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La lutte syndicale vue par Pierre Monatte : d’abord la planchette à livres pour la culture de soi-même

vendredi 8 décembre 2023

Se former personnellement par la lecture des meilleurs livres révolutionnaires, tel est le conseil donné par Pierre Monatte en 1917, dans le texte dont nous donnons un extrait ci-dessous.

Rappelons le contexte de ce texte :

1) La CGT est animée avant 1914 par des syndicalistes révolutionnaires comme Victor Griffuelhes, P. Monatte lui-même, Emile Pouget, Alfred Rosmer, Georges Yvetot et bien d’autres.

2) 1906 avec l’apogée de la campagne pour les 8 heures et la Chartes d’Amiens est le sommet de la CGT en termes de combattivité :

Après la catastrophe de Courrières (1906) et la grève faisant tache d’huile, atteignant la capitale, L’Écho de Paris, affolé, titre « Vers la Révolution ». C’est dans ce contexte qu’à l’approche du 1er mai 1906, Clemenceau avertit Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT, qu’il sera tenu responsable pour tout débordement et fait arrêter préventivement plusieurs militants d’extrême-gauche, « laissant entendre la préparation d’un complot ». Il fait aussi venir 45 000 soldats à Paris pour que la « fête du Travail », sous haute surveillance policière, se déroule dans le respect de l’ordre et de la propriété.

Wikipedia

3) Paradoxalement, ou plutôt conformément à un des chapitres de la logique dialectique, à partir de 1906, malgré la combattivité ouvrière sous forme de nombreuses grèves, un sentiment de déclin de la CGT s’installe dans l’organisation

4) Ce déclin se transforme en faillite complète en 1914 avec l’entrée de la CGT dans ’Union sacrée.

5) En pleine guerre, en 1917, dans les tranchées, Monatte réfléchit déjà à la renaissance du syndicalisme révolutionnaire. Sa première constatation est que la CGT a négligé la formation théorique de ses cadres.

Ce texte nous semble toujours valable en 2023, centenaire de l’adhésion de P. Monatte au PCF, dont il sera exclu en 1924 : opposé aux opportunistes socialistes avant 1914, opposé à l’Union sacrée en 1914, opposé aux staliniens du PCF en 1924, Monatte partage avec les trotskistes (même s’il eut de grandes divergences avec Trotsky après 1924) les 3 ruptures organisationnelles principales du XXème siècle.

Ses écrits ont pris place sur la "planchette à livres" qu’il décrit dans son texte.

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Source : La Lutte syndicale par Pierre Monatte. Editions François Maspero. Collection Bibliothèque socialiste numéro 32.

cette clairvoyance (...) [n]ous en avons manqué hier. Qui oserait le contester ? Nous vivions, emportés par le mouvement, grisés par le bruit. A certaines heures pourtant, nous avions la perception bien nette et l’angoisse d’aller à la dérive.

Le syndicalisme avait repris son élan vers 1900 : mais il s’était heurté assez vite à de grandes difficultés : un patronat modernisant sa défensive, formant non seulement ses caisses noires de grève, mais disloquant la cohésion ouvrière par certains modes subtils de rémunération, un Etat aux aguets, jouant de la patte de velours et de la poigne de fer, de la corruption sur les uns et de la répression sur les autres. Pelloutier, notre grand Pelloutier, mort en 1901, la Fédération des bourses du travail n’était plus qu’un grand arbre blessé, dont chaque année une branche flétrie tombait sur le chemin.

Cet élan syndical, plus particulièrement incarné dans les fédérations, se ralentissait après l’insuccès du mouvement de 1906 pour les huit heures, et se brisait au massacre de Villeneuve-Saint-Georges, en 1908. Alors, les querelles déchirèrent hommes et milieux : c’était à qui rejetterait sur autrui la responsabilité de l’arrêt momentané. La lassitude accablait les meilleurs. La bile empoisonnait les ambitieux déçus. Les faibles et les jouisseurs filaient en douceur.

En quinze ans, le syndicalisme n’avait pas su se donner des hommes, des hommes nouveaux pour remplacer ceux que le socialisme et l’anarchisme lui avaient légués ou prêtés et qu’il avait rendus ou bien usés, des hommes à la foi robuste, capables de tenir dans la tempête, de dominer l’adversité et de relancer le navire aux premiers vents favorables.

En quinze ans, les oeuvres d’enseignement et d’éducation des bourses du travail —dont Pelloutier—était si fier, avaient dépéri lamentablement, personne ne les vivifiant plus de son zèle.

Les universités populaires étaient tombées et rien de plus spécifiquement ouvrier n’était sorti de leurs cendres. Le syndicalisme n’avait pas su organiser ses jeunesses : il n’avait pas eu la prévoyance de créer ses pépinières de militants. Voilà où il en était la veille de la guerre. Voilà ce que nous n’avions pas su conjurer, hommes de bonne volonté, certes, mais de peu de clairvoyance et de peu de foi.

