieusement, avec assurance, il faut d’abord jeter un coup d’œil d’ensemble sur l’évolution historique. Sur ce point, on doit tout d’abord observer que l’Etat n’a pas toujours existé. Il fut un temps où il n’y avait pas d’Etat. Il apparaît là et au moment où se manifeste la division de la société en classes, quand apparaissent exploiteurs et exploités.

Avant que surgît la première forme de l’exploitation de l’homme par l’homme, la première forme de la division en classes - propriétaires d’esclaves et esclaves, - il y avait la famille patriarcale ou, comme on l’appelle parfois, clanale (du mot clan, génération, lignée à l’époque où les hommes vivaient par clans, par lignées), et des vestiges assez nets de ces époques anciennes ont subsisté dans les mœurs de maints peuples primitifs ; si vous prenez un ouvrage quelconque sur les civilisations primitives, vous y trouverez toujours des descriptions, des indications, des souvenirs plus ou moins précis attestant qu’il fut un temps plus ou moins semblable à un communisme primitif, où la société n’était pas divisée en propriétaires d’esclaves et en esclaves. Alors il n’y avait pas d’Etat, pas d’appareil spécial pour user systématiquement de la violence et contraindre les hommes à s’y soumettre. C’est cet appareil qu’on appelle l’Etat.

Dans la société primitive, à l’époque où les hommes vivaient par petits clans, aux premiers degrés du développement, dans un état voisin de la sauvagerie, une époque dont l’humanité civilisée moderne est séparée par des milliers d’années, on n’observe pas d’indices d’existence de l’Etat. On y voit régner les coutumes, l’autorité, le respect, le pouvoir dont jouissaient les anciens du clan ; ce pouvoir était parfois dévolu aux femmes - la situation de la femme ne ressemblait pas alors à ce qu’elle est aujourd’hui, privée de droits, opprimée ; mais nulle part, une catégorie spéciale d’hommes ne se différencie pour gouverner les autres et mettre en œuvre d’une façon systématique, constante, à des fins de gouvernement, cet appareil de coercition, cet appareil de violence que sont à l’heure actuelle, vous le comprenez tous, les détachements armés, les prisons et autres moyens de contraindre la volonté d’autrui par la violence, qui constitue l’essence même de l’Etat.

Si l’on fait abstraction des doctrines religieuses, des subterfuges, des systèmes philosophiques, des différentes opinions des savants bourgeois, et si l’on va vraiment au fond des choses, on verra que l’Etat se ramène précisément à cet appareil de gouvernement qui s’est dégagé de la société. C’est quand apparaît ce groupe d’hommes spécial dont la seule fonction est de gouverner, et qui pour ce faire a besoin d’un appareil coercitif particulier, - prisons, détachements spéciaux, troupes, etc., afin de contraindre la volonté d’autrui par la violence, alors apparaît l’Etat.

Mais il fut un temps où l’Etat n’existait pas, où les rapports sociaux, la société elle-même, la discipline, l’organisation du travail tenaient par la force de l’habitude et des traditions, par l’autorité ou le respect dont jouissaient les anciens du clan ou les femmes, dont la situation était alors non seulement égale à celle des hommes, mais souvent même supérieure, et où il n’existait pas une catégorie particulière d’hommes, de spécialistes, pour gouverner. L’histoire montre que l’Etat, appareil coercitif distinct, n’a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d’hommes dont les uns peuvent constamment s’approprier le travail d’autrui, là où les uns exploitent les autres.

Il doit toujours être évident pour nous que cette division de la société en classes au cours de l’histoire est le fait essentiel. L’évolution des sociétés humaines tout au long des millénaires, dans tous les pays sans exception, nous montre la loi générale, la régularité, la logique de cette évolution : au début, une société sans classes, une société patriarcale, primitive, sans aristocratie ; ensuite, une société fondée sur l’esclavage, une société esclavagiste. Toute l’Europe civilisée moderne passa par là : l’esclavage y régnait sans partage il y a deux mille ans. Il en fut de même pour l’écrasante majorité des peuples des autres continents. Des traces de l’esclavage subsistent, aujourd’hui encore, chez les peuples les moins évolués, et vous trouverez même à présent des institutions relevant de l’esclavage, en Afrique par exemple. Propriétaires d’esclaves et esclaves : telle est la première grande division en classes. Aux premiers appartenaient tous les moyens de production, la terre, les instruments, encore grossiers et primitifs, et aussi des hommes. On les appelait propriétaires d’esclaves, et ceux qui peinaient au profit des autres étaient dits esclaves.

A cette forme sociale, une autre, le servage, succéda au cours de l’histoire. Dans l’immense majorité des pays, l’esclavage se transforma en servage. Seigneurs féodaux et paysans serfs : telle était la principale division de la société. Les rapports entre les hommes changèrent de forme. Les propriétaires d’esclaves considéraient les esclaves comme leur propriété, ce qui était consacré par la loi : l’esclave était une chose qui appartenait entièrement à son propriétaire. Pour le paysan serf, l’oppression de classe, la sujétion, subsistait ; mais le seigneur n’était pas censé posséder le paysan comme une chose ; il avait seulement le droit de s’approprier les fruits de son travail et de le contraindre à s’acquitter de certaines redevances. Pratiquement, vous le savez tous, le servage, notamment en Russie où il s’était maintenu le plus longtemps et avait pris les formes les plus brutales, ne se distinguait en rien de l’esclavage.

Par la suite, à mesure que le commerce se développait et qu’un marché mondial se constituait, à mesure que s’étendait la circulation monétaire, une nouvelle classe, celle des capitalistes, apparut dans la société féodale. La marchandise, l’échange des marchandises, le pouvoir de l’argent, engendra le pouvoir du capital. Au cours du XVIIIe siècle, ou plutôt à partir de la fin du XVIIIe siècle, et durant le XIXe siècle, des révolutions éclatèrent dans le monde entier. Le servage fut aboli dans tous les pays d’Europe occidentale. C’est en Russie qu’il disparut le plus tard. En 1861, la transformation s’y produisit également, à la suite de quoi une forme sociale se substitua à une autre ; le servage cède la place au capitalisme où la division en classes demeurait, ainsi que des traces et des survivances du servage, mais où, pour l’essentiel, la division en classes affectait une autre forme.

Les détenteurs du capital, les possesseurs de la terre, les propriétaires de fabriques et d’usines constituaient et constituent dans tous les Etats capitalistes une infime minorité de la population, qui dispose de tout le travail de la nation et qui partant tient à sa merci, opprime et exploite la masse des travailleurs, dont la majorité sont des prolétaires, des ouvriers salariés qui, dans le processus de la production, ne se procurent des moyens de subsister qu’en vendant leurs bras, leur force de travail. Avec le passage au capitalisme, les paysans, disséminés et opprimés à l’époque du servage, deviennent en partie des prolétaires (c’est la majorité), en partie des paysans aisés (c’est la minorité) qui eux-mêmes embauchent des ouvriers et forment une bourgeoisie rurale.

Vous ne devez jamais perdre de vue ce fait fondamental : la société passe des formes primitives de l’esclavage au servage, et, finalement, au capitalisme ; en effet, ce n’est que si vous vous rappelez ce fait essentiel, si vous inscrivez dans ce cadre fondamental toutes les doctrines politiques, que vous pourrez les juger correctement et comprendre à quoi elles se rapportent ; car chacune de ces grandes périodes de l’histoire humaine - esclavage, servage et capitalisme - embrasse des milliers ou des dizaines de milliers d’années, et offre une telle diversité de formes politiques, de théories, d’opinions, de révolutions politiques, qu’il est impossible de se retrouver dans cette extraordinaire diversité, dans cette variété prodigieuse, se rattachant surtout aux théories politiques, philosophiques et autres des savants et des hommes politiques bourgeois, si l’on ne prend une bonne fois pour fil d’Ariane cette division de la société en classes, le changement des formes de la domination de classe, et si l’on n’analyse de ce point de vue tous les problèmes sociaux, d’ordre économique, politique, spirituel, religieux ou autre.

Si vous considérez l’Etat en partant de cette division primordiale, vous constaterez, comme je l’ai déjà dit, qu’avant la division de la société en classes, l’Etat n’existait pas. Mais à mesure que se dessine et s’affirme la division de la société en classes, avec la naissance de la société de classes, on voit l’Etat apparaître et se consolider. Au cours de l’histoire de l’humanité, des dizaines et des centaines de pays ont connu et connaissent l’esclavage, le servage et le capitalisme. Dans chacun d’eux, malgré les immenses transformations historiques qui se sont produites, malgré toutes les péripéties politiques et les révolutions corrélatives à ce développement de l’humanité, au passage de l’esclavage au servage, puis au capitalisme et à la lutte aujourd’hui universelle contre le capitalisme, - vous verrez toujours surgir l’Etat. Celui-ci a toujours été un appareil dégagé de la société et composé d’un groupe d’hommes s’occupant exclusivement ou presque exclusivement, ou principalement, de gouverner. Les hommes se divisent en gouvernés et en spécialistes de l’art de gouverner, qui se placent au-dessus de la société et qu’on appelle des gouvernants, des représentants de l’Etat. Cet appareil, ce groupe d’hommes qui gouvernent les autres, prend toujours en mains des instruments de contrainte, de coercition, que cette violence soit exercée par le gourdin à l’âge primitif, ou par des armes plus perfectionnées à l’époque de l’esclavage, ou par des armes à feu apparues au moyen âge, ou enfin au moyen des armes modernes qui sont, au XXe siècle, de véritables merveilles, entièrement basées sur les dernières réalisations de la technique. Les formes sous lesquelles s’exerçait la violence ont changé, mais toujours, dans chaque société où l’Etat existait, il y avait un groupe d’hommes qui gouvernaient, commandaient, dominaient et qui, pour garder le pouvoir, disposaient d’un appareil de coercition, d’un appareil de violence, de l’armement qui correspondait au niveau technique de l’époque. Et c’est uniquement si nous considérons ces faits d’ordre général, si nous nous demandons pourquoi l’Etat n’existait pas quand il n’y avait pas de classes, lorsqu’il n’y avait ni exploiteurs ni exploités, et pourquoi il a surgi quand les classes sont apparues, que nous trouverons une réponse nette à cette question : quelle est la nature de l’Etat et quel est son rôle ?

L’Etat, c’est une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sur une autre. Quand la société ignorait l’existence des classes ; quand les hommes, avant l’époque de l’esclavage, travaillaient dans des conditions primitives, alors que régnait une plus grande égalité et que la productivité du travail était encore très basse ; quand l’homme primitif se procurait à grand-peine ce qui était nécessaire à sa subsistance sommaire et primitive, il n’y avait pas, il ne pouvait y avoir de groupe d’hommes spécialement chargés de gouverner et faisant la loi sur le restant de la société. C’est seulement quand l’esclavage, première forme de division de la société en classes, est apparu ; quand une classe d’hommes, en s’adonnant aux formes les plus rudes du travail agricole, a pu produire un certain excédent, et que cet excédent qui n’était pas absolument indispensable à l’existence extrêmement misérable de l’esclave, était accaparé par les propriétaires d’esclaves, c’est alors que cette dernière classe s’est affermie ; mais pour qu’elle pût s’affermir, il fallait que l’Etat apparût.

Et il est apparu, l’Etat esclavagiste, appareil qui donnait aux propriétaires d’esclaves le pouvoir, la possibilité de gouverner tous les esclaves. La société et l’Etat étaient alors beaucoup moins étendus qu’aujourd’hui ; ils disposaient d’un moyen de liaison infiniment plus rudimentaire : les moyens de communication actuels n’existaient pas. Les montagnes, les rivières et les mers étaient de bien plus grands obstacles qu’à présent, et l’Etat se constituait dans des frontières géographiques beaucoup plus restreintes. L’appareil d’Etat, techniquement très imparfait, desservait un Etat aux frontières relativement étroites et à la sphère d’action limitée. Mais c’était quand même un appareil qui maintenait les esclaves assujettis, qui tenait une partie de la société sous la contrainte et l’oppression exercée par l’autre. On ne saurait obliger la majeure partie de la société à travailler régulièrement pour l’autre sans un appareil coercitif permanent. Tant qu’il n’y avait pas de classes, il n’existait pas. Quand les classes sont apparues, à mesure que cette division s’accentuait et s’affirmait, toujours et partout on voyait apparaître une institution spéciale : l’Etat. Les formes de l’Etat ont été extrêmement variées. Au temps de l’esclavage, dans les pays les plus avancés, les plus cultivés et les plus civilisés de l’époque telles la Grèce et Rome antiques, entièrement fondés sur l’esclavage, nous avons déjà diverses formes d’Etat. Alors, on distingue déjà la monarchie et la république, l’aristocratie et la démocratie. La monarchie, c’est le pouvoir d’un individu ; en république, tout pouvoir repose sur l’élection ; l’aristocratie, c’est le pouvoir d’une minorité relativement restreinte ; la démocratie, c’est le pouvoir du peuple (en grec, le mot démocratie signifie littéralement : pouvoir du peuple). Toutes ces distinctions sont apparues à l’époque de l’esclavage. Mais malgré ces différences, que ce fût une monarchie ou une république aristocratique ou démocratique, l’Etat, à l’époque de l’esclavage, était un Etat esclavagiste.

Tous les cours d’histoire ancienne, toutes les conférences sur ce sujet vous parleront de la lutte entre les Etats monarchiques et républicains ; mais l’essentiel, c’est que les esclaves n’étaient pas considérés comme des hommes : je ne dis pas comme des citoyens, mais même comme des hommes. Au regard du droit romain, ils étaient des choses. Les lois concernant le meurtre, pour ne rien dire des autres lois relatives à la protection de l’individu, ne s’appliquaient pas aux esclaves. Elles défendaient uniquement les propriétaires d’esclaves, qui seuls jouissaient de tous les droits civiques. Monarchie ou république, c’était une monarchie ou une république esclavagiste. Tous les droits y appartenaient aux propriétaires d’esclaves, alors que les esclaves n’étaient que des choses aux yeux de la loi ; non seulement toute violence était permise à leur égard, mais même le meurtre d’un esclave n’était pas considéré comme un crime. Les républiques esclavagistes différaient par leur organisation interne : il y avait des républiques aristocratiques et des républiques démocratiques. Dans la république aristocratique, un petit nombre seulement de privilégiés avaient le droit de vote ; dans une république démocratique, tous le possédaient, tous les propriétaires d’esclaves, tous, sauf les esclaves. Il ne faut pas perdre de vue cette circonstance essentielle, car c’est surtout elle qui éclaire la question de l’Etat et met en évidence la vraie nature de celui-ci.

L’Etat est une machine qui permet à une classe d’en opprimer une autre, une machine destinée à maintenir dans la sujétion d’une classe toutes les autres classes qui en dépendent. Cette machine revêt différentes formes. Dans l’Etat esclavagiste, nous avons la monarchie, la république aristocratique, ou même la république démocratique. En réalité, si la forme de gouvernement variait à l’extrême, le fond ne changeait pas : les esclaves n’avaient aucun droit et restaient une classe opprimée, ils n’étaient pas considérés comme des êtres humains. Il en va de même dans l’Etat féodal.

Le changement survenu dans les formes d’exploitation a transformé l’Etat esclavagiste en Etat féodal. Cela avait une importance énorme. Dans la société esclavagiste, l’esclave n’a aucun droit, il n’est pas considéré comme un être humain ; dans la société féodale, le paysan est attaché à la terre. Ce qui caractérisait essentiellement le servage, c’est que la paysannerie (les paysans constituaient alors la majorité, la population des villes étant très peu nombreuse) était attachée à la glèbe, d’où le terme même de servage. Le serf pouvait travailler un certain nombre de jours pour son compte, sur le lopin de terre que lui avait donné le seigneur ; les autres jours, il travaillait pour son maître. La nature même de la société de classe subsistait : elle reposait sur l’exploitation de classe. Les seigneurs féodaux seuls avaient tous les droits ; les paysans n’en avaient aucun. Pratiquement, leur situation se distinguait fort peu de celle des esclaves dans la société esclavagiste. Pourtant une voie plus large s’ouvrait pour leur émancipation, pour l’émancipation des paysans, car le serf n’était pas considéré expressément comme la propriété du seigneur. Il pouvait passer une partie de son temps sur son lopin de terre, il pouvait, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’appartenir, jusqu’à un certain point ; les possibilités pour le développement des échanges et des relations commerciales étant devenues plus grandes, la féodalité se désagrégeait de plus en plus, la sphère d’émancipation paysanne allait s’élargissant. La société féodale a toujours été plus complexe que la société esclavagiste. Elle recelait un important élément de progrès commercial et industriel, ce qui dès cette époque conduisait au capitalisme. Au moyen âge, le servage prédominait. Là encore, les formes de l’Etat différaient, là encore nous avons la monarchie et la république, celle-ci toutefois sous un aspect beaucoup moins marqué ; mais toujours, les seigneurs féodaux constituaient la seule classe dominante reconnue. Le paysan serf était complètement lésé de droits politiques.

Sous l’esclavage comme sous le servage, la domination d’une petite minorité sur l’écrasante majorité des hommes ne peut se passer de la contrainte. Toute l’histoire abonde en tentatives incessantes des classes opprimées pour renverser l’oppression. L’histoire de l’esclavage connaît des guerres de dizaines d’années pour l’affranchissement des esclaves. Ainsi, le nom de "spartakistes", que se sont donné à présent les communistes d’Allemagne - seul parti allemand qui lutte réellement contre le joug du capitalisme, - ce nom, ils l’ont pris parce que Spartacus fut l’un des principaux héros d’une des plus grandes insurrections d’esclaves, il y a près de deux mille ans. Plusieurs années durant, l’Empire romain, entièrement fondé sur l’esclavage et qui semblait tout-puissant, fut secoué et ébranlé par une formidable insurrection d’esclaves qui s’armèrent et se rallièrent, sous la conduire de Spartacus, au sein d’une immense armée. Ils finirent par être exterminés, repris, torturés par les propriétaires d’esclaves. Ces guerres civiles jalonnent toute l’histoire de la société de classes. Je viens de vous citer l’exemple de la plus importante de ces guerres civiles à l’époque de l’esclavage. Toute l’époque du servage est de même remplie de perpétuels soulèvements paysans. En Allemagne, par exemple, la lutte entre la classe des féodaux et celle des serfs prit au moyen âge une vaste ampleur et se transforma en une véritable guerre civile des paysans contre les seigneurs terriens. Vous connaissez tous, en Russie également, de nombreux exemples de soulèvements paysans de ce genre contre les seigneurs féodaux.

Pour maintenir sa domination, pour conserver son pouvoir, le seigneur féodal devait disposer d’un appareil qui groupât et lui subordonnât un très grand nombre d’hommes, les soumît à certaines lois, à certaines règles ; et toutes ces lois se ramenaient au fond à une seule : maintenir le pouvoir du seigneur sur le serf. Tel était l’Etat féodal qui, en Russie par exemple, ou dans des pays asiatiques très arriérés où le servage règne jusqu’à présent, se distinguait par la forme : il était soit républicain, soit monarchique. L’Etat monarchique ne reconnaissait que le pouvoir d’un individu ; l’Etat républicain admettait une participation plus ou moins large des représentants de la société féodale : cela, dans la société fondée sur le servage. Celle-ci comportait une division en classes qui plaçait l’immense majorité, la paysannerie serve, sous la dépendance complète d’une infime minorité : les seigneurs féodaux possesseurs de la terre.

Les progrès du commerce, le développement des échanges entraînèrent la formation d’une classe nouvelle, celle des capitalistes. Le capital fit son apparition à la fin du moyen âge, quand le commerce mondial, après la découverte de l’Amérique, prit un essor prodigieux, quand la quantité des métaux précieux augmenta, quand l’or et l’argent devinrent un moyen d’échange, quand la circulation monétaire permit l’accumulation d’immenses richesses dans les mêmes mains. L’or et l’argent étaient une richesse reconnue dans le monde entier. Les forces économiques de la classe féodale déclinaient alors que croissait la vigueur d’une classe nouvelle, celle des représentants du capital. La refonte de la société rendit tous les citoyens égaux en principe, abolit l’ancienne division en esclavagistes et en esclaves, établit l’égalité de tous devant la loi indépendamment du capital possédé : propriétaire du sol ou gueux n’ayant que ses bras pour vivre, tous deviennent égaux devant la loi. La loi protège tout le monde dans la même mesure : elle protège la propriété de ceux qui en ont contre tout attentat de la masse de ceux qui n’en ont pas, qui n’ont que leurs bras et qui peu à peu tombent dans la misère, se ruinent et deviennent des prolétaires. Telle est la société capitaliste.

