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L’indépendance de l’Algérie : un faux socialisme

mardi 25 septembre 2007, par Robert Paris

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La dictature militaire, comme issue d’une lutte conçue exclusivement comme une guerre, était prédictible...

La nature du « socialisme » algérien

« Le peuple avait l’impression qu’on se désintéressait de sa misère, et assistait impuissant à cette course aux meilleures places qui est la conséquence normale d’une révolution essentiellement dirigée par des nationalistes petits-bourgeois, contraints de recourir à une terminologie socialiste dans la seule mesure où le peuple éprouve un besoin intense de justice et d’égalité sociales. Cette bourgeoisie, qui s’est constituée et s’est renforcée à une vitesse surprenante,, utilisait l’autogestion au début, comme un alibi qui devait donner au peuple l’impression de « socialisme », bien décidée par ailleurs à saboter la formule, au cas où les travailleurs auraient pris trop au sérieux les promesses qu’elle comportait. C’est pourquoi le principal slogan consistait à dire qu’il n’y avait pas de classes sociales différenciées, mais des couches dont les intérêts étaient communs. »

Juliette Minces
dans Les Temps Modernes de juin 1965

Avant hier, l’Algérie, ayant obtenu son indépendance de haute lutte, se proclamait exemple de développement et modèle de la marche au socialisme pour les pays du Tiers Monde ... Hier encore, elle fêtait ce qu’elle croyait être son entrée dans la démocratie ... Aujourd’hui, elle est prise en tenaille entre la dictature militaire et les intégristes, victime à la fois de la misère, de la dictature et des massacres, sans voir aucune issue, aucune perspective.

Comment et surtout pourquoi en est-on arrivé là ? Pour tous ceux qui ne baissent pas les bras, il est urgent de tirer les leçons.

1-Et d’abord quelle est la cause de cet échec sanglant ?

Certains l’attribuent à la mort de Boumedienne et à son impossible remplacement. A l’inverse, d’autres incriminent le régime de parti unique ou même parlent d’échec du socialisme, en le mettant en parallèle avec l’évolution des pays de l’est. D’autres encore en font un phénomène religieux dû à l’Islam. Ou encore ils soulignent l’absence de “ traditions démocratiques ”, la responsabilité des chefs militaires qui ont confisqué le pouvoir de l’indépendance ou l’effondrement politique des démocrates.

Mais dans toute cette liste, il manque un point auquel il n’est presque jamais fait référence et qui est pourtant le point essentiel : le caractère pris par la lutte des classes dans l’Algérie indépendante, c’est-à-dire la formation particulière de la bourgeoisie et du prolétariat. Ainsi rien n’éclaire autant les choix du pouvoir que les nécessités de la lutte des classes : son “ socialisme ” initial, son libéralisme qui a suivi, son flirt avec l’islamisme suivi de la guerre civile entre militaire et islamistes.
Bien sûr tout s’imbrique : l’économique, le social et le politique. La montée d’un intégrisme violent, radical, fondé sur une démagogie soi disant opposée au pouvoir aurait été impossible sans la crise économique et sociale, sans la chute des prix du pétrole, sans l’effondrement de tout l’édifice social que les mesures gouvernementales de sacrifices pour les plus pauvres, sans les milliers de jeunes chômeurs qui “ tiennent les murs ”, sans le désespoir lié à cet accroissement massif de la misère, de la corruption, du pourrissement social de tout le pays.

Et ce n’est pas séparable de l’environnement économique mondial de ces années 80 : ce que l’on a appelé “ la crise ”, c’est-à-dire des relations économiques de plus en plus dures avec une nouvelle phase de concentration des capitaux, de recherche de la productivité maximum, de lutte pour l’augmentation du taux de profit accentuée par la grande fluidité des capitaux financiers récompensant ou punissant les secteurs en fonction d’augmentations rapides du taux de profit, l’importance grandissante de la finance au détriment de la production et d’abord bien sûr des producteurs, la dévalorisation systématique du travail humain avec notamment la baisse des prix des matières premières entraînant la “ crise de la dette ”. Et permettant aux grandes puissances et au FMI d’imposer leurs “ solutions ” : privatisations, libéralisme, accroissement brutal de la rentabilité requise pour une activité économique sous peine de fermeture, suppression des services publics de l’Etat.

Dans ces conditions, Etat national, marché national et développement national sont des notions qui n’ont plus cours en termes économiques, balayées par la nécessité de l’ouverture aux capitaux financiers, par essence libres c’est-à-dire sans frontières et volatils. L’espoir de revenir à “ la Nation ” ne peut qu’être une rêverie inutile ou une démagogie politique, qu’elle soit utilisée par des réactionnaires exploitant les souffrances du peuple ou par des prétendus démocrates cherchant à rester dans le cadre du nationalisme d’antan. Faire appel à la grandeur passée du nationalisme ou à celle de l’empire arabe est aussi illusoire devant les problèmes réels de la fin du 20e siècle !

L’échec catastrophique de l’ “ économie indépendante ” de l’Algérie est celui des bourgeoisies nationales de tout le tiers monde et marque la limite du développement économique mondial dans le cadre du capitalisme. Le meilleur symbole en est l’industrie “ industrialisante ” de Boumediene qui a réussi à constituer, grâce aux revenus du pétrole, d’immenses complexes industriels modernes, sans quasiment aucune relation avec les besoins en biens de la population et donc visant uniquement le marché mondial. Il est extraordinaire qu’une telle politique économique, menée dans un pays encore majoritairement paysan sans que la population paysanne pauvre bénéficie en rien de la manne pétrolière, ait pu être intitulée “ socialisme algérien ” et non capitalisme d’état !

