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La manière de Léon Trotsky de développer la conscience de classe en avril 1918

vendredi 23 décembre 2022, par Robert Paris

La manière de Léon Trotsky de développer la conscience de classe des prolétaires révolutionnaires russes en avril 1918 : aller vers le socialisme en Russie sans le séparer de la construction du socialisme mondial

L. Trotsky

Tâches intérieures et extérieures du pouvoir soviétique

(Conférence donnée à Moscou le 21 avril 1918)

Camarades ! La doctrine communiste a l’une de ses tâches les plus importantes pour qu’enfin, sur notre vieille terre pécheresse, les gens cessent de se tirer dessus. L’une des tâches principales du communisme se résume à l’établissement d’un tel ordre dans lequel une personne deviendrait pour la première fois digne de ce nom. Certes, nous avons l’habitude de dire que le mot "homme" sonne fièrement. Et Gorki dit dans un ouvrage : « un mec, ça sonne fièrement ! » Mais, en fait, cela vaut la peine de se remémorer les années passées de massacre sanglant de la guerre civile pour avoir envie de dire : « un mec, ça a l’air honteux ! »

Et donc, créer un tel système et un tel ordre, dans lesquels il n’y aurait pas la destruction mutuelle actuelle des peuples, est une tâche simple et claire que la doctrine du communisme nous propose. Mais en même temps, camarades, vous voyez que le Parti communiste, luttant pour l’accomplissement de cette tâche, crée l’Armée rouge, appelant les masses à s’organiser militairement et à s’armer. Et il semble, à première vue, qu’il y ait ici une contradiction profonde : d’une part, nous défendons la création de conditions dans lesquelles une personne n’enlèverait pas à une autre son bien le plus précieux, c’est-à-dire la vie, et c’est l’une des tâches principales de notre parti, le parti mondial de la classe ouvrière ; d’autre part, on appelle des ouvriers dans l’Armée rouge et on dit : " armez-vous, unissez-vous, apprenez à tirer, et étudiez bien, étudiez bien, pour ne pas faire de gaffe !...".

Je le répète, il peut sembler que quelque chose ne va pas ici. Et, en effet, dans le passé, il y avait des socialistes qui allaient à leurs objectifs par d’autres moyens, utilisaient d’autres moyens ; ces socialistes, au lieu de s’adresser aux opprimés avec les mots invocateurs : « unissez-vous, armez-vous », s’adressaient aux oppresseurs, aux exploiteurs et aux violeurs avec les mots d’un humble sermon et d’un avertissement : « désarmez, arrêtez d’exterminer les nôtres, arrêtez d’opprimer. " Naïveté ! Ils se sont tournés vers les loups avec des conseils pour mettre les dents de loup sur l’étagère. Cette prédication des premiers socialistes et communistes était extrêmement naïve, à tel point leurs points de vue étaient erronés que le socialisme scientifique moderne les a appelés utopistes pour cette raison. Bien entendu, tout cela n’empêchait pas les aspirations des utopistes d’être souverainement nobles. Les idées des utopistes rappellent le grand écrivain et grand homme de notre pays - Lev Nikolaevitch Tolstoï, qui s’efforçait également d’établir un meilleur système sur terre, mais pensait que cela pouvait être réalisé par la régénération interne des oppresseurs. Est-ce possible ? Cela nous amène à la racine de la question.

L’expérience de l’humanité, toute son histoire, rejette la politique du pacifisme utopique et tolstoïen. Les oppresseurs héritent, de génération en génération, de leurs opinions, sentiments et aspirations oppressifs ; avec le lait de leur mère, ils absorbent le désir de pouvoir, d’oppression, de domination et croient que tous les autres peuples, les masses laborieuses, n’ont été créés que pour servir de support et de fondement à la domination d’un petit groupe de la classe privilégiée, qui est né, pour ainsi dire, les éperons aux pieds pour s’asseoir à califourchon sur le dos des travailleurs.

Oui, nous nous efforçons de créer un système communiste dans lequel il n’y aura pas d’inimitié entre une classe et une autre classe, car il n’y aura pas de classes sociales du tout, dans lequel il n’y aura pas d’inimitié entre un peuple et un autre peuple, car les peuples ne vivront pas séparément, séparés les uns des autres par des barrières étatiques, mais sur un terrain commun, faisant cause commune. Et pour notre propos, nous nous rapprochons de nos prédécesseurs, les utopistes. Mais en luttant pour un tel ordre, nous agissons différemment d’eux ; nous ne sommes pas en désaccord avec eux sur les fins, mais sur les moyens. Nous ne nous tournons pas vers les exploiteurs, mais vers les travailleurs et leur disons : "Jusqu’à ce que le système communiste soit réalisé, rappelez-vous que vous êtes la seule force capable de le réaliser. Et rappelez-vous (et nous, en Russie, le savons trop bien par expérience ) que les classes dirigeantes du monde entier, en route vers lui, ne vous céderont pas un pouce sans combat ; qu’elles s’accrocheront à leurs privilèges et leurs profits, à leur domination à coups de dents et de griffes jusqu’à leur dernier souffle ; qu’elles essaieront d’amener dans les rangs de la classe ouvrière elle-même la confusion, le chaos, la discorde ; qu’elles feront tout pour conserver leur pouvoir. »

Et fermement guidés par le fait qu’il est impossible de changer les relations sociales sans une lutte sanglante, nous, en Russie, avons fait le premier pas vers le communisme précisément en renversant la domination politique des classes bourgeoises et en établissant la domination politique des classes laborieuses. C’est en soi une grande victoire que nous avons remportée. La bourgeoisie n’a aucun pouvoir dans notre pays : la classe ouvrière l’a en totalité. Avec un tel avantage politique, il peut se battre pour la mise en œuvre de ses tâches principales.

Ainsi, la question du pouvoir est primordiale. Dire que le pouvoir soviétique, en tant que tel, est mauvais, c’est amener la classe ouvrière à se méfier d’elle-même. Le prolétariat sous le système soviétique peut déterminer le type de pouvoir dont il a besoin, et la responsabilité lui incombe. Le pouvoir qui existe à Petrograd, à Moscou et dans d’autres villes, puisqu’il a été créé par les travailleurs, peut être remplacé par eux. Les ouvriers peuvent, à leur guise, convoquer le Congrès panrusse des soviets, réélire le Comité exécutif central, le Conseil des commissaires du peuple, ils peuvent réélire les conseils locaux.

Les soviets sont le pouvoir de la classe ouvrière et de la paysannerie la plus pauvre, qui constituent le fondement sur lequel repose ce pouvoir.

Et avec tout cela, on nous dit : « Pourquoi n’établissez-vous pas ce pouvoir sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret, sous la forme d’une Assemblée constituante ? Après tout, vous avez vous-même réclamé l’Assemblée constituante ? C’est vrai, nous l’avons fait. Nous avons toujours pensé que l’Assemblée constituante vaut bien mieux que le système tsariste, que l’autocratie, que le règne de Plehve, les prédateurs stolypiniens, la noblesse. Nous avons choisi le moindre des deux maux pour la classe ouvrière.

Mais comprenons ce qu’est une Assemblée constituante, qu’est-ce que le suffrage universel, au moyen duquel elle est élue ? Il s’agit d’une enquête auprès de l’ensemble de la population, d’un appel général - qui veut quoi ? Toute la population du pays est interpellée - à la fois les travailleurs opprimés et les exploiteurs-oppresseurs, et les serviteurs des exploiteurs parmi l’intelligentsia, qui dans son écrasante majorité est liée par son âme à la bourgeoisie et sert ses desseins. - chacun est appelé à dire au suffrage universel ce qu’il veut en politique. Et si Kerensky avait convoqué une Assemblée constituante, disons, en mars ou avril de l’année dernière - cela aurait bien évidemment été un pas en avant - alors que le tsar venait d’être renversé, la bureaucratie avait été renversée, le pouvoir n’était toujours pas entre les mains de les ouvriers, mais appartenait aux Goutchkov, aux Miloukov et etc. ; mais même alors, si l’on demandait aux ouvriers et aux paysans par l’intermédiaire de l’Assemblée constituante : « Que voulez-vous, ouvriers russes ? » alors qu’ils étaient au pouvoir. Après tout, la révolution consiste dans le fait que les classes inférieures opprimées se soulèvent contre les classes supérieures oppressives. Bien sûr, pour les Krestovnikov, pour les Ryabushinsky, la révolution est juste bonne, si le tsar était renversé, les anciens ministres étaient remplacés par de nouveaux - et c’est tout. Pour nous, l’essence de la révolution est que la révolution réveille et élève les masses populaires traquées, persécutées, offensées, qui au jour le jour souffraient sans lumière, sans répit, comme des bœufs. La révolution les réveille et leur montre qu’ils ne sont, par leur position dans la société, que du bétail, les esclaves des autres classes. C’est la révolution ! Et donc, elle ne s’arrête pas au fait qu’elle a renversé le roi et chassé quelques-uns de ses ministres. Si elle s’arrêtait là, ce n’est pas une révolution, mais, si je puis dire, une fausse couche. Ce sont de faux genres historiques de révolution. Des types historiques réels et sains de révolution se produisent lorsque la classe ouvrière, s’étant levée, prend tout le pouvoir dans le pays, puis le met en mouvement afin d’établir un nouvel ordre dans lequel il n’y a pas d’exploitation d’une classe par un autre, dans lequel tous les moyens de production, toutes les richesses du pays sont entre les mains de la classe ouvrière. Alors la classe ouvrière agit en bon propriétaire comme dans une bonne ferme indépendante, en économie agricole : elle sait combien de terres, de semences, de bétail de race, d’outils agricoles, de quelle parcelle elle doit semer à un moment donné - elle sait tout cela, tout il est écrit et calculé par elle. Mais c’est une ferme privée et indépendante. D’autres fermes sont gérées à côté et se font concurrence. C’est le capitalisme.

Nous voulons que la classe ouvrière, dans son ensemble, devienne le maître par rapport à l’ensemble du pays, afin qu’elle puisse savoir combien de terres, de ressources naturelles, de minerai, de charbon, combien de machines, de matières premières, d’ouvriers, de céréales, - donc que tout ce qu’il pouvait être pris en compte avec précision et systématiquement distribué pour le travail. Précisément en bon propriétaire, le prolétariat doit travailler : il est l’ouvrier et il est lui-même le propriétaire. Et une telle coopération dans le travail, fraternelle, embrassant un pays entier, est une économie communiste.

De tels plans s’appellent l’utopie ! Nos ennemis disent que cette révolution économique n’aura jamais lieu. Mais cela est dit soit par ceux à qui cela ne rapporte pas, soit par ceux qui ont vendu leur âme à la classe dirigeante. Pour eux, bien sûr, l’économie communiste est "impraticable". Nous affirmons que si les gens n’étaient pas aptes à la réorganisation radicale de leur société, s’ils n’étaient pas capables de mettre en œuvre le communisme, alors l’ensemble de l’humanité ne vaudrait rien : elle existerait toujours, comme du bétail lourd, ce serait pire que le bétail, parce que le bétail ne connaît pas la division en classes, parmi le bétail il n’y a pas de domination d’un bœuf sur un autre bœuf, d’un cheval sur un autre cheval. Non, l’humanité est capable, elle doit améliorer son existence. Nous sommes passés par l’école de la lutte des classes précisément pour détruire les classes elles-mêmes et nous élever au plus haut niveau d’existence. Mais la division de classes doit être combattue - et pour longtemps, car elle ne peut pas être détruite immédiatement.

Et s’il s’avérait que nous ne soyons pas en mesure de faire face aux épreuves qui nous sont arrivées maintenant, lorsque nous aurons pris le pouvoir, que nous ne résolvions pas notre tâche, alors, par conséquent, tous nos espoirs, attentes, plans, sciences et arts, tout ce à quoi s’intéressent les gens, les idéaux au nom desquels ils combattent - tout cela serait un mensonge, et l’humanité ne serait qu’un tas de fumier ; surtout après les quatre années de massacre, au cours desquelles on s’est exterminé par dizaines de milliers, par millions, si c’est pour tout laisser à la même place !

Nous-mêmes disons à nos ennemis qui nous critiquent : nous savons parfaitement que nous n’avons pas encore atteint le communisme, qu’il y a encore un long chemin à parcourir et qu’il faut beaucoup de travail et d’efforts. Pourtant, jusqu’à présent, nous n’avons fait qu’une chose : la préparation politique. Lorsqu’il est nécessaire de construire un nouveau bâtiment sur le site d’un incendie, ils le balayent d’abord, enlèvent les vieux déchets et les cendres. Nous avons enlevé le pouvoir à la bourgeoisie pour construire la construction d’une nouvelle société. Nous avons pris ce pouvoir entre nos mains et déclarons à tous nos ennemis que la classe ouvrière ne lâchera pas ce pouvoir, car il ne s’agit pas du pouvoir lui-même, mais de l’avenir de l’humanité, de la création d’un nouveau monde sur de nouveaux principes communistes.

C’est un travail si gigantesque, un changement radical, qui, à notre avis, est lié à la révolution. Et qu’il se rende dépendant de l’Assemblée constituante, ce serait ridicule. A la réflexion, il est facile de s’en convaincre.

Je reviens sur ce point important. Qu’est-ce que le suffrage général, direct, égal et secret en général ? Ceci est juste un sondage, un appel nominal. Et si on essayait de faire cet appel nominal par l’intermédiaire de l’Assemblée constituante ? Certains décideraient dans un sens, d’autres dans l’autre. Et nous devons faire quelque chose - les besoins du public n’attendent pas. Et si c’était le cas, alors il est évident que ces deux unités hostiles se seraient séparées, chacune pour se battre pour une cause qui l’intéresse. L’Assemblée constituante est apte à l’appel nominal. Mais pour un travail révolutionnaire et créatif, elle ne convient pas. Après tout, nous avons fait un tel appel nominal sans l’Assemblée constituante. D’abord Milioukov, puis Kerenski, retardèrent de mois en mois la convocation de l’Assemblée constituante. Et quand elle a finalement été convoquée par nous après la Révolution d’Octobre, convoquée dans des conditions politiques radicalement modifiées, cela s’est avéré être un frein néfaste. Et que serait l’Assemblée constituante maintenant si son cadavre était ressuscité, bien qu’il n’y ait pas un tel médicament et un tel magicien au monde qui puisse faire cela ? Supposons que nous ayons à nouveau convoqué l’Assemblée constituante. Qu’est-ce que cela signifierait ? Dans un coin, à gauche, la classe ouvrière serait assise, c’est-à-dire ses représentants, qui diraient : « Nous voulons que le gouvernement devienne enfin un instrument de la domination de la classe ouvrière et de l’abolition de toute oppression et de toute exploitation ». Dans un autre coin, il y aurait des représentants de la bourgeoisie qui exigeraient que le pouvoir reste aux mains de la classe bourgeoise. Sans doute se seraient-ils exprimés avec prudence et politesse, parlant de manière détournée - "la classe instruite", pas directement parlant - "la classe bourgeoise", mais, au fond, cela revient au même. Et au milieu, il y aurait ces politiciens qui tournent à la fois à gauche et à droite : ce sont les représentants des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires de droite ; ils diraient : « Le pouvoir doit être divisé en deux. Voici ce qu’il adviendrait de cette expérience inutile. Donc, en réalité, c’était le 5 janvier 1918 - le seul jour de la vie de l’Assemblée constituante.

Mais, camarades, le pouvoir n’est pas du tout une miche de pain, qui peut être divisée en deux ou en quatre parts. Le pouvoir est un instrument avec lequel une certaine classe affirme sa domination. Soit cet outil sert la classe ouvrière, soit il sert contre la classe ouvrière. Il n’y a pas de choix. Puisqu’il y a deux ennemis - la bourgeoisie et le prolétariat et,a vec ce dernier, la paysannerie la plus pauvre - et puisque ces deux ennemis se combattent, alors, bien sûr, ils ne peuvent pas avoir une arme commune. Après tout, ce ne peut pas être ce même fusil ou canon qui a servi simultanément avec l’une et l’autre des armées combattantes. De la même manière, le pouvoir d’État peut servir soit la classe ouvrière contre la bourgeoisie, soit, à l’inverse, la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Ceux qui se tiennent au milieu et disent qu’il est impossible d’une manière ou d’une autre de diviser le pouvoir en deux, ce ne sont rien d’autre que des courtiers, des intermédiaires de la bourgeoisie, et bien qu’ils jurent qu’ils ont un secret dans leur poche, au moyen duquel il est possible de faire en sorte que le canon du pouvoir d’État serve à la fois la classe ouvrière et la bourgeoisie - l’histoire ne connaît pas de tels miracles. Au contraire, lorsque de tels secrets ont été révélés dans la politique de Tsereteli et de Tchernov, nous étions convaincus que leur canon ne tirait que dans une seule direction - contre la classe ouvrière. Bien sûr, nous n’avons aucune envie, aucune envie de revenir en arrière.