Je ne puis m’arrêter là-dessus plus en détail. Vous reviendrez à cette question quand vous étudierez le programme du Parti : on définira alors les traits caractéristiques de la société capitaliste. Cette société s’est dressée contre la féodalité, contre l’ancien régime, contre le servage sous le mot d’ordre de liberté. Mais c’était une liberté pour qui possédait quelque chose. Et le servage une fois aboli, à la fin du XVIIIe ; siècle ou au début du XIXe ; - en Russie plus tard qu’ailleurs, en 1861, - à l’Etat féodal se substitue l’Etat capitaliste qui proclame la liberté pour tous, prétend être l’expression de la volonté de tous, nie être un Etat de classe ; alors, entre les socialistes, qui combattent pour la liberté du peuple tout entier, et l’Etat capitaliste, une lutte s’engage, qui a abouti aujourd’hui à la formation de la République socialiste des Soviets et qui gagne le monde entier.

Pour comprendre la lutte engagée contre le capital mondial, pour comprendre la nature de l’Etat capitaliste, il faut se rappeler que celui-ci, lorsqu’il se dressait contre la féodalité, allait au combat sous le mot d’ordre de liberté. L’abolition du servage, c’était la liberté pour les représentants de l’Etat capitaliste ; elle leur était avantageuse dans la mesure où, le servage disparu, les paysans pouvaient posséder en toute propriété la terre qu’ils avaient rachetée, ou le lot qu’ils avaient acquis au temps où ils payaient redevance, ce qui importait peu à l’Etat : il protégeait toute propriété, quelle qu’en fût l’origine, puisqu’il reposait sur la propriété privée. Les paysans devenaient des propriétaires dans tous les Etats civilisés modernes. L’Etat protégeait aussi la propriété privée là où le propriétaire remettait une partie de ses terres au paysan ; celui-ci devait dédommager le propriétaire par voie de rachat, à prix d’argent. En somme, l’Etat déclarait qu’il conserverait, pleine et entière, la propriété privée, à laquelle il accordait tout son appui, toute sa protection. L’Etat reconnaissait cette propriété en faveur de tout marchand, industriel ou fabricant. Et cette société, fondée sur la propriété privée, sur le pouvoir du capital, sur la subordination complète de tous les ouvriers et des masses paysannes laborieuses pauvres, cette société, dis-je, proclamait que sa domination était fondée sur la liberté. Luttant contre le servage, elle déclarait libre toute propriété et elle était particulièrement fière que l’Etat eût, soi-disant, cessé d’être un Etat de classe.

Or, l’Etat demeurait une machine qui aide les capitalistes à assujettir la paysannerie pauvre et la classe ouvrière ; mais extérieurement, il est libre. Il proclame le suffrage universel, déclare par la bouche de ses zélateurs, de ses avocats, de ses savants et de ses philosophes, qu’il n’est pas un Etat de classe. Même aujourd’hui, quand les Républiques socialistes soviétiques ont engagé la lutte contre lui, ils nous accusent de violer la liberté, d’édifier un Etat fondé sur la contrainte, sur la répression des uns par les autres, alors qu’ils représenteraient, eux, l’Etat démocratique, l’Etat de tout le peuple. Et aujourd’hui, à l’heure où la révolution socialiste a commencé dans le monde entier, où la révolution triomphe dans quelques pays, où la lutte contre le capital mondial s’est exacerbée, la question de l’Etat a acquis une importance extrême, elle est devenue, pourrait-on dire, la question la plus névralgique ; elle est au cœur de tous les problèmes politiques, de toutes les controverses politiques de notre temps.

Quelque parti que nous considérions, en Russie ou dans n’importe quel pays d’une civilisation relativement avancée, les discussions, les divergences, les opinions politiques y gravitent aujourd’hui presque toutes autour de la notion de l’Etat. L’Etat, dans un pays capitaliste, dans une république démocratique - comme en Suisse et en Amérique, notamment, - dans les républiques démocratiques les plus libres, est-il l’expression de la volonté populaire, la résultante de la décision générale, l’expression de la volonté nationale, etc., ou bien est-ce une machine permettant aux capitalistes de ce pays de maintenir leur pouvoir sur la classe ouvrière et la paysannerie ? C’est la question majeure autour de laquelle gravitent aujourd’hui dans le monde entier les débats politiques. Que dit-on du bolchevisme ? La presse bourgeoise vilipende les bolcheviks. Vous ne trouverez pas un journal qui ne reprenne contre eux l’accusation, devenue courante, de violer la démocratie. Si nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires, dans leur candeur d’âme (mais peut-être s’agit-il ici de tout autre chose que de candeur, ou bien d’une candeur qu’on dit pire que fourberie ?), pensent avoir découvert et inventé l’accusation, lancée contre les bolcheviks, de violer la liberté et la démocratie, ils s’abusent de la façon la plus comique. Il n’est pas à l’heure actuelle, dans les pays richissimes, un seul des journaux richissimes qui dépensent des dizaines de millions pour les diffuser, sèment le mensonge bourgeois et exaltent la politique impérialiste en dizaines de millions d’exemplaires, - il n’est pas, dis-je, un seul de ces journaux qui ne reprenne contre le bolchevisme ces arguments et ces accusations massues, à savoir que l’Amérique, l’Angleterre et la Suisse sont des Etats avancés, fondés sur la souveraineté du peuple, alors que la République bolchevique est un Etat de brigands qui ignore la liberté, que les bolcheviks portent atteinte à l’idée même de la souveraineté populaire et qu’ils ont été jusqu’à dissoudre la Constituante. Ces terribles accusations lancées contre les bolcheviks sont reprises dans le monde entier. Toutes, elles nous ramènent à cette question : qu’est-ce que l’Etat ? Pour comprendre ces accusations et pour s’y retrouver, pour les analyser en connaissance de cause et ne pas s’en rapporter uniquement aux bruits qui courent, pour se faire une opinion ferme, il faut bien comprendre ce qu’est l’Etat. Nous avons ici affaire à des Etats capitalistes de toute sorte, à toutes les théories qui ont été échafaudées avant la guerre pour les justifier. Afin d’aborder correctement la solution de ce problème, il convient d’envisager sous l’angle critique ces théories et ces idées.

Je vous ai déjà recommandé, pour vous faciliter la tâche, l’ouvrage d’Engels, l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, où il est dit précisément qu’aussi démocratique soit-il, tout Etat où existe la propriété privée de la terre et des moyens de production, où règne le capital, est un Etat capitaliste, une machine aux mains des capitalistes pour maintenir dans la soumission la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. Le suffrage universel, l’Assemblée constituante, le Parlement, ne sont que la forme, une sorte de lettre de change, qui ne changent rien au fond.

La forme que revêt la domination de l’Etat peut différer : le capital manifeste sa puissance d’une certaine façon là où existe une certaine forme, d’une autre façon là où la forme est autre ; mais, somme toute, le pouvoir reste aux mains du capital, que le régime soit censitaire ou non, même si la république est démocratique ; mieux encore : cette domination du capitalisme est d’autant plus brutale, d’autant plus cynique que la république est plus démocratique. Les Etats-Unis d’Amérique sont une des républiques les plus démocratiques au monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l’a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d’une poignée de milliardaires sur l’ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. Du moment qu’il existe, le capital règne sur toute la société, et aucune république démocratique, aucune loi électorale n’y change rien.

Par rapport à la féodalité, la république démocratique et le suffrage universel constituaient un immense progrès : ils ont permis au prolétariat d’atteindre à ce degré d’union, de cohésion, qui est le sien aujourd’hui ; de former les organisations disciplinées qui mènent une lutte systématique contre le capital. Rien de tel, ni même d’approchant, n’existait chez le paysan serf, sans parler des esclaves. Les esclaves, nous le savons, se révoltaient, provoquaient des émeutes, déclenchaient des guerres civiles, mais jamais ils ne purent constituer une majorité consciente, former des partis capables de diriger leur lutte, avoir une idée nette du but qu’ils poursuivaient ; et même aux moments les plus révolutionnaires de l’histoire, ils furent toujours des pions aux mains des classes dominantes. La république bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la société à l’échelle mondiale. L’humanité s’était mise en marche vers le capitalisme ; et seul le capitalisme, grâce à la culture des villes, a permis à la classe opprimée des prolétaires de prendre conscience d’elle-même et de créer un mouvement ouvrier mondial, d’organiser des millions d’ouvriers du monde entier en partis - les partis socialistes - qui dirigent en connaissance de cause la lutte des masses. Sans le parlementarisme. sans le principe électif, cette évolution de la classe ouvrière eût été impossible. Voilà pourquoi tout cela a acquis tant d’importance aux yeux des masses les plus larges. Voilà pourquoi le tournant semble si difficile. Les hypocrites fieffés, les savants et les curés ne sont pas seuls à entretenir et à défendre le mensonge bourgeois selon lequel l’Etat est libre et appelé à sauvegarder les intérêts de tous ; beaucoup de gens font leurs, en toute candeur, les vieux préjugés et ne parviennent pas à comprendre comment s’opère le passage de la vieille société capitaliste au socialisme. Ceux qui sont directement soumis à la bourgeoisie, qui sont assujettis au joug du capital ou sont corrompus par lui (le capital a à son service une foule de savants, d’artistes, de curés, etc., de toutes sortes), et aussi des hommes qui sont simplement influencés par les préjugés de la liberté bourgeoise, tous, dans le monde entier, sont partis en guerre contre le bolchevisme parce qu’au moment de sa fondation, la République des Soviets a rejeté ce mensonge bourgeois et déclaré ouvertement : vous prétendez que votre Etat est libre ; mais en réalité, tant qu’existe la propriété privée, votre Etat, fût-il une république démocratique, n’est qu’une machine aux mains des capitalistes pour réprimer les ouvriers, et cela apparaît d’autant plus clairement que l’Etat est plus libre. La Suisse en Europe, les Etats-Unis en Amérique, en sont un exemple. Nulle part la domination du capital n’est aussi cynique et impitoyable, et nulle part cela n’éclate autant que dans ces pays qui sont pourtant des républiques démocratiques, malgré leur savant maquillage, malgré tous les propos sur la démocratie pour les travailleurs, sur l’égalité de tous les citoyens. En réalité, en Suisse et en Amérique, c’est le capital qui règne, et on riposte aussitôt par la guerre civile à toutes les tentatives faites par les ouvriers pour obtenir une amélioration tant soit peu substantielle de leur sort. Ces pays sont ceux qui ont le moins de soldats, de troupes permanentes ; en Suisse il existe une milice, et tout Suisse a un fusil chez lui ; jusqu’à ces derniers temps, l’Amérique n’avait pas d’armée permanente. C’est pourquoi, quand une grève éclate, la bourgeoisie s’arme, recrute des soldats et réprime la grève ; et nulle part le mouvement ouvrier n’est aussi férocement réprimé qu’en Suisse et en Amérique, nulle part l’influence du capital ne se fait aussi fortement sentir au Parlement. La force du capital est tout, la Bourse est tout ; le Parlement, les élections ne sont que des marionnettes, des fantoches... Mais plus le temps passe, et plus les yeux des ouvriers s’ouvrent, plus l’idée du pouvoir des Soviets progresse, surtout après le sanglant carnage que nous venons de subir. La classe ouvrière se rend de mieux en mieux compte de la nécessité de lutter implacablement contre les capitalistes.

Quelles que soient les formes revêtues par la république, fût-elle la plus démocratique, si c’est une république bourgeoise, si la propriété privée de la terre, des usines et des fabriques y subsiste, et si le capital privé y maintient toute la société dans l’esclavage salarié, autrement dit si l’on n’y réalise pas ce que proclament le programme de notre Parti et la Constitution soviétique, cet Etat est une machine qui permet aux uns d’opprimer les autres. Et cette machine, nous la remettrons aux mains de la classe qui doit renverser le pouvoir du capital. Nous rejetterons tous les vieux préjugés selon lesquels l’Etat, c’est l’égalité générale. Ce n’est qu’un leurre ; tant que l’exploitation subsiste, l’égalité est impossible. Le grand propriétaire foncier ne peut être l’égal de l’ouvrier, ni l’affamé du repu. Cet appareil qu’on appelait l’Etat, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, ajoutant foi aux vieilles fables d’après lesquelles l’Etat, c’est le pouvoir du peuple entier, - le prolétariat le rejette et dit : c’est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l’avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d’exploiter autrui, qu’il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu’il n’y aura plus de gavés d’un côté et d’affamés de l’autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n’y aura plus d’Etat, plus d’exploitation. Tel est le point de vue de notre Parti communiste. J’espère que nous reviendrons à cette question dans les conférences qui suivront, et à plus d’une reprise.


Extrait de "L’Etat et la révolution" de Lénine

L’ETAT, PRODUIT DE CONTRADICTIONS DE CLASSES INCONCILIABLES

Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd’hui "Marxistes" - ne riez pas ! Et les savants bourgeois allemands, hier encore spécialisés dans l’extermination du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx "national-allemand", qui aurait éduqué ces associations ouvrières si admirablement organisées pour la conduite d’une guerre de rapine !

Devant cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme, notre tâche est tout d’abord de rétablir la doctrine de Marx sur l’Etat. Pour cela, il est nécessaire d’emprunter toute une série de longues citations aux oeuvres mêmes de Marx et d’Engels. Sans doute ces longues citations alourdiront-elles l’exposé et ne contribueront-elles nullement à le rendre plus populaire. Mais il est absolument impossible de s’en dispenser. Tous les passages ou, du moins, tous les passages décisifs des oeuvres de Marx et d’Engels sur l’Etat doivent absolument être reproduits aussi complètement que possible afin que le lecteur puisse lui-même se représenter l’ensemble des conceptions des fondateurs du socialisme scientifique et le développement de ces conceptions, et aussi pour que leur déformation par le "kautskisme" aujourd’hui prédominant soit démontrée, documents à l’appui, et mise en évidence.

Commençons par l’ouvrage le plus répandu de F. Engels : L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat , dont une sixième édition parut à Stuttgart dès 1894. Il nous faudra traduire les citations d’après les originaux allemands, parce que les traductions russes, bien que très nombreuses, sont la plupart du temps ou incomplètes ou très défectueuses.

"L’Etat, dit Engels en tirant les conclusions de son analyse historique, n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas d’avantage "la réalité de l’idée morale", "l’image et la réalité de la raison", comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’"ordre" ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’Etat" (pp. 177-178 de la sixième édition allemande).

Ici se trouve exprimée en toute clarté l’idée fondamentale du marxisme sur le rôle historique et la signification de l’Etat. L’Etat est le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables. L’Etat surgit là, au moment et dans la mesure où, objectivement, les contradictions de classes ne peuvent être conciliées. Et inversement : l’existence de l’Etat prouve que les contradictions de classes sont inconciliables.

C’est précisément sur ce point essentiel et capital que commence la déformation du marxisme, déformation qui suit deux lignes principales.

D’une part, les idéologues bourgeois et surtout petits-bourgeois, obligés sous la pression de faits historiques incontestables de reconnaître que l’Etat n’existe que là où existent les contradictions de classes et la lutte des classes, "corrigent" Marx de telle sorte que l’Etat apparaît comme un organe de conciliation des classes. Selon Marx, l’Etat ne pourrait ni surgir, ni se maintenir, si la conciliation des classes était possible. Selon les professeurs et publicistes petits-bourgeois et philistins - qui se réfèrent abondamment et complaisamment à Marx ! - l’Etat a précisément pour rôle de concilier les classes. Selon Marx, l’Etat est un organisme de domination de classe, un organisme d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la création d’un "ordre" qui légalise et affermit cette oppression en modérant le conflit de classes. Selon l’opinion des politiciens petits-bourgeois, l’ordre est précisément la conciliation des classes, et non l’oppression d’une classe par une autre ; modérer le conflit, c’est concilier, et non retirer certains moyens et procédés de combat aux classes opprimées en lutte pour le renversement des oppresseurs.

Ainsi, dans la révolution de 1917, quand le problème de la signification et du rôle de l’Etat se posa dans toute son ampleur, pratiquement, comme un problème d’action immédiate et, qui plus est, d’action de masse, socialistes-révolutionnaires et menchéviks versèrent tous, d’emblée et sans réserve, dans la théorie petite-bourgeoise de la "conciliation" des classes par l’"Etat". D’innombrables résolutions et articles d’hommes politiques de ces deux partis sont tout imprégnés de cette théorie petite-bourgeoise et philistine de la "conciliation". Que l’Etat soit l’organisme de domination d’une classe déterminée, qui ne peut pas être conciliée avec son antipode (avec la classe qui lui est opposée), c’est ce que la démocratie petite-bourgeoise ne peut jamais comprendre. L’attitude que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks observent envers l’Etat est une des preuves les plus évidentes qu’ils ne sont pas du tout des socialistes (ce que nous, bolchéviks, avons toujours démontré), mais des démocrates petits-bourgeois à phraséologie pseudo-socialiste.

D’autre part, il y a la déformation "kautskiste" du marxisme, qui est beaucoup plus subtile. "Théoriquement", on ne conteste ni que l’Etat soit un organisme de domination de classe, ni que les contradictions de classes soient inconciliables. Mais on perd de vue ou l’on estompe le fait suivant : si l’Etat est né du fait que les contradictions de classes sont inconciliables, s’il est un pouvoir placé au-dessus de la société et qui "lui devient de plus en lus étranger ", il est clair que l’affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi sans la suppression de l’appareil du pouvoir d’Etat qui a été créé par la classe dominante et dans lequel est matérialisé ce caractère "étranger". Cette conclusion, théoriquement claire par elle-même, Marx l’a tirée avec une parfaite précision, comme nous le verrons plus loin, de l’analyse historique concrète des tâches de la révolution. Et c’est précisément cette conclusion que Kautsky - nous le montrerons en détail dans la suite de notre exposé - a ... "oubliée" et dénaturée.

2. DETACHEMENTS SPECIAUX D’HOMMES ARMES, PRISONS, ETC.

"Par rapport à l’ancienne organisation gentilice [tribale ou clanale], poursuit Engels, l’Etat se caractérise en premier lieu par la répartition de ses ressortissants d’après le territoire. "

Cette répartition nous paraît "naturelle", mais elle a nécessité une lutte de longue haleine contre l’ancienne organisation par tribus ou par clans.

"En second lieu vient l’institution d’une force publique qui ne coïncide plus directement avec la population s’organisant elle-même en force armée. Cette force publique particulière est nécessaire, parce qu’une organisation armée autonome de la population est devenue impossible depuis la scission en classes... Cette force publique existe dans chaque Etat ; elle ne se compose pas seulement d’hommes armés, mais aussi d’annexes matérielles, de prisons et d’établissements pénitentiaires de toutes sortes, qu’ignorait la société gentilice [clanale]."

Engels développe la notion de ce "pouvoir" qui s’appelle l’Etat, pouvoir issu de la société, mais se plaçant au-dessus d’elle et lui devenant de plus en plus étranger. Ce pouvoir, en quoi consiste-t-il principalement ? En des détachements spéciaux d’hommes armés, disposant de prisons, etc.

Nous avons le droit de parler de détachements spéciaux d’hommes armés, parce que la force publique propre à tout Etat "ne coïncide plus directement" avec la population armée, avec l’"organisation armée autonome de la population".

Comme tous les grands penseurs révolutionnaires, Engels a soin d’attirer l’attention des ouvriers conscients précisément sur ce qui apparaît au philistinisme dominant, comme la chose la moins digne de retenir l’attention, la plus coutumière et consacrée par des préjugés non seulement tenaces, mais, pourrait-on dire, pétrifiés. L’armée permanente et la police sont les principaux instruments de la force du pouvoir d’Etat ; mais comment pourrait-il en être autrement ?

