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Rosa Luxemburg contre les dirigeants réformistes des syndicats, opposés à toute grève générale : Les débats de Cologne (mai 1905)

dimanche 2 janvier 2022, par Alex

La source de ce texte fait partie des oeuvres complètes de R. Luxemburg, tome 2 (Gesammelte Werke Band 2.)

Une traduction en français est proposée par marxists.org, mais elle est incomplète (comme ici ou ici), donnant seulement le II (reproduit ci-dessous) de l’article.

Nous ajoutons le I, avec les notes explicatives de l’édition allemande des Oeuvres complètes.

Dans ce texte RL dénonce les dirigeants syndicaux allemands en congrès, qui en pleine grève générale en Russie, condamnent toute grève générale, et même toute discussion à propos de la grève générale ! Au moment où l’extrême-gauche française fait le silence (assourdi par de sonores serments de solidarité humanistes, sans proposition d’action) sur la grève politique en Guadeloupe, par suivisme envers les directions syndicales, ce texte est d’actualité.

I

Le congrès syndical de Cologne [le 5 ème congrès des syndicats d’Allemagne eut lieu du 22 au 27 mai 1905 à Cologne] offre à bien des égards une riche matière à réflexion, nous dirions presque à préoccupation. Les débats de Cologne ont sans doute plus qu’une portée pratique et actuelle, ils ont une signification symptomatique et doivent être considérés de ce point de vue comme l’expression de certains courants généraux dans de larges cercles de nos travailleurs. Mais à cet égard, le débat sur la grève générale est tout à fait typique de l’esprit, du niveau, de l’orientation des cercles dominants de nos syndicats.

Pour dire tout de suite ce qui est nécessaire : La décision qui rejette la grève politique de masse et interdit la "propagande" de ce moyen de lutte [Résolution de Cologne : Le cinquième congrès des syndicats allemands considère comme un devoir incontournable des syndicats de promouvoir de leur mieux l’amélioration de toutes les lois sur lesquelles repose leur existence et sans lesquelles ils ne sont pas en mesure d’accomplir leurs tâches, et de combattre avec la plus grande fermeté toutes les tentatives visant à restreindre les droits populaires existants. La tactique à adopter pour les combats de ce type doit, comme toute autre tactique, être adaptée aux conditions du moment. Le Congrès considère donc comme condamnables toutes les tentatives de définir une tactique particulière par la propagande de la grève politique de masse ; il recommande aux travailleurs organisés de s’opposer énergiquement à de telles tentatives. Le Congrès considère que la grève générale, telle qu’elle est défendue par les anarchistes et les personnes sans aucune expérience dans le domaine de la lutte économique, ne mérite pas discussion ; il met en garde les travailleurs contre le fait de se laisser détourner du petit travail quotidien et du renforcement de l’organisation ouvrière par l’accueil et la diffusion de telles idées.] peut laisser extraordinairement froids les partisans sérieux de l’idée de la grève générale. Nous n’avons jamais eu beaucoup d’estime pour la "propagande" de cette idée, d’autant plus que l’intercession de nos "deux spéciaux" d’hier, les camarades Friedeberg et Bernstein, était plus propre à ridiculiser l’idée qu’à la propager, et l’on peut aussi supposer que c’est précisément la propagande de ces deux bons hommes et mauvais musiciens à leur particule qui a contribué quelque peu à provoquer la décision de Cologne. A un certain stade de la lutte des classes, la grève politique de masse n’est pas plus empêchée par des décisions de congrès négatives qu’elle n’est provoquée par le colportage ennuyeux de cette idée sous une forme abstraite, lorsque les conditions objectives font défaut. La grève de masse en tant que moyen de lutte politique est justement un produit historique de la lutte des classes qui, tout comme la révolution, ne peut être ni "faite" ni "refusée" sur commande. Et la seule chose que le parti de la lutte de classe consciente, c’est-à-dire la social-démocratie, et aussi les syndicats, dans la mesure où ils se trouvent sur le terrain de la lutte de classe moderne, peuvent faire "de leur plein gré", c’est de chercher à se rendre compte à l’avance des conditions historiques, sociales et politiques qui rendent nécessaire l’apparition de telles formes de lutte de classe, afin de participer consciemment à l’évolution et de marcher à sa tête dans la direction reconnue comme historiquement nécessaire.

Jusqu’à présent, la réaction bourgeoise a eu l’avantage de vivre dans l’illusion agréable que de tels phénomènes historiques de masse, comme la révolution ou la grève générale, sont "faits" par les agitateurs par pure méchanceté, et peuvent donc logiquement être rejetés même si la "compréhension" augmente. Cette conception bornée et réactionnaire au plus profond d’elle-même, qui s’oppose strictement aux doctrines fondamentales du socialisme moderne et scientifique, a été introduite, comme on le sait, dans les cercles de la social-démocratie par la tendance bernsteinienne qui, dans sa naïveté, a cru possible de déclarer tout à coup que l’idée de révolution était un rudiment superflu datant de l’époque de la barbarie social-démocrate et qu’elle pouvait maintenant faire place à des méthodes de lutte plus civilisées et légales.

