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La Révolution française, c’est la mobilisation des masses et leur auto-organisation

mardi 2 juin 2020, par Robert Paris

La Révolution française, c’est la mobilisation des masses et leur auto-organisation

L’auto-organisation se manifeste sans cesse dans la Révolution française, même si c’est toujours en contradiction, en dualité de pouvoir avec l’Etat : assemblées électorales locales des cahiers de doléance et des Etats généraux refusant de se dissoudre en 1789, sections s’érigeant en permanence en 1792, clubs, mouvement sans culotte, sociétés populaires en 1793, enragés, légions des volontaires, comités de surveillance, organisations révolutionnaires, comités de piques, associations de femmes, comités révolutionnaires, communes insurrectionnelles en 1794, etc. La bourgeoisie jacobine a plus ou moins accompagné, encadré, manipulé ce mouvement de masse mais elle ne l’a jamais réellement soutenu et elle a sans cesse œuvré pour la remise en place d’un Etat bourgeois fort, le contraire du pouvoir populaire.

Dans « Les luttes de classes en France sous la première république », Daniel Guérin écrit :

« Nous voyons les premiers symptômes de dualité de pouvoirs dès juillet 1789. A l’orée de la Révolution, il y a dualité de pouvoirs non seulement entre le roi et l’Assemblée nationale, mais déjà entre l’Assemblée nationale, interprète des volontés de la haute bourgeoisie, et la Commune de Paris, cette dernière s’appuyant sur les couches inférieures du tiers état de la capitale. (…) La dualité de pouvoirs se manifesta d’une façon beaucoup plus accusée à l’occasion de l’insurrection du 10 août 1792. Dès la seconde quinzaine de juillet, les sections avaient nommé des délégués qui s’étaient réunis à l’Hôtel de Ville. (…) Le 10 août, l’assemblée des sections se substitua à la Commune légale et se constitua en Commune révolutionnaire. Celle-ci se présenta face à l’Assemblée bourgeoise comme l’organe de la volonté populaire. (…) Mais la dualité de pouvoirs est un fait révolutionnaire et non constitutionnel. Elle peut durer un certain temps, mais pas très longtemps. (…) Tôt ou tard, l’un des pouvoirs finit par éliminer l’autre. (…) « La dualité de pouvoirs est, en son essence, un régime de crise sociale : marquant un extrême fractionnement de la nation, elle comporte, en potentiel ou bien ouvertement, la guerre civile. » Au lendemain du 10 août, les pouvoirs de la Commune révolutionnaire de Paris et ceux de l’Assemblée s’équilibrèrent un instant. Cette situation qui provoqua une crise politique aiguë, ne dura que quelques semaines. L’un des deux pouvoirs dut finalement s’effacer devant l’autre, et ce fut la Commune. »

Jules Michelet :

L’auto-organisation vue par l’historien bourgeois modéré Michelet

Lire encore

Les électeurs (en 1789, tous ont été électeurs) forment des comités, comme celui de Paris

Lire aussi sur les sections révolutionnaires de Paris

L’historien Michelet écrit : « La Révolution de Juillet est « le premier modèle d’une révolution sans héros, sans noms propres ; point d’individus en qui la gloire ait pu se localiser. La société a tout fait […]. Après la victoire, on a cherché le héros ; et l’on a trouvé tout un peuple. »

Mais ces développements posent autant de problèmes qu’ils n’en résolvent. Justement parce que le petit peuple s’est mobilisé et qu’il est loin d’être constitué de bourgeois. Il est surtout formé de très petits bourgeois et des masses populaires, des ouvriers, des domestiques, des chômeurs, des mendiants, etc...

Lors des révolutions, les masses font l’histoire. Ce sont les historiens français de la Restauration qui l’ont reconnu après la révolution de 1789, parlant de « luttes de classe » avant que Karl Marx ne développe cette conception. Ils ont, du coup, analysé la révolution anglaise et européenne sur le même modèle. Cette leçon s’est perdue depuis et on nous raconte à nouveau l’histoire des grands chefs d’état et des grands généraux. Même la Révolution française est souvent plus perçue comme l’action parlementaire des assemblées que par celle des masses populaires, citadines et paysannes. Comme si, dans la nuit du 4 août 1789, les parlementaires de la noblesse auraient songé même à proposer la suppression de leurs privilèges si la révolution qui parcourait les campagnes (la « grande peur »), n’avait brûlé les terriers des droits féodaux, les châteaux et leurs maîtres, n’avait terrorisé y compris les possédants des villes, et ne les y avait contraint ! Comme si les députés des assemblées de la révolution auraient pris des décisions radicales sans la pression des bras nus, les travailleurs et chômeurs de Paris organisés dans les comités de piques, qui garnissaient les corbeilles et les menaçaient de mettre leur tête au bout d’une pique s’ils votaient mal !