Pour l’immense majorité des Européens de la fin du XIXe siècle, auxquels s’adressait Engels et qui n’avaient ni vécu ni observé de près une seule grande révolution, il ne pouvait en être autrement. Ils ne comprenaient pas du tout ce qu’est l’"organisation armée autonome de la population". A la question de savoir pourquoi est apparue la nécessité de détachements spéciaux d’hommes armés (police, armée permanente), placés au-dessus de la société et lui devenant étrangers, les philistins des pays d’Europe occidentale et de Russie sont enclins à répondre par deux-trois phrases empruntées a Spencer ou à Mikhaïlovski, en rappelant la complication croissante de la vie sociale, la différenciation des fonctions, etc.

Ce rappel a une apparence "scientifique" ; il endort admirablement le vulgaire en estompant le principal, l’essentiel : la division de la société en classes irrémédiablement hostiles.

Sans cette division, l’"organisation armée autonome de la population" se distinguerait par sa complexité, le niveau élevé de sa technique, etc., de l’organisation primitive d’une troupe de singes s’armant de bâtons, ou de celle d’hommes primitifs ou associés en clans, mais elle serait possible.

Elle est impossible parce que la société civilisée est scindée en classes hostiles et, qui plus est, irrémédiablement hostiles, dont l’armement "autonome" entraînerait une lutte armée entre elles. L’Etat se forme ; il se crée une force spéciale, des détachements spéciaux d’hommes armés, et chaque révolution, en détruisant l’appareil d’Etat, nous montre de la façon la plus évidente comment la classe dominante s’efforce de reconstituer les détachements spéciaux d’hommes armés qui la servaient, et comment la classe opprimée s’efforce de créer une nouvelle organisation de ce genre, capable de servir non les exploiteurs, mais les exploités.

Dans le passage cité, Engels pose théoriquement le problème que toute grande révolution nous pose pratiquement, concrètement et à l’échelle d’une action de masse, à savoir : le problème des rapports entre les détachements "spéciaux" d’homme armés et l"organisation armée autonome de la population". Nous verrons comment ce problème est illustré concrètement par l’expérience des révolutions européennes et russes.

Mais revenons à l’exposé d’Engels.

Il montre que parfois, dans certaines régions de l’Amérique du Nord, par exemple, cette force publique est faible (il s’agit - exception bien rare dans la société capitaliste - de ces régions de l’Amérique du Nord où, dans la période préimpérialiste, prédominait le colon libre), mais que, d’une façon générale, elle se renforce :

"... elle se renforce à mesure que les contradictions de classes s’accentuent à l’intérieur de l’Etat et que les Etats limitrophes deviennent plus grands et plus peuplés ; considérons plutôt notre Europe actuelle, où la lutte des classes et la rivalité de conquêtes ont fait croître à tel point la force publique qu’elle menace de dévorer la société entière, et même l’Etat."

Ces lignes furent écrites, au plus tard, au début des années 90. La dernière préface d’Engels est datée du 16 juin 1891. A cette époque, le tournant opéré vers l’impérialisme, - domination absolue des trusts, toute-puissance des grosses banques, grande politique coloniale, etc., - ne faisait que s’amorcer en France ; il s’annonçait à peine en Amérique du Nord et en Allemagne. Depuis, la "rivalité de conquêtes" a fait un pas de géant, d’autant plus que peu après 1910 le globe s’est trouvé définitivement partagé entre ces "conquérants rivaux", c’est-à-dire entre les grandes puissances spoliatrices. Les armements militaires et navals se sont depuis lors démesurément accrus, et pendant la guerre de rapine de 1914-1917 pour la domination de l’Angleterre ou de l’Allemagne sur le monde, pour le partage du butin un pouvoir d’Etat rapace a "dévoré" toutes les forces de la société à un tel point qu’on se trouve au seuil d’une catastrophe totale.

Engels a su montrer dès 1891 que la "rivalité de conquêtes" était un des principaux traits distinctifs de la politique extérieure des grandes puissances, tandis qu’en 1914-1917, à un moment où cette même rivalité, énormément aggravée, a engendré la guerre impérialiste, les gredins du social-chauvinisme camouflent la défense des intérêts spoliateurs de "leur" bourgeoisie par des phrases sur la "défense de la patrie", "la défense de la république et de la révolution", etc. !

3. L’ETAT, INSTRUMENT POUR L’EXPLOITATION DE LA CLASSE OPPRIMEE

Pour entretenir une force publique spéciale, placée au-dessus de la société, il faut des impôts et une dette publique.

"Disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts, écrit Engels, les fonctionnaires, comme organes de la société, sont placés au-dessus de la société. La libre estime qu’on témoignait de plein gré aux organes de l’organisation gentilice [clanale] ne leur suffit point, même en supposant qu’ils pourraient en jouir..." Des lois d’exception ont été décrétées proclamant la sainteté et l’inviolabilité des fonctionnaires. "Le plus vil policier a plus d’"autorité" que le représentant du clan, mais même le chef militaire d’un Etat civilisé peut envier au représentant d’un clan l’"estime spontanée" dont il jouissait dans la société.

Le problème de la situation privilégiée des fonctionnaires en tant qu’organes du pouvoir d’Etat se trouve ainsi posé. L’essentiel est de savoir ce qui les place au-dessus de la société. Nous verrons comment cette question de théorie fut résolue dans la pratique par la Commune de Paris en 1871, et estompée dans un esprit réactionnaire par Kautsky en 1912.

"Comme l’Etat est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée." Non seulement l’Etat antique et l’Etat féodal furent les organes de l’exploitation des esclaves et des serfs, mais "l’Etat représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le Capital. Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’Etat, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre." Telle la monarchie absolue des XVIIe et XVIIIe siècles, tel le bonapartisme du Premier et du Second Empire en France, tel le régime de Bismarck en Allemagne.

Tel, ajouterons-nous, le gouvernement Kérenski dans la Russie républicaine, après qu’il a commencé à persécuter le prolétariat révolutionnaire, à un moment où les Soviets, du fait qu’ils sont dirigés par des démocrates petits-bourgeois, sont déjà impuissants, tandis que la bourgeoisie n’est pas encore assez forte pour les dissoudre purement et simplement.

Dans la république démocratique, poursuit Engels, "la richesse exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre", à savoir : premièrement, par la "corruption directe des fonctionnaires" (Amérique) ; deuxièmement, par l’"alliance entre le gouvernement et la Bourse" (France et Amérique).

Aujourd’hui, dans les républiques démocratiques quelles qu’elles soient, l’impérialisme et la domination des banques ont "développé", jusqu’à en faire un art peu commun, ces deux moyens de défendre et de mettre en oeuvre la toute-puissance de la richesse. Si, par exemple, dès les premiers mois de la république démocratique de Russie, pendant la lune de miel, pourrait-on dire, du mariage des "socialistes" - socialistes-révolutionnaires et menchéviks - avec la bourgeoisie au sein du gouvernement de coalition, M. Paltchinski a saboté toutes les mesures visant à juguler les capitalistes et à refréner leurs exactions, leur mise au pillage du Trésor par le biais des fournitures militaires ; et si ensuite M. Paltchinski, sorti du ministère (et remplacé naturellement par un autre Paltchinski, tout pareil), est "gratifié" par les capitalistes d’une sinécure comportant un traitement de 120 000 roubles par an, qu’est-ce donc que cela ? De la corruption directe ou indirecte ? Une alliance du gouvernement avec les syndicats capitalistes, ou des relations amicales ? Quel rôle jouent les Tchernov et les Tsérétéli, les Avksentiev et les Skobélev ? Sont-ils les alliés "directs" ou seulement indirects des millionnaires dilapidateurs des deniers publics ?

La toute-puissance de la "richesse" est plus sûre en république démocratique, parce qu’elle ne dépend pas des défauts de l’enveloppe politique du capitalisme. La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme ; aussi bien le Capital, après s’en être emparé (par l’entremise des Paltchinski, Tchernov, Tsérétéli et Cie), assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, que celui-ci ne peut être ébranlé par aucun changement de personnes, d’institutions ou de partis dans la république démocratique bourgeoise.

Il faut noter encore qu’Engels est tout à fait catégorique lorsqu’il qualifie le suffrage universel d’instrument de domination de la bourgeoisie. Le suffrage universel, dit-il, tenant manifestement compte de la longue expérience de la social-démocratie allemande, est :

"... l’indice qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l’Etat actuel."

Les démocrates petits-bourgeois tels que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks, de même que leurs frères jumeaux, tous les social-chauvins et opportunistes de l’Europe occidentale, attendent précisément quelque chose "de plus" du suffrage universel. Ils partagent eux-mêmes et inculquent au peuple cette idée fausse que le suffrage universel, "dans l’Etat actuel ", est capable de traduire réellement la volonté de la majorité des travailleurs et d’en assurer l’accomplissement.

Nous ne pouvons ici que relever cette idée fausse, en indiquant simplement que la déclaration absolument claire, précise et concrète d’Engels est altérée à chaque instant dans la propagande et l’agitation des partis socialistes "officiels" (c’est-à-dire opportunistes). La suite de notre exposé des vues de Marx et d’Engels sur l’Etat "actuel " explique en détail toute la fausseté de la conception que réfute ici Engels.

Voici en quels termes celui-ci donne, dans son ouvrage le plus populaire, le résumé d’ensemble de ses conceptions :

"L’Etat n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’Etat et du pouvoir d’Etat. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’Etat une nécessité. Nous nous rapprochons maintenant à pas rapide d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’Etat tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’Etat là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze."

On ne rencontre pas souvent cette citation dans la littérature de propagande et d’agitation de la social-démocratie contemporaine. Mais, même lorsqu’elle se rencontre, on la reproduit le plus souvent comme si l’on voulait s’incliner devant une icône, c’est-à-dire rendre officiellement hommage à Engels, sans le moindre effort de réflexion sur l’étendue et la profondeur de la révolution qu’implique cette "relégation de toute la machine de l’Etat au musée des antiquités". La plupart du temps, il ne semble même pas que l’on comprenne ce qu’Engels veut dire par machine de l’Etat.

4. "EXTINCTION" DE L’ETAT ET REVOLUTION VIOLENTE

Les formules d’Engels sur l’"extinction de l’Etat" jouissent d’une si large notoriété, elles sont si fréquemment citées, elle mettent si bien en relief ce qui fait le fond même de la falsification habituelle du marxisme accommodé à la sauce opportuniste qu’il est nécessaire de s’y arrêter plus longuement. Citons en entier le passage d’où elles sont tirées :

"Le prolétariat s’empare du pouvoir d’Etat et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’Etat. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toues les différences de classes et oppositions de classes et également en tant qu’Etat. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’Etat, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’Etat était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était l’Etat de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’antiquité, Etat des citoyens propriétaires d’esclaves ; au moyen âge, de la noblesse féodale ; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat. Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n’est pas "aboli", il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l’"Etat populaire libre", tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique ; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’Etat doit être aboli du jour au lendemain" (Anti-Dühring, Monsieur E. Dühring bouleverse la science, pp. 301-303 de la 3e édit. allemande).

On peut dire, sans crainte de se tromper, que ce raisonnement d’Engels, si remarquable par sa richesse de pensée, n’a laissé, dans les partis socialistes d’aujourd’hui, d’autre trace de pensée socialiste que la notion d’après laquelle l’Etat "s’éteint", selon Marx, contrairement à la doctrine anarchiste de l’"abolition" de l’Etat. Tronquer ainsi le marxisme, c’est le réduire à l’opportunisme ; car, après une telle "interprétation", il ne reste que la vague idée d’un changement lent, égal, graduel, sans bonds ni tempêtes, sans révolution. L’"extinction" de l’Etat, dans la conception courante, généralement répandue dans les masses, c’est sans aucun doute la mise en veilleuse, sinon la négation, de la révolution.

Or, pareille "interprétation" n’est qu’une déformation des plus grossières du marxisme, avantageuse pour la seule bourgeoisie et théoriquement fondée sur l’oubli des circonstances et des considérations essentielles indiquées, par exemple, dans les "conclusions" d’Engels que nous avons reproduites in extenso.

Premièrement. Au début de son raisonnement, Engels dit qu’en prenant possession du pouvoir d’Etat, le prolétariat "supprime par là l’Etat en tant qu’Etat". On "n’a pas coutume" de réfléchir à ce que cela signifie. D’ordinaire, ou bien l’on en méconnaît complètement le sens, ou bien l’on y voit, de la part d’Engels, quelque chose comme une "faiblesse Hégélienne". En réalité, ces mots expriment en raccourci l’expérience d’une des plus grandes révolutions prolétariennes, l’expérience de la Commune de Paris de 1871, dont nous parlerons plus longuement en son lieu.

Engels parle ici de la "suppression", par la révolution prolétarienne, de l’Etat de la bourgeoisie , tandis que ce qu’il dit de l’"extinction" se rapporte à ce qui subsiste de l’Etat prolétarien , après la révolution socialiste. L’Etat bourgeois, selon Engels, ne "s’éteint" pas ; il est "supprimé" par le prolétariat au cours de la révolution. Ce qui s’éteint après cette révolution, c’est l’Etat prolétarien, autrement dit un demi-Etat.

Deuxièmement. L’Etat est un "pouvoir spécial de répression". Cette définition admirable et extrêmement profonde d’Engels est énoncée ici avec la plus parfaite clarté. Et il en résulte qu’à ce "pouvoir spécial de répression" exercé contre le prolétariat par la bourgeoisie, contre des millions de travailleurs par une poignée de riches, doit se substituer un "pouvoir spécial de répression" exercé contre la bourgeoisie par le prolétariat (la dictature du prolétariat). C’est en cela que consiste la "suppression de l’Etat en tant qu’Etat". Et c’est en cela que consiste l’"acte" de prise de possession des moyens de production au nom de la société. Il va de soi que pareil remplacement d’un "pouvoir spécial" (celui de la bourgeoisie) par un autre "pouvoir spécial" (celui du prolétariat) ne peut nullement se faire sous forme d’"extinction".

Troisièmement. Cette "extinction" ou même, pour employer une expression plus imagée et plus saillante, cette "mise en sommeil", Engels la rapporte sans aucune ambiguïté possible à l’époque consécutive à la "prise de possession des moyens de production par l’Etat au nom de toute la société", c’est-à-dire consécutive à la révolution socialiste. Nous savons tous qu’à ce moment-là la forme politique de l’"Etat" est la démocratie la plus complète. Mais il ne vient à l’esprit d’aucun des opportunistes qui dénaturent sans vergogne le marxisme qu’il s’agit en ce cas, chez Engels, de la "mise en sommeil" et de l’"extinction" de la démocratie. Cela paraît fort étrange à première vue. Pourtant, ce n’est "inintelligible" que pour quiconque n’a pas réfléchi à ce fait que la démocratie, c’est aussi un Etat et que, par conséquent, lorsque l’Etat aura disparu, la démocratie disparaîtra également. Seule la révolution peut "supprimer" l’Etat bourgeois. L’Etat en général, c’est-à-dire la démocratie la plus complète, ne peut que "s’éteindre".

Quatrièmement. En formulant sa thèse fameuse : "l’Etat s’éteint", Engels explique concrètement qu’elle est dirigée et contre les opportunistes et contre les anarchistes. Et ce qui vient en premier lieu chez Engels, c’est la conclusion, tirée de sa thèse sur l’"extinction" de l’Etat, qui vise les opportunistes.

On peut parier que sur 10 000 personnes qui ont lu quelque chose à propos de l’"extinction" de l’Etat ou en ont entendu parler, 9 990 ignorent absolument ou ne se rappellent plus que les conclusions de cette thèse, Engels ne les dirigeait pas uniquement contre les anarchistes. Et, sur les dix autres personnes, neuf à coup sûr ne savent pas ce que c’est que l’"Etat populaire libre" et pourquoi, en s’attaquant à ce mot d’ordre, on s’attaque aussi aux opportunistes. Ainsi écrit-on l’histoire ! Ainsi accommode-t-on insensiblement la grande doctrine révolutionnaire au philistinisme régnant. La conclusion contre les anarchistes a été mille fois reprise, banalisée, enfoncée dans la tête de la façon la plus simpliste ; elle a acquis la force d’un préjugé. Quant à la conclusion contre les opportunistes, on l’a estompée et "oubliée" !

L’"Etat populaire libre" était une revendication inscrite au programme des social-démocrates allemands des années 70 et qui était devenue chez eux une formule courante. Ce mot d’ordre, dépourvu de tout contenu politique, ne renferme qu’une traduction petite-bourgeoise et emphatique du concept de démocratie. Dans la mesure où l’on y faisait légalement allusion à la république démocratique, Engels était disposé à "justifier", "pour un temps", ce mot d’ordre à des fins d’agitation. Mais c’était un mot d’ordre opportuniste, car il ne tendait pas seulement à farder la démocratie bourgeoise ; il marquait encore l’incompréhension de la critique socialiste de tout Etat en général. Nous sommes pour la république démocratique en tant que meilleure forme d’Etat pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous n’avons pas le droit d’oublier que l’esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique. Ensuite, tout Etat est un "pouvoir spécial de répression" dirigé contre la classe opprimée. Par conséquent, aucun Etat n’est ni libre, ni populaire. Cela, Marx et Engels l’ont maintes fois expliqué à leurs camarades de parti dans les années 70.

Cinquièmement. Ce même ouvrage d’Engels, dont tout le monde se rappelle qu’il contient un raisonnement au sujet de l’extinction de l’Etat, en renferme un autre sur l’importance de la révolution violente. L’appréciation historique de son rôle se transforme chez Engels en un véritable panégyrique de la révolution violente. De cela, "nul ne se souvient" ; il n’est pas d’usage, dans les partis socialistes de nos jours, de parler de l’importance de cette idée, ni même d’y penser ; dans la propagande et l’agitation quotidiennes parmi les masses, ces idées ne jouent aucun rôle. Et pourtant, elles sont indissolublement liées à l’idée de l’"extinction" de l’Etat avec laquelle elles forment un tout harmonieux.

Voici ce raisonnement d’Engels :

"... que la violence joue encore dans l’histoire un autre rôle [que celui d’être source du mal], un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes - de cela, pas un mot chez M. Dühring. C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, - par malheur ! Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en présence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution victorieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !" (Anti-Dühring , p. 193 de la 3e édit. allemande, fin du chapitre IV, 2e partie.)

Comment peut-on concilier dans une même doctrine ce panégyrique de la révolution violente qu’Engels n’a cessé de faire entendre aux social-démocrates allemands de 1878 à 1894, c’est-à-dire jusqu’à sa mort même, et la théorie de l’"extinction" de l’Etat ?

D’ordinaire, on les concilie d’une manière éclectique, par un procédé empirique ou sophistique, en prenant arbitrairement (ou pour complaire aux détenteurs du pouvoir) tantôt l’un, tantôt l’autre de ces raisonnements ; et c’est l’"extinction" qui, 99 fois sur 100 sinon plus, est mise au premier plan. L’éclectisme se substitue à la dialectique : c’est, à l’égard du marxisme, la chose la plus accoutumée, la plus répandue dans la littérature social-démocrate officielle de nos jours. pareil substitution n’est certes pas une nouveauté : on a pu l’observer même dans l’histoire de la philosophie grecque classique. Dans la falsification opportuniste du marxisme, la falsification éclectique de la dialectique est celle qui trompe les masses avec le plus de facilité ; elle leur donne un semblant de satisfaction, affecte de tenir compte de tous les aspects du processus, de toutes les tendances de l’évolution, de toutes les influences contradictoires, etc., mais, en réalité, elle ne donne aucune idée cohérente et révolutionnaire du développement de la société.

Nous avons déjà dit plus haut, et nous le montrerons plus en détail dans la suite de notre exposé, que la doctrine de Marx et d’Engels selon laquelle une révolution violente est inéluctable concerne l’Etat bourgeois. Celui-ci ne peut céder la place à l’Etat prolétarien (à la dictature du prolétariat) par voie d’"extinction", mais seulement, en règle générale, par une révolution violente. Le panégyrique que lui consacre Engels s’accorde pleinement avec de nombreuses déclarations de Marx (rappelons-nous la conclusion de la Misère de la philosophie et du Manifeste communiste proclamant fièrement, ouvertement, que la révolution violente est inéluctable ; rappelons-nous la critique du programme de Gotha en 1875, près de trente ans plus tard, où Marx flagelle implacablement l’opportunisme de ce programme). Ce panégyrique n’est pas le moins du monde l’effet d’un "engouement", ni une déclamation, ni une boutade polémique. La nécessité d’inculquer systématiquement aux masses cette idée - et précisément celle-là - de la révolution violente est à la base de toute la doctrine de Marx et Engels. La trahison de leur doctrine par les tendances social-chauvines et kautskistes, aujourd’hui prédominantes, s’exprime avec un relief singulier dans l’oubli par les partisans des unes comme des autres, de cette propagande, de cette agitation.