Et c’est exactement dans le même ordre d’idées que se situe la conception de la grève générale exposée par Bömelburg et le refus catégorique de la "propagande" de cette idée qui en découle. Notons au passage que la résolution de Bömelburg ne rejette pas seulement le recours à la grève générale, mais aussi la propagande, c’est-à-dire la discussion et l’échange d’opinions sur cette question. Il est significatif que cette étrange résolution soit née, cette fois-ci, d’une conception et d’une orientation proches de celles qui ne peuvent pas se plaindre assez fort de la suppression de la "liberté d’expression" et de la "liberté de la recherche scientifique" dans la social-démocratie. Le terrorisme imaginaire de l’opinion du parti, inventé de toutes pièces ad usum delphini (pour les mineurs), a déchaîné des tempêtes d’indignation dans les cercles opportunistes. Maintenant, le premier exemple d’une véritable décision de congrès interdisant formellement une certaine expression - le premier exemple que connaisse notre mouvement ouvrier - est imposé avec la même argumentation qui se plaint des "littérateurs" gênants, qui se moque des tempêteurs. Voyons si les écuyers de la "liberté d’expression opprimée" dans les rangs de la social-démocratie - les Heine, David et autres camarades - se lanceront cette fois dans une campagne où l’on a vraiment fait du mal à leurs protégés ...

Et pourtant, alors que la "recherche libre" de Bernstein n’était en réalité qu’une répétition stérile et désagréable, dont l’auteur, "mené comme un animal en cercle", ne faisait que mener le parti sur la même "lande théorique aride" de ses doutes, la question de la grève politique de masse offre un champ de connaissance sociale et historique tout à fait nouveau et fécond, un domaine qui doit être exploré par les ouvriers eux-mêmes, Et si quelque chose a prouvé de manière éclatante l’urgente nécessité de discussions scientifiques sur la question de la grève de masse, si quelque chose est en contradiction flagrante avec la décision de rejet du congrès de Cologne, c’est bien l’argumentation de l’orateur et des porte-parole de cette décision. Ce n’est pas dans la décision elle-même, qui n’aura aucune signification pratique - ni pour l’application de la grève de masse, ni pour la discussion de celle-ci -, mais dans l’argumentation et le niveau du débat qui l’a accompagnée, que réside, notons-le, le point fort de la prise de position de Cologne sur cette question. Ce débat est, avec celui sur la fête du 1er mai, un "signe des temps" d’une clarté indéniable.

II

Depuis que la social-démocratie internationale se penche sur la question de la grève de masse, le thème de base des débats, le point de départ de toutes les discussions portant sur ce sujet, c’est la distinction à faire d’une parte entre la grève générale politique et la grève générale syndicale, d’autre part entre la conception anarchiste et la conception social-démocrate de la grève générale politique. La distinction entre ces différents types fondamentaux de la grève de masse est non seulement essentielle sur le plan théorique, mais aussi fondée historiquement, puisque chacun de ces types de grève a été expérimenté en son temps – et avec des résultats variables – par le mouvement ouvrier international. Les confondre revient, théoriquement et pratiquement, à commettre la même erreur que de vouloir, en matière de syndicalisme, identifier, comme le font certains professeurs bourgeois, les coalitions de travailleurs aux syndicats patronaux dans une seule et même catégorie des « instances représentatives des intérêts ». Celui qui ne sait pas distinguer la grève générale syndicale de la grève générale politique, et la grève générale anarchiste de la grève générale social-démocrate, celui qui ne fait pas de différence entre l’idée d’une grève de solidarité économique pour le soutien d’une lutte salariale précise, et le soulèvement politique de masse de la classe ouvrière dans le but de conquérir des droits politiques égaux pour tous, celui qui est incapable de distinguer la grève générale de 1893 en Belgique pour la conquête du suffrage universel, ou les actuelles grèves générales de Russie, de l’idée chère aux têtes brûlées à la Bakounine-Niewenhuis d’instaurer par une grève générale-surprise qui se déclencherait immédiatement au premier signal, celui-là montre à l’évidence qu’il n’entend pas un traître mot à toute cette question : inutile de discuter avec lui, tout au plus peut-on lui conseiller de commencer par s’instruire.

Or, qu’entendons-nous au congrès des syndicats de Cologne ? Le rapporteur Bömelburg s’étend d’abord en long et en large sur le danger général de la grève syndicale de solidarité, puis emporté par les vagues déferlantes de son éloquence, il passe sans transition de l’échec de la récente grève des ouvriers du verre à la « grève générale sociale ». A ce propos les quolibets dont il accable un guignol typiquement anarchiste enchantent le public et lui valent un véritable triomphe. Après quoi il conclut, toujours sans transition, par une critique de la grève politique de défense qui se voit elle aussi rondement vouée aux gémonies grâce à des ficelles oratoires de la plus plate démagogie, et le congrès « ponctue de ses acclamations presque chaque phrase de l’orateur jusqu’à sa conclusion », comme le rapporte le compte rendu du Vorwärts !

