dimanche 2 janvier 2011
PHILOSOPHIE DES MATHS ET DES SCIENCES
Les mathématiques partent d’axiomes, alors que les sciences partent des phénomènes considérés comme paradigmatiques, comme le pendule pour la périodicité ou le déplacement d’un véhicule pour la mécanique. Ce sont ces phénomènes qui sont modélisés en sciences. La démarche est très différente dès le départ. Les modèles des sciences sont souvent mathématisés ? Mais les mathématiques n’interviennent là qu’après la conceptualisation du paradigme scientifique en question.
La démarche mathématique est différente elle aussi. En mathématiques comme en sciences, on utilise des fonctions, mais les mathématiques pures n’ont pas à définir le statut des variables. Inversement, en sciences, le premier pas n’a pas encore été fait tant que le statut des paramètres et leur validité pour l’expérience n’ont pas été explicités.
Les mathématiques sont fondées sur le démontrable. Ce n’est pas le cas des sciences. Les mathématiques suivent des cheminements logiques. Ce n’est pas toujours le cas en sciences. Par exemple, la physique quantique, ça marche, ça colle avec l’expérience mais on ne sait pas pourquoi. Ce n’est pas toujours rigoureux. On a utilisé la méthode de renormalisation bien avant d’avoir la moindre explication des raisons de sa validité, raisons qui sont encore en discussion.
La validité des théories scientifique n’est pas nécessairement démontrable. Il existe extrêmement peu de faits absolument avérés dans les théories scientifiques. Bien sûr, l’indémontrable peut exister dans certains énoncés mathématiques. Mais, en sciences, c’est de démontrable qui est rare. Et même, la démonstration mathématique est-elle du même ordre de preuve que la démonstration scientifique ? Pas nécessairement. Il y a des énoncés scientifiques qui n’ont aucune traduction mathématique. Et même ceux qui s’expriment mathématiquement, et plus encore ceux qui sont fondés sur des calculs, ne se ramènent pas nécessairement à de simples calculs. En effet, on ne doit jamais oublier que les sciences portent sur des interactions donc sur des propriétés de la matière.
La matière ne peut être ramenée seulement à des nombres. Trois n’est pas identique à trois électrons ou trois molécules d’hydrogène. Trois ne possède qu’une propriété numérique, soit un plus un plus un. On ne peut rien dire dessus de plus que « trois ». Par contre, trois électrons ne sont pas seulement un électron plus un électron plus un électron. Ils possèdent des propriétés d’interactions entre électrons ainsi qu’avec le reste de l’environnement. De même trois planètes ou trois étoiles. Une conclusion mathématique peut être purement numérique mais pas une conclusion scientifique. On ne pourra jamais ramené la nature à un simple examen de nombres ou d’autres abstractions mathématiques, même si ces dernières sont d’une grande utilité. Il n’est pas dit que les grandeurs physiques soient de même nature que les nombres des mathématiques, qu’ils soient entiers, décimaux ou « réels ». En effet, les nombres mathématiques sont fixes, exactement déterminés, toujours identiques à eux-mêmes.
Les mesures physiques ne possèdent pas de telles propriétés. Une grandeur mathématique peut avoir une incertitude, une valeur approchée par exemple, mais pas d’incertitude fondamentale. Par contre, une mesure physique peut fondamentalement être incertaine. Il ne s’agit pas seulement d’approximations mais de phénomènes qui ne sont pas fondés sur le certain ou même de phénomènes qui sont fondés sur l’aléatoire. Comme le rapporte Ilya Prigogine dans « Les lois du chaos », « ce qui nous intéresse aujourd’hui, ce n’est pas nécessairement ce que nous pouvons prédire avec certitude. La physique classique s’intéressait avant tout aux horloges, la physique d’aujourd’hui plutôt aux nuages. » D’ailleurs, la notion de certitude de la logique formelle et mathématique n’est nécessairement pas identique à la notion de certitude dans l’étude des lois de la nature. La philosophie logique n’admet pas la contradiction, et accepte par contre le principe du tiers exclus. Ce n’est pas le cas en physique. L’exemple bien connu de la dualité onde/particule signifie qu’une particule possède à la fois des propriétés contradictoires.
La partie mathématisable d’un phénomène n’est pas la totalité de celui-ci. C’est plutôt sa part d’ordre mais il ne faut jamais omettre qu’il y a également une part de désordre sans laquelle ce phénomène serait déconnecté du reste de l’univers, ne pourrait pas changer d’état, la loi n’étant valable que pour un seul état. L’équation physique n’est jamais indépendante du reste de l’univers et ne peut jamais, contrairement à l’équation mathématique, être conçue comme une réponse isolée, une solution à un problème.
Les mathématiques partent du désincarné (le nombre, la variable, la courbe, la fonction…) et arrivent également au désincarné (propriétés de la fonction, de la courbe, de la moyenne, …). Elles passent parfois, en intermédiaire, par des faits réels qui étaient le choix des fonctions, des outils mathématiques (les matrices pour la physique quantique, l’espace à quatre dimensions pour la relativité,…). Inversement, les sciences partent des faits réels et concluent sur des jugements sur ces faits réels. Une conclusion purement mathématique en sciences n’aurait aucun sens. Les mathématiques n’y sont qu’un intermédiaire, un outil. Le calcul, même s’il joue un rôle essentiel de démonstration, n’est pas un élément de réalité et ne remplace pas la vérification réelle, ce dont les mathématiques se passent fort bien. On peut imaginer tous les outils mathématiques que l’on veut sans prouver qu’ils fonctionnent sur des objets réels. Ils ont seulement besoin de cohésion logique interne. Les outils physiques peuvent être acceptés par les scientifiques même s’il leur manque une cohésion logique, ce qui est le cas par exemple pour la physique quantique. Les sciences n’ont pas besoin de cohésion logique d’ensemble pour continuer d’avancer. Par exemple, les divers domaines des sciences ne sont pas cohérents comme la quantique et la relativité ou la microphysique et l’astrophysique.