Oui, nous étions pour la Constituante sous le tsarisme, comme pour un grand pas en avant. Quand le peuple a renversé le tsar et s’est divisé en deux camps, les méthodes de lutte ont changé, et nous avons dit aux masses : "Maintenant, vous faites le travail ; maintenant il faut qu’une classe prenne le pouvoir, une classe qui est appelée à reconstruire la Russie sur de nouveaux principes socialistes - la classe ouvrière." Et par cela, nous ne l’avons en aucun cas trompée, ni ne nous sommes trompés nous-mêmes. Nous avons dit qu’il y aurait sur le chemin d’énormes difficultés, des obstacles colossaux, une résistance terrible des classes ennemies - non seulement la bourgeoisie russe, qui est faible en elle-même, mais aussi la bourgeoisie internationale, car la bourgeoisie russe n’est que la progéniture de les classes bourgeoises de tous les pays. ... Et même si des guerres et des affrontements ont désormais lieu entre eux, ils sont toujours en totale solidarité l’un avec l’autre pour l’essentiel - dans le maintien de la propriété et de tous les privilèges qui y sont associés.

En Russie, parmi les classes dominantes, parmi les propriétaires terriens, parmi la grande et la petite bourgeoisie, on observait il n’y a pas si longtemps, avant la révolution et au début de celle-ci, toute une série de partis. Il y avait des droitiers - des Cent-Noirs ouverts, des nationalistes, des octobristes, des octobristes-Zemstvo, des octobristes de gauche, des progressistes, des cadets, etc., tout un tas de partis. D’où viennent-ils ? Ce sont différents groupes de propriétaires. Certains défendent les intérêts de la grande propriété foncière, d’autres les intérêts de la petite et moyenne propriété foncière, les uns les intérêts du capital bancaire, les autres les intérêts du capital industriel, d’autres encore les intérêts de l’intelligentsia diplômée - professeurs, médecins, avocats, ingénieurs , etc., et ainsi de suite. Et parmi la bourgeoisie elle-même, au sein des classes possédantes en général, il y a leurs propres groupements, leurs propres divisions, leurs propres partis. Mais quand notre révolution a soulevé la classe ouvrière, alors toute la bourgeoisie s’est unie, toutes les barrières du parti ont disparu, un seul parti cadet est resté, qui a embrassé toutes les classes possédantes, tout le camp sacré des propriétaires fonciers, l’unissant dans la lutte pour la propriété contre la classe ouvrière.

Dans un certain sens, la même chose se passe, camarades, avec la bourgeoisie internationale. Elle mène de terribles guerres sanglantes en son sein, mais dès que la classe révolutionnaire, le prolétariat, qui menace les fondements mêmes du capitalisme, se soulève, immédiatement les classes bourgeoises des différents pays font des concessions mutuelles afin de créer un camp commun contre le terrible spectre imminent de révolution. Et jusqu’à ce que la révolution internationale triomphe, nous devons être prêts à traverser les plus grandes difficultés, à travers une lutte intense à la fois à l’intérieur de notre pays et à ses frontières, car plus le mouvement révolutionnaire se développera à la fois dans notre pays et à l’étranger, plus la bourgeoisie de tous les pays s’unira étroitement. L’Europe elle-même traversera les plus grandes épreuves, à travers le feu et les flammes de la guerre civile, et la bourgeoisie russe fera plus d’un effort sanglant, en s’appuyant sur la bourgeoisie européenne et mondiale. Tout cela nous oblige à dire : « Oui, nous allons vers la paix, mais par la lutte armée des travailleurs contre les oppresseurs, contre les exploiteurs, contre les impérialistes de tous les pays. Aller au bout ou périr. Nous n’avons pas le choix, et dans cela il faut en être clairement conscient ! "

Bien sûr, quiconque pense que nous avons tout accompli par un seul acte de conquête du pouvoir n’a pas une idée claire de quelles sont nos tâches et quels sont les moyens de leur mise en œuvre. L’histoire n’est pas une mère condescendante et douce qui patronne la classe ouvrière ; c’est une méchante belle-mère qui enseigne aux travailleurs comment atteindre leurs objectifs grâce à une expérience sanglante. Les travailleurs sont facilement apaisés, oublieux ; dès que les conditions de la lutte s’assouplissent, dès que quelque chose est accompli, il leur semble que l’essentiel est fait, et il sont enclins à la générosité, à la passivité, à l’arrêt de la lutte. C’est le malheur des travailleurs. Pendant ce temps, les possédants n’arrêtent jamais de se battre. Ils ont été élevés dans une résistance constante aux assauts des masses laborieuses - et la passivité, l’indécision, l’hésitation de notre part font que nous ouvrons notre point sensible aux coups des classes possédantes, pour que demain ou après-demain, leur nouvel assaut sera inévitablement fait. La classe ouvrière n’a pas besoin du pardon, que prêchait Tolstoï, mais d’une fermeté, d’une inconciliabilité, d’une conviction profonde que sans une lutte pour chaque pas, pour chaque centimètre sur la voie de l’amélioration de son sort, que sans cette lutte constante, inconciliable, cruelle et sans en organisant cette lutte, il ne peut y avoir salut et libération.

C’est pourquoi nous appelons dans les rangs du Parti communiste d’abord les ouvriers qui se sont imprégnés d’une compréhension claire des tâches assignées par l’histoire à la classe ouvrière, puis tous ses amis fidèles et fiables. Quiconque a des doutes ou des hésitations dans son âme, qu’il reste en dehors de nos rangs. Il est bien plus précieux pour nous d’avoir un combattant aguerri que dix indécis, car, lorsqu’une lutte éclate, dix indécis entourent un déterminé et le retiennent ; si, cependant, les plus résolus, se ralliant en une seule escouade, s’élancent au combat contre l’ennemi, ils emporteront avec eux les hésitants. Par conséquent, nous n’appelons dans les rangs de notre parti que ceux qui comprennent clairement que nous nous sommes engagés dans une lutte longue et irréconciliable contre les oppresseurs de tous les pays qui marchent contre nous. Il n’y a pas de place parmi nous pour un conciliateur qui se placerait entre les deux et appellerait à la réconciliation. L’accord est un mensonge. La bourgeoisie n’abandonnera jamais volontairement sa domination et son pouvoir, et le prolétariat ne sera plus jamais volontairement asservi par elle.

La tâche principale du Parti communiste, qui dirige les soviets et les organes du pouvoir, est de faire en sorte que chaque ouvrier, chaque ouvrier reçoive un fort tempérament spirituel, de sorte qu’il se dise : "Oui, bien sûr, dans la lutte qui se passe à l’heure actuelle, je peux reculer. Mais qu’est-ce qu’une vie d’esclave sans faille, sous la botte des oppresseurs, en comparaison de la mort glorieuse d’un combattant qui transmet son étendard aux nouvelles générations et qui meurt en sachant qu’il n’est pas mort pour les intérêts des oppresseurs - les rois et les riches - mais pour les intérêts de sa propre classe ? "

Nous devons apprendre à nos camarades à vivre et à mourir pour les intérêts de la classe ouvrière et à lui être fidèles jusqu’à la dernière minute. C’est à cela que nous vous appelons !

Notre révolution est née directement de la guerre. La guerre est née du capitalisme. Nous avions prédit bien avant la guerre que la lutte de la bourgeoisie d’un pays avec la bourgeoisie d’un autre pays pour les profits et pour les marchés, accompagnée d’un accroissement colossal des armements, se terminerait par une terrible catastrophe. À l’heure actuelle, la bourgeoisie allemande dit que la bourgeoisie britannique est à blâmer pour le déclenchement de la guerre, tandis que cette dernière blâme la bourgeoisie allemande pour la même chose. De même que les clowns se lancent des balles avec le front, de même la bourgeoisie des pays belligérants s’attribue mutuellement la responsabilité de ce carnage sanglant. Mais, tout en prédisant l’inévitabilité de la guerre, nous avons en même temps compris que son inévitabilité ne tenait pas à la volonté d’un ou deux rois ou ministres, mais à l’essence même du système capitaliste. Cette guerre est un test pour tout le système capitaliste, pour tout son système économique, politique et moral. C’est pourquoi, lorsque la guerre a commencé, nous avons dit qu’elle entraînerait un formidable mouvement révolutionnaire parmi les masses laborieuses, pas seulement en Russie.

Pendant la guerre, j’ai dû être dans plusieurs pays. Au début, j’ai été obligé de quitter l’Autriche pour ne pas y être capturé. Ensuite, j’ai vécu en Suisse, qui est connue pour être au coin de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Italie et de la France. Par la suite, j’ai dû passer environ deux ans en France et de là déménager en Amérique, au moment même où les États-Unis d’Amérique du Nord se préparaient à intervenir dans la guerre. Et partout j’ai vu la même chose : la guerre étourdit d’abord les masses laborieuses, les trompe, les égare, puis les révolutionne, les pousse à protester et à s’indigner - d’abord contre la guerre elle-même, puis contre le système qui mène à la guerre. Pourquoi la guerre soulève-t-elle d’abord l’humeur patriotique des masses laborieuses ? Car, malgré le fait que le pays ait un parlement, des partis socialistes et même communistes, il y a encore des millions de travailleurs autour d’eux qui ne vivent pas une vie intellectuelle et sociale. Notre principal malheur est qu’il y a encore des millions de travailleurs qui vivent automatiquement. Ils travaillent, mangent et dorment, et ils dorment à peine assez et mangent à peine, et travaillent au-delà de leurs forces, et en même temps ne pensent qu’à la façon de joindre les deux bouts. Leur horizon n’est limité que par cela ; leur esprit, leurs pensées, leur conscience sont endormis dans la période ordinaire, et de temps en temps ils se mettent en vacances par envie et par sentiment de désespoir de la situation. Telle est souvent l’existence du travailleur - tragique et terrible. Tel est le sort tragique et terrible de plusieurs millions de travailleurs ; ils y sont voués par le système capitaliste. Bon sang, ce système est là justement parce qu’il condamne les travailleurs à une vie si terrible !

Mais alors une guerre éclate, les gens se mobilisent, ils descendent dans la rue, enfilent des capotes de soldats. Ils se disent : "Allons chez les ennemis, nous gagnerons, et après cela tout changera." Et les espoirs naissent dans les masses. Les gens s’éloignent de la charrue, de la machine. En temps de paix, peut-être, sous le poids de son fardeau quotidien, une personne ne penserait à rien, comme un bœuf, mais alors elle se met involontairement à penser : autour de centaines de milliers de soldats, tout le monde est excité, la musique militaire joue, les journaux sortent en annonçant de grandes victoires, et il commence à leur sembler que la vie va vraiment se passer différemment, et cela veut dire : mieux… Parce que ça ne peut pas être pire. Et ils commencent à se convaincre que la guerre est un phénomène libérateur qui va leur apporter quelque chose de nouveau.

Ainsi, dans la première période de la guerre, nous avons observé un élan patriotique dans tous les pays sans exception. A ce moment, la bourgeoisie devient plus forte. Elle dit : « tous les gens sont avec moi. Les travailleurs des champs et des villes défilent sous la bannière de la bourgeoisie. Tout semble se confondre en une seule impulsion nationale. Mais alors la guerre épuise de plus en plus le pays, saigne le peuple, enrichit une poignée de maraudeurs, de spéculateurs, de fournisseurs militaires, donne des grades aux diplomates et aux généraux. Et les masses laborieuses s’appauvrissent de plus en plus. Pour la nourrice - épouse, mère, ouvrière - il devient chaque jour de plus en plus difficile de résoudre la question aiguë - comment nourrir les enfants ? Et cela produit une révolution spontanée dans l’esprit des masses laborieuses. D’abord, la guerre les soulève, semant de faux espoirs en eux, puis, les élevant, les jette à terre, de sorte que la colonne vertébrale de la classe ouvrière se fissure, et elle commence à se demander d’où tout cela vient, qu’est-ce que tout cela signifie ?

Cependant, la bourgeoisie n’est pas stupide, on ne peut le nier : elle a prévu le danger de la révolution dès le début de la guerre et, avec l’aide de ses généraux zélés, l’a retenue le plus longtemps possible.

Déjà dans les premières années de la guerre actuelle, quand il semblait que l’ivresse du patriotisme avait empoisonné tout le monde, j’ai dû parler avec des politiciens bourgeois à Paris, et ils ont dit à voix basse qu’à la suite de cette guerre une grande révolution allait éclater, mais ils espéraient y faire face. Les journaux et magazines bourgeois (par exemple, le magazine anglais "The Economist" pour août - septembre ou octobre 1914) prévoyaient qu’à la suite de la guerre, dans les pays impliqués, il y aurait un mouvement révolutionnaire social. Ils comprenaient l’inévitabilité de cela et avaient absolument raison, tout comme nous avions raison lorsque nous disions qu’en Russie la guerre conduirait inévitablement à la révolution, et que si la révolution en Russie est destinée à aller à son terme, elle conduirait la classe ouvrière au pouvoir.

Ce faisant, nous avons pris en compte les particularités du développement de la Russie. En Russie, le capitalisme a été créé avec l’aide du capital financier de l’Europe occidentale, et cette circonstance a créé des conditions spéciales au cours du développement de la révolution russe. Si l’on prend la France, le grand capital industriel s’y est développé progressivement, au cours de longs siècles. Au Moyen Âge, l’artisanat prévalait, il y avait de petites entreprises, des ateliers, des corporations ; puis les grandes et moyennes entreprises se sont développées petit à petit, puis la bourse française a entraîné avec elle toute une queue de moyennes et petites entreprises. En France, même la petite bourgeoisie a une influence politique.

Et qu’en est-il de l’influence politique de la bourgeoisie dans notre pays ?

Le capital financier d’autres pays - France, Allemagne, Angleterre, etc. - nous a envahi et a créé des usines colossales, et en quelque sorte tout à la fois, à partir de zéro, quelque part dans la province d’Ekaterinoslav, dans le sud et le sud-ouest ... Là, parmi les steppes et les fermes, il y a des entreprises colossales, tout comme à Petrograd, Moscou et d’autres grandes villes. Le capital occidental a transféré ici des usines, et des usines entières, implantant de grandes entreprises d’un seul coup. Dans notre pays, aucune bourgeoisie, grande ou petite, à l’exception de la paysannerie — et dans notre paysannerie il y a beaucoup d’éléments semi-prolétariens, les masses les plus pauvres et affamées — n’a bénéficié d’aucune influence sociale propre.

La question principale du déclenchement de la révolution se résumait à : qui les pauvres suivront-ils ? La bourgeoisie, qui les trompe, leur donne de faux espoirs, ou la classe ouvrière ? C’était toute la question. Ils ne parlaient pas de Tchernov, ni de Tsereteli ou de Kerensky, ni de ces courtiers et intermédiaires. Il s’agissait de savoir si la paysannerie pauvre suivrait les ouvriers, et qui gagnerait la paysannerie pauvre - la classe ouvrière ou la classe bourgeoise ? Maintenant, nous pouvons dire positivement que la question a déjà été résolue aux trois quarts, grâce aux Soviets des députés ouvriers. On peut dire que la politique de la bourgeoisie, son influence à la campagne se sont presque entièrement effondrées ; et il ne fait aucun doute que les pauvres ruraux suivront la classe ouvrière, plus le prolétariat urbain devient fort, plus le prolétariat urbain devient fort et plus le règne de la classe ouvrière sera ferme et complet. Le prolétariat urbain représente une minorité de notre population. L’écrasante majorité de la population est la paysannerie. Par conséquent, si les masses villageoises, les classes inférieures paysannes ne soutiennent pas la classe ouvrière, alors cette dernière ne pourra pas conserver le pouvoir. Mais la classe ouvrière recevra ce soutien de la paysannerie, car elle ne lutte pas seulement pour elle-même, mais agit également comme un défenseur direct des masses paysannes, et est un combattant pour les intérêts de larges couches populaires. Il apparaîtra, au sens propre du terme, un héros du peuple, s’il peut et pourra remplir jusqu’au bout ce rôle historique qui est le sien.

Dans les révolutions dirigées par la bourgeoisie, elle a dirigé les masses paysannes. Il en fut ainsi pendant la Grande Révolution française, pendant la révolution de 1848 dans l’ancienne Allemagne de l’époque ; ce fut le cas dans toutes les révolutions des XVIIe et XVIIIe siècles. Cela a toujours été le cas avant la révolution russe. Nous avons subi un changement dramatique, une avancée colossale : la classe ouvrière s’est pour la première fois débarrassée de la tutelle et de la supériorité intellectuelle de la bourgeoisie, s’est fermement dressée sur ses pieds et, de plus, a enlevé le firmament paysan des mains de la bourgeoisie et a mené derrière la classe ouvrière les masses paysannes. C’est l’accomplissement de la révolution russe qui ne peut pas être remis en question. C’est le rempart de la révolution russe. Nous le devons aux soviets, en tant que centres de la lutte contre la bourgeoisie et en tant qu’organes d’unification de masse des paysans et des ouvriers.

C’est ainsi que les Soviets des députés ouvriers et paysans suscitent la haine de la bourgeoisie de tous les pays.

La Révolution de Février m’a trouvée alors que j’étais en Amérique. Quand les premiers journaux avec des nouvelles de Russie sur les événements sont sortis à New York, la presse bourgeoise américaine a réagi avec beaucoup de sympathie à notre révolution. À cette époque, il a été rapporté que le tsar Nicolas II négociait avec l’Allemagne pour la paix. L’Amérique, d’autre part, était sur le point d’entrer en guerre, et le faisait trois semaines plus tard. Les journaux russes ont rapporté que le tsar avait abdiqué, que le ministère de Milyukov et Goutchkov avait été établi - précisément pour la poursuite de la guerre. Tout cela suscita la sympathie de toute la presse bourgeoise. Quand, après cela, la nouvelle est apparue qu’un soviet de députés ouvriers et soldats avait été formé à Saint-Pétersbourg, dans lequel des affrontements ont commencé avec Milyukov et Guchkov - et ce n’était que le conseil conciliant de Kerensky et Tchernov - les journaux ont immédiatement changé de ton.