En tout cas, toute cette opération de grande ampleur qui a permis au régime d’annoncer aux Algériens que leurs enfants vivraient aisément même si eux se sacrifiaient, se termine dans un plan global de fermetures d’usines et de licenciements massifs. Un gâchis monstrueux de biens, d’énergie humaine et surtout d’espoirs. L’intégration d’une partie minime de cette industrie algérienne dans le marché mondial suppose la fermeture de l’essentiel des usines et ne peut se faire qu’au prix d’une attaque massive de la classe ouvrière et de sacrifices considérables pour toute la population. C’est cette opération commencée par Chadli qui a provoquée la crise des années 80 et du coup la révolte de 88 puis la guerre civile. La classe ouvrière a résisté autant qu’elle a pu mais elle ne dispose du soutien d’aucune organisation ni syndicale ni politique dans sa lutte contre les licenciements. Partis du pouvoir ou de l’opposition comme syndicat UGTA font mine de “ comprendre les difficultés des travailleurs ” mais se gardent bien d’appeler à une réelle riposte. Tous comprennent encore mieux les “ nécessités de l’économie ” (comprenez les intérêts des riches) qui président à ces privatisations et à ces licenciements. Les diktats du capital mondial, relayés par les plus hauts responsables de l’Etat et de l’économie algériens, ne sont combattus ni par les “ démocrates ”, ni par les dirigeants syndicalistes. Les seuls qui le dénoncent le font au nom de l’“ intérêt national ” mais pas de l’intérêt des travailleurs et de la population pauvre. Quant aux intégristes, s’ils vont exploiter la situation, ce ne sera pas en combattant les privatisations (ils sont au contraire favorables à une bourgeoisie privée), ni en défendant les travailleurs (ils sont contre les grèves), mais en accusant le socialisme et le marxisme comme responsables de la crise. Par contre, ils ne semblent pas représenter des adversaires pour la bourgeoisie mondiale puisque les USA reçoivent officiellement le FIS pendant plusieurs années et que ce parti est financé par l’Arabie saoudite, un pays complètement lié à la finance mondiale.

Contrairement aux dires des intégristes et des “ démocrates ”, l’échec de l’Algérie indépendante, la faillite économique, sociale et politique n’est pas due au socialisme, ni au stalinisme (qui serait représenté en l’occurrence par la participation des pagsistes au pouvoir sous Boumediene). Non l’échec n’est pas le fait des travailleurs ni des classes populaires. Il n’est pas lié à un système qui les représenterait même de manière déformée. Il est le fait des riches, des profiteurs et des exploiteurs et des militaires au pouvoir qui les ont fait prospérer. Chacun peut aisément constater que la misère a cru en Algérie dans le même temps et dans la même proportion que l’on voyait des fortunes privées s’édifier. Ce n’est pas les paysans pauvres qui ont conçu les projets du FLN mais la petite bourgeoisie nationaliste (des gens comme Krim Belkacem, Ben Khedda ou Ben Tobbal sans parler de Boumediene ne sont pas des socialistes !). L’échec est celui des bourgeois et petits bourgeois, eux qui prétendaient que le développement national autocentré mènerait au décollage économique malgré l’environnement impérialiste. Mais le développement national, comme une locomotive lancée à toute vitesse, s’est heurtée à un mur : le marché mondial. Quant au marché national, la consommation populaire en particulier, ces profiteurs n’ont fait que le pomper en appauvrissant la population. La bourgeoisie algérienne a constitué son accumulation primitive sur le dos du peuple mais une fois qu’elle a accumulé, elle n’a plus voulu investir dans le pays exsangue qu’elle avait produit. La bourgeoisie nationale s’est ainsi contentée de prendre la succession du colonialisme en se chargeant d’exploiter la population et d’envoyer les résultats de cette exploitation hors des frontières. La population, elle, est restée piégée dans le cercle vicieux : sous-développement, endettement, dépendance, surexploitation, misère, chômage, dictature, corruption, bandes armées, etc... En guise d’indépendance nationale, faute d’indépendance économique avec le maintien de la vente à bas prix du gaz et du pétrole, l’achat d’industries “ clefs en main ” et celui de biens de consommation à la France essentiellement comme auparavant, la classe dirigeante algérienne n’a pu se gargariser de nationalisme qu’en changeant de mots, par l’arabisation de la langue. Ce nationalisme de l’illusoire, c’est justement celui dont les islamistes représentent l’exacerbation violente, l’utilisation politique de la religion par les intégristes concentrant en elle toutes les illusions déçues et tous les faux espoirs en reconstituant une indépendance abstraite, une grandeur théorique, celle d’empire déchu. En produisant le terrorisme islamiste comme aboutissement des rêves de grandeur et des méthodes dictatoriales du nationalisme exacerbé et comme produit de l’effondrement économique et social, le projet national a fini de se transformer en .... catastrophe nationale !

2- Mais peut-on réellement parler d’une bourgeoisie algérienne ?
Même en termes de bourgeoisie nationale, l’Algérie indépendante est un échec retentissant. C’est la caste des généraux qui a représenté, faute de mieux, cette couche visant à devenir une bourgeoisie. C’est elle qui a détourné les richesses du pays, sans pour autant oser dans un premier temps afficher sa volonté de s’en dire ouvertement la propriétaire. C’est elle qui a organisé l’exploitation de la population algérienne à un bout et son maintien par un encadrement dictatorial et les liens avec l’impérialisme à l’autre bout. Elle s’est ainsi imposée à tout un peuple et fait admettre par l’impérialisme comme bourgeoisie comprador, entièrement dépendante. Et, sous couvert du drapeau du socialisme au début comme sous l’idéologie capitaliste ensuite, elle a commencé à accumuler, à investir ses biens privés à l’étranger. Et, au fur et à mesure, ce sont les seuls intérêts de classe de ce qu’il faut bien appeler la bourgeoisie algérienne, car il n’y en a pas et il n’y en aura pas d’autre, qui ont déterminé de plus en plus les choix économiques, sociaux et politiques de l’Etat algérien. Masquée derrière les expressions volontairement confuses “ les décideurs ”, “ les généraux ” ou “ le pouvoir ”, cette toute petite fraction détient les leviers économiques et politiques et se donne les moyens de le faire fructifier et de le conserver. Ce sont les intérêts de cette classe exploiteuse face aux exploités qui reste déterminante dans les choix de l’Etat et des partis politiques bourgeois. La lutte de classe est déterminante en Algérie comme ailleurs même si tout le discours politique, du pouvoir comme de l’opposition, fait semblant de s’en abstraire en ne parlant que des institutions politiques pour éviter de montrer les intérêts de classe. Ils ne font ainsi qu’effacer la responsabilité de la bourgeoisie dans la catastrophe actuelle et semer des illusions sur un avenir possible pour le peuple algérien en restant dans le cadre du capitalisme. La population pauvre, elle, voit très bien les fortunes s’édifier sous ses yeux et elle en voit au moins les résultats en termes de villas de luxe, de yachts ou de grosses voitures, même si elle ne voit pas les investissements, essentiellement étrangers, ou le remplissage des coffres suisses. Cependant, politiquement, on continue à nous resservir la thèse selon laquelle en Algérie il n’y aurait ni bourgeoisie ni prolétariat, mais un seul peuple et pas de lutte de classe ! Cela au nom de la spécificité algérienne. Et effectivement, il y a bien une histoire originale qui a modelé une bourgeoisie particulière. La bourgeoisie algérienne est née de l’Etat. Elle est sortie du processus historique faible, divisée, dépendante, prévaricatrice, maffieuse. C’est une bourgeoisie d’Etat, une bureaucratie bourgeoise et souvent simplement des clans militaires qui en tient lieu et qui intervient dans l’économie en leu et place des grands commerçants, des grands financiers ou négociants. Bien que bénéficiant des rênes de l’économie et du pouvoir, cette bourgeoisie n’a pu prospérer que dans les limites définies par l’impérialisme, l’essentiel des revenus du gaz et du pétrole continuant d’enrichir d’abord la métropole avant de garnir les portefeuilles de quelques nantis algérien galonnés ou non. C’est à cette condition qu’une minorité dirigeante a pu être admise à la table des grands. Quant à la population pauvre, elle n’a pas eu son mot à dire, même au temps de l’ “ autogestion ”. Il en est résulté une bourgeoisie qui se cache, qui n’ose pas dire son nom, qui pratique le partage des revenus en catimini et qui n’a toujours pas, près de quarante ans après l’indépendance et vingt ans après la fin du “ socialisme ”, osé affirmer qu’elle détenait en propriété privée les revenus du gaz et du pétrole. Or qu’est la bourgeoisie sans la propriété privée ? Que serait Bouygues sans la propriété de la société Bouygues ?

