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Qu’est-ce que l’Etat ?

dimanche 27 décembre 2009, par Robert Paris

"L’Etat, une bande d’hommes en armes"

Friedrich Engels

La plus "démocratique" des républiques n’est rien d’autre que la dictature du grand capital défendue jusqu’à la mort par ses forces armées

L’Etat est la principale tromperie politique qui induit en erreur les masses laborieuses dans le monde entier. Il est présenté partout comme le principal outil de progrès social et de développement de la société alors qu’il est le principal outil des classes dirigeantes en vue de la conservation d’un ordre social fondé sur l’exploitation et l’oppression. Les peuples et les classes ouvrières dénoncent souvent les hommes politiques, les chefs militaires éventuellement, parfois même les chefs religieux mais ils ne cessent jamais de croire que l’Etat "devrait" être au service du peuple. C’est là l’illusion suprême et la plus grave des tromperies.

"Certes, il est beaucoup plus facile de s’exclamer, d’injurier, de pousser les hauts cris, que d’essayer de raconter, d’expliquer, de rappeler la façon dont Marx et Engels ont analysé en 1871, 1872, 1875 l’expérience de la Commune de Paris et ce qu’ils ont dit de la nature de l’Etat qui est nécessaire au prolétariat."

Lénine dans les thèses d’avril 1917

« Etant donné que l’Etat est la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs, la forme dans laquelle l’ensemble de la société civile d’une époque se résume, il s’ensuit que toues les institutions communes sont médiatisées par l’Etat, reçoivent une forme politique. D’où l’illusion que la loi repose sur la volonté libre, détachée de sa base réelle. »

Karl Marx dans « Feuerbach »

"On se rend compte immédiatement que, dans un pays comme la France, où le pouvoir exécutif dispose d’une armée de fonctionnaires de plus d’un demi-million de personnes et tient, par conséquent, constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d’intérêts et d’existences, où l’Etat enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile, depuis ses manifestations d’existence les plus vastes jusqu’à ses mouvements les plus infimes, de ses modes d’existence les plus généraux jusqu’à la vie privée des individus, où ce corps parasite, grâce à la centralisation la plus extraordinaire, acquiert une omniprésence, une omniscience, une capacité de mouvement et un ressort accru, qui n’a d’analogue que l’état de dépendance absolue, la difformité incohérente du corps social, on comprend donc que, dans un tel pays, l’Assemblée nationale, en perdant le droit de disposer des postes ministériels, perdait également toute influence réelle, si elle ne simplifiait pas en même temps l’administration de l’Etat, ne réduisait pas le plus possible l’armée de fonctionnaires et ne permettait pas, enfin, à la société civile et à l’opinion publique de créer leurs propres organes, indépendants du pouvoir gouvernemental. Mais l’intérêt matériel de la bourgeoisie française est précisément lié de façon très intime au maintien de cette machine gouvernementale vaste et compliquée. C’est là qu’elle case sa population superflue et complète sous forme d’appointements ce qu’elle ne peut encaisser sous forme de profits, d’intérêts, de rentes et d’honoraires. D’autre part, son intérêt politique l’obligeait à aggraver de jour en jour la répression, et, par conséquent, à augmenter les moyens et le personnel du pouvoir gouvernemental, tandis qu’en même temps il lui fallait mener une guerre ininterrompue contre l’opinion publique, mutiler et paralyser jalousement les organes moteurs indépendants de la société, là où elle ne réussissait pas à les amputer complètement. C’est ainsi que la bourgeoisie française était obligée, par sa situation de classe, d’une part, d’anéantir les conditions d’existence de tout pouvoir parlementaire et, par conséquent aussi, du sien même, et, d’autre part, de donner une force irrésistible au pouvoir exécutif qui lui était hostile."

Karl Marx dans "Le 18 brumaire de Louis Bonaparte"

Vandervelde et l’Etat

Quel Etat prolétarien envisageait Lénine avant octobre 17

Karl Marx

"La guerre civile en France"

À l’aube du 18 mars, Paris fut réveillé par ce cri de tonnerre : Vive la Commune ! Qu’est-ce donc que la Commune, ce sphinx qui met l’entendement bourgeois à si dure épreuve ?

Les prolétaires de la capitale, disait le Comité central dans son manifeste du 18 mars, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir.

Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État [1] et de le faire fonctionner pour son propre compte.

Le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l’époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d’arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme. Cependant, son développement restait entravé par toutes sortes de décombres moyenâgeux, prérogatives des seigneurs et des nobles, privilèges locaux, monopoles municipaux et corporatifs et Constitutions provinciales. Le gigantesque coup de balai de la Révolution française du XVIIIe siècle emporta tous ces restes des temps révolus, débarrassant ainsi, du même coup, le substrat social des derniers obstacles s’opposant à la superstructure de l’édifice de l’État moderne. Celui-ci fut édifié sous le premier Empire, qui était lui-même le fruit des guerres de coalition [2] de la vieille Europe semi-féodale contre la France moderne. Sous les régimes qui suivirent, le gouvernement, placé sous contrôle parlementaire, c’est-à-dire sous le contrôle direct des classes possédantes, ne devint pas seulement la pépinière d’énormes dettes nationales et d’impôts écrasants ; avec ses irrésistibles attraits, autorité, profits, places, d’une part il devint la pomme de discorde entre les factions rivales et les aventuriers des classes dirigeantes, et d’autre part son caractère politique changea conjointement aux changements économiques de la société. Au fur et à mesure que le progrès de l’industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l’antagonisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d’État prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir publie organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de domination d’une classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’État apparaît façon de plus en plus ouverte. La Révolution de 1830 transféra le gouvernement des propriétaires terriens aux capitalistes, des adversaires les plus éloignés des ouvriers à leurs adversaires les plus directs. Les républicains bourgeois qui, au nom de la Révolution de février, s’emparèrent du pouvoir d’État, s’en servirent pour provoquer les massacres de juin, afin de convaincre la classe ouvrière que la république « sociale », cela signifiait la république qui assurait la sujétion sociale, et afin de prouver à la masse royaliste des bourgeois et des propriétaires terriens qu’ils pouvaient en toute sécurité abandonner les soucis et les avantages financiers du gouvernement aux « républicains » bourgeois. Toutefois, après leur unique exploit héroïque de juin, il ne restait plus aux républicains bourgeois qu’à passer des premiers rangs à l’arrière-garde du « parti de l’ordre », coalition formée par toutes les fractions et factions rivales de la classe des appropriateurs dans leur antagonisme maintenant ouvertement déclaré avec les classes des producteurs. La forme adéquate de leur gouvernement en société par actions fut la « république parlementaire », avec Louis Bonaparte pour président, régime de terrorisme de classe avoué et d’outrage délibéré à la « vile multitude ». Si la république parlementaire, comme disait M. Thiers, était celle qui « les divisait [les diverses fractions de la classe dirigeante] le moins », elle accusait par contre un abîme entre cette classe et le corps entier de la société qui vivait en dehors de leurs rangs clairsemés. Leur union brisait les entraves que, sous les gouvernements précédents, leurs propres dissensions avaient encore mises au pouvoir d’État. En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l’État, sans ménagement et avec ostentation comme l’engin de guerre national du capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses productrices, ils furent forcés non seulement d’investir l’exécutif de pouvoirs de répression sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlementaire, l’Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l’exécutif. L’exécutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république du « parti de l’ordre » fut le Second Empire.

L’empire, avec le coup d’État pour acte de naissance, le suffrage universel pour visa et le sabre pour sceptre, prétendait s’appuyer sur la paysannerie, cette large masse de producteurs qui n’était pas directement engagée dans la lutte du capital et du travail. Il prétendait sauver la classe ouvrière en en finissant avec le parlementarisme, et par là avec la soumission non déguisée du gouvernement aux classes possédantes. Il prétendait sauver les classes possédantes en maintenant leur suprématie économique sur la classe ouvrière ; et finalement il se targuait de faire l’unité de toutes les classes en faisant revivre pour tous l’illusion mensongère de la gloire nationale. En réalité, c’était la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu, - et la classe ouvrière n’avait pas encore acquis, - la capacité de gouverner la nation. Il fut acclamé dans le monde entier comme le sauveur de la société. Sous l’empire, la société bourgeoise libérée de tous soucis politiques atteignit un développement dont elle n’avait elle-même jamais eu idée. Son industrie et son commerce atteignirent des proportions colossales ; la spéculation financière célébra des orgies cosmopolites ; la misère des masses faisait un contraste criant avec l’étalage éhonté d’un luxe somptueux, factice et crapuleux. Le pouvoir d’État, qui semblait planer bien haut au-dessus de la société, était cependant lui-même le plus grand scandale de cette société et en même temps le foyer de toutes ses corruptions. Sa propre pourriture et celle de la société qu’il avait sauvée furent mises à nu par la baïonnette de la Prusse, elle-même avide de transférer le centre de gravité de ce régime de Paris à Berlin. Le régime impérial est la forme la plus prostituée et en même temps la forme ultime de ce pouvoir d’État, que la société bourgeoise naissante a fait naître, comme l’outil de sa propre émancipation du féodalisme, et que la société bourgeoise parvenue à son plein épanouissement avait finalement transformé en un moyen d’asservir le travail au capital.

L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette république.

Paris, siège central de l’ancien pouvoir gouvernemental, et, en même temps, forteresse sociale de la classe ouvrière française, avait pris les armes contre la tentative faite par Thiers et ses ruraux pour restaurer et perpétuer cet ancien pouvoir gouvernemental que leur avait légué l’empire. Paris pouvait seulement résister parce que, du fait du siège, il s’était débarrassé de l’armée et l’avait remplacée par une garde nationale, dont la masse était constituée par des ouvriers. C’est cet état de fait qu’il s’agissait maintenant de transformer en une institution durable. Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes.

La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois[3]. Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration. Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d’ouvrier. Les bénéfices d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d’être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l’administration municipale, mais toute l’initiative jusqu’alors exercée par l’État fut remise aux mains de la Commune.

Une fois abolies l’armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l’ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l’outil spirituel de l’oppression, le pouvoir des prêtres ; elle décréta la dissolution et l’expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles constituaient des corps possédants. Les prêtres furent renvoyés à la calme retraite de la vie privée, pour y vivre des aumônes des fidèles, à l’instar de leurs prédécesseurs, les apôtres. La totalité des établissements d’instruction furent ouverts au peuple gratuitement, et, en même temps, débarrassés de toute ingérence de l’Église et de l’État. Ainsi, non seulement l’instruction était rendue accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des fers dont les préjugés de classe et le pouvoir gouvernemental l’avaient chargée.

Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de cette feinte indépendance qui n’avait servi qu’à masquer leur vile soumission à tous les gouvernements successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté serment de fidélité, pour le violer ensuite. Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables.

De l’Etat

Lénine

Camarades, le thème de notre causerie d’aujourd’hui, selon votre plan d’études qui m’a été remis, est celui de l’Etat. J’ignore jusqu’à quel point cette question vous est déjà familière. Si je ne me trompe, vos cours viennent de commencer, et c’est la première fois que vous abordez ce sujet d’une façon suivie. Cela étant, il se pourrait fort bien que dans ma première conférence sur cette question si difficile, mon exposé ne soit ni assez clair ni assez intelligible pour beaucoup de mes auditeurs. S’il en était ainsi, que cela ne vous trouble pas, car le problème de l’Etat est un des plus complexes, un des plus difficiles qui soit, c’est peut-être celui que les savants, les écrivains et les philosophes bourgeois ont le plus embrouillé.

Aussi ne doit-on jamais s’attendre à réussir, au cours d’une brève causerie, à l’élucider entièrement d’emblée. Après la première causerie sur ce sujet, il convient de noter pour soi les passages non compris ou obscurs, afin d’y revenir une deuxième, une troisième, une quatrième fois ; afin de compléter et d’élucider plus tard, par la suite, ce qui était resté incompris, tant par des lectures qu’aux conférences et aux causeries. J’espère que nous aurons de nouveau l’occasion de nous réunir et qu’alors nous pourrons procéder à un échange de vues sur toutes les questions qui seront venues s’y ajouter et tirer au clair ce qui était resté le plus obscur. J’espère aussi que pour compléter les causeries et les cours, vous consacrerez un certain temps à lire au moins quelques-uns des principaux ouvrages de Marx et d’Engels. Je suis certain que dans la liste des livres recommandés et dans les manuels mis par votre bibliothèque à la disposition des étudiants de l’école d’administration et du Parti, - je suis certain que vous trouverez ces principaux ouvrages ; bien que, là encore, les difficultés de comprendre l’exposé puissent au premier abord rebuter certains, je dois une fois de plus vous prévenir qu’il ne faut pas que cela vous trouble, que ce qui n’est pas clair après une première lecture le deviendra à la seconde lecture, ou lorsque vous aborderez la question d’un autre côté ; je le répète, cette question est si compliquée et si embrouillée par les savants et les écrivains bourgeois, que quiconque veut y réfléchir sérieusement et se l’assimiler par lui-même, doit l’aborder à plusieurs reprises, y revenir encore et encore, la considérer sous ses différents aspects pour en acquérir une intelligence nette et sûre. Il vous sera d’autant plus facile d’y revenir que c’est une question à ce point essentielle, à ce point capitale de toute la politique que vous vous y heurtez toujours, quotidiennement dans tout journal, à propos de tout problème économique ou politique, non seulement à une époque orageuse et révolutionnaire comme la nôtre mais aussi aux époques les plus calmes : qu’est-ce que l’Etat, quelle est sa nature, quel est son rôle, quelle est l’attitude de notre Parti, du parti qui lutte pour renverser le capitalisme, du Parti communiste, à l’égard de l’Etat ; chaque jour, pour telle ou telle raison, vous serez amenés à cette question. Ce qu’il faut surtout, c’est que vos lectures, les causeries et les cours qui vous seront faits sur l’Etat, vous apprennent à aborder ce sujet par vous-mêmes, car il se posera à vous à tout propos, à propos de chaque question mineure, dans les imbrications les plus imprévues, dans vos causeries et vos discussions avec vos adversaires. C’est seulement le jour où vous aurez appris à vous orienter par vous-mêmes en cette matière que vous pourrez vous considérer comme suffisamment fermes dans vos convictions et les défendre avec succès devant n’importe qui et à n’importe quel moment.

Après ces brèves remarques, je passerai à la question même : qu’est-ce que l’Etat, comment il est apparu et quelle doit être, pour l’essentiel, l’attitude envers l’Etat du Parti communiste, parti de la classe ouvrière, qui lutte pour le renversement complet du capitalisme.

J’ai déjà dit qu’il n’est sans doute pas une question qui, sciemment ou non, ait été aussi embrouillée par les représentants de la science, de la philosophie, de la jurisprudence, de l’économie politique et du journalisme bourgeois. Très souvent, et aujourd’hui encore, on y fait intervenir des questions religieuses ; très souvent, les tenants des doctrines religieuses (ce qui est tout naturel de leur part), et aussi des gens qui se croient affranchis de tout préjugé religieux, mêlent au problème particulier de l’Etat des questions de religion ; ils tentent d’édifier une théorie bien souvent complexe, s’appuyant sur une conception et une argumentation d’ordre idéologique et philosophique, théorie selon laquelle l’Etat serait quelque chose de divin, de surnaturel, on ne sait quelle force vivifiante de l’humanité, qui confère ou doit conférer aux hommes, apporte avec soi, quelque chose qui n’a rien d’humain, qui lui vient du dehors, bref une force d’origine divine. Et il faut dire que cette théorie est si intimement liée aux intérêts des classes exploiteuses, propriétaires fonciers et capitalistes, elle sert si bien leurs intérêts, elle a si profondément imprégné les habitudes, les opinions, la science de messieurs les représentants de la bourgeoisie, que vous en trouverez des vestiges à chaque pas, et jusque dans la conception que se font de l’Etat les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, qui repoussent avec indignation l’idée qu’ils sont sous l’emprise de préjugés religieux, et qui sont convaincus de pouvoir considérer l’Etat avec une parfaite lucidité. Si cette question est si embrouillée et si compliquée, c’est parce que, plus que toute autre, elle touche aux intérêts des classes dominantes (ne le cédant à cet égard qu’aux principes de la science économique). La théorie de l’Etat sert à justifier les privilèges sociaux, à justifier l’exploitation, à justifier l’existence du capitalisme : ce serait donc une grosse erreur d’espérer qu’on fît preuve d’impartialité sur ce point, d’envisager ce problème comme si ceux qui prétendent à l’objectivité scientifique pouvaient vous donner à ce sujet le point de vue de la science pure. Dans la question de l’Etat, dans la doctrine de l’Etat, dans la théorie de l’Etat, vous retrouverez toujours, quand vous vous serez familiarisés avec cette question et l’aurez suffisamment approfondie, la lutte des différentes classes entre elles, lutte qui se reflète ou qui se traduit dans celle des différentes conceptions de l’Etat, dans l’appréciation du rôle et de l’importance de l’Etat.

Afin d’aborder ce sujet de la façon la plus scientifique, il convient de jeter un coup d’œil sur l’histoire, fut-il rapide, sur les origines et l’évolution de l’Etat. Dans toute question relevant de la science sociale, la méthode la plus sûre, la plus indispensable pour acquérir effectivement l’habitude d’examiner correctement le problème, et de ne pas se perdre dans une foule de détails ou dans l’extrême diversité des opinions adverses, la condition la plus importante d’une étude scientifique, c’est de ne pas oublier l’enchaînement historique fondamental ; c’est de considérer chaque question du point de vue suivant : comment tel phénomène est apparu dans l’histoire, quelles sont les principales étapes de son développement ; et d’envisager sous l’angle de ce développement ce que ce phénomène est devenu aujourd’hui.

J’espère que sur la question de l’Etat, vous lirez l’ouvrage d’Engels l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. C’est une des oeuvres maîtresses du socialisme moderne, où l’on peut faire confiance à chaque phrase, être sûr qu’elle n’a pas été écrite au petit bonheur, mais qu’elle s’appuie sur une énorme documentation historique et politique. Sans doute, cet ouvrage n’est pas d’un accès et d’une compréhension également faciles dans toutes ses parties : quelques-unes supposent que le lecteur possède déjà certaines connaissances historiques et économiques. Mais je le répète : vous ne devez pas vous troubler si vous ne comprenez pas cet ouvrage à la première lecture, ce qui peut arriver à tout le monde. Mais lorsque vous y reviendrez par la suite, quand votre intérêt aura été éveillé, vous finirez par le saisir dans sa majeure partie, sinon entièrement. Si je mentionne ce livre, c’est parce qu’il montre comment aborder correctement la question sous le rapport que j’ai indiqué. Il commence par tracer un aperçu historique de l’origine de l’Etat.

Pour traiter convenablement cette question, de même que toute autre, par exemple la naissance du capitalisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme, le socialisme, l’origine du socialisme, les conditions qui l’ont engendré, - pour aborder, dis-je, toute question de ce genre sérieusement, avec assurance, il faut d’abord jeter un coup d’œil d’ensemble sur l’évolution historique. Sur ce point, on doit tout d’abord observer que l’Etat n’a pas toujours existé. Il fut un temps où il n’y avait pas d’Etat. Il apparaît là et au moment où se manifeste la division de la société en classes, quand apparaissent exploiteurs et exploités.

Avant que surgît la première forme de l’exploitation de l’homme par l’homme, la première forme de la division en classes - propriétaires d’esclaves et esclaves, - il y avait la famille patriarcale ou, comme on l’appelle parfois, clanale (du mot clan, génération, lignée à l’époque où les hommes vivaient par clans, par lignées), et des vestiges assez nets de ces époques anciennes ont subsisté dans les mœurs de maints peuples primitifs ; si vous prenez un ouvrage quelconque sur les civilisations primitives, vous y trouverez toujours des descriptions, des indications, des souvenirs plus ou moins précis attestant qu’il fut un temps plus ou moins semblable à un communisme primitif, où la société n’était pas divisée en propriétaires d’esclaves et en esclaves. Alors il n’y avait pas d’Etat, pas d’appareil spécial pour user systématiquement de la violence et contraindre les hommes à s’y soumettre. C’est cet appareil qu’on appelle l’Etat.

Dans la société primitive, à l’époque où les hommes vivaient par petits clans, aux premiers degrés du développement, dans un état voisin de la sauvagerie, une époque dont l’humanité civilisée moderne est séparée par des milliers d’années, on n’observe pas d’indices d’existence de l’Etat. On y voit régner les coutumes, l’autorité, le respect, le pouvoir dont jouissaient les anciens du clan ; ce pouvoir était parfois dévolu aux femmes - la situation de la femme ne ressemblait pas alors à ce qu’elle est aujourd’hui, privée de droits, opprimée ; mais nulle part, une catégorie spéciale d’hommes ne se différencie pour gouverner les autres et mettre en œuvre d’une façon systématique, constante, à des fins de gouvernement, cet appareil de coercition, cet appareil de violence que sont à l’heure actuelle, vous le comprenez tous, les détachements armés, les prisons et autres moyens de contraindre la volonté d’autrui par la violence, qui constitue l’essence même de l’Etat.

Si l’on fait abstraction des doctrines religieuses, des subterfuges, des systèmes philosophiques, des différentes opinions des savants bourgeois, et si l’on va vraiment au fond des choses, on verra que l’Etat se ramène précisément à cet appareil de gouvernement qui s’est dégagé de la société. C’est quand apparaît ce groupe d’hommes spécial dont la seule fonction est de gouverner, et qui pour ce faire a besoin d’un appareil coercitif particulier, - prisons, détachements spéciaux, troupes, etc., afin de contraindre la volonté d’autrui par la violence, alors apparaît l’Etat.

Mais il fut un temps où l’Etat n’existait pas, où les rapports sociaux, la société elle-même, la discipline, l’organisation du travail tenaient par la force de l’habitude et des traditions, par l’autorité ou le respect dont jouissaient les anciens du clan ou les femmes, dont la situation était alors non seulement égale à celle des hommes, mais souvent même supérieure, et où il n’existait pas une catégorie particulière d’hommes, de spécialistes, pour gouverner. L’histoire montre que l’Etat, appareil coercitif distinct, n’a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d’hommes dont les uns peuvent constamment s’approprier le travail d’autrui, là où les uns exploitent les autres.

Il doit toujours être évident pour nous que cette division de la société en classes au cours de l’histoire est le fait essentiel. L’évolution des sociétés humaines tout au long des millénaires, dans tous les pays sans exception, nous montre la loi générale, la régularité, la logique de cette évolution : au début, une société sans classes, une société patriarcale, primitive, sans aristocratie ; ensuite, une société fondée sur l’esclavage, une société esclavagiste. Toute l’Europe civilisée moderne passa par là : l’esclavage y régnait sans partage il y a deux mille ans. Il en fut de même pour l’écrasante majorité des peuples des autres continents. Des traces de l’esclavage subsistent, aujourd’hui encore, chez les peuples les moins évolués, et vous trouverez même à présent des institutions relevant de l’esclavage, en Afrique par exemple. Propriétaires d’esclaves et esclaves : telle est la première grande division en classes. Aux premiers appartenaient tous les moyens de production, la terre, les instruments, encore grossiers et primitifs, et aussi des hommes. On les appelait propriétaires d’esclaves, et ceux qui peinaient au profit des autres étaient dits esclaves.

A cette forme sociale, une autre, le servage, succéda au cours de l’histoire. Dans l’immense majorité des pays, l’esclavage se transforma en servage. Seigneurs féodaux et paysans serfs : telle était la principale division de la société. Les rapports entre les hommes changèrent de forme. Les propriétaires d’esclaves considéraient les esclaves comme leur propriété, ce qui était consacré par la loi : l’esclave était une chose qui appartenait entièrement à son propriétaire. Pour le paysan serf, l’oppression de classe, la sujétion, subsistait ; mais le seigneur n’était pas censé posséder le paysan comme une chose ; il avait seulement le droit de s’approprier les fruits de son travail et de le contraindre à s’acquitter de certaines redevances. Pratiquement, vous le savez tous, le servage, notamment en Russie où il s’était maintenu le plus longtemps et avait pris les formes les plus brutales, ne se distinguait en rien de l’esclavage.