Tant que la révolution a été dynamique, les opprimés ont été organisés et armés, de manière indépendante de l’Etat bourgeois et il y avait un double pouvoir. Les permanences citoyennes des quartiers populaires, les comités de piques, les sections sans culotte et la Commune ont été des organes révolutionnaires des masses mais celles-ci n’étaient nullement représentées dans les assemblées. Les domestiques, les misérables n’étaient même pas représentées et ne faisaient pas partie des électeurs. Jamais la bourgeoisie révolutionnaire n’a envisagé de donner le droit de vote aux opprimés !

Si l’histoire officielle, y compris celle des staliniens, reconnaît l’action des masses dans la Révolution française, de la prise de la Bastille aux manifestations de femmes à Versailles, de l’enlèvement du roi et de la reine emmenés à Paris à l’attaque des Tuileries, elle se garde d’y voir une action autonome et surtout elle se refuse de montrer les masses populaires s’organisant elles-mêmes et tentant d’avoir leur propre politique, indépendante de celle des possédants, qu’ils soient nobles ou bourgeois. Certes, la Révolution française n’a pas été dirigée politiquement et socialement par les bras nus, ces prolétaires, mais par la bourgeoisie girondine puis jacobine et la petite bourgeoisie, et cependant sans l’action autonome des masses, il n’y aurait pas eu de révolution du tout, ni sociale ni politique et encore moins de renversement de l’ordre féodal. Ceux qui parlent de révolution mais rejettent l’action autonome et auto-organisée des masses populaires n’ont de révolutionnaire que le mot et pas la réalité !

Daniel Guérin dans « La révolution française et nous » :

Chapitre Un

La Révolution française n’a pas été qu’une révolution bourgeoise

" La révolution française, en effet, n’a pas été qu’une révolution bourgeoise. Elle ne nous intéresse pas seulement à titre rétrospectif, en ce sens qu’elle a porté au pouvoir la classe qui, aujourd’hui dans les secousses les plus colossales de l’histoire, est en train de perdre le pouvoir ; elle se rattache directement à nos luttes, à nos problèmes du présent, car elle a été, en même temps qu’une révolution bourgeoise, la première tentative des opprimés pour se libérer de toute forme d’oppression. (...)

La Révolution française, tout d’abord, est la première des révolutions modernes qui ait dressé sur leurs jambes les larges masses populaires, qui les ait tirées de leur sommeil séculaire et qui ait été faite en grande partie par elles. La révolution anglaise a été plus militaire que populaire. (...)

Sans doute la bourgeoisie a eu sa part dans la Révolution française. Ses idéologues l’ont préparée. Ses parlementaires l’ont menée à coups de discours et de décrets. L’œuvre législative, l’action militante des assemblées révolutionnaires ne saurait être sous-estimée. Mais la bourgeoisie s’est montrée incapable de venir à bout de l’ancien régime féodal, clérical et absolutiste sans le concours des "bras nus". (Les bras nus sont les travailleurs, de l’artisan à l’ouvrier, au domestique et au mendiant - note de Robert Paris) (...)

Sans la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, par les sans-culottes parisiens, l’assemblée nationale aurait fini pas succomber dans sa rébellion contre les baïonnettes royales. Sans la marche sur Versailles, le 5 octobre, des "bras nus" affamés et sans leur irruption dans l’enceinte de l’Assemblée, la Déclaration des Droits de l’Homme n’aurait pas été sanctionnée. Sans l’irrésistible vague de fond partie des campagnes, l’assemblée n’eût pas osé s’attaquer, bien que timidement, à la propriété féodale, dans la nuit du 4 août 1789, l’expropriation sans indemnité des rentes féodales n’eût pas été, enfin, décrétée ; la bourgeoisie eût hésité devant la république et devant le suffrage universel.

Au fur et à mesure que la Révolution va en s’approfondissant, on voit les bourgeois hésiter, s’arrêter à mi-chemin et, chaque fois, la pression des "bras nus" les obliger à pousser la Révolution bourgeoise jusqu’au bout. (...)

A ce titre déjà, la Révolution française est toujours actuelle. Car même dans la mesure où elle a été une révolution bourgeoise, où elle a porté au pouvoir la bourgeoisie et non le prolétariat, elle a été une révolution de masses. Aussi son étude nous aide-t-elle à déchiffrer les lois permanentes du mouvement autonome des masses et offre-t-elle, en même temps, à notre examen les formes de pouvoir populaire que, spontanément, les masses forgent au cours de leurs luttes ; à ce titre, la Révolution française a été le berceau, non seulement de la démocratie bourgeoise, mais aussi de la démocratie de type communal ou soviétique, de la démocratie des conseils ouvriers.