Ce sont les conditions particulières de l’indépendance et non les velléités socialistes de ses dirigeants qui ont causé cette particularité : un état bourgeois sans bourgeoisie nationale. Contrairement à la plupart des pays nouvellement indépendants, l’Algérie n’avait pas à sa naissance de bourgeoisie algérienne même embryonnaire, constituée à l’époque coloniale. La France n’avait formé de petite bourgeoisie locale aisée que parmi la population pied noir. Les sacrifices énormes d’une lutte de libération nationale longue et meurtrière ont été exclusivement le fait des couches pauvres de la population. Il était du coup difficile à l’indépendance d’annoncer, en plus de la confiscation du pouvoir par une bande armée extérieure à la lutte, la confiscation des richesses du pays par une minorité qui se serait autoproclamé nouvelle bourgeoisie, possédant en privé les ressources et particulièrement le gaz et le pétrole. C’est de là qu’est venu la nécessité du “ socialisme algérien ”.

3- Qu’en est-il du socialisme algérien ?

C’est au nom du socialisme que l’on a muselé les aspirations sociales du peuple algérien, tous ceux qui revendiquaient étant accusés de vouloir défendre un intérêt particulier au moment où il fallait tout sacrifier à l’intérêt général appelé intérêt national. Une génération allait, paraît-il se sacrifier pour assurer l’avenir de ses enfants. Les adversaires de ce nationalisme ne pouvaient qu’être dénoncés comme agents du colonialisme et pourchassés par les organisations de masse constituées d’en haut par le pouvoir et qui encadraient toute la population : organisations de jeunes, de femmes, organisation syndicale unique UGTA et bien sûr parti unique FLN.

L’étatisme, le parti unique, l’encadrement des masses, l’industrialisation lourde au dépens des biens de consommation et la perspective fallacieuse du développement autocentré n’ont pu apparaître comme du socialisme qu’à cause de la mythique stalinienne du “ socialisme dans un seul pays ” reprise ensuite par la Chine de Mao dans sa version tiers-mondiste. Ces illusions nationales petites bourgeoises n’ont rien à voir avec les thèses qui étaient celles du mouvement ouvrier communiste révolutionnaire, celui de Lénine et de Trotsky ou celui de Marx : bâtir une société libérée de l’exploitation en renversant l’impérialisme et le capitalisme et non en coexistant avec lui sur une petite bande de terre. Même si le nationalisme des pays sous-développé a dû s’imposer aux anciennes puissances coloniales, il n’est pas l’ennemi mortel du capitalisme et se développe même sous son égide comme la petite bourgeoisie sous la protection et sous la coupe de la grande. C’est la classe ouvrière internationale qui représente le véritable ennemi de la domination capitaliste du monde mais ces nationalistes ont bien pris garde de ne pas organiser cette classe sociale opprimée car si elle triomphait, leurs aspirations à exploiter elles-mêmes “ leur peuple ” ne seraient plus seulement limitées par l’impérialisme mais détruites définitivement par la fin de l’exploitation. C’est ainsi que le nationalisme est bien plus un ennemi mortel du prolétariat communiste que de l’impérialisme.

L’Algérie de l’indépendance ou celle du lancement de l’“ autogestion ” n’avaient rien de socialistes. Elles ne concevaient nullement de donner le pouvoir aux travailleurs organisés en comité. Le pouvoir avait été mis en place bien avant l’indépendance, en dehors de toute décision populaire. La seule mobilisation des masses que concevait le nouveau régime était celle en vue de la production. La mobilisation des énergies des ouvriers et des paysans pauvres officiellement au nom de la construction nationale et réellement en vue de vendre cette force de travail sur le marché mondial. L’idéologie socialiste du nouveau régime, s’abreuvant jusqu’à la nausée des mots de “ masses populaires ”ou de “ peuple ”, visait seulement à imposer aux classes populaires la solidarité avec la politique suivie, l’acceptation des sacrifices et des efforts. Les travailleurs étaient politiquement désarmés, aucune organisation n’ayant choisi de remettre en cause l’objectif officiel de la classe dirigeante algérienne et dire en clair que tous ces efforts visaient à l’accumulation primitive d’une bourgeoisie exploiteuse.
Le nationalisme visait d’abord et avant tout à gommer officiellement l’existence même d’intérêts de classe, en prétendant qu’ils étaient dépassés par l’intérêt national. Dans ces conditions, le simple fait de revendiquer des améliorations des conditions de travail était considéré comme irresponsable pour ne pas dire anti-national et les ouvriers et les paysans n’avaient aucun droit de s’organiser de manière indépendante du pouvoir, même pas au plan syndical. Ce qui était intitulé syndicat d’ouvriers ou syndicat de paysans n’était rien d’autre qu’une création d’en haut du pouvoir. La grève ou l’action politique des travailleurs était présentée comme un crime contre l’intérêt collectif et contre l’Etat. Officiellement, les masses populaires étaient au pouvoir et tous les sacrifices demandés à la population et celui de leur liberté en particulier était fait officiellement au nom des masses. Avec l’industrialisation, c’est directement la classe ouvrière qui a été présentée par la régime comme la principale bénéficiaire alors qu’elle qui payait elle aussi le prix de cette construction. C’est ce que l’on a fait croire aux paysans paupérisés, obligés d’immigrer ou de peupler des bidonvilles. Avec l’aide du “ syndicat ouvrier ” UGTA courroie de transmission du régime, on a propagé ce mythe qui dure encore selon lequel les travailleurs sont, en Algérie, des privilégiés, des profiteurs de la rente et, comme tels, contribuent avec la bureaucratie d ‘Etat à détourner les richesses du pays.