Les premiers conflits et affrontements entre les Soviets et le gouvernement ont commencé à être observés dès cette époque, bien que les ouvriers aient suivi les conciliateurs ; le caractère ouvrier du soviet, sous la pression d’en bas, s’est inévitablement manifesté à l’époque de l’apogée du compromis. En conséquence, un tournant brutal contre la révolution russe a eu lieu dans la presse bourgeoise de tous les pays. Toute la presse capitaliste a averti avec enthousiasme Milyukov et Goutchkov que si les Soviets s’établissaient enfin et prenaient le pouvoir entre leurs mains, cela créerait un grave danger pour la Russie et même pour le monde entier. Et comme nous, camarades, à l’époque, dans les réunions ouvrières, nous critiquions sévèrement Milyukov et Goutchkov et leur politique et prédisions l’inévitabilité du fait que les Soviets des députés ouvriers et soldats prendraient le pouvoir eux-mêmes, la presse bourgeoise écrivit que nous nous dirigions vers la Russie dans le but de prendre le pouvoir entre les mains de bandes obscures. C’est arrivé au point que nous, un petit groupe de six émigrants de retour en Russie, avons été capturés par un navire de guerre anglais au Canada. Ici, nous étions détenus avec les marins allemands et accusés d’être allés en Russie pour renverser le pouvoir de Goutchkov et de Milyukov et pour imposer le pouvoir des Soviets des députés ouvriers et soldats.

Tout cela a eu lieu en mars 1917, c’est-à-dire au premier mois de la révolution. La bourgeoisie britannique et américaine sentait déjà à ce moment-là que le pouvoir des Soviets représentait pour eux un danger colossal. Parallèlement à cela, il est devenu de plus en plus clair pour les travailleurs américains que la révolution russe n’était pas une répétition des anciennes révolutions, dans lesquelles un sommet était remplacé par un autre, mais les deux sommets reposaient également sur le dos de la classe ouvrière ; ils commençaient à se rendre compte qu’il s’agissait d’une révolution dans laquelle les rangs inférieurs s’élevaient au sommet pour reconstruire l’édifice public. Et plus cette conscience s’éclairait, plus ils sympathisaient avec notre révolution, plus leur enthousiasme s’enflammait. Et si notre révolution n’a pas suscité, aussi rapidement que nous le pensions au début, une réponse directe dans tous les pays sous la forme d’un mouvement révolutionnaire en Allemagne, en France et en Angleterre, alors la faute en revient, dans une large mesure, sur les ouvriers russes, qui soutenaient la politique des conciliateurs et compromettaient ainsi la révolution russe aux yeux de la classe ouvrière de tous les pays.

De nombreux dirigeants des masses laborieuses à l’étranger espéraient que la révolution russe conduirait immédiatement à la conclusion de la paix universelle. Et la confiance en cela était si grande à l’époque que si le gouvernement de Kerensky et Milyukov, ou un autre gouvernement qui aurait été à leur place, en appelait en même temps à tous les peuples avec une proposition de conclusion immédiate de la paix, alors le la ruée des masses ouvrières et des armées dans le monde aurait été colossale. Mais au lieu de cela, le gouvernement provisoire, pas à pas, soutint la politique des anciens diplomates tsaristes et ne publia même pas de traités secrets ; il se préparait à une nouvelle offensive sur le front, qui eut lieu le 18 juin et se solda par une terrible défaite sanglante et une retraite.

Les masses ouvrières de tous les pays, s’attendant à ce que la révolution russe monte au plus haut et enseigne quelque chose de nouveau, durent se dire qu’elle n’apportait rien de nouveau avec elle, que tout restait comme avant - ces mêmes alliés , la même guerre, la même offensive, au nom des mêmes vieux buts prédateurs. Et la bourgeoisie de tous les pays en a profité habilement et astucieusement pour ternir, pour ainsi dire, la réputation de la révolution russe, pour la ternir. La presse bourgeoise écrivait : « C’est le but de la révolution ! Ils renversent simplement un gouvernement et le remplacent par un autre, et le nouveau gouvernement déclare qu’il ne peut y avoir d’autre politique. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de renverser les anciens gouvernements, puisque le nouveau gouvernement fait de même. » ... Cela signifie que la révolution est frivolité, une idée creuse, une illusion vide. Et la froideur de la révolution russe a pénétré dans les âmes des ouvriers.

L’offensive de Kerensky le 18 juin a été le coup le plus dur tant pour la classe ouvrière de tous les pays que pour la révolution russe. Et si nous avons maintenant la paix de Brest-Litovsk - la paix la plus difficile, alors c’est une conséquence, d’une part, de la politique des diplomates tsaristes, et d’autre part, de la politique de Kerensky et de l’offensive du 18 juin. Dans la paix de Brest-Litovsk, les bureaucrates et diplomates tsaristes sont coupables, qui nous ont plongés dans une guerre terrible, pillant les biens du peuple, volant le peuple qui maintenait les masses laborieuses dans l’obscurité et l’esclavage. D’un autre côté, les conciliateurs, les Kerensky, les Tsereteli et les Tchernov, qui ont tiré la sangle de l’ancienne politique et ont tenu bon jusqu’au début du 18 juin, n’en sont pas moins à blâmer. Les premiers - les diplomates tsaristes - ont ruiné notre pays matériellement, et le second - les conciliateurs - ont ruiné notre pays, de plus, spirituellement.

Oui, cette paix est un projet de loi tsariste, un projet de loi de Kerensky et Cie ! C’est le crime le plus féroce qui a imposé à la classe ouvrière une énorme responsabilité pour les péchés des impérialistes internationaux et de leurs serviteurs. Et, après tout cela, ces mêmes personnes viennent nous dire : « Vous avez signé le traité de Brest ! » Oui, nous l’avons signé en serrant les dents, se rendant compte de notre faiblesse. Y a-t-il quelque chose d’embarrassant à être trop faible pour casser la corde autour de notre cou ? Oui, nous avons accepté de faire la paix avec l’impérialisme allemand, comme un ouvrier affamé, serrant les dents, va chez le maître du koulak et vend son travail et le travail de sa femme pour la moitié du prix, car il n’y a pas d’autre façon de vivre et d’exister. Nous nous trouvons maintenant dans la même situation, obligés de signer une paix des plus terribles, des plus honteuses. Je le répète, avec ce monde, nous résumons les résultats du travail criminel de l’impérialisme international et de ses serviteurs, les conciliateurs. Nous payons par billet à ordre sur lequel les signatures sont claires : Nicolas II, Milyukov et Kerensky.

Mais, camarades, cela ne veu » pas du tout dire que, si nous avons trouvé le coupable, et si nous avons trouvé les raisons historiques de notre faiblesse, alors nous pouvons nous rassurer là-dessus ! Pas du tout ! Oui, nous sommes faibles, et c’est notre principal crime historique, car vous ne pouvez pas être faible dans l’histoire. Celui qui est faible devient la proie du fort. Les sermons utopiques et les grandes paroles de rouges ne vous sauveront pas ici.

Regardons l’ensemble de l’Europe sous cet angle. Voici le petit Portugal - il ne voulait pas se battre, mais l’Angleterre l’a forcée. Le pauvre petit peuple de deux millions et demi d’âmes n’a pas voulu se battre, mais ils l’ont forcé. Qu’est-ce que le Portugal ? C’est un vassal, un esclave de l’Angleterre. Et la Serbie ? L’Allemagne l’a écrasée ! La Turquie est l’alliée de l’Allemagne. Qu’est-ce que la Turquie maintenant ? La Turquie est maintenant aussi esclave de l’Allemagne. Grèce ! Qui l’a poussée à faire la guerre ? Les Alliés. Elle - un petit pays faible - ne le voulait pas. Mais les Alliés l’ont entraînée dans la guerre. La Roumanie ne voulait pas non plus entrer en guerre - les classes inférieures ne voulaient pas particulièrement la guerre, cependant, ce pays a également été entraîné dans la guerre par les alliés. Tous ces pays sont désormais esclaves de l’Allemagne ou de l’Angleterre. Pourquoi ? Parce qu’ils sont faibles ; car ils sont petits. Et la Bulgarie ? Elle a hésité, les masses ne voulaient pas se battre, mais l’Allemagne a forcé la Bulgarie à se battre aussi. Qu’est-ce que la Bulgarie aujourd’hui ? Elle n’a ni sa volonté ni sa voix ; elle est, comme les autres, esclave de l’Allemagne. L’Autriche-Hongrie est un grand pays, un allié de l’Allemagne et, pour ainsi dire, un gagnant. Mais quelle est la position de l’Autriche-Hongrie dans la pratique ? L’Autriche-Hongrie est un pays beaucoup plus pauvre que l’Allemagne, encore plus épuisé, et donc maintenant il est privé d’indépendance, il traîne après l’Allemagne, et cette dernière donne des ordres au gouvernement autrichien. Pourquoi ? Parce que l’Allemagne est forte. Et celui qui est fort a raison - c’est en quoi consistent la moralité, la loi et la religion des gouvernements capitalistes.

Et qui est responsable dans le camp des soi-disant « alliés » ? L’Angleterre. Qui obéit tout le temps ? La France. La Russie obéit aux deux, parce qu’elle est plus pauvre que l’Angleterre et la France. Par conséquent, il aurait dû nous être clair dès le début que plus la guerre durera, plus la Russie sera épuisée et moins elle aura d’indépendance. À la fin, nous avons dû inévitablement nous retrouver sous les talons de quelqu’un d’autre : allemand ou anglais, car nous sommes faibles, pauvres, épuisés. Il semblerait que vous deviez décider quel talon choisir. C’est ainsi que le Gouvernement provisoire a posé la question et l’a résolue en ce sens qu’il a choisi les « alliés ». Mais nous agissons différemment de la bourgeoisie. Nous avons dit et continuons de dire maintenant que nous ne voulons ni d’un talon anglais ni d’un talon allemand. Nous comptons préserver notre indépendance, en nous appuyant sur la sympathie et l’esprit révolutionnaire de la classe ouvrière de tous les pays. Mais en même temps - et précisément parce que nous espérons le développement de la révolution dans les Etats capitalistes, dans le camp de l’impérialisme - nous déclarons qu’il nous faut accumuler des forces, introduire de l’ordre dans notre pays, transformer notre économie et créer l’armée rouge, force de la République soviétique de Russie - - Armée rouge des ouvriers et des paysans. La création d’une armée est la tâche principale que nous a confiée l’histoire. Nous allons la résoudre, même si nous n’avons commencé à le faire que maintenant.

J’ai dit que la classe ouvrière a pris le pouvoir en ses propres mains, et qu’il resterait entre ces mains et ne serait donné à personne. C’est juste ! Cependant, le pouvoir pour la classe ouvrière n’est qu’un outil, seulement un outil. Et si je ne sais pas comment utiliser cet outil, alors pourquoi en ai-je besoin ? Si je prends, par exemple, un outil de menuisier et que je ne sais pas m’en servir, pourquoi en ai-je besoin ? Il est nécessaire que la classe ouvrière, ayant pris le pouvoir d’État entre ses mains, apprenne à l’appliquer dans la pratique - à la fois pour organiser l’économie sur de nouveaux principes et pour se défendre. Certains disent : pourquoi avez-vous pris le pouvoir, puisque vous n’aviez pas appris à le posséder auparavant ? Nous répondrons à ces malins : comment apprenons-nous le métier de menuisier, si nous n’avons pas un outil de menuiserie entre nos mains ? Pour apprendre à gouverner un pays, il faut prendre le contrôle du gouvernement, il faut posséder le pouvoir d’État. Personne n’a encore appris à monter un cheval d’une seule fois. Pour apprendre cet art, il faut seller un cheval et s’asseoir dessus. Il se dressera peut-être sur ses pattes arrière et ne rejettera pas une ou deux fois un cavalier inexpérimenté. Bon, bon, levons-nous, nous allons à nouveau en selle, nous y retournerons - et nous apprendrons à monter !

N’est-il pas clair que ces gens qui disent : « Il n’y a pas besoin de prendre le pouvoir » sont, par essence, des défenseurs des intérêts de la bourgeoisie ? Ils prêchent : « La classe ouvrière n’a pas besoin de prendre le pouvoir ; c’est le droit sacré et héréditaire des classes bourgeoises et instruites ; elles ont le capital, les universités, les journaux, elles ont la science, les bibliothèques - elles ont le pouvoir et les travailleurs, les masses laborieuses doivent pré-apprendre". Où puis-je apprendre ? Dans une usine, dans un atelier au milieu d’un dur labeur quotidien ? Non je suis désolé ! Le travail acharné dans les usines et les ateliers nous a appris précisément que nous devons prendre le pouvoir en nos propres mains. Nous l’avons appris fermement là-bas. Ceci, et en soi, est aussi une très grande science. C’est une science formidable ! La classe ouvrière l’a étudié dans les usines et les usines pendant des décennies, au cours desquelles elle a subi des travaux forcés, des exécutions d’usines entières, le massacre de Lena et a traversé tout cela non sans raison, car, finalement, elle a pris le pouvoir dans son propres mains. Nous allons maintenant apprendre à l’appliquer à l’organisation de l’économie et de l’ordre, mais nous ne les avons pas encore en mains. Notre tâche principale est de les créer.

J’ai dit que nous devons enregistrer tout le pays. Nous le ferons par l’intermédiaire des Soviets des députés ouvriers et de leur organe central, le Comité exécutif central, et par l’intermédiaire du Conseil des commissaires du peuple. Maintenant, nous devons être précis et calculer comme de bons comptables. Nous devons savoir exactement quel genre de propriété nous possédons, combien de matières premières, de céréales, quels outils de production, combien d’ouvriers et quelles spécialités, et tout cela doit être disposé comme les touches d’un piano, afin que chaque instrument économique agisse aussi correctement, car les clés fonctionnent de sorte que, par exemple, si nécessaire, à tout moment il est possible de déplacer un certain nombre de métallurgistes d’un endroit à un autre. Notre travail doit être sain, utile, mais sera aussi stressant. Chaque travailleur doit travailler dur un certain nombre d’heures par jour, et le reste du temps il doit se sentir citoyen libre et cultivé.

C’est une grande tâche et pas facile. Il faut beaucoup apprendre pour le faire. Nous savons que nous avons maintenant de nombreuses usines et autant d’usines n’est pas nécessaire. Il y a du chômage et de la faim dans le pays, car tout n’est pas à sa place. Il y a des usines qui produisent ce dont nous n’avons pas besoin et, à l’inverse, il y a des usines qui produisent ce dont nous avons besoin, mais il leur manque le matériel qui est disponible juste ailleurs. Le pays possède des richesses colossales que nous ne connaissons pas, car la guerre a laissé tout l’État dans le désarroi. Dans la république, il y a des masses de chômeurs, affamés et déshabillés, et en même temps, dans les magasins du quartier-maître, on trouve d’énormes stocks de draps, de toiles et de vêtements de soldats. Nous découvrons parfois des réserves de nourriture colossales, que nous ne connaissions même pas. Dans les villages, les koulaks concentrent dans leurs mains des millions de pouds de céréales, comme par exemple dans les provinces de Toula, Koursk et Orel. Les koulaks ne donnent pas de pain, et nous ne leur avons toujours pas fait comprendre que nous ne plaisanterions pas avec eux en pareille matière, puisqu’il s’agit ici de la vie et de la mort des masses laborieuses. Et si nous avions déjà une organisation bien établie, alors, bien sûr, aucun koulak n’oserait enterrer le pain des travailleurs des masses affamées, et la situation alimentaire serait bien meilleure.

Sur les chemins de fer, comme ailleurs, il y a généralement beaucoup de problèmes, beaucoup d’abus. Les camarades cheminots savent combien il y a parmi les cheminots - principalement en haut, mais aussi en bas - qui vendent des wagons, des marchandises de contrebande et toutes sortes de produits, et souvent des wagons entiers disparaissent. D’où vient ce trouble ? C’est un héritage du passé. Nous n’avons pas encore été correctement élevés, mais, d’un autre côté, la guerre nous a ébranlés de toutes les manières possibles. Tous les critères sont mélangés. Observant tout cela, l’ouvrier dit : « Si le pays est si mauvais, alors pourquoi devrais-je essayer de travailler particulièrement dur ? Que je travaille plus, moins, mieux ou pire, les choses ne s’amélioreront pas à partir de cela. »

Camarades, l’état difficile du pays nous dicte la nécessité de créer un tournant dans l’humeur et la conscience des ouvriers et des paysans. Ils doivent bien comprendre qu’à l’heure actuelle il ne s’agit pas de défendre les intérêts des travailleurs contre la bourgeoisie. Puisque nous avons le pouvoir entre nos mains, la tâche consiste à organiser nous-mêmes l’économie dans l’intérêt de tout le peuple. Par conséquent, il est nécessaire d’établir l’ordre du travail dans les usines, dans les usines, partout. Mais que signifie l’ordre de travail ? L’ordre du travail, la discipline révolutionnaire, c’est un ordre dans lequel chacun comprend que pour que la classe ouvrière reste au pouvoir et pour reconstruire toute l’économie, pour qu’on ne descende pas, mais qu’on remonte, pour que le pays se relève économiquement après la dévastation, un travail honnête est nécessaire, et que chacun soit à son poste. L’État devrait être comme dans une famille unie : si la famille est amicale, alors chacun de ses membres travaille pour le bien-être de toute la famille. Et notre famille n’est pas petite ; il s’occupe du bien-être de millions d’âmes. Et notre conscience devrait nous inspirer que notre Russie soviétique, notre république ouvrière et paysanne est une immense famille fraternelle du travail. Et même si un seul de ses membres est paresseux, gaspillant en vain des matières premières, négligemment pour le travail, les outils, abîme les machines par inattention ou par mauvaise volonté, cela nuit à toute la classe ouvrière, à toute la Russie soviétique dans son ensemble, et, en fin de compte, à la classe ouvrière du monde entier. J’affirme une fois de plus : créer une discipline du travail et un ordre ferme maintenant est une question de première nécessité. Et si nous parvenons à établir un tel ordre dans lequel les ouvriers travailleront un certain nombre d’heures dans une usine ou un atelier, et le reste du temps vivront une libre vie culturelle et sociale, si chacun à sa place remplit honnêtement son devoir, nous aurons sensiblement approché le système communiste. C’est pourquoi il est nécessaire d’imposer une discipline ferme, de fer et sévère de l’ordre du travail.

