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La science peut-elle se passer de l’ontologie ?

mardi 29 novembre 2016, par Robert Paris

La science peut-elle se passer de l’ontologie ?

L’ontologie s’oppose à l’épistémologie. La première discute de ce qui existe et de ce qui n’existe pas et la seconde de la validité du discours logique concernant ce qui existe.

L’ontologie n’est pas nécessairement métaphysique (ésotérisme, mysticisme, animisme, religions), même si la métaphysique a longtemps été l’essentiel de l’ontologie, et la science elle-même engendre sans cesse des questions ontologiques en posant la question de la réalité des concepts créés par et pour les sciences, en posant aussi la question de la réalité des observations, en posant encore la question de la relation entre l’observateur et l’observé. La question du réel n’a rien d’une évidence. L’expérience peut créer un phénomène qui n’existe pas naturellement ou donner un résultat qui provient plus du mode expérimental que de l’objet observé. Le réel n’est pas ce qui est apparent et souvent la science démontre que les apparences sont trompeuses. Par exemple, la matière semble inerte alors qu’à l’intérieur, les molcules s’agitent sans cesse. Un objet apparemment immobile ne semble bouger que lorsqu’il est mis en mouvement par une force extérieure alors que les molécules bougent sans cesse sans être mises en mouvement par une force extérieure ! Il ne suffit pas d’observer le réel, il faut raisonner dessus et la philosophie n’est pas inutile pour se poser bien les bonnes questions. Un paramètre peut très bien être utile et efficace sans avoir une existence réelle en lui-même. Ce n’est pas parce qu’un outil mathématique est d’un emploi pratique qu’il correspond à une existence naturelle. Le marteau n’est pas né de la nature ! La vitesse de déplacement d’un objet est utile au niveau macroscopique et n’a pas d’existence réelle au niveau quantique. Sa réalité est donc à remettre en question. La température est une réalité à notre échelle mais n’a aucune réalité au niveau d’une seule molécule ou d’un atome ! Se reposer la question de l’existence du corpuscule en tant qu’objet n’est pas nécessairement métaphysique et cela ne signifie pas nier l’existence de toute matière. Cela signifie seulement se demander si le corpuscule n’est pas un phénomène qui a des propriétés de conservation sans pouvoir être considéré comme un objet, avec toute la fixité, la continuité, l’existence permanente que cela nécessite. Et la proposition n’est pas à écarter d’un revers de main ! L’affirmation « l’objet existe réellement puisque je le vois, puisque je le sens » n’est pas plus crédible que celle affirmant que « le monde n’est qu’illusions ». Il faut raisonner sur les phénomènes observés, et raisonner en connexion avec les autres raisonnements réalisés sur tous les autres phénomènes. C’est la vision d’ensemble du monde qui peut être remise en cause et on ne peut pas se contenter d’une vision du monde pour chaque expérience. Il y a donc bel et bien une philosophie de la matière dans la science et celle-ci doit être discutée non seulement par les philosophes mais aussi par tous les autres et notamment par les scientifiques. Cela n’est pas extérieur à leur domaine d’étude et c’est même celui-ci qui pose ces questions ontologiques.

La création et la disparition ne sont pas des notions métaphysiques mais scientifiques

La question « le corpuscule existe-t-il » n’est pas du même type que celle des métaphysiciens : « dieu existe-t-il », « le diable existe-t-il », « le paradis existe-t-il » ou encore « revenants et sorcières existent-ils », ou « la vie éternelle existe-t-elle »…La physique, elle, se pose la question : comment, dans les fentes de Young, le corpuscule qui est capté dans les écrans après le passage des fentes capte-t-il un corpuscule alors que sa position sur l’écran semble provenir de positions issues des interférences, c’est-à-dire comme s’il était passé à la fois par les deux fentes avant d’interférer ? Voilà un problème physique, avec une expérience bien connue et reproductible, et qui pose la question de l’existence du corpuscule en tant que tel, car un corpuscule, au sens strict, est incapable de passer à la fois par les deux fentes et d’interférer avec lui-même. Or, cette interférence avec lui-même est ce qu’on observe avec des franges d’interférences qui se produisent même quand les corpuscules sont émis par la source un par un et ce que l’écran capte à la finale est quand même des corpuscules arrivant à l’écran de manière ponctuelle et un par un !!!! Il est donc clair que la physique pose des questions ontologiques qui ne sont pas d’ordre métaphysique ! L’électron existe-t-il en tant qu’objet ? Le quark existe-t-il en tant qu’objet ? Le photon existe-t-il en tant qu’objet ? La question mérite d’être posée et la réponse est loin d’être simple ! Le concept de « l’objet », celui de la chose fixe, toujours identique à elle-même, sans contradiction, qui est existe continûment, dans des positions successives en continuité, sans jamais disparaître, est reposé par l’étude de la matière quantique. Faut-il le modifier ou bien l’abandonner ? Lire ici : « La science des interactions au lieu de celle des choses »