Le produit d’efforts de millions d’hommes et de femmes pour lutter contre l’impérialisme puis d’efforts pour bâtir un avenir un peu plus heureux pour leurs enfants a donné un terrible bilan : quelques îlots de fortune dans un océan de misère. Ce résultat n’est ni un accident, ni un détournement du projet nationaliste : il en est le direct produit. Les nationalistes ne combattaient l’impérialisme et son exploitation du peuple algérien que dans la mesure où ils revendiquaient une part du gâteau : le droit d’exploiter eux-mêmes leurs nationaux. Ils ont obtenu ce qu’ils revendiquaient à condition de se charger eux-mêmes de faire la police pour maintenir les opprimés dans le rang, le colonialisme s’étant difficilement convaincu qu’il n’en était plus capable.
Le but de l’ ”industrie industrialisante ” ne pouvait pas être de construire une société d’un autre type que le capitalisme. Les dirigeants algériens pas plus que les autres nationalistes ne voulaient contester la domination impérialiste sur le monde et d’ailleurs ils n’ont jamais placé leur combat sur le plan international autrement que pour y être reconnus par les puissants. Au contraire, ils prétendaient construire une économie nationale commerçant “ librement ” avec le capital mondial. En système capitaliste, c’est le plus librement du monde que l’on est assujetti aux possesseurs de capitaux qui fixent eux-mêmes les prix des marchandises. Et ils ont ainsi fixé celui du gaz et du pétrole. Avec les devises ainsi retirées, il ne suffisait pas de bâtir des usines pour vendre à l’extérieur. La production en vue de la satisfaction des besoins des masses populaires n’était lui qu’un slogan. L’objectif des dirigeants était la production massive en vue de la vente Encore faut-il trouver acheteur. Le marché mondial est déjà attribué et devant un marché national misérable, le projet des nationalistes ne pouvait que déboucher sur une impasse. Il n’y a pas aujourd’hui de place pour le lancement d’une nouvelle bourgeoisie comme au 18e et 19e siècle.

Le socialisme du discours n’a servi qu’à cacher toutes ces contradictions d’une bourgeoisie venue trop tard dans un monde où la classe qui peut faire avancer les choses n’est pas la petite bourgeoisie et n’est plus la bourgeoisie et où le développement capitaliste n’est plus un espoir mais un cauchemar !

4- L’Etat ou “ cette bande d’homme en armes pour défendre les intérêts de la classe dirigeante ”

Cette expression du révolutionnaire Engels, l’ami de Karl Marx, semble avoir été écrite pour désigner l’Etat algérien de l’indépendance à nos jours. De 1962 à nos jours, le régime algérien a toujours été une dictature militaire, des civils comme Ben Bella ou Boudiaf n’étant au pouvoir momentanément que comme couverture des militaires. Cela ne veut pas dire que le régime algérien a été entre les mains des maquis. Au contraire, les maquisards ont été désarmés et parfois tués (plus de mille morts rien que le 3 septembre 1962 à Boghari) par l’armée des frontières de Boumediene qui, comme chacun sait, n’avait mené aucun combat contre l’armée française. C’est un appareil étatique mis en place avant l’indépendance qui a pris tous les pouvoirs, la population n’ayant pas son mot à dire. C’était dans la continuité des conceptions politiques des dirigeants nationalistes. Ceux-ci n’avaient aucune confiance dans les capacités du peuple algérien de s’autoadministrer. Pour eux, le peuple était majoritairement formé de moutons qui avaient besoin de bergers. Et ils ne supportaient aucune concurrence dans ce rôle. Toute organisation algérienne amie, adversaire ou ennemie était traitée avec la même rigueur : l’élimination physique si les autres méthodes ne suffisaient pas. Les villages réfractaires au FLN en ont subi la violence. Les militants communistes ou MNA aussi. Les militants critiques ou soupçonnés de l’être n’ont pas eu un meilleur sort. La dictature était aussi bien à l’intérieur que vers l’extérieur. Les actions de masse n’étaient nullement l’occasion pour la population de s’organiser car le F.L.N. se contentait de transmettre des ordres et ne consultait pas les principaux concernés, la population pauvre, sur les choix tactiques ou stratégiques. Cette conception, tous les dirigeants la partageaient, les Ben Bella comme les Boudiaf, les Aït Ahmed comme les Abane Ramdane. C’est bien avant la prise du pouvoir qu’ils ont montré comment il la concevaient et s’ils ont les uns et les autres perdu le pouvoir au profit des chefs militaires, c’est que l’organisation de la population civile pour décider des destinées du pays n’était pas leur projet. Ceux qui mettaient en avant la primauté du civil sur le militaire parlaient seulement de la primauté de l’appareil politique civil et pas de la population pauvre organisée en vue d’exercer elle-même la direction de la société. Quant à l’ANP, glorifiée pendant tant d’années par le régime, elle a bel et bien dévoilé sa nature antipopulaire en octobre 88 en tirant avec des armes de guerre sur des jeunes manifestants désarmés puis en les torturant comme l’armée française avait su le faire. L’Etat qui s’est dit celui du peuple algérien n’a été que son massacreur. Et ce avant même que commence la guerre civile et que les actes des intégristes servent de prétexte à une répression tous azimuts contre la population pauvre. Si en 1988, l’armée n’a pas eu à se confronter directement avec la classe ouvrière, c’est parce qu’il a pu compter sur l’UGTA et sur le PAGS pour dissuader la classe ouvrière de se lancer dans la bataille. Après 88, tous les partis ont dénoncé le parti unique FLN mais tous ont aussi courtisé l’armée alors que c’était elle qui avait pratiqué les massacres. Le FLN a été écarté mais l’armée est restée en place. C’était elle qui détenait le pouvoir et elle l’a gardé. Certains partis comme le PAGS ont même appelé les travailleurs à “la réconciliation armée/peuple ” mais la population pauvre a acquis à cette époque une haine profonde du pouvoir, haine qui ne l’a plus quitté durant des années !