Ceci, camarades, n’est pas la discipline qui était celle sous la bourgeoisie et le tsar. Certains des anciens généraux que nous prenons pour travailler sous notre contrôle dans l’Armée rouge nous disent : « Pouvez-vous avoir de la discipline, étant donné votre ordre social ? À notre avis, cela ne se peut pas ! »

Nous leur répondons : « Y avait-il de la discipline selon vos règles ? »

 "Avait !"

 "Pourquoi y avait-il ?

 En haut il y avait un roi, il y avait des nobles, et en bas il y avait un soldat, et tu as gardé ce soldat dans la discipline. Ce n’est pas un miracle ! Le soldat était un esclave, travaillait pour toi, t’a servi contre lui-même, a tiré sur son père et sa mère au nom de vos intérêts - et vous avez réussi à établir une discipline et à vous y tenir longtemps dans les conditions d’esclavage des masses. Nous voulons que nos soldats se battent et ne se battent que pour eux-mêmes, pour que les travailleurs travaillent pour eux-mêmes, et c’est seulement au nom de cela que nous voulons appliquer la discipline du travail ».

Avec une différence si radicale entre le régime social de la République soviétique et la noble monarchie, je suis profondément convaincu que nous créerons l’ordre nécessaire par des efforts conjoints, peu importe comment coassent les corbeaux noirs. Sachez simplement et rappelez-vous fermement qu’en dehors de cela, l’effondrement et la mort sont inévitables.

Nous sommes en train de créer l’Armée Rouge Ouvrière et Paysanne. Le Comité exécutif central des Soviets des députés ouvriers, soldats et cosaques a déjà adopté une loi sur la formation militaire générale obligatoire, selon laquelle, pendant les huit ou six semaines par an connues, deux heures par jour, chaque citoyen sera obligé de se former militairement sous la direction d’instructeurs expérimentés dans les affaires militaires. A cet égard, nous, camarades, étions confrontés à la question : faut-il introduire également une formation militaire obligatoire pour les femmes ? Cette question est résolue comme suit : nous avons réservé aux femmes le droit d’étudier les affaires militaires, selon leur propre désir. Nous voulons faire l’expérience à cet égard. Ainsi, le projet de décret précise que les femmes, à leur demande, sont formées aux affaires militaires au même titre que les hommes. Mais puisque toute femme s’est mise sur un pied d’égalité avec un homme, alors, en cas de danger pour la République soviétique, à l’appel du pouvoir soviétique, elle devra être armée de la même manière qu’un homme.

En même temps, nous créons des cadres pour l’Armée rouge. Ces cadres ne sont pas nombreux, ils sont pour ainsi dire le squelette de l’armée. Mais l’armée maintenant, ce n’est pas les milliers et les dizaines de milliers de soldats de l’Armée rouge qui sont sous les armes, qui ont besoin de discipline et d’entraînement. L’armée, c’est tout le peuple travailleur, c’est les énormes réserves d’ouvriers qualifiés dans les villes et les usines et les paysans dans les villages. Et lorsque nous sommes confrontés à une nouvelle menace de la contre-révolution ou d’un raid impérialiste, le squelette des cadres de l’armée doit être immédiatement recouvert de chair et de sang de masse, c’est-à-dire, une réserve d’ouvriers et de paysans formés à l’art de la guerre. C’est pourquoi, d’une part, nous créons l’Armée rouge et, d’autre part, nous introduisons une formation universelle pour tous les ouvriers et paysans qui n’exploitent pas le travail des autres. Une telle limitation est toujours en cours d’introduction. Nous ne voulons pas armer la bourgeoisie. Maintenant, nous ne donnerons pas de fusils à la bourgeoisie, aux exploiteurs qui ne renoncent pas à leurs droits à la propriété privée. Nous disons : il est du devoir de tout citoyen, sans exception, dans un pays dominé par la classe ouvrière, de le défendre honnêtement lorsqu’il est en danger. Mais notre bourgeoisie n’a pas encore renoncé à ses prétentions au pouvoir. Elle se gonfle, elle lutte toujours, envoyant ses agents, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite, s’agiter pour l’Assemblée constituante. Or, jusqu’à ce que cette bourgeoisie ait renoncé à ses prétentions au pouvoir d’État et à la domination du pays, jusqu’à ce qu’elle sente que nous avons enfin chassé l’esprit le plus bourgeois, nous ne lui donnerons pas les armes. Cependant, si nécessaire, laissez la bourgeoisie, qui ne veut pas passer à l’attaque, aller creuser des tranchées ou faire d’autres travaux en arrière.

Nous ne devons pas répéter les erreurs des vieilles révolutions. J’ai déjà dit que la classe ouvrière est trop facile à vivre et oublie facilement la violence du gouvernement noble, qui pendant des siècles a asservi les serfs, volé, exterminé et violé. La classe ouvrière est encline à la générosité, à la douceur. Nous lui disons : « Non ! Tant que l’ennemi n’est pas complètement brisé, nos mains doivent avoir des gants de fer. »

Pour former l’Armée rouge, nous employons d’anciens généraux. Nous choisissons bien sûr parmi eux ceux qui sont les plus ordonnés et les plus honorables. Certains disent : « Comment se fait-il que vous attirez les généraux, alors que c’est risqué de les employer ? Bien sûr, tout dans ce monde a son côté dangereux. Mais nous avons besoin d’instructeurs qui connaissent les affaires militaires. Bien entendu, nous déclarons ouvertement aux gentilshommes généraux : « Le nouveau maître du pays, c’est la classe ouvrière ; elle a besoin d’instructeurs pour former des ouvriers aux affaires militaires pour lutter contre la bourgeoisie. »

Au début, de nombreux généraux se sont enfuis, se sont cachés comme des cafards dans les fissures, espérant que, peut-être, le Seigneur les mènerait d’une manière ou d’une autre à passer au travers. Le pouvoir soviétique tiendra pendant une semaine ou deux et tombera, et eux, les généraux, retourneront à leur ancienne position générale. Et avec un tel espoir, les généraux traînaient derrière la bourgeoisie, qui pensait aussi que la classe ouvrière, ayant pris le pouvoir en mains, le tiendrait pendant deux semaines, ferait des farces et l’abandonnerait. Mais il s’est avéré que la classe ouvrière s’accroche au pouvoir et ne le lâchera pas. Et voilà que les saboteurs d’hier - généraux, ingénieurs, statisticiens, agronomes, etc. - sortent peu à peu des mailles du filet, comme des cafards, et remuent leurs antennes, tâtent le terrain : « Est-il possible de s’entendre avec le nouveau propriétaire ? » Bien entendu, le gouvernement soviétique ne refuse pas les services de spécialistes en science et technologie ; elle leur dit : "Vous êtes les bienvenus, messieurs les ingénieurs, bienvenus à l’usine, apprenez aux ouvriers comment gérer les usines. Les ouvriers ne connaissent pas bien ce métier : aidez-les, allez vers leurs salaires et servez-les - aux ouvriers. Vous ont été au service de la bourgeoisie jusqu’à présent. Soyez maintenant au service de la classe ouvrière. »

Les autorités disent aux généraux : « Vous avez étudié les affaires militaires et bien étudié, parce que vous avez suivi un cours à l’académie militaire. La science militaire est une science complexe, un travail compliqué, et surtout lorsqu’elle est dirigée contre un Allemand, dont les plus grandes machines de meurtre et d’extermination fonctionnent bien. Maintenant, nous sommes au pouvoir et nous devons nous préparer dans le domaine militaire, et pour cela nous devons étudier, mais pour étudier, nous avons besoin de spécialistes. S’il vous plaît, messieurs, spécialistes, anciens généraux et anciens officiers, nous sommes prêts à vous assigner une place appropriée. »

Mais dès qu’il s’agit de cela, certains camarades commencent à douter : devrait-on recruter des généraux dans le service de l’armée rouge, comment ne recommenceront-ils pas à engendrer la contre-révolution ? « Je ne sais pas, peut-être que quelqu’un le voudra ; il est fort possible que certains essaient même, mais, comme le dit le proverbe, « si vous avez peur des loups, n’allez pas dans la forêt ».

Puisque nous pensons construire une armée, nous devons impliquer des spécialistes en la matière. Essayons de mettre les vieux généraux en service. S’ils servent honnêtement, ils recevront tout notre soutien. Beaucoup de généraux (et j’ai déjà parlé à beaucoup d’entre eux) ont réalisé qu’il y a maintenant un nouvel esprit dans le pays, que maintenant tous ceux qui veulent défendre, protéger, rétablir l’ordre en Russie doivent servir honnêtement les travailleurs. J’ai vu beaucoup de gens dans ma vie et je pense que je peux distinguer une personne qui parle sincèrement d’une personne malhonnête. Certains généraux ont déclaré très sincèrement qu’ils comprenaient que les masses laborieuses doivent créer une force armée, et ils veulent honnêtement, non par peur, mais par conscience, servir cette cause. Mais pour ceux qui décident d’utiliser les armes des ouvriers et des paysans pour une conspiration contre-révolutionnaire, nous trouverons des mesures spéciales. Ils savent très bien qu’on a nos yeux partout, et s’ils essayaient d’utiliser les organisations de l’Armée rouge ou paysanne au profit de la bourgeoisie, on leur montrerait une main de fer, on leur montrerait les journées d’octobre. Ils peuvent être sûrs qu’envers ceux qui utiliseront nos organisations contre nous, nous serons doublement impitoyables. Alors, camarades, de ce côté je n’ai pas de grandes craintes. Je crois que nous sommes assez fermes sur nos pieds, que le pouvoir soviétique est suffisamment fort, pour que nos généraux en Russie ne puissent pas le briser par des complots et des trahisons, tout comme les partisans de Kaledine, Kornilov ou Dutov n’ont pas pu le briser. Le danger n’est pas là : il est en nous, dans notre dévastation intérieure. Le danger est aussi à l’extérieur - dans l’impérialisme mondial.

Pour lutter contre le chaos intérieur, nous devons établir une discipline sévère et organiser un ordre du travail ferme. Chaque partie obéit au tout. Et contre les empiètements contre-révolutionnaires de l’intérieur, nous mettrons en avant une Armée rouge organisée et entraînée. Contre le militarisme et l’impérialisme d’autres pays, nous avons aussi, camarades, un allié fiable : la classe ouvrière européenne, en particulier la classe ouvrière d’Allemagne.

A cette occasion, on entend souvent dire : c’est un beau rêve qui jamais ne se réalisera. C’est la principale objection qui nous a été soulevée à la fois sous Milyukov et sous Kerensky ; mais c’est en train de se faire maintenant. A cela on peut dire : oui, la révolution européenne se développe lentement, beaucoup plus lentement que nous le souhaiterions, mais quand est apparue notre révolution russe ? Pendant trois cents ans, les Romanov ont régné, pendant trois cents ans ils se sont assis sur la tête du peuple. L’autocratie russe a joué le rôle de gendarme vis-à-vis de tous les pays, a étranglé la révolution elle-même, a étranglé tout mouvement révolutionnaire en Europe ; et partout tous les exploiteurs croyaient avoir une place forte : le tsarisme russe. Le nom même de Russie était odieux aux travailleurs des pays occidentaux. Plus d’une fois, en Allemagne, en Autriche et dans d’autres pays, j’ai dû convaincre les ouvriers qu’il y avait deux Russies : l’une est la Russie des classes supérieures - la bureaucratie, le tsarisme, la noblesse, l’autre - la Russie des classes inférieures qui s’élèvent peu à peu - la Russie révolutionnaire des ouvriers, pour laquelle nous sacrifions tout. Mais ils étaient sceptiques sur mes propos : « Où est-elle, m’ont-ils demandé, cette seconde Russie révolutionnaire ? En 1905, la révolution s’est montrée et a disparu. » Les pseudo-socialistes, les conciliateurs, allemands et français, n’ont cessé de jouer là-dessus. Ils disaient que seules l’autocratie et la bourgeoisie étaient stables en Russie, que la classe ouvrière était faible, qu’il n’y avait aucun espoir de révolution en Russie, etc., etc., que de la boue chez les ouvriers russes. Mais notre prolétariat russe, qui a survécu à des siècles d’esclavage, d’oppression et d’humiliation, a maintenant montré l’exemple de la façon dont il peut s’élever de toute sa hauteur, se redresser et interpeller le reste des travailleurs du monde entier avec un appel à suivre son exemple. Et si avant notre révolution, celle de février, et surtout avant la révolution d’Octobre, nous devions baisser les yeux vers le sol, maintenant nous avons le droit d’être fiers d’être citoyens russes. Nous avons été les premiers à lever le drapeau de l’insurrection et les premiers à conquérir le pouvoir pour la classe ouvrière. Cela constitue la fierté légitime de la classe ouvrière et la nôtre.

Cependant, cette fierté ne doit pas se transformer en vanité. Bien que les travailleurs d’autres pays suivent le même chemin que nous, leur chemin est plus difficile. Leur organisation est forte, et le mouvement se développe plus lentement. Ils ont une armée colossale, mais ils ont aussi un train de bagages plus important et, en plus, leur ennemi est plus fort que le nôtre. En Russie, le tsarisme a été brisé, vaincu, pourri de fond en comble, et nous ne lui avons porté que le dernier coup. L’appareil d’État en Allemagne, en France et en Angleterre est beaucoup plus fort. Là-bas, les constructeurs de cette machine sont des gens beaucoup plus capables et instruits, et là-bas, la classe ouvrière, pour détruire le pouvoir bourgeois, a besoin d’un effort de forces beaucoup plus important. On peut bien sûr se plaindre. Le mouvement révolutionnaire en Occident se développe trop lentement pour notre légitime impatience. Nous voudrions tous que la révolution s’y fasse plus tôt, et nous maudissons la lenteur de l’histoire qui, il est vrai, jour après jour, mais trop lentement, accumule l’indignation des masses laborieuses contre la faim et l’épuisement. Mais un beau jour, il jettera toute l’oppression accumulée et toutes les malédictions contre la bourgeoisie et les classes possédantes. Jusqu’à ce que ce moment vienne, jusqu’à ce que cette protestation mûrisse dans le cœur des travailleurs, il faut attendre patiemment. La classe ouvrière en Occident est plus formée que nous, son expérience est plus riche, elle est plus instruite que le prolétariat russe, et quand la dernière bataille décisive avec les oppresseurs viendra pour elle, elle prendra fermement le balai de fer dans ses mains et sans laisser de trace chasser de ses États toute racaille bourgeoise et noble.

Cette croyance est notre principal espoir. La Russie est encore destinée à vivre une grande époque. Et si les vautours de la bourgeoisie et les conciliateurs avaient raison, que la révolution en Europe ne se développait pas du tout, ou se déroulait dans un siècle, ou dans des décennies, cela signifierait que la mort est venue en Russie en tant que pays prolétarien indépendant. Car, camarades, à chaque époque historique, quiconque est faible et pauvre devient inévitablement la proie de prédateurs plus puissants, impérialistes et militaristes armés jusqu’aux dents. C’est la loi de l’ordre capitaliste mondial, et personne ne peut rien y faire. Si vous mettez Milyukov ou Guchkov au pouvoir, ils n’enrichiront pas notre pays, ils ne feront que l’épuiser davantage. Au contraire, le simple fait que la classe ouvrière soit au pouvoir en Russie est pour les travailleurs d’autres pays un puissant appel à l’insurrection. Tout ouvrier en France et en Allemagne dit : « Si en Russie, dans un pays arriéré, il s’avérait possible que la classe ouvrière tienne le pouvoir entre ses mains et se donne pour tâche de réorganiser le pays, d’organiser l’économie sur de nouvelles bases, si en Russie, la classe ouvrière impose la discipline et l’ordre du travail, construit une armée - alors nous, la classe ouvrière d’Allemagne et de France, l’histoire elle-même nous dit de mener une révolution socialiste. » Par conséquent, tout en affirmant le pouvoir des ouvriers et des paysans ici chez nous, nous ne luttons pas seulement pour nous-mêmes et pour les intérêts de la Russie, mais ce faisant, nous nous tenons et combattons comme l’avant-garde de la classe ouvrière du monde entier ; nous accomplissons à la fois les nôtres et les siens.