Par la suite, à mesure que le commerce se développait et qu’un marché mondial se constituait, à mesure que s’étendait la circulation monétaire, une nouvelle classe, celle des capitalistes, apparut dans la société féodale. La marchandise, l’échange des marchandises, le pouvoir de l’argent, engendra le pouvoir du capital. Au cours du XVIIIe siècle, ou plutôt à partir de la fin du XVIIIe siècle, et durant le XIXe siècle, des révolutions éclatèrent dans le monde entier. Le servage fut aboli dans tous les pays d’Europe occidentale. C’est en Russie qu’il disparut le plus tard. En 1861, la transformation s’y produisit également, à la suite de quoi une forme sociale se substitua à une autre ; le servage cède la place au capitalisme où la division en classes demeurait, ainsi que des traces et des survivances du servage, mais où, pour l’essentiel, la division en classes affectait une autre forme.

Les détenteurs du capital, les possesseurs de la terre, les propriétaires de fabriques et d’usines constituaient et constituent dans tous les Etats capitalistes une infime minorité de la population, qui dispose de tout le travail de la nation et qui partant tient à sa merci, opprime et exploite la masse des travailleurs, dont la majorité sont des prolétaires, des ouvriers salariés qui, dans le processus de la production, ne se procurent des moyens de subsister qu’en vendant leurs bras, leur force de travail. Avec le passage au capitalisme, les paysans, disséminés et opprimés à l’époque du servage, deviennent en partie des prolétaires (c’est la majorité), en partie des paysans aisés (c’est la minorité) qui eux-mêmes embauchent des ouvriers et forment une bourgeoisie rurale.

Vous ne devez jamais perdre de vue ce fait fondamental : la société passe des formes primitives de l’esclavage au servage, et, finalement, au capitalisme ; en effet, ce n’est que si vous vous rappelez ce fait essentiel, si vous inscrivez dans ce cadre fondamental toutes les doctrines politiques, que vous pourrez les juger correctement et comprendre à quoi elles se rapportent ; car chacune de ces grandes périodes de l’histoire humaine - esclavage, servage et capitalisme - embrasse des milliers ou des dizaines de milliers d’années, et offre une telle diversité de formes politiques, de théories, d’opinions, de révolutions politiques, qu’il est impossible de se retrouver dans cette extraordinaire diversité, dans cette variété prodigieuse, se rattachant surtout aux théories politiques, philosophiques et autres des savants et des hommes politiques bourgeois, si l’on ne prend une bonne fois pour fil d’Ariane cette division de la société en classes, le changement des formes de la domination de classe, et si l’on n’analyse de ce point de vue tous les problèmes sociaux, d’ordre économique, politique, spirituel, religieux ou autre.

Si vous considérez l’Etat en partant de cette division primordiale, vous constaterez, comme je l’ai déjà dit, qu’avant la division de la société en classes, l’Etat n’existait pas. Mais à mesure que se dessine et s’affirme la division de la société en classes, avec la naissance de la société de classes, on voit l’Etat apparaître et se consolider. Au cours de l’histoire de l’humanité, des dizaines et des centaines de pays ont connu et connaissent l’esclavage, le servage et le capitalisme. Dans chacun d’eux, malgré les immenses transformations historiques qui se sont produites, malgré toutes les péripéties politiques et les révolutions corrélatives à ce développement de l’humanité, au passage de l’esclavage au servage, puis au capitalisme et à la lutte aujourd’hui universelle contre le capitalisme, - vous verrez toujours surgir l’Etat. Celui-ci a toujours été un appareil dégagé de la société et composé d’un groupe d’hommes s’occupant exclusivement ou presque exclusivement, ou principalement, de gouverner. Les hommes se divisent en gouvernés et en spécialistes de l’art de gouverner, qui se placent au-dessus de la société et qu’on appelle des gouvernants, des représentants de l’Etat. Cet appareil, ce groupe d’hommes qui gouvernent les autres, prend toujours en mains des instruments de contrainte, de coercition, que cette violence soit exercée par le gourdin à l’âge primitif, ou par des armes plus perfectionnées à l’époque de l’esclavage, ou par des armes à feu apparues au moyen âge, ou enfin au moyen des armes modernes qui sont, au XXe siècle, de véritables merveilles, entièrement basées sur les dernières réalisations de la technique. Les formes sous lesquelles s’exerçait la violence ont changé, mais toujours, dans chaque société où l’Etat existait, il y avait un groupe d’hommes qui gouvernaient, commandaient, dominaient et qui, pour garder le pouvoir, disposaient d’un appareil de coercition, d’un appareil de violence, de l’armement qui correspondait au niveau technique de l’époque. Et c’est uniquement si nous considérons ces faits d’ordre général, si nous nous demandons pourquoi l’Etat n’existait pas quand il n’y avait pas de classes, lorsqu’il n’y avait ni exploiteurs ni exploités, et pourquoi il a surgi quand les classes sont apparues, que nous trouverons une réponse nette à cette question : quelle est la nature de l’Etat et quel est son rôle ?

L’Etat, c’est une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sur une autre. Quand la société ignorait l’existence des classes ; quand les hommes, avant l’époque de l’esclavage, travaillaient dans des conditions primitives, alors que régnait une plus grande égalité et que la productivité du travail était encore très basse ; quand l’homme primitif se procurait à grand-peine ce qui était nécessaire à sa subsistance sommaire et primitive, il n’y avait pas, il ne pouvait y avoir de groupe d’hommes spécialement chargés de gouverner et faisant la loi sur le restant de la société. C’est seulement quand l’esclavage, première forme de division de la société en classes, est apparu ; quand une classe d’hommes, en s’adonnant aux formes les plus rudes du travail agricole, a pu produire un certain excédent, et que cet excédent qui n’était pas absolument indispensable à l’existence extrêmement misérable de l’esclave, était accaparé par les propriétaires d’esclaves, c’est alors que cette dernière classe s’est affermie ; mais pour qu’elle pût s’affermir, il fallait que l’Etat apparût.

Et il est apparu, l’Etat esclavagiste, appareil qui donnait aux propriétaires d’esclaves le pouvoir, la possibilité de gouverner tous les esclaves. La société et l’Etat étaient alors beaucoup moins étendus qu’aujourd’hui ; ils disposaient d’un moyen de liaison infiniment plus rudimentaire : les moyens de communication actuels n’existaient pas. Les montagnes, les rivières et les mers étaient de bien plus grands obstacles qu’à présent, et l’Etat se constituait dans des frontières géographiques beaucoup plus restreintes. L’appareil d’Etat, techniquement très imparfait, desservait un Etat aux frontières relativement étroites et à la sphère d’action limitée. Mais c’était quand même un appareil qui maintenait les esclaves assujettis, qui tenait une partie de la société sous la contrainte et l’oppression exercée par l’autre. On ne saurait obliger la majeure partie de la société à travailler régulièrement pour l’autre sans un appareil coercitif permanent. Tant qu’il n’y avait pas de classes, il n’existait pas. Quand les classes sont apparues, à mesure que cette division s’accentuait et s’affirmait, toujours et partout on voyait apparaître une institution spéciale : l’Etat. Les formes de l’Etat ont été extrêmement variées. Au temps de l’esclavage, dans les pays les plus avancés, les plus cultivés et les plus civilisés de l’époque telles la Grèce et Rome antiques, entièrement fondés sur l’esclavage, nous avons déjà diverses formes d’Etat. Alors, on distingue déjà la monarchie et la république, l’aristocratie et la démocratie. La monarchie, c’est le pouvoir d’un individu ; en république, tout pouvoir repose sur l’élection ; l’aristocratie, c’est le pouvoir d’une minorité relativement restreinte ; la démocratie, c’est le pouvoir du peuple (en grec, le mot démocratie signifie littéralement : pouvoir du peuple). Toutes ces distinctions sont apparues à l’époque de l’esclavage. Mais malgré ces différences, que ce fût une monarchie ou une république aristocratique ou démocratique, l’Etat, à l’époque de l’esclavage, était un Etat esclavagiste.

Tous les cours d’histoire ancienne, toutes les conférences sur ce sujet vous parleront de la lutte entre les Etats monarchiques et républicains ; mais l’essentiel, c’est que les esclaves n’étaient pas considérés comme des hommes : je ne dis pas comme des citoyens, mais même comme des hommes. Au regard du droit romain, ils étaient des choses. Les lois concernant le meurtre, pour ne rien dire des autres lois relatives à la protection de l’individu, ne s’appliquaient pas aux esclaves. Elles défendaient uniquement les propriétaires d’esclaves, qui seuls jouissaient de tous les droits civiques. Monarchie ou république, c’était une monarchie ou une république esclavagiste. Tous les droits y appartenaient aux propriétaires d’esclaves, alors que les esclaves n’étaient que des choses aux yeux de la loi ; non seulement toute violence était permise à leur égard, mais même le meurtre d’un esclave n’était pas considéré comme un crime. Les républiques esclavagistes différaient par leur organisation interne : il y avait des républiques aristocratiques et des républiques démocratiques. Dans la république aristocratique, un petit nombre seulement de privilégiés avaient le droit de vote ; dans une république démocratique, tous le possédaient, tous les propriétaires d’esclaves, tous, sauf les esclaves. Il ne faut pas perdre de vue cette circonstance essentielle, car c’est surtout elle qui éclaire la question de l’Etat et met en évidence la vraie nature de celui-ci.

L’Etat est une machine qui permet à une classe d’en opprimer une autre, une machine destinée à maintenir dans la sujétion d’une classe toutes les autres classes qui en dépendent. Cette machine revêt différentes formes. Dans l’Etat esclavagiste, nous avons la monarchie, la république aristocratique, ou même la république démocratique. En réalité, si la forme de gouvernement variait à l’extrême, le fond ne changeait pas : les esclaves n’avaient aucun droit et restaient une classe opprimée, ils n’étaient pas considérés comme des êtres humains. Il en va de même dans l’Etat féodal.

Le changement survenu dans les formes d’exploitation a transformé l’Etat esclavagiste en Etat féodal. Cela avait une importance énorme. Dans la société esclavagiste, l’esclave n’a aucun droit, il n’est pas considéré comme un être humain ; dans la société féodale, le paysan est attaché à la terre. Ce qui caractérisait essentiellement le servage, c’est que la paysannerie (les paysans constituaient alors la majorité, la population des villes étant très peu nombreuse) était attachée à la glèbe, d’où le terme même de servage. Le serf pouvait travailler un certain nombre de jours pour son compte, sur le lopin de terre que lui avait donné le seigneur ; les autres jours, il travaillait pour son maître. La nature même de la société de classe subsistait : elle reposait sur l’exploitation de classe. Les seigneurs féodaux seuls avaient tous les droits ; les paysans n’en avaient aucun. Pratiquement, leur situation se distinguait fort peu de celle des esclaves dans la société esclavagiste. Pourtant une voie plus large s’ouvrait pour leur émancipation, pour l’émancipation des paysans, car le serf n’était pas considéré expressément comme la propriété du seigneur. Il pouvait passer une partie de son temps sur son lopin de terre, il pouvait, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’appartenir, jusqu’à un certain point ; les possibilités pour le développement des échanges et des relations commerciales étant devenues plus grandes, la féodalité se désagrégeait de plus en plus, la sphère d’émancipation paysanne allait s’élargissant. La société féodale a toujours été plus complexe que la société esclavagiste. Elle recelait un important élément de progrès commercial et industriel, ce qui dès cette époque conduisait au capitalisme. Au moyen âge, le servage prédominait. Là encore, les formes de l’Etat différaient, là encore nous avons la monarchie et la république, celle-ci toutefois sous un aspect beaucoup moins marqué ; mais toujours, les seigneurs féodaux constituaient la seule classe dominante reconnue. Le paysan serf était complètement lésé de droits politiques.

Sous l’esclavage comme sous le servage, la domination d’une petite minorité sur l’écrasante majorité des hommes ne peut se passer de la contrainte. Toute l’histoire abonde en tentatives incessantes des classes opprimées pour renverser l’oppression. L’histoire de l’esclavage connaît des guerres de dizaines d’années pour l’affranchissement des esclaves. Ainsi, le nom de "spartakistes", que se sont donné à présent les communistes d’Allemagne - seul parti allemand qui lutte réellement contre le joug du capitalisme, - ce nom, ils l’ont pris parce que Spartacus fut l’un des principaux héros d’une des plus grandes insurrections d’esclaves, il y a près de deux mille ans. Plusieurs années durant, l’Empire romain, entièrement fondé sur l’esclavage et qui semblait tout-puissant, fut secoué et ébranlé par une formidable insurrection d’esclaves qui s’armèrent et se rallièrent, sous la conduire de Spartacus, au sein d’une immense armée. Ils finirent par être exterminés, repris, torturés par les propriétaires d’esclaves. Ces guerres civiles jalonnent toute l’histoire de la société de classes. Je viens de vous citer l’exemple de la plus importante de ces guerres civiles à l’époque de l’esclavage. Toute l’époque du servage est de même remplie de perpétuels soulèvements paysans. En Allemagne, par exemple, la lutte entre la classe des féodaux et celle des serfs prit au moyen âge une vaste ampleur et se transforma en une véritable guerre civile des paysans contre les seigneurs terriens. Vous connaissez tous, en Russie également, de nombreux exemples de soulèvements paysans de ce genre contre les seigneurs féodaux.

Pour maintenir sa domination, pour conserver son pouvoir, le seigneur féodal devait disposer d’un appareil qui groupât et lui subordonnât un très grand nombre d’hommes, les soumît à certaines lois, à certaines règles ; et toutes ces lois se ramenaient au fond à une seule : maintenir le pouvoir du seigneur sur le serf. Tel était l’Etat féodal qui, en Russie par exemple, ou dans des pays asiatiques très arriérés où le servage règne jusqu’à présent, se distinguait par la forme : il était soit républicain, soit monarchique. L’Etat monarchique ne reconnaissait que le pouvoir d’un individu ; l’Etat républicain admettait une participation plus ou moins large des représentants de la société féodale : cela, dans la société fondée sur le servage. Celle-ci comportait une division en classes qui plaçait l’immense majorité, la paysannerie serve, sous la dépendance complète d’une infime minorité : les seigneurs féodaux possesseurs de la terre.

Les progrès du commerce, le développement des échanges entraînèrent la formation d’une classe nouvelle, celle des capitalistes. Le capital fit son apparition à la fin du moyen âge, quand le commerce mondial, après la découverte de l’Amérique, prit un essor prodigieux, quand la quantité des métaux précieux augmenta, quand l’or et l’argent devinrent un moyen d’échange, quand la circulation monétaire permit l’accumulation d’immenses richesses dans les mêmes mains. L’or et l’argent étaient une richesse reconnue dans le monde entier. Les forces économiques de la classe féodale déclinaient alors que croissait la vigueur d’une classe nouvelle, celle des représentants du capital. La refonte de la société rendit tous les citoyens égaux en principe, abolit l’ancienne division en esclavagistes et en esclaves, établit l’égalité de tous devant la loi indépendamment du capital possédé : propriétaire du sol ou gueux n’ayant que ses bras pour vivre, tous deviennent égaux devant la loi. La loi protège tout le monde dans la même mesure : elle protège la propriété de ceux qui en ont contre tout attentat de la masse de ceux qui n’en ont pas, qui n’ont que leurs bras et qui peu à peu tombent dans la misère, se ruinent et deviennent des prolétaires. Telle est la société capitaliste.

Je ne puis m’arrêter là-dessus plus en détail. Vous reviendrez à cette question quand vous étudierez le programme du Parti : on définira alors les traits caractéristiques de la société capitaliste. Cette société s’est dressée contre la féodalité, contre l’ancien régime, contre le servage sous le mot d’ordre de liberté. Mais c’était une liberté pour qui possédait quelque chose. Et le servage une fois aboli, à la fin du XVIIIe ; siècle ou au début du XIXe ; - en Russie plus tard qu’ailleurs, en 1861, - à l’Etat féodal se substitue l’Etat capitaliste qui proclame la liberté pour tous, prétend être l’expression de la volonté de tous, nie être un Etat de classe ; alors, entre les socialistes, qui combattent pour la liberté du peuple tout entier, et l’Etat capitaliste, une lutte s’engage, qui a abouti aujourd’hui à la formation de la République socialiste des Soviets et qui gagne le monde entier.

Pour comprendre la lutte engagée contre le capital mondial, pour comprendre la nature de l’Etat capitaliste, il faut se rappeler que celui-ci, lorsqu’il se dressait contre la féodalité, allait au combat sous le mot d’ordre de liberté. L’abolition du servage, c’était la liberté pour les représentants de l’Etat capitaliste ; elle leur était avantageuse dans la mesure où, le servage disparu, les paysans pouvaient posséder en toute propriété la terre qu’ils avaient rachetée, ou le lot qu’ils avaient acquis au temps où ils payaient redevance, ce qui importait peu à l’Etat : il protégeait toute propriété, quelle qu’en fût l’origine, puisqu’il reposait sur la propriété privée. Les paysans devenaient des propriétaires dans tous les Etats civilisés modernes. L’Etat protégeait aussi la propriété privée là où le propriétaire remettait une partie de ses terres au paysan ; celui-ci devait dédommager le propriétaire par voie de rachat, à prix d’argent. En somme, l’Etat déclarait qu’il conserverait, pleine et entière, la propriété privée, à laquelle il accordait tout son appui, toute sa protection. L’Etat reconnaissait cette propriété en faveur de tout marchand, industriel ou fabricant. Et cette société, fondée sur la propriété privée, sur le pouvoir du capital, sur la subordination complète de tous les ouvriers et des masses paysannes laborieuses pauvres, cette société, dis-je, proclamait que sa domination était fondée sur la liberté. Luttant contre le servage, elle déclarait libre toute propriété et elle était particulièrement fière que l’Etat eût, soi-disant, cessé d’être un Etat de classe.

Or, l’Etat demeurait une machine qui aide les capitalistes à assujettir la paysannerie pauvre et la classe ouvrière ; mais extérieurement, il est libre. Il proclame le suffrage universel, déclare par la bouche de ses zélateurs, de ses avocats, de ses savants et de ses philosophes, qu’il n’est pas un Etat de classe. Même aujourd’hui, quand les Républiques socialistes soviétiques ont engagé la lutte contre lui, ils nous accusent de violer la liberté, d’édifier un Etat fondé sur la contrainte, sur la répression des uns par les autres, alors qu’ils représenteraient, eux, l’Etat démocratique, l’Etat de tout le peuple. Et aujourd’hui, à l’heure où la révolution socialiste a commencé dans le monde entier, où la révolution triomphe dans quelques pays, où la lutte contre le capital mondial s’est exacerbée, la question de l’Etat a acquis une importance extrême, elle est devenue, pourrait-on dire, la question la plus névralgique ; elle est au cœur de tous les problèmes politiques, de toutes les controverses politiques de notre temps.

Quelque parti que nous considérions, en Russie ou dans n’importe quel pays d’une civilisation relativement avancée, les discussions, les divergences, les opinions politiques y gravitent aujourd’hui presque toutes autour de la notion de l’Etat. L’Etat, dans un pays capitaliste, dans une république démocratique - comme en Suisse et en Amérique, notamment, - dans les républiques démocratiques les plus libres, est-il l’expression de la volonté populaire, la résultante de la décision générale, l’expression de la volonté nationale, etc., ou bien est-ce une machine permettant aux capitalistes de ce pays de maintenir leur pouvoir sur la classe ouvrière et la paysannerie ? C’est la question majeure autour de laquelle gravitent aujourd’hui dans le monde entier les débats politiques. Que dit-on du bolchevisme ? La presse bourgeoise vilipende les bolcheviks. Vous ne trouverez pas un journal qui ne reprenne contre eux l’accusation, devenue courante, de violer la démocratie. Si nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires, dans leur candeur d’âme (mais peut-être s’agit-il ici de tout autre chose que de candeur, ou bien d’une candeur qu’on dit pire que fourberie ?), pensent avoir découvert et inventé l’accusation, lancée contre les bolcheviks, de violer la liberté et la démocratie, ils s’abusent de la façon la plus comique. Il n’est pas à l’heure actuelle, dans les pays richissimes, un seul des journaux richissimes qui dépensent des dizaines de millions pour les diffuser, sèment le mensonge bourgeois et exaltent la politique impérialiste en dizaines de millions d’exemplaires, - il n’est pas, dis-je, un seul de ces journaux qui ne reprenne contre le bolchevisme ces arguments et ces accusations massues, à savoir que l’Amérique, l’Angleterre et la Suisse sont des Etats avancés, fondés sur la souveraineté du peuple, alors que la République bolchevique est un Etat de brigands qui ignore la liberté, que les bolcheviks portent atteinte à l’idée même de la souveraineté populaire et qu’ils ont été jusqu’à dissoudre la Constituante. Ces terribles accusations lancées contre les bolcheviks sont reprises dans le monde entier. Toutes, elles nous ramènent à cette question : qu’est-ce que l’Etat ? Pour comprendre ces accusations et pour s’y retrouver, pour les analyser en connaissance de cause et ne pas s’en rapporter uniquement aux bruits qui courent, pour se faire une opinion ferme, il faut bien comprendre ce qu’est l’Etat. Nous avons ici affaire à des Etats capitalistes de toute sorte, à toutes les théories qui ont été échafaudées avant la guerre pour les justifier. Afin d’aborder correctement la solution de ce problème, il convient d’envisager sous l’angle critique ces théories et ces idées.

Je vous ai déjà recommandé, pour vous faciliter la tâche, l’ouvrage d’Engels, l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, où il est dit précisément qu’aussi démocratique soit-il, tout Etat où existe la propriété privée de la terre et des moyens de production, où règne le capital, est un Etat capitaliste, une machine aux mains des capitalistes pour maintenir dans la soumission la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. Le suffrage universel, l’Assemblée constituante, le Parlement, ne sont que la forme, une sorte de lettre de change, qui ne changent rien au fond.

La forme que revêt la domination de l’Etat peut différer : le capital manifeste sa puissance d’une certaine façon là où existe une certaine forme, d’une autre façon là où la forme est autre ; mais, somme toute, le pouvoir reste aux mains du capital, que le régime soit censitaire ou non, même si la république est démocratique ; mieux encore : cette domination du capitalisme est d’autant plus brutale, d’autant plus cynique que la république est plus démocratique. Les Etats-Unis d’Amérique sont une des républiques les plus démocratiques au monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l’a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d’une poignée de milliardaires sur l’ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. Du moment qu’il existe, le capital règne sur toute la société, et aucune république démocratique, aucune loi électorale n’y change rien.