5- le « socialisme » et son origine

Le FLN qui débute en 1954 le combat contre le colonialisme français n’a jamais affirmé, durant toutes les années de son combat, qu’il voulait bâtir le socialisme. Il était issu d’un courant, le PPA-MTLD, implanté dans les milieux populaires en Algérie et dans la classe ouvrière dans l’immigration. Le PPA avait une origine ancienne dans le courant communiste (l’Etoile Nord-Africaine construite sous l’égide de l’Internationale communiste de l’époque de Lénine). Mais les nationalistes s’étaient beaucoup éloignés de ces origines. Le FLN était certainement l’une des fractions les plus droitières du courant nationaliste. Au sein du PPA, les militants de l’Organisation paramilitaire, l’OS, qui vont créer le FLN s’opposaient à une implantation trop importante dans la classe ouvrière. Ils ne voulaient pas d’un programme radical socialement. Ils prétendaient se tourner vers les paysans mais uniquement pour y recruter des militaires en vue de la guérilla. Ils ne proposaient pas de mener des mouvements sociaux. Ils n’avançaient aucune revendication, fut-ce celles de la paysannerie pauvre pourtant très durement frappée économiquement. A la revendication sociale et révolutionnaire de « la terre aux paysans », ils opposaient le slogan nationaliste et de guérilla : « la terre aux combattants ». Jusqu’à la veille de l’indépendance, ils ne vont jamais changer sur ce point d’orientation. Le caractère national et nullement social de la mobilisation est beaucoup plus caractéristique que dans la plupart des luttes nationalistes.

C’est lorsqu’il devient évident que le colonialisme va céder la place que le FLN prend le tournant de manière brutale, au congrès de Tripoli. Alors que ce congrès est plein de dirigeants très droitiers, y compris s’affichant d’extrême droite, et que très peu d’entre eux affichent des idées plus à gauche, c’est à l’unanimité que le congrès du FLN décide le passage au socialisme. Entre temps, l’ensemble des dirigeants avait compris que c’était la seule possibilité face à l’ébullition sociale grandissante, comme le montre le document historique suivant :

Document illustrant que le FLN ne visait aucun « socialisme », mais commençait à avoir peur de la classe ouvrière et préparait une dictature anti-populaire :

« Questions-réponses sur le FLN éditées à l’Indépendance
(rédigées par Ben-Tobbal)

« (…) Question : Il est dit, dans les statuts, que le FLN poursuivra après l’indépendance du pays « sa mission historique de guide et d’organisateur de la nation algérienne ». Quel caractère va-t-on donner à son action dans le cadre d’une « République démocratique et sociale » ? Fera-t-il figure de parti unique ?

Réponse : La réunion du CNRA de Tripoli n’a pas précisé que le FLN sera, demain, le parti unique. Elle a simplement confirmé que le FLN poursuivra sa mission après la libération du pays. Cependant le caractère démocratique qui sera donné à la République algérienne ne peut être conçu avec le même sens que celui des pays occidentaux, des pays organisés depuis très longtemps et ayant une longue expérience de la démocratie. Pour nous, la démocratie n’a de sens qu’au sein d’organismes. (…) Les impératifs de l’édification de la république algérienne après la libération du pays ne permettront pas d’ouvrir librement les portes à la constitution de partis ; ce serait alors l’éparpillement des énergies du peuple qui ne pourraient plus être mobilisées pour la reconstruction. Aujourd’hui, après plus de cinq années de lutte, nous constatons que l’Algérien est encore d’avantage porté vers l’anarchie que vers la discipline et ce phénomène risque de se manifester plus gravement demain lorsqu’il n’y aura plus d’ennemi en face de nous pour nous unir, si une forte discipline ne s’installe pas dans le peuple, discipline capable de mobiliser toutes les énergies pour l’édification de notre pays.

(…) Question : Peut-on savoir si le CNRA a opté pour une orientation politique ?

Réponse : Notre action politique n’a pas changé. C’est le neutralisme (bloc afro-asiatique) avec cette seule différence que, lors de sa première réunion le CNRA a décidé d’ouvrir des bureaux dans un certain nombre de pays socialistes tels que la Russie ou la Yougoslavie. Ceci ne constitue pas une nouvelle orientation politique. Mais un nouveau pas dans notre stratégie politique. (…) Nous n’avons pas un politique orientée, soit vers l’Est soit vers l’Ouest.

Question : Quelles pourraient être les conséquences d’une alliance avec les pays de l’Est ?

Réponse : C’est un sujet important qui a déjà été étudié par le congrès de la Soummam en août 1956. Il faut dire tout d’abord que la conclusion d’une alliance avec un pays quelconque ne dépend pas que de nous ; faut-il encore que le partenaire accepte, et pour qu’il puisse le faire, il faudrait qu’il y trouve avantage. En deuxième lieu, nous ne pouvons envisager d’alliance avec l’Est que si notre politique neutraliste a épuisé tous ses moyens. En troisième lieu, il faudrait que notre intérêt et le leur aille dans le même sens.

Question : Quelle est la position de la Russie vis-à-vis de notre révolution ?

Réponse : (…) Il ne faut pas oublier que la stratégie politique russe est à l’échelle du monde. (…) L’URSS a certainement plus besoin de ménager la France que de nous aider officiellement. (…) L’optique de la Russie peut être la même que la notre. Pour elle l’Algérie ne représente que quelques kilomètres carrés sur le globe terrestre.
Question : Est-ce que le fait que l’Etat algérien sera socialiste et démocratique préjuge des futures structures de l’Algérie indépendante sur le plan politique, économique et de son orientation vis-à-vis des blocs ?

Réponse : Nous ne disons pas que l’Algérie sera socialiste, mais qu’elle sera sociale.

Question : Comment pouvons-nous ici au Maroc réprimer tout dénigrement systématique contre l’organisation ? Les moyens de contrainte sont-ils compatibles avec la souveraineté nationale ?
Réponse : Ce problème n’est pas particulier au Maroc. Il existe aussi en Tunisie où réside également une forte communauté algérienne qui vit sur un territoire souverain. Sur le plan juridique, les moyens de contrainte que nous pourrions être amenés à utiliser ne sont pas compatibles avec la souveraineté de ce pays. Les autorités légitimes qu’elles soient tunisiennes ou marocaines ne peuvent nous permettre de punir librement tout Algérien que nous voulons. (…)

Question : L’application des dispositions de caractère social a créé au sein de la population un esprit revendicatif préjudiciable. Des mesures ont-elles été prévues à ce sujet ?

Réponse : L’aide matérielle (en nature et en espèces) servie aux djounouds ou à leur famille, aux réfugiés et aux nécessiteux, ainsi qu’aux permanents, n’a jamais été un droit et ne l’est pas. Cette aide peut être supprimée ou suspendue à n’importe quel moment, si les possibilités le commandent… Il s’est créé un esprit revendicatif, état d’esprit nuisible à la révolution. (Ou bien le FLN me nourrit, m’habille, me loge, et il est bon ; ou bien, il ne le fait pas ou ne m’aide pas comme je désire, et alors il est mauvais).