Mais la grande Révolution n’a pas été qu’une révolution de masses travaillant, sans le savoir, pour le compte de la bourgeoisie. Elle a été aussi, dans une certaine mesure, une révolution des masses oeuvrant pour leur propre compte. (...) Les masses se levèrent avec l’espoir d’alléger leur misère, de secouer leur joug séculaire. Or, le joug séculaire n’était pas seulement celui des seigneurs, du clergé et des agents de l’absolutisme royal, amis aussi celui des bourgeois (...). L’idée de s’affranchir du joug séculaire conduisait naturellement les opprimés à celle d’une lutte contre l’ensemble des privilégiés, bourgeois y compris. (...)

Pour obtenir le concours des "bras nus" et parce que la proclamation des droits de l’homme la servait dans sa lutte contre l’ancien régime, la bourgeoisie aviva en eux le sentiment que c’en était fini de la vieille oppression de l’homme par l’homme, que le règne de la liberté et de l’égalité commençait pour tous. Ces mots ne tombèrent pas dans les oreilles de sourds. A maintes reprises, les "bras nus" invoquèrent contre la bourgeoisie, contre l’oppression bourgeoise, les droits de l’homme. De même, la bourgeoisie, en s’attaquant à la propriété féodale et à celle du clergé, ouvrit la brèche dans le mur sacro-saint de la propriété. Elle s’en rendit compte elle-même et c’est ce qui la rendit parfois si timorée. (....)

Révolution permanente

A partir du moment où les travailleurs ont commencé à prendre conscience de l’oppression de l’homme par l’homme, à secouer le joug séculaire, (...) il y a "transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne" (Lénine cité par Trotsky dans "La révolution permanente"). Même lorsque le conflit n’est pas encore entièrement liquidé entre l’aristocratie et la bourgeoisie, déjà un autre conflit met aux prises la bourgeoisie et le prolétariat.

Il n’y a pas deux sortes de mouvement révolutionnaire, de nature différente, l’un d’espèce bourgeoise et l’autre d’essence prolétarienne ; la Révolution tout court, cette vieille taupe comme le disait Marx, poursuit son bonhomme de chemin, d’abord au travers d’une même crise révolutionnaire, et ensuite de crise révolutionnaire en crise révolutionnaire. Même quand elle paraît assoupie, elle creuse encore. Une crise révolutionnaire n’est pas la continuation directe de la crise précédente. il n’est pas possible de placer quelque part un poteau frontière et d’y inscrire :

Révolution bourgeoise ! Défense d’aller plus loin !

La Révolution ne s’arrête pas sur commande. Ou si elle s’arrête, elle recule. (...) Dans une société où les rapports sociaux sont tendus à l’extrême, où deux forces opposées, force révolutionnaire et force contre-révolutionnaire, se heurtent comme deux béliers, cornes contre cornes, si la pression révolutionnaire se relâche un instant, la contre-révolution profite aussitôt de cette défaillance et prend sa revanche. Empêcher la transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne, faire les choses à demi, c’est s’exposer à perdre ce qui a été conquis ; laisser subsister un seul privilège c’est s’exposer à les voir renaître tous ; pour s’être arrêtés en 1793 au pied de la forteresse bourgeoise, les sans-culottes furent assommés en 1795 par les gourdins des royalistes.

Robespierre, en donnant, le 20 novembre 1793, un coup de frein à la déchristianisation, en insultant et en persécutant les "ultra-révolutionnaires", fit faire demi-tour à la Révolution, l’engagea sur une pente fatale où lui-même laissa sa tête, qui conduisit à la dictature militaire de Bonaparte et aux ordonnances de Charles X. (...)

L’autonomie du mouvement des masses

Le mouvement autonome des masses ? Lorsqu’il entend prononcer ces mots, le bourgeois fait l’étonné et l’ignorant. Quel est donc ce charabia ? Encore une abstraction issue du cerveau fumeux de quelque théoricien ? Mais, dans son for intérieur, il sait très bien ce dont il s’agit ; Son instinct de conservation le lui a appris. le mouvement autonome des masses est sa hantise inavouée, le cauchemar de ses nuits. Il ne craint rien tant que la force primitive, élémentaire que déchaînent, en certaines circonstances, les hommes de travail. (...)