Par rapport à la féodalité, la république démocratique et le suffrage universel constituaient un immense progrès : ils ont permis au prolétariat d’atteindre à ce degré d’union, de cohésion, qui est le sien aujourd’hui ; de former les organisations disciplinées qui mènent une lutte systématique contre le capital. Rien de tel, ni même d’approchant, n’existait chez le paysan serf, sans parler des esclaves. Les esclaves, nous le savons, se révoltaient, provoquaient des émeutes, déclenchaient des guerres civiles, mais jamais ils ne purent constituer une majorité consciente, former des partis capables de diriger leur lutte, avoir une idée nette du but qu’ils poursuivaient ; et même aux moments les plus révolutionnaires de l’histoire, ils furent toujours des pions aux mains des classes dominantes. La république bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la société à l’échelle mondiale. L’humanité s’était mise en marche vers le capitalisme ; et seul le capitalisme, grâce à la culture des villes, a permis à la classe opprimée des prolétaires de prendre conscience d’elle-même et de créer un mouvement ouvrier mondial, d’organiser des millions d’ouvriers du monde entier en partis - les partis socialistes - qui dirigent en connaissance de cause la lutte des masses. Sans le parlementarisme. sans le principe électif, cette évolution de la classe ouvrière eût été impossible. Voilà pourquoi tout cela a acquis tant d’importance aux yeux des masses les plus larges. Voilà pourquoi le tournant semble si difficile. Les hypocrites fieffés, les savants et les curés ne sont pas seuls à entretenir et à défendre le mensonge bourgeois selon lequel l’Etat est libre et appelé à sauvegarder les intérêts de tous ; beaucoup de gens font leurs, en toute candeur, les vieux préjugés et ne parviennent pas à comprendre comment s’opère le passage de la vieille société capitaliste au socialisme. Ceux qui sont directement soumis à la bourgeoisie, qui sont assujettis au joug du capital ou sont corrompus par lui (le capital a à son service une foule de savants, d’artistes, de curés, etc., de toutes sortes), et aussi des hommes qui sont simplement influencés par les préjugés de la liberté bourgeoise, tous, dans le monde entier, sont partis en guerre contre le bolchevisme parce qu’au moment de sa fondation, la République des Soviets a rejeté ce mensonge bourgeois et déclaré ouvertement : vous prétendez que votre Etat est libre ; mais en réalité, tant qu’existe la propriété privée, votre Etat, fût-il une république démocratique, n’est qu’une machine aux mains des capitalistes pour réprimer les ouvriers, et cela apparaît d’autant plus clairement que l’Etat est plus libre. La Suisse en Europe, les Etats-Unis en Amérique, en sont un exemple. Nulle part la domination du capital n’est aussi cynique et impitoyable, et nulle part cela n’éclate autant que dans ces pays qui sont pourtant des républiques démocratiques, malgré leur savant maquillage, malgré tous les propos sur la démocratie pour les travailleurs, sur l’égalité de tous les citoyens. En réalité, en Suisse et en Amérique, c’est le capital qui règne, et on riposte aussitôt par la guerre civile à toutes les tentatives faites par les ouvriers pour obtenir une amélioration tant soit peu substantielle de leur sort. Ces pays sont ceux qui ont le moins de soldats, de troupes permanentes ; en Suisse il existe une milice, et tout Suisse a un fusil chez lui ; jusqu’à ces derniers temps, l’Amérique n’avait pas d’armée permanente. C’est pourquoi, quand une grève éclate, la bourgeoisie s’arme, recrute des soldats et réprime la grève ; et nulle part le mouvement ouvrier n’est aussi férocement réprimé qu’en Suisse et en Amérique, nulle part l’influence du capital ne se fait aussi fortement sentir au Parlement. La force du capital est tout, la Bourse est tout ; le Parlement, les élections ne sont que des marionnettes, des fantoches... Mais plus le temps passe, et plus les yeux des ouvriers s’ouvrent, plus l’idée du pouvoir des Soviets progresse, surtout après le sanglant carnage que nous venons de subir. La classe ouvrière se rend de mieux en mieux compte de la nécessité de lutter implacablement contre les capitalistes.

Quelles que soient les formes revêtues par la république, fût-elle la plus démocratique, si c’est une république bourgeoise, si la propriété privée de la terre, des usines et des fabriques y subsiste, et si le capital privé y maintient toute la société dans l’esclavage salarié, autrement dit si l’on n’y réalise pas ce que proclament le programme de notre Parti et la Constitution soviétique, cet Etat est une machine qui permet aux uns d’opprimer les autres. Et cette machine, nous la remettrons aux mains de la classe qui doit renverser le pouvoir du capital. Nous rejetterons tous les vieux préjugés selon lesquels l’Etat, c’est l’égalité générale. Ce n’est qu’un leurre ; tant que l’exploitation subsiste, l’égalité est impossible. Le grand propriétaire foncier ne peut être l’égal de l’ouvrier, ni l’affamé du repu. Cet appareil qu’on appelait l’Etat, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, ajoutant foi aux vieilles fables d’après lesquelles l’Etat, c’est le pouvoir du peuple entier, - le prolétariat le rejette et dit : c’est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l’avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d’exploiter autrui, qu’il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu’il n’y aura plus de gavés d’un côté et d’affamés de l’autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n’y aura plus d’Etat, plus d’exploitation. Tel est le point de vue de notre Parti communiste. J’espère que nous reviendrons à cette question dans les conférences qui suivront, et à plus d’une reprise.

L’ETAT ET LA REVOLUTION

LENINE

1. L’ETAT, PRODUIT DE CONTRADICTIONS DE CLASSES INCONCILIABLES

Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd’hui "Marxistes" - ne riez pas ! Et les savants bourgeois allemands, hier encore spécialisés dans l’extermination du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx "national-allemand", qui aurait éduqué ces associations ouvrières si admirablement organisées pour la conduite d’une guerre de rapine !

Devant cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme, notre tâche est tout d’abord de rétablir la doctrine de Marx sur l’Etat. Pour cela, il est nécessaire d’emprunter toute une série de longues citations aux oeuvres mêmes de Marx et d’Engels. Sans doute ces longues citations alourdiront-elles l’exposé et ne contribueront-elles nullement à le rendre plus populaire. Mais il est absolument impossible de s’en dispenser. Tous les passages ou, du moins, tous les passages décisifs des oeuvres de Marx et d’Engels sur l’Etat doivent absolument être reproduits aussi complètement que possible afin que le lecteur puisse lui-même se représenter l’ensemble des conceptions des fondateurs du socialisme scientifique et le développement de ces conceptions, et aussi pour que leur déformation par le "kautskisme" aujourd’hui prédominant soit démontrée, documents à l’appui, et mise en évidence.

Commençons par l’ouvrage le plus répandu de F. Engels : L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat , dont une sixième édition parut à Stuttgart dès 1894. Il nous faudra traduire les citations d’après les originaux allemands, parce que les traductions russes, bien que très nombreuses, sont la plupart du temps ou incomplètes ou très défectueuses.

"L’Etat, dit Engels en tirant les conclusions de son analyse historique, n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas d’avantage "la réalité de l’idée morale", "l’image et la réalité de la raison", comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’"ordre" ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’Etat" (pp. 177-178 de la sixième édition allemande).

Ici se trouve exprimée en toute clarté l’idée fondamentale du marxisme sur le rôle historique et la signification de l’Etat. L’Etat est le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables. L’Etat surgit là, au moment et dans la mesure où, objectivement, les contradictions de classes ne peuvent être conciliées. Et inversement : l’existence de l’Etat prouve que les contradictions de classes sont inconciliables.

C’est précisément sur ce point essentiel et capital que commence la déformation du marxisme, déformation qui suit deux lignes principales.

D’une part, les idéologues bourgeois et surtout petits-bourgeois, obligés sous la pression de faits historiques incontestables de reconnaître que l’Etat n’existe que là où existent les contradictions de classes et la lutte des classes, "corrigent" Marx de telle sorte que l’Etat apparaît comme un organe de conciliation des classes. Selon Marx, l’Etat ne pourrait ni surgir, ni se maintenir, si la conciliation des classes était possible. Selon les professeurs et publicistes petits-bourgeois et philistins - qui se réfèrent abondamment et complaisamment à Marx ! - l’Etat a précisément pour rôle de concilier les classes. Selon Marx, l’Etat est un organisme de domination de classe, un organisme d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la création d’un "ordre" qui légalise et affermit cette oppression en modérant le conflit de classes. Selon l’opinion des politiciens petits-bourgeois, l’ordre est précisément la conciliation des classes, et non l’oppression d’une classe par une autre ; modérer le conflit, c’est concilier, et non retirer certains moyens et procédés de combat aux classes opprimées en lutte pour le renversement des oppresseurs.

Ainsi, dans la révolution de 1917, quand le problème de la signification et du rôle de l’Etat se posa dans toute son ampleur, pratiquement, comme un problème d’action immédiate et, qui plus est, d’action de masse, socialistes-révolutionnaires et menchéviks versèrent tous, d’emblée et sans réserve, dans la théorie petite-bourgeoise de la "conciliation" des classes par l’"Etat". D’innombrables résolutions et articles d’hommes politiques de ces deux partis sont tout imprégnés de cette théorie petite-bourgeoise et philistine de la "conciliation". Que l’Etat soit l’organisme de domination d’une classe déterminée, qui ne peut pas être conciliée avec son antipode (avec la classe qui lui est opposée), c’est ce que la démocratie petite-bourgeoise ne peut jamais comprendre. L’attitude que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks observent envers l’Etat est une des preuves les plus évidentes qu’ils ne sont pas du tout des socialistes (ce que nous, bolchéviks, avons toujours démontré), mais des démocrates petits-bourgeois à phraséologie pseudo-socialiste.

D’autre part, il y a la déformation "kautskiste" du marxisme, qui est beaucoup plus subtile. "Théoriquement", on ne conteste ni que l’Etat soit un organisme de domination de classe, ni que les contradictions de classes soient inconciliables. Mais on perd de vue ou l’on estompe le fait suivant : si l’Etat est né du fait que les contradictions de classes sont inconciliables, s’il est un pouvoir placé au-dessus de la société et qui "lui devient de plus en lus étranger ", il est clair que l’affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi sans la suppression de l’appareil du pouvoir d’Etat qui a été créé par la classe dominante et dans lequel est matérialisé ce caractère "étranger". Cette conclusion, théoriquement claire par elle-même, Marx l’a tirée avec une parfaite précision, comme nous le verrons plus loin, de l’analyse historique concrète des tâches de la révolution. Et c’est précisément cette conclusion que Kautsky - nous le montrerons en détail dans la suite de notre exposé - a ... "oubliée" et dénaturée.

2. DETACHEMENTS SPECIAUX D’HOMMES ARMES, PRISONS, ETC.

"Par rapport à l’ancienne organisation gentilice [tribale ou clanale], poursuit Engels, l’Etat se caractérise en premier lieu par la répartition de ses ressortissants d’après le territoire. "

Cette répartition nous paraît "naturelle", mais elle a nécessité une lutte de longue haleine contre l’ancienne organisation par tribus ou par clans.

"En second lieu vient l’institution d’une force publique qui ne coïncide plus directement avec la population s’organisant elle-même en force armée. Cette force publique particulière est nécessaire, parce qu’une organisation armée autonome de la population est devenue impossible depuis la scission en classes... Cette force publique existe dans chaque Etat ; elle ne se compose pas seulement d’hommes armés, mais aussi d’annexes matérielles, de prisons et d’établissements pénitentiaires de toutes sortes, qu’ignorait la société gentilice [clanale]."

Engels développe la notion de ce "pouvoir" qui s’appelle l’Etat, pouvoir issu de la société, mais se plaçant au-dessus d’elle et lui devenant de plus en plus étranger. Ce pouvoir, en quoi consiste-t-il principalement ? En des détachements spéciaux d’hommes armés, disposant de prisons, etc.

Nous avons le droit de parler de détachements spéciaux d’hommes armés, parce que la force publique propre à tout Etat "ne coïncide plus directement" avec la population armée, avec l’"organisation armée autonome de la population".

Comme tous les grands penseurs révolutionnaires, Engels a soin d’attirer l’attention des ouvriers conscients précisément sur ce qui apparaît au philistinisme dominant, comme la chose la moins digne de retenir l’attention, la plus coutumière et consacrée par des préjugés non seulement tenaces, mais, pourrait-on dire, pétrifiés. L’armée permanente et la police sont les principaux instruments de la force du pouvoir d’Etat ; mais comment pourrait-il en être autrement ?

Pour l’immense majorité des Européens de la fin du XIXe siècle, auxquels s’adressait Engels et qui n’avaient ni vécu ni observé de près une seule grande révolution, il ne pouvait en être autrement. Ils ne comprenaient pas du tout ce qu’est l’"organisation armée autonome de la population". A la question de savoir pourquoi est apparue la nécessité de détachements spéciaux d’hommes armés (police, armée permanente), placés au-dessus de la société et lui devenant étrangers, les philistins des pays d’Europe occidentale et de Russie sont enclins à répondre par deux-trois phrases empruntées a Spencer ou à Mikhaïlovski, en rappelant la complication croissante de la vie sociale, la différenciation des fonctions, etc.

Ce rappel a une apparence "scientifique" ; il endort admirablement le vulgaire en estompant le principal, l’essentiel : la division de la société en classes irrémédiablement hostiles.

Sans cette division, l’"organisation armée autonome de la population" se distinguerait par sa complexité, le niveau élevé de sa technique, etc., de l’organisation primitive d’une troupe de singes s’armant de bâtons, ou de celle d’hommes primitifs ou associés en clans, mais elle serait possible.

Elle est impossible parce que la société civilisée est scindée en classes hostiles et, qui plus est, irrémédiablement hostiles, dont l’armement "autonome" entraînerait une lutte armée entre elles. L’Etat se forme ; il se crée une force spéciale, des détachements spéciaux d’hommes armés, et chaque révolution, en détruisant l’appareil d’Etat, nous montre de la façon la plus évidente comment la classe dominante s’efforce de reconstituer les détachements spéciaux d’hommes armés qui la servaient, et comment la classe opprimée s’efforce de créer une nouvelle organisation de ce genre, capable de servir non les exploiteurs, mais les exploités.

Dans le passage cité, Engels pose théoriquement le problème que toute grande révolution nous pose pratiquement, concrètement et à l’échelle d’une action de masse, à savoir : le problème des rapports entre les détachements "spéciaux" d’homme armés et l"organisation armée autonome de la population". Nous verrons comment ce problème est illustré concrètement par l’expérience des révolutions européennes et russes.

Mais revenons à l’exposé d’Engels.

Il montre que parfois, dans certaines régions de l’Amérique du Nord, par exemple, cette force publique est faible (il s’agit - exception bien rare dans la société capitaliste - de ces régions de l’Amérique du Nord où, dans la période préimpérialiste, prédominait le colon libre), mais que, d’une façon générale, elle se renforce :

"... elle se renforce à mesure que les contradictions de classes s’accentuent à l’intérieur de l’Etat et que les Etats limitrophes deviennent plus grands et plus peuplés ; considérons plutôt notre Europe actuelle, où la lutte des classes et la rivalité de conquêtes ont fait croître à tel point la force publique qu’elle menace de dévorer la société entière, et même l’Etat."

Ces lignes furent écrites, au plus tard, au début des années 90. La dernière préface d’Engels est datée du 16 juin 1891. A cette époque, le tournant opéré vers l’impérialisme, - domination absolue des trusts, toute-puissance des grosses banques, grande politique coloniale, etc., - ne faisait que s’amorcer en France ; il s’annonçait à peine en Amérique du Nord et en Allemagne. Depuis, la "rivalité de conquêtes" a fait un pas de géant, d’autant plus que peu après 1910 le globe s’est trouvé définitivement partagé entre ces "conquérants rivaux", c’est-à-dire entre les grandes puissances spoliatrices. Les armements militaires et navals se sont depuis lors démesurément accrus, et pendant la guerre de rapine de 1914-1917 pour la domination de l’Angleterre ou de l’Allemagne sur le monde, pour le partage du butin un pouvoir d’Etat rapace a "dévoré" toutes les forces de la société à un tel point qu’on se trouve au seuil d’une catastrophe totale.

Engels a su montrer dès 1891 que la "rivalité de conquêtes" était un des principaux traits distinctifs de la politique extérieure des grandes puissances, tandis qu’en 1914-1917, à un moment où cette même rivalité, énormément aggravée, a engendré la guerre impérialiste, les gredins du social-chauvinisme camouflent la défense des intérêts spoliateurs de "leur" bourgeoisie par des phrases sur la "défense de la patrie", "la défense de la république et de la révolution", etc. !

3. L’ETAT, INSTRUMENT POUR L’EXPLOITATION DE LA CLASSE OPPRIMEE

Pour entretenir une force publique spéciale, placée au-dessus de la société, il faut des impôts et une dette publique.

"Disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts, écrit Engels, les fonctionnaires, comme organes de la société, sont placés au-dessus de la société. La libre estime qu’on témoignait de plein gré aux organes de l’organisation gentilice [clanale] ne leur suffit point, même en supposant qu’ils pourraient en jouir..." Des lois d’exception ont été décrétées proclamant la sainteté et l’inviolabilité des fonctionnaires. "Le plus vil policier a plus d’"autorité" que le représentant du clan, mais même le chef militaire d’un Etat civilisé peut envier au représentant d’un clan l’"estime spontanée" dont il jouissait dans la société.

Le problème de la situation privilégiée des fonctionnaires en tant qu’organes du pouvoir d’Etat se trouve ainsi posé. L’essentiel est de savoir ce qui les place au-dessus de la société. Nous verrons comment cette question de théorie fut résolue dans la pratique par la Commune de Paris en 1871, et estompée dans un esprit réactionnaire par Kautsky en 1912.

"Comme l’Etat est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée." Non seulement l’Etat antique et l’Etat féodal furent les organes de l’exploitation des esclaves et des serfs, mais "l’Etat représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le Capital. Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’Etat, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre." Telle la monarchie absolue des XVIIe et XVIIIe siècles, tel le bonapartisme du Premier et du Second Empire en France, tel le régime de Bismarck en Allemagne.

Tel, ajouterons-nous, le gouvernement Kérenski dans la Russie républicaine, après qu’il a commencé à persécuter le prolétariat révolutionnaire, à un moment où les Soviets, du fait qu’ils sont dirigés par des démocrates petits-bourgeois, sont déjà impuissants, tandis que la bourgeoisie n’est pas encore assez forte pour les dissoudre purement et simplement.

Dans la république démocratique, poursuit Engels, "la richesse exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre", à savoir : premièrement, par la "corruption directe des fonctionnaires" (Amérique) ; deuxièmement, par l’"alliance entre le gouvernement et la Bourse" (France et Amérique).

Aujourd’hui, dans les républiques démocratiques quelles qu’elles soient, l’impérialisme et la domination des banques ont "développé", jusqu’à en faire un art peu commun, ces deux moyens de défendre et de mettre en oeuvre la toute-puissance de la richesse. Si, par exemple, dès les premiers mois de la république démocratique de Russie, pendant la lune de miel, pourrait-on dire, du mariage des "socialistes" - socialistes-révolutionnaires et menchéviks - avec la bourgeoisie au sein du gouvernement de coalition, M. Paltchinski a saboté toutes les mesures visant à juguler les capitalistes et à refréner leurs exactions, leur mise au pillage du Trésor par le biais des fournitures militaires ; et si ensuite M. Paltchinski, sorti du ministère (et remplacé naturellement par un autre Paltchinski, tout pareil), est "gratifié" par les capitalistes d’une sinécure comportant un traitement de 120 000 roubles par an, qu’est-ce donc que cela ? De la corruption directe ou indirecte ? Une alliance du gouvernement avec les syndicats capitalistes, ou des relations amicales ? Quel rôle jouent les Tchernov et les Tsérétéli, les Avksentiev et les Skobélev ? Sont-ils les alliés "directs" ou seulement indirects des millionnaires dilapidateurs des deniers publics ?

La toute-puissance de la "richesse" est plus sûre en république démocratique, parce qu’elle ne dépend pas des défauts de l’enveloppe politique du capitalisme. La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme ; aussi bien le Capital, après s’en être emparé (par l’entremise des Paltchinski, Tchernov, Tsérétéli et Cie), assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, que celui-ci ne peut être ébranlé par aucun changement de personnes, d’institutions ou de partis dans la république démocratique bourgeoise.

Il faut noter encore qu’Engels est tout à fait catégorique lorsqu’il qualifie le suffrage universel d’instrument de domination de la bourgeoisie. Le suffrage universel, dit-il, tenant manifestement compte de la longue expérience de la social-démocratie allemande, est :

"... l’indice qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l’Etat actuel."

Les démocrates petits-bourgeois tels que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks, de même que leurs frères jumeaux, tous les social-chauvins et opportunistes de l’Europe occidentale, attendent précisément quelque chose "de plus" du suffrage universel. Ils partagent eux-mêmes et inculquent au peuple cette idée fausse que le suffrage universel, "dans l’Etat actuel ", est capable de traduire réellement la volonté de la majorité des travailleurs et d’en assurer l’accomplissement.

Nous ne pouvons ici que relever cette idée fausse, en indiquant simplement que la déclaration absolument claire, précise et concrète d’Engels est altérée à chaque instant dans la propagande et l’agitation des partis socialistes "officiels" (c’est-à-dire opportunistes). La suite de notre exposé des vues de Marx et d’Engels sur l’Etat "actuel " explique en détail toute la fausseté de la conception que réfute ici Engels.

Voici en quels termes celui-ci donne, dans son ouvrage le plus populaire, le résumé d’ensemble de ses conceptions :

"L’Etat n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’Etat et du pouvoir d’Etat. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’Etat une nécessité. Nous nous rapprochons maintenant à pas rapide d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’Etat tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’Etat là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze."

On ne rencontre pas souvent cette citation dans la littérature de propagande et d’agitation de la social-démocratie contemporaine. Mais, même lorsqu’elle se rencontre, on la reproduit le plus souvent comme si l’on voulait s’incliner devant une icône, c’est-à-dire rendre officiellement hommage à Engels, sans le moindre effort de réflexion sur l’étendue et la profondeur de la révolution qu’implique cette "relégation de toute la machine de l’Etat au musée des antiquités". La plupart du temps, il ne semble même pas que l’on comprenne ce qu’Engels veut dire par machine de l’Etat.

4. "EXTINCTION" DE L’ETAT ET REVOLUTION VIOLENTE

Les formules d’Engels sur l’"extinction de l’Etat" jouissent d’une si large notoriété, elles sont si fréquemment citées, elle mettent si bien en relief ce qui fait le fond même de la falsification habituelle du marxisme accommodé à la sauce opportuniste qu’il est nécessaire de s’y arrêter plus longuement. Citons en entier le passage d’où elles sont tirées :

"Le prolétariat s’empare du pouvoir d’Etat et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’Etat. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toues les différences de classes et oppositions de classes et également en tant qu’Etat. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’Etat, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’Etat était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était l’Etat de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’antiquité, Etat des citoyens propriétaires d’esclaves ; au moyen âge, de la noblesse féodale ; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat. Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n’est pas "aboli", il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l’"Etat populaire libre", tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique ; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’Etat doit être aboli du jour au lendemain" (Anti-Dühring, Monsieur E. Dühring bouleverse la science, pp. 301-303 de la 3e édit. allemande).

On peut dire, sans crainte de se tromper, que ce raisonnement d’Engels, si remarquable par sa richesse de pensée, n’a laissé, dans les partis socialistes d’aujourd’hui, d’autre trace de pensée socialiste que la notion d’après laquelle l’Etat "s’éteint", selon Marx, contrairement à la doctrine anarchiste de l’"abolition" de l’Etat. Tronquer ainsi le marxisme, c’est le réduire à l’opportunisme ; car, après une telle "interprétation", il ne reste que la vague idée d’un changement lent, égal, graduel, sans bonds ni tempêtes, sans révolution. L’"extinction" de l’Etat, dans la conception courante, généralement répandue dans les masses, c’est sans aucun doute la mise en veilleuse, sinon la négation, de la révolution.

Or, pareille "interprétation" n’est qu’une déformation des plus grossières du marxisme, avantageuse pour la seule bourgeoisie et théoriquement fondée sur l’oubli des circonstances et des considérations essentielles indiquées, par exemple, dans les "conclusions" d’Engels que nous avons reproduites in extenso.

Premièrement. Au début de son raisonnement, Engels dit qu’en prenant possession du pouvoir d’Etat, le prolétariat "supprime par là l’Etat en tant qu’Etat". On "n’a pas coutume" de réfléchir à ce que cela signifie. D’ordinaire, ou bien l’on en méconnaît complètement le sens, ou bien l’on y voit, de la part d’Engels, quelque chose comme une "faiblesse Hégélienne". En réalité, ces mots expriment en raccourci l’expérience d’une des plus grandes révolutions prolétariennes, l’expérience de la Commune de Paris de 1871, dont nous parlerons plus longuement en son lieu.

Engels parle ici de la "suppression", par la révolution prolétarienne, de l’Etat de la bourgeoisie , tandis que ce qu’il dit de l’"extinction" se rapporte à ce qui subsiste de l’Etat prolétarien , après la révolution socialiste. L’Etat bourgeois, selon Engels, ne "s’éteint" pas ; il est "supprimé" par le prolétariat au cours de la révolution. Ce qui s’éteint après cette révolution, c’est l’Etat prolétarien, autrement dit un demi-Etat.