Question : Les présents statuts et institutions doivent-ils ou vont-ils être diffusés sous peu aux militants de base ?
Réponse : Vous avez justement été convoqués pour cela. Ces textes ne sont pas secrets. Ils doivent être communiqués et commentés très largement aux militants de base. (…) »

Notes de Mohamed Harbi sur les conditions de rédaction de ce question-réponse :

« Après la formation du deuxième gouvernement Abbas, Bentobbal se rend au Maroc en compagnie de Mohamedi Saïd pour régler les problèmes posés par la révolte du capitaine Zoubir. Ce texte correspond aux questions qui lui ont été posées lors de sa tournée et donne une idée des préoccupations des cadres du FLN à l’époque. (…) On remarquera le silence sur les questions qui engagent l’avenir. »

Pour comprendre comment le « socialisme » de Boumedienne et Ben Bella était une opération démagogique et populiste visant à enlever aux ouvriers organisés et autogérés en comités de gestion des entreprises « vacantes », c’est-à-dire abandonnées ou fermées par les anciens propriétaires français. Ils ont joué toutes les opositions au sein des travailleurs et fait croire que les comités spontanément mis en place avaient détourné des biens. Ils ont mis en place des assemblées générales pour virer ces anciennes directions et imposer d’autres proches du pouvoir, quitte à recommencer plusieurs fois la même opération. Ils enlevaient ainsi aux travailleurs tout pouvoir sur leur entreprise afin de la remettre à l’Etat prétendûment « socialiste » et autogestionnaire, on peut lire ces extraits de « L’Algérie de la Révolution » de Juliette Minces, tirée des numéros de « Révolution Africaine », organe du FLN, de 1963-64 :

« Les nouveaux patrons

(RA 20 avril 1963)

L’Usine textile de Fort-de-l’Eau. L’activité ordonnée, le mouvement des métiers, la présence des ouvriers absorbés devant leur machine, le bruit qui nous avait attirés à notre arrivée, montrent que cette usine fonctionne. En Algérie, chaque usine qui travaille est un succès. (…) Au paravant, le patron avait quitté l’Algérie, laissant les clefs à une ouvrière européenne en qui il avait pleine confiance. Son départ avait entraîné celui de tous les ouvriers européens. Il laissait cependant un stock qui, bien qu’inférieur à celui des années précédentes, pouvait permettre de redémarrer. Au mois d’octobre, il prétendit vouloir redonner à son usine une certaine activité, mais motivait le freinage par la difficulté qu’il éprouvait à trouver un directeur. Puis, il décida de licencier les 35 ouvriers de l’usine qui y travaillaient encore un peu. Mais les ouvriers ne se sont pas laissés faire et un Comité de gestion a été mis en place. Il restait 65.000 francs dans la caisse, et un stock assez faible. Les commandes furent très nombreuses au début de l’hiver et on put employer 74 ouvriers à Fort-de l’Eau. (…)

Après nous avoir fait part de tous ces chiffres et des difficultés inhérentes à la gestion d’une entreprise qui pendant longtemps n’avait fonctionné qu’au ralenti, le président du Comité de gestion en arrive au problème fondamental ici : l’existence même du Comité de gestion et ses rapports avec les ouvriers.

 L’usine, ça va. Les ouvriers sont contents du travail. Mais ils se plaignent du Comité et même la production a un peu diminué.

 Pourtant, ce sont les ouvriers qui vous ont nommés ? Comment s’est constitué ce comité ?

 Eh bien, nous nous sommes présentés. Certains parmi nous travaillaient ici depuis plus de vingt ans. Et les ouvriers nous ont nommés. Nous sommes sept dans ce comité.

 Mais de quoi se plaignent les ouvriers ?

 Ils trouvent que nos salaires sont trop élevés et les leurs pas assez. Ils ont déjà voulu faire grève plusieurs fois, mais les délégués syndicaux les ont convaincus que ça n’était pas opportun. Pourtant, le chiffre d’affaires de l’usine a augmenté. Alors, ça prouve que nous sommes capables.

 Mais combien gagnent les ouvriers, en moyenne ; et vous, combien gagnez-vous ?

 Les ouvriers gagnent entre 30.000 et 35.000 francs.
Il s’arrête. Il ne semble pas tenir à nous dire le salaire des membres du comité. Nous insistons.

 Eh bien, ils gagnent 90.000 francs par mois.
Le délégué du syndicat intervient et précise :

 Le président, lui, gagne 110.000 francs. (…)
Leur problème, ce sont les salaires et le Comité de gestion. Chacun veut participer à la discussion. Ils parlent des décrets, des discours de Ben Bella, et les commentent pour nous prouver à quel point ils ont raison. (…)

 Regardez ma fiche de paie. Qu’on me coupe la tête si quelqu’un peut faire vivre une famille de neuf personnes avec 24.000 francs. (…)

 Ce Comité n’est pas digne de nous représenter. Il n’a rien de révolutionnaire ; il a même pris les habitudes des anciens patrons.
Les contrôleurs du Bureau national du secteur socialiste ont pris la chose en main. Avant la fin de la semaine, une réunion rassemblera tous les ouvriers, devant lesquels le Comité de gestion devra présenter son bilan.

Deux coopératives : Zéralda et Douaouda
(RA 27 avril 1963)

Un représentant du Centre national d’animation du secteur socialiste nous propose de le suivre dans sa tournée d’inspection. Nous l’accompagnerons donc à Zéralda, puis à Douaouda. Là, les coopératves de conditionnement posent des problèmes (…) Les coopérateurs se plaignent. (…) C’est surtout le directeur qui parle. Les aqutres se contenteront d’approuver. (…) Sur les biens laissés vacants, on avait installé des comités de gestion. Le ministère de l’Agriculture obtint que les comités de gestion entreraient dans les coopératives de conditionnement en tant que sociétaires. (…) Ils devaient, en échange, payer une surtaxe de conditionnement et n’avaient aucun droit de regard sur le fonctionnement des coopératives. (…)
Maintenant, les travailleurs n’ont plus confiance dans de futures éléections. Notre guide nous explique que le gouvernement a décidé qu’on devait procéder très bientôt à l’élection démocratique des comités de gestion. Ils ne sont pas au courant. En outre, ils se sentent paralysés par leur ignorance dans le domaine de la commercialisation. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont accepté de voir leurs pouvoirs supprimés. (…) Il leur plait d’avoir un organisme d’Etat qui tienne tout en main et qui ait ainsi une position de force sur le marché français et même européen. Ici aussi les ouvriers sont prêts à accepter de nouvelles difficultés. Pourvu que la gestion soit saine : « On a déjà tant perdu : nos frères, nos maisons ; on peut encore accepter quelques difficultés supplémentaires et même perdre de l’argent pouvrvu qu’à l’avenir cela profite aux travailleurs. »