Et les travailleurs de tous les pays nous regardent avec espoir et appréhension - allons-nous échouer, ne déshonorerons-nous pas le drapeau rouge de la classe ouvrière ? Et si nous étions ruinés par la contre-révolution et notre propre dévastation, cela signifierait que les espoirs des masses ouvrières des autres pays seraient perdus, et la bourgeoisie leur dirait : « Regardez, la classe ouvrière russe s’est élevée là où il s’est levé, mais est retombé et repose maintenant sur le sol, crucifié et écrasé. " Un tel résultat de notre révolution priverait le prolétariat mondial de la confiance en sa propre force et renforcerait moralement la bourgeoisie. Par conséquent, nous devons, en défendant notre position, lutter avec des énergies doubles et triples, avec un héroïsme décuplé. Il ne faut pas oublier qu’à l’heure actuelle nous ne sommes pas seulement les arbitres de notre propre destin, mais que nous tenons entre nos mains les rêves de toute l’humanité sur la libération du monde. La bourgeoisie de tous les pays est contre nous, mais la classe ouvrière de tous les pays et ses espoirs sont avec nous. Renforçons-nous plus fortement, camarades, donnons-nous un coup de main pour lutter jusqu’au bout, pour la victoire complète, pour le pouvoir de la classe ouvrière ! »

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Un paradis pour ce monde, Léon Trotsky

14 avril 1918

Camarades,

Notre pays est le seul où le pouvoir soit aux mains de la classe ouvrière, et de tous côtés on nous conseille : " Laissez tomber, vous n’êtes pas de taille. Voyez combien il y a de difficultés sur le chemin du pouvoir des soviets ! " Et c’est vrai, les difficultés sont nombreuses ; à chaque pas, on se heurte à des obstacles.

Mais quelle en est la cause ? Regardons autour de nous, examinons la situation, faisons le compte de nos amis et de nos ennemis, regardons en avant. Nous avons hérité de nos prédécesseurs, le tsar, Milioukov. Kerensky, un Etat complètement ruiné à l’intérieur comme à l’extérieur. Il n’y a pas le moindre doute qu’à l’heure actuelle, notre pays est dans une situation terrible. Mais cette situation n’est que le résultat de tout le développement historique qui l’a précédée, et, en particulier, de la guerre actuelle. Le tsar et Milioukov [1] nous ont entraînés dans la guerre. L’armée du tsar a été battue. La révolution a éclaté. Les travailleurs de tous les pays attendaient de la révolution qu’elle leur apporte la paix. Mais Milioukov et Kerensky [2] se sont laissé tenir en laisse par les alliés impérialistes ; ils ont fait traîner la guerre en longueur, déçu toutes les espérances, et ils ont mis la révolution en danger. Alors les ouvriers se sont révoltés, et ils ont pris le pouvoir entre leurs mains. Nous, de notre côté, nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire pour accroître la confiance des ouvriers européens en la révolution russe, pour qu’ils comprennent clairement que ce n’était ni Milioukov, ni Kerensky, qui représentaient la révolution russe mais bien la classe ouvrière, les prolétaires exploités, les paysans qui n’exploitent pas le travail d’autrui.
Les militaristes et nous

Voilà ce que nous avons fait. Il est vrai, camarades, que nous n’avons pas encore la victoire. Nous ne trompons pas nous-mêmes et nous ne vous trompons pas. Le militarisme européen s’est avéré encore trop puissant, le mouvement des masses travailleuses ne lui a pas encore infligé le coup qui apportera le salut, tant aux ouvriers européens qu’à nous-mêmes, et le militarisme européen a fait le meilleur usage du délai que l’histoire lui a accordé. La révolution russe a atteint son apogée alors que la révolution européenne n’a pas encore commencé. C’est dans ces conditions que nous
avons engagé des négociations avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, alors que la confiance en la révolution russe avait été minée par la politique de Milioukov, Kerensky, Tséretelli et Tchernov [3].

On nous dit :

" Vous avez signé le traité de Brest-Litovsk [4] qui n’est qu’un traité de pillage et d’oppression. C’est vrai, tout à fait vrai ; il n’y a pas de pire traité de pillage et d’oppression que celui de Brest-Litovsk. Mais qu’est-ce en réalité que ce traité ? C’est une reconnaissance de dettes, une vieille reconnaissance de dettes, qui avait déjà été signée par Nicolas Romanov, Milioukov et Kerensky, et c’est nous qui devons payer.

Etait-ce nous qui avions déclenché cette guerre ? Etait-ce la classe ouvrière qui avait déchaîné ce sanglant carnage ? Non, c’étaient les monarques, les classes nanties, la bourgeoisie libérale. Étions-nous la cause des terribles désastres subis par nos malheureux soldats, quand ils se retrouvèrent sans fusil ni munitions dans les Carpathes ? Non, c’était le tsarisme, soutenu par la bourgeoisie russe.

Et est-ce nous qui, le 1er juillet 1917 [5], avons gaspillé dans cette offensive honteuse et criminelle le capital de la révolution russe, sa bonne réputation, son autorité ? Non, ce sont les conciliateurs, les socialistes-révolutionnaires de droite, les mencheviks, ensemble avec la bourgeoisie. Et cependant, c’est à nous qu’on a présenté la note pour tous ces crimes ; et, en serrant les dents, nous avons été obligés de la payer. Nous savons que c’était une note d’usurier, mais, camarades, ce n’était pas nous qui avions contracté les emprunts, ce n’est pas nous qui en sommes moralement responsables devant le peuple. Notre conscience est parfaitement nette. Nous sommes, devant la classe ouvrière de tous les pays, le parti qui a fait son devoir jusqu’au bout. Nous avons publié tous les traités, nous avons déclaré sincèrement que nous étions disposés à conclure une honnête paix démocratique. Cette déclaration demeure, cette idée demeure, inscrite dans les sentiments et dans la conscience des masses laborieuses d’Europe, et la voilà qui y accomplit son profond travail souterrain.

Il est vrai, camarades, qu’à l’heure actuelle les frontières de notre pays ne sont sûres ni à l’Est, ni à l’Ouest. Là-bas, à l’Est, le Japon essaye depuis longtemps de s’emparer de la partie la plus fertile et la plus riche de la Sibérie, et la seule chose qui préoccupe la presse japonaise, c’est la limite territoriale jusqu’à laquelle le Japon est appelé à " sauver" la Sibérie. Voici ce que disent les journaux : " Nous devrons répondre devant Dieu et les cieux du sort de la Sibérie. " Certains prétendent que le ciel leur a ordonné de s’emparer de la Sibérie jusqu’à Irkoutsk, d’autres disent jusqu’à l’Oural. C’est le seul point de désaccord entre les classes possédantes du Japon. Ils ont cherché toutes sortes de prétextes pour faire ce raid. En fait, il y a longtemps que l’affaire est en cours. Déjà sous le tsarisme, et plus tard, à l’époque de Teretchenko [6] et de Kerensky, la Russie se plaignait, dans des documents confidentiels, des préparatifs du Japon pour s’emparer de nos possessions d’Extrême-Orient. Et pourquoi cela ? Simplement parce qu’elles constituent une proie facile. Voilà, en vérité, l’essence de l’impérialisme international. Toutes ces belles phrases sur " la démocratie ", " le sort des petites nations ", " la justice ", " les commandements de Dieu ", ne sont que des mots, des phrases utilisés pour tromper le peuple ; en réalité, les puissances sont seulement à la recherche d’un butin sans protection pour l’empocher. Telle est, dis-je, l’essence de la politique impérialiste.

Et c’est ainsi, camarades, que tout d’abord, il y a six semaines, les japonais ont répandu dans le monde entier la rumeur selon laquelle le transsibérien était à la veille d’être saisi par les prisonniers allemands et autrichiens, qui, ma foi, avaient été organisés et armés sur place, et que 200.000 d’entre eux n’attendaient plus que l’arrivée d’un général allemand. On donnait même le nom du général – tout était parfaitement défini et exact. L’ambassadeur du Japon à Rome en parla, et la nouvelle de la saisie prochaine du transsibérien fut envoyée par les stations radio du quartier général japonais à travers toute l’Amérique ; là-dessus, afin de dévoiler aux yeux du monde entier le mensonge honteux qui avait été répandu dans le but de préparer un raid de piraterie, je fis l’offre suivante aux missions militaires anglaises et américaines : " Donnez-moi un officier anglais et un officier américain, et je les enverrai immédiatement, accompagnés de représentants de notre commissariat à la guerre, le long du transsibérien, afin qu’ils puissent voir par eux-mêmes combien il y a de prisonniers allemands et autrichiens armés dans le but de s’emparer du transsibérien. "

Ils ne pouvaient décemment pas refuser cette offre, camarades, et les officiers désignés par eux y allèrent, après avoir reçu de moi des papiers ordonnant aux soviets de Sibérie de leur accorder toutes facilités : "laissez-les examiner tout, voir tout ce qu’ils veulent voir, avoir accès libre et complet partout". On me montra ensuite tous les jours leurs rapports, envoyés par ligne directe. Il va sans dire qu’ils ne purent trouver nulle part la moindre trace de prisonniers ennemis armés. Ils virent qu’à l’encontre des chemins de fer russes, le transsibérien était bien gardé et marchait mieux. Ils ne trouvèrent que 600 prisonniers hongrois, qui étaient des socialistes internationalistes et qui s’étaient mis à l’entière disposition des autorités soviétiques contre tous leurs ennemis. C’est tout ce qu’ils trouvèrent. Il fut ainsi absolument démontré que les impérialistes et le quartier général japonais avaient trompé consciemment et dans une intention criminelle l’opinion publique, afin de justifier un raid de pillage sur la Sibérie, afin de pouvoir dire : les Allemands menaçaient le transsibérien et nous, japonais, l’avons sauvé par notre intervention. Et bien, ce subterfuge-là avait échoué ; aussi, on en concocta un nouveau sur-le-champ. A Vladivostok, on avait tué deux ou trois japonais. Aucune enquête sur cette affaire n’avait encore été menée. Qui étaient les assassins ? Etaient-ce des agents japonais, de simples bandits, des espions allemands ou autrichiens ? Personne ne le sait à ce jour. Cependant, bien qu’ils aient été tués le 4 avril, les japonais débarquèrent leurs deux premières compagnies à Vladivostok le 5 avril. Dès que la légende de la prise du transsibérien par les Allemands ne fut plus d’aucune utilité, la chose la plus simple était de prendre avantage de la mort de deux ou trois japonais – tués, selon toute probabilité, sur l’ordre de l’état-major japonais lui-même – afin de créer un prétexte plausible pour nous attaquer. Ce genre de meurtres dans un coin sombre constitue la pratique admise de la diplomatie capitaliste internationale. Mais là, la chose s’arrêta brusquement. Deux compagnies furent débarquées et ensuite le débarquement fut arrêté. Des agents anglais, français et américains se rendirent à notre commissariat et déclarèrent : " Il n’y a pas là de banditisme, pas le moindre commencement de banditisme et d’annexion, c’est juste un incident local, un malentendu local temporaire " ; en fait, il semblait que les japonais eux-mêmes hésitaient. D’abord, leur propre pays est épuisé par le militarisme, et une expédition contre la Sibérie est une affaire importante, compliquée et coûteuse, car les ouvriers et les paysans de Sibérie, les paysans robustes et opiniâtres que j’ai étudiés d’assez près il y a longtemps et qui n’ont jamais connu le servage, refuseraient, c’est assez clair, de laisser les Japonais les soumettre sans rien dire. Un combat long et obstiné serait nécessaire ; il y a, bien sûr, au Japon même un parti qui le redoute. D’autre part, les capitalistes américains, qui sont en compétition directe avec le Japon sur les rives du Pacifique, ne veulent pas d’un renforcement du Japon, l’ennemi principal.

Ceci, camarades, est à notre avantage : les brigands et les bandits de grand chemin du monde sont à couteaux tirés entre eux, et se disputent le butin. Cette rivalité entre le Japon et les Etats-Unis sur les rivages d’Extrême-Orient constitue une grande chance pour nous, car elle nous laisse du répit, elle nous donne une occasion de rassembler nos forces et d’attendre le moment où la classe ouvrière européenne et mondiale se lèvera pour nous aider.
Nouveaux carnages à l’ouest

A l’Ouest, camarades, nous observons en ce moment même un nouvel embrasement du terrible carnage qui dure déjà depuis quarante-cinq mois. On avait, auparavant, l’impression que les forces de l’enfer s’étaient déjà mises en mouvement, que rien de plus ne pouvait être inventé, que la guerre avait conduit à une impasse. Si les pays qui s’étaient affrontés auparavant avec leurs forces encore intactes n’avaient pu se surpasser l’un l’autre, il semblait qu’il n’y avait rien à attendre de plus, qu’on ne pouvait nulle part espérer de victoire. Mais c’est bien là une malédiction si le sorcier du capitalisme, ayant invoqué le démon de la guerre, est incapable de l’exorciser. Il est impossible pour, disons, la bourgeoisie allemande, de revenir devant ses ouvriers et de leur dire : et bien, nous avons mené cette terrible guerre pendant quatre ans ; vous avez supporté de nombreux sacrifices, et qu’est-ce que cette guerre vous a rapporté ? Rien, absolument rien ! De même la bourgeoisie anglaise ne peut revenir devant ses ouvriers pour leur présenter le même résultat en échange de leurs sacrifices inouïs.

C’est pourquoi ils continuent à faire traîner ce carnage, automatiquement, sans but, sans raison, toujours davantage. Comme une avalanche roule le long de la montagne, ils roulent de plus en plus bas sous le poids de leurs propres crimes.

C’est ce que nous observons, une fois de plus, sur le sol de la malheureuse France, saignée à blanc. Là, camarades, sur le sol français, le front est d’une nature différente de ce qu’il était dans notre pays. Là, chaque mètre a été étudié de longue date, enregistré, marqué sur la carte, chaque mètre carré marqué distinctement. Là, des moyens de destruction colossaux, des engins monstrueux et gigantesques de meurtre massif sont rassemblés des deux côtés, sur une échelle jusqu’ici inconcevable pour l’imagination la plus puissante.

Camarades, j’ai vécu deux ans là-bas, en France, pendant la guerre, et je me souviens bien de ces flux et de ces reflux, des offensives, et puis des longues périodes d’attente. Une armée se tient en face d’une autre, chacune serrant l’autre de tout près, une tranchée contre l’autre ; tout est calculé, tout est prêt. L’opinion publique française commence à s’impatienter. Foch, la bourgeoisie et le peuple en général commencent à grommeler : " Combien de temps encore le front, ce terrible serpent, va-t-il sucer le sang de notre peuple ? Où y a-t-il une issue ? Qu’attendons-nous ? Arrêtons la guerre, ou remportons la victoire en prenant l’offensive et obtenons la paix. C’est l’un ou l’autre. " La presse bourgeoise se met alors à prodiguer ses encouragements : " La prochaine offensive, demain, après-demain, au printemps prochain, portera aux Allemands le coup mortel. "

Au même instant, des plumes non moins corrompues et mercenaires écrivent dans la presse allemande, au bénéfice des ouvriers et des paysans allemands, des mères, des ouvrières, des sœurs, des femmes allemandes : " Ne désespérez pas, une autre offensive sur le front français et nous écraserons la France, et nous vous donnerons la paix. " Là-dessus, en fait, une offensive commence.

Des victimes sans nombre, par centaines, par milliers, par millions meurent alors en l’espace de quelques jours ou semaines, et pour quel résultat ? Le résultat, c’est que le front s’est déplacé dans un sens ou dans l’autre d’un kilomètre ou deux, peut-être un peu plus, mais les deux armées continuent comme avant de se presser l’une contre l’autre en une étreinte mortelle ; et cela s’est déjà produit cinq ou six fois. Ce fut ainsi sur la Marne pendant la première course sur Paris, ce fut pareil ensuite, sur l’Yser, puis sur la Somme, à Cambrai. La même chose se produit maintenant dans les colossales batailles actuelles, telles qu’on n’en a jamais vu avant, durant toute l’histoire. Des centaines de milliers, des millions d’hommes tombent là-bas en ce moment, la fleur de l’humanité européenne est détruite sans que cela ait ni sens, ni but. Cela montre qu’il n’y a pas de salut sur la voie que suivent les classes dominantes et leurs laquais, les pseudo-socialistes.

L’Amérique est entrée dans la guerre il y a plus d’un an, en promettant d’y mettre fin en quelques mois. Qu’est-ce que l’Amérique a gagné par son intervention ? Elle avait d’abord patiemment attendu là-bas, au-delà de l’Océan ; l’Allemagne affrontait l’Angleterre ; et puis elle est intervenue. Pourquoi ? Que veut l’Amérique ? L’Amérique veut que l’Allemagne épuise l’Angleterre, et que l’Angleterre épuise l’Allemagne. Ensuite, l’Amérique se présentera comme l’héritier qui s’emparera du monde entier. Alors, quand l’Amérique s’aperçut que l’Angleterre allait toucher terre et que l’Allemagne allait prendre le dessus, elle dit : " Ainsi, il faut soutenir l’Angleterre – comme la corde soutient le pendu – afin qu’ils s’épuisent complètement l’un et l’autre, afin de retirer au capital européen toute possibilité de se tenir à nouveau sur ses pieds. " Et en ce moment même, nous lisons qu’à Washington, selon la nouvelle loi sur la conscription, un million et demi d’hommes sont appelés à l’armée.