Deuxièmement. L’Etat est un "pouvoir spécial de répression". Cette définition admirable et extrêmement profonde d’Engels est énoncée ici avec la plus parfaite clarté. Et il en résulte qu’à ce "pouvoir spécial de répression" exercé contre le prolétariat par la bourgeoisie, contre des millions de travailleurs par une poignée de riches, doit se substituer un "pouvoir spécial de répression" exercé contre la bourgeoisie par le prolétariat (la dictature du prolétariat). C’est en cela que consiste la "suppression de l’Etat en tant qu’Etat". Et c’est en cela que consiste l’"acte" de prise de possession des moyens de production au nom de la société. Il va de soi que pareil remplacement d’un "pouvoir spécial" (celui de la bourgeoisie) par un autre "pouvoir spécial" (celui du prolétariat) ne peut nullement se faire sous forme d’"extinction".

Troisièmement. Cette "extinction" ou même, pour employer une expression plus imagée et plus saillante, cette "mise en sommeil", Engels la rapporte sans aucune ambiguïté possible à l’époque consécutive à la "prise de possession des moyens de production par l’Etat au nom de toute la société", c’est-à-dire consécutive à la révolution socialiste. Nous savons tous qu’à ce moment-là la forme politique de l’"Etat" est la démocratie la plus complète. Mais il ne vient à l’esprit d’aucun des opportunistes qui dénaturent sans vergogne le marxisme qu’il s’agit en ce cas, chez Engels, de la "mise en sommeil" et de l’"extinction" de la démocratie. Cela paraît fort étrange à première vue. Pourtant, ce n’est "inintelligible" que pour quiconque n’a pas réfléchi à ce fait que la démocratie, c’est aussi un Etat et que, par conséquent, lorsque l’Etat aura disparu, la démocratie disparaîtra également. Seule la révolution peut "supprimer" l’Etat bourgeois. L’Etat en général, c’est-à-dire la démocratie la plus complète, ne peut que "s’éteindre".

Quatrièmement. En formulant sa thèse fameuse : "l’Etat s’éteint", Engels explique concrètement qu’elle est dirigée et contre les opportunistes et contre les anarchistes. Et ce qui vient en premier lieu chez Engels, c’est la conclusion, tirée de sa thèse sur l’"extinction" de l’Etat, qui vise les opportunistes.

On peut parier que sur 10 000 personnes qui ont lu quelque chose à propos de l’"extinction" de l’Etat ou en ont entendu parler, 9 990 ignorent absolument ou ne se rappellent plus que les conclusions de cette thèse, Engels ne les dirigeait pas uniquement contre les anarchistes. Et, sur les dix autres personnes, neuf à coup sûr ne savent pas ce que c’est que l’"Etat populaire libre" et pourquoi, en s’attaquant à ce mot d’ordre, on s’attaque aussi aux opportunistes. Ainsi écrit-on l’histoire ! Ainsi accommode-t-on insensiblement la grande doctrine révolutionnaire au philistinisme régnant. La conclusion contre les anarchistes a été mille fois reprise, banalisée, enfoncée dans la tête de la façon la plus simpliste ; elle a acquis la force d’un préjugé. Quant à la conclusion contre les opportunistes, on l’a estompée et "oubliée" !

L’"Etat populaire libre" était une revendication inscrite au programme des social-démocrates allemands des années 70 et qui était devenue chez eux une formule courante. Ce mot d’ordre, dépourvu de tout contenu politique, ne renferme qu’une traduction petite-bourgeoise et emphatique du concept de démocratie. Dans la mesure où l’on y faisait légalement allusion à la république démocratique, Engels était disposé à "justifier", "pour un temps", ce mot d’ordre à des fins d’agitation. Mais c’était un mot d’ordre opportuniste, car il ne tendait pas seulement à farder la démocratie bourgeoise ; il marquait encore l’incompréhension de la critique socialiste de tout Etat en général. Nous sommes pour la république démocratique en tant que meilleure forme d’Etat pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous n’avons pas le droit d’oublier que l’esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique. Ensuite, tout Etat est un "pouvoir spécial de répression" dirigé contre la classe opprimée. Par conséquent, aucun Etat n’est ni libre, ni populaire. Cela, Marx et Engels l’ont maintes fois expliqué à leurs camarades de parti dans les années 70.

Cinquièmement. Ce même ouvrage d’Engels, dont tout le monde se rappelle qu’il contient un raisonnement au sujet de l’extinction de l’Etat, en renferme un autre sur l’importance de la révolution violente. L’appréciation historique de son rôle se transforme chez Engels en un véritable panégyrique de la révolution violente. De cela, "nul ne se souvient" ; il n’est pas d’usage, dans les partis socialistes de nos jours, de parler de l’importance de cette idée, ni même d’y penser ; dans la propagande et l’agitation quotidiennes parmi les masses, ces idées ne jouent aucun rôle. Et pourtant, elles sont indissolublement liées à l’idée de l’"extinction" de l’Etat avec laquelle elles forment un tout harmonieux.

Voici ce raisonnement d’Engels :

"... que la violence joue encore dans l’histoire un autre rôle [que celui d’être source du mal], un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes - de cela, pas un mot chez M. Dühring. C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, - par malheur ! Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en présence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution victorieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !" (Anti-Dühring , p. 193 de la 3e édit. allemande, fin du chapitre IV, 2e partie.)

Comment peut-on concilier dans une même doctrine ce panégyrique de la révolution violente qu’Engels n’a cessé de faire entendre aux social-démocrates allemands de 1878 à 1894, c’est-à-dire jusqu’à sa mort même, et la théorie de l’"extinction" de l’Etat ?

D’ordinaire, on les concilie d’une manière éclectique, par un procédé empirique ou sophistique, en prenant arbitrairement (ou pour complaire aux détenteurs du pouvoir) tantôt l’un, tantôt l’autre de ces raisonnements ; et c’est l’"extinction" qui, 99 fois sur 100 sinon plus, est mise au premier plan. L’éclectisme se substitue à la dialectique : c’est, à l’égard du marxisme, la chose la plus accoutumée, la plus répandue dans la littérature social-démocrate officielle de nos jours. pareil substitution n’est certes pas une nouveauté : on a pu l’observer même dans l’histoire de la philosophie grecque classique. Dans la falsification opportuniste du marxisme, la falsification éclectique de la dialectique est celle qui trompe les masses avec le plus de facilité ; elle leur donne un semblant de satisfaction, affecte de tenir compte de tous les aspects du processus, de toutes les tendances de l’évolution, de toutes les influences contradictoires, etc., mais, en réalité, elle ne donne aucune idée cohérente et révolutionnaire du développement de la société.

Nous avons déjà dit plus haut, et nous le montrerons plus en détail dans la suite de notre exposé, que la doctrine de Marx et d’Engels selon laquelle une révolution violente est inéluctable concerne l’Etat bourgeois. Celui-ci ne peut céder la place à l’Etat prolétarien (à la dictature du prolétariat) par voie d’"extinction", mais seulement, en règle générale, par une révolution violente. Le panégyrique que lui consacre Engels s’accorde pleinement avec de nombreuses déclarations de Marx (rappelons-nous la conclusion de la Misère de la philosophie et du Manifeste communiste proclamant fièrement, ouvertement, que la révolution violente est inéluctable ; rappelons-nous la critique du programme de Gotha en 1875, près de trente ans plus tard, où Marx flagelle implacablement l’opportunisme de ce programme). Ce panégyrique n’est pas le moins du monde l’effet d’un "engouement", ni une déclamation, ni une boutade polémique. La nécessité d’inculquer systématiquement aux masses cette idée - et précisément celle-là - de la révolution violente est à la base de toute la doctrine de Marx et Engels. La trahison de leur doctrine par les tendances social-chauvines et kautskistes, aujourd’hui prédominantes, s’exprime avec un relief singulier dans l’oubli par les partisans des unes comme des autres, de cette propagande, de cette agitation.

Sans révolution violente, il est impossible de substituer l’Etat prolétarien à l’Etat bourgeois. La suppression de l’Etat prolétarien, c’est-à-dire la suppression de tout Etat, n’est possible que par voie d’"extinction".

Marx et Engels ont développé ces vues d’une façon détaillée et concrète, en étudiant chaque situation révolutionnaire prise à part, en analysant les enseignements tirés de l’expérience de chaque révolution. Nous en arrivons à cette partie, incontestablement la plus importante, de leur doctrine.

suite...

l’Etat et la Commune

et encore ...

fin

LEON TROTSKY

SUR L’ETAT A L’EPOQUE STALINIENNE

Le centrisme "en général" et le centrisme de la bureaucratie stalinienne

Les erreurs de la direction de l’Internationale communiste et, par là même, du Parti communiste allemand appartiennent, pour reprendre la terminologie bien connue de Lénine, à "la série des sottises ultra-gauches". Même les gens intelligents peuvent commettre des sottises, surtout dans leur jeunesse. Mais, comme le conseillait déjà Heine, il ne faut pas en abuser. Quand des sottises politiques d’un certain type sont commises systématiquement, durant une longue période, de plus sur des questions fort importantes, elles cessent d’être de simples sottises et deviennent une orientation. De quelle orientation s’agit-il ? A quels besoins historiques répond-elle ? Quelles sont ses racines sociales ?

La base sociale de l’ultra-gauchisme varie selon les pays et les époques. L’anarchisme, le blanquisme et leurs différentes combinaisons, y compris la plus récente : l’anarcho-syndicalisme, sont les expressions les plus achevées de l’ultra-gauchisme. Ces courants, qui s’étaient développés principalement dans les pays latins, avaient pour base sociale l’ancienne petite industrie classique de Paris. Sa persistance a donné une importance indéniable aux différentes variétés françaises de l’ultra-gauchisme et leur a permis jusqu’à un certain point d’exercer une influence idéologique sur le mouvement ouvrier des autres pays. Le développement de la grande industrie en France, la guerre et la Révolution russe ont brisé l’épine dorsale de l’anarcho-syndicalisme. Rejeté au second plan, il s’est transformé en un opportunisme de mauvais aloi. A ces deux stades de son développement, le syndicalisme français est dirigé par le même Jouhaux : les temps changent et nous avec.

L’anarcho-syndicalisme espagnol n’a réussi à conserver une apparence révolutionnaire que dans une situation de stagnation politique. La révolution, en posant brutalement tous les problèmes, a forcé les dirigeants anarcho-syndicalistes à abandonner l’ultra-gauchisme et à révéler leur nature opportuniste. On peut être certain que la révolution espagnole chassera les préjugés syndicalistes de leur dernier refuge latin.

Des éléments anarchistes et blanquistes sont présents dans tous les autres courants et groupes ultra-gauches. A la périphérie du grand mouvement révolutionnaire on a toujours observé des manifestations de putschisme et d’aventurisme, dont les agents sont soit des couches arriérées, souvent semi-artisanales, d’ouvriers, soit des intellectuels, compagnons de route. Mais en général, ce type d’ultra-gauchisme n’a pas de signification historique indépendante et présente le plus souvent un caractère épisodique.

Dans les pays en retard du point de vue historique qui doivent accomplir leur révolution bourgeoise, alors qu’il existe déjà un mouvement ouvrier mondial développé, l’intelligentsia de gauche introduit souvent dans le mouvement semi-spontané des masses, principalement petites bourgeoises, les mots d’ordre et les méthodes les plus extrémistes. Telle est la nature des partis petits bourgeois comme celui des "socialistes révolutionnaires" russes avec leur tendance au putschisme, à la terreur individuelle, etc. Du fait de l’existence de partis communistes en Orient, il est peu probable que des groupes aventuristes indépendants acquièrent l’importance des socialistes révolutionnaires russes. Par contre, des éléments aventuristes peuvent exister dans les rangs des jeunes partis communistes orientaux. Pour ce qui est des socialistes révolutionnaires russes, ils se transformèrent sous l’influence de l’évolution de la société bourgeoise, en parti de la petite bourgeoisie impérialiste et adoptèrent une position contre-révolutionnaire à l’égard de la Révolution d’Octobre.

Il est clair que l’ultra-gauchisme de l’Internationale communiste à l’heure actuelle n’entre dans aucune des catégories décrites ci-dessus. Le principal parti de l’Internationale communiste, le Parti communiste de l’Union soviétique, s’appuie manifestement sur le prolétariat industriel et se rattache, bien ou mal, aux traditions révolutionnaires du bolchevisme, La majorité des autres sections de l’Internationale communiste sont des organisations prolétariennes. Le fait que la politique ultra-gauche du communisme officiel sévit uniformément et simultanément dans les différents pays où les conditions sont différentes, ne témoigne-t-il pas que ce courant n’a pas de racines sociales communes ? Ce cours ultra-gauche qui présente partout le même caractère "de principe" est appliqué en Chine et en Grande-Bretagne. Où faut-il donc chercher l’origine de ce nouvel ultra-gauchisme ?

Une circonstance très importante complique mais en même temps éclaire ce problème : l’ultra-gauchisme n’est absolument pas un trait constant fondamental de la direction actuelle de l’Internationale communiste. Ce même appareil, pour la majorité de ses membres, a mené jusqu’en 1928 une politique ouvertement opportuniste, rejoignant le menchevisme sur de nombreux points très importants. Dans les années 1924-1927, les accords avec les réformistes étaient considérés comme obligatoires ; de plus, il était admis que le parti renonce à son indépendance, à sa liberté de critique et même à sa base de classe prolétarienne [1].

Aussi, ne s’agit-il pas d’un courant ultra-gauche particulier, mais du long zigzag ultra-gauche d’un courant qui, dans le passé, a prouvé sa capacité à accomplir de violents zigzags ultra-droitiers. Ces indices laissent penser qu’il s’agit du centrisme.

Pour parler de façon formelle et descriptive, tous les courants du prolétariat et de sa périphérie qui se situent entre le réformisme et le marxisme et qui représentent le plus souvent les différentes étapes menant du réformisme au marxisme, et inversement, relèvent du centrisme. Le marxisme, comme le réformisme, a une base sociale stable. Le marxisme exprime les intérêts historiques du prolétariat. Le réformisme correspond à la situation privilégiée de la bureaucratie et de l’aristocratie ouvrières dans l’Etat capitaliste. Le centrisme que nous avons connu dans le passé n’avait ni ne pouvait avoir de base sociale propre. Les différentes couches du prolétariat se rapprochent de l’orientation révolutionnaire par des chemins et à des rythmes différents. Dans les périodes d’expansion industrielle prolongée ou encore dans les périodes de reflux politique, après une défaite, différentes couches du prolétariat glissent politiquement de la gauche vers la droite et se heurtent à d’autres couches qui commencent à évoluer vers la gauche. Différents groupes, freinés à certaines étapes de leur évolution, se trouvent des chefs temporaires, suscitent leurs propres programmes et organisations. On comprend ainsi quelle diversité de courants la notion de "centrisme" recouvre ! Selon leur origine, leur composition sociale, leur orientation, ces différents groupes peuvent entrer en conflit aigu les uns avec les autres, sans cesser pour autant d’être des variétés du centrisme.

Si le centrisme en général joue d’habitude le rôle de caution de gauche du réformisme, il n’est pas pour autant possible d’apporter de réponse définitive à la question : auquel des deux camps principaux, marxiste ou réformiste, appartient telle déviation centriste ? Ici, plus que partout ailleurs, il faut chaque fois analyser le contenu concret du processus et les tendances internes de son évolution. Ainsi, certaines erreurs politiques de Rosa Luxemburg peuvent être caractérisées avec une relative justesse théorique, comme centristes de gauche. On peut même aller plus loin et affirmer que la majorité des divergences de Rosa Luxemburg avec Lénine étaient dues à une déviation centriste plus ou moins importante. Seuls les bureaucrates impudents et ignorants de l’Internationale communiste peuvent ranger le luxemburgisme, en tant que courant historique, dans le centrisme. Il est inutile de rappeler que les "chefs" actuels de l’Internationale communiste, à commencer par Staline, n’arrivent pas à la cheville de la grande révolutionnaire tant politiquement que théoriquement et moralement.

Certains critiques qui n’ont pas assez réfléchi au fond de la question ont à plusieurs reprises ces derniers temps accusé l’auteur de ces lignes d’abuser du terme de "centrisme", en regroupant sous ce terme des courants et des groupes trop divers du mouvement ouvrier. En fait, la diversité des types de centrisme découle, nous l’avons dit, de l’essence même du phénomène et non d’un emploi abusif du terme. Rappelons que les marxistes ont été souvent accusés de mettre sur le compte de la petite bourgeoisie les phénomènes les plus variés et les plus contradictoires. Effectivement, il faut ranger dans la catégorie "petit-bourgeois" des faits, des idées et des tendances à première vue totalement incompatibles. Le mouvement paysan et le mouvement radical dans les villes pour la Réforme ont un caractère petit bourgeois ; de même que les Jacobins français et les populistes russes, les proudhoniens et les blanquistes, la social-démocratie actuelle et le fascisme, les anarcho-syndicalistes français, l’Armée du Salut, le mouvement de Gandhi en Inde, etc. La philosophie et l’art offrent un tableau encore plus bigarré. Est-ce que cela signifie que le marxisme joue sur les mots ? Non, cela signifie uniquement que la petite bourgeoisie se caractérise par l’extraordinaire hétérogénéité de sa nature sociale. Au niveau de ses couches inférieures, elle se confond avec le prolétariat et tombe dans le lumpen-prolétariat. Ses couches supérieures touchent de très près la bourgeoisie capitaliste. Elle peut s’appuyer sur les anciennes formes de production mais également connaître un essor rapide sur la base de l’industrie la plus moderne (les nouvelles "couches moyennes"). Rien d’étonnant à ce qu’idéologiquement elle se pare de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Le centrisme au sein du mouvement ouvrier joue dans un certain sens le même rôle que l’idéologie petite bourgeoise sous toutes ses formes par rapport à la société bourgeoise dans son ensemble. Le centrisme reflète les différents types d’évolution du prolétariat, sa croissance politique, sa faiblesse révolutionnaire, liée à la pression que toutes les autres classes de la société exercent sur lui. Rien d’étonnant à ce que la palette du centrisme soit aussi colorée. Cela n’implique pas qu’il faille renoncer à la notion de centrisme ; il faut seulement dans chaque cas procéder à une analyse sociale et historique concrète pour mettre en évidence la nature réelle de telle variété de centrisme.

La fraction dirigeante de l’Internationale communiste ne relève pas du centrisme "en général" ; c’est une formation historique bien définie, avec des racines sociales puissantes bien que récentes. Il s’agit avant tout de la bureaucratie soviétique. Dans les écrits des théoriciens staliniens, cette couche sociale n’existe pas. Il n’y est question que du "léninisme", de la direction désincarnée, de la tradition idéologique, de l’esprit du bolchevisme, de l’inconsistante "ligne générale" ; mais pas un mot sur le fait que le fonctionnaire bien vivant, en chair et en os, manie cette ligne générale tel un pompier sa lance ; de cela vous n’en entendrez pas parler.

Pourtant, ce fonctionnaire ressemble à tout sauf à un esprit désincarné. Il boit, il mange, il se multiplie et prend soin de sa bedaine florissante. Il donne des ordres d’une voix tonitruante, il fait monter dans l’échelle bureaucratique des gens à sa dévotion, il se montre fidèle à ses chefs, il interdit qu’on le critique et voit en cela l’essence de la ligne générale. Il y a plusieurs millions de ces fonctionnaires, plusieurs millions !

Plus que d’ouvriers dans l’industrie au moment de la Révolution d’octobre. La majorité de ces fonctionnaires n’a jamais participé à la lutte des classes avec les risques et les sacrifices qu’elle implique. Ces individus dans leur immense majorité sont nés politiquement en tant que couche dirigeante. Et derrière eux se profile le pouvoir d’Etat. Il assure leur existence, les élevant bien au-dessus des masses. Ils ignorent le danger du chômage, s’ils savent rester au garde-à-vous. Les erreurs les plus grossières leur sont pardonnées, s’ils sont prêts à jouer, au moment voulu, le rôle de bouc émissaire, en déchargeant leur supérieur immédiat de toute responsabilité. Cette couche dirigeante de plusieurs millions d’individus a-t-elle un poids social et une influence politique dans le pays ? Oui ou non ?

On sait depuis longtemps que la bureaucratie et l’aristocratie ouvrières sont la base sociale de l’opportunisme. En Russie, ce phénomène a pris des formes nouvelles. Sur la base de la dictature du prolétariat - dans un pays arriéré et encerclé par les pays capitalistes - s’est créé pour la première fois, à partir des couches supérieures de travailleurs, un puissant appareil bureaucratique qui s’est élevé au-dessus des masses, qui leur commande, qui jouit de privilèges considérables ; ses membres sont solidaires les uns des autres et il introduit dans la politique de l’Etat ouvrier ses intérêts propres, ses méthodes et ses procédés.

Nous ne sommes pas des anarchistes. Nous comprenons la nécessité de l’Etat ouvrier et, par conséquent, le caractère historiquement inévitable de la bureaucratie durant la période de transition. Nous sommes aussi conscients des dangers que cela implique, particulièrement pour un pays arriéré et isolé. Idéaliser la bureaucratie soviétique est l’erreur la plus impardonnable qui soit pour un marxiste. Lénine déploya toute son énergie pour que le parti, avant-garde indépendante de la classe ouvrière, s’élève au-dessus de l’appareil d’Etat, le contrôle, le surveille, le dirige et l’épure, en plaçant les intérêts historiques du prolétariat - international et non pas seulement national - au-dessus des intérêts de la bureaucratie dirigeante. Lénine considérait que le contrôle de la masse du parti sur l’appareil était la première condition du contrôle de l’Etat par les partis. Relisez attentivement ses articles, ses discours et ses lettres de la période soviétique, particulièrement des deux dernières années de sa vie, et vous verrez avec quelle angoisse sa pensée revient à chaque fois sur cette question brûlante.

Que s’est-il passé dans la période qui suivit la mort de Lénine ? Toute la couche dirigeante du parti et de l’Etat qui avait participé à la révolution et à la guerre civile fut balayée, écartée, écrasée. Des fonctionnaires impersonnels prirent sa place. A la même époque, la lutte contre le bureaucratisme qui avait un caractère si aigu du vivant de Lénine, quand la bureaucratie était encore au berceau, cessa totalement, alors que la bureaucratie s’était développée de façon monstrueuse.

Qui aurait pu mener cette lutte ? Le parti en tant qu’avant-garde autogérée du prolétariat n’existe plus. L’appareil du parti s’est confondu avec celui de l’Etat. Le Guépéou est l’instrument principal de la ligne générale à l’intérieur du parti. La bureaucratie ne tolère aucune critique venant de la base, elle interdit même à ses théoriciens d’en parler. La haine forcenée pour l’opposition de gauche est due en premier lieu à ce que l’opposition parle ouvertement de la bureaucratie, de son rôle spécifique, de ses intérêts et révèle publiquement que la ligne générale est la chair et le sang de la nouvelle couche dirigeante au pouvoir, qui ne s’identifie nullement au prolétariat.

La bureaucratie tire son infaillibilité originelle du caractère ouvrier de l’Etat : la bureaucratie d’un Etat ouvrier ne peut pas dégénérer ! L’Etat et la bureaucratie sont pris ici non pas comme des processus historiques, mais comme des catégories éternelles : la Sainte Eglise et ses serviteurs ne peuvent pas se tromper ! Si la bureaucratie ouvrière dans la société capitaliste s’est élevée au-dessus du prolétariat en lutte et a dégénéré au point de donner le parti de Noske, Scheidemann, Ebert et Wels, pourquoi ne peut-elle pas dégénérer en s’élevant au-dessus du prolétariat victorieux ?