Une leçon de démocratie à Fort-de-l’Eau
(Révolution Afriaine du 18 mai 1963)

Le comité de gestion de la filature de Fort-de-l’Eau vient enfin d’être changé. L’élection du nouveau comité précédait d’une semaine la campagne nationale pour la réorganisation des Comités de gestion qui s’est ouverte ce mercredi 15 mai. (…) Cette prise de conscience réelle, qui va au-delà des critiques ou des récriminations – puisqu’elle demande l’engagement de chacun – nous l’avons vécue vendredi dernier lorsque tous les travailleurs de la Filature se sont réunis, en présence d’une délégation formée de deux membres de la kasma de Fort-de-l’Eau, de deux représentants de la Délégation spéciale de deux membres de l’UGTA régionale, de trois représentants de la présidence du Conseil (secteur socialiste) et deux membres de l’Association des anciens moukafhine. (…) Benattig, un des représentants du secteur socialiste parle (…) L’attention des travailleurs est très soutenue. Ils écoutent la tête un peu avant, le visage grave. Tout ce que vient de dire l’inspecteur du secteur socialiste. Ils le savaient déjà, mais, de l’entendre formuler par lui, confère à ces vérités un poids plus grand. (…) Cette réunion qu’ils réclamaient avec insistance parce qu’elle était devenue indispensable, a pris une ampleur qu’ils n’attendaient pas. Ils sont au pied du mur : il faudra remplacer ce Comité de gestion, mais c’est à eux d’élire le nouveau, et c’est une chose très importante : ils seront dorénavant responsables de leur choix. Zitoun, délégué de l’UGTA, prend ensuite la parole. Il explique lui aussi la nécessité de parler sans contrainte : « Il faut exposer vos doléances. (…) » Un seul membre de l’ancien comité a été réélu. (…) Cette leçon de démocratie faite avec calme et courage n’est pas prête d’être oubliée. Elle a touché chacun des ouvriers de l’usine de même que la campagne nationale de restructuration touchera tous les Comités de gestion. »

Derrière la décor d’Hassi-Messaoud
(Révolution Africaine du 20 juillet 1963)

« Ville moderne construite e préfabriqué, Maison-Verte (Hassi Messaoud) est un des gtrands centres sahariens du pétrole. Elle a été construite en 1958. (…) Le champ d’Hassi Messaoud est partagé essentiellement entre deux compagnies : la CFPA (Compagnie Française des Pétroles d’Aquitaine) et la SN REPAL, société française dans laquelle le gouvernement algérien a 40% des parts. (…) Quant aux Algériens qui travaillent et qui constituent la moitié des effectifs, plus de 50% y sont employés depuis le début. (…) Notre interlocuteur est satisfait de tout, d’ailleurs la preuve que tout marche bien est qu’il n’y a pas eu une seule grève. Non seulement, Hassi Messaoud est un paradis de verdure, mais encore c’est un paradis pour les travailleurs. (…) Les travailleurs algériens n’acceptent plus de vivre dans ces conditions. C’est ici la seule région d’Algérie qui soit encore colonisée. (…) Les ouvriers sont si mécontents qu’il a fallu, nous dit le délégué de l’UGTA, des interventions supérieures pour leur faire prendre patience : leurs revendications sont, la plupart du temps, rejetées. Cependant, ils renoncent à faire grève : « Le parti et l’UGTA nous ont demandé de ne pas faire grève parce que ça nuirait à l’économie du pays. Ils nous ont expliqué que nous avions fait des sacrifices pendant tant d’années que nous pouvions encore en faire pendant quelques temps, jusqu’à ce que notre économie ait bien démarré. Mais nous n’avons aucun moyen de pression contre les patrons sans la grève. (…)
Avant l’indépendance, les travailleurs avaient droit à une boîte d’eau d’Evian par jour. Depuis, on leur a supprimée et lorsque les ouvriers viennent réclamer, on leur répond par la formule désormais fameuse : « Allez voir Ben Bella qu’il vous la donne, si vous n’êtes pas contents. »
Ils n’ont, en effet, pas lieu d’être contents ! (…) Les tentes des travailleurs algériens abritent chacune six persones. Leur lit consiste en une planche de bois. Leur Cuisine, ils la font sur le seuil. (…) Tous ces problèmes, toutes ces revendications d’ordre social, il ne faut pas croire qe ce n’est qu’à Hassi Messaoud qu’on les rencontre.

Fallait-il le dire : Acilor
(RA du 16 novembre 1963)

« Moi, j’ai été élu par 156 voix sur 160 ouvriers. Je suis magasinier général. Alors, s’il (l’attaché commercial représentant l’Administration) me traite de voleur, s’il traite tout le Comité de gestion de voleur, c’est tous les ouvriers qu’il insulte ! » (…) Comme nous leur demandons si nous pouvons rencontrer le président du Comité, ils nous répondent, un peu gênés, qu’il n’y a plus de président. Pourquoi ? (…) Le directeur a des preuves contre lui. (…) Les salaires ont été fixés par le comité de gestion (…) Le responsable du personnel explique le problème des salaires : « Les salaires ont été fixés verbalement par le président du Comité. Mais ils ont été exagérés : ils sont beaucoup trop élevés pour les possibilités de l’usine. Alors, on a dû faire un réajustement, après avoir convoqué une délégation avec des représentants de l’UGTA, du Parti et de la Préfecture. On a fait une grande réunion où le directeur a expliqué que les ouvriers d’Acilor étaient surpayés. Alors, avec l’accord de tous les ouvriers, on a décidé de baisser les salaires. »

Déficitaires, nous ? Et pourquoi ?
(RA du 29 février 1964)

« Sur les 152 domaines de la plaine de la Mitidja, seuls 5 ou 6 n’ont pas couvert leurs frais. (…) Pour tout l’arrondissement de Blida, plus de 90% des domaines autogérés sont bénéficiaires (…) Nous avons bien travaillé cette année et moi je ne comprend pas pourquoi on ne nous a donné que 11.000 francs de prime. (…) Quand on nous a dit de nous constituer en comité de gestion, nous avons cru que la ferme était à nous, que les bénéfices nous reviendraient intégralement, et qu’on pourrait en faire ce qu’on voudrait. Maintenant on s’aperçoit que ce n’est pas vrai. Les décrets, bien sûr, on va encore nous parler des décrets ! Mais personne ne nous a vraiment expliqué ce que c’était. (…) Pourquoi ne nous ont-ils donné que 11.000 francs ? Je ne sais pas. Quand j’ai vu la somme, je n’ai pas voulu écouter leurs explications. »