L’Amérique, au départ, pensait que ce serait un jeu d’enfants, qu’il suffirait d’accorder un petit peu d’aide ; mais à peine a-t-elle posé le pied sur le chemin que l’avalanche l’a entraîné dans son cours, et maintenant il n’y a plus de cesse pour elle non plus, elle aussi doit récolter tous les fruits amers. Et cependant, au début de la guerre, au début de l’intervention américaine, en janvier ou février de l’année dernière, j’ai vu moi-même à New York une manifestation de rue, une franche révolte des ouvriers américains, causée par la terrible hausse des prix. La bourgeoisie américaine a gagné des milliards avec le sang des ouvriers européens ; mais qu’a obtenu la ménagère américaine, l’ouvrière américaine ? Sa part de disette et un coût de la vie incroyablement élevé. C’est la même chose dans tous les pays, que la bourgeoisie gagne ou perde. Pour les ouvriers, les masses laborieuses, le résultat est le même ; épuisement des stocks de vivres, appauvrissement, esclavage et oppression accrus, accidents, blessures, infirmités – tout cela fond sur les masses populaires. La bourgeoisie elle-même ne peut plus choisir sa route – c’est précisément pour cela que l’Allemagne ne nous a pas complètement étranglés. Elle s’est arrêtée sur le front Est. Pourquoi ? Parce qu’elle doit d’abord régler ses comptes avec l’Angleterre et l’Amérique. L’Angleterre a pris l’Egypte, la Palestine, Bagdad, elle a mis le Portugal sous sa coupe, elle a étranglé l’Irlande, mais l’Angleterre " se bat pour la liberté, la paix, le bonheur des faibles et petites nations ". Et l’Allemagne ? L’Allemagne a volé la moitié de l’Europe, a supprimé des dizaines de petits pays, a pris Riga, Reval et Pskov. Cependant, lisez leurs discours : ils déclarent qu’ils ont conclu la paix sur la base de l’autodétermination des peuples ! D’abord ils saignent un peuple à blanc, ils en font un cadavre, et ensuite ils disent : maintenant, il s’est déterminé lui-même pour que l’Allemagne puisse mettre la main sur lui.

Voilà la position de la révolution russe, de la république soviétique russe. Des dangers la menacent de tous côtés : à l’Est, il y a le péril japonais, à l’Ouest, le péril allemand, et évidemment il y a pour nous, bien que moins proches, les périls américain et anglais. Tous ces bandits forts et puissants ne seraient nullement gênés de mettre en pièces la Russie, et si, à l’heure actuelle, nous avons quelques garanties contre cela, elles résident dans le fait que ces pays ne pourraient arriver à un accord entre eux, que le Japon est obligé de continuer une lutte voilée, souterraine contre une grande puissance comme les Etats-Unis, tandis que l’Allemagne est forcée de mener une sanglante lutte ouverte contre les Etats-Unis et l’Angleterre réunis.

Et ainsi, camarades, pendant que les bandits mondiaux se sont empoignés pour ce dernier round convulsif, un peuple honnête a une chance d’avoir un peu de repos, de récupérer, d’être plus dispos, de s’armer, en attendant l’heure où la classe ouvrière portera à tous ces bandits du monde le coup mortel.
La révolution russe, début de la révolution mondiale

Dès les premiers jours de la révolution, nous avons dit que la révolution russe ne serait capable de l’emporter et de libérer le peuple russe qu’à la condition qu’elle marque le début d’une révolution dans tous les pays, mais que si, en Allemagne, le règne du capital subsistait, si, à New York, la suprématie de la Bourse se maintenait, si, en Angleterre, l’impérialisme britannique conservait le pouvoir, comme il l’a fait jusqu’à présent, alors, c’en serait fait de nous, car ils sont plus forts, plus riches et aussi plus instruits que nous, et leurs machines militaires sont plus puissantes que les nôtres. Ils nous étrangleraient, parce que – en premier lieu – ils sont les plus forts, et que – en second lieu – ils nous haïssent. Nous nous sommes révoltés, nous avons renversé dans notre pays le règne de la bourgeoisie. C’est là la source de la haine qu’éprouvent pour nous les classes possédantes de tous les pays. On ne peut comparer notre bourgeoisie à la bourgeoisie allemande ou anglaise. Là-bas, il s’agit d’une classe puissante, qui a un passé à elle, une époque où elle réalisait des conquêtes culturelles, développait la science, et pensait que nulle autre qu’elle ne pouvait détenir le pouvoir, nulle autre qu’elle gouverner l’Etat.

Tout bourgeois digne de ce nom pense que c’est la nature elle-même qui l’a destiné à dominer, à commander, à chevaucher les échines des masses laborieuses, tandis que l’ouvrier vit, jour après jour, sous le joug, et que son horizon demeure étroit ; il a bu avec le lait maternel ses préjugés d’esclave, et croit que gouverner l’Etat, prendre le pouvoir est bien au-delà de ses possibilités, qu’il n’a pas été conçu pour cela, qu’il est fait d’une substance trop pauvre.

Mais regardez, voici que les ouvriers et les paysans de Russie ont fait le premier pas – un bon pas, un pas ferme, encore que ce ne soit qu’un premier pas, pour en finir avec les classes possédantes, dans leur propre pays aussi bien que dans les autres pays. Ils ont démontré que les masses travailleuses sont faites de la même étoffe que tout le monde, et qu’elles veulent tenir tout le pouvoir dans leurs mains et gouverner tout le pays. Bien entendu, lorsque la bourgeoisie a vu qu’en prenant le pouvoir nous étions absolument sérieux, que ce que nous voulions faire, c’était réellement détruire la domination du capital et mettre à sa place la domination du travail, sa haine pour nous s’est prodigieusement enflée. Au début, les classes possédantes, les exploiteurs ont cru qu’il ne s’agissait que d’un malentendu temporaire, que c’était seulement une vague isolée de la révolution qui nous avait donné une puissante impulsion, et nous avait élevés, comme par accident, que les travailleurs ne s’étaient emparés du pouvoir que pour un moment, et que tout cela serait terminé dans une semaine ou deux, ou trois. Mais un peu plus tard, ils commencèrent à réaliser que les travailleurs se tenaient fermement à leurs nouveaux postes et que, tout en disant que les temps étaient durs, que des épreuves encore plus grandes les attendaient, de plus grandes ruines, une famine encore plus intense, cependant, une fois qu’ils avaient pris le pouvoir, ils ne le laisseraient jamais échapper de leurs mains. Jamais !

La bourgeoisie de tous les pays commença alors à s’apercevoir qu’une terrible infection s’étendait, venant de l’Est, de la Russie. En effet, une fois que l’ouvrier russe, le plus ignorant, le plus surexploité, le plus harassé de tous a saisi le pouvoir entre ses mains, ceux des autres pays doivent nécessairement se dire tôt ou tard : si les ouvriers russes, qui sont de loin plus pauvres, plus faibles, moins bien organisés que nous, peuvent saisir le pouvoir dans leurs mains, alors si nous, les ouvriers avancés du monde entier, prenons le bâton russe, renversons notre propre bourgeoisie, et organisons toute l’industrie, alors en vérité nous serons invincibles, et nous créerons une république universelle du travail.

Oui, camarades, nous sommes redoutés ; nous nous dressons devant la conscience des classes possédantes comme un spectre. Les impérialistes anglais combattent les impérialistes allemands, mais, de temps en temps, ils jettent un coup d’œil anxieux avec l’intention de saisir la révolution russe à la gorge. De la même façon, l’impérialisme allemand, tout enchaîné qu’il est à ses ennemis, ne peut s’empêcher de nous lancer de temps en temps un regard furtif, d’essayer de trouver une occasion favorable pour nous poignarder au cœur. Les impérialismes de tous les autres pays ont la même idée en tête. Il n’existe pas de différence nationale sur ce point, car les intérêts communs de ces bandits et de ces bêtes de proie les unissent contre nous, et laissez-moi vous le rappeler, camarades, que nous vous avons toujours dit que si la révolution ne s’étendait pas à d’autres pays, nous serions, en fin de compte, écrasés par le capitalisme européen. Il n’y aura pas d’échappatoire possible, et notre tâche, à l’heure actuelle, est de temporiser, de tenir jusqu’à ce que la révolution commence dans tous les pays d’Europe – tenir, consolider nos forces et nous tenir plus solidement sur nos pieds, car, à l’heure actuelle, nous sommes faibles, délabrés, et moralement faibles.

Nous connaissons nous-mêmes nos propres erreurs, et nous n’avons pas besoin des critiques de l’extérieur, de la bourgeoisie et des conciliateurs qui ont miné l’Etat et la vie économique russes, leurs critiques ne valent pas deux sous. Mais nous avons besoin de nos propres critiques afin de comprendre nos propres erreurs. Et, à cet égard, il faut, avant tout, dire ce qui suit : la classe ouvrière russe, le peuple laborieux de Russie, doit comprendre qu’une fois qu’il a pris le pouvoir dans l’Etat, il assume la responsabilité du destin du pays tout entier, de la vie économique tout entière, de l’Etat tout entier.

Evidemment, même maintenant, la bourgeoisie et ses laquais tentent encore de nous mettre des bâtons dans les roues. Aussi, à chaque fois qu’ils se trouveront sur notre chemin, nous devrons, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, les en chasser. A Orenburg ils envoient encore leurs Doutov [7] contre nous ; Kornilov [8], lui aussi, essaye d’attaquer Rostov. Nous traiterons sans pitié les bandes de gardes blancs bourgeois. C’est une évidence pour chacun de nous. Dans ce domaine, il n’y aura pas de changement dans notre tactique. Si la bourgeoisie espère encore revenir au pouvoir, nous lui en ferons perdre l’espoir une fois pour toutes. Si elle se lève, nous la rejetterons à terre, et si elle se brise le cou en tombant – tant pis pour elle. C’est son affaire. Elle a été prévenue.

Nous lui offrons le lot commun, le devoir universel du travail – le régime du travail, sans opprimés ni oppresseurs, et si cela ne lui convient pas, si elle continue à s’entêter et à se révolter, le pouvoir des soviets doit user contre elle de diverses mesures de répression.

Mais, camarades, justement parce que, tous comme un seul homme, nous ne voulons pas permettre la restauration du pouvoir de la bourgeoisie, des propriétaires terriens, de la bureaucratie et, plus, parce que nous sommes prêts à nous dresser pour le pouvoir de la classe ouvrière et des paysans pauvres jusqu’à la dernière goutte de notre sang, nous devons nous dire qu’à partir d’aujourd’hui, nous portons sur nos épaules la tâche la plus lourde, et que nous devons donc établir dans notre pays un ordre stable, un nouveau régime du travail. Nous avons hérité du passé, du tsarisme, de la guerre, de la période de Milioukov-Kerensky, des chemins de fer complètement disloqués, des usines disloquées, comme le sont toutes les branches de la vie économique et sociale, et nous devons remettre tout cela en état de marche, car nous sommes responsables de tout cela.
Les maîtres actuels du pays

Les soviets, les syndicats, les organisations paysannes – tels sont, à l’heure actuelle, les maîtres du pays. Avant, camarades, nous vivions sous le fouet, le fouet de la bureaucratie ; mais ce fouet n’existe plus. Il n’y a que des organisations d’ouvriers et de paysans pauvres, et ces organisations doivent nous enseigner à tous, afin que nous le sachions et ne l’oubliions pas, que chacun de nous n’est pas une unité isolée, mais avant tout un fils de la classe ouvrière, une partie de la grande association commune dont le nom est " Russie laborieuse ", et qui ne peut être sauvée que par le travail commun. Quand les cheminots transportent subrepticement un chargement ; quand des dépôts, ou, en général, la propriété de l’Etat sont pillés par des individus, nous devons le dénoncer comme le plus grand des crimes contre notre peuple – contre la révolution. Nous devons monter la garde jour et nuit, et dire à ce genre d’apostats : " Tu voles les classes qui ne possèdent rien – pas la bourgeoisie, mais toi-même, ton propre peuple ! " A l’heure actuelle, chacun de nous, quel que soit le poste qu’il occupe, dans une usine ou aux chemins de fer, doit se considérer partout comme un soldat qui a été placé là par l’armée des travailleurs, par son propre peuple, et chacun de nous doit accomplir son devoir jusqu’au bout.

Cette nouvelle discipline du travail, camarades, nous devons la créer à tout prix. L’anarchie nous détruira, l’ordre du travail nous sauvera. Dans les usines, nous devons instaurer des tribunaux élus pour punir les tireurs au flanc. Chaque ouvrier, maintenant qu’il est devenu le maître de son pays, doit clairement se souvenir de son devoir de travailleur et de son honneur de travailleur. Chacun d’entre nous doit remplir une seule et même obligation : " Je travaille un certain nombre d’heures par jour avec toute l’énergie, toute l’application dont je suis capable, car maintenant, mon travail sert au bien commun. Je travaille pour équiper les paysans avec les instruments de travail nécessaires. Je crée pour lui des batteuses, des charrues, des faux, des clous, des fers à cheval, tout ce qui est nécessaire à l’agriculture, et le paysan doit me fournir le pain. "

Ici, camarades, nous abordons la question du blé – le problème le plus crucial pour nous en ce moment. Nous manquons de blé. Les villes meurent de faim, cependant la bourgeoisie, les usuriers ont concentré dans leurs mains, dans les provinces de Toula, d’Orel, de Koursk ou dans d’autres provinces, d’énormes quantités de blé, des dizaines de milliers de ponds de blé, et ils refusent résolument de le céder, ils s’y agrippent, ils résistent à toutes les tentatives de réquisition.

Ils laissent le blé pourrir, tandis que, dans les villes et les provinces sans blé, les ouvriers et les paysans meurent de faim. A l’heure actuelle, la bourgeoisie des villages est en train de devenir le principal ennemi de la classe ouvrière. Elle veut défaire les résolutions des soviets par la famine, afin d’usurper la terre. Les usuriers de villages, ces vampires, comprennent que la révolution socialiste signifie la mort pour eux. Ils sont nombreux, ces usuriers de villages, dans les diverses parties du pays, et notre tâche, à présent, est de montrer aux paysans pauvres, partout, que leurs intérêts sont mortellement opposés à ceux des paysans riches, et que, si les usuriers de village l’emportent, ils s’empareront de toute la terre, et de nouveaux seigneurs apparaîtront, cette fois-ci n’appartenant pas à la noblesse, mais à la classe des usuriers de village. Il est nécessaire que, dans les villages, les paysans pauvres s’unissent avec les ouvriers des villes contre la bourgeoisie des villes et des villages, contre les usuriers de villages, les vampires. Ces usuriers détiennent le blé, entassent l’argent, et essayent de s’emparer de toute la terre ; s’ils y réussissent, c’en sera fait des paysans pauvres et de la révolution tout entière. Nous prévenons les usuriers que nous serons impitoyables à leur égard. Car ce dont il s’agit, c’est de ravitailler les villes, c’est de ne pas permettre que, dans les villes, nos enfants, nos vieilles mères, nos vieux, nos ouvriers et nos ouvrières, et nos provinces dépourvues de pain soient privés de leur pain quotidien. A partir du moment où il s’agit d’une question de vie ou de mort pour les travailleurs, nous ne tolérerons aucune plaisanterie. Nous ne nous arrêterons pas devant les intérêts de la bourgeoisie villageoise, mais, avec les pauvres des villes et des campagnes, nous mettrons résolument la main sur la propriété des diverses couches de la bourgeoisie des villages, et nous réquisitionnerons de force, sans compensation, ses réserves de blé pour nourrir les pauvres des villes et des villages.

Mais, afin de mettre à exécution une politique ferme envers nos ennemis, nous devons introduire un ordre ferme dans nos propres rangs. Le fait est, camarades, que beaucoup de frivolité, d’inexpérience et de malhonnêteté sont apparues au sein des secteurs dépourvus d’éducation de la classe ouvrière. Nous ne devons pas fermer les yeux devant cette réalité. Certains ouvriers disent : " Pourquoi ferais-je de mon mieux maintenant ? Tout va de travers, et que je travaille dur ou non, ça ne changera rien. " Une telle attitude est criminelle. Nous devons renforcer parmi nous la notion de responsabilité, afin que chacun de nous dise : " Si je ne remplis pas mon devoir, toute la machine fonctionnera encore plus mal. " Tous doivent créer un sens de la discipline du travail, du devoir du travail, et y joindre le sens de la responsabilité. J’ai été mandaté par le Comité central exécutif pour entreprendre la tâche de créer une armée convenablement équipée pour la Russie socialiste. Mais l’Armée rouge sera impuissante, trois fois impuissante, si nos chemins de fer fonctionnent mal, si nos usines sont ruinées, et si la nourriture n’arrive pas des villages aux villes.

Il est nécessaire de se mettre au travail, consciencieusement et honnêtement, pour renforcer de tous côtés la Russie soviétique. Un ordre rigoureux doit être établi partout. Notre Armée rouge doit s’imprégner du nouveau dessein d’être l’avant-garde en armes du peuple travailleur. L’Armée rouge a pour mission de défendre l’autorité de l’Etat des ouvriers et des paysans. C’est la mission la plus haute qui soit. Et pour une telle mission, la discipline est nécessaire, une discipline ferme, une discipline de fer. Autrefois, il y avait une discipline pour la défense du tsar, des propriétaires terriens, des capitalistes, mais maintenant chaque soldat rouge doit se dire que la nouvelle discipline est au service de la classe ouvrière, et, avec vous, camarades, nous introduisons un nouveau serment socialiste soviétique, non pas au nom de Dieu et du tsar, mais au nom du peuple travailleur, un serment par lequel chaque soldat s’engagera, en cas de violation des droits du peuple travailleur, de raid ou d’attaque contre ces droits, contre le pouvoir du prolétariat et des paysans pauvres, à être prêt à se battre jusqu’à la dernière goutte de son sang. Et vous, vous tous, toute la classe ouvrière, serez témoins de ce serment, témoins et participants de ce vœu solennel.