Nous pouvons faire notre mea culpa, car aucun de nous n’est sans faute. Certains en ont commis de plus lourdes, mais celle de les avoir laissé agir sans donner notre avis contraire, sans élever notre protestation, sans donner notre propre effort, n’est-elle pas assez grave ? N’aurions nous péché que par paresse et par timidité, par paresse de nous former nous-mêmes une opinion et par timidité à prendre parti, que déjà ce serait beaucoup. Souvent, nous ne nous en sommes pas tenus là, nous avons répété de mauvais conseils, prononcé légèrement la condamnation de certaines formes d’activité. Nous avons médit de l’éducation ; nous n’avons pas aidé les quelques jeunes syndicalistes qui le tenaient à se donner une organisation ; nous avons gardé le silence quand on cria : casse-cou ! lors de la tentative de Léon Clément et des Jeunesses de la Seine d’organiser leurs séries de conférences éducatives. Surtout nous n’avons pas été des "amants passionnés de la culture de soi-même" que nous disions être, et, tout cela, nous le payons aujourd’hui. Que le remords soit désormais notre aiguillon.

Il nous aidera à sortir de l’ornière où nous étions tombés, à surmonter notre paresse d’esprit et notre timidité, cette paresse de la volonté ; il nous aidera à ne plus y retomber ou, si nous y tombons encore, à nous en relever toujours.

Quand je regarde en arrière, elle m’apparaît invraisemblablement grande, cette paresse d’esprit. Ne m’a-t-il pas fallu les loisirs de la tranchée pour lire certains livres que je gardais depuis vingt ans à portée de ma main ? Je n’avais pas trouvé le temps, la force, la sagesse de les lire, de m’en nourrir. Et pourtant j’étais de ceux qui lisaient le plus. Mais nous étions des esprits dispersés, gaspilleurs de notre attention et de nos forces ; presque tous, à des degrés divers, nous étions atteints du même mal.

Dans nos milieux, on ne savait plus la joie que donnent les lectures sérieuses et la force d’une pensée ferme et concentrée. On ne savait plus lire ; on buvait le journal , le quotidien et l’hebdomadaire ; cela suffisait à la soif intellectuelle d’alors. Le profond besoin d’apprendre, de former et nourrir sa pensée n’était plus ressenti.

Le journal, tel qu’il est, y a contribué pour une bonne part, alors qu’il pourrait être un si merveilleux excitant. Du haut en bas de la société, il a tué le goût des lectures sérieuses. Mais vous, camarades instituteurs, pouvez-vous me dire que l’école n’a pas sa part de responsabilité ? La méthode suivant laquelle on m’enseigna jadis l’anglais et l’allemand m’a dégoûté à tout jamais d’apprendre ces langues. La méthode suivant laquelle nos écoles apprennent à lire n’a-t-elle pas dégouté pour jamais aussi le peuple de lire ? N’a-t-elle pas noué sa curiosité, tué son goût ? Car c’est une constatation très juste qu’a faite G. Dupin dans sa Guerre infernale :

Les masses, en apprenant à lire, avaient désappris de discerner

Il y a vingt ans, l’affaire Dreyfus fit sentir qu’il n’y avait pas d’opinion publique dans ce pays : pour en créer une, les universités populaires se fondèrent. Elles sont mortes et la tâche reste tout entière à faire. Qui ne s’en est rendu compte en ce tristes années ?

La cause de cet échec si complet, l’une des causes au moins, la principale à mon sens, fut de croire que des cours, des conférences, des discussions de groupes d’études pouvaient former une pensée. Si vous voulez m’en croire, mes amis, ne perdons pas toutes nos soirées à courir de réunion en réunion ; passons-en au moins tranquillement quatre ou cinq par semaine chez nous, dans notre chambrette, en tête à tête avec quelques livres judicieusement choisis, en tête à tête avec les meilleurs livres révolutionnaires de tous les temps, en tête à tête avec nous-mêmes aussi.

Avant le groupe d’études, dont il nous faudra partout doubler nos syndicats —j’y reviendrai—, je mets la planchette à livres.

Sur cette planchette, il y a un livre que je voudrais voir parmi les tous premiers qui s’y aligneront. Il n’a pas été écrit pour nous, mais le mal qu’il combat ne nous est pas particulier : toute notre société en est atteinte : paru quelques mois avant la guerre, il a passé presque inaperçu. C’est l’Apprentissage de l’art d’écrire, de Payot, publié chez Colin.

Le titre en est déplaisant, je sais, mais il est inexact, car il s’agit bien pour lui de rhétorique ! Apprendre à écrire pour Payot, c’est d’abord écrire à penser, ce dont on ne se soucie pas.

D’où tant de bavards de plume et de tribune, d’atelier et de bistrot : d’où tant de brouillons, dans les syndicats comme partout ; d’où si peu de bon travail en définitive.

Commençons par l’effort personnel, par la planchette à livres, par l’étude sérieuse, par la méditation dans la paix de la chambrette, et vous verrez si ces heures de repliement sur soi-même ne feront pas de nous d’autres hommes que ceux que nous étions hier. Nous pourrons alors aller au cercle d’études, nous aurons quelque chose à y apporter, à y échanger et en rapporter. Mais, tant que nous nous y rendons la tête vide ou en désordre, nous en reviendrons les mains vides et le coeur soulevé. Assez de dispersion, de courses de réunion en réunion, de temps précieux gaspillé, d’intelligences nourries de salive, d’enthousiasmes flétris avant d’avoir fleuri.

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