Sans révolution violente, il est impossible de substituer l’Etat prolétarien à l’Etat bourgeois. La suppression de l’Etat prolétarien, c’est-à-dire la suppression de tout Etat, n’est possible que par voie d’"extinction".

Marx et Engels ont développé ces vues d’une façon détaillée et concrète, en étudiant chaque situation révolutionnaire prise à part, en analysant les enseignements tirés de l’expérience de chaque révolution. Nous en arrivons à cette partie, incontestablement la plus importante, de leur doctrine.

L’ETAT, INSTRUMENT POUR L’EXPLOITATION DE LA CLASSE OPPRIMEE

Pour entretenir une force publique spéciale, placée au-dessus de la société, il faut des impôts et une dette publique.

"Disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts, écrit Engels, les fonctionnaires, comme organes de la société, sont placés au-dessus de la société. La libre estime qu’on témoignait de plein gré aux organes de l’organisation gentilice [clanale] ne leur suffit point, même en supposant qu’ils pourraient en jouir..." Des lois d’exception ont été décrétées proclamant la sainteté et l’inviolabilité des fonctionnaires. "Le plus vil policier a plus d’"autorité" que le représentant du clan, mais même le chef militaire d’un Etat civilisé peut envier au représentant d’un clan l’"estime spontanée" dont il jouissait dans la société.

Le problème de la situation privilégiée des fonctionnaires en tant qu’organes du pouvoir d’Etat se trouve ainsi posé. L’essentiel est de savoir ce qui les place au-dessus de la société. Nous verrons comment cette question de théorie fut résolue dans la pratique par la Commune de Paris en 1871, et estompée dans un esprit réactionnaire par Kautsky en 1912.

"Comme l’Etat est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée." Non seulement l’Etat antique et l’Etat féodal furent les organes de l’exploitation des esclaves et des serfs, mais "l’Etat représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le Capital. Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’Etat, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre." Telle la monarchie absolue des XVIIe et XVIIIe siècles, tel le bonapartisme du Premier et du Second Empire en France, tel le régime de Bismarck en Allemagne.

Tel, ajouterons-nous, le gouvernement Kérenski dans la Russie républicaine, après qu’il a commencé à persécuter le prolétariat révolutionnaire, à un moment où les Soviets, du fait qu’ils sont dirigés par des démocrates petits-bourgeois, sont déjà impuissants, tandis que la bourgeoisie n’est pas encore assez forte pour les dissoudre purement et simplement.

Dans la république démocratique, poursuit Engels, "la richesse exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre", à savoir : premièrement, par la "corruption directe des fonctionnaires" (Amérique) ; deuxièmement, par l’"alliance entre le gouvernement et la Bourse" (France et Amérique).

Aujourd’hui, dans les républiques démocratiques quelles qu’elles soient, l’impérialisme et la domination des banques ont "développé", jusqu’à en faire un art peu commun, ces deux moyens de défendre et de mettre en oeuvre la toute-puissance de la richesse. Si, par exemple, dès les premiers mois de la république démocratique de Russie, pendant la lune de miel, pourrait-on dire, du mariage des "socialistes" - socialistes-révolutionnaires et menchéviks - avec la bourgeoisie au sein du gouvernement de coalition, M. Paltchinski a saboté toutes les mesures visant à juguler les capitalistes et à refréner leurs exactions, leur mise au pillage du Trésor par le biais des fournitures militaires ; et si ensuite M. Paltchinski, sorti du ministère (et remplacé naturellement par un autre Paltchinski, tout pareil), est "gratifié" par les capitalistes d’une sinécure comportant un traitement de 120 000 roubles par an, qu’est-ce donc que cela ? De la corruption directe ou indirecte ? Une alliance du gouvernement avec les syndicats capitalistes, ou des relations amicales ? Quel rôle jouent les Tchernov et les Tsérétéli, les Avksentiev et les Skobélev ? Sont-ils les alliés "directs" ou seulement indirects des millionnaires dilapidateurs des deniers publics ?

La toute-puissance de la "richesse" est plus sûre en république démocratique, parce qu’elle ne dépend pas des défauts de l’enveloppe politique du capitalisme. La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme ; aussi bien le Capital, après s’en être emparé (par l’entremise des Paltchinski, Tchernov, Tsérétéli et Cie), assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, que celui-ci ne peut être ébranlé par aucun changement de personnes, d’institutions ou de partis dans la république démocratique bourgeoise.

Il faut noter encore qu’Engels est tout à fait catégorique lorsqu’il qualifie le suffrage universel d’instrument de domination de la bourgeoisie. Le suffrage universel, dit-il, tenant manifestement compte de la longue expérience de la social-démocratie allemande, est :

"... l’indice qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l’Etat actuel."

Les démocrates petits-bourgeois tels que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks, de même que leurs frères jumeaux, tous les social-chauvins et opportunistes de l’Europe occidentale, attendent précisément quelque chose "de plus" du suffrage universel. Ils partagent eux-mêmes et inculquent au peuple cette idée fausse que le suffrage universel, "dans l’Etat actuel ", est capable de traduire réellement la volonté de la majorité des travailleurs et d’en assurer l’accomplissement.

Nous ne pouvons ici que relever cette idée fausse, en indiquant simplement que la déclaration absolument claire, précise et concrète d’Engels est altérée à chaque instant dans la propagande et l’agitation des partis socialistes "officiels" (c’est-à-dire opportunistes). La suite de notre exposé des vues de Marx et d’Engels sur l’Etat "actuel " explique en détail toute la fausseté de la conception que réfute ici Engels.

Voici en quels termes celui-ci donne, dans son ouvrage le plus populaire, le résumé d’ensemble de ses conceptions :

"L’Etat n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’Etat et du pouvoir d’Etat. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’Etat une nécessité. Nous nous rapprochons maintenant à pas rapide d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’Etat tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’Etat là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze."

On ne rencontre pas souvent cette citation dans la littérature de propagande et d’agitation de la social-démocratie contemporaine. Mais, même lorsqu’elle se rencontre, on la reproduit le plus souvent comme si l’on voulait s’incliner devant une icône, c’est-à-dire rendre officiellement hommage à Engels, sans le moindre effort de réflexion sur l’étendue et la profondeur de la révolution qu’implique cette "relégation de toute la machine de l’Etat au musée des antiquités". La plupart du temps, il ne semble même pas que l’on comprenne ce qu’Engels veut dire par machine de l’Etat.

4. "EXTINCTION" DE L’ETAT ET REVOLUTION VIOLENTE

Les formules d’Engels sur l’"extinction de l’Etat" jouissent d’une si large notoriété, elles sont si fréquemment citées, elle mettent si bien en relief ce qui fait le fond même de la falsification habituelle du marxisme accommodé à la sauce opportuniste qu’il est nécessaire de s’y arrêter plus longuement. Citons en entier le passage d’où elles sont tirées :

"Le prolétariat s’empare du pouvoir d’Etat et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’Etat. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toues les différences de classes et oppositions de classes et également en tant qu’Etat. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’Etat, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’Etat était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était l’Etat de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’antiquité, Etat des citoyens propriétaires d’esclaves ; au moyen âge, de la noblesse féodale ; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat. Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n’est pas "aboli", il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l’"Etat populaire libre", tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique ; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’Etat doit être aboli du jour au lendemain" (Anti-Dühring, Monsieur E. Dühring bouleverse la science, pp. 301-303 de la 3e édit. allemande).

On peut dire, sans crainte de se tromper, que ce raisonnement d’Engels, si remarquable par sa richesse de pensée, n’a laissé, dans les partis socialistes d’aujourd’hui, d’autre trace de pensée socialiste que la notion d’après laquelle l’Etat "s’éteint", selon Marx, contrairement à la doctrine anarchiste de l’"abolition" de l’Etat. Tronquer ainsi le marxisme, c’est le réduire à l’opportunisme ; car, après une telle "interprétation", il ne reste que la vague idée d’un changement lent, égal, graduel, sans bonds ni tempêtes, sans révolution. L’"extinction" de l’Etat, dans la conception courante, généralement répandue dans les masses, c’est sans aucun doute la mise en veilleuse, sinon la négation, de la révolution.

Or, pareille "interprétation" n’est qu’une déformation des plus grossières du marxisme, avantageuse pour la seule bourgeoisie et théoriquement fondée sur l’oubli des circonstances et des considérations essentielles indiquées, par exemple, dans les "conclusions" d’Engels que nous avons reproduites in extenso.

Premièrement. Au début de son raisonnement, Engels dit qu’en prenant possession du pouvoir d’Etat, le prolétariat "supprime par là l’Etat en tant qu’Etat". On "n’a pas coutume" de réfléchir à ce que cela signifie. D’ordinaire, ou bien l’on en méconnaît complètement le sens, ou bien l’on y voit, de la part d’Engels, quelque chose comme une "faiblesse Hégélienne". En réalité, ces mots expriment en raccourci l’expérience d’une des plus grandes révolutions prolétariennes, l’expérience de la Commune de Paris de 1871, dont nous parlerons plus longuement en son lieu.

Engels parle ici de la "suppression", par la révolution prolétarienne, de l’Etat de la bourgeoisie , tandis que ce qu’il dit de l’"extinction" se rapporte à ce qui subsiste de l’Etat prolétarien , après la révolution socialiste. L’Etat bourgeois, selon Engels, ne "s’éteint" pas ; il est "supprimé" par le prolétariat au cours de la révolution. Ce qui s’éteint après cette révolution, c’est l’Etat prolétarien, autrement dit un demi-Etat.

Deuxièmement. L’Etat est un "pouvoir spécial de répression". Cette définition admirable et extrêmement profonde d’Engels est énoncée ici avec la plus parfaite clarté. Et il en résulte qu’à ce "pouvoir spécial de répression" exercé contre le prolétariat par la bourgeoisie, contre des millions de travailleurs par une poignée de riches, doit se substituer un "pouvoir spécial de répression" exercé contre la bourgeoisie par le prolétariat (la dictature du prolétariat). C’est en cela que consiste la "suppression de l’Etat en tant qu’Etat". Et c’est en cela que consiste l’"acte" de prise de possession des moyens de production au nom de la société. Il va de soi que pareil remplacement d’un "pouvoir spécial" (celui de la bourgeoisie) par un autre "pouvoir spécial" (celui du prolétariat) ne peut nullement se faire sous forme d’"extinction".

Troisièmement. Cette "extinction" ou même, pour employer une expression plus imagée et plus saillante, cette "mise en sommeil", Engels la rapporte sans aucune ambiguïté possible à l’époque consécutive à la "prise de possession des moyens de production par l’Etat au nom de toute la société", c’est-à-dire consécutive à la révolution socialiste. Nous savons tous qu’à ce moment-là la forme politique de l’"Etat" est la démocratie la plus complète. Mais il ne vient à l’esprit d’aucun des opportunistes qui dénaturent sans vergogne le marxisme qu’il s’agit en ce cas, chez Engels, de la "mise en sommeil" et de l’"extinction" de la démocratie. Cela paraît fort étrange à première vue. Pourtant, ce n’est "inintelligible" que pour quiconque n’a pas réfléchi à ce fait que la démocratie, c’est aussi un Etat et que, par conséquent, lorsque l’Etat aura disparu, la démocratie disparaîtra également. Seule la révolution peut "supprimer" l’Etat bourgeois. L’Etat en général, c’est-à-dire la démocratie la plus complète, ne peut que "s’éteindre".

Quatrièmement. En formulant sa thèse fameuse : "l’Etat s’éteint", Engels explique concrètement qu’elle est dirigée et contre les opportunistes et contre les anarchistes. Et ce qui vient en premier lieu chez Engels, c’est la conclusion, tirée de sa thèse sur l’"extinction" de l’Etat, qui vise les opportunistes.

On peut parier que sur 10 000 personnes qui ont lu quelque chose à propos de l’"extinction" de l’Etat ou en ont entendu parler, 9 990 ignorent absolument ou ne se rappellent plus que les conclusions de cette thèse, Engels ne les dirigeait pas uniquement contre les anarchistes. Et, sur les dix autres personnes, neuf à coup sûr ne savent pas ce que c’est que l’"Etat populaire libre" et pourquoi, en s’attaquant à ce mot d’ordre, on s’attaque aussi aux opportunistes. Ainsi écrit-on l’histoire ! Ainsi accommode-t-on insensiblement la grande doctrine révolutionnaire au philistinisme régnant. La conclusion contre les anarchistes a été mille fois reprise, banalisée, enfoncée dans la tête de la façon la plus simpliste ; elle a acquis la force d’un préjugé. Quant à la conclusion contre les opportunistes, on l’a estompée et "oubliée" !

L’"Etat populaire libre" était une revendication inscrite au programme des social-démocrates allemands des années 70 et qui était devenue chez eux une formule courante. Ce mot d’ordre, dépourvu de tout contenu politique, ne renferme qu’une traduction petite-bourgeoise et emphatique du concept de démocratie. Dans la mesure où l’on y faisait légalement allusion à la république démocratique, Engels était disposé à "justifier", "pour un temps", ce mot d’ordre à des fins d’agitation. Mais c’était un mot d’ordre opportuniste, car il ne tendait pas seulement à farder la démocratie bourgeoise ; il marquait encore l’incompréhension de la critique socialiste de tout Etat en général. Nous sommes pour la république démocratique en tant que meilleure forme d’Etat pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous n’avons pas le droit d’oublier que l’esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique. Ensuite, tout Etat est un "pouvoir spécial de répression" dirigé contre la classe opprimée. Par conséquent, aucun Etat n’est ni libre, ni populaire. Cela, Marx et Engels l’ont maintes fois expliqué à leurs camarades de parti dans les années 70.

Cinquièmement. Ce même ouvrage d’Engels, dont tout le monde se rappelle qu’il contient un raisonnement au sujet de l’extinction de l’Etat, en renferme un autre sur l’importance de la révolution violente. L’appréciation historique de son rôle se transforme chez Engels en un véritable panégyrique de la révolution violente. De cela, "nul ne se souvient" ; il n’est pas d’usage, dans les partis socialistes de nos jours, de parler de l’importance de cette idée, ni même d’y penser ; dans la propagande et l’agitation quotidiennes parmi les masses, ces idées ne jouent aucun rôle. Et pourtant, elles sont indissolublement liées à l’idée de l’"extinction" de l’Etat avec laquelle elles forment un tout harmonieux.

Voici ce raisonnement d’Engels :

"... que la violence joue encore dans l’histoire un autre rôle [que celui d’être source du mal], un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes - de cela, pas un mot chez M. Dühring. C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, - par malheur ! Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en présence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution victorieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !" (Anti-Dühring , p. 193 de la 3e édit. allemande, fin du chapitre IV, 2e partie.)

Comment peut-on concilier dans une même doctrine ce panégyrique de la révolution violente qu’Engels n’a cessé de faire entendre aux social-démocrates allemands de 1878 à 1894, c’est-à-dire jusqu’à sa mort même, et la théorie de l’"extinction" de l’Etat ?

D’ordinaire, on les concilie d’une manière éclectique, par un procédé empirique ou sophistique, en prenant arbitrairement (ou pour complaire aux détenteurs du pouvoir) tantôt l’un, tantôt l’autre de ces raisonnements ; et c’est l’"extinction" qui, 99 fois sur 100 sinon plus, est mise au premier plan. L’éclectisme se substitue à la dialectique : c’est, à l’égard du marxisme, la chose la plus accoutumée, la plus répandue dans la littérature social-démocrate officielle de nos jours. pareil substitution n’est certes pas une nouveauté : on a pu l’observer même dans l’histoire de la philosophie grecque classique. Dans la falsification opportuniste du marxisme, la falsification éclectique de la dialectique est celle qui trompe les masses avec le plus de facilité ; elle leur donne un semblant de satisfaction, affecte de tenir compte de tous les aspects du processus, de toutes les tendances de l’évolution, de toutes les influences contradictoires, etc., mais, en réalité, elle ne donne aucune idée cohérente et révolutionnaire du développement de la société.

Nous avons déjà dit plus haut, et nous le montrerons plus en détail dans la suite de notre exposé, que la doctrine de Marx et d’Engels selon laquelle une révolution violente est inéluctable concerne l’Etat bourgeois. Celui-ci ne peut céder la place à l’Etat prolétarien (à la dictature du prolétariat) par voie d’"extinction", mais seulement, en règle générale, par une révolution violente. Le panégyrique que lui consacre Engels s’accorde pleinement avec de nombreuses déclarations de Marx (rappelons-nous la conclusion de la Misère de la philosophie et du Manifeste communiste proclamant fièrement, ouvertement, que la révolution violente est inéluctable ; rappelons-nous la critique du programme de Gotha en 1875, près de trente ans plus tard, où Marx flagelle implacablement l’opportunisme de ce programme). Ce panégyrique n’est pas le moins du monde l’effet d’un "engouement", ni une déclamation, ni une boutade polémique. La nécessité d’inculquer systématiquement aux masses cette idée - et précisément celle-là - de la révolution violente est à la base de toute la doctrine de Marx et Engels. La trahison de leur doctrine par les tendances social-chauvines et kautskistes, aujourd’hui prédominantes, s’exprime avec un relief singulier dans l’oubli par les partisans des unes comme des autres, de cette propagande, de cette agitation.

Sans révolution violente, il est impossible de substituer l’Etat prolétarien à l’Etat bourgeois. La suppression de l’Etat prolétarien, c’est-à-dire la suppression de tout Etat, n’est possible que par voie d’"extinction".

Marx et Engels ont développé ces vues d’une façon détaillée et concrète, en étudiant chaque situation révolutionnaire prise à part, en analysant les enseignements tirés de l’expérience de chaque révolution. Nous en arrivons à cette partie, incontestablement la plus importante, de leur doctrine.

L’ETAT ET LA REVOLUTION. L’EXPERIENCE DE LA COMMUNE DE PARIS (1871). ANALYSE DE MARX

1. EN QUOI LA TENTATIVE DES COMMUNARDS EST-ELLE HEROIQUE ?

On sait que, quelques mois avant la Commune, au cours de l’automne 1870, Marx avait adressé une mise en garde aux ouvriers parisiens, s’attachant à leur démontrer que toute tentative de renverser le gouvernement serait une sottise inspirée par le désespoir. Mais lorsque, en mars 1871, la bataille décisive fut imposée aux ouvriers et que, ceux-ci l’ayant acceptée, l’insurrection devint un fait, Marx, en dépit des conditions défavorables, salua avec le plus vif enthousiasme la révolution prolétarienne. Il ne s’entêta point à condamner par pédantisme un mouvement, comme le fit le tristement célèbre renégat russe du marxisme, Plékhanov, dont les écrits de novembre 1905 constituaient un encouragement à la lutte des ouvriers et des paysans, mais qui, après décembre 1905, clamait avec les libéraux : "II ne fallait pas prendre les armes."

Marx ne se contenta d’ailleurs pas d’admirer l’héroïsme des communards "montant à l’assaut du ciel", selon son expression. Dans le mouvement révolutionnaire des masses, bien que celui-ci n’eût pas atteint son but, il voyait une expérience historique d’une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie : telle est la tâche que Marx se fixa.

La seule "correction" que Marx ait jugé nécessaire d’apporter au Manifeste communiste, il la fit en s’inspirant de l’expérience révolutionnaire des communards parisiens.

La dernière préface à une nouvelle édition allemande du Manifeste communiste, signée de ses deux auteurs, est datée du 24 juin 1872. Karl Marx et Friedrich Engels y déclarent que le programme du Manifeste communiste "est aujourd’hui vieilli sur certains points".

"La Commune, notamment, a démontré, poursuivent-ils, que la "classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’Etat toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte.""...

Les derniers mots de cette citation, mis entre guillemets, sont empruntés par les auteurs à l’ouvrage de Marx La Guerre civile en France.