De par sa position dominante et incontrôlée, la bureaucratie soviétique acquiert une mentalité qui, sur beaucoup de points, est en totale contradiction avec celle d’un révolutionnaire prolétarien. Pour la bureaucratie, ses calculs et ses combinaisons en politique intérieure et internationale sont plus importants que les tâches d’éducation révolutionnaire des masses et que les exigences de la révolution internationale. Pendant plusieurs années, la fraction stalinienne a montré que les intérêts et la psychologie du "paysan riche", de l’ingénieur, de l’administrateur, de l’intellectuel bourgeois chinois, du fonctionnaire des trade-unions britanniques lui étaient plus proches et plus accessibles que la psychologie et les besoins des simples ouvriers, des paysans pauvres, des masses populaires chinoises insurgées, des grévistes anglais, etc. Mais dans ce cas, pour quelle raison la fraction stalinienne ne s’est-elle pas engagée jusqu’au bout dans la voie de l’opportunisme national ? Parce qu’elle est la bureaucratie d’un Etat ouvrier. Si la social-démocratie internationale défend les fondements de la domination de la bourgeoisie, la bureaucratie soviétique est forcée de s’adapter aux bases sociales issues de la Révolution d’octobre, tant qu’elle ne procède pas à un bouleversement au niveau de l’Etat. De là, la double nature de la psychologie et de la politique de la bureaucratie stalinienne. Le centrisme, centrisme qui s’appuie sur les fondements de l’Etat ouvrier, est la seule expression possible de cette double nature.

Dans les pays capitalistes, les groupes centristes ont le plus souvent un caractère temporaire, transitoire, car ils reflètent le glissement à droite ou à gauche de certaines couches d’ouvriers. Par contre, dans les conditions de la République des Soviets, des millions de bureaucrates constituent pour le centrisme une base beaucoup plus solide et organisée. Bien qu’étant un bouillon de culture naturel pour les tendances opportunistes et nationales, elle est forcée de défendre les bases de sa domination en luttant contre le koulak ; elle doit aussi se préoccuper de son prestige de "bolchevik" dans le gouvernement ouvrier mondial. Après une tentative pour se rapprocher du Kuomintang et de la bureaucratie d’Amsterdam, pour laquelle elle avait des affinités, la bureaucratie soviétique est entrée en conflit aigu permanent avec la social-démocratie qui reflète l’hostilité de la bourgeoisie mondiale à l’égard de l’Etat soviétique. Telles sont les origines de l’actuel zigzag à gauche.

Ce qui fait l’originalité de la situation, c’est non pas le fait que la bureaucratie soviétique soit particulièrement immunisée contre l’opportunisme et le nationalisme, mais le fait que, ne pouvant adopter de façon définitive une position nationale-réformiste, elle se voit forcée d’accomplir des zigzags entre le marxisme et le national-réformisme. Les oscillations du centrisme bureaucratique qui sont en rapport avec sa puissance, ses ressources et les contradictions aiguës de sa situation, ont atteint une ampleur inégalée : des aventures ultra-gauches en Bulgarie et en Estonie à l’alliance avec Tchang Kaï-chek, Raditch et Purcell ; de la honteuse fraternisation avec les briseurs de grève anglais au refus catégorique de la politique de front unique avec les syndicats de masse.

La bureaucratie stalinienne exporte ses méthodes et ses zigzags dans les autres pays, dans la mesure où, par l’intermédiaire du parti, non seulement elle dirige l’Internationale communiste, mais de plus lui donne des ordres. Thaelmann était pour le Kuomintang, quand Staline était pour le Kuomintang. Au VIIe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, à l’automne 1926, le délégué du Kuomintang, ambassadeur de Tchang Kai-chek, un dénommé Chao Li-tzi, intervint à l’unisson avec Thaelmann, Sémard et tous les Remmele contre le "trotskysme". Le "camarade" Chao Li-tzi déclara :

Nous sommes tous persuadés que le Kuomintang sous la direction de l’Internationale communiste remplira sa mission historique " (Procès-verbaux, tome I, p. 459).

Voilà les faits historiques.

Prenez le Rote Fahne de l’année 1926, vous y trouverez un grand nombre d’articles sur le thème suivant : en exigeant la rupture avec le Conseil général anglais des briseurs de grève, Trotsky prouve son... menchevisme. Aujourd’hui, le "menchevisme" consiste à défendre le front unique avec les organisations de masse, c’est-à-dire à mener la politique que les IIIe et IVe Congrès de l’Internationale communiste avait formulée sous la direction de Lénine (contre tous les Thaelmann, Thalheimer, Bela Kun et autres Frossard).

Ces zigzags effarants auraient été impossibles, si dans toutes les sections de l’Internationale communiste une couche bureaucratique, se suffisant à elle-même, c’est-à-dire indépendante du parti, ne s’était pas formée. C’est là que se trouve la racine du mal.

La force du parti révolutionnaire réside dans l’esprit d’initiative de l’avant-garde qui met à l’épreuve et sélectionne ses cadres ; c’est la confiance qu’elle a en ses dirigeants qui les élève progressivement vers le sommet. Cela crée un lien indestructible entre les cadres et les masses, entre les dirigeants et les cadres et donne de l’assurance à toute la direction. Rien de pareil n’existe dans les partis communistes actuels. Les chefs sont désignés. Ils se choisissent des subordonnés. La base du parti est obligée d’accepter les chefs désignés autour desquels on crée une atmosphère artificielle de publicité. Les cadres dépendent du sommet et non de la base. Dans une large mesure, ils cherchent les raisons de leur influence et de leur existence à l’extérieur des masses. Ils tirent leurs mots d’ordre politiques du télégraphe et non de l’expérience de la lutte. En même temps, Staline tient en réserve à tout hasard des documents accusateurs. Chacun de ces chefs sait qu’à chaque instant, il peut être balayé comme un simple fétu de paille.

C’est ainsi que dans toute l’Internationale communiste se crée une couche bureaucratique fermée, véritable bouillon de culture pour les bacilles du centrisme. Le centrisme de Thaelmann, de Remmele et de leurs compères est très stable et résistant du point de vue organisationnel car il s’appuie sur la bureaucratie de l’Etat soviétique, mais il se distingue par une extraordinaire instabilité du point de vue politique. Privé de la confiance que seule peut donner une liaison organique avec les masses, le Comité central infaillible est capable des zigzags les plus monstrueux. Moins il est préparé à une lutte idéologique sérieuse, plus il est généreux en injures, insinuations et calomnies. Staline, "grossier" et "déloyal", selon la définition de Lénine, est la personnification de cette couche.

La caractérisation donnée ci-dessus du centrisme bureaucratique détermine l’attitude de l’opposition de gauche à l’égard de la bureaucratie stalinienne : soutien total et illimité dans la mesure où la bureaucratie défend les frontières de la République des Soviets et les fondements de la Révolution d’octobre ; critique ouverte dans la mesure où la bureaucratie par ses zigzags administratifs rend plus difficiles la défense de la révolution et la construction du socialisme ; opposition implacable dans la mesure où par son commandement bureaucratique, elle désorganise la lutte du prolétariat mondial.

Notes

[1] Pour une analyse détaillée de ce chapitre de plusieurs années de l’Histoire de l’Internationale communiste, cf nos ouvrages : La révolution prolétarienne et l’Internationale communiste (critique du programme de l’Internationale communiste), La révolution permanente, Qui dirige aujourd’hui l’Internationale communiste ?

LEON TROTSKY

Extraits

DICTATURE DU PROLETARIAT ET DICTATURE DE LA BUREAUCRATIE

Dans une série de travaux antérieurs nous avons établi que, malgré des succès économiques, conditionnés par la nationalisation des moyens de production, la société soviétique conserve un caractère pleinement contradictoire, transitoire et que, par la situation des travailleurs, par l’inégalité des conditions d’existence, par les privilèges de la bureaucratie, elle se trouve encore beaucoup plus près du régime capitaliste que du communisme futur.

Nous avons établi en même temps que, malgré une dégénérescence bureaucratique monstrueuse, l’Etat soviétique reste encore l’arme historique de la classe ouvrière, étant donné qu’il assure le développement de l’économie et de la culture sur la base de moyens de production nationalisés et prépare, de ce fait même, les conditions d’une véritable émancipation des travailleurs par la voie d’une liquidation de la bureaucratie et de l’inégalité sociale.

Celui qui n’a pas réfléchi profondément à ces deux principes fondamentaux et ne s’en est pas sérieusement pénétré, qui en général n’a pas étudié la littérature des bolcheviks-léninistes sur la question de l’U.R.S.S., depuis 1 923, celui-là risque, à chaque nouvel événement, de perdre le fil directeur et de remplacer l’analyse marxiste par de pitoyables lamentations.

Le bureaucratisme soviétique (il serait plus exact de dire : antisoviétique) est le produit de contradictions sociales, entre la ville et la campagne, entre le prolétariat et la paysannerie (ces deux genres de contradictions ne coïncident pas) ; entre les républiques nationales et leurs subdivisions ; entre les divers groupes de la paysannerie ; entre les diverses couches du prolétariat ; entre les divers groupes de consommateurs ; enfin, entre l’Etat soviétique dans son ensemble et son encerclement capitaliste. Actuellement, par la traduction de tous les rapports dans le langage du système monétaire, les contradictions économiques vont apparaître au grand jour d’une façon particulièrement vive.

La bureaucratie résout ces contradictions en s’élevant au-dessus des masses travailleuses. Elle utilise sa fonction pour affermir sa domination. Par la réalisation d’une direction incontrôlée, arbitraire et sans appel, elle accumule de nouvelles contradictions. Les exploitant, elle crée un régime d’absolutisme bureaucratique.

Les contradictions à l’intérieur de la bureaucratie elle-même ont abouti à la sélection d’un ordre qui exerce le commandement ; la nécessité de la discipline à l’intérieur de l’ordre ont abouti au pouvoir personnel, au culte du chef infaillible. Le même régime règne à l’usine, dans le kolkhoze, à l’université, dans l’Etat : le chef avec une douzaine de fidèles ; les autres suivent le chef. Staline ne fut jamais et ne pouvait, par sa nature, être un chef de masses : il est le chef des "chefs" bureaucratiques, leur couronnement, leur personnification.

Plus les problèmes économiques deviendront complexes, plus les exigences et les intérêts de la population s’accroîtront, plus les contradictions entre le régime bureaucratique et les exigences du développement socialiste seront aiguës, et plus la bureaucratie luttera âprement pour le maintien de ses positions, et plus elle recourra cyniquement à la violence, à la tromperie, à la corruption.

Le fait que le régime politique empire constamment alors que l’économie et la culture se développent, ce fait criant s’explique par ceci, et par ceci seulement, que l’oppression, les persécutions, les répressions servent maintenant pour une bonne moitié non pas au maintien de l’Etat, mais au maintien du pouvoir et des privilèges de la bureaucratie. D’où, précisément, la nécessité toujours plus grande de masquer les répressions à l’aide de fourberies et d’amalgames.

— Peut-on, cependant, qualifier d’ouvrier un tel Etat ? dit la voix révoltée des moralistes, des idéalistes et des snobs "révolutionnaires". Les plus prudents objectent ceci : "Peut-être en fin de compte est-ce tout de même un Etat ouvrier ; mais de la dictature du prolétariat il ne reste pas trace : c’est un Etat ouvrier dégénérant sous la dictature de la bureaucratie".

Il n’y a aucune raison de revenir dans son ensemble sur cette argumentation. Tout ce qui est nécessaire à ce sujet a été dit dans la littérature de notre tendance et dans ses documents officiels. Personne n’a tenté de réfuter, d’amender ou de compléter la position des bolcheviks-léninistes dans cette très importante question.

Nous nous bornerons ici à un seul problème : peut-on appeler dictature du prolétariat la dictature de fait de la bureaucratie ?

La difficulté de terminologie vient de ce que le mot dictature est employé tantôt dans un sens strictement politique, tantôt dans un sens plus profond, sociologique. Nous parlons de "dictature de Mussolini" et en même temps nous déclarons que le fascisme n’est que l’instrument du capital financier. De ces deux propositions laquelle est exacte ? L’une et l’autre, mais sur des plans différents.

Il est indiscutable que tout le pouvoir de décision est concentré dans les mains de Mussolini. Mais il est non moins vrai que tout le contenu réel de l’activité gouvernementale est dicté par les intérêts du capital financier. La domination sociale d’une classe ("dictature") peut prendre des formes politiques extrêmement différentes. Toute l’histoire de la bourgeoisie, du moyen âge à nos jours, en témoigne.

L’expérience de l’Union soviétique est déjà suffisante pour permettre d’étendre la même loi historique —avec tous les changements nécessaires— également à la dictature du prolétariat. Entre la conquête du pouvoir et la dissolution de l’Etat ouvrier dans la société socialiste, les formes et les méthodes de la domination prolétarienne peuvent changer brusquement, selon la marche de la lutte des classes, nationale et internationale.

Par exemple, le régime de commandement actuel de Staline ne rappelle en rien le pouvoir des Soviets des premières années de la révolution. La substitution d’un régime à l’autre s’est produite non d’un seul coup, mais par plusieurs degrés, au moyen d’une série de petites guerres civiles de la bureaucratie contre l’avant-garde prolétarienne. En fin de compte, la démocratie soviétique a explosé sous la pression des contradictions sociales. Les exploitant, la bureaucratie a arraché le pouvoir des mains des organisations de masse. C’est dans ce sens qu’on peut parler de dictature de la bureaucratie et même de dictature personnelle de Staline. Mais cette usurpation n’a été possible et n’a pu se maintenir que parce que le contenu social de la dictature de la bureaucratie est déterminé par les rapports de production que la révolution prolétarienne a établis.

Dans ce sens on a plein droit de dire que la dictature du prolétariat a trouvée son expression, défigurée mais incontestable, dans la dictature de la bureaucratie.

IL EST NECESSAIRE DE REVISER ET DE CORRIGER UNE ANALOGIE HISTORIQUE

Dans les discussions intérieures de l’Opposition russe et internationale, "Thermidor" fut entendu conventionnellement comme la première étape de la contre-révolution bourgeoise, dirigée contre la base sociale de l’Etat ouvrier [Les mencheviks parlent aussi de dégénérescence thermidorienne. Ce qu’ils entendent par là, il est impossible de le saisir. Les mencheviks furent contre la conquête du pouvoir par le prolétariat. Actuellement encore ils jugent l’Etat soviétique non prolétarien (on ne sait pas ce qu’il serait exactement). Dans le passé, ils réclamèrent le retour au capitalisme, maintenant à la "démocratie". S’ils ne sont pas eux-mêmes les représentants de tendances thermidoriennes, qu’est-ce donc que "Thermidor" ?]. Quoique le fond de la discussion dans le passé, comme nous l’avons vu, n’en ait pas souffert, l’analogie historique a pris toutefois un caractère purement conventionnel, éloigné de la réalité, et ce sens conventionnel entre de plus en plus en contradiction avec les intérêts de l’analyse de la dernière évolution de l’Etat soviétique. Il suffit d’invoquer le fait que nous avons souvent parlé —et avec suffisamment de raisons— du régime plébiscitaire ou bonapartiste de Staline. Or, le bonapartisme est venu en France après Thermidor. En restant dans les cadres de l’analogie historique, on en vient à se demander : s’il n’y a pas encore eu de "Thermidor" soviétique, d’où peut donc venir le bonapartisme ? Sans changer nos anciennes appréciations quant au fond —il n’y a aucune raison pour le faire— il faut réviser radicalement l’analogie historique. Ceci nous permettra d’aborder de plus près quelques faits anciens et de mieux comprendre quelques phénomènes nouveaux.

Le coup d’Etat du 9 Thermidor ne liquida pas les conquêtes de la révolution bourgeoise, mais il fit passer le pouvoir dans les mains des jacobins les plus modérés et les plus conservateurs, dans les mains des éléments les plus fortunés de la société bourgeoise. Actuellement il n’est plus possible de ne pas voir que, dans la révolution soviétique aussi il s’est produit depuis déjà longtemps un déplacement du pouvoir à droite pleinement analogue à Thermidor, quoique à des rythmes plus lents et sous des formes plus masquées. Le complot de la bureaucratie soviétique dirigé contre l’aile gauche a pu garder les premiers temps un caractère relativement peu sanglant pour l’unique raison que le complot lui-même fut accompli d’une façon plus systématique et entière que l’improvisation du 9 Thermidor.

Le prolétariat est socialement plus homogène que la bourgeoisie mais il contient en lui toute une série de couches, qui apparaissent d’une façon particulièrement nette après la conquête du pouvoir, quand se forment la bureaucratie et l’aristocratie ouvrière liée à elle. L’écrasement de l’opposition de gauche signifia dans son sens le plus direct et le plus immédiat le passage du pouvoir des mains de l’avant-garde révolutionnaire aux mains des éléments les plus conservateurs de la bureaucratie et des sommets de la classe ouvrière. 1924, voilà l’année du commencement du Thermidor soviétique.

Il s’agit, bien entendu, non d’une identité, mais d’une analogie historique, qui trouve toujours ses limites dans les différences des structures sociales et des époques. Mais la présente analogie n’est ni superficielle, ni fortuite elle est déterminée par la tension extrême de la lutte des classes en temps de révolution et de contre-révolution. La bureaucratie dans les deux cas s’est élevée sur le dos de la démocratie plébéienne, qui avait assuré la victoire du nouveau régime. Les clubs jacobins furent étranglés peu à peu. Les révolutionnaires de 1793 périrent dans les combats, devinrent diplomates et généraux, tombèrent sous les coups de la répression ou... entrèrent dans l’illégalité. Les autres jacobins se changèrent par la suite avec bonheur en préfets napoléoniens. A eux se joignirent un grand nombre de transfuges des anciens partis, des ci-devant aristocrates, de vulgaires carriéristes. Et en Russie ? Le passage graduel des Soviets et des clubs du Parti bouillant de vie au régime de commandement de secrétaires qui dépendent uniquement du "chef bien-aimé" reproduit, 130 à 140 ans plus tard, le même tableau de dégénérescence, mais sur une échelle plus gigantesque et dans une situation plus avancée.

La longue stabilisation du régime thermidorien bonapartiste ne devint possible en France que grâce au développement des forces productives, libérées des entraves féodales. Les arrivistes, les pillards, les parents et les alliés de la bureaucratie s’enrichirent. Les masses désillusionnées tombèrent dans la prostration.

L’accroissement des forces productives nationales, commencé en 1923, inattendu pour la bureaucratie soviétique elle-même, créa les prémisses économiques, nécessaires de sa stabilisation. L’édification économique ouvrit un débouché à l’énergie d’organisateurs, d’administrateurs, de techniciens actifs et capables. Leur situation matérielle et morale s’améliora rapidement. Une large couche privilégiée, étroitement liée aux sommets dirigeants, se créa. Les masses travailleuses vécurent d’espoirs ou sombrèrent dans le désespoir.

Ce serait du pédantisme aveugle que d’essayer de faire coïncider les diverses étapes de la Révolution russe avec des événements analogues de la fin du XVIIIe siècle en France. Mais, malgré tout, il saute aux yeux que le régime politique actuel des Soviets rappelle extraordinairement le Consulat, plutôt la fin du Consulat, quand il se rapprochait de l’Empire. Si Staline manque de l’éclat des victoires, il l’emporte en tout cas sur Bonaparte par le régime de la reptation organisée. Un tel pouvoir n’a pu être atteint que par l’étouffement du Parti, des Soviets, de la classe ouvrière dans son ensemble. La bureaucratie sur laquelle s’appuie Staline, est matériellement liée aux résultats obtenus par la révolution nationale accomplie, mais elle n’a aucun point de contact avec la révolution internationale qui se poursuit. Par leur genre de vie, leurs intérêts, leur psychologie, les fonctionnaires soviétiques actuels ne se distinguent pas moins des bolcheviks révolutionnaires que les généraux et les préfets de Napoléon se distinguaient des jacobins révolutionnaires.

THERMIDORIENS ET BONAPARTISTES

L’ambassadeur soviétique à Londres, Maïsky, expliquait dernièrement à une délégation des Trade-unions britanniques la nécessité et la légitimité de la répression staliniste contre les zinoviévistes "contre-révolutionnaires". Cet épisode éclatant —un entre mille— nous introduit immédiatement au coeur même de la question. Ce que sont les zinoviévistes, nous le savons. Quelles que soient leurs fautes et leurs oscillations, une chose est indiscutable : ils représentent le type du "révolutionnaire professionnel". Les problèmes du mouvement ouvrier mondial, ce sont pour eux des problèmes vitaux. Qui est Maïsky ? Un menchevik de droite, qui, en 1918, se sépara à droite de son propre parti pour avoir la possibilité d’entrer comme ministre dans le gouvernement blanc de l’Oural, sous la protection Koltchak. C’est seulement après l’écrasement de Koltchak que Maïsky jugea opportun de se tourner vers les Soviets. Lénine —et nous avec lui— avait la plus grande méfiance, pour ne pas dire le plus grand mépris, pour ces individus. Actuellement, Maïsky, dans sa dignité d’ambassadeur, accuse les zinoviévistes et les trotskystes de s’efforcer de provoquer une intervention armée pour la restauration de ce même capitalisme... que Maïsky défendit contre nous au moyen de la guerre civile.

L’ambassadeur actuel aux Etats-Unis, A. Troïanovsky, appartint dans sa jeunesse aux bolcheviks, puis abandonna le Parti, fut patriote pendant la guerre, mencheviks en 1917. La Révolution d’Octobre le trouva membre du Comité Central des mencheviks ; puis, au cours des années suivantes, Troïanovsky mena la lutte illégale contre la dictature du prolétariat. Il entra dans le parti staliniste, plus exactement dans la diplomatie staliniste, après l’écrasement de l’Opposition de gauche.

L’ambassadeur à Paris Potemkine était, au moment de la Révolution d’Octobre, professeur d’histoire bourgeois ; il se joignit aux bolcheviks après leur victoire. L’ancien ambassadeur à Berlin Khintchouk, en qualité de menchevik, entra pendant les journées de la Révolution d’Octobre dans le comité moscovite contre-révolutionnaire du Salut de la patrie et de la révolution, ensemble avec le socialiste-révolutionnaire de droite Grinko, actuellement Commissaire du Peuple aux Finances. Le successeur de Khintchouk à Berlin, Souritz, fut secrétaire politique du premier président des Soviets, le menchevik Tchkhéidzé, et se joignit aux bolcheviks après la victoire. Presque tous les autres diplomates sont du même type ; et cependant sont nommés à l’étranger —surtout après les affaires Bessedovsky, Dimmitrievsky, Agabékov, etc.— des gens particulièrement sûrs.

Dernièrement, à l’occasion des énormes succès de l’industrie aurifère soviétique, la presse mondiale donnait des renseignements sur son organisateur, l’ingénieur Sérébrovsky. Le correspondant du Temps à Moscou, qui concurrence maintenant avec succès Duranti et Louis Fischer comme porte-parole officieux des sommets de la bureaucratie, soulignait avec une attention particulière le fait que Sérébrovsky, bolchevik en 1903, appartient à la "vieille garde". C’est bien cela qui se trouve porté sur la carte du parti de Sérébrovsky. En fait, c’est en tant qu’étudiant menchevik qu’il participa à la Révolution de 1905, pour passer ensuite de longues années durant dans le camp de la bourgeoisie. La révolution de Février le trouva directeur, nommé par le gouvernement, de deux usines travaillant pour la défense nationale, membre de l’union des industriels, participant actif à la lutte contre le syndicat des métallurgistes. En mai 1917, Sérébrovsky déclarait que Lénine était un "espion allemand" ! Après la victoire des bolcheviks Sérébrovsky me fut adjoint, avec d’autres spécialistes, pour le travail technique : Lénine avait pour lui de la méfiance, moi pas grande confiance. Maintenant Sérébrovsky est membre du Comité Central du Parti !