Mais quand le mouvement des masses ne se laisse pas utiliser, quand il entre en lutte ouverte avec le bourgeois, alors ce dernier essaie de réduire l’importance de son redoutable adversaire. Il le défigure, le couvre de boue. Il le désigne par les mots de "populace", "éléments troubles", "pègre des grandes villes", ou bien il présente ses manifestations comme non spontanées, comme fomentées par des "meneurs". (...)

le mouvement autonome des masses existe à l’état latent, souterrain, de façon permanente. Du fait même qu’une classe en exploite une autre, la classe exploitée ne cesse d’exercer une pression sur ses exploiteurs afin de tenter de leur arracher une ration alimentaire un peu moins congrue. Mais cette pression, dans les périodes creuses, est sourde, invisible, hétérogène. Elle consiste en faibles réactions individuelles, isolées les unes des autres. Le mouvement des masses est atomisé, replié sur lui-même.

Dans certaines circonstances, il remonte à la surface, il se manifeste comme une grande force collective, homogène. (...) Ainsi, à la veille de la Révolution de 1789, la mauvaise récolte de l’année précédente, aggravant la misère permanente des masses laborieuses, leur avait arraché une protestation simultanée ; et la convocation des états généraux leur avait permis d’exprimer leurs doléances communes en des cahiers revendicatifs. (...)

C’est le déterminisme du mouvement autonome des masses qui, à travers la révolution, a le plus effrayé la bourgeoisie révolutionnaire. Le bourgeois aime donner des ordres, et non à être mené. (...) On ne veut pas dire, bien entendu, que le bourgeois révolutionnaire fût désarmé vis-à-vis des bras nus. Il déploya contre eux les mille artifices de la fourberie politicienne. (...) Mais il n’empêche que, pendant un peu plus de quatre ans, le bourgeois révolutionnaire avait été à la remorque du mouvement autonome des masses.

Une expérience de collaboration de classes ?

(...) Tandis que la plupart des historiens de la Révolution ont mis l’accent sur la collaboration des classes qu’ils ont rassemblé, monté en épingle, sans en oublier aucun, les témoignages de la bonne harmonie, de la touchante fraternité régnant entre bourgeois révolutionnaire et bras nus (...) La lutte des classes n’a cessé, dans les profondeurs, d’opposer les bourgeois aux bras nus et les bras nus aux bourgeois. (...)

Au point de vue des sans-culottes, l’expérience de la collaboration de classes s’est soldée par un désastre. Les sans-culottes ont tout perdu, à la fois le pain et la liberté.

Pas d’économie intermédiaire entre capitalisme et socialisme

L’expérience de la Révolution française, dans sa dernière phase, nous enseigne également qu’il n’est pas d’économie intermédiaire, entre l’économie capitaliste et l’économie socialiste.

L’économie intermédiaire est une illusion typiquement petite bourgeoise. (...) Ces rêveries forment, de nos jours, la trame de tous les "plans" d’inspiration petite bourgeoise, des élucubrations aussi bien des plébéiens fascistes que des plébéiens réformistes. On les voit déjà éclore sous la révolution française. (....)

La bourgeoisie montagnarde, bien que toujours attachée au principe de la liberté illimitée, fut contrainte d’accorder aux bras nus quelques concessions, d’atténuer, dans une certaine mesure, les souffrances engendrées par l’inflation et la vie chère, d’agir sur la monnaie et sur les prix. Elle le fit sous l’empire de la nécessité et sans enthousiasme : elle avait besoin temporairement du concours des bras nus pour conjurer les graves périls qui, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur, l’assaillaient. (...) Mais les effets de cette intervention de l’Etat, bien que non négligeables, (...) furent insuffisantes et n’apportèrent quelque soulagement aux sans-culottes que pendant une période très courte. (...) D’autre part, l’expérience prouva que les mesures de contrainte, prises à contre-coeur par les pouvoirs publics, étaient incompatibles avec le fonctionnement d’un système reposant sur la propriété privée et l’initiative individuelle, qu’elles tarissaient les sources du profit, qu’elles aboutissaient à la paralysie de la production et des échanges. (....)

Après une courte période, la bourgeoisie révolutionnaire fit volte-face. (...) Les sans-culottes furent sacrifiés."

Les "Enragés" dans la Révolution française

"Ceux que leurs adversaires affublèrent du nom d’ « enragés » : Jacques Roux, Théophile Leclerc, Jean Varlet, furent en 1793 les interprètes directs et authentiques du mouvement des masses ; ils furent, comme n’hésita pas à l’écrire Karl Marx, « les représentants principaux du mouvement révolutionnaire ».

