mercredi 30 décembre 2009
"Les gouvernements, par définition, n’ont pas de conscience. Le monde où je vis me répugne, mais je me sens solidaire des hommes qui souffrent. "
"Hélicon : Il faut un jour pour faire un sénateur et dix ans pour faire un travailleur.
Caligula : Mais j’ai bien peur qu’il en faille vingt pour faire un travailleur d’un sénateur."
Albert Camus - 1913-1960 - Caligula - 1944
Lettre d’Albert Camus à la revue "Révolution prolétarienne" :
"Il y a entre le travailleur et l’artiste une solidarité essentielle et que, pourtant, ils sont aujourd’hui désespérément séparés. Les tyrannies, comme les démocraties d’argent, savent que, pour régner, il faut séparer le travail et la culture. Pour le travail l’oppression économique y suffit à peu près ; conjuguée à la fabrication d’ersatz de culture (dont le cinéma, en général). Pour la seconde, la corruption et la dérision font leur œuvre. La société marchande couvre d’or et de privilèges des amuseurs décorés du nom d’artistes et les pousse à toutes les concessions. Dès qu’ils acceptent ces concessions, les voilà liés à leurs privilèges, indifférents ou hostiles à la justice, et séparés des travailleurs. C’est donc contre cette entreprise de séparation que vous et nous, artistes de métier, devrions lutter. D’abord par le refus des concessions – et puis, nous, en nous efforçant de plus en plus d’écrire pour tous, si loin que nous soyons de ce sommet de l’art, et vous qui souffrez du plus dur de la bataille en pensant à tout ce qui manque à la littérature d’aujourd’hui et à ce que vous pouvez lui apporter d’irremplaçable. Ce n’est pas facile, je le sais, mais le jour où, par ce double mouvement, nous approcherons de la limite, il n’y aura plus des artistes d’un côté et, des ouvriers de l’autre, mais une seule classe de créateurs dans tous les sens du mot."
Les déracinés,
Par Albert Camus, publié le 25/11/1955
On se réjouira de l’extension de l’accord Renault, dans ses dispositions essentielles, à l’ensemble de la métallurgie parisienne. On s’en réjouira d’abord parce qu’il apporte quelques adoucissements à la brutale condition ouvrière et ensuite parce qu’il a été obtenu sans grève. Ceux qui savent ce que représente la grève pour une famille ouvrière feront bon marché, en effet, des considérations sur le maintien nécessaire de l’énergie révolutionnaire. Il est faux d’ailleurs qu’une amélioration du niveau de vie détende la force combative de la classe ouvrière. Le plus souvent, c’est le contraire qui est vrai. A une certaine extrémité de misère, on trouve plus de résignés que de révoltés. Parqués dans d’affreuses banlieues, attelés pour des salaires misérables à des besognes dont le mécanisme même ravale l’homme, les ouvriers français n’ont plus le sentiment d’appartenir an corps de la nation Mais les avantages obtenus ne doivent pas faire juger le problème résolu. Je dis problème, du reste, pour rester poli. Car il faudrait employer d’autres mots pour dénoncer, dans la condition ouvrière, cet exil intérieur qui sépare des millions d’hommes de leur propre pays. Campés aux portes des cités, parqués dans d’affreuses banlieues, attelés pour des salaires misérables à des besognes dont le mécanisme même ravale l’homme, les ouvriers français, victimes d’une ségrégation de fait, n’ont plus le sentiment d’appartenir an corps de la nation qui les astreint à ses devoirs sans les appeler à ses joies. Ils produisent, d’autres jouissent. On ne s’étonnera pas, après cela, que la nation, désormais confondue avec ses marchands, ses intermédiaires ou ses amuseurs, soit elle-même déracinée et offre aux yeux du monde cette démarche à la fois ivre et rêveuse. Ceux qui crient aujourd’hui qu’il n’y a plus de nation française devraient plutôt se demander comment il pourrait y avoir chez nous une nation sans qu’il y ait un peuple. Tant que la classe ouvrière ne sera pas réincorporée par la justice à sa nation, elle constituera, contre son gré, un Etat dans l’Etat, elle restera un prolétariat, fondé après tout à choisir la patrie de ses rêves, faute de trouver dans la sienne ce qui lui revient de droit. Si vous voulez que la France tienne debout, ne commencez pas par affamer et humilier son corps ! C’est pourquoi nous ne devons ni mépriser les réformes, au nom d’une société encore lointaine, ni, à l’occasion des réformes, oublier le but dernier qui est la réintégration de la classe ouvrière dans tous ses droits par l’abolition du salariat. Tôt ou tard, la résistance des privilèges devra céder devant l’intérêt général. Mais ce sera plus tôt que plus tard si nous envisageons dès maintenant que les syndicats doivent participer à la gestion du revenu national. Ce devrait être le but à la fois des syndicalistes et d’un gouvernement de rénovation. Si ce dernier est possible ou non, je n’en sais rien encore. Mais je sais que les syndicats devraient déjà se préparer à ce rôle, en cessant d’écraser Pelloutier* sous Marx et en consacrant à la formation d’élites techniques un peu du temps qu’ils donnent à la constitution de cadres politiques. Ils prépareraient ainsi la vraie promotion ouvrière et la seule révolution d’aujourd’hui qui ne sera pas obligée de passer par la guerre étrangère. D’ici là, tant que la classe ouvrière vivra comme elle est forcée de vivre, tous les avantages qui lui seront consentis devront être salués mais en même temps considérés comme provisoires. Une sécurité accrue, quelques jours de loisirs, la misère atténuée sont des adoucissements à la servitude, non des remèdes. Le remède s’appelle liberté économique et la liberté se définit ici par la propriété du travail mis au service d’une communauté de justice et d’espoir.