Dans la revue théorique du Comité Central Le Bolchevik (du 31 décembre 1934) est imprimé un article de Sérébrovsky sur "L’industrie aurifère en U.R.S.S.". Prenons la première page : "...sous la direction du chef aimé du Parti et de la classe ouvrière, le camarade Staline..." ; trois lignes après : "le camarade Staline dans son entretien avec le correspondant américain M. Duranti..." ; encore cinq lignes plus loin : "le rapport concis et précis du camarade Staline..." ; à la fin de la page : "Voilà ce que signifie lutter à la staliniste pour l’industrie de l’or". A la deuxième page : "Le grand chef, le camarade Staline nous enseigne..." ; quatre lignes après : "En réponse à leur rapport, le camarade Staline écrivit : "Je vous félicite de vos succès..." ; plus bas à la même page : "Inspirés par les indications du camarade Staline", une ligne après : "le parti avec à sa tête le camarade Staline..." ; deux lignes plus loin : "Les indications de notre Parti et (!!) du camarade Staline". Prenons la fin de l’article. Au milieu de la page nous lisons : "Les indications du chef génial du Parti et de la classe ouvrière, le camarade Staline..." et trois lignes après : "Les paroles du chef aimé, le camarade Staline...".

La satire elle-même reste désarmée devant un tel torrent de servilité ! Des "chefs bien-aimés" n’ont pas besoin, semblerait-t-il, qu’on leur fasse des déclarations d’amour cinq fois par page, d’ailleurs dans un article consacré non pas au jubilé d’un chef, mais à... l’extraction de l’or. D’autre part, l’auteur de l’article, capable de ramper de la sorte, ne peut, évidemment, rien avoir en lui d’un révolutionnaire. Tel est cet ancien directeur tsariste d’énormes usines, menant la lutte contre les ouvriers, bourgeois et patriote, maintenant soutien du régime, membre du Comité Central et staliniste à cent pour cent !

Encore un exemple. Un des piliers de La Pravda actuelle, Zalavsky, montrait en janvier de cette année qu’il était inadmissible d’éditer les romans réactionnaires de Dostoïevsky, tout comme les "oeuvres contre-révolutionnaires de Trotsky, Zinoviev et Kamenev". Qui est ce Zalavsky ? Dans un passé lointain il fut bundiste de droite (menchevik du Bund juif), puis journaliste bourgeois, menant en 1917 la campagne la plus dégoûtante contre Lénine et Trotsky, agents de l’Allemagne. Dans les articles de Lénine de 1917 on rencontre, comme un refrain, cette phrase : "Zalavsky et les gredins de son espèce". C’est ainsi que Zalavsky s’inscrivit dans la littérature du Parti comme le type achevé du calomniateur bourgeois à gages. Pendant la guerre civile il se cacha à Kiev, comme journaliste de la presse blanche. C’est seulement en 1923 qu’il passa du côté du pouvoir soviétique. Actuellement il défend le stalinisme contre "Les contre-révolutionnaires" Trotsky, Zinoviev et Kamenev ! La presse de Staline est pleine d’individus de ce genre, en U.R.S.S. comme à l’étranger.

Les anciens cadres du bolchevisme sont écrasés. Les révolutionnaires ont fait place à des fonctionnaires à l’échine souple. La pensée marxiste a disparu devant la peur, la flatterie et l’intrigue. Du Bureau Politique de Lénine il reste le seul Staline : deux membres du Bureau Politique sont politiquement brisés et traqués (Rykov et Tomsky) ; deux membres sont en prison (Zinoviev et Kamenev), un est expulsé à l’étranger et privé de ses droits de citoyen (Trotsky). Lénine, selon l’expression de Kroupskaïa ne fut sauvé de la répression bureaucratique que par la mort : n’ayant pu le mettre en prison, les épigones l’ont enfermé dans un mausolée. Toute la substance de la couche dirigeante est dégénérée. Les thermidoriens et les bonapartistes ont repoussé les jacobins ; les stalinistes ont remplacé les bolcheviks.

Pour la large couche des Maïsky, des Sérébrovsky et des Zalavsky, grands, moyens et petits, conservateurs et nullement désintéressés, Staline est l’arbitre suprême, le dispensateur des bienfaits et le défenseur contre des oppositions possibles. En revanche la bureaucratie accorde de temps en temps à Staline la sanction d’un plébiscite populaire. Les congrès du Parti comme les congrès des soviets sont organisés selon un seul et unique critère pour ou contre Staline ? Contre ne peuvent être que des contre-révolutionnaires et on les traite comme il convient. Telle est la mécanique actuelle du pouvoir. C’est une mécanique bonapartiste, il n’a pas encore été possible de trouver d’autre terme pour elle dans le vocabulaire politique.

LA DIFFERENCE DES ROLES DE L’ETAT BOURGEOIS ET DE L’ETAT OUVRIER

Sans analogie historique il est impossible de s’instruire dans l’histoire. Mais une analogie doit être concrète : les ressemblances ne doivent pas faire oublier les différences. Les deux révolutions ont mis fin au féodalisme et au servage. Mais l’une, par son aile la plus radicale, tenta en vain de sortir des limites de la société bourgeoise ; l’autre renversa réellement la bourgeoisie et créa un Etat ouvrier. Cette différence de classe, qui ramène l’analogie à des limites matérielles indispensables, a une importance décisive pour faire un pronostic.

Après une profonde révolution démocratique, qui a libéré le paysan du servage et lui a donné la terre, la contre-révolution féodale est en général impossible. La monarchie renversée peut revenir au pouvoir et s’entourer des fantômes du moyen âge. Mais elle n’a plus la force de rétablir l’économie du féodalisme. Les rapports bourgeois, une fois libérés des entraves féodales, se développent automatiquement. Aucune force extérieure ne peut plus les arrêter : ils doivent eux-mêmes creuser leur fosse, après avoir créé leur fossoyeur.

Il en est de tout autre façon avec le développement des rapports socialistes. La révolution prolétarienne non seulement affranchit les forces productives des entraves de la propriété privée, mais elle met également à leur disposition immédiate l’Etat qu’elle a engendré. Tandis qu’après la révolution l’Etat bourgeois se borne à un rôle de police, laissant le marché à ses propres lois, l’Etat ouvrier joue directement le rôle de patron et d’organisateur. Le remplacement d’un régime politique bourgeois par l’autre n’a sur le marché qu’une influence indirecte superficielle. Au contraire, le remplacement d’un gouvernement ouvrier par un gouvernement bourgeois ou petit-bourgeois mènerait infailliblement à la liquidation du principe de la planification, et ensuite aussi au rétablissement de la propriété privée. A la différence du capitalisme le socialisme ne s’édifie pas automatiquement, mais consciemment. La marche vers le socialisme est inséparable du pouvoir étatique qui veut le socialisme ou est contraint de le vouloir. Le socialisme ne peut prendre un caractère inébranlable qu’à un stade très élevé de son développement, quand les forces productives dépasseront de loin les forces capitalistes, quand les besoins humains de tous et de chacun recevront pleine satisfaction et quand l’Etat dépérira définitivement, en se dissolvant dans la société. Mais tout cela est encore l’affaire d’un avenir lointain. A l’étape actuelle du développement l’édification socialiste vit et meurt en même temps que l’Etat ouvrier. C’est seulement après s’être fortement pénétré de la profonde différence des lois de la formation de l’économie bourgeoise ("anarchiste") et de l’économie socialiste ("planifiée") qu’on peut comprendre quelles limites l’analogie avec la grande Révolution française ne doit pas outrepasser.

Octobre 1917 termina la révolution démocratique et entama la révolution socialiste. Aucune force au monde ne fera plus revenir en arrière la révolution agraire démocratique en Russie : ici, complète analogie avec la révolution jacobine. Mais la révolution kolkhozienne court encore tous les risques, et avec elle la nationalisation des moyens de production. La contre-révolution politique, même si elle s’étendait jusqu’à la dynastie des Romanov, ne pourrait pas rétablir la grande propriété foncière. Mais il suffirait de la restauration d’un bloc des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires pour que l’édification socialiste soit supprimée d’un seul coup.

LA TRANSFORMATION DU CENTRISME BUREAUCRATIQUE EN BONAPARTISME

La différence fondamentale entre les deux révolutions, et par conséquent aussi entre les révolutions "correspondantes", est extraordinairement importante pour comprendre la signification des transformations politiques réactionnaires, qui constituent l’essence du régime de Staline. La révolution paysanne ainsi que la bourgeoisie qui s’appuyait sur elle s’accommodèrent très bien du régime de Napoléon et subsistèrent même sous Louis XVIII. La révolution prolétarienne court un danger mortel déjà avec le régime actuel de Staline : elle ne supportera pas un nouveau déplacement à droite.

"Bolchevik" par ses traditions, mais ayant au fond renié depuis longtemps les traditions, petite-bourgeoise par sa composition et son esprit, la bureaucratie soviétique est appelée à régler l’antagonisme entre le prolétariat et la paysannerie, entre l’Etat ouvrier et l’impérialisme mondial telle est la base sociale du centrisme bureaucratique, de ses zigzags, de sa force, de sa faiblesse et de son influence si funeste sur le mouvement prolétarien mondial [Les brandlériens, y compris les chefs du S.A.P. qui restent encore aujourd’hui quant à la théorie les élèves de Thalheimer, ne virent dans la politique de l’Internationale Communiste que de l’"ultra-gauchisme" et nièrent (ils continuent à le nier) la notion même de centrisme bureaucratique. La "quatrième période" actuelle, alors que Staline, par le crochet de l’Internationale Communiste, tire le mouvement ouvrier européen à droite du réformisme officiel, montre combien superficielle et opportuniste est la philosophie politique de Thalheimer-Walcher et consorts. Ces gens-là ne savent approfondir aucune question jusqu’au bout. C’est précisément pourquoi ils ont une telle répulsion pour le principe de dire ce qui est, c’est-à-dire pour le principe suprême de toute analyse scientifique et de toute politique révolutionnaire.]. Plus la bureaucratie deviendra indépendante, plus le pouvoir se concentrera dans les mains d’un seul individu, plus le centrisme bureaucratique se changera en bonapartisme.

La notion de bonapartisme, trop vaste, exige des concrétisations. Dans ces dernières années, nous avons donné ce nom aux gouvernements capitalistes qui, exploitant l’antagonisme des camps prolétarien et fasciste et s’appuyant immédiatement sur l’appareil militaire et policier, s’élèvent au-dessus du Parlement et de la démocratie, en tant que sauveurs de "l’unité nationale". Nous avons toujours strictement distingué ce bonapartisme de décadence du bonapartisme jeune, offensif, qui fut non seulement le fossoyeur des principes politiques de la révolution bourgeoise, mais encore le gardien de ses conquêtes sociales. Nous avons donné à ces deux phénomènes le même nom, parce qu’ils ont des traits communs : dans le vieillard on peut reconnaître le jeune homme, malgré l’oeuvre impitoyable des ans.

Nous comparons, bien entendu, le bonapartisme actuel du Kremlin, au bonapartisme de l’ascension bourgeoise, et non du déclin ; au Consulat et au Premier Empire, et non à Napoléon III et encore moins à Schleicher ou à Doumergue. Pour faire une telle analogie il n’est pas besoin d’attribuer à Staline les traits de Napoléon Ier ; quand les conditions sociales l’exigent, le bonapartisme peut se former autour d’axes de calibre bien différent.

Du point de vue qui nous intéresse, la différence des bases sociales des deux bonapartismes, d’origine jacobine et d’origine soviétique, est beaucoup plus importante. Dans un cas, il s’agit de la consolidation de la révolution bourgeoise par la voie de la liquidation de ses principes et de ses institutions politiques. Dans l’autre cas, il s’agit de la consolidation de la révolution ouvrière et paysanne par la voie de l’écrasement de son programme international, de son Parti dirigeant, de ses Soviets. En développant la politique de Thermidor, Napoléon mena la lutte non seulement contre le monde féodal, mais aussi contre la "plèbe" et les milieux démocratiques de la petite et moyenne bourgeoisie ; il concentra de cette façon les avantages du régime engendré par la révolution dans les mains d’une nouvelle aristocratie bourgeoise. Staline maintient les conquêtes de la Révolution d’Octobre non seulement contre la contre-révolution féodalo-bourgeoise, mais aussi contre les prétentions des travailleurs, leurs impatiences, leur mécontentement ; il écrase l’aile gauche, qui exprime les tendances progressives et historiquement légitimes des masses ouvrières non privilégiées ; il crée une nouvelle aristocratie, à l’aide d’une extraordinaire différenciation dans les salaires, les privilèges, les décorations, etc. S’appuyant sur la couche supérieure de la nouvelle hiérarchie sociale contre la couche inférieure —et parfois inversement— Staline est parvenu à une complète concentration du pouvoir entre ses mains. Comment appeler ce régime autrement que bonapartisme soviétique ?

Par son essence même le bonapartisme ne peut se maintenir longtemps : une bille posée au sommet d’une pyramide doit infailliblement tomber d’un côté ou de l’autre. Mais c’est précisément ici, comme nous l’avons déjà vu, que l’analogie historique ne franchit pas ses limites. Le renversement de Napoléon n’est assurément pas passé sans laisser de traces sur les rapports entre les classes ; mais au fond la pyramide sociale de la France conserva son caractère bourgeois. L’effondrement inévitable du bonapartisme staliniste met maintenant même un point d’interrogation sur le maintien du caractère d’Etat ouvrier de l’U.R.S.S. L’économie socialiste ne peut s’édifier sans pouvoir socialiste. Le sort de l’U.R.S.S., en tant qu’Etat socialiste, dépend du régime politique, qui viendra remplacer le bonapartisme staliniste. Seule l’avant-garde du prolétariat, si elle réussit à rassembler de nouveau autour d’elle les travailleurs de la ville et des champs, peut régénérer le système soviétique.

CONCLUSIONS

De notre analyse découle une série de conclusions que nous exposons ici sous une forme concise :

1. Le Thermidor de la Grande Révolution Russe n’est pas devant nous, mais déjà loin en arrière. Les Thermidoriens peuvent célébrer, par exemple, le dixième anniversaire de leur victoire.

2. Le régime politique actuel de l’U.R.S.S. est un régime de bonapartisme "soviétique" (ou antisoviétique), plus proche par son type de l’Empire que du Consulat.

3. Par ses bases sociales et ses tendances économiques, l’U.R.S.S. continue à rester un Etat ouvrier.

4. La contradiction entre le régime politique du bonapartisme et les exigences du développement socialiste constitue la source la plus importante de crises intérieures et le danger le plus immédiat pour l’existence même de l’U.R.S.S. en tant qu’Etat ouvrier.

5. Vu le niveau encore très bas des forces productives et l’encerclement capitaliste, les classes et les contradictions de classes, tantôt s’affaiblissant, tantôt s’exacerbant, existeront encore en U.R.S.S. pendant un temps indéterminé, en tout cas jusqu’à la complète victoire du prolétariat dans les grandes nations capitalistes du monde.

6. L’existence de la dictature prolétarienne reste même dans l’avenir la condition nécessaire du développement socialiste de l’économie et de la culture en U.R.S.S. C’est pourquoi la dégénérescence bonapartiste de la dictature représente une menace directe et immédiate pour toutes les conquêtes sociales du prolétariat.

7. Les tendances terroristes dans les rangs de la jeunesse communiste sont un des symptômes les plus graves de l’épuisement des possibilités politiques du bonapartisme, entré dans la période de la lutte la plus acharnée pour son existence.

8. L’effondrement inévitable du régime politique staliniste n’aboutira au rétablissement de la démocratie soviétique que si le rejet du bonapartisme est un acte conscient de l’avant-garde prolétarienne. Dans tous les autres cas à la place du stalinisme ne pourrait venir que la contre-révolution fasciste-capitaliste.

9. La tactique de la terreur individuelle, quel que soit le drapeau dont elle se couvre, ne peut dans les conditions actuelles que tourner au profit des pires ennemis du prolétariat.

10. La responsabilité politique et morale pour l’apparition même du terrorisme dans les rangs de la jeunesse communiste retombe sur Staline, fossoyeur du Parti.

11. La principale cause de l’affaiblissement de l’avant-garde prolétarienne de l’U.R.S.S. dans la lutte contre le bonapartisme, ce sont les défaites continues du prolétariat mondial.

12. La principale cause des défaites du prolétariat mondial, c’est la politique criminelle de l’Internationale Communiste, le serviteur aveugle du bonapartisme staliniste et, en même temps, le meilleur allié et le meilleur défenseur de la bureaucratie réformiste.

13. La première condition de succès sur l’arène internationale, c’est l’affranchissement de l’avant-garde prolétarienne internationale de l’influence démoralisante du bonapartisme soviétique, c’est-à-dire de la bureaucratie mercenaire de la soi-disant Internationale Communiste.

14. La lutte pour le salut de l’U.R.S.S. comme Etat socialiste concorde pleinement avec la lutte pour la Quatrième Internationale.

POSTFACE

Les adversaires s’accrocheront peut-être bien à notre "auto-critique". Ainsi, s’exclameront-ils, vous changez de position sur la question fondamentale de Thermidor : auparavant vous ne parliez que du danger de Thermidor ; maintenant vous affirmez inopinément que Thermidor est déjà derrière nous. C’est ce que diront, vraisemblablement, les stalinistes et ils ajouteront en tout cas que nous avons changé de position pour provoquer plus facilement l’intervention armée. Dans le même esprit peuvent s’exprimer les brandlériens et les lovestonistes, d’une part, quelques malins "ultragauchistes" de l’autre. Ces gens n’ont jamais été capables de nous indiquer ce qui était erroné dans notre analogie de Thermidor ; ils crieront maintenant d’autant plus fort que nous avons découvert l’erreur nous-mêmes.

La place de cette erreur dans notre appréciation générale de l’U.R.S.S. a été indiquée plus haut. Il ne s’agit en aucun cas de changer notre position de principe, telle qu’elle fut formulée dans une série de documents officiels, mais seulement de la préciser. Notre "autocritique" s’étend non à l’analyse du caractère de classe. de l’U.R.S.S. ou des causes et des conditions de sa dégénérescence, mais seulement à l’éclaircissement historique de ces processus dans l’établissement d’une analogie avec des étapes connues de la grande Révolution française. La correction d’une erreur partielle, même importante, non seulement n’a pas ébranlé la position fondamentale des bolcheviks-léninistes, mais, au contraire, a permis de l’établir plus exactement et plus concrètement, à l’aide d’analogies plus justes, plus réalistes. Il faut encore ajouter que la découverte de l’erreur fut grandement facilitée par le fait que les processus mêmes de dégénérescence politique dont il est question en sont venus entre temps à prendre des contours plus précis.

Notre tendance n’a jamais prétendu à l’infaillibilité. Nous ne recevons pas des vérités toutes faites sous forme de révélations, comme les pontifs ignorants du stalinisme. Nous étudions, nous discutons, nous vérifions les conclusions à la lumière de l’expérience, nous corrigeons ouvertement les erreurs commises, et nous poursuivons notre route. La conscience scientifique et la rigueur envers soi-même constituent la meilleure tradition du marxisme et du léninisme. Sous ce rapport aussi nous voulons être fidèles à nos maîtres.

LEON TROTSKY

Extraits de "La révolution trahie" :

PROGRAMME ET REALITE

Après Marx et Engels, Lénine voit le premier trait distinctif de la révolution en ce qu’expropriant les exploiteurs elle supprime la nécessité d’un appareil bureaucratique dominant la société, et avant tout de la police et de l’armée permanente. "Le prolétariat a besoin de l’Etat, tous les opportunistes le répètent", écrivait Lénine en 1917, deux ou trois mois avant la conquête du pouvoir, "mais ils oublient d’ajouter que le prolétariat n’a besoin que d’un Etat dépérissant, c’est-à-dire tel qu’il commence aussitôt à dépérir et ne puisse pas ne pas dépérir" (L’Etat et la révolution). Cette critique était en son temps dirigée contre les socialistes réformistes du type des mencheviks russes, des fabiens anglais, etc. ; aujourd’hui, elle se retourne avec une force doublée contre les idolâtres soviétiques et leur culte de l’Etat bureaucratique qui n’a pas la moindre intention de "dépérir".

La bureaucratie est socialement requise toutes les fois que d’âpres antagonismes sont en présence et qu’il faut les "atténuer", les "accommoder", les "régler" (toujours dans l’intérêt des privilégiés et des possédants et toujours à l’avantage de la bureaucratie elle-même). L’appareil bureaucratique s’affermit et se perfectionne à travers toutes les révolutions bourgeoises, si démocratiques soient-elles. "Le fonctionnariat et l’armée permanente, écrit Lénine, sont des "parasites" sur le corps de la société bourgeoise, des parasites engendrés par les contradictions internes qui déchirent cette société, mais précisément des parasites qui en bouchent les pores..."
A partir de 1918, c’est-à-dire du moment où le parti dut considérer la prise du pouvoir comme un problème pratique, Lénine s’occupa sans cesse de l’élimination de ces "parasites". Après la subversion des classes d’exploiteurs, explique-t-il et démontre-t-il dans l’Etat et la révolution, le prolétariat brisera la vieille machine bureaucratique et formera son propre appareil d’ouvriers et d’employés, en prenant, pour les empêcher de devenir des bureaucrates, des "mesures étudiées en détail par Marx et Engels : 1° éligibilité et aussi révocabilité à tout moment ; 2° rétribution non supérieure au salaire de l’ouvrier ; 3° passage immédiat à un état de choses dans lequel tous s’acquitteront des fonctions de contrôle et de surveillance, dans lequel tous seront momentanément des "bureaucrates", personne ne pouvant pour cela même se bureaucratiser." On aurait tort de penser qu’il s’agit pour Lénine d’une oeuvre exigeant des dizaines d’années ; non, c’est un premier pas : "On peut et on doit commencer par là en faisant la révolution prolétarienne."

Les mêmes vues hardies sur l’Etat de la dictature du prolétariat trouvèrent, un an et demi après la prise du pouvoir, leur expression achevée dans le programme du parti bolchevique et notamment dans les paragraphes concernant l’armée. Un Etat fort, mais sans mandarins ; une force armée, mais sans samouraïs ! La bureaucratie militaire et civile ne résulte pas des besoins de la défense, mais d’un transfert de la division de la société en classes dans l’organisation de la défense. L’armée n’est qu’un produit des rapports sociaux. La lutte contre les périls extérieurs suppose, cela va de soi dans l’Etat ouvrier, une organisation militaire et technique spécialisée qui ne sera en aucun cas une caste privilégiée d’officiers. Le programme bolchevique exige le remplacement de l’armée permanente par la nation armée.

Dès sa formation, le régime de la dictature du prolétariat cesse de la sorte d’être celui d’un "Etat" au vieux sens du mot, c’est-à-dire d’une machine faite pour maintenir dans l’obéissance la majorité du peuple. Avec les armes, la force matérielle passe directement, immédiatement, aux organisations des travailleurs telles que les soviets. L’Etat, appareil bureaucratique, commence à dépérir dès le premier jour de la dictature du prolétariat. Telle est la voix du programme qui n’a pas été abrogé à ce jour. Chose étrange, on croirait une voix d’outre-tombe sortant du mausolée...
Quelque interprétation que l’on donne de la nature de l’Etat soviétique, une chose est incontestable : à la fin de ses vingt premières années, il est loin d’avoir "dépéri", il n’a même pas commencé à "dépérir" ; pis, il est devenu un appareil de coercition sans précédent dans l’histoire ; la bureaucratie, loin de disparaître, est devenue une force incontrôlée dominant les masses ; l’armée, loin d’être remplacée par le peuple en armes, a formé une caste d’officiers privilégiés au sommet de laquelle sont apparus des maréchaux, tandis que le peuple, "exerçant en armes la dictature", s’est vu refuser en U.R.S.S. jusqu’à la possession d’une arme blanche. La fantaisie la plus exaltée concevrait difficilement contraste plus saisissant que celui qui existe entre le schéma de l’Etat ouvrier de Marx-Engels-Lénine et l’Etat à la tête duquel se trouve aujourd’hui Staline. Tout en continuant à réimprimer les oeuvres de Lénine (en les censurant et en les mutilant, il est vrai), les chefs actuels de l’U.R.S.S. et leurs représentants idéologiques ne se demandent même pas quelles sont les causes d’un écart aussi flagrant entre le programme et la réalité. Efforçons-nous de le faire à leur place.
LE DOUBLE CARACTÈRE DE L’ETAT SOVIÉTIQUE

La dictature du prolétariat est un pont entre les sociétés bourgeoise et socialiste. Son essence même lui confère donc un caractère temporaire. L’Etat qui réalise la dictature a pour tâche dérivée, mais tout à fait primordiale, de préparer sa propre abolition. Le degré d’exécution de cette tâche "dérivée" vérifie en un certain sens avec quel succès s’accomplit l’idée maîtresse : la construction d’une société sans classes et sans contradictions matérielles. Le bureaucratisme et l’harmonie sociale sont en proportion inverse l’un de l’autre.