Ainsi, Marx et Engels attribuaient à l’une des leçons principales, fondamentales, de la Commune de Paris une portée si grande qu’ils l’ont introduite, comme une correction essentielle, dans le Manifeste communiste.

Chose extrêmement caractéristique : c’est précisément cette correction essentielle qui a été dénaturée par les opportunistes, et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste, en ignorent certainement le sens. Nous parlerons en détail de cette déformation un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux déformations. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de marquer que l’"interprétation" courante, vulgaire, de la fameuse formule de Marx citée par nous est que celui-ci aurait souligné l’idée d’une évolution lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc.

En réalité, c’est exactement le contraire. L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir la "machine de l’Etat toute prête", et ne pas se borner à en prendre possession.

Le 12 avril 1871, c’est-à-dire justement pendant la Commune, Marx écrivait à Kugelmann :

"Dans le dernier chapitre de mon 18-Brumaire , je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la briser. (Souligné par Marx ; dans l’original, le mot est zerbrechen ). C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris" (Neue Zeit , XX, 1, 1901-1902, p. 709). Les lettres de Marx à Kugelmann comptent au moins deux éditions russes, dont une rédigée et préfacée par moi."

"Briser la machine bureaucratique et militaire" : en ces quelques mots se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat à l’égard de l’Etat au cours de la révolution. Et c’est cette leçon qui est non seulement tout à fait oubliée, mais encore franchement dénaturée par l’"interprétation" dominante du marxisme, due à Kautsky !

Quant au passage du 18 Brumaire auquel se réfère Marx, nous l’avons intégralement reproduit plus haut.

Deux points surtout sont à souligner dans ce passage de Marx. En premier lieu, il limite sa conclusion au continent. Cela se concevait en 1871, quand l’Angleterre était encore un modèle du pays purement capitaliste, mais sans militarisme et, dans une large mesure, sans bureaucratie. Aussi Marx faisait-il une exception pour l’Angleterre, où la révolution et même la révolution populaire paraissait possible, et l’était en effet sans destruction préalable de la "machine d’Etat toute prête".

Aujourd’hui, en 1917, à l’époque de la première grande guerre impérialiste, cette restriction de Marx ne joue plus. L’Angleterre comme l’Amérique, les plus grands et les derniers représentants de la "liberté" anglo-saxonne dans le monde entier (absence de militarisme et de bureaucratisme), ont glissé entièrement dans le marais européen, fangeux et sanglant, des institutions militaires et bureaucratiques, qui se subordonnent tout et écrasent tout de leur poids. Maintenant, en Angleterre comme en Amérique, "la condition première de toute révolution populaire réelle", c’est la démolition, la destruction de la "machine de l’Etat toute prête" (portée en ces pays, de 1914 à 1917, à une perfection "européenne", commune désormais à tous les Etats impérialistes).

En second lieu, ce qui mérite une attention particulière, c’est cette remarque très profonde de Marx que la destruction de la machine bureaucratique et militaire de l’Etat est "la condition première de toute révolution véritablement populaire ". Cette notion de révolution "populaire" paraît surprenante dans la bouche de Marx : et, en Russie, les adeptes de Plékhanov ainsi que les menchéviks, ces disciples de Strouvé qui désirent passer pour des marxistes, seraient bien capables de qualifier son expression de "lapsus". Ils ont réduit le marxisme à une doctrine si platement libérale que, en dehors de l’antithèse : révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, rien n’existe pour eux ; encore conçoivent-ils cette antithèse d’une manière on ne peut plus scolastique.

Si l’on prend, à titre d’exemple, les révolutions du XXe siècle, force sera de reconnaître que, de toute évidence, les révolutions portugaise et turque sont bourgeoises. Mais ni l’une, ni l’autre ne sont "populaires", puisque la masse du peuple, son immense majorité, n’intervient d’une façon visible, active, autonome, avec ses revendications économiques et politiques propres, ni dans l’une, ni dans l’autre de ces révolutions. Par contre, la révolution bourgeoise russe de 1905-1907, sans avoir remporté des succès aussi "éclatants" que ceux qui échurent de temps à autre aux révolutions portugaise et turque, a été sans conteste une révolution "véritablement populaire". Car la masse du peuple, sa majorité, ses couches sociales "inférieures" les plus profondes, accablées par le joug et l’exploitation, se sont soulevées spontanément et ont laissé sur toute la marche de la révolution l’empreinte de leurs revendications, de leurs tentatives de construire à leur manière une société nouvelle à la place de l’ancienne en cours de destruction.

En 1871, le prolétariat ne formait la majorité du peuple dans aucun pays du continent européen. La révolution ne pouvait être "populaire" et entraîner véritablement la majorité dans le mouvement qu’en englobant et le prolétariat et la paysannerie. Le "peuple" était justement formé de ces deux classes. Celles-ci sont unies par le fait que la "machine bureaucratique et militaire de l’Etat" les opprime, les écrase, les exploite. Briser cette machine, la démolir , tel est véritablement l’intérêt du "peuple", de sa majorité, des ouvriers et de la majorité des paysans ; telle est la "condition première" de la libre alliance des paysans pauvres et des prolétaires ; et sans cette alliance, pas de démocratie solide, pas de transformation socialiste possible.

C’est vers cette alliance, on le sait, que la Commune de Paris se frayait la voie. Elle n’atteignit pas son but pour diverses raisons d’ordre intérieur et extérieur.

Ainsi donc, en parlant d’une "révolution véritablement populaire", et sans oublier le moins du monde les traits particuliers de la petite bourgeoisie (dont il a beaucoup et souvent parlé), Marx tenait compte avec la plus grande rigueur des véritables rapports de classes dans la plupart des Etats continentaux d’Europe en 1871. D’autre part, il constatait que la "démolition" de la machine de l’Etat est dictée par les intérêts des ouvriers et des paysans, qu’elle les unit et leur assigne une tâche commune : la suppression de ce "parasite" et son remplacement par quelque chose de nouveau.

Par quoi précisément ?

2. PAR QUOI REMPLACER LA MACHINE D’ETAT DEMOLIE ?

A cette question Marx ne donnait encore, en 1847, dans le Manifeste communiste , qu’une réponse tout à fait abstraite, ou plutôt une réponse indiquant les problèmes, mais non les moyens de les résoudre. La remplacer par l’"organisation du prolétariat en classe dominante", par la "conquête de la démocratie", telle était la réponse du Manifeste communiste.

Sans verser dans l’utopie, Marx attendait de l’expérience du mouvement de masse la réponse à la question de savoir quelles formes concrètes prendrait cette organisation du prolétariat en tant que classe dominante, de quelle manière précise cette organisation se concilierait avec la plus entière, la plus conséquente "conquête de la démocratie".

Aussi limitée qu’ait été l’expérience de la Commune, Marx la soumet à une analyse des plus attentives dans sa Guerre civile en France. Citons les principaux passages de cet écrit :

Au XIXe siècle s’est développé, transmis par le moyen âge, "le pouvoir centralisé de l’Etat, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature". En raison du développement de l’antagonisme de classe entre le Capital et le Travail, "le pouvoir d’Etat prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins de l’asservissement de la classe ouvrière, d’un appareil de domination de classe. Après chaque révolution qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’Etat apparaît de façon de plus en plus ouverte". Après la Révolution de 1848-1849, le pouvoir d’Etat devient "l’engin de guerre national du Capital contre le Travail". Le Second Empire ne fait que le consolider.

"L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune". "La Commune fut la forme positive" "d’une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même."

En quoi consistait précisément cette forme "positive" de république prolétarienne socialiste ? Quel était l’Etat qu’elle avait commencé de fonder ?

"Le premier décret de la commune fut... la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes."

Cette revendication figure maintenant au programme de tous les partis qui se réclament du socialisme. Mais ce que valent leurs programmes, c’est ce qu’illustre au mieux l’attitude de nos socialistes-révolutionnaires et de nos menchéviks qui, justement après la révolution du 27 février, ont en fait refusé de donner suite à cette revendication !

"La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière."

"Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration. Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée pour des salaires d’ouvriers. Les bénéfices d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’Etat disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes... Une fois abolies l’armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l’ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l’outil spirituel de l’oppression, le "pouvoir des prêtres"... Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de leur feinte indépendance... ils devaient être électifs, responsables et révocables."

Ainsi, la Commune semblait avoir remplacé la machine d’Etat brisée en instituant une démocratie "simplement" plus complète : suppression de l’armée permanente, électivité et révocabilité de tous les fonctionnaires sans exception. Or, en réalité, ce "simplement" représente une oeuvre gigantesque : le remplacement d’institutions par d’autres foncièrement différentes. C’est là justement un cas de "transformation de la quantité en qualité" : réalisée de cette façon, aussi pleinement et aussi méthodiquement qu’il est possible de le concevoir, la démocratie, de bourgeoise, devient prolétarienne ; d’Etat (=pouvoir spécial destiné à mater une classe déterminée), elle se transforme en quelque chose qui n’est plus, à proprement parler, un Etat.

Mater la bourgeoisie et briser sa résistance n’en reste pas moins une nécessité. Cette nécessité s’imposait particulièrement à la Commune, et l’une des causes de sa défaite est qu’elle ne l’a pas fait avec assez de résolution. Mais ici, l’organisme de répression est la majorité de la population et non plus la minorité, ainsi qu’avait toujours été le cas au temps de l’esclavage comme au temps du servage et de l’esclavage salarié. Or, du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un "pouvoir spécial" de répression ! C’est en ce sens que l’Etat commence à s’éteindre. Au lieu d’institutions spéciales d’une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l’armée permanente), la majorité elle-même peut s’acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions du pouvoir d’Etat sont exercées par l’ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire.

A cet égard, une des mesures prises par la Commune, et que Marx fait ressortir, est particulièrement remarquable : suppression de toutes les indemnités de représentation, de tous les privilèges pécuniaires attachés au corps des fonctionnaires, réduction des traitements de tous les fonctionnaires au niveau des "salaires d’ouvriers ". C’est là justement qu’apparaît avec le plus de relief le tournant qui s’opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne, de la démocratie des oppresseurs à la démocratie des classes opprimées, de l’Etat en tant que "pouvoir spécial " destiné à mater une classe déterminée à la répression exercée sur les oppresseurs par le pouvoir général de la majorité du peuple, des ouvriers et des paysans. Et c’est précisément sur ce point, particulièrement frappant et le plus important peut-être en ce qui concerne la question de l’Etat, que les enseignements de Marx sont le plus oubliés ! Les commentaires de vulgarisation - ils sont innombrables - n’en parlent pas. Il est "d’usage" de taire cela comme une "naïveté" qui a fait son temps, à la manière des chrétiens qui, une fois leur culte devenu religion d’Etat, ont "oublié" les "naïvetés" du christianisme primitif avec son esprit révolutionnaire démocratique.

La réduction du traitement des hauts fonctionnaires de l’Etat apparaît "simplement" comme la revendication d’un démocratisme naïf, primitif. Un des "fondateurs" de l’opportunisme moderne, l’ex-social-démocrate Ed. Bernstein, s’est maintes fois exercé à répéter les plates railleries bourgeoises contre le démocratisme "primitif". Comme tous les opportunistes, comme les kautskistes de nos jours, il n’a pas du tout compris, premièrement, qu’il est impossible de passer du capitalisme au socialisme sans un certain "retour" au démocratisme "primitif" (car enfin, comment s’y prendre autrement pour faire en sorte que les fonctions de l’Etat soient exercées par la majorité, par la totalité de la population ?) et, deuxièmement, que le "démocratisme primitif" basé sur le capitalisme et la culture capitaliste n’est pas le démocratisme primitif des époques anciennes ou précapitalistes. La culture capitaliste a créé la grande production, les fabriques, les chemins de fer, la poste, le téléphone, etc. Et, sur cette base l’immense majorité des fonctions du vieux "pouvoir d’Etat" se sont tellement simplifiées, et peuvent être réduites à de si simples opérations d’enregistrement, d’inscription, de contrôle, qu’elles seront parfaitement à la portée de toute personne pourvue d’une instruction primaire, qu’elles pourront parfaitement être exercées moyennant un simple "salaire d’ouvrier" ; ainsi l’on peut (et l’on doit) enlever à ces fonctions tout caractère privilégié, "hiérarchique".

Electivité complète, révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires sans exception, réduction de leurs traitements au niveau d’un normal "salaire d’ouvrier", ces mesures démocratiques simples et "allant de soi", qui rendent parfaitement solidaires les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans, servent en même temps de passerelle conduisant du capitalisme au socialisme. Ces mesures concernent la réorganisation de l’Etat, la réorganisation purement politique de la société, mais elles ne prennent naturellement tout leur sens et toute leur valeur que rattachées à la réalisation ou à la préparation de l’"expropriation des expropriateurs", c’est-à-dire avec la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété sociale.

"La Commune, écrivait Marx, a réalisé ce mot d’ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l’armée permanente et le fonctionnarisme d’Etat."

Seule une infime minorité de la paysannerie ainsi que des autres couches de la petite bourgeoisie s’"élève", "arrive" au sens bourgeois du mot, c’est-à-dire que seuls quelques individus deviennent ou des gens aisés, des bourgeois, ou des fonctionnaires nantis et privilégiés. L’immense majorité des paysans, dans tout pays capitaliste où il existe une paysannerie (et ces pays sont en majorité), sont opprimés par le gouvernement et aspirent à le renverser ; ils aspirent à un gouvernement "à bon marché". Le prolétariat peut seul, s’acquitter de cette tâche et, en l’exécutant, il fait du même coup un pas vers la réorganisation socialiste de l’Etat.

3. SUPPRESSION DU PARLEMENTARISME

"La Commune, écrivait Marx, devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois."

"Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante "devait représenter" et fouler aux pieds [ver-und zertreten] le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d’ouvriers, de surveillants, de comptables pour ses entreprises."

Cette remarquable critique du parlementarisme, formulée en 1871, est elle aussi aujourd’hui, du fait de la domination du social-chauvinisme et de l’opportunisme, au nombre des "paroles oubliées" du marxisme. Les ministres et les parlementaires de profession, les traîtres au prolétariat et les socialistes "pratiques" d’à présent ont entièrement laissé aux anarchistes le soin de critiquer le parlementarisme ; et, pour cette raison d’une logique surprenante, ils qualifient d’"anarchiste" toute critique du parlementarisme ! ! On ne saurait s’étonner que le prolétariat des pays parlementaires "avancés", écoeuré à la vue de "socialistes" tels que les Scheidemann, David, Legien, Sembat, Renaudel, Henderson, Vandervelde, Stauning, Branting, Bissolati et Cie, ait de plus en plus souvent accordé ses sympathies à l’anarcho-syndicalisme, encore que celui-ci soit le frère jumeau de l’opportunisme.

Mais, pour Marx, la dialectique révolutionnaire n’a jamais été cette vaine phraséologie à la mode, ce hochet qu’en ont fait Plékhanov, Kautsky et les autres. Marx a su rompre impitoyablement avec l’anarchisme pour son impuissance à utiliser même l’"écurie" du parlementarisme bourgeois, surtout lorsque la situation n’est manifestement pas révolutionnaire ; mais il a su, en même temps, donner une critique véritablement prolétarienne et révolutionnaire du parlementarisme.

Décider périodiquement, pour un certain nombre d’années, quel membre de la classe dirigeante foulera aux pieds, écrasera le peuple au Parlement, telle est l’essence véritable du parlementarisme bourgeois, non seulement dans les monarchies constitutionnelles parlementaires, mais encore dans les républiques les plus démocratiques.

Mais si l’on pose la question de l’Etat, si l’on considère le parlementarisme comme une de ses institutions, du point de vue des tâches du prolétariat dans ce domaine, quel est donc le moyen de sortir du parlementarisme ? Comment peut-on s’en passer ?

Force nous est de le dire et redire encore : les enseignements de Marx, fondés sur l’étude de la Commune, sont si bien oubliés que le "social-démocrate" actuel (lisez : l’actuel traître au socialisme) est tout simplement incapable de concevoir une autre critique du parlementarisme que la critique anarchiste ou réactionnaire.

Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organismes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à paroles que sont les organismes représentatifs en assemblées "agissantes". "La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois."

Un organisme "non parlementaire mais agissant", voilà qui s’adresse on ne peut plus directement aux parlementaires modernes et aux "toutous" parlementaires de la social-démocratie ! Considérez n’importe quel pays parlementaire, depuis l’Amérique jusqu’à la Suisse, depuis la France jusqu’à l’Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d’"Etat" se fait dans la coulisse ; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans le parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le "bon peuple". Cela est si vrai que, même dans la République russe, république démocratique bourgeoise, tous ces vices du parlementarisme sont apparus aussitôt, avant même qu’elle ait eu le temps de constituer un véritable parlement. Les héros du philistinisme pourri - les Skobélev et les Tsérétéli, les Tchernov et les Avksentiev - ont réussi à gangrener jusqu’aux Soviets, dont ils ont fait de stériles moulins à paroles sur le modèle du plus écoeurant parlementarisme bourgeois. Dans les Soviets, messieurs les ministres "socialistes" dupent les moujiks crédules par leur phraséologie et leurs résolutions. Au sein du gouvernement, c’est un quadrille permanent, d’une part, pour faire asseoir à tour de rôle, autour de l’"assiette au beurre", des sinécures lucratives et honorifiques, le plus possible de socialistes-révolutionnaires et de menchéviks ; d’autre part, pour "distraire l’attention" du peuple. Pendant ce temps, dans les chancelleries, dans les états-majors, on "fait" le travail "d’Etat" !

Le Diélo Naroda , organe des "socialistes-révolutionnaires", parti dirigeant, avouait récemment dans un éditorial, avec cette incomparable franchise des gens de la "bonne société", où "tous" se livrent à la prostitution politique, que même dans les ministères appartenant aux "socialistes" (passez-moi le mot !), que même là tout le vieil appareil bureaucratique reste en gros le même, fonctionne comme par le passé et sabote en toute "liberté" les mesures révolutionnaires ! Mais même sans cet aveu, l’histoire de la participation des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks au gouvernement n’apporte-t-elle pas la preuve concrète qu’il en est ainsi ? Ce qui est caractéristique, en l’occurrence, c’est que, siégeant au ministère en compagnie des cadets, MM. Tchernov, Roussanov, Zenzinov et autres rédacteurs du Diélo Naroda poussent l’impudence jusqu’à raconter en public et sans rougir, comme une chose sans conséquence, que "chez eux", dans leurs ministères, tout marche comme par le passé ! ! Phraséologie démocratique révolutionnaire pour duper Jacques Bonhomme, bureaucratisme et paperasserie pour "combler d’aise" les capitalistes : voilà l’essence de l’"honnête" coalition.

Au parlementarisme vénal, pourri jusqu’à la moelle, de la société bourgeoise, la Commune substitue des organismes où la liberté d’opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme système spécial, comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés, n’est plus. Nous ne pouvons concevoir une démocratie, même une démocratie prolétarienne, sans organismes représentatifs : mais nous pouvons et devons la concevoir sans parlementarisme, si la critique de la société bourgeoise n’est pas pour nous un vain mot, si notre volonté de renverser la domination de la bourgeoisie est une volonté sérieuse et sincère et non une phrase "électorale" destinée à capter les voix des ouvriers, comme chez les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, chez les Scheidemann et les Legien, les Sembat et les Vandervelde.

Il est extrêmement symptomatique que, parlant des fonctions de ce personnel administratif qu’il faut à la Commune comme à la démocratie prolétarienne, Marx prenne comme terme de comparaison le personnel "de tout autre employeur", c’est-à-dire une entreprise capitaliste ordinaire avec ses "ouvriers, surveillants et comptables".

Il n’y a pas un grain d’utopisme chez Marx ; il n’invente pas, il n’imagine pas de toutes pièces une société "nouvelle". Non, il étudie, comme un processus d’histoire naturelle, la naissance de la nouvelle société à partir de l’ancienne, les formes de transition de celle-ci à celle-là. Il prend l’expérience concrète du mouvement prolétarien de masse et s’efforce d’en tirer des leçons pratiques. Il "se met à l’école" de la Commune, de même que tous les grands penseurs révolutionnaires n’hésitèrent pas à se mettre à l’école des grands mouvements de la classe opprimée, sans jamais les aborder du point de vue d’une "morale" pédantesque (comme Plékhanov disant : "Il ne fallait pas prendre les armes", ou Tsérétéli : "Une classe doit savoir borner elle-même ses aspirations").