Autogestion et lutte de classe en Algérie

Les temps modernes, juin 1965

« Où en sont les applications des décision du Congrès du secteur industriel socialiste ? Où en est la création de la Banque socialiste ? Où en sont les conseils communaux d’animation du secteur socialiste ? (…) Un délégué de Sidi-Bel-Abbès parle de sa région : « La situation est grave. Il ya une désorganisation complète, voire un sabotage délibéré. La masse laborieuse des campagnes a été abandonnée à elle-même, elle perd courage… » (…)
La résolution de politique générale (…) définissant le rôle du syndicat (…) : « Le syndicat doit lutter avec persévérance en vue de débarrasser les ouvriers autogestionnaires de toutes les séquelles de la mentalité des salariés qui se traduit dans le gaspillage, le manque d’application dans le travail, les négligences et les doter d’une conscience socialiste pénétrée de la conviction que l’intérêt individuel se confond avec l’intérêt général. » (…) On peut cependant s’étonner de la suppression du droit de grève, dans le secteur autogéré. (…)
Comment se peut-il qu’après un an et malgré toutes les promesses solennellement faites au cours des différents congrès antérieurs (Congrès de l’autogestion agricole d’octobre 1963, du FLN d’avril 1964) la situation soit restée sans changements réels ? Pour répondre à cette question, il faut étudier le contexte dans lequel s’est développée l’autogestion. Elle est née avant les décrets de mars 1963, au cours de la crise de l’été 1962. La plupart de colons ayant fui, les terres demeurées vacantes risquaient de rester en friche. Les ouvriers agricoles se mirent donc au travail de leur propre initiative, constituant ainsi l’embryon de ce qui allait devenir par la suite le secteur autogéré. (…) Compte tenu des accords d’Evian, on attendait le retour des propriétaires des biens « vacants », afin qu’on put les remettre en bon état à leurs anciens propriétaires, lorsqu’ils reviendraient. C’est du moins ce qu’une grande partie de l’administration naissante prétendait. Quant aux travailleurs qui venaient de vérifier qu’ils n’avaient pas besoin d’un patron pour accomplir leurs tâches, ils n’étaient plus aussi prêts à restituer les terres et s’installaient très rapidement dans leurs responsabilités nouvelles.
En janvier 1963, Khider, alors secrétaire général du FLN (parti qu’il avait reconstitué et « enflé » démesurément – secondé par Bitat – depuis l’indépendance, et dont les nouveaux responsables étaient le plus souvent parachutés du sommet, Khider destitue par un coup de force, en plein congrès de l’UGTA, la direction de cette centrale syndicale et la remplace par une nouvelle direction, parachutée elle aussi et à sa convenance. (…) En mars 1963, la promulgation des fameux décrets sur l’autogestion fera alors de Ben Bella, aux yeux du peuple et surtout des travailleurs des biens vacants, le dirigeant incontesté de l’Algérie indépendante.
Cette période des « décrets de mars »vit naître une flambée d’entousiasme chez les autogestionnaires. Elle fut de courte durée (…) Plusieurs mois après leur promulgation, les membres des comité de gestion – et encore moins l’assemblée des travailleurs –ne savaient exactement de quoi il s’agissait. L’administration locale avait nommé les responsables de l’autogestion, dont beaucoup se prenaient par conséquent pour de nouveaux patrons. (…)
Dès mars 1963, on pouvait prévoir l’agitation sociale et politique qui suivit en Grande Kabylie. Le gouvernement avait fait toutes sortes de promesses qu’il ne s’efforça pas de tenir. Dans l’attente des semences, des briques, des tracteurs et des mulets promis, les travailleurs refusaient de prendre la moindre initiative. (…) les responsables politiques ou syndicaux qui auraient dû être élus étaient nommés. (…) Et puis, avec l’attente, le mécontentement était venu : ils commençaient à s’inquiéter pour l’avenir. Du travail, il n’y en avait toujours pas ; alors que le chômage continuait et continue à sévir en Algérie, on promettait qu’il serait résorbé en six mois. (…) Ainsi, le peuple avait l’impression qu’on se désintéressait de sa misère, et assistait impuissant à cette course aux meilleures places qui est la conséquence normale d’une révolution essentiellement dirigée par des nationalistes petits-bourgeois, contraints de recourir à une terminologie socialiste dans la seule mesure où peuple éprouve un besoin intense de justice et d’égalité sociales. Cette bourgeoisie, qui s’est constituée et s’est renforcée à une vitesse surprenante,, utilisait l’autogestion au début, comme un alibi qui devait donner au peuple l’impression de « socialisme », bien décidée par ailleurs à saboter la formule, au cas où les travailleurs auraient pris trop au sérieux les promesses qu’elle comportait. C’est pourquoi le principal slogan consistait à dire qu’il n’y avait pas de classes sociales différenciées, mais des couches dont les intérêts étaient communs. (…) Dans la plupart des localités, la masse avait perdu confiance dans les permanents locaux du FLN. Surpayés, ayant perdu tout contact réel avec elle, ou n’en ayant jamais eu (la plupart n’ayant pas été élus, mais nommés par les instances supérieures), ils formèrent une espèce de bureaucratie rapidement embourgeoisée, que cette masse craignait parfois, à cause du pouvoir qui lui était conféré ; qu’elle méprisait car elle la considérait comme « sans honneur » ; et qu’elle désavoua par la suite, publiquement, au cours de différents congrès qui eurent lieu. (…) Secteur « socialiste » dans une économie de type capitaliste, (…) les travailleurs y étaient rapidement venus à considérer les entreprises ou les domaines dans lesquels ils travaillaient comme leur appartenant à titre collectif. (…) Il fallait donc soit « couler » économiquement l’autogestion, en dégoûter les travailleurs, et prouver ensuite que ce système n’était pas rentable, soit la reprendre en main, d’une façon détournée, en confisquant aux travailleurs toutes les responsabilités de gestion, de financement, de commercialisation (qui pourtant leur étaient reconnues par les décrets), au profit des organismes de tutelle dépendant du ministère de l’Agriculture (…). »

Lire aussi : Algérie : le fascisme et la dictature comme pare-feux face à la lutte sociale

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