A ces trois noms doit être attaché celui de Gracchus Babeuf. Il ne s’associe certes que partiellement au mouvement des enragés. Il devait être davantage leur continuateur qu’il ne fut leur compagnon de lutte. Mais il appartient à la même espèce d’hommes (…) Tous quatre étaient des révoltés (…) Tous quatre avaient partagé la grande misère des masses. (…) Au nom de ce peuple qu’ils côtoyaient tous les jours, les enragés élevèrent une protestation qui va beaucoup plus loin que les doléances des modestes délégations populaires. Ils osèrent attaquer la bourgeoisie de front. Ils entrevirent que la guerre – la guerre bourgeoise, la guerre pour la suprématie commerciale – aggravait la condition des bras-nus ; ils aperçurent l’escroquerie de l’inflation, source de profit pour le riche, ruineuse pour le pauvre. Le 25 juin 1793, Jacques Roux vint lire une pétition à la barre de la Convention : « (…) La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. (…) La république n’est qu’un vain fantôme quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. » (…)

Les enragés eurent le mérite incontestable, face aux montagnards enfermés dans le légalisme parlementaire, de proclamer la nécessité de l’action directe. Ils eurent aussi le courage de s’attaquer aux réputations établies, à la plus haute, à celle à laquelle il était le plus dangereux de toucher. Ils osèrent s’en prendre à l’idole populaire qu’était Robespierre. Théophile Leclerc rangeait ce dernier parmi les « quelques despotes insolents de l’opinion publique ». Jacques Roux dénonçait prophétiquement « les hommes mielleux en apparence, mais sanguinaires en réalité ». (…) La Société des Femmes Révolutionnaires de Claire Lacombe poussa la témérité jusqu’à appeler Robespierre : « Monsieur Robespierre », injure impardonnable à l’époque. »

Note sur Claire Lacombe : « Avant la Révolution, elle avait commencé une assez bonne carrière d’actrice, notamment à Lyon et à Marseille. Au début de 1792, elle monta à Paris et fréquenta les Cordeliers. Le 10 août, elle participa à l’assaut des Tuileries avec un bataillon de Fédérés, ce qui lui valut une couronne civique. Pendant l’hiver 92-93, proche des Enragés (elle fut un temps la compagne de Leclerc), elle milita contre l’accaparement et le chômage. En février 93, elle fonda avec Pauline Léon la Société des Républicaines Révolutionnaires, société exclusivement féminine et très engagée sur le plan social. Le 12 mai, des femmes de cette société demandèrent le droit de porter des armes pour aller combattre en Vendée. Claire Lacombe joua un rôle important pendant les journées du 31 mai et du 2 juin. Elle participa aux délibérations de la Commune et poussa fortement à l’insurrection. En août, elle demanda dans une pétition à la Convention la destitution de tous les nobles de l’armée. Le 5 septembre, elle réclama carrément l’épuration du gouvernement... Les Jacobins s’en prirent alors à elle avec violence, l’accusant de toute sortes de délits : elle aurait volé des armes, caché des aristocrates, etc. Ces accusations n’étaient pas très crédibles, mais elles étaient dangereuses à cette période, et Lacombe se défendit avec force. Elle se présenta le 7 octobre à la barre de la Convention et réfuta les arguments de ses adversaires. Elle osa dénoncer l’oppression dont les femmes étaient victimes, et ajouta : « Nos droits sont ceux du peuple, et si l’on nous opprime, nous saurons opposer la résistance à l’oppression. » Le gouvernement n’apprécia guère, et elle se retrouva quelques jours plus tard impliquée dans une curieuse affaire. Une rixe eut lieu entre des femmes de la Halle et des Républicaines Révolutionnaires. Les premières prétendirent, par la voix d’une députation à la Convention, que les secondes les avaient forcées de prendre le bonnet rouge. Prudhomme, dans les Révolutions de Paris, assura que c’était l’habit masculin que les Républicaines, qui le portaient parfois, avaient voulu forcer les « honnêtes » femmes de la Halle à revêtir. Ces dernières se seraient défendues avec succès, et auraient même fouetté Claire Lacombe, qui participait à l’incident. Le gouvernement révolutionnaire saisit aussitôt le prétexte : les Républicaines Révolutionnaires furent interdites, ainsi que tous les clubs féminins. Lacombe dut se cacher, et la chute des Hébertistes, après celle des Enragés, la mit dans une position inconfortable. Elle fut finalement arrêtée, le 31 mars 1794. Elle demeura un an en prison. Elle reprit ensuite son métier de comédienne, joua en province, puis revint à Paris. On n’a plus de traces d’elle après 1798. »

Le Manifeste des Enragés

25 juin 1793

Délégués du peuple français,

Cent fois cette enceinte sacrée a retenti des crimes des égoïstes et des fripons ; toujours vous nous avez promis de frapper les sangsues du peuple. L’acte constitutionnel va être présenté à la sanction du souverain ; y avez-vous proscrit l’agiotage ? Non. Avez-vous prononcé la peine de mort contre les accapareurs ? Non. Avez-vous déterminé en quoi consiste la liberté du commerce ? Non. Avez-vous défendu la vente de l’argent monnayé ? Non. Eh bien ! Nous vous déclarons que vous n’avez pas tout fait pour le bonheur du peuple.