Le second adversaire de la grève générale, Leimpeters, développe une argumentation encore plus remarquable. Celui-ci se déclare purement et simplement « incapable de faire une distinction quelconque entre la grève générale anarchiste et la grève de masse sociale et politique ». Et au lieu d’en tirer la seule conclusion pertinente, à savoir que la question mériterait d’être discutée plus longuement et que, dans l’état actuel des choses, toute décision serait prématurée, il déduit tout bonnement de sa propre ignorance et de son manque de discernement que toute forme de grève générale, quelle qu’elle soit, est à proscrire.

A son tour il tire à boulets rouges sur le malheureux épouvantail, qui est à sa nième mise en pièces, de la grève générale anarchiste, déchaînant dans le public par ses traits d’esprit une « tumultueuse hilarité » qui n’était pas sans rappeler avec une inquiétante netteté, au milieu de ce congrès ouvrier, les excès de gaieté des parlementaires bourgeois lors d’un débat sur « l’Etat futur » socialiste.

Robert Schmidt compléta dignement le triumvirat en déclarant de son côté : « Toutes les expériences prouvent que l’usage d’un tel moyen de lutte ne fait, comme l’usage de la violence, que renforcer la réaction ». « Toutes les expériences » . . . alors que les seules expériences qui aient été effectivement réalisées à ce jour dans le domaine de la grève de masse politique, la grève générale belge de 1893 et les toutes récentes grèves générales de Russie ont été d’éclatants succès ! (La récente grève générale d’avril 1902 en Belgique ne peut évidemment être prise ici en considération puisque son échec nous renseigne davantage sur la manière de briser l’échine d’une grève que sur la manière dont il faut la mener.)

Il est impossible d’admettre que ces faits soient restés ignorés de camarades comme Robert Schmidt, Bömelburg, Leimpeters, qui sont parmi les leaders syndicaux les plus actifs. Ces faits qui contredisent si manifestement leurs conceptions, ils les connaissent fort bien. Mais ce qui leur fait totalement défaut, ainsi qu’à la majorité des syndicalistes qui approuvèrent leurs discours à Cologne, c’est la compréhension en profondeur, l’analyse sérieuse et sans préjugés des enseignements fournis par les grèves générales qui ont lieu à l’étranger. L’expérience belge leur paraît sans doute indigne d’une étude approfondie, puisque la Belgique est un pays d’origine latine, donc par définition empreint de « légèreté », sur lequel nos graves syndicalistes allemands ne daignent jeter qu’un regard condescendant.

Et la Russie donc, ce « pays sauvage », ce territoire du bout du monde, qui n’a pas encore de caisses syndicales bien remplies, pas de commission générale des syndicats, ni d’état-major complet de permanents de syndicats ? – Comment pourrait-il venir à l’esprit de nos syndicalistes allemands, sérieux et pleins d’ « expérience » qu’il est absurde de vouloir formuler un jugement quelconque sur la grève générale au moment précis où cette méthode de lutte est en train de prendre en Russie une tournure de lutte d’une ampleur insoupçonnable et de devenir exemplaire et riche d’enseignements pour le monde du travail tout entier !

Tous les adversaires de la grève générale ont parlé à perte de vue d’expériences concrètes, l’ « expérience » étant la note dominante des débats, le bouclier qu’ils opposaient aux « théoriciens », aux « littérateurs », ainsi qu’à l’exemple de l’étranger. Et tout cela en vertu des « expériences » d’un pays qui ne s’est encore jamais trouvé en mesure de tenter la moindre grève générale politique ! En fait, le trait dominant de tout ce débat sur la grève générale, ce fut non pas l’expérience, mais le triomphe d’une étroitesse de vues qui ne s’était jamais manifestée, lors des précédents congrès syndicaux en Allemagne, avec autant d’évidence qu’à Cologne ; le triomphe d’une médiocrité complaisante, suffisante, rayonnante, sûre d’elle-même, qui se gargarise et se grise d’elle-même au point de s’estimer au-dessus de toutes les expériences du mouvement ouvrier international, auquel d’ailleurs elle n’a rien compris, et de se croire autorisée à prononcer des jugements sur un produit de l’histoire qui n’a cure des décisions de congrès.

Cette même mentalité bornée était déjà sur le point de sacrifier sans hésitation l’idée de la fête du Premier Mai. C’est elle encore qui affirme pour finir : « N’ayons pas d’inquiétude ! La réaction ne peut rien contre nous ! Qu’elle nous prive du droit de vote, du droit de coalition, de tous nos droits, à sa guise. Même alors nous resterons forts ! » Si ce n’est pas là une manière irresponsable de faire sombrer la classe ouvrière dans la plus dangereuse torpeur en la berçant de l’autosatisfaction de sa puissance, c’est que le mot démagogie n’a plus de sens.

Oui, nous sommes une force et nous vaincrons ! Nous déjouerons toutes les manœuvres de la réaction : mais nous n’y parviendrons pas en nous laissant dépouiller de gaieté de cœur de tous nos droits, ni en sacrifiant étourdiment des moyens de lutte tels que la fête du Premier Mai !

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