Les description des phénomènes par des objets pose question en physique quantique

La métaphysique, au contraire de l’ontologie des sciences, est fondée sur des jugements a priori et incontestables par l’étude scientifique et elle pose des questions dont les réponses sont arbitraires et fondées sur la seule croyance parce qu’il n’existe non seulement aucun moyen de prouver la vérité mais aucun moyen même de la discuter sérieusement….

Il est classique d’étudier à l’Université les sciences, leur histoire, leur épistémologie mais, par contre, il y a un interdit : on n’étudie pas à l’Université l’ontologie des sciences qui est réservée à la philosophie et aux religions. Et pourtant…

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi.

A l’époque d’Einstein, Planck, Schrödinger, les scientifiques discutaient bel et bien d’ontologie et c’est même sur des critères ontologiques qu’ils s’opposaient sur les conclusions à tirer des résultats de la physique quantique et sur son interprétation. C’est Bohr et Heisenberg qui ont commencé à diffuser la thèse positiviste selon laquelle on ne pouvait tirer de la physique aucune conclusion sur ce qu’est l’Univers mais seulement quelques lois mathématiques de son fonctionnement.

Il en est cependant résulté un énorme débat ontologique sur réalisme et non réalisme, sur l’existence de la matière, sur le caractère fondamentalement probabiliste, ou non, de celle-ci, sur les discontinuités de la réalité et de la causalité, sur les critères de réalité, sur la réalité du virtuel, sur la virtualité du réel, toutes ces discussions se fondant sur les découvertes de la non localité, de l’intrication quantiques et bien d’autres phénomènes renversants comme la dualité onde/corpuscule, la non séparabilité quantique, l’effet tunnel, les fentes de Young, etc.

La dualité quantique empêche de considérer quiconque soit comme un corpuscule soit comme une onde

Le débat sur le caractère objectif, ou non, de la matière a été relancé par l’interprétation subjectiviste des expériences dans lesquelles la matière se comporte comme une onde si on la teste par une expérience détectant les ondes et qu’elle se comporte comme un corpuscule si on la teste par une expérience détectant les corpuscules. Faire les deux simultanément étant impossible, certains auteurs en ont déduit que c’est l’observateur qui décide de la réalité qui est perçue. Planck et Einstein ont jusqu’à la fin de leur vie refusé de considérer la matière comme autre chose qu’un monde objectif qui ne dépend pas de l’observateur et dont il s’agit de comprendre le fondement, même si l’observateur peut en perturber le fonctionnement objectif.

Est-ce à la manière de Kant que la physique quantique pose la question du sujet et de l’objet, de l’observé et de l’observateur ?

Le réel et son interprétation, voilà bel et bien un débat ontologique de la science au plus haut niveau, celle de ses grands fondateurs.

Depuis ces débats du type des paradoxes EPR d’Einstein et du chat de Schrödinger, expériences de pensée des grands physiciens pour mieux interpréter l’intrication quantique et le saut entre le niveau quantique et le niveau macroscopique, la physique quantique a bel et bien abandonné le terrain philosophique et en particulier ontologique. La plupart des physiciens se refusent dorénavant à s’occuper d’ontologie. Ils considèrent la plupart que le débat a eu lieu et qu’Einstein a perdu même si aucune expérience ne peut clairement en finir avec toutes les versions des paradoxes EPR et même si la décohérence n’a pas forcément complètement réglé son compte au chat de Schrödinger…. En tout cas, la plupart estiment que l’on perd son temps dans de tels débats et ils refusent de s’y plonger.

Certes, des physiciens étudient toujours la décohérence, ce passage entre le niveau quantique et le niveau classique qu’il s’agit d’observer pour mieux le comprendre, lorsque le grand nombre des interactions produit un effet collectif qui donne le monde matériel que nous connaissons à notre échelle, celui où les effets quantiques sont pour l’essentiel effacés (la matière « décohère »). Mais la plupart estiment que la discussion d’idée sur ces questions est tranchée et n’a plus d’intérêt. Les expériences quantiques, de plus en plus précises et nombreuses, auraient définitivement tranché la question.