Engels écrivait dans sa célèbre polémique contre Dühring : "...Quand disparaîtront en même temps que la domination de classe et que la lutte pour l’existence individuelle, engendrée par l’anarchie actuelle de la production, les heurts et les excès qui découlent de cette lutte, il n’y aura plus rien à réprimer, le besoin d’une force spéciale de répression ne se fera plus sentir dans l’Etat." Le philistin croit à l’éternité du gendarme. En réalité le gendarme maîtrisera l’homme tant que l’homme n’aura pas suffisamment maîtrisé la nature. Il faut, pour que l’Etat disparaisse, que disparaissent "la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle". Engels réunit ces deux conditions en une seule : dans la perspective de la succession des régimes sociaux, quelques dizaines d’années ne comptent guère. Les générations qui portent la révolution sur leurs propres épaules se représentent autrement les choses. Il est exact que la lutte de tous contre tous naît de l’anarchie capitaliste. Mais la socialisation des moyens de production ne supprime pas automatiquement "la lutte pour l’existence individuelle". Et c’est le pivot de la question !

L’Etat socialiste, même en Amérique, sur les bases du capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu’il lui faut et serait par conséquent obligé d’inciter tout le monde à produire le plus possible. La fonction d’excitateur lui revient naturellement dans ces conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que "le droit bourgeois... est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme qu’il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d’enfantement. Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel conditionné par ce régime ".

Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute : "Le droit bourgeois en matiere de répartition des articles de consommation suppose naturellement l’Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l’Etat bourgeois sans bourgeoisie !"
Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d’aujourd’hui, a une importance décisive pour l’intelligence de la nature de l’Etat soviétique d’aujourd’hui, ou plus exactement pour une première approximation dans ce sens. L’Etat qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l’inégalité, c’est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans bourgeoisie. Ces mots n’impliquent ni louange ni blâme ; ils appellent seulement les choses par leur nom.

Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes. Mais l’Etat acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques ; il ne nous restera qu’à leur en exprimer nos regrets.

La physionomie définitive de l’Etat ouvrier doit se définir par la modification du rapport entre ses tendances bourgeoises et socialistes. La victoire des dernières doit signifier la suppression irrévocable du gendarme, en d’autres termes la résorption de l’Etat dans une société s’administrant elle-même. Ce qui suffit à faire ressortir l’immense importance du problème de la bureaucratie soviétique, fait et symptôme.

C’est précisément parce qu’il donne, de par toute sa formation intellectuelle, à la conception de Marx sa forme la plus accentuée, que Lénine révèle la source des difficultés à venir, y compris les siennes propres, bien qu’il n’ait pas eu le temps de pousser son analyse à fond. "L’Etat bourgeois sans bourgeoisie" s’est révélé incompatible avec une democratie soviétique authentique. La dualité des fonctions de l’Etat ne pouvait manquer de se manifester dans sa structure. L’expérience a montré ce que la théorie n’avait pas su prévoir avec une netteté suffisante : si "l’Etat des ouvriers armés" répond pleinement à ses fins quand il s’agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s’agit de régler l’inégalité dans la sphère de la consommation. Ceux qui sont privés de propriété ne sont pas enclins à créer des privilèges et à les défendre. La majorité ne peut pas se montrer soucieuse des privilèges de la minorité. Pour défendre le "droit bourgeois", l’Etat ouvrier se voit contraint de former un organe du type "bourgeois", bref de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme.

Nous avons fait de la sorte le premier pas vers l’intelligence de la contradiction fondamentale entre le programme bolchevique et la réalité soviétique. Si l’Etat, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique ; si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société rénovée, ce n’est pas pour des raisons secondaires, telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle.
Les tendances bureaucratiques qui étouffent le mouvement ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne. Mais il est tout à fait évident que plus est pauvre la société née de la révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour ; et plus le bureaucratisme doit revêtir des formes brutales ; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du socialisme. Ce ne sont pas les "restes", impuissants en eux-mêmes, des classes autrefois dirigeantes qui empêchent, comme le déclare la doctrine purement policière de Staline, l’Etat soviétique de dépérir et même de se libérer de la bureaucratie parasitaire, ce sont des facteurs infiniment plus puissants, tels que l’indigence matérielle, le manque de culture générale et la domination du "droit bourgeois" qui en découle dans le domaine qui intéresse le plus directement et le plus vivement tout homme : celui de sa conservation personnelle.
GENDARME ET "BESOIN SOCIALISE"

Le jeune Marx écrivait, deux ans avant le Manifeste communiste : "Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras..." Cette idée, Marx ne l’a développée nulle part, et ce n’est pas par hasard : il ne prévoyait pas la victoire de la révolution dans un pays arriéré. Lénine ne s’y est pas arrêté non plus, et ce n’est pas davantage par hasard : il ne prévoyait pas un si long isolement de l’Etat soviétique. Or, le texte que nous venons de citer n’étant chez Marx qu’une supposition abstraite, un argument par opposition, nous offre une clef théorique unique pour aborder les difficultés tout à fait concrètes et les maux du régime soviétique.
Sur le terrain historique de la misère, aggravée par les dévastations des guerres impérialiste et civile, "la lutte pour l’existence individuelle", loin de disparaître au lendemain de la subversion de la bourgeoisie, loin de s’atténuer dans les années suivantes, a connu par moments un acharnement sans précédent : faut-il rappeler que des actes de cannibalisme se sont produits par deux fois dans certaines régions du pays ?

La distance qui sépare la Russie de l’Occident ne se mesure véritablement qu’à présent. Il faudrait à l’U.R.S.S., dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire en l’absence de convulsions intérieures et de catastrophes extérieures, plusieurs lustres pour assimiler complètement l’acquis économique et éducatif qui a été, pour les premiers nés de la civilisation capitaliste, le fruit des siècles. L’application des méthodes socialistes à des tâches pré-socialistes, tel est maintenant le fond du travail économique et culturel de l’U.R.S.S.

Il est vrai que l’U.R.S.S. dépasse aujourd’hui par ses forces productives les pays les plus avancés du temps de Marx. Mais, tout d’abord, dans la compétition historique de deux régimes, il s’agit bien moins de niveaux absolus que de niveaux relatifs : l’économie soviétique s’oppose au capitalisme de Hitler, de Baldwin et de Roosevelt et non à celui de Bismarck, de Palmerston et d’Abraham Lincoln ; en second lieu, l’ampleur même des besoins de l’homme se modifié radicalement avec la croissance de la technique mondiale : les contemporains de Marx ne connaissaient ni l’automobile, ni la T. S. F., ni l’avion. Or la société socialiste serait inconcevable de notre temps sans le libre usage de tous ces biens.

"Le stade inférieur du communisme", pour employer le terme de Marx, commence à un niveau dont le capitalisme le plus avancé s’est rapproché. Or le programme réel des prochaines périodes quinquennales des républiques soviétiques consiste à "rattraper l’Europe et l’Amérique". Pour créer un réseau de routes goudronnées et d’autoroutes dans les vastes espaces de l’U.R.S.S., il faut beaucoup plus de temps et de moyens que pour importer d’Amérique des fabriques d’automobiles toutes prêtes et même pour s’approprier leur technique. Combien d’années faudra-t-il pour donner à tout citoyen la possibilité d’user d’une automobile dans toutes les directions sans rencontrer de difficultés de ravitaillement en essence ? Dans la société barbare, le piéton et le cavalier formaient deux classes. L’auto ne différencie pas moins la société que le cheval de selle. Tant que la modeste Ford demeure le privilège d’une minorité, tous les rapports et toutes les habitudes propres à la société bourgeoise survivent. Avec eux subsiste l’Etat, gardien de l’inégalité.

Procédant uniquement de la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, Lénine n’a pu, ni dans son ouvrage capital sur la question (L’Etat et la révolution), ni dans le programme du parti, faire, concernant le caractère de l’Etat, toutes les déductions imposées par la condition arriérée et l’isolement du pays. Expliquant les résurgences de la bureaucratie par l’inexpérience administrative des masses et les difficultés nées de la guerre, le programme du parti prescrit des mesures purement politiques pour surmonter les "déformations bureaucratiques" : éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les mandataires, suppression des privilèges matériels, contrôle actif des masses. On pensait que, sur cette voie, le fonctionnaire cesserait d’être un chef pour devenir un simple agent technique, d’ailleurs provisoire, tandis que l’Etat quitterait peu à peu, sans bruit, la scène.

Cette sous-estimation manifeste des difficultés futures s’explique par le fait que le programme se fondait entièrement, sans réserves, sur une perspective internationale. "La révolution d’Octobre a réalisé en Russie la dictature du prolétariat... L’ère de la révolution prolétarienne communiste universelle s’est ouverte." Telles sont les premières lignes du programme. Les auteurs de ce document ne se donnaient pas uniquement pour but l’édification du "socialisme dans un seul pays" — cette idée ne venait alors à personne et à Staline moins qu’à tout autre — et ils ne se demandaient pas quel caractère prendrait l’Etat soviétique s’il lui fallait accomplir seul pendant vingt ans les tâches économiques et culturelles depuis longtemps accomplies par le capitalisme avancé.
La crise révolutionnaire d’après-guerre n’a cependant pas amené la victoire du socialisme en Europe : la social-démocratie a sauvé la bourgeoisie. La période qui paraissait à Lénine et à ses compagnons d’armes devoir être une courte "trêve" est devenue toute une époque de l’histoire. La structure sociale contradictoire de l’U.R.S.S. et le caractère ultra-bureaucratique de l’Etat soviétique sont les conséquences directes de cette singulière "difficulté" historique imprévue, qui a en même temps amené les pays capitalistes au fascisme ou à la réaction préfasciste.
Si la tentative du début — créer un Etat débarrassé du bureaucratisme — s’est avant tout heurtée à l’inexpérience des masses en matière d’auto-administration, au manque de travailleurs qualifiés dévoués au socialisme, etc., d’autres difficultés n’allaient pas tarder à se faire sentir. La réduction de l’Etat à des fonctions "de recensement et de contrôle", les fonctions de coercition s’amoindrissant sans cesse, comme l’exige le programme, supposait un certain bien-être. Cette condition nécessaire faisait défaut. Le secours de l’Occident n’arrivait pas. Le pouvoir des soviets démocratiques se révélait gênant et même intolérable quand il s’agissait de favoriser les groupes privilégiés les plus indispensables à la défense, à l’industrie, à la technique, à la science. Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et se fortifia grâce à l’opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule.

Comment et pourquoi les immenses succès économiques des derniers temps, au lieu d’amener un adoucissement de l’inégalité, l’ont-ils aggravée en accroissant encore la bureaucratie qui, de "déformation", est devenue système de gouvernement ? Avant de tenter de répondre à cette question, écoutons ce que les chefs les plus autorisés de la bureaucratie soviétique disent de leur propre régime.
"LA VICTOIRE COMPLETE DU SOCIALISME
ET "L’AFFERMISSEMENT DE LA DICTATURE"

La victoire complète du socialisme a plusieurs fois été annoncée en U.R.S.S., et sous une forme particulièrement catégorique à la suite de la "liquidation des koulaks en tant que classe". Le 30 janvier 1931, la Pravda, commentant un discours de Staline, écrivait : "Le deuxième plan quinquennal liquidera les derniers vestiges des éléments capitalistes de notre économie" (souligné par nous). De ce point de vue, l’Etat devrait disparaître sans retour dans le même laps de temps, car il n’a plus rien à faire là où les "derniers vestiges" du capitalisme sont liquidés. "Le pouvoir des soviets, déclare à ce sujet le programme du parti bolchevique, reconnaît hautement l’inéluctable caractère de classe de tout Etat, tant que n’a pas entièrement disparu la division de la société en classes et, avec elle, toute autorité gouvernementale." Mais sitôt que d’imprudents théoriciens moscovites eurent tenté de déduire de la liquidation des "derniers vestiges du capitalisme" — admise par eux comme une réalité — le dépérissement de l’Etat, la bureaucratie déclara leurs théories "contre-révolutionnaires".

L’erreur théorique de la bureaucratie est-elle donc dans la proposition principale ou dans la déduction ? Dans les deux. L’opposition objectait aux premières déclarations sur la "victoire totale" qu’on ne peut pas se borner à considérer les seules formes juridico-sociales des rapports, d’ailleurs encore contradictoires et manquant de maturité dans l’agriculture, en faisant abstraction du critère principal : le niveau atteint par le rendement du travail. Les formes juridiques elles-mêmes ont un contenu social qui varie profondément selon le degré de développement de la technique : "Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel de la société conditionné par ce régime" (Marx). Les formes soviétiques de la propriété fondées sur les acquisitions les plus récentes de la technique américaine et étendues à toutes les branches de l’économie donneraient déjà le premier stade du socialisme. Les formes soviétiques, en présence du bas rendement du travail, ne signifient qu’un régime transitoire dont les destinées ne sont pas encore définitivement pesées par l’histoire.

"N’est-ce pas monstrueux — écrivions-nous en mars 1932 —, le pays ne sort pas de la pénurie de marchandises, le ravitaillement s’interrompt à chaque instant, les enfants manquent de lait et les oracles officiels proclament que "le pays est entre dans la période socialiste". Peut-on compromettre plus fâcheusement le socialisme ?" Karl Radek, aujourd’hui l’un des publicistes en vue des milieux soviétiques dirigeants, répliquait à cette objection dans un numéro spécial du Berliner Tageblatt consacré à l’U.R.S.S. (mai 1932) dans les termes suivants, dignes d’être conservés à la postérité : "Le lait est le produit de la vache et non du socialisme, et il faut vraiment confondre le socialisme avec l’image du pays où coulent des fleuves de lait pour ne pas comprendre qu’un pays peut s’élever à un degré supérieur de développement sans que, momentanément, la situation matérielle des masses populaires en soit sensiblement améliorée." Ces lignes ont été écrites à un moment où le pays était en proie à une terrible famine.

Le socialisme est le régime de la production planifiée pour la satisfaction la meilleure des besoins de l’homme, faute de quoi il ne mérite pas son nom. Si les vaches sont déclarées propriété collective, mais s’il y en a trop peu ou si leurs pis sont trop maigres, des conflits commencent par suite du manque de lait : entre la ville et les campagnes. entre les kolkhozes et les cultivateurs indépendants, entre les diverses couches du prolétariat, entre la bureaucratie et l’ensemble des travailleurs. C’est précisément la socialisation des vaches qui les fit abattre en masses par les paysans. Les conflits sociaux engendrés par l’indigence peuvent à leur tour amener le retour à "tout l’ancien fatras". Telle fut notre réponse.

Dans sa résolution du 20 août 1935, le VIIe congrès de l’Internationale communiste certifie solennellement que "la victoire définitive et irrévocable du socialisme et l’affermissement à tous égards de l’Etat de la dictature du prolétariat" sont en U.R.S.S. les résultats des succès de l’industrie nationalisée, de l’élimination des éléments capitalistes et de la liquidation des koulaks en tant que classe. En dépit de son apparence catégorique, l’attestation de l’Internationale communiste est profondément contradictoire : si le socialisme a vaincu "définitivement et irrévocablement", non comme principe, mais comme vivante organisation sociale, le nouvel "affermissement" de la dictature est une absurdité évidente. Et, inversement, si l’affermissement de la dictature répond aux besoins réels du régime, c’est que nous sommes encore loin de la victoire du socialisme. Tout politique réaliste, pour ne pas dire marxiste, doit comprendre que la nécessité même d’"affermir" la dictature, c’est-à-dire la contrainte gouvernementale, prouve non le triomphe d’une harmonie sociale sans classes, mais la croissance de nouveaux antagonismes sociaux. Quelle est leur base ? La pénurie des moyens d’existence, qui est le résultat du bas rendement du travail.

Lénine donna un jour du socialisme la définition suivante : "le pouvoir des soviets, plus l’électrification". Cette définition en forme d’épigramme, dont l’étroitesse répondait à des fins de propagande, supposait en tout cas, comme point de départ minimum, le niveau capitaliste de l’électrification. Mais aujourd’hui encore l’U.R.S.S. dispose, par tête d’habitant, de trois fois moins d’énergie électrique que les pays capitalistes avancés. Tenant compte du fait que les soviets ont entre-temps cédé la place à un appareil indépendant des masses, il ne reste à l’Internationale communiste qu’à proclamer que le socialisme c’est "le pouvoir de la bureaucratie, plus le tiers de l’électrification capitaliste". Cette définition sera d’une exactitude photographique, mais le socialisme y tiendra peu de place.

Dans son discours aux stakhanovistes, en novembre 1935, Staline, se conformant à la fin empirique de cette conférence, déclara brusquement : "Pourquoi le socialisme peut-il, doit-il vaincre et vaincra-t-il nécessairement le système capitaliste ? Parce qu’il peut et doit donner... un rendement plus élevé du travail." Réfutant incidemment la résolution de l’Internationale communiste adoptée trois mois auparavant, et aussi ses propres déclarations réitérées sur ce sujet, Staline parle cette fois de la "victoire" au futur : le socialisme vaincra le système capitaliste quand il le dépassera dans le rendement du travail. On le voit, les temps du verbe ne sont pas seuls à changer avec les circonstances, les critères sociaux évoluent aussi. Et il n’est assurément pas facile au citoyen soviétique de suivre la "ligne générale".

Le 1er mars 1936, enfin, dans son entretien avec M. Roy Howard, Staline donne une nouvelle définition du régime soviétique : "L’organisation sociale que nous avons créée peut être appelée soviétique, socialiste, elle n’est pas complètement achevée, mais elle est au fond une organisation socialiste de la société." Cette définition intentionnellement confuse renferme presque autant de contradictions que de mots. L’organisation sociale y est qualifiée "soviétique, socialiste". Mais les soviets représentent une forme d’Etat et le socialisme un régime social. Loin d’être identiques, ces termes, du point de vue qui nous occupe, sont opposés ; les soviets devraient disparaître dans la mesure où l organisation sociale deviendrait socialiste, comme les échafaudages sont enlevés quand la bâtisse est construite, Staline apporte un correctif : "Le socialisme n’est pas complètement achevé." Que veut dire ce "pas complètement" ? S’en faut-il de 5%, ou de 75% ? On ne nous le dit pas, de même qu’on s’abstient de nous dire ce qu’il faut entendre par le "fond" de l’organisation socialiste de la société ? Les formes de la propriété ou la technique ? L’obscurité même de cette définition signifie un recul par rapport aux formules infiniment plus catégoriques de 1931 et de 1935. Un pas de plus dans cette voie et il faudrait reconnaître que la racine de toute organisation sociale est dans les forces productives, et que la racine soviétique est précisément trop faible encore pour la plante socialiste et le bonheur humain qui en est le couronnement.

(...)

UNE NOUVELLE REVOLUTION EST INELUCTABLE

Réfléchissant au dépérissement de l’Etat, Lénine écrivait que l’accoutumance à l’observation des règles de la communauté peut écarter toute nécessité de contrainte "si rien ne suscite l’indignation, la protestation et la révolte et n’appelle ainsi la répression". Tout est dans ce si. Le régime actuel de l’U.R.S.S. suscite à chaque pas des protestations d’autant plus douloureuses qu’elles sont étouffées. La bureaucratie n’est pas seulement un appareil de contrainte, c’est encore une cause permanente de provocation. L’existence même d’une caste de maîtres avide, menteuse et cynique ne peut pas ne pas susciter une révolte cachée. L’amélioration de la situation des ouvriers ne les réconcilie pas avec le pouvoir ; loin de là, elle prépare, en élevant leur dignité et en ouvrant leur pensée aux questions de politique générale, leur conflit avec les dirigeants.

Les "chefs" inamovibles se plaisent à répéter qu’il est nécessaire d’"apprendre", de s’"assimiler la technique", de "se cultiver" et autres belles choses. Mais les maîtres eux-mêmes sont ignorants, peu cultivés, n’apprennent rien sérieusement, demeurent grossiers et déloyaux. Leur prétention à la tutelle totale de la société, qu’il s’agisse de commander les gérants de coopératives ou les compositeurs de musique, en devient intolérable. La population ne pourra accéder à une culture plus haute sans secouer son assujettissement humiliant à cette caste d’usurpateurs.

Le fonctionnaire finira-t-il par dévorer l’Etat ouvrier ou la classe ouvrière réduira-t-elle le fonctionnaire à l’incapacité de nuire ? Telle est la question dont dépend le sort de l’U.R.S.S. L’immense majorité des ouvriers est dès maintenant hostile à la bureaucratie ; les masses paysannes lui vouent une vigoureuse haine plébéienne. Si, à l’opposé des paysans, les ouvriers n’engagent presque pas la lutte, laissant ainsi les campagnes à leurs errements et à leur impuissance, ce n’est pas seulement à cause de la répression : les ouvriers craignent de frayer la route à une restauration capitaliste. Les relations de réciprocité entre l’Etat et la classe ouvrière sont beaucoup plus complexes que ne l’imaginent les "démocrates" vulgaires. Sans économie planifiée, l’U.R.S.S. serait rejetée à des dizaines d’années en arrière. En maintenant cette économie, la bureaucratie continue à remplir une fonction nécessaire. Mais c’est d’une façon telle qu’elle prépare le torpillage du système et menace tout l’acquis de la révolution. Les ouvriers sont réalistes. Sans se faire illusion sur la caste dirigeante, tout au moins sur les couches de cette caste qu’ils connaissent d’un peu près, ils voient pour le moment en elle la gardienne d’une partie de leurs propres conquêtes. Ils ne manqueront pas de bouter dehors la gardienne malhonnête, insolente et suspecte, dès qu’ils verront la possibilité de s’en passer. Il faut pour cela qu’une éclaircie révolutionnaire se produise en Occident ou en Orient.

La cessation de toute lutte politique visible est présentée par les agents et les amis du Kremlin comme une "stabilisation" du régime. A la vérité, elle ne signifie qu’une stabilisation momentanée de la bureaucratie, le mécontentement du peuple étant refoulé. La jeune génération souffre surtout du joug de l’"absolutisme éclairé", beaucoup plus absolu, du reste, qu’éclairé... La vigilance de plus en plus redoutable de la bureaucratie face à toute lueur de pensée, de même que l’insupportable encensement du "chef" providentiel attestent le divorce entre l’Etat et la société et aussi l’aggravation des contradictions intérieures qui, faisant pression sur les cloisons de l’Etat, cherchent une issue et la trouveront inévitablement.

Les attentats commis contre les représentants du pouvoir ont souvent une grande importance symptomatique qui permet de juger de la situation d’un pays. Le plus retentissant a été l’assassinat de Kirov, dictateur habile et sans scrupule de Leningrad, personnalité typique de sa corporation. Les actes terroristes sont par eux-mêmes tout à fait incapables de renverser l’oligarchie bureaucratique. Le bureaucrate, considéré individuellement, peut craindre le revolver ; la bureaucratie dans son ensemble exploite avec succès le terrorisme pour justifier ses propres violences, non sans accuser ses adversaires politiques (l’affaire Zinoviev, Kamenev et autres) [2]. Le terrorisme individuel est l’arme des isolés impatients ou désespérés, appartenant eux-mêmes, le plus souvent, à la jeune génération de la bureaucratie. Mais, comme sous l’autocratie, les crimes politiques annoncent que l’air se charge d’électricité et font pressentir une crise.