La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme quand la contre-révolution opère, de jour en jour, par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes.

Cependant, ce n’est qu’en arrêtant le brigandage du négociant, qu’il faut bien distinguer du commerce ; ce n’est qu’en mettant les comestibles à la portée des sans-culottes, que vous les attacherez à la Révolution et que vous les rallierez autour des lois constitutionnelles.

Eh quoi ! Parce que des mandataires infidèles, les hommes d’Etat, ont appelé sur notre malheureuse patrie les fléaux de la guerre étrangère, faut-il que le riche nous en déclare une plus terrible encore au-dedans ? Parce que trois cens mille français, traîtreusement sacrifiés, ont péri par le fer homicide des esclaves des rois, faut-il que ceux qui gardaient leurs foyers soient réduits à dévorer des cailloux ? Faut-il que les veuves de ceux qui sont morts pour la cause de la liberté paient au prix de l’or, jusques au coton dont elles ont besoin pour essuyer leurs larmes ? Faut-il qu’elles paient au prix de l’or, le lait et le miel qui servent de nourriture à leurs enfants ?

Mandataires du peuple, lorsque vous aviez dans votre sein les complices de Dumouriez, les représentants de la Vendée, les royalistes qui ont voulu sauver le tyran, ces hommes exécrables qui ont organisé la guerre civile, ces sénateurs inquisitoriaux qui décrétaient d’accusation le patriotisme et la vertu, la section des Gravilliers suspendit son jugement... Elle s’aperçut qu’il n’était pas du pouvoir de la Montagne de faire le bien qui était dans son coeur, elle se leva...

Mais aujourd’hui que le sanctuaire des lois n’est plus souillé par la présence des Gorsas, des Brissot, des Pétion, des Barbaroux et des autres chefs des appelants, aujourd’hui que ces traîtres, pour échapper à l’échafaud, sont allés cacher, dans les départements qu’ils ont fanatisés, leur nullité et leur infamie ; aujourd’hui que la Convention nationale est rendue à sa dignité et à sa vigueur, et n’a besoin pour opérer le bien que de le vouloir, nous vous conjurons, au nom du salut de la république, de frapper d’un anathème constitutionnel l’agiotage et les accaparements, et de décréter ce principe général que le commerce ne consiste pas à ruiner, à désespérer, à affamer les citoyens.

Les riches seuls, depuis quatre ans, ont profité des avantages de la Révolution. L’aristocratie marchande, plus terrible que l’aristocratie nobiliaire et sacerdotale, s’est fait un jeu cruel d’envahir les fortunes individuelles et les trésors de la république ; encore ignorons-nous quel sera le terme de leurs exactions, car le prix des marchandises augmente d’une manière effrayante, du matin au soir. Citoyens représentants, il est temps que le combat à mort que l’égoïste livre à la classe la plus laborieuse de la société finisse. Prononcez contre les agioteurs et les accapareurs. Ou ils obéiront à vos décrets ou ils n’y obéiront pas. Dans la première hypothèse, vous aurez sauvé la patrie ; dans le second cas, vous aurez encore sauvé la patrie, car nous serons à portée de connaître et de frapper les sangsues du peuple.

Eh quoi ! Les propriétés des fripons seraient-elles quelque chose de plus sacré que la vie de l’homme ? La force armée est à la disposition des corps administratifs, comment les subsistances ne seraient-elles pas à leur réquisition ? Le législateur a le droit de déclarer la guerre, c’est-à-dire de faire massacrer les hommes, comment n’aurait-il pas le droit d’empêcher qu’on pressure et qu’on affame ceux qui gardent leurs foyers ?

La liberté du commerce est le droit d’user et de faire user, et non le droit de tyranniser et d’empêcher d’user. Les denrées nécessaires à tous doivent être livrées au prix auquel tous puissent atteindre, prononcez donc, encore une fois... les sans culottes avec leurs piques feront exécuter vos décrets.