Dans un numéro de la revue « Pour la science » d’octobre 2016, Alain Aspect affirme que « le débat Einstein-Bohr est complètement clos » et que « les travaux de Bell ont donc déplacé le débat entre Einstein et Bohr du domaine de l’épistémologie vers celui de la physique expérimentale », concluant que « Après quelques divergences, les résultats ont convergé vers un accord avec la mécanique quantique ». Il estime cependant qu’ « aucune expérience réelle, aussi idéale soit-elle, ne peut vraiment être sans échappatoire. »

Lire ici un article montrant que le paradoxe EPR n’est pas levé

C’est effectivement l’un des problèmes mais pas le seul. Aspect se satisfait de répondre, paraît-il comme Bell, « je fais mon métier de physicien expérimentateur », ce qui sous-entend : je ne suis pas un simple philosophe et sur ce point je lui donne entièrement tort ! Aucune expérience ne tranchera définitivement une question philosophique fondamentale mais aucune expérience ne pourra se passer de la poser.

La matière quantique n’a pas de position déterminée, de vitesse déterminée, d’orientation du moment déterminée, d’état déterminé. Suivant la manière dont on fait les mesures, elle répond différemment. Et l’état doit être remplacé par la superposition de plusieurs états possibles. Le déterminisme porte sur la superposition d’états et non sur un état donné. Tout cela oppose le niveau quantique et le niveau classique qui, lui, a une vision ontologique de la matière fondée sur l’idée qu’une matière est dans une position donnée, avec une vitesse donnée, dans un état donné, et passe d’une position à une autre, d’une vitesse à une autre (si elle accélère), et d’un état à un autre, etc…

En physique classique, les positions, les vitesses, les états, les orientations du moment sont déterminées au sens où une même particule n’en a qu’un à un instant donné, dans une expérience donnée. Si on effectue plusieurs expériences du même type, on retrouvera le même résultat. Il n’en va pas de même au niveau quantique, c’est-à-dire lorsqu’on effectue une expérience dans laquelle un petit nombre de quanta sont concernés.

La science n’a pas apporté de conclusion définitive à l’interprétation globale du monde matériel qui ressort des connaissances contemporaines, pas plus sur l’interprétation physique des expériences et des lois que sur l’interprétation philosophique qui en découle ou qui les fonde. Le phénomène et le réel

Ainsi, il existe des modes de calcul correspondant aux phénomènes observés mais les interprétations en sont diverses. Par exemple, on trouve un calcul quantique des expériences des fentes de Young, correspondant bien aux faits, mais plusieurs manières de les interpréter. L’interprétation de l’expérience des fentes de Young

Les conclusions générales à tirer des sciences ne sont pas achevées et il n’y a pas de raison que le débat entre science et ontologie le soit. Certains auteurs ont juste pu le marginaliser, l’extraire de la science universitaire elle-même.

Il est significatif que la thèse réaliste d’Einstein reste influente au même moment où des physiciens écrivent, eux, que la matière n’existe que parce qu’elle est observée par l’homme. Lire ici : « Le monde matériel existe-t-il objectivement, en dehors de nos pensées ? »

La question de l’énigme du réel continue de se poser. Lire ici sur « L’énigme du réel »

La physique, quantique notamment mais pas seulement, pose toujours à l’homme d’importantes questions philosophiques. Et elles les posent non seulement à tout homme ainsi qu’au philosophe mais aussi au physicien. Lire ici : « La physique quantique pose des problèmes philosophiques »

Quelques équipes de physique en font d’ailleurs la démonstration, en continuant de se poser des problèmes ontologiques fondés sur les connaissances les plus récentes de la physique. On peut citer par exemple l’équipe travaillant sur « l’ontologie CSM – Contexte/Système/modalité » fondée par Auffèves, Farouki et Grangier. On se souvient aussi des travaux de Marceau Felden sur « l’énigme du réel ».

A partir du moment où on ne peut, en physique quantique, suivre continûment une particule, où deux particules de même type sont indiscernables, où deux particules identiques qui interagissent sont interchangeables, où le nombre de particules quantiques n’est pas nécessairement conservé, on ne peut pas savoir si la particule qu’on observe à un endroit et à un moment est la même que celle qui était observée un peu avant et un peu plus loin…