Le 1er Mai approche, camarades, et, à cette occasion, nous nous rassemblerons encore avec l’Armée rouge, dans de grands meetings, et nous ferons le bilan de ce qui a été fait, et déterminerons ce qui reste à faire. Et il y a encore beaucoup à faire.

Camarades, pour préparer le 1er Mai, le gouvernement soviétique a décrété, là où c’est possible, d’enlever des rues les vieux monuments tsaristes, les vieilles idoles de pierre et de métal qui nous rappellent notre esclavage passé. Nous nous efforcerons alors, camarades, d’ériger dans un proche avenir dans nos squares de nouveaux monuments, des monuments au travail, des monuments aux ouvriers et aux paysans, des monuments qui rappelleront à chacun de nous : "regardez, vous étiez esclaves, vous n’étiez rien, et à présent vous devez vous élever haut, vous devez vous instruire, vous devez devenir les maîtres de la vie".

Car, camarades, le malheur des travailleurs, ce n’est pas seulement d’être mal nourris, mal vêtus – c’est le plus grand malheur bien sûr – mais c’est aussi qu’il ne leur est pas permis de s’élever mentalement, d’étudier, de se développer. Il y a beaucoup de valeurs spirituelles, sublimes et belles. Il y a les sciences et les arts – et tout cela est inaccessible aux travailleurs, parce que les ouvriers et les paysans sont obligés de vivre comme des forçats, enchaînés à leur boulet. Leurs pensées, leur conscience, leurs sentiments doivent être libérés.
Accès à toutes les conquêtes de l’esprit

Nous devons veiller à ce que nos enfants, nos jeunes frères aient la possibilité d’avoir accès à toutes les conquêtes de l’esprit, aux arts et aux sciences, et qu’ils puissent vivre comme il convient à un être humain qui se proclame " seigneur de la création ", et non pas comme jusqu’à présent, comme un misérable esclave, écrasé et opprimé. Voilà tout ce qu’on nous rappellera le 1er Mai, quand nous rencontrerons l’Armée rouge et que nous déclarerons : nous avons pris le pouvoir entre nos mains, et nous ne l’abandonnerons pas, et ce pouvoir n’est pas pour nous une fin en soi, mais un moyen – un moyen pour un autre grand objectif : reconstruire entièrement la vie, rendre toutes les richesses, toutes les possibilités de bonheur accessibles au peuple entier ; établir enfin, pour la première fois. un ordre tel sur cette terre que c’en sera fini, d’une part de l’homme courbé et opprimé et d’autre part de celui qui vit aux dépens de ses semblables ; établir solidement un système économique fraternel commun, un parti ouvrier commun, pour que tous travaillent pour le bien commun, pour que tout le peuple puisse vivre comme une famille honnête et unie.

Tout cela, nous ne pourrons le réaliser et nous ne le réaliserons complètement que lorsque la classe ouvrière européenne nous soutiendra.

Camarades, nous serions des misérables, des aveugles, des hommes de peu de foi, si, même pour un seul jour, nous perdions notre conviction que la classe ouvrière des autres pays viendra à notre aide et, suivant notre exemple, se dressera et mènera notre tâche à bonne fin. Vous n’avez qu’à vous rappeler ce que les masses laborieuses sont en train de vivre en ce moment – les masses de soldats d’Allemagne sur le front ouest, où une offensive d’enfer fait rage, où des millions de nos frères périssent de chaque côté du front. Est-ce que le même sang ne coule pas dans nos veines et dans les veines des ouvriers allemands ? Est-ce que les veuves allemandes ne pleurent pas exactement de la même façon quand leurs maris périssent, ou les orphelins quand leurs pères sont tués ? La même pauvreté, la même famine s’étalent là-bas ; les mêmes malheureux infirmes reviennent des tranchées dans leurs villes et leurs villages et errent comme de misérables ombres épuisées. Partout, la guerre produit les mêmes conséquences. Le besoin et la pauvreté règnent souverainement dans tous les pays. Et le résultat final sera, en fin de compte, partout le même : le soulèvement des masses laborieuses.

La tâche de la classe ouvrière allemande est plus difficile que la nôtre, parce que l’appareil de l’Etat allemand est plus fort que le nôtre, est fait de matériaux plus résistants que n’était celui de notre tsar, d’heureuse mémoire. Là-bas, les nobles, les capitalistes sont des voleurs, comme les nôtres, tout aussi cruels, seulement, ce ne sont pas des ivrognes, des oisifs, des détourneurs de fonds publics, mais des voleurs efficaces, des voleurs inteligents, des voleurs sérieux. Là-bas, ils ont construit une solide chaudière étatique, sur laquelle les masses laborieuses font pression de toute part, une chaudière faite de matière résistante, et la classe ouvrière allemande devra produire une grande quantité de vapeur avant qu’elle n’explose. La vapeur s’accumule déjà, comme elle s’accumulait ici, mais, comme la chaudière est plus solide, il faut plus de vapeur. Le jour viendra cependant, camarades, où la chaudière explosera, et alors la classe ouvrière se saisira d’un balai de fer et commencera à balayer la poussière de tous les coins de l’empire allemand actuel, et elle le fera avec la détermination et la fermeté allemandes, si bien que nos cœurs se réjouiront en la voyant faire.

Mais en attendant nous disons : " Nous traversons des temps difficiles, des temps qui exigent du courage de notre part, mais nous sommes prêts à souffrir la faim, le froid, la pluie, et bien d’autres calamités et malheurs, parce que nous ne sommes qu’une partie de la classe ouvrière mondiale et que nous luttons pour son émancipation complète. Et nous tiendrons, camarades, et nous poursuivrons la lutte jusqu’à la victoire finale, nous réparerons les voies ferrées, les locomotives, nous donnerons des bases solides à la production, nous redresserons la situation du ravitaillement, nous ferons tout ce qui est nécessaire – si seulement nous gardons dans nos corps un esprit serein et un cœur résolu et fort. Aussi longtemps que notre esprit vivra, la terre russe sera en sécurité, et la république soviétique restera solide. "

Souvenez-vous, camarades, et rappelez-le aux moins conscients d’entre nous, que nous sommes comme une ville sur une montagne, et que les ouvriers de tous les pays nous regardent et se demandent, en retenant leur souffle, si nous nous écroulerons ou non, si nous échouerons ou si nous tiendrons nos positions. Et nous, de notre côté, nous leur crions : " Nous vous jurons que nous tiendrons nos positions, que nous n’échouerons pas, que nous resterons au pouvoir jusqu’à la fin. " Mais vous, ouvriers de tous les pays, vous, frères, n’épuisez pas trop notre patience, dépêchez-vous, arrêtez le massacre, renversez la bourgeoisie, prenez le pouvoir dans vos mains, et alors nous transformerons le monde entier en république mondiale du travail. Toutes les richesses terrestres, toutes les terres et toutes les mers – tout cela sera la propriété commune de toute l’humanité, quelque soit le nom de ses composantes : anglaise, russe, française, allemande, etc... Nous créerons un seul Etat fraternel : la terre que la nature nous a donnée. Nous labourerons et nous cultiverons cette terre selon des principes d’association, nous la transformerons en un jardin fleuri, où nos enfants, nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants vivront comme dans un paradis. Il fut un temps où les gens croyaient à des légendes qui parlaient d’un paradis. C’étaient des rêves vagues et confus, l’aspiration de l’âme de l’Homme opprimé à une vie meilleure. C’était l’aspiration à une vie plus pure, plus juste, et l’Homme disait : " Ce paradis doit exister au moins dans l’ "autre monde", un pays inconnu et mystérieux. " Mais nous disons, nous, que nous allons créer un tel paradis avec nos mains laborieuses ICI, dans CE monde, sur la TERRE, pour tous, pour nos enfants et nos petits-enfants et pour toute l’éternité.

Le président. – Il est manifeste qu’il n’y a pas d’opposition. Le camarade Trotsky répondra aux questions.
Réponses aux questions écrites

Camarades, il y a un grand nombre de questions, mais je ne répondrai qu’à celles qui présentent un intérêt général.

" EST-IL VRAI QUE VOUS VOULIEZ INTRODUIRE LA JOURNEE DE TRAVAIL DE DIX HEURES ? "

Non, camarades, ce n’est pas vrai. Bien que ce soit une nouvelle répandue par les mencheviks et les S.-R. de droite, c’est néanmoins un mensonge. Il est apparu de la manière suivante ; à l’un des meetings, j’ai dit " Evidemment, si nous travaillions tous maintenant consciencieusement huit heures par jour, comme on doit le faire, et si nous mettions au harnais la bourgeoisie elle aussi, et ceux qui nous détruisaient hier, selon le strict principe du service du travail, nous pourrions élever la prospérité de notre pays à un très haut niveau dans un laps de temps très court. Il est nécessaire, ai-je dit, de développer parmi nous le sentiment de notre responsabilité pour le destin de tout le pays, et de travailler de toutes nos forces, sans repos ni hâte, comme dans une famille, par exemple, où on ne se querelle pas à propos du travail à faire. Si c’est une bonne, une honnête famille, ses membres ne diront pas : " Aujourd’hui, j’ai travaillé plus que toi." Si un membre de la famille a plus de force, il travaillera plus dur. En même temps, chacun travaille de telle façon que, si c’est nécessaire, il travaillera même parfois seize heures par jour, puisqu’il ne travaille pas pour un maître, pour un capitaliste, mais pour lui-même. Voilà comment naquit l’affirmation, que je voulais substituer la journée de travail de dix ou même de seize heures à celle de huit heures. C’est une absurdité pure et simple. Nous disons : cela n’est pas nécessaire. Cela suffira si nous pouvons établir, par les syndicats et les soviets, une discipline assez ferme pour que chacun travaille huit heures – en aucun cas davantage, et même le plus tôt possible sept heures – et que le travail soit vraiment fait consciencieusement, c’est-à-dire que chaque parcelle de temps de travail soit réellement remplie de travail, que chacun sache et se souvienne qu’il travaille pour une association commune, pour un fonds commun – voilà vers quoi tendent nos efforts, camarades.

On me demande ensuite :

" VOUS VOUS PROCLAMEZ COMMUNISTES-SOCIALISTES ET POURTANT VOUS FUSILLEZ ET VOUS EMPRISONNEZ VOS CAMARADES, LES COMMUNISTES-ANARCHISTES ? "

C’est une question, camarades, qui exige réellement d’être élucidée – une question sérieuse sans aucun doute. Nous, communistes-marxistes, sommes profondément en désaccord avec la doctrine anarchiste. Cette doctrine est erronée, mais ceci ne saurait en aucune façon justifier des arrestations, des emprisonnements, sans parler même des exécutions.

J’expliquerai d’abord en quelques mots où réside l’erreur de la doctrine anarchiste. L’anarchiste déclare que la classe ouvrière n’a pas besoin du pouvoir d’État ; que ce dont elle a besoin, c’est d’organiser la production. Le pouvoir d’Etat, dit-il, est un service bourgeois. Le pouvoir d’Etat est une machine bourgeoise, et la classe ouvrière ne doit pas la saisir entre ses mains. C’est une conception complètement fausse. Quand on organise la vie économique dans un village, ou plus généralement dans de petits territoires, aucun pouvoir d’Etat n’est en effet requis. Mais quand on organise un système économique pour la Russie tout entière, pour un grand pays – et malgré ce qu’on nous a volé, nous sommes encore un grand pays – on a besoin d’un appareil d’Etat, un appareil qui était jusque là dans les mains de la classe hostile qui exploitait et volait les travailleurs. Nous disons : afin d’organiser la production d’une manière nouvelle, il est nécessaire d’arracher l’appareil d’Etat, la machine gouvernementale des mains de l’ennemi et de nous en saisir. Autrement, nous n’arriverons à rien. D’où vient l’exploitation, l’oppression ? Elle vient de la propriété privée des moyens de production. Et qu’est-ce qui combat pour elle, qu’est-ce qui la soutient ? L’Etat, aussi longtemps qu’il est aux mains de la bourgeoisie. Qui peut abolir la propriété privée ? L’Etat, aussitôt qu’il tombe aux mains de la classe ouvrière.

La bourgeoisie dit ; ne touchez pas à l’Etat – c’est un droit héréditaire sacré des classes " éduquées ". Et les anarchistes disent : n’y touchez pas – c’est une invention infernale, une machine du diable, n’en approchez pas. La bourgeoisie dit : n’y touchez pas – c’est sacré ; les anarchistes disent : n’y touchez pas – c’est maudit. Les uns et les autres disent : n’y touchez pas. Mais nous, nous disons : nous ne ferons pas que le toucher, nous en prendrons possession et nous le ferons fonctionner pour nos intérêts, pour l’abolition de la propriété privée, pour l’émancipation de la classe ouvrière.

Mais, camarades, aussi fausse que soit la doctrine des anarchistes, il est parfaitement inadmissible de les persécuter pour cela. Beaucoup d’anarchistes sont des champions de la classe ouvrière parfaitement honnêtes seulement, ils ne savent pas comment on peut ouvrir la serrure, comment ouvrir la porte du royaume de la liberté, et ils s’agglutinent à la porte, se donnant des coups de coudes les uns aux autres, incapables de deviner comment on tourne la clef. Mais c’est là leur malheur ; pas leur faute – ce n’est pas un crime, et ils ne doivent pas être punis pour cela.

Mais, camarades, pendant la période de la révolution, – chacun le sait et l’idéaliste anarchiste honnête mieux que tout autre – toutes sortes de voyous, de gibiers de prison, de voleurs et de bandits de grand chemin se sont rassemblés sous le drapeau de l’anarchisme. Hier encore, l’homme purgeait sa peine de travaux forcés pour viol, ou de prison pour vol, ou était déporté pour banditisme, et aujourd’hui il déclare : " Je suis anarchiste – membre des clubs le " Corbeau ", la " Tempête ", l’ " Orage ", la " Lave ", etc...", de nombreux noms, de très nombreux noms.

Camarades, j’en ai parlé avec des anarchistes idéalistes, et eux-mêmes disaient : " Beaucoup de ces gibiers de prison, de ces voyous et de ces criminels se sont introduits dans notre mouvement... "

Vous savez tous ce qui se passe à Moscou. Des rues entières sont contraintes de payer tribut. Des immeubles sont saisis par dessus la tête des soviets, des organisations ouvrières, et il arrive également que lorsque le soviet occupe un bâtiment, ces voyous, sous le masque de l’anarchisme, entrent de force dans l’immeuble, installant des mitrailleuses, saisissent des autos blindés et même de l’artillerie. De gros butins, des tas d’or ont été découverts dans leurs repaires. Ce ne sont que des pillards et des cambrioleurs qui compromettent les anarchistes. L’anarchisme est une idée, bien que fausse, mais le banditisme est le banditisme ; et nous disons aux anarchistes : vous devez tracer une ligne stricte entre vous et ces bandits, car il n’y a pas de plus grand danger pour la révolution ; si elle commence à dépérir en un point quelconque, tout le tissu de la révolution s’en ira en morceaux. Le régime des soviets doit être d’une texture solide. Nous n’avons pas pris le pouvoir pour piller comme des bandits de grand chemin, mais pour établir une discipline de travail commune et une vie de travail honnête.

Je maintiens que les autorités soviétiques ont agi de façon parfaitement correcte lorsqu’elles ont dit aux pseudo-anarchistes : " N’imaginez pas que votre règne est venu, n’imaginez pas que le peuple russe ou l’Etat soviétique est devenu une charogne sur laquelle les corbeaux se posent pour la déchirer à coups de bec. Si vous voulez vivre avec nous sur la base des principes de travail commun, alors, soumettez-vous avec nous à la discipline soviétique commune de la classe travailleuse, mais si vous vous mettez en travers de notre chemin, alors ne nous blâmez pas, si le gouvernement du travail, le pouvoir soviétique vous traite sans mettre de gants. "

Si les pseudo-anarchistes ou, pour être plus clair, les voyous essayent dans l’avenir d’agir de la même façon, le second châtiment sera trois fois, dix fois plus sévère que le premier. On dit que parmi ces voyous, il y a quelques anarchistes honnêtes ; si c’est vrai – et cela semble vrai en ce qui concerne certains – alors c’est un grand malheur, et il est nécessaire de leur rendre leur liberté aussi vite que possible. Il est nécessaire de leur exprimer nos regrets sincères, mais de leur dire en même temps : camarades anarchistes, afin que de telles erreurs ne se reproduisent pas à l’avenir, vous devez mettre entre vous et ces voyous une sorte de barrage, une ligne rigide, afin que vous ne soyez pas mélangés les uns avec les autres, que l’on puisse savoir une fois pour toutes : celui-là est un cambrioleur, et celui-ci un honnête idéaliste...

(A ce moment une agitation, un bruit et une confusion générale interrompent l’orateur.)

Le président. – Il n’est rien arrivé d’extraordinaire. Quelque quinze anarchistes ont quitté la salle démonstrativement.

Trotsky. – Du calme, camarades.