Il ne saurait être question de supprimer d’emblée, partout et complètement, le fonctionnarisme. C’est une utopie. Mais briser d’emblée la vieille machine administrative pour commencer sans délai à en construire une nouvelle, permettant de supprimer graduellement tout fonctionnarisme, cela n’est pas une utopie, c’est l’expérience de la Commune, c’est la tâche urgente, immédiate, du prolétariat révolutionnaire.

Le capitalisme simplifie les fonctions administratives "étatiques" ; il permet de rejeter les "méthodes de commandement" et de tout ramener à une organisation des prolétaires (classe dominante) qui embauche, au nom de toute la société, "des ouvriers, des surveillants, des comptables".

Nous ne sommes pas des utopistes. Nous ne "rêvons" pas de nous passer d’emblée de toute administration, de toute subordination ; ces rêves anarchistes, fondés sur l’incompréhension des tâches qui incombent à la dictature du prolétariat, sont foncièrement étrangers au marxisme et ne servent en réalité qu’à différer la révolution socialiste jusqu’au jour où les hommes auront changé. Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, "surveillants et de comptables".

Mais c’est au prolétariat, avant-garde armée de tous les exploités et de tous les travailleurs, qu’il faut se subordonner. On peut et on doit dès à présent, du jour au lendemain, commencer à remplacer les "méthodes de commandement" propres aux fonctionnaires publics par le simple exercice d’une "surveillance et d’une comptabilité", fonctions toutes simples qui, dès aujourd’hui, sont parfaitement à la portée de la généralité des citadins, et dont ils peuvent parfaitement s’acquitter pour des "salaires d’ouvriers".

C’est nous-mêmes, les ouvriers, qui organiserons la grande production en prenant pour point de départ ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre expérience ouvrière, en instituant une discipline rigoureuse, une discipline de fer maintenue par le pouvoir d’Etat des ouvriers armés ; nous réduirons les fonctionnaires publics au rôle de simples agents d’exécution de nos directives, au rôle "de surveillants et de comptables", responsables, révocables et modestement rétribués (tout en conservant, bien entendu, les spécialistes de tout genre, de toute espèce et de tout rang) : voilà notre tâche prolétarienne, voilà par quoi l’on peut et l’on doit commencer en accomplissant la révolution prolétarienne. Ces premières mesures, fondées sur la grande production, conduisent d’elles-mêmes à l’"extinction" graduelle de tout fonctionnarisme, à l’établissement graduel d’un ordre - sans guillemets et ne ressemblant point à l’esclavage salarié - où les fonctions de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tout le monde à tour de rôle, pour ensuite devenir une habitude et disparaître enfin en tant que fonctions spéciales d’une catégorie spéciale d’individus.

Un spirituel social-démocrate allemand des années 70 a dit de la poste qu’elle était un modèle d’entreprise socialiste. Rien n’est plus juste. La poste est actuellement une entreprise organisée sur le modèle du monopole capitaliste d’Etat. L’impérialisme transforme progressivement tous les trusts en organisations de ce type. Les "simples" travailleurs, accablés de besogne et affamés, y restent soumis à la même bureaucratie bourgeoise. Mais le mécanisme de gestion sociale y est déjà tout prêt. Une fois les capitalistes renversés, la résistance de ces exploiteurs matée par la main de fer des ouvriers en armes, la machine bureaucratique de l’Etat actuel brisée, nous avons devant nous un mécanisme admirablement outillé au point de vue technique, affranchi de "parasitisme", et que les ouvriers associés peuvent fort bien mettre en marche eux-mêmes en embauchant des techniciens, des surveillants, des comptables, en rétribuant leur travail à tous, de même que celui de tous les fonctionnaires "publics", par un salaire d’ouvrier. Telle est la tâche concrète, pratique, immédiatement réalisable à l’égard de tous les trusts, et qui affranchit les travailleurs de l’exploitation en tenant compte de l’expérience déjà commencée pratiquement par la Commune (surtout dans le domaine de l’organisation de l’Etat).

Toute l’économie nationale organisée comme la poste, de façon que les techniciens, les surveillants, les comptables reçoivent, comme tous les fonctionnaires, un traitement n’excédant pas des "salaires d’ouvriers", sous le contrôle et la direction du prolétariat armé : tel est notre but immédiat. Voilà l’Etat dont nous avons besoin, et sa base économique. Voilà ce que donneront la suppression du parlementarisme et le maintien des organismes représentatifs, - voilà ce qui débarrassera les classes laborieuses de la corruption de ces organismes par la bourgeoisie.

4. ORGANISATION DE L’UNITE DE LA NATION

"Dans une brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne..." Ce sont les Communes qui auraient également élu la "délégation nationale" de Paris.

"Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l’a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être confiées à des

fonctionnaires communaux, autrement dit strictement responsables".

"L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité grâce à la destruction du pouvoir d’Etat qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire. Tandis qu’il importait d’amputer les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui prétendait se placer au-dessus de la société, et rendues aux serviteurs responsables de la société."

A quel point les opportunistes de la social-démocratie contemporaine n’ont pas compris - il serait peut-être plus juste de dire : n’ont pas voulu comprendre-ces considérations de Marx - c’est ce que montre on ne peut mieux le livre : Les Prémisses du socialisme et les tâches de le social-démocratie, par lequel le renégat Bernstein s’est acquis une célébrité à la manière d’Erostrate. Précisément à propos du passage de Marx, que nous venons de citer, Bernstein écrivait que ce programme, "par son contenu politique, accuse, dans tous ses traits essentiels, une ressemblance frappante avec le fédéralisme de Proudhon... En dépit de toutes les divergences existant, par ailleurs, entre Marx et le "petit-bourgeois" Proudhon (Bernstein écrit "petit-bourgeois" entre guillemets, entendant y mettre de l’ironie), leur façon de voir est sur ces points, semblable au possible". Sans doute, continue Bernstein, l’importance des municipalités grandit, mais "il me paraît douteux que la première tâche de la démocratie soit cette suppression ("Auflösung", littéralement : dissolution au sens propre comme au sens figuré) des Etats modernes et ce changement complet (Umwandlung, métamorphose) de leur organisation qu’imaginent Marx et Proudhon : formation d’une assemblée nationale de délégués des assemblées provinciales ou départementales, lesquelles se composeraient à leur tour de délégués des communes, de sorte que toute la forme antérieure des représentations nationales disparaîtrait complètement." (Bernstein, ouvr. cité, pp. 134 et 136, édit. allemande de 1899).

Voilà qui est tout simplement monstrueux : confondre les vues de Marx sur la "destruction du pouvoir d’Etat parasite" avec le fédéralisme de Proudhon ! Mais ce n’est pas un effet du hasard, car il ne vient même pas à l’idée de l’opportuniste que Marx, loin de traiter ici du fédéralisme par opposition au centralisme, parle de la démolition de la vieille machine d’Etat bourgeoise existant dans tous les pays bourgeois.

Il ne vient à l’idée de l’opportuniste que ce qu’il voit autour de lui, dans son milieu de philistinisme petit-bourgeois et de stagnation "réformiste", à savoir, uniquement les "municipalités" ! Quant à la révolution du prolétariat, l’opportuniste a désappris même d’y penser.

Cela est ridicule. Mais il est remarquable que, sur ce point, on n’ait pas discuté avec Bernstein. Beaucoup l’ont réfuté, en particulier Plékhanov parmi les auteurs russes, et Kautsky parmi les auteurs d’Europe occidentale ; cependant, ni l’un ni l’autre n’ont rien dit de cette déformation de Marx par Bernstein.

L’opportuniste a si bien désappris à penser révolutionnairement et à réfléchir à la révolution qu’il voit du "fédéralisme" chez Marx, ainsi confondu avec le fondateur de l’anarchisme, Proudhon. Et Kautsky, et Plékhanov, qui prétendent être des marxistes orthodoxes et vouloir défendre la doctrine du marxisme révolutionnaire, se taisent là-dessus. On découvre ici l’une des racines de cette extrême indigence de vues sur la différence entre le marxisme et l’anarchisme, qui caractérise les kautskistes aussi bien que les opportunistes et dont nous aurons encore à parler.

Dans les considérations déjà citées de Marx sur l’expérience de la Commune, il n’y a pas trace de fédéralisme. Marx s’accorde avec Proudhon précisément sur un point que l’opportuniste Bernstein n’aperçoit pas. Marx est en désaccord avec Proudhon précisément là où Bernstein les voit s’accorder.

Marx s’accorde avec Proudhon en ce sens que tous deux sont pour la "démolition" de la machine d’Etat actuelle. Cette similitude du marxisme avec l’anarchisme (avec Proudhon comme avec Bakounine), ni les opportunistes, ni les kautskistes ne veulent l’apercevoir, car, sur ce point, ils se sont éloignés du marxisme.

Marx est en désaccord et avec Proudhon et avec Bakounine précisément à propos du fédéralisme (sans parler de la dictature du prolétariat). Les principes du fédéralisme découlent des conceptions petites-bourgeoises de l’anarchisme. Marx est centraliste. Et, dans les passages cités de lui, il n’existe pas la moindre dérogation au centralisme. Seuls des gens imbus d’une "foi superstitieuse" petite-bourgeoise en l’Etat peuvent prendre la destruction de la machine bourgeoise pour la destruction du centralisme !

Mais si le prolétariat et la paysannerie pauvre prennent en main le pouvoir d’Etat, s’organisent en toute liberté au sein des communes et unissent l’action de toutes les communes pour frapper le Capital, écraser la résistance des capitalistes, remettre à toute la nation, à toute la société, la propriété privée des chemins de fer, des fabriques, de la terre, etc., ne sera-ce pas là du centralisme ? Ne sera-ce pas là le centralisme démocratique le plus conséquent et, qui plus est, un centralisme prolétarien ?

Bernstein est tout simplement incapable de concevoir la possibilité d’un centralisme librement consenti, d’une libre union des communes en nation, d’une fusion volontaire des communes prolétariennes en vue de détruire la domination bourgeoise et la machine d’Etat bourgeoise. Comme tout philistin, Bernstein se représente le centralisme comme une chose qui ne peut être imposée et maintenue que d’en haut, par la bureaucratie et le militarisme.

Comme s’il avait prévu la possibilité d’une déformation de sa doctrine, Marx souligne à dessein que c’est commettre sciemment un faux que d’accuser la Commune d’avoir voulu détruire l’unité de la nation et supprimer le pouvoir central. Marx emploie intentionnellement cette expression : "organiser l’unité de la nation", pour opposer le centralisme prolétarien conscient, démocratique, au centralisme bourgeois, militaire, bureaucratique.

Mais... il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ne veulent justement pas entendre parler de la destruction du pouvoir d’Etat, de l’amputation de ce parasite.

5. DESTRUCTION DE L’ETAT PARASITE

Nous avons déjà cité les passages correspondants de Marx sur ce point ; nous allons les compléter.

"C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles, écrivait Marx, d’être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise [bricht] le pouvoir d’Etat moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales... une fédération de petits Etats, conforme aux rêves de Montesquieu et des Girondins... une forme excessive de la vieille lutte contre la surcentralisation...

"La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’Etat parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France...

"...la Constitution communale aurait mis les producteurs ruraux sous la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré, chez les ouvriers des villes, les dépositaires naturels de leurs intérêts. L’existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d’évident, l’autonomie municipale ; mais elle n’était plus dorénavant un contrepoids au pouvoir d’Etat, désormais superflu."

"Destruction du pouvoir d’Etat", cette "excroissance parasitaire" ; "amputation", "démolition" de ce pouvoir ; "le pouvoir d’Etat désormais aboli" - c’est en ces termes que Marx, jugeant et analysant l’expérience de la Commune, parle de l’Etat.

Tout ceci fut écrit il y a moins d’un demi-siècle, et il faut aujourd’hui se livrer à de véritables fouilles pour retrouver et faire pénétrer dans la conscience des larges masses un marxisme non frelaté. Les conclusions tirées par Marx de ses observations sur la dernière grande révolution qu’il ait vécue ont été oubliées juste au moment où s’ouvrait une nouvelle époque de grandes révolutions du prolétariat.

"La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qui se sont réclamés d’elle montrent que c’était une forme politique tout à fait susceptible d’expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du Travail."

"Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre."

Les utopistes se sont efforcés de "découvrir" les formes politiques sous lesquelles devait s’opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question des formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les formes politiques bourgeoises de l’Etat démocratique parlementaire comme une limite que l’on ne saurait franchir et ils se sont fendu le front à se prosterner devant ce "modèle", en taxant d’anarchisme toute tentative de briser ces formes.

De toute l’histoire du socialisme et de la lutte politique, Marx a déduit que l’Etat devra disparaître et que la forme transitoire de sa disparition (passage de l’Etat au non-Etat) sera "le prolétariat organisé en classe dominante". Quant aux formes politiques de cet avenir, Marx n’a pas pris sur lui de les découvrir. Il s’est borné à observer exactement l’histoire de la France, à l’analyser et à tirer la conclusion à laquelle l’a conduit l’année 1851 : les choses s’orientent vers la destruction de la machine d’Etat bourgeoise.

Et quand éclata le mouvement révolutionnaire de masse du prolétariat, malgré l’échec de ce mouvement, malgré sa courte durée et sa faiblesse évidente, Marx se mit à étudier les formes qu’il avait révélées.

La Commune est la forme, "enfin trouvée" par la révolution prolétarienne, qui permet de réaliser l’émancipation économique du Travail.

La Commune est la première tentative faite par la révolution prolétarienne pour briser la machine d’Etat bourgeoise ; elle est la forme politique "enfin trouvée" par quoi l’on peut et l’on doit remplacer ce qui a été brisé.

Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans un cadre différent, dans d’autres conditions, continuent l’oeuvre de la Commune et confirment la géniale analyse historique de Marx.

DESTRUCTION DE L’ETAT PARASITE

Nous avons déjà cité les passages correspondants de Marx sur ce point ; nous allons les compléter.

"C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles, écrivait Marx, d’être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise [bricht] le pouvoir d’Etat moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales... une fédération de petits Etats, conforme aux rêves de Montesquieu et des Girondins... une forme excessive de la vieille lutte contre la surcentralisation...

"La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’Etat parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France...

"...la Constitution communale aurait mis les producteurs ruraux sous la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré, chez les ouvriers des villes, les dépositaires naturels de leurs intérêts. L’existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d’évident, l’autonomie municipale ; mais elle n’était plus dorénavant un contrepoids au pouvoir d’Etat, désormais superflu."

"Destruction du pouvoir d’Etat", cette "excroissance parasitaire" ; "amputation", "démolition" de ce pouvoir ; "le pouvoir d’Etat désormais aboli" - c’est en ces termes que Marx, jugeant et analysant l’expérience de la Commune, parle de l’Etat.

Tout ceci fut écrit il y a moins d’un demi-siècle, et il faut aujourd’hui se livrer à de véritables fouilles pour retrouver et faire pénétrer dans la conscience des larges masses un marxisme non frelaté. Les conclusions tirées par Marx de ses observations sur la dernière grande révolution qu’il ait vécue ont été oubliées juste au moment où s’ouvrait une nouvelle époque de grandes révolutions du prolétariat.

"La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qui se sont réclamés d’elle montrent que c’était une forme politique tout à fait susceptible d’expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du Travail."

"Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre."

Les utopistes se sont efforcés de "découvrir" les formes politiques sous lesquelles devait s’opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question des formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les formes politiques bourgeoises de l’Etat démocratique parlementaire comme une limite que l’on ne saurait franchir et ils se sont fendu le front à se prosterner devant ce "modèle", en taxant d’anarchisme toute tentative de briser ces formes.

De toute l’histoire du socialisme et de la lutte politique, Marx a déduit que l’Etat devra disparaître et que la forme transitoire de sa disparition (passage de l’Etat au non-Etat) sera "le prolétariat organisé en classe dominante". Quant aux formes politiques de cet avenir, Marx n’a pas pris sur lui de les découvrir. Il s’est borné à observer exactement l’histoire de la France, à l’analyser et à tirer la conclusion à laquelle l’a conduit l’année 1851 : les choses s’orientent vers la destruction de la machine d’Etat bourgeoise.

Et quand éclata le mouvement révolutionnaire de masse du prolétariat, malgré l’échec de ce mouvement, malgré sa courte durée et sa faiblesse évidente, Marx se mit à étudier les formes qu’il avait révélées.

La Commune est la forme, "enfin trouvée" par la révolution prolétarienne, qui permet de réaliser l’émancipation économique du Travail.

La Commune est la première tentative faite par la révolution prolétarienne pour briser la machine d’Etat bourgeoise ; elle est la forme politique "enfin trouvée" par quoi l’on peut et l’on doit remplacer ce qui a été brisé.

Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans un cadre différent, dans d’autres conditions, continuent l’oeuvre de la Commune et confirment la géniale analyse historique de Marx.

POLEMIQUE AVEC LES ANARCHISTES

Cette polémique remonte à 1873. Marx et Engels avaient publié des articles contre les proudhoniens "antiautoritaires" dans un recueil socialiste italien ; et ce n’est qu’en 1913 que ces articles parurent en traduction allemande dans la Neue Zeit.

"Si la lutte politique de la classe ouvrière, écrivait Marx, raillant les anarchistes et leur négation de la politique, revêt des formes révolutionnaires ; si, à la place de la dictature de la bourgeoisie, les ouvriers établissent leur dictature révolutionnaire, ils commettent un crime effroyable de lèse-principes, car, pour satisfaire leurs misérables et grossiers besoins du jour, pour briser la résistance de la bourgeoisie, ils donnent à l’Etat une forme révolutionnaire et passagère, au lieu de déposer les armes et d’abolir l’Etat" (Neue Zeit, 1913-1914, 32e année, tome I, p. 40).

C’est uniquement contre cette "abolition-là" de l’Etat que s’élevait Marx quand il réfutait les anarchistes ! Il ne s’élevait pas du tout contre l’idée que l’Etat disparaîtra avec les classes, ou sera aboli avec leur abolition, mais contre le refus éventuel, de la part des ouvriers, d’employer les armes, d’user de la violence organisée, c’est-à-dire de l’Etat, qui doit servir à "briser la résistance de la bourgeoisie".

Marx souligne expressément - pour qu’on ne vienne pas dénaturer le sens véritable de sa lutte contre l’anarchisme - la "forme révolutionnaire et passagère " de l’Etat nécessaire au prolétariat. Le prolétariat n’a besoin de l’Etat que pour un temps. Nous ne sommes pas le moins du monde en désaccord avec les anarchistes quant à l’abolition de l’Etat en tant que but . Nous affirmons que, pour atteindre ce but, il est nécessaire d’utiliser provisoirement les instruments, les moyens et les procédés du pouvoir d’Etat contre les exploiteurs, de même que, pour supprimer les classe, il est indispensable d’établir la dictature provisoire de la classe opprimée. Marx choisit la façon la plus incisive et la plus nette de poser la question contre les anarchistes : les ouvriers doivent-ils, en renversant le joug des capitalistes, "déposer les armes" ou les utiliser contre les capitalistes afin de briser leur résistance ? Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre classe, qu’est-ce donc sinon une "forme passagère" de l’Etat ?

Que chaque social-démocrate s’interroge : est-ce bien ainsi qu’il posait lui-même la question de l’Etat dans la polémique avec les anarchistes ? Est-ce bien ainsi que posait cette question l’immense majorité des partis socialistes officiels de la IIe Internationale ?

Engels expose les mêmes idées d’une manière beaucoup plus détaillée et plus populaire encore. Tout d’abord, il raille la confusion d’idées chez les proudhoniens, qui s’intitulaient "antiautoritaires", c’est-à-dire qui niaient toute autorité, toute subordination, tout pouvoir. Prenez une usine, un chemin de fer, un navire en haute mer, dit Engels ; n’est-il pas évident que, sans une certaine subordination, donc sans une certaine autorité ou un certain pouvoir, il est impossible de faire fonctionner aucun de ces établissements techniques compliqués, fondés sur l’emploi des machines et la collaboration méthodique de nombreuses personnes ?