Vous n’avez pas hésité à frapper de mort ceux qui oseraient proposer un roi, et vous avez bien fait ; vous venez de mettre hors la loi les contre-révolutionnaires qui ont rougi, à Marseille, les échafauds du sang des patriotes, et vous avez bien fait ; vous auriez encore bien mérité de la patrie, si vous eussiez expulsé de nos armées les nobles et ceux qui tenaient leurs places de la cour ; si vous eussiez pris en otage les femmes, les enfants des émigrés et des conspirateurs, su vous eussiez retenu pour les frais de la guerre les pensions des ci-devant privilégiés, si vous eussiez confisqué au profit des volontaires et des veuves les trésors acquis depuis la révolution par les banquiers et les accapareurs ; si vous eussiez chassé de la Convention les députés qui ont voté l’appel au peuple, si vous eussiez livré aux tribunaux révolutionnaires les administrateurs qui ont provoqué le fédéralisme, si vous eussiez frappé du glaive de la loi les ministres et les membres du conseil exécutif qui ont laissé former un noyau de contre-révolution à la Vendée, si enfin vous eussiez mis en état d’arrestation ceux qui ont signé les pétitions anti-civiques, etc., etc. Or les accapareurs et les agioteurs ne sont-ils pas autant et plus coupables encore ? Ne sont-ils pas, comme eux, de véritables assassins nationaux ?

Ne craignez donc pas de faire éclater sur ces vampires la foudre de votre justice ; ne craignez pas de rendre le peuple trop heureux. Certes, il n’a jamais calculé lorsqu’il a été question de tout faire pour vous. Il vous a prouvé, notamment dans les journées du 31 mai et du 2 juin, qu’il voulait la liberté toute entière. Donnez-lui en échange du pain, et un décret ; empêchez qu’on ne mette le bon peuple à la question ordinaire et extraordinaire par le prix excessif des comestibles.

Jusques à présent, les gros marchands qui sont par principe les fauteurs du crime, et par habitude les complices des rois, ont abusé de la liberté du commerce pour opprimer le peuple ; ils ont faussement interprété cet article de la déclaration des droits de l’homme qui établit qu’il est permis de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi. Eh bien ! décrétez constitutionnellement que l’agiotage, la vente de l’argent-monnaie, et les accaparements sont nuisibles à la société. Le peuple qui connaît ses véritables amis, le peuple qui souffre depuis si longtemps verra que vous vous apitoyez sur son sort, et que vous voulez sérieusement guérir ses maux ; quand on aura une loi claire et précise, dans l’acte constitutionnel, contre l’agiotage et les accaparements, il verra que la cause du pauvre vous tient plus à cœur que celle du riche ; il verra qu’il ne siège point parmi vous des banquiers, des armateurs, et des monopoleurs ; il verra enfin que vous ne voulez pas la contre-révolution.

Vous avez, il est vrai, décrété un emprunt forcé d’un milliard sur le riche ; mais si vous n’arrachez pas l’arbre de l’agiotage, si vous ne mettez un frein national à l’avidité des accapareurs, le capitaliste, le marchand, dès le lendemain, lèveront cette somme sur les sans-culottes, par le monopole et les concussions ; ce n’est donc plus l’égoïste, mais le sans-culotte que vous avez frappé ; avant votre décret, l’épicier et le banquier n’ont cessé de pressurer les citoyens ; quelle vengeance n’exerceront-ils pas aujourd’hui que vous les mettez à contribution ? quel nouveau tribut ne vont-ils pas lever sur le sang et les larmes du malheureux ?

En vain objecterait-on que l’ouvrier reçoit un salaire en raison de l’augmentation du prix des denrées, la vérité il en est quelques-uns dont l’industrie est payée plus cher ; mais il en est aussi beaucoup dont la main d’œuvre est moins salariée depuis la Révolution. D’ailleurs tous les citoyens ne sont pas ouvriers ; tous les ouvriers ne sont pas occupés, et parmi ceux qui le sont, il en est qui ont huit à dix enfants incapables de gagner leur vie, et les femmes en général ne gagnent pas au-delà de vingt sous par jour.

Députés de la Montagne, que n’êtes vous montés depuis le troisième jusqu’au neuvième étage des maisons de cette ville révolutionnaire, vous auriez été attendris par les larmes et les gémissements d’un peuple immense sans pain et sans vêtements, réduit à cet état de détresse et de malheur par l’agiotage et les accaparements, parce que les lois ont été cruelles à l’égard du pauvre, parce qu’elles n’ont été faites que par les riches et pour les riches.