Qu’est-ce que la matière

Quelques idées fausses sur la matière

Non-séparabilité

Le virtuel et le réel s’interchangeant sans cesse, notamment par le biais des bosons de Higgs, du fait que le vide quantique fait apparaître et disparaître des particules réelles, la question de la réalité de l’objet « particule » se pose de manière scientifique. Cela ne signifie pas qu’il faudrait nier l’existence de l’Univers matériel, abandonner définitivement tout matérialisme mais que la question d’un nouveau type de matérialisme, compatible avec nos connaissances actuelles en physique, est posée aux sciences et aux scientifiques, autant qu’aux philosophes et autres penseurs…

Quelques lectures sur le virtuel et le réel

Physique, matérialisme et dialectique

La physique de la matière et la philosophie dialectique

Epistémologie des sciences

La question de la place de la conscience humaine relativement aux phénomènes de la matière est également reposée pour plusieurs raisons. Le fait que le choix des expériences pour interroger la matière modifie les résultats et les réponses de la nature est un premier élément qui semble favoriser un certain subjectivisme auquel la science se doit de répondre. Comme le disait Einstein, la lune n’existe pas seulement quand je la regarde. L’objet quantique ne peut pas exister seulement quand on l’observe. Comment répondre à la question de son existence objective s’il est différent suivant les modes d’observation. Comme on le voit, on bute encore sur la question de l’existence, la question ontologique, du simple fait que les observations au niveau quantique refusent de se plier à la régle : les résultats des expériences ne devraient pas dépendre du choix de l’expérimentateur. Cependant, de là à en tirer que l’Univers n’est pas réel et n’existe que parce qu’un cerveau humain l’étudie… Rappelons que les étoiles qui sont dans le ciel sont nées bien avant qu’aucun homme ne les observe et, si on peut les voir, c’est bien qu’elles ont existé sans avoir besoin d’un observateur humain !!! Et ce n’est qu’un exemple !

De même, d’autres auteurs agitent la question du « principe anthropique », selon lequel l’Univers a été fait d’avance dans la perspective de produire un être humain conscient… Il s’agit là encore d’une question ontologique et scientifique. Ontologique car c’est l’existence du projet humain dans l’univers qui est posée. Scientifique car elle se fonde sur de nombreuses études, notamment celles des constantes universelles de la physique.

La signification de l’Univers physique est posée également par certains auteurs, y compris des scientifiques, comme d’avance porteuse de la vie, de l’homme et de la conscience. C’est ce que l’on appelle « le principe anthropique ». Bien sûr, là on arrive à des positions qui approchent de la métaphysique mais le meilleur moyen de les combattre n’est pas de refuser que ces thèses soient étudiées et discutées sérieusement par les sciences et d’un point de vue philosophique tiré des sciences elles-mêmes, attitude qui est pourtant celle de l’establishment officiel de la science académique et universitaire mondiale.

Bien sûr, des scientifiques peuvent parfaitement affirmer que le rôle des sciences n’est pas de trancher entre les diverses conceptions philosophiques ou religieuses, et en particulier pas de combattre les mysticismes, les animismes et les religions.

Mais, de fait, en réagissant ainsi, la direction capitaliste de la Science ne fait que favoriser le retour des idées les plus réactionnaires. En refusant de participer au débat ontologique, la science décide d’y laisser le champ libre aux croyances, aux anti-sciences, à tous les préjugés et à toutes les organisations retardataires qui, à l’inverse, avaient dû se replier sur les terrains scientifiques quand les classes dirigeantes voulaient utiliser la science pour en finir avec les préjugés.

Nous ne sommes plus à l’époque des Diderot, ni même des Darwin ou des Freud, ou encore d’Einstein, époques où la bourgeoisie confiante dans son avenir se voyait changer progressivement le monde. Nous sommes à l’époque où les classes dirigeantes ont besoin de toutes les forces réactionnaires, les religieuses comme les autres, pour mieux écraser les travailleurs et les peuples. C’est pour cela qu’elles ne veulent pas que les avancées scientifiques se traduisent en avancées philosophiques et en particulier ontologiques !

Messages

  • Une discussion ontologique et qui reste d’actualité en sciences physiques : le temps existe-t-il ou pas ?

    Lire ici

    Voir aussi

  • Le physicien Bitzakis écrit dans « Physique contemporaine et Matérialisme dialectique » :

    « Ainsi, les sciences ont une portée philosophique. Et tout d’abord, une portée ontologique : une ontologie antispéculative est une « science » de l’être. Elle doit donc aborder des questions telles que les attributs généraux de la matière et du mouvement, l’espace et le temps, la causalité, les relations entre le fini et l’infini, etc…. La physique, la cosmologie, la biologie et les mathématiques débouchent sur des questions philosophiques, ce sont des « sciences philosophiques » et par excellence des « sciences ontologiques ». »

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