Voilà, camarades, nous venons de voir, sur une petite échelle, un exemple de la façon dont un petit groupe d’hommes peut briser la solidarité et l’ordre. Nous discutions ici calmement de nos problèmes communs. La tribune était ouverte à tous. Les anarchistes avaient le droit de demander leur tour et de parler, s’ils le voulaient. Je parlais des véritables anarchistes sans animosité ni amertume, comme tout le monde peut en témoigner ; mieux encore, je disais que, parmi les anarchistes, il y avait de nombreux amis de la classe ouvrière dans l’erreur, qu’il ne devaient pas être arrêtés ni fusillés. Contre qui parlais-je avec rancœur ? Contre les gibiers de potence, les voyous, qui prennent le masque de l’anarchisme pour détruire l’ordre, la vie et le travail de la classe ouvrière. Je ne sais pas à quel camp appartiennent ces personnes qui pensaient qu’il était possible de créer, dans un meeting bondé, une scène de provocation de cette espèce, qui a effrayé nombre d’entre vous et apporté la confusion et le chaos dans notre meeting populaire.

On me demande également camarades :

" Pourquoi abandonne-t-on le principe de l’élection dans le service militaire ? "

Je consacrerai maintenant quelques mots à répondre à cette question. Il était nécessaire, dans notre vieille armée que nous avions héritée du tsarisme, de renvoyer les vieux chefs, les généraux et les colonels, car, dans la majorité des cas, ils avaient été des outils aux mains d’une classe qui nous était hostile, aux mains du tsarisme et de la bourgeoisie. C’est pourquoi, quand il fallut que les ouvriers-soldats et les paysans-soldats élisent leurs propres commandants, ils n’élisaient pas des chefs militaires, mais simplement des représentants aptes à les garder des attaques des classes contre-révolutionnaires. Mais maintenant, camarades, qui est en train de construire l’armée ? La bourgeoisie ? Non, les soviets d’ouvriers et de paysans, c’est-à-dire les mêmes classes qui composent l’armée. Là, pas de lutte interne possible. Prenons par exemple les syndicats. Les ouvriers métallurgistes élisent leur comité, et le comité trouve un secrétaire, un employé de bureau et un certain nombre d’autres personnes qui sont nécessaires. Est-il jamais arrivé que les ouvriers demandent : " Pourquoi nos employés et nos trésoriers sont-ils désignés, et non élus ? " Non, aucun travailleur intelligent ne dira cela. Sinon, le comité répondrait : " Vous avez choisi le comité vous-mêmes. Si vous vous méfiez de nous, renvoyez-nous, mais une fois que vous nous avez chargés de la direction du syndicat, donnez-nous alors la possibilité de choisir l’employé ou le trésorier, car nous sommes meilleurs juges que vous dans ce domaine, et si notre façon de conduire les affaires est mauvaise, alors jetez-nous dehors et élisez un autre comité. " Le gouvernement soviétique est dans le même cas que le comité d’un syndicat. Il est élu par les ouvriers et les paysans, et vous pouvez, à n’importe quel moment, au congrès pan-russe des soviets, le destituer, et en désigner un autre. Mais une fois que vous l’avez élu, vous devez lui donner le droit de choisir les spécialistes, techniciens, employés, secrétaires au sens large du terme, et en particulier dans les affaires militaires. Car est-il possible que le gouvernement soviétique désigne des spécialistes militaires contre les intérêts des masses laborieuses et paysannes ? D’ailleurs, il n’y a pas d’autre moyen à l’heure actuelle, pas d’autre moyen possible que celui de la désignation. L’armée n’en est encore qu’à son stade de formation. Comment des soldats qui viennent juste d’entrer dans l’armée pourraient-ils choisir leurs chefs ? Ont-ils un vote précédent pour se guider ? Ils n’en ont pas. Et les élections sont donc impossibles.

Qui désigne les commandants ? Le gouvernement soviétique les désigne. On tient registre des anciens officiers, des individus les plus capables venant du rang et des officiers non commissionnés qui ont montré des capacités. Les candidats reçoivent leur nomination à partir de ce registre. S’ils représentent quelque danger, il existe des commissaires qui les surveillent. Qu’est-ce qu’un commissaire ? Les commissaires sont choisis parmi les bolcheviks et les S.-R. de gauche [9], c’est-à-dire au sein des partis de la classe ouvrière et de la paysannerie. Ces commissaires n’interviennent pas dans les affaires militaires. Des spécialistes militaires s’en occupent, mais les commissaires gardent un œil vigilant sur eux, afin qu’ils ne profitent pas de leur position pour nuire aux intérêts des ouvriers et des paysans. Et les commissaires sont investis de larges pouvoirs de contrôle et de prévention des actes contre-révolutionnaires. Si le chef militaire donne un ordre dirigé contre les intérêts des ouvriers et des paysans, le commissaire dira "Halte !" et il mettra la main sur l’ordre et le chef militaire. Si le commissaire agit injustement, il en répondra, en strict accord avec la loi.

Pendant la première période, camarades, jusqu’à Octobre et pendant le mois d’Octobre, nous nous sommes battus pour le pouvoir des masses laborieuses. Qui donc s’est mis en travers de notre chemin ? Il y avait, parmi d’autres, les généraux, les amiraux, les bureaucrates saboteurs. Qu’avons-nous fait ? Nous les avons combattus. Pourquoi ? Parce que la classe ouvrière marchait au pouvoir, et personne n’aurait dû oser l’empêcher de le prendre. Maintenant le pouvoir est entre les mains de la classe ouvrière. Et c’est pourquoi nous disons : " Marchez gentiment, messieurs les saboteurs, et mettez-vous au service de la classe ouvrière. " Nous voulons les faire travailler, car ils représentent aussi un certain capital. lis ont appris quelque chose que nous n’avons pas appris. L’ingénieur civil, le médecin, le général, l’amiral – ils ont tous étudié des choses que nous n’avons pas étudiées. Sans l’amiral, nous ne pourrions pas conduire un bateau ; nous ne saurions pas soigner un malade sans le médecin, et sans l’ingénieur, nous ne saurions pas bâtir une usine. Et nous disons à toutes ces personnes : " Nous avons besoin de votre savoir et nous vous prendrons au service de la classe ouvrière. " Et ils s’apercevront que, s’ils travaillent honnêtement, au mieux de leurs possibilités, ils auront toute latitude dans leur travail, et que personne ne viendra les ennuyer. Au contraire : la classe ouvrière est une classe suffisamment mûre, et elle leur donnera toute assistance dans leur travail. Mais s’ils essayent de se servir de leurs postes dans l’intérêt de la bourgeoisie et contre nous, nous leur rappellerons Octobre et d’autres jours.

L’ordre social que nous sommes en train d’établir est un ordre social du travail, un régime de la classe ouvrière et des paysans pauvres. Nous avons besoin de chaque spécialiste et de chaque intellectuel, s’il n’est pas un esclave du tsar et de la bourgeoisie, et, si c’est un travailleur capable, il peut venir à nous, nous le recevrons ouvertement et honnêtement. Nous travaillerons avec lui la main dans la main, car il servira le maître de son pays, la classe ouvrière. Mais, quant à ceux qui intriguent, qui sabotent, qui restent oisifs et qui mènent une vie de parasite – camarades, donnez-nous seulement la chance de mettre notre organisation en bon ordre, et nous ferons passer immédiatement et mettrons en pratique une loi les concernant : celui qui ne travaille pas, qui résiste, qui sabote – il ne mangera pas. Nous confisquerons les cartes de pain de tous les saboteurs, de tous ceux qui minent la discipline de travail de la république soviétique.

On me demande également :

" POURQUOI N’INTRODUISONS-NOUS PAS LE COMMERCE LIBRE DU BLE ? "

Si nous introduisions à l’heure actuelle le commerce libre du blé, nous ferions face d’ici quinze jours au spectre affreux de la famine. Qu’arriverait-il ? Il y a des provinces où se trouvent de grandes quantités de blé, mais où la bourgeoisie paysanne ne le vend pas à l’heure actuelle aux prix imposés. Si les prix étaient libérés de tout contrôle, tous les spéculateurs, tous les négociants se jetteraient sur ces provinces productrices de blé, et les prix du blé monteraient en quelques jours de plusieurs fois leur valeur et atteindraient 50, 100 ou 150 roubles le poud. Alors ces spéculateurs commenceraient à s’arracher le blé les uns aux autres et à le lancer sur les voies ferrées et à se disputer les wagons entre eux. Il y a aujourd’hui beaucoup de corruption parmi nos cheminots, spécialement dans les grades les plus élevés ; ils vendent les wagons pour de l’argent, et acceptent des pots-de-vin. Si le commerce libre du blé devait être proclamé, les spéculateurs paieraient des prix plus élevés pour les wagons et il en résulterait une désorganisation encore plus grande des chemins de fer. Et le blé qui arriverait dans les villes serait tout à fait hors de prix pour vous, travailleurs.

Evidemment, des prix fixés pour le blé ne nous apporteront pas le salut, si une ferme discipline n’est pas établie dans les chemins de fer. Il est nécessaire d’établir un régime plus sévère pour les ouvriers des grades les plus élevés et ceux qui, parmi eux, encouragent la corruption, les détournements de fonds, et la rapacité. Et il est aussi nécessaire que tous les cheminots redoublent d’énergie.

Alors nous montrerons aux usuriers de villages que nous ne sommes pas en humeur de plaisanter ; que leur devoir est de livrer leurs stocks de blé aux prix imposés. S’ils ne les livrent pas, nous devons les prendre par la force – la force armée des paysans pauvres et des ouvriers. C’est de la vie et de la mort du peuple qu’il s’agit, et non pas des spéculateurs et des usuriers.

La situation est au plus haut point désastreuse et pas seulement pour nous. La Hollande, par exemple, est un pays neutre. Elle ne prend pas part à la guerre. Cependant, l’autre jour, des télégrammes sont arrivés, disant qu’à Amsterdam, la ration de toute la population a été réduite, et qu’une bagarre provoquée par la famine a éclaté dans les rues. Pourquoi ? Parce que, au lieu de labourer, de semer et de récolter, des dizaines de millions d’hommes se sont entre-tués à travers le monde pendant ces quatre dernières années. Tous les pays se sont appauvris et sont exténués, il en est de même pour nous. Donc, un certain temps doit s’écouler – un an ou deux – avant que nous renouvelions nos stocks de blé, et, en attendant, seule la discipline dans le travail, l’ordre et une pression sévère exercée sur les usuriers de village, les spéculateurs et les maraudeurs nous aideront. Si nous établissons tout cela, alors nous nous en sortirons.

Et maintenant laissez-moi répondre à la dernière question, camarades.

"QUI VA PAYER L’INDEMNITE A L’ALLEMAGNE PRÉVUE PAR LE TRAITE DE BREST ?"

Comment dirai-je, camarades ? Si le traité de Brest-Litovsk reste en vigueur, alors, évidemment, le peuple russe paiera. Si, dans les autres pays, les mêmes gouvernements restent en place, alors notre Russie révolutionnaire sera mise à mort et enterrée, et le traité de Brest sera suivi d’un autre, disons un traité de Petrograd ou d’Irkoutsk, qui sera trois fois ou dix fois pire que celui de Brest. La révolution russe et l’impérialisme européen ne peuvent vivre pendant longtemps côte à côte. A l’heure actuelle, nous existons parce que la bourgeoisie allemande est occupée à un sanglant règlement de comptes avec la bourgeoisie française et anglaise. Le Japon est en rivalité avec l’Amérique et, pour l’instant, il a donc les mains liées. Voilà pourquoi nous surnageons. Aussitôt que les pillards concluront la paix, ils se retourneront tous contre nous. Et alors l’Allemagne, avec l’Angleterre, coupera en deux le corps de la Russie. Il ne peut y avoir l’ombre d’un doute à ce sujet. Et le traité de Brest-Litovsk devra disparaître. On nous imposera par la force un traité beaucoup plus cruel, rigoureux, implacable. Ce sera le cas si les capitalistes européens et américains restent en place, c’est-à-dire si la classe ouvrière reste immobile. Alors nous serons perdus. Et alors, évidemment, le peuple travailleur de Russie paiera pour tout, paiera avec son sang, avec son travail, paiera pendant des dizaines d’années, pendant des générations et des générations. Mais, camarades, nous n’avons pas la moindre raison d’admettre qu’après cette guerre, rien ne changera en Europe.

La classe ouvrière de chaque pays a été trompée, du fait de l’existence de pseudo-socialistes, l’équivalent de nos socialistes-révolutionnaires de droite, de nos mencheviks, les Scheidemann, les David, et ceux qui correspondent à nos Tséretelli, Kerensky, Tchernov, Martov. Ils ont déclaré aux travailleurs : " Vous n’êtes pas encore mûrs pour prendre le pouvoir en mains, Vous devez soutenir la bourgeoisie démocratique. " Et la bourgeoisie démocratique soutient la grande bourgeoisie, qui soutient les nobles, qui, à leur tour, soutiennent le Kaiser. Voilà comment les mencheviks et socialistes-révolutionnaires de droite d’Europe se trouvèrent enchaînés au trône du Kaiser, ou à celui de Poincaré, pendant la guerre. Et quatre années ont passé ainsi. Il est impossible d’admettre un seul instant qu’après une expérience si terrible de calamités, de carnage, de duperie et d’épuisement du pays, la classe ouvrière, en quittant les tranchées, retournera dans les usines en toute humilité et servilité, et, comme par le passé, fera tourner les rouages de l’exploitation capitaliste. Non. En sortant des tranchées, elle présentera une note à ses maîtres. Elle dira : " Vous nous avez soutiré un tribut de sang, et que nous avez-vous donné en échange ? Les anciens oppresseurs, les propriétaires terriens, l’oppression du capitalisme, la bureaucratie ! "

Je le répète : si le capitalisme occidental reste en place, on nous imposera une paix qui sera dix fois pire que celle de Brest-Litovsk. Nous ne pourrons plus tenir debout. Il y en a qui disent que celui qui espère une révolution européenne est un utopique, un visionnaire, un rêveur. Et je réponds : " Celui qui n’escompte pas une révolution dans tous les pays prépare le cercueil du peuple russe. " Il dit virtuellement : " Le parti qui possède la machine de guerre la plus efficace opprimera et torturera avec impunité tous les autres peuples". Nous sommes plus faibles économiquement et techniquement – c’est un fait. Est-ce que nous sommes condamnés pour cela ? Non, camarades, je ne le crois pas, je ne crois pas que toute la culture européenne est condamnée, que le capital la détruira impunément, la mettra aux enchères, la saignera à blanc, l’écrasera. Je ne le crois pas. Je crois, camarades, et je le sais par expérience et à la lumière de la théorie marxiste, que le capitalisme vit ses derniers jours. Tout comme une lampe brille d’un dernier éclat avant de s’éteindre brusquement, ainsi, camarades, la puissante lampe du capitalisme a brillé de son dernier éclat dans ce terrible massacre sanglant pour illuminer le monde de violence, d’oppression et d’esclavage dans lequel nous avons vécu jusqu’ici, et pour faire trembler les masses laborieuses d’horreur et les réveiller. Nous nous sommes révoltés, la classe ouvrière européenne fera de même. Et alors, le traité de Brest-Litovsk ira au diable, mais beaucoup d’autres choses le rejoindront : tous les despotes couronnés ou pas, les bandits et les usuriers impérialistes, et alors viendra un règne de liberté et de fraternité parmi les peuples.

Notes

[1] Milioukov : dirigeant du parti bourgeois libéral des constitutionnels-démocrates ("cadets"). Ministre des affaires étrangères du premier gouvernement provisoire en 1917. Démissionne en mai 1917.

[2] Kerensky : ministre de la justice, puis de la guerre et de la marine, dans le gouvernement provisoire, enfin chef du gouvernement de coalition entre la bourgeoisie et les dirigeants petits-bourgeois mencheviks et socialistes-révolutionnaires de droite.

[3] Tséretelli : dirigeant menchevik. Tchernov : dirigeant socialiste-révolutionnaire de droite.

[4] Le traité de Brest-Litovsk, qui venait d’être signé le 3 mars 1918, amputait la Russie de 26% de sa population, 27’% de sa surface cultivable, 26% de ses voies ferrées, 75 % de sa capacité de production d’acier et de fer. Il fut annulé par la révolution allemande de novembre 1918.

[5] Le 1er juillet 1917 (nouveau style), avait commencé l’offensive sur le front décidée par le gouvernement Kerensky. Après quelques succès initiaux, cette offensive s’arrêta bientôt, devant les manifestations de protestation des ouvriers et le refus des soldats de se battre.

[6] Teretchenko : capitaliste russe, membre du parti cadet, ministre du gouvernement provisoire.

[7] Doutov : ataman des cosaques de l’Oural, participant à la tentative de putsch militaire de Kornilov.

[8] Kornilov : général tsariste qui, nommé chef d’état-major par Kerensky, tenta un putsch militaire le 9 septembre 1917.

[9] Socialistes-révolutionnaires de gauche : fraction du parti petit-bourgeois à racines paysannes des socialistes-révolutionnaires, qui ayant rompu avec la droite, soutenait le pouvoir soviétique. Au moment où Trotsky prononce ce discours, le gouvernement est, depuis la révolution d’Octobre, un gouvernement de coalition des bolcheviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche. Cette coalition se maintiendra jusqu’en juillet 1918, date à laquelle les socialistes-révolutionnaires de gauche, hostiles au traité de Brest-Litovsk, qui a pourtant été ratifié par le 3ème congrès pan-russe des soviets, organisent une insurrection et des attentats.

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