Le statut des nombres n’est pas le même en mathématiques et en sciences. Le nombre est égal à lui-même en mathématiques mais il n’en va pas de même en sciences. Un c’est un. Une particule, cela peut être deux particules ou zéro particules. Le nombre de particules n’est pas un invariant de la physique quantique. Les créations et annihilations amènent ce type de situations invraisemblables dans le monde macroscopique. Pire, le nombre de particules dites « réelles » dépend de l’observateur et de son accélération. On ne raisonne plus sur un nombre d’objets. La mesure, elle aussi, n’est pas un nombre au sens mathématique. En effet, une mesure est influencée par d’autres mesures, corrélées, en physique quantique. On ne peut pas dire d’un paramètre qu’il vaut telle ou telle valeur. Le nombre fixe n’a donc pas cours et il ne peut s’agit non plus d’une évolution régulière d’une mesure du type d’une fonction. Il n’y a tout simplement pas une valeur attachée à la particule mesurée…
Et ce n’est pas seulement le cas en physique quantique. C’est la situation qui prévaut également à chaque fois que l’on passe du désordre à l’ordre. La fonction mathématique ne décrit que l’ordre d’un état mais pas le passage d’un état à un autre état. En sciences, il n’existe jamais un état qui ne peut pas passer à un autre état, qualitativement. Et cette dernière expression signifie justement que la description quantitative ne suffit pas.
La loi mathématique, c’est l’ordre. Bien sûr, à partir de ces lois mathématiques, on peut produire des descriptions du désordre comme celles du hasard, des « vols de Lévy », des lois du mouvement brownien, de la percolation, des lois du type de Mandelbrot, des lois du chaos déterministe… Mais elles consistent toujours à passer de l’ordre au désordre alors que la démarche de la science est toujours de montrer comment le désordre a pu produire un ordre. C’est ce que l’on constate dans l’ordre du cristal, dans l’apparition d’un magnétisme, la formation d’une étoile, d’un nuage, etc… Dans chacun de ces cas, les sciences montrent que l’ordre est issu du désordre. Les mathématiques savent modéliser les symétries mais elles ont beaucoup plus de mal à modéliser des symétries qui sont très légèrement brisées comme c’est le cas général en sciences.
Einstein écrit dans « La géométrie et l’expérience » :
« Parmi toutes les sciences, les mathématiques jouissent d’un prestige particulier qui tient à une raison unique : leurs propositions ont un caractère de certitude absolue et incontestable, alors que celles de toutes les autres sciences sont discutables jusqu’à un certain point et risquent toujours d’être réfutées par la découverte de faits nouveaux. Le chercheur d’une autre discipline n’aurait pas lieu pour autant d’envier le mathématicien si les propositions de ce dernier ne portaient que sur de purs produits de notre imagination et non sur des objets réels. Il n’est pas étonnant en effet que l’on parvienne à des conclusions logiques concordantes, une fois que l’on s’est mis d’accord sur les propositions fondamentales (axiomes) ainsi que sur les méthodes à suivre pour déduire de ces propositions fondamentales d’autres propositions ; mais le prestiges de mathématiques tient, par ailleurs, au fait que ce sont également elles qui confèrent aux sciences exactes de la nature un certain degré de certitude, que celles-ci ne pourraient atteindre autrement.
Ici surgit une énigme qui, de tout temps, a fortement troublé les chercheurs. Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine ne peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir les propriétés des choses réelles ?
Il me semble qu’à cela on ne peut répondre qu’une seule chose : pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et, pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. (…) Interprétation ancienne : tout le monde sait ce qu’est une droite et ce qu’est un point. (…) Interprétation nouvelle : la géométrie traite d’objets qui sont désignés au moyen de termes « droite », « point », etc. On ne présuppose pas une quelconque connaissance ou intuition de ces objets, mais seulement la validité d’axiomes (…) Ces axiomes sont des créations libres de l’esprit humain. (…) Ce sont les axiomes qui définissent en premier lieu les objets dont traite la géométrie. (…) Pourquoi Poincaré et d’autres chercheurs rejettent-ils l’équivalence naturelle entre le corps pratiquement rigide de l’expérience et le corps de la géométrie ? Tout simplement parce qu’un examen un peu précis révèle que les corps solides réels de la nature ne sont pas rigides, étant donné que leur comportement géométrique, c’est-à-dire les diverses positions relatives qu’ils peuvent occuper, est fonction de la température, des forces extérieures, etc. »
Dans « L’évolution des idées en physique », Einstein et Infeld remarquaient : « Les ouvrages scientifiques sont remplis de formules mathématiques compliquées. Mais c’est la pensée, ce sont les idées qui sont à l’origine de toute théorie physique. »