"Lorsque j’avance de semblables arguments contre les plus furieux antiautoritaires, écrit Engels, ceux-ci ne savent que me répondre : "Ah ! cela est vrai, mais il ne s’agit pas ici d’une autorité que nous donnons à des délégués, mais d’une mission !" Ces messieurs croient avoir changé les choses quand ils en ont changé les noms."

Après avoir ainsi démontré qu’autorité et autonomie sont des notions relatives ; que le domaine de leur application varie suivant les différentes phases de l’évolution sociale ; qu’il est absurde de les prendre pour des absolus ; après avoir ajouté que le domaine de l’emploi des machines et de la grande industrie s’étend de plus en plus, Engels passe, des considérations générales sur l’autorité, à la question de l’Etat.

"Si les autonomistes, écrit-il, se bornaient à dire que l’organisation sociale de l’avenir restreindra l’autorité aux seules limites à l’intérieur desquelles les conditions de la production la rendent inévitable, on pourrait s’entendre ; au lieu de cela, ils restent aveugles devant tous les faits qui rendent nécessaire la chose, et ils se dressent contre le mot.

Pourquoi les antiautoritaires ne se bornent-ils pas à s’élever contre l’autorité politique, contre l’Etat ? Tous les socialistes sont d’accord que l’Etat politique et, avec lui, l’autorité politique disparaîtront en conséquence de la prochaine révolution sociale, à savoir que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples fonctions administratives protégeant les véritables intérêts sociaux. Mais les antiautoritaires demandent que l’Etat politique autoritaire soit aboli d’un coup, avant même qu’on ait détruit les conditions sociales qui l’ont fait naître. Ils demandent que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité.

Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ? Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit ; c’est l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est ; et le parti victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit maintenir son pouvoir par la peur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La Commune de Paris aurait-elle duré un seul jour, si elle ne s’était pas servie de cette autorité du peuple armé face aux bourgeois ? Ne peut-on, au contraire, lui reprocher de ne pas s’en être servi assez largement ? Donc, de deux choses l’une : ou les antiautoritaires ne savent pas ce qu’ils disent, et, dans ce cas, ils ne sèment que la confusion ; ou bien, ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent le mouvement du prolétariat. Dans un cas comme dans l’autre, ils servent la réaction." (p.39)

Dans ce passage sont abordées des questions qu’il convient d’examiner en connexion avec le problème des rapports entre la politique et l’économie lors de l’extinction de l’Etat (ce thème sera traité dans le chapitre suivant). Telle la question de la transformation des fonctions publiques, de politiques qu’elles étaient, en simples fonctions administratives ; telle la question de l’"Etat politique". Cette dernière expression, particulièrement susceptible de soulever des malentendus, est une allusion au processus d’extinction de l’Etat : il arrive un moment où l’Etat en voie d’extinction peut être appelé un Etat non politique.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce passage d’Engels, c’est encore la façon dont il pose la question contre les anarchistes. Les social-démocrates qui veulent être les disciples d’Engels ont polémiqué des millions de fois avec les anarchistes depuis 1873, mais le fait est qu’ils n’ont pas discuté comme les marxistes peuvent et doivent le faire. L’idée de l’abolition de l’Etat est, chez les anarchistes, confuse et non révolutionnaire : voilà comment Engels posait la question. C’est précisément la révolution que les anarchistes se refusent à voir, sa naissance et son développement, ses tâches spécifiques en ce qui concerne la violence, l’autorité, le pouvoir et l’Etat.

La critique de l’anarchisme se réduit habituellement, pour les social-démocrates actuels, à cette pure banalité petite-bourgeoise : "Nous admettons l’Etat, les anarchistes non !" Naturellement, une telle banalité ne peut manquer de répugner à des ouvriers tant soit peu réfléchis et révolutionnaires. Engels dit autre chose : il souligne que tous les socialistes reconnaissent la disparition de l’Etat comme une conséquence de la révolution socialiste. Il pose ensuite la question concrète de la révolution, question que les social-démocrates laissent habituellement de côté par opportunisme, abandonnant pour ainsi dire aux seuls anarchistes le soin de l’"étudier". Et, en posant cette question, Engels prend le taureau par les cornes : la Commune n’aurait-elle pas dû se servir davantage du pouvoir révolutionnaire de l’Etat , c’est-à-dire du prolétariat armé, organisé en classe dominante ?

La social-démocratie officielle, qui donnait le ton, éludait généralement la question des tâches concrètes du prolétariat dans la révolution, soit tout simplement par un sarcasme de philistin, soit, dans le meilleur des cas, par ce sophisme évasif : "On verra plus tard". Et les anarchistes étaient en droit de dire de cette social-démocratie qu’elle manquait à son devoir, qui est de faire l’éducation révolutionnaire des ouvriers. Engels met à profit l’expérience de la dernière révolution prolétarienne justement pour étudier de la façon la plus concrète ce que le prolétariat doit faire en ce qui concerne à la fois les banques et l’Etat, et comment il doit s’y prendre.

LES BASES ECONOMIQUES DE L’EXTINCTION DE L’ETAT

L’étude la plus poussée de cette question est celle qu’en a faite Marx dans sa Critique du programme de Gotha (lettre à Bracke, du 5 mai 1875, imprimée seulement en 1891 dans la Neue Zeit , IX, 1, et dont il a paru une édition russe). La partie polémique de cette oeuvre remarquable, qui constitue une critique du lassallianisme, a pour ainsi dire rejeté dans l’ombre la partie positive de l’ouvrage, à savoir : l’analyse de la corrélation entre le développement du communisme et l’extinction de l’Etat.

1. COMMENT MARX POSE LA QUESTION

Si l’on compare superficiellement la lettre de Marx à Bracke, du 5 mai 1875, et la lettre d’Engels à Bebel, du 28 mars 1875, examinée plus haut, il peut sembler que Marx soit beaucoup plus "étatiste" qu’Engels, et que la différence soit très marquée entre les conceptions de ces deux auteurs sur l’Etat.

Engels invite Bebel à cesser tout bavardage sur l’Etat, à bannir complètement du programme le mot Etat, pour le remplacer par celui de "communauté" ; il va jusqu’à déclarer que la Commune n’était plus un Etat au sens propre. Cependant que Marx va jusqu’à parler de l’"Etat [Staatswesen-en allemand] futur de la société communiste", c’est-à-dire qu’il semble admettre la nécessité de l’Etat même en régime communiste.

Mais cette façon de voir serait foncièrement erronée. Un examen plus attentif montre que les idées de Marx et d’Engels sur l’Etat et son extinction concordent parfaitement, et que l’expression citée de Marx s’applique précisément à l’Etat en voie d’extinction.

Il est certain qu’il ne saurait être question de déterminer le moment de cette "extinction" future , d’autant plus qu’elle constituera nécessairement un processus de longue durée. La différence apparente entre Marx et Engels s’explique par la différence des sujets traités et des buts poursuivis par chacun d’eux. Engels se proposait de démontrer à Bebel d’une façon frappante, incisive, à grands traits, toute l’absurdité des préjugés courants (partagés dans une notable mesure par Lassalle) sur l’Etat. Cette question, Marx n’a fait que l’effleurer, car un autre sujet retenait son attention : l’évolution de la société communiste.

Toute la théorie de Marx est une application au capitalisme contemporain de la théorie de l’évolution sous sa forme la plus conséquente, la plus complète, la plus réfléchie et la plus substantielle. On conçoit donc que Marx ait eu à envisager le problème de l’application de cette théorie à la faillite prochaine du capitalisme comme à l’évolution future du Communisme futur.

A partir de quelles données peut-on poser la question de l’évolution future du communisme futur ?

A partir du fait que le communisme procède du capitalisme, se développe historiquement à partir du capitalisme, résulte de l’action d’une force sociale engendrée par le capitalisme On ne trouve pas chez Marx l’ombre d’une tentative d’inventer des utopies, d’échafauder de vaines conjectures sur ce que l’on ne peut pas savoir. Marx pose la question du communisme comme un naturaliste poserait, par exemple, celle de l’évolution d’une nouvelle variété biologique, une fois connue son origine et déterminée la direction où l’engagent ses modifications.

Tout d’abord, Marx écarte la confusion apportée par le programme de Gotha dans la question des rapports entre l’Etat et la société.

"La "société actuelle", écrit-il, c’est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgée d’éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l’évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. L’"Etat actuel", au contraire, change avec la frontière. Il est dans l’Empire prusso-allemand autre qu’en Suisse, en Angleterre autre qu’aux Etats-Unis. L’"Etat actuel" est donc une fiction.

Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu’ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste. C’est ce qui fait que certains caractères essentiels leur sont communs. En ce sens, on peut parler d’"Etat actuel", pris comme expression générique, par contraste avec l’avenir où la société bourgeoise, qui lui sert à présent de racine, aura cessé d’exister.

Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce."

Après avoir tourné ainsi en ridicule tous les bavardages sur l’"Etat populaire", Marx montre comment il faut poser la question et formule, en quelque sorte, une mise en garde en indiquant que l’on ne peut y donner une réponse scientifique qu’en se basant sur des données scientifiques solidement établies.

Le premier point très exactement établi par toute la théorie de l’évolution, par la science en général, - point qu’oubliaient les utopistes et qu’oublient aujourd’hui les opportunistes qui craignent la révolution socialiste, - c’est qu’historiquement il doit sans aucun doute exister un stade particulier ou une étape particulière de transition du capitalisme au communisme.

2. LA TRANSITION DU CAPITALISME AU COMMUNISME

"Entre la société capitaliste et la société communiste, poursuit Marx, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat."

Cette conclusion repose, chez Marx, sur l’analyse du rôle que joue le prolétariat dans la société capitaliste actuelle, sur les données relatives au développement de cette société et à l’inconciliabilité des intérêts opposés du prolétariat et de la bourgeoisie.

Autrefois, la question se posait ainsi : le prolétariat doit, pour obtenir son affranchissement, renverser la bourgeoisie, conquérir le pouvoir politique, établir sa dictature révolutionnaire.

Maintenant, la question se pose un peu autrement : le passage de la société capitaliste, qui évolue vers le communisme, à la société communiste est impossible sans une "période de transition politique" ; et l’Etat de cette période ne peut être que la dictature révolutionnaire du prolétariat.

Quels sont donc les rapports entre cette dictature et la démocratie ?

Nous avons vu que le Manifeste communiste rapproche simplement l’une de l’autre ces deux notions : "transformation du prolétariat en classe dominante" et "conquête de la démocratie". Tout ce qui précède permet de déterminer plus exactement les modifications que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme.

La société capitaliste, considérée dans ses conditions de développement les plus favorables, nous offre une démocratie plus ou moins complète en république démocratique. Mais cette démocratie est toujours confinée dans le cadre étroit de l’exploitation capitaliste et, de ce fait, elle reste toujours, quant au fond, une démocratie pour la minorité, uniquement pour les classes possédantes, uniquement pour les riches. La liberté, en société capitaliste, reste toujours à peu près ce qu’elle fut dans les républiques de la Grèce antique : une liberté pour les propriétaires d’esclaves. Par suite de l’exploitation capitaliste, les esclaves salariés d’aujourd’hui demeurent si accablés par le besoin et la misère qu’ils se "désintéressent de la démocratie", "se désintéressent de la politique" et que, dans le cours ordinaire, pacifique, des événements, la majorité de la population se trouve écartée de la vie politique et sociale.

La justesse de cette affirmation est peut-être le mieux illustrée par l’Allemagne, parce que c’est dans ce pays précisément que la légalité constitutionnelle s’est maintenue avec une constance et une durée étonnantes pendant près d’un demi-siècle (1871-1914), et parce que la social-démocratie a su, durant cette période, faire beaucoup plus que dans d’autres pays pour "mettre à profit la légalité" et organiser les ouvriers en un parti politique dans une proportion plus considérable que nulle part au monde.

Quelle est donc cette proportion - la plus élevée que l’on observe dans la société capitaliste - des esclaves salariés politiquement conscients et actifs ? Un million de membres du parti social-démocrate sur 15 millions d’ouvriers salariés ! Trois millions de syndiqués, sur 15 millions !

Démocratie pour une infime minorité, démocratie pour les riches, tel est le démocratisme de la société capitaliste. Si l’on considère de plus près le mécanisme de la démocratie capitaliste, on verra partout, dans les "menus" (les prétendus menus) détails de la législation électorale (conditions de résidence, exclusion des femmes, etc.), dans le fonctionnement des institutions représentatives, dans les obstacles effectifs au droit de réunion (les édifices publics ne sont pas pour les "miséreux" !), dans l’organisation purement capitaliste de la presse quotidienne, etc., etc., - on verra restriction sur restriction au démocratisme. Ces restrictions, éliminations, exclusions, obstacles pour les pauvres paraissent menus, surtout aux yeux de ceux qui n’ont jamais connu eux-mêmes le besoin et n’ont jamais approché les classes opprimées ni la vie des masses qui les composent (et c’est le cas des neuf dixièmes, sinon des quatre-vingt-dix neuf centièmes des publicistes et hommes politiques bourgeois), - mais, totalisées, ces restrictions excluent, éliminent les pauvres de la politique, de la participation active à la démocratie.

Marx a parfaitement saisi ce trait essentiel de la démocratie capitaliste quand il a dit dans son analyse de l’expérience de la Commune : on autorise les opprimés à décider périodiquement, pour un certain nombre d’années, quel sera, parmi les représentants de la classe des oppresseurs, celui qui les représentera et les foulera aux pieds au Parlement !

Mais la marche en avant, à partir de cette démocratie capitaliste, - inévitablement étriquée, refoulant sournoisement les pauvres, et par suite foncièrement hypocrite et mensongère, - ne mène pas simplement, directement et sans heurts "à une démocratie de plus en plus parfaite", comme le prétendent les professeurs libéraux et les opportunistes petits-bourgeois. Non. La marche en avant, c’est-à-dire vers le communisme, se fait en passant par la dictature du prolétariat ; et elle ne peut se faire autrement, car il n’est point d’autres classes ni d’autres moyens qui puissent briser la résistance des capitalistes exploiteurs.

Or, la dictature du prolétariat, c’est-à-dire l’organisation de l’avant-garde des opprimés en classe dominante pour mater les oppresseurs, ne peut se borner à un simple élargissement de la démocratie. En même temps qu’un élargissement considérable de la démocratie, devenue pour la première fois démocratie pour les pauvres, démocratie pour le peuple et non pour les riches, la dictature du prolétariat apporte une série de restrictions à la liberté pour les oppresseurs, les exploiteurs, les capitalistes. Ceux-là, nous devons les mater afin de libérer l’humanité de l’esclavage salarié ; il faut briser leur résistance par la force ; et il est évident que, là où il y a répression, il y a violence, il n’y a pas de liberté, il n’y a pas de démocratie.

Cela, Engels l’a admirablement exprimé dans sa lettre à Bebel, où il disait, comme le lecteur s’en souvient : "... tan que le prolétariat a encore besoin de l’Etat, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel."

Démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme.

C’est seulement dans la société communiste, lorsque la résistance des capitalistes est définitivement brisée, que les capitalistes ont disparu et qu’il n’y a plus de classes (c’est-à-dire plus de distinctions entre les membres de la société quant à leurs rapports avec les moyens sociaux de production), c’est alors seulement que "l’Etat cesse d’exister et qu’il devient possible de parler de liberté ". Alors seulement deviendra possible et sera appliquée une démocratie vraiment complète, vraiment sans aucune exception. Alors seulement la démocratie commencera à s’éteindre pour cette simple raison que, délivrés de l’esclavage capitaliste, des horreurs, des sauvageries, des absurdités, des ignominies sans nombre de l’exploitation capitaliste, les hommes s’habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l’Etat.

L’expression est très heureuse, car elle exprime à la fois la gradation du processus et sa spontanéité. Seule l’habitude peut produire un tel effet et elle le traduira certainement, car nous constatons mille et mille fois autour de nous avec quelle facilité les hommes s’habituent à observer les règles nécessaires à la vie en société quand il n’y a pas d’exploitation, quand il n’y a rien qui excite l’indignation, qui suscite la protestation et la révolte, qui nécessite la répression.

Ainsi donc, en société capitaliste, nous n’avons qu’une démocratie tronquée, misérable, falsifiée, une démocratie uniquement pour les riches, pour la minorité. La dictature du prolétariat, période de transition au communisme, établira pour la première fois une démocratie pour le peuple, pour la majorité, parallèlement à la répression nécessaire d’une minorité d’exploiteurs. Seul le communisme est capable de réaliser une démocratie réellement complète ; et plus elle sera complète, plus vite elle deviendra superflue et s’éteindra d’elle-même.

En d’autres termes : nous avons, en régime capitaliste, l’Etat au sens propre du mot, une machine spéciale d’oppression d’une classe par une autre, de la majorité par la minorité. On conçoit que pour être menée à bien, la répression systématique exercée contre une majorité d’exploités par une minorité d’exploiteurs exige une cruauté, une férocité extrêmes dans la répression, des mers de sang à travers lesquelles l’humanité poursuit sa route sous le régime de l’esclavage, du servage et du salariat.

Ensuite, dans la période de transition du capitalisme au communisme, la répression est encore nécessaire, mais elle est déjà exercée sur une minorité d’exploiteurs par une majorité d’exploités. L’appareil spécial, la machine spéciale de répression, l’"Etat", est encore nécessaire, mais c’est déjà un Etat transitoire, ce n’est plus l’Etat proprement dit, car la répression exercée sur une minorité d’exploiteurs par la majorité des esclaves salariés d’hier est chose relativement si facile, si simple et si naturelle qu’elle coûtera beaucoup moins de sang que la répression des révoltes d’esclaves, de serfs et d’ouvriers salariés, qu’elle coûtera beaucoup moins cher à l’humanité. Elle est compatible avec l’extension de la démocratie à une si grande majorité de la population que la nécessité d’une machine spéciale de répression commence à disparaître. Les exploiteurs ne sont naturellement pas en mesure de mater le peuple sans une machine très compliquée, destinée à remplir cette tâche ; tandis que le peuple peut mater les exploiteurs même avec une "machine" très simple, presque sans "machine", sans appareil spécial, par la simple organisation des masses armées (comme, dirons-nous par anticipation, les Soviets des députés ouvriers et soldats).

Enfin, seul le communisme rend l’Etat absolument superflu, car il n’y a alors personne à mater, "personne" dans le sens d’aucune classe ; il n’y a plus lutte systématique contre une partie déterminée de la population. Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne nions pas du tout que des excès individuels soient possibles et inévitables ; nous ne nions pas davantage qu’il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais, tout d’abord, point n’est besoin pour cela d’une machine spéciale, d’un appareil spécial de répression ; le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne aussi simplement, aussi facilement qu’une foule quelconque d’hommes civilisés même dans la société actuelle sépare des gens qui se battent ou ne permet pas qu’on rudoie une femme. Ensuite, nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent une violation des règles de la vie en société, c’est l’exploitation des masses, vouées au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à "s’éteindre". Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l’ignorons ; mais nous savons qu’ils s’éteindront. Et, avec eux, l’Etat s’éteindra à son tour.

Sans se lancer dans l’utopie, Marx a défini plus en détail ce qu’on peut définir maintenant de cet avenir, à savoir : la différence entre la phase (le degré, l’étape) inférieure et la phase supérieure de la société communiste.

3. PREMIERE PHASE DE LA SOCIETE COMMUNISTE

Dans la Critique du programme de Gotha, Marx réfute minutieusement l’idée de Lassalle selon laquelle l’ouvrier, en régime socialiste, recevra le produit "non amputé" ou "le produit intégral de son travail". Il montre que de la totalité du produit social il faut défalquer : un fonds de réserve, un fonds destiné à accroître la production, un fonds destiné au remplacement des machines "usagées", etc. Puis, des objets de consommation, il faut encore défalquer : un fonds pour les frais d’administration, les écoles, les hôpitaux, les hospices de vieillards, etc.

Au lieu de la formule nébuleuse, obscure et générale de Lassalle ("à l’ouvrier le produit intégral de son travail"), Marx établit avec lucidité comment la société socialiste sera tenue de gérer les affaires. Marx entreprend l’analyse concrète des conditions de vie dans une société où le capitalisme n’existera pas, et il s’exprime ainsi :

"Ce à quoi nous avons affaire ici [à l’examen du programme du parti ouvrier], c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapport, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue."