En promulguant la nouvelle constitution, la bureaucratie montre qu’elle flaire le danger et entend y parer. Mais il est plus d’une fois arrivé que la dictature bureaucratique, cherchant le salut dans des réformes à prétentions "libérales", n’ait réussi qu’à s’affaiblir. Révélant le bonapartisme, la nouvelle constitution offre en même temps pour le combattre une tranchée à demi-légale. La rivalité électorale des cliques peut être le point de départ de luttes politiques. L’aiguillon dirigé contre les "organes du pouvoir fonctionnant mal" peut devenir un aiguillon contre le bonapartisme. Tous les indices nous portent à croire que les événements amèneront infailliblement un conflit entre les forces populaires, accrues par le développement de la culture, et l’oligarchie bureaucratique. Cette crise ne comporte pas de solution pacifique. On n’a jamais vu le diable se rogner les griffes de son plein gré. La bureaucratie soviétique n’abadonnera pas ses positions sans combat ; le pays s’achemine manifestement vers une révolution.

En présence d’une pression énergique des masses, et étant donné la différenciation sociale des fonctionnaires, la résistance des dirigeants peut être beaucoup plus faible qu’elle ne paraît devoir l’être. Sans doute ne peut-on se livrer, à ce propos, qu’à des conjectures. Quoi qu’il en soit, la bureaucratie ne pourra être écartée que révolutionnairement et ce sera, comme toujours, au prix de sacrifices d’autant moins nombreux qu’on s’y prendra plus énergiquement et plus hardiment. P réparer cette action et se mettre à la tête des masses dans une situation historique favorable, telle est la tâche de la section soviétique de la IVe Internationale, encore faible aujourd’hui et réduite à l’existence clandestine. Mais l’illégalité d’un parti n’est pas son inexistence : ce n’est qu’une forme pénible de son existence. La répression peut se montrer parfaitement efficace contre une classe qui quitte la scène, la dictature révolutionnaire de 1917-1923 l’a pleinement démontré ; le recours à la violence contre l’avant-garde révolutionnaire ne sauvera pas une caste qui se survit, dans la mesure naturellement où l’U.R.S.S. a un avenir.

La révolution que la bureaucratie prépare contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d’octobre 1917 : il ne s’agira pas de changer les bases économiques de la société, de remplacer une forme de propriété par une autre. L’histoire a connu, outre les révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales ; mais elle se maintiendra dans les cadres d’une transformation politique.

Un Etat issu de la révolution ouvrière existe pour la première fois dans l’histoire. Les étapes qu’il doit franchir ne sont inscrites nulle part. Les théoriciens et les bâtisseurs de l’U.R.S.S. espéraient, il est vrai, que le système souple et clair des soviets permettrait à l’Etat de se transformer pacifiquement, de se dissoudre et de dépérir au fur et à mesure que la société accomplirait son évolution économique et culturelle. La réalité s’est montrée plus complexe que la théorie. Le prolétariat d’un pays arriéré a du faire la première révolution socialiste. Il aura très vraisemblablement à payer ce privilège historique d’une seconde révolution, celle-ci contre l’absolutisme bureaucratique. Le programme de cette révolution dépendra du moment où elle éclatera, du niveau que le pays aura atteint et, dans une mesure très appréciable, de la situation internationale. Ses éléments essentiels, suffisamment définis dès à présent, sont indiqués tout au long des pages de ce livre : et ce sont les conclusions objectives de l’analyse des contradictions du régime soviétique.

Il ne s’agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. L’arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d’une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l’économie, la révision radicale des plans dans l’intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des Soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l’épate, feront place à des habitations ouvrières. Les "normes bourgeoises de répartition" seront d’abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l’accroissement de la richesse sociale, devant l’égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l’art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l’internationalisme révolutionnaire.

Plus que jamais, les destinées de la révolution d’Octobre sont aujourd’hui liées à celles de l’Europe et du monde. Les problèmes de l’U.R.S.S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique. Au moment où ce livre paraîtra, la situation sera probablement beaucoup plus claire qu’en ces jours de guerre civile sous Madrid. Si la bureaucratie soviétique réussit, avec sa perfide politique des "fronts populaires", à assurer la victoire de la réaction en France et en Espagne — et l’Internationale communiste fait tout ce qu’elle peut dans ce sens — l’U.R.S.S. se trouvera au bord de l’abîme et la contre-révolution bourgeoise y sera à l’ordre du jour plutôt que le soulèvement des ouvriers contre la bureaucratie. Si, au contraire, malgré le sabotage des réformistes et des chefs "communistes", le prolétariat d’Occident se fraie la route vers le pouvoir, un nouveau chapitre s’ouvrira dans l’histoire de l’U.R.S.S. La première victoire révolutionnaire en Europe fera aux masses soviétiques l’effet d’un choc électrique, les réveillera, relèvera leur esprit d’indépendance, ranimera les traditions de 1905 et 1917, affaiblira les positions de la bureaucratie et n’aura pas moins d’importance pour la IVe Internationale que n’en eut pour la IIIe la victoire de la révolution d’Octobre. Pour le premier Etat ouvrier, pour l’avenir du socialisme, pas de salut si ce n’est dans cette voie.

Messages

  • « Libre fondement de l’Etat ».
    Tout d’abord, d’après ce qu’on a vu au chapitre Il, le Parti ouvrier allemand cherche à réaliser l’« Etat libre ».

    L’Etat libre, qu’est-ce à dire ?

    Faire l’Etat libre, ce n’est nullement le but des travailleurs qui se sont dégagés de la mentalité bornée de sujets soumis. Dans l’Empire allemand, I’« Etat » est presque aussi « libre » qu’en Russie. La liberté consiste à transformer l’Etat, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle, et même de nos jours les formes de l’Etat sont plus ou moins libres ou non libres selon que la « liberté de l’Etat » s’y trouve plus ou moins limitée. Le Parti ouvrier allemand - du moins s’il fait sien ce programme montre que les idées socialistes ne sont pas même chez lui à fleur de peau ; au lieu de traiter la société présente (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l’Etat présent (ou futur pour la société future), on traite au contraire l’Etat comme une réalité indépendante, possédant ses propres fondements intellectuels, moraux et libres.

    Et maintenant, pour combler la mesure, quel horrible abus le programme ne fait-il pas des expressions « Etat actuel », « société actuelle » et quel malentendu, plus horrible encore, ne crée-t-il pas au sujet de l’Etat auquel s’adressent ses revendications !

    La « société actuelle », c’est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgés d’éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l’évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. L’ « Etat actuel », au contraire, change avec la frontière. Il est dans l’Empire prusso-allemand autre qu’en Suisse, en Angleterre autre qu’aux Etats-Unis. L’ « Etat actuel » est donc une fiction.

    Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés, nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu’ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste. C’est ce qui fait que certains caractères essentiels leur sont communs. En ce sens, on peut parler d’« Etat actuel » pris comme expression générique. Par contraste avec l’avenir où la société bourgeoise, qui lui sert à présent de racine, aura cessé d’exister.

    Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce.

    Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat [1].

    Le programme n’a pas à s’occuper, pour l’instant, ni de cette dernière, ni de l’Etat futur dans la société communiste.

    Ses revendications politiques ne contiennent rien de plus que la vieille litanie démocratique connue de tout le monde : suffrage universel, législation directe, droit du peuple, milice populaire, etc. Elles sont simplement l’écho du Parti populaire bourgeois [2], de la Ligue de la paix et de la liberté. Rien de plus que des revendications déjà réalisées, pour autant qu’elles ne sont pas des notions entachées d’exagération fantastique. Seulement, l’Etat qui les a réalisées, ce n’est nullement à l’intérieur des frontières de l’Empire allemand qu’il existe, mais en Suisse, aux Etats-Unis, etc. Cette espèce d’ « Etat de l’avenir », c’est un Etat bien actuel, encore qu’il existe hors du « cadre » de l’Empire allemand.

    Mais on a oublié une chose. Puisque le Parti ouvrier allemand déclare expressément se mouvoir au sein de l’« Etat national actuel », donc de son propre Etat, l’empire prusso-allemand, - sinon ses revendications seraient en majeure partie absurdes, car on ne réclame que ce qu’on n’a pas, -le Parti n’aurait pas dû oublier le point capital, à savoir toutes ces belles petites choses impliquent la reconnaissance de ce qu’on appelle la souveraineté du peuple, et ne sont donc à leur place que dans une république démocratique.

    Puisqu’on n’ose pas - et on fait bien de s’abstenir, car la situation commande la prudence, - réclamer la République démocratique, comme le faisaient, sous Louis-Philippe et Louis-Napoléon, les ouvriers français dans leurs programmes, il ne fallait pas non plus recourir à cette supercherie aussi peu « honnête » que respectable qui consiste à réclamer des choses qui n’ont de sens que dans une République démocratique, à un Etat qui n’est qu’un despotisme militaire, à armature bureaucratique et à blindage policier, avec un enjolivement de formes parlementaires, avec des mélanges d’éléments féodaux et d’influences bourgeoises et, par-dessus le marché, à assurer bien haut cet Etat, que l’on croit pouvoir lui imposer pareilles choses « par des moyens légaux ».

    La démocratie vulgaire elle-même, qui, dans la République démocratique, voit l’avènement du millénaire et qui ne soupçonne nullement que c’est précisément sous cette dernière forme étatique de la société bourgeoise que se livrera la suprême bataille entre les classes, la démocratie elle-même est encore à cent coudées au-dessus d’un démocratisme de cette sorte, confiné dans les limites de ce qui est autorisé par la police et prohibé par la logique.

    Que par « Etat » l’on entende, en fait, la machine gouvernementale, ou bien l’Etat en tant que constituant par suite de la division du travail un organisme propre, séparé de la société c’est déjà indiqué par ces mots : « Le Parti ouvrier allemand réclame comme base économique de l’Etat un impôt unique et progressif sur le revenu, etc. ». Les impôts sont la base économique de la machinerie gouvernementale, et de rien d’autre. Dans l’Etat de l’avenir, tel qu’il existe en Suisse, cette revendication est passablement satisfaite. L’impôt sur le revenu suppose des sources de revenu différentes de classes sociales différentes, donc la société capitaliste. Par conséquent, il n’y a rien de surprenant si les financial reformers de Liverpool, - des bourgeois ayant à leur tête le frère de Gladstone [3], - formulent la même revendication que le programme.

    Karl Marx dans "La critique du programme de Gotha"

  • dans les pays bourgeois le malheur consiste en ce que l’écrasante majorité du prolétariat ne comprend pas comme il faudrait les dangers de l’Etat bourgeois. Par la manière qu’ils ont de traiter la question, les syndicalistes, involontairement bien sûr, concourent à cette attitude de conciliation passive des ouvriers à l’égard de l’Etat du capital. Quand les syndicalistes serinent aux ouvriers opprimés par le pouvoir bourgeois leurs avertissements quant aux dangers d’un Etat du prolétariat, ils jouent un rôle purement réactionnaire. La bourgeoisie répétera volontiers à l’adresse des ouvriers : « Ne touchez pas à l’Etat : c’est un engin plein de dangers pour vous. » Le communiste, lui, dira aux ouvriers : « Les difficultés et les dangers qui se dressent devant le prolétariat au lendemain de la conquête du pouvoir, nous apprendrons à les vaincre sur la base de l’expérience. Mais, à l’heure actuelle, les dangers les plus menaçants résident en ce que notre ennemi de classe tient dans ses mains les rênes du pouvoir et le dirige contre nous. »

    Dans la société contemporaine, il n’y a que deux classes qui soient capables de tenir le pouvoir dans leurs mains : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat révolutionnaire

    Léon Trotsky

    Lettre sur le syndicalisme "pur" de Monatte

  • Dans la société contemporaine, il n’y a que deux classes qui soient capables de tenir le pouvoir dans leurs mains : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat révolutionnaire

    Léon Trotsky

    Lettre sur le syndicalisme "pur" de Monatte

  • L’État s’offre à nous comme la première puissance idéologique s’exerçant sur l’homme. La société se crée un organisme en vue de la défense de ses intérêts communs contre les attaques intérieures et extérieures. Cet organisme est le pouvoir d’État. A peine né, il se rend indépendant de la société, et cela d’autant plus qu’il devient davantage l’organisme d’une certaine classe, qu’il fait prévaloir directement la domination de cette classe. La lutte de la classe opprimée contre la classe dominante devient nécessairement une lutte politique, une lutte menée d’abord contre la domination politique de cette classe ; la conscience de la corrélation de cette lutte politique avec sa base économique s’estompe et peut même disparaître complètement. Mais même lorsque ce n’est pas tout à fait le cas chez ceux qui participent à cette lutte, le fait se produit presque toujours dans l’esprit des historiens. De toutes les anciennes sources concernant les luttes au sein de la République romaine, Appien est le seul à nous dire clairement et nettement de quoi il s’agissait en réalité, à savoir de la propriété foncière.

    Or l’État, une fois devenu une puissance indépendante à l’égard de la société, crée, à son tour, une nouvelle idéologie. Les professionnels de la politique, les théoriciens du droit public et les juristes du droit privé escamotent en effet la liaison avec les faits économiques. Comme, dans chaque cas particulier, force est aux faits économiques de prendre la forme de motifs juridiques pour être sanctionnés sous la forme de lois, et comme il faut aussi, bien entendu, tenir compte de tout le système juridique déjà en vigueur, c’est la forme juridique qui doit désormais être tout et le contenu économique rien. Droit public et droit privé sont traités comme des domaines autonomes, ayant leur propre développement historique indépendant, se prêtant par eux-mêmes du fait de l’élimination de toutes leurs contradictions internes, à un exposé systématique et même le requérant.

    Engels

  • Léon Trotsky contre l’étatisme dans "les fautes fondamentales du syndicalisme" :

    "A l’exception d’un seul pays, le pouvoir étatique dans le monde entier se trouve aux mains de la bourgeoisie. C’est en cela, ce n’est qu’en cela que consiste le danger étatique du point de vue du prolétariat. La tâche historique de celui‑ci est d’arracher des mains de la bourgeoisie l’instrument d’oppression le plus puissant. Les communistes ne nient pas les difficultés, les dangers qui sont liés à la dictature du prolétariat. Mais est‑ce que cela peut diminuer d’un iota la nécessité de s’emparer du pouvoir ? Si le prolétariat tout entier était entraîné par un élan irrésistible à la conquête du pouvoir, ou s’il l’avait déjà conquis, on pourrait, à la rigueur, comprendre tels ou tels avertissements des syndicalistes. Dans son testament, Lénine, on le sait, mettait en garde contre les abus du pouvoir révolutionnaire. La lutte contre les déformations de la dictature du prolétariat, l’opposition la mène depuis qu’elle existe et sans avoir eu besoin de faire des emprunts aux arsenaux des anarchistes.

    Mais dans les pays bourgeois le malheur consiste en ce que l’écrasante majorité du prolétariat ne comprend pas comme il faudrait les dangers de l’Etat bourgeois. Par la manière qu’ils ont de traiter la question, les syndicalistes, involontairement bien sûr, concourent à cette attitude de conciliation passive des ouvriers à l’égard de l’Etat du capital. Quand les syndicalistes serinent aux ouvriers opprimés par le pouvoir bourgeois leurs avertissements quant aux dangers d’un Etat du prolétariat, ils jouent un rôle purement réactionnaire. La bourgeoisie répétera volontiers à l’adresse des ouvriers : « Ne touchez pas à l’Etat : c’est un engin plein de dangers pour vous. » Le communiste, lui, dira aux ouvriers : « Les difficultés et les dangers qui se dressent devant le prolétariat au lendemain de la conquête du pouvoir, nous apprendrons à les vaincre sur la base de l’expérience. Mais, à l’heure actuelle, les dangers les plus menaçants résident en ce que notre ennemi de classe tient dans ses mains les rênes du pouvoir et le dirige contre nous. »

    Dans la société contemporaine, il n’y a que deux classes qui soient capables de tenir le pouvoir dans leurs mains : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat révolutionnaire : depuis longtemps la petite bourgeoisie a perdu la possibilité économique de diriger les destins de la société moderne. Parfois, dans des accès de désespoir, elle se dresse pour la conquête du pouvoir, même les armes à la main, comme cela s’est passé en Italie en Pologne et dans d’autres pays [7]. Mais les insurrections fascistes n’aboutissent qu’à ce résultat : le nouveau pouvoir devient l’instrument du capital financier sous une forme encore plus dépouillée et brutale. Voilà pourquoi les idéologues les plus représentatifs de la petite bourgeoisie ont peur du pouvoir étatique comme tel. La petite bourgeoisie craint le pouvoir quand il est entre les mains de la grande bourgeoisie parce que celle‑ci l’oppresse et la ruine. Elle le craint aussi quand il est entre les mains du prolétariat, car il sape toutes les conditions de son existence coutumière. Enfin, elle craint le pouvoir quand il tombe dans ses propres mains parce que, de ses mains impuissantes, il passera fatalement aux mains du capital financier ou du prolétariat. Les anarchistes ne voient pas les problèmes révolutionnaires du pouvoir étatique, son rôle historique, ils ne voient que les « dangers de l’étatisme ». Les anarchistes antiétatistes sont les représentants les plus fidèles et, pour cette raison, les plus décourageants de la petite bourgeoisie dans son impasse historique.

    Oui, les « dangers de l’étatisme » existent aussi sous le régime de la dictature du prolétariat, mais la substance de ces dangers consiste précisément en ce que le pouvoir risque justement de revenir aux mains de la bourgeoisie. Le danger étatique le plus connu et le plus apparent, c’est le bureaucratisme. Mais quel en est le caractère ? Si la bureaucratie ouvrière éclairée pouvait amener la société au socialisme, c’est‑à‑dire jusqu’à la liquidation de l’Etat, nous nous réconcilierions avec une telle bureaucratie. Mais elle a un caractère tout à fait opposé : en se séparant du prolétariat, en s’élevant au­-dessus de lui, la bureaucratie tombe sous l’influence des classes petites‑bourgeoises et peut, par cela même, faciliter le retour du pouvoir aux mains de la bourgeoisie. En d’autres termes, les « dangers étatiques » ne sont en dernière analyse autre chose pour le prolétariat que le danger de rendre le pouvoir à la bourgeoisie.

    La question de la source de ce danger bureaucratique est non moins importante. Il serait radicalement faux de croire, de supposer que le bureaucratisme surgisse exclusivement du fait de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non, il n’en est pas ainsi. On peut voir dans les Etats capitalistes les formes les plus monstrueuses du bureaucratisme, précisément dans les syndicats. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’Amérique, l’Angleterre et l’Allemagne. Amsterdam, c’est l’organisation internationale la plus puissante de la bureaucratie syndicale. C’est grâce à elle que se tient maintenant debout l’édifice tout entier du capitalisme, surtout en Europe et particulièrement en Angleterre. S’il n’y avait pas la bureaucratie des trade‑unions, la police, l’armée, les tribunaux, les lords, la monarchie n’apparaîtraient que comme des jouets pitoyables et ridicules devant les masses prolétariennes. C’est par elle que la bourgeoisie existe, non seulement dans la métropole, mais aux Indes, en Egypte et dans les autres colonies. Il faudrait être complètement aveugle pour dire aux ouvriers anglais : « Prenez garde à la conquête du pouvoir et rappelez‑vous toujours que vos syndicats sont l’antidote du danger bureaucratique. » Le marxiste leur dira au contraire : « La bureaucratie trade‑unioniste est l’instrument le plus formidable de votre oppression par l’Etat bourgeois. Il faut arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie et, pour cela, il faut renverser son principal agent : la bureaucratie trade-unioniste. » Entre parenthèses, c’est pour cette raison notamment que l’alliance de Staline avec les briseurs de grève fut à ce point criminelle.

    Par l’exemple de l’Angleterre, on voit très clairement combien il est absurde d’opposer comme s’il s’agissait de deux principes différents l’organisation syndicale et l’organisation étatique. En Angleterre plus qu’ailleurs l’Etat repose sur le dos de la classe ouvrière, qui compose l’écrasante majorité de la population du pays. Le mécanisme est tel que la bureaucratie s’appuie directement sur les ouvriers, et l’Etat indirectement, par l’intermédiaire de la bureaucratie trade‑unioniste.

    Jusqu’à maintenant nous n’avons pas mentionné le Labour Party qui, en Angleterre, dans ce pays classique des syndicats, est la simple transposition de la même bureaucratie trade‑unioniste. Les mêmes chefs guident les syndicats, trahissent la grève générale, mènent la campagne électorale et siègent, après, dans les ministères. Le Labour Party, les trade‑unions, ce n’est pas deux principes, c’est la division technique du travail. Ensemble, ils constituent l’instrument fondamental de la domination de la bourgeoisie anglaise. On ne peut renverser cette dernière sans renverser la bureaucratie du Labour. Et on ne peut aboutir à ce résultat par l’opposition du syndicat en tant que tel à l’Etat en tant que tel, mais seulement par l’opposition agissante du parti communiste à la bureaucratie du Labour, dans tous les domaines de la vie sociale : dans les trade‑unions, dans les grèves, dans la campagne électorale, au Parlement et au pouvoir. La tâche principale d’un vrai parti du prolétariat consiste à se mettre à la tête des masses ouvrières, syndiquées ou non, pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie et frapper à mort les « dangers de l’étatisme. »

  • "il n’est sans doute pas une question qui, sciemment ou non, ait été aussi embrouillée par les représentants de la science, de la philosophie, de la jurisprudence, de l’économie politique et du journalisme bourgeois"

    Extrait de cet article.

  • Une question mérite pour moi quelques développements : les Etats n’ont actuellement pas tous exactement le même niveau de développement dans leur fonction institutionnelle sociale.
    L’égalité par rapport à des lois semblent et j’insiste sur ce terme beaucoup moins respectée dans des démocraties récentes datant de la deuxième partie du 20ème siècle.
    Du coup est ce que l’Etat, même si sa structure reste celle d’une "armure "pour une classe sociale dominante, peut être ou au moins apparaître plus faible pour les exploités dans ses fonctions régulatrices et coercitive :
    En temps "normal" sans crise économique.
    En temps de crise comme celle qui déferle depuis 2007.

    Les fameuses réformes qui se justifient médiatiquement à une échelle européenne, révèlent par la même occasion de grandes disparités dans les systèmes sociaux et mettent en doute le rôle protecteur des Etats .
    Par exemple comment expliquer en 2010 que se faire soigner dans un pays comme le portugal est plus dur qu’en France ?
    Le pays n’est pas colonisé, pas occupé militairement, n’a pas des dépenses pharaoniques au plan militaire, donc la seule explication médiatique pour les travailleurs de ce pays est le niveau de corruption, donc de mauvaise gestion de l’Etat.
    Récemment la médiatisation de travailleurs roumains surexploités dans un chantier d’une grande ville portugaise, a beaucoup choqué.
    Beaucoup de travailleurs ont connu ses conditions il n’y a pas si longtemps en France ou dans d’autres pays en tant qu’immigrés, et pour eux leur patrie ne pouvait pas se comporter de la même façon avec des travailleurs immigrès.

  • « "Le gouvernement moderne n’est qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise." Dans cette formule concentrée qui paraissait aux chefs social-démocrates un paradoxe journalistique, se trouve en réalité contenue la seule théorie scientifique de l’Etat. La démocratie créée par la bourgeoisie n’est pas une coquille vide que l’on peut, ainsi que le pensaient à la fois Bernstein [1] et Kautsky [2] , remplir paisiblement du contenu de classe que l’on veut. La démocratie bourgeoise ne peut servir que la bourgeoisie. Le gouvernement de "Front populaire", qu’il soit dirigé par Blum ou Chautemps, [Largo] Caballero ou Negrin, n’est "qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classes bourgeoise". Quand cette "délégation" se tire mal d’affaire, la bourgeoisie la chasse d’un coup de pied. »

    Léon Trotsky, « 90 ans du Manifeste communiste »

  • « L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils… la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. »

    Lettre sur la tolérance (1689), John Locke

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