C’est cette société communiste qui vient de sortir des flancs du capitalisme et porte dans tous les domaines les stigmates de la vieille société que Marx appelle la phase "première" ou phase inférieure de la société communiste.

Les moyens de production ne sont déjà plus la propriété privée d’individus. Ils appartiennent à la société tout entière. Chaque membre de la société, accomplissant une certaine part du travail socialement nécessaire, reçoit de la société un certificat constatant la quantité de travail qu’il a fournie. Avec ce certificat, il reçoit dans les magasins publics d’objets de consommation une quantité correspondante de produits. Par conséquent, défalcation faite de la quantité de travail versée au fonds social, chaque ouvrier reçoit de la société autant qu’il lui a donné.

Règne de l’"égalité", dirait-on.

Mais lorsque, parlant de cet ordre social (que l’on appelle habituellement socialisme et que Marx nomme la première phase du communisme), Lassalle dit qu’il y a là "partage équitable", "droit égal de chacun au produit égal du travail", il se trompe et Marx explique pourquoi.

Le "droit égal", dit Marx, nous l’avons ici, en effet, mais c’est encore le "droit bourgeois" qui, comme tout droit présuppose l’inégalité. Tout droit consiste dans l’application d’une règle unique à des gens différents , à des gens qui, en fait, ne sont ni identiques, ni égaux. Aussi le "droit égal" équivaut-il à une violation de l’égalité, à une injustice. En effet, chacun reçoit, pour une part égale de travail social fourni par lui, une part égale du produit social (avec les défalcations indiquées plus haut).

Or, les individus ne sont pas égaux : l’un est plus fort l’autre plus faible ; l’un est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants, l’autre en a moins, etc.

..."A égalité de travail, conclut Marx, et, par conséquent, à égalité de participation au fond social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal."

La justice et l’égalité, la première phase du communisme ne peut donc pas encore les réaliser ; des différences subsisteront quant à la richesse, et des différences injustes, mais l’exploitation de l’homme par l’homme sera impossible, car on ne pourra s’emparer, à titre de propriété privée, des moyens de production, fabriques, machines, terre, etc. En réfutant la formule confuse et petite-bourgeoise de Lassalle sur l’"égalité" et la "justice" en général, Marx montre le cours du développement de la société communiste, obligée de commencer par détruire uniquement cette "injustice" qu’est l’appropriation des moyens de production par des individus, mais incapable de détruire d’emblée l’autre injustice : la répartition des objets de consommation "selon le travail" (et non selon les besoins).

Les économistes vulgaires, et parmi eux les professeurs bourgeois, "notre" Tougan y compris, font constamment aux socialistes le reproche d’oublier l’inégalité des hommes et d’en "rêver" la suppression. Ce reproche, on le voit, prouve simplement l’ignorance extrême de messieurs les idéologues bourgeois.

Marx tient rigoureusement compte non seulement de l’inévitable inégalité des hommes entre eux, mais aussi du fait que la transformation des moyens de production en propriété commune de la société entière (le au sens habituel du mot) ne supprime pas à elle seule les défauts de la répartition et l’inégalité du "droit bourgeois", qui continue de régner, puisque les produits sont répartis "selon le travail ".

"Mais, poursuit Marx, ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond."

Ainsi, dans la première phase de la société communiste (que l’on appelle ordinairement socialisme), le "droit bourgeois" est aboli non pas complètement, mais seulement en partie, seulement dans la mesure où la révolution économique a été faite, c’est-à-dire seulement en ce qui concerne

les moyens de production. Le "droit bourgeois" en reconnaît la propriété privée aux individus. Le socialisme en fait une propriété commune. C’est dans cette mesure, mais dans cette mesure seulement, que le "droit bourgeois" se trouve aboli.

Il subsiste cependant dans son autre partie, en qualité de régulateur de la répartition des produits et de la répartition du travail entre les membres de la société. "Qui ne travail pas ne doit pas manger" : ce principe socialiste est déjà réalisé ; "à quantité égale de travail, quantité égale de produits" : cet autre principe socialiste est déjà réalisé, lui aussi. Pourtant. ce n’est pas encore le communisme et cela n’élimine pas encore le "droit bourgeois" qui, à des hommes inégaux et pour une quantité inégale (inégale en fait) de travail, attribue une quantité égale de produits.

C’est là un "inconvénient", dit Marx ; mais il est inévitable dans la première phase du communisme, car on ne peut, sans verser dans l’utopie, penser qu’après avoir renversé le capitalisme les hommes apprennent d’emblée à travailler pour la société sans normes juridiques d’aucune sorte ; au reste, l’abolition du capitalisme ne donne pas d’emblée les prémisses économiques d’un tel changement.

Or, il n’y a d’autres normes que celles du "droit bourgeois". C’est pourquoi subsiste la nécessité d’un Etat chargé, tout en protégeant la propriété commune des moyens de production, de protéger l’égalité du travail et l’égalité dans la répartition des produits.

L’Etat s’éteint, pour autant qu’il n’y a plus de capitalistes, plus de classes et que, par conséquent, il n’y a pas de classe à mater.

Mais l’Etat n’a pas encore entièrement disparu puisque l’on continue à protéger le "droit bourgeois" qui consacre l’inégalité de fait. Pour que l’Etat s’éteigne complètement, il faut l’avènement du communisme intégral.

4. PHASE SUPERIEURE DE LA SOCIETE COMMUNISTE

Marx poursuit :

"Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins"."

Maintenant seulement nous pouvons apprécier toute la justesse des remarques d’Engels, accablant de ses sarcasmes impitoyables cet absurde accouplement des mots "liberté" et "Etat". Tant que l’Etat existe, il n’y a pas de liberté. Quand il y aura la liberté, il n’y aura plus d’Etat.

La base économique de l’extinction totale de l’Etat, c’est le communisme arrivé à un si haut degré de développement que toute opposition disparaît entre le travail intellectuel et le travail manuel et que, par conséquent, disparaît l’une des principales sources de l’inégalité sociale contemporaine, source que la seule socialisation des moyens de production, la seule socialisation des moyens de production, la seule expropriation des capitaliste ne peut en aucune façon tarir d’emblée.

Cette expropriation rendra possible un essor gigantesque des forces productives. Et voyant comment le capitalisme, dès maintenant, entrave incroyablement cet essor, et combien de progrès l’on pourrait réaliser grâce à la technique moderne déjà acquise, nous sommes en droit d’affirmer, avec une certitude absolue, que l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine. Mais quelle sera la rapidité de ce développement, quand aboutira-t-il à une rupture avec la division du travail, à la suppression de l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel, à la transformation du travail en "premier besoin vital", c’est ce que nous ne savons ni ne pouvons savoir.

Aussi n’avons-nous le droit de parler que de l’extinction inévitable de l’Etat, en soulignant la durée de ce processus sa dépendance de la rapidité avec laquelle se développera la phase supérieure du communisme, et en laissant complètement en suspens la question des délais ou des formes concrètes de cette extinction. Car les données qui nous permettraient de trancher de tels problèmes n’existent pas.

L’Etat pourra s’éteindre complètement quand la société aura réalisé le principe : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins", c’est-à-dire quand les hommes se seront si bien habitués à respecter les règles fondamentales de la vie en société et que leur travail sera devenu si productif qu’ils travailleront volontairement selon leurs capacités. chacun puisera librement "selon ses besoins".

Du point de vue bourgeois, il est aisé de traiter un semblable régime social de "pure utopie", et de railler les socialistes qui promettent à chaque citoyen le droit de recevoir de la société, sans aucun contrôle de son travail, autant qu’il voudra de truffes, d’automobiles, de pianos, etc. C’est à des railleries de cette nature que se bornent aujourd’hui encore la plupart des "savants" bourgeois, qui révèlent ainsi leur ignorance et leur mentalité de défenseurs intéressés du capitalisme.

Leur ignorance, car il n’est venu à l’esprit d’aucun socialiste de "promettre" l’avènement de la phase supérieure du communisme ; quant à la prévision de son avènement par les grands socialistes, elle suppose une productivité du travail différente de celle d’aujourd’hui, et la disparition de l’homme moyen d’aujourd’hui capable, comme les séminaristes de Pomialovski, de gaspiller "à plaisir" les richesses publiques et d’exiger l’impossible.

En attendant l’avènement de la phase "supérieure"" du communisme, les socialistes réclament de la société et de l’Etat qu’ils exercent le contrôle le plus rigoureux , sur la mesure de travail et la mesure de consommation ; mais ce contrôle doit commencer par l’expropriation des capitalistes, par le contrôle des ouvriers sur les capitalistes, et il doit être exercé non par l’Etat des fonctionnaires, mais par l’Etat des ouvriers armés.

La défense intéressée du capitalisme par les idéologues bourgeois (et leurs caudataires tels que les Tsérétéli, les Tchernov et cie) consiste précisément à escamoter, par des discussions et des phrases sur un avenir lointain, la question d’actualité brûlante de la politique d’aujourd’hui : l’expropriation des capitalistes, la transformation de tous les citoyens en travailleurs et employés d’un grand "syndicat" unique , à savoir : l’Etat tout entier, et la subordination absolue de tout le travail de tout ce syndicat à un Etat vraiment démocratique, à l’Etat des Soviets des députés ouvriers et soldats.

Au fond, lorsqu’un savant professeur, et après lui le philistin, et après lui les Tsérétéli et les Tchernov parlent des utopies insensées, des promesses démagogiques des bolchéviks, de l’impossibilité d’"instaurer" le socialisme, ils songent précisément à ce stade ou à cette phase supérieure du communisme, que personne n’a jamais promis ni même eu le dessein d’"instaurer", car, d’une façon générale, il est impossible de l’"instaurer".

Nous abordons ici la question de la distinction scientifique entre socialisme et communisme, effleurée par Engels dans le passage précédemment cité sur l’impropriété de l’appellation de "social-démocrate". Au point de vue politique la différence entre la première phase ou phase inférieure et la phase supérieure du communisme sera certainement considérable avec le temps ; mais aujourd’hui, en régime capitaliste, il serait ridicule d’en faire cas, et seuls peut-être quelques anarchistes pourraient la mettre au premier plan (si tant est qu’il subsiste encore parmi les anarchistes des gens qui n’aient rien appris à la suite de la métamorphose "plékhanovienne" des Kropotkine, des Grave, des Cornélissen et autres "étoiles" de l’anarchisme en social-chauvins ou en anarchistes-des-tranchées, suivant l’expression de Gay, un des rares anarchistes qui aient gardé honneur et conscience).

Mais la différence scientifique entre socialisme et communisme est claire. Ce qu’on appelle communément socialisme, Marx l’a appelé la "première" phase ou phase inférieure de la société communiste. Dans la mesure où les moyens de production deviennent propriété commune , le mot "communiste" peut s’appliquer également ici, à condition de ne pas oublier que ce n’est pas le communisme intégral. Le grand mérite des explications de Marx est d’appliquer, là encore, de façon conséquente, la dialectique matérialiste, la théorie de l’évolution, et de considérer le communisme comme quelque chose qui se développe à partir du capitalisme. Au lieu de s’en tenir à des définitions "imaginées", scolastiques et artificielles, à de stériles querelles de mots (qu’est-ce que le socialisme ? qu’est-ce que le communisme ?), Marx analyse ce qu’on pourrait appeler les degrés de la maturité économique du communisme.

Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là, ce phénomène intéressant qu’est le maintien de l’"horizon borné du droit bourgeois ", en régime communiste, dans la première phase de celui-ci. Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil capable de contraindre à l’observation de ses normes.

Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’Etat bourgeois - sans bourgeoisie !

Cela peut sembler un paradoxe ou simplement un jeu dialectique de l’esprit, ce que reprochent souvent au marxisme ceux qui n’ont jamais pris la peine d’en étudier, si peu que ce soit, la substance éminemment profonde.

En réalité, la vie nous montre à chaque pas, dans la nature et dans la société, des vestiges du passé subsistant dans le présent. Et ce n’est point d’une façon arbitraire que Marx a inséré dans le communisme une parcelle du droit "bourgeois" ; il n’a fait que constater ce qui, économiquement et politiquement, est inévitable dans une société issue des flancs du capitalisme.

La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme.

Démocratie veut dire égalité. On conçoit la portée immense qui s’attache à la lutte du prolétariat pour l’égalité et au mot d’ordre d’égalité, à condition de comprendre ce dernier exactement, dans le sens de la suppression des classes. Mais démocratie signifie seulement égalité formelle . Et, dès que sera réalisée l’égalité de tous les membres de la société par rapport à la possession des moyens de production, c’est-à-dire l’égalité du travail, l’égalité du salaire, on verra se dresser inévitablement devant l’humanité la question d’un nouveau progrès à accomplir pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle, c’est-à-dire à la réalisation du principe : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins." Par quelles étapes, par quelles mesures pratiques l’humanité s’acheminera-t-elle vers ce but suprême, nous ne le savons ni ne pouvons le savoir. Mais ce qui importe, c’est de voir l’immense mensonge contenu dans l’idée bourgeoise courante suivant laquelle le socialisme est quelque chose de mort, de figé, de donné une fois pour toutes, alors qu’en réalité c’est seulement avec le socialisme que commencera dans tous les domaines de la vie sociale et privée un mouvement de progression rapide, effectif, ayant véritablement un caractère de masse et auquel participera d’abord la majorité, puis la totalité de la population.

La démocratie est une forme de l’Etat, une de ses variétés. Elle est donc, comme tout Etat, l’application organisée, systématique, de la contrainte aux hommes. Ceci, d’une part. Mais, d’autre part, elle signifie la reconnaissance officielle de l’égalité entre les citoyens, du droit égal pour tous de déterminer la forme de l’Etat et de l’administrer. Il s’ensuit donc qu’à un certain degré de son développement, la démocratie, tout d’abord, unit le prolétariat, la classe révolutionnaire anticapitaliste, et lui permet de briser, de réduire en miettes, de faire disparaître de la surface de la terre la machine d’Etat bourgeoise, fût-elle bourgeoise républicaine, l’armée permanente, la police, la bureaucratie, et de les remplacer par une machine d’Etat plus démocratique, mais qui n’en reste pas moins une machine d’Etat, sous la forme des masses ouvrières armées, puis, progressivement, du peuple entier participant à la milice.

Ici, "la quantité se change en qualité" : parvenu à ce degré, le démocratisme sort du cadre de la société bourgeoise et commence à évoluer vers le socialisme. Si tous participent réellement à la gestion de l’Etat, le capitalisme ne peut plus se maintenir. Et le développement du capitalisme crée, à son tour, les prémisses nécessaires pour que "tous" puissent réellement participer à la gestion de l’Etat. Ces prémisses sont, entre autres, l’instruction générale déjà réalisée par plusieurs des pays capitalistes les plus avancés, puis "l’éducation et la formation à la discipline" de millions d’ouvriers par l’appareil socialisé, énorme et complexe, de la poste, des chemins de fer, des grandes usines, du gros commerce, des banques, etc., etc.

Avec de telles prémisses économiques, on peut fort bien, après avoir renversé les capitalistes et les fonctionnaires, les remplacer aussitôt, du jour au lendemain, pour le contrôle de la production et de la répartition, pour l’enregistrement du travail et des produits, par les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. (Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l’enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd’hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés.)

Enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel, et pour la "mise en route" et pour le fonctionnement régulier de la société communiste dans sa première phase. Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul "cartel" du peuple entier, de l’Etat. Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal. L’enregistrement et le contrôle dans ce domaine ont été simplifiés à l’extrême par le capitalisme, qui les a réduits aux opérations les plus simples de surveillance et d’inscription et à la délivrance de reçus correspondants, toutes choses à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre règles d’arithmétique [Quand l’Etat réduit ses fonctions essentielles à un semblable enregistrement et à un contrôle de ce genre effectués par les ouvriers eux-mêmes, il cesse d’être un "Etat politique" ; les "fonctions publiques perdent leur caractère politique et se transforment en de simples fonctions administratives" (voir plus haut, chapitre IV.2 : "La polémique d’Engels avec les anarchistes").].

Quand la majorité du peuple procédera par elle-même et partout à cet enregistrement, à ce contrôle des capitalistes (transformés désormais en employés) et de messieurs les intellectuels qui auront conservé leurs pratiques capitalistes, alors ce contrôle sera vraiment universel, général, national et nul ne pourra s’y soustraire, de quelque manière que ce soit, "il n’y aura plus rien à faire".

La société tout entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire.

Mais cette discipline "d’atelier" que le prolétariat, après avoir vaincu les capitalistes et renversé les exploiteurs, étendra à toute la société n’est nullement notre idéal ni notre but final ; c’est seulement un échelon nécessaire pour débarrasser radicalement la société des vilenies et des ignominies de l’exploitation capitaliste, et assurer la marche continue en avant.

Dès l’instant où tous les membres de la société, ou du moins leur immense majorité, ont appris à gérer eux-mêmes l’Etat, ont pris eux-mêmes l’affaire en main, "organisé" le contrôle sur l’infime minorité de capitalistes, sur les petits messieurs désireux de conserver leurs pratiques capitalistes et sur les ouvriers profondément corrompus par le capitalisme - dès cet instant, la nécessité de toute administration en général commence à disparaître. Plus la démocratie est complète, et plus proche est le moment où elle deviendra superflue. Plus démocratique est l’"Etat" constitué par les ouvriers armés et qui "n’est plus un Etat au sens propre", et plus vite commence à s’éteindre tout Etat.

En effet, quand tous auront appris à administrer et administreront effectivement eux-mêmes la production sociale, quand tous procéderont eux-mêmes à l’enregistrement et au contrôle des parasites, des fils à papa, des filous et autres "gardiens des traditions du capitalisme", - se soustraire à cet enregistrement et à ce contrôle exercé par le peuple entier sera à coup sûr d’une difficulté si incroyable et d’une si exceptionnelle rareté, cela entraînera vraisemblablement un châtiment si prompt et si rude (les ouvriers armés ont un sens pratique de la vie ; ils ne sont pas de petits intellectuels sentimentaux et ne permettront sûrement pas qu’on plaisante avec eux) que la nécessité d’observer les règles, simples mais essentielles, de toute société humaine deviendra très vite une habitude.

Alors s’ouvrira toute grande la porte qui permettra de passer de la première phase de la société communiste à sa phase supérieure et, par suite, à l’extinction complète de l’Etat.

Messages

  • Bill à Bamako. selon moi l’Etat est une forme de constitution propre à une nation dont la souvairénété émane du peuple. Je crois donc que dans celui ci il doit y avoir une sorte de fil indienne qui raccorde le peuple et les unis d’une cohérence plus globale et plus populaire et tout le reste sera souhaité. Il ne doit y avoir point de différence entre les peuples.

    • cher bill
      je ne sais de quoi tu parles à propos de l’Etat. Selon moi, tous les Etats existants sur la planète ne sont rien d’autre que de véritable machines à tuer pour défendre les riches et toutes les classes dirigeantes, d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Partant de là, donc des véritables machine a broyer les prolétaires, les travailleurs et tous les opprimés sur la terre. Donc tes constitutions,tes démocraties, tes nations, tes peuples, tes souverainetés, tes unités, etc, etc sont des songes creux qui ne correspondent à aucune réalité. Beaucoup de personnes discutent dans le vide sur l’Etat. Parce que cette discussion n’a aucune importance si on ne discute pas de sa fonction de tous les jours .Dès qu’il y a lutte de classe partout au monde l’état prend toujours la défense des riches quelqu’en soit le prix. Donc je pense que c’est mensonger de discuter sur l’Etat sans toucher à sa fonction.

  • bonsoir à toute personnes qui s’interèsse au site.j’ai lu le texte portant sur l’Etat, après cette lecture j’ai compris que l’Etat est le contraire de ce que beaucoup de personnes pensent de lui,moi particullièrement avant je pensais que l’Etat était comme une forme de constitution au service de son peuple dans les différentes circontances.ce qui est une réalité théorique et non pratique vu que les Etats du monde entier sont entrain d’esploiter ,voler et maltraiter ses peuples de la classe inférieure bien sur qui’il sagit des pauvres, des travailleurs qui n’ont rien de diffèrentes manières.cependa. et qui reste toujours au service des rihes et cherhe à tout de maitenir le système comme t’il est.

    Voir en ligne : point de vue

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