O rage, ô honte du XVIIIème siècle ! Qui pourra croire que les représentants du peuple français qui ont déclaré la guerre aux tyrans du dehors ont été assez lâches pour ne pas écraser ceux du dedans ? Sous le règne des Sartines et des Flesselles, le gouvernement n’aurait pas toléré qu’on fît payer les denrées de première nécessité trois fois au-dessus de leur valeur ; que dis-je ? Ils fixaient le prix des armes et de la viande pour le soldat ; et la Convention nationale, investie de la force de vingt-cinq millions d’hommes, souffrira que le marchand et le riche égoïste leur portent habituellement le coup de la mort, en taxant arbitrairement les choses les plus utiles à la vie. Louis Capet n’avait pas besoin, pour opérer la contre-révolution, de provoquer la foudre des puissances étrangères. Les ennemis de la patrie n’avaient pas besoin d’incendier d’une pluie de feu les départements de l’Ouest, l’agiotage et les accaparements suffisent pour renverser l’édifice des lois républicaines.

Mais c’est la guerre, dira-t-on, qui est la cause de la cherté des vivres. Pourquoi donc, représentants du peuple, l’avez-vous provoquée en dernier lieu ? Pourquoi, sous le cruel Louis XIV, le Français eut-il à repousser la ligue des tyrans, et l’agiotage n’étendit pas sur cet empire l’étendard de la révolte, de la famine et de la dévastation ? Et, sous ce prétexte il serait donc permis au marchand de vendre la chandelle six francs la livre, le savon six francs la livre, l’huile six francs la livre.

Sous le prétexte de la guerre, le sans-culotte paierait donc les souliers cinquante livres la paire, une chemise cinquante livres, un mauvais chapeau cinquante livres. C’est pour le coup qu’on pourrait dire que les prédictions de Cazalès et de Maury sont accomplies ; dans ce cas, vous auriez conspiré, avec eux, contre la liberté de la patrie, que dis-je, vous les auriez surpassés en trahison. C’est pour le coup que les Prussiens et les Espagnols pourraient dire : nous sommes les maîtres d’enchaîner les Français car ils n’ont pas le courage d’enchaîner les monstres qui les dévorent, c’est pour le coup qu’on pourrait dire : qu’en répandant à propos des millions, qu’en associant les bourgeois et les gros marchands au parti des contre-révolutionnaires, la république se détruirait par elle-même.

Mais c’est le papier ; dit-on encore, qui est la cause de la cherté des vivres : ah ! le sans-culotte ne s’aperçoit guère qu’il y en a beaucoup en circulation... Au reste sa prodigieuse émission est une preuve du cours qu’il a et du prix qu’on y attache. Si l’assignat a une hypothèque réelle, s’il repose sur la loyauté de la nation française, la quantité des effets nationaux ne leur ôte donc rien de leur valeur. Parce qu’il y a beaucoup de monnaie en circulation, est-ce une raison pour oublier qu’on est homme, pour commettre dans les tavernes du commerce des brigandages, pour se rendre maître de la fortune et de la vie des citoyens, pour employer tous les moyens d’oppression que suggèrent l’avarice et l’esprit de parti, pour exciter le peuple à la révolte et le forcer par la disette et le supplice des besoins à dévorer ses propres entrailles ?

Mais les assignats perdent beaucoup dans le commerce... Pourquoi donc les banquiers, les négociants et les contre-révolutionnaires du dedans et du dehors en remplissent-ils leurs coffres ? Pourquoi ont-ils la cruauté de diminuer le salaire de certains ouvriers, et n’accordent-ils pas une indemnité aux autres ? Pourquoi n’offrent-ils pas l’escompte, lorsqu’ils acquièrent les domaines nationaux ? L’Angleterre, dont la dette excède peut-être vingt fois la valeur de son territoire et qui n’est florissante que par le papier de sa banque, paie-t-elle à proportion les denrées aussi cher que nous les payons ? Ah ! le ministre Pitt est trop adroit pour laisser accabler ainsi les sujets de Georges ! Et vous, citoyens représentants, vous, les députés de la Montagne, vous qui vous faites gloire d’être du nombre des sans-culottes, du haut de votre immortel rocher, vous n’anéantirez pas l’hydre sans cesse renaissante de l’agiotage !

Mais ajoute-t-on, on tire de l’étranger bien des articles, et il ne veut en paiement que de l’argent. Cela est faux ; le commerce s’est presque toujours fait par l’échange de marchandise contre marchandise, et du papier contre papier ; souvent même on a préféré des effets au numéraire. Les espèces métalliques qui circulent en Europe ne suffiraient pas, pour acquitter la cent-millième partie des billets qui sont en émission. Ainsi, il est clair comme le jour, que les agioteurs et les banquiers ne discréditent les assignats que pour vendre plus cher leur argent, pour trouver occasion de faire impunément le monopole et de trafiquer dan le comptoir du sang des patriotes, qu’ils brûlent de verser.

Mais l’on ne sait pas comment les choses tourneront. –Il est très certain que les amis de l’égalité ne souffriront pas toujours qu’on les fasse égorger au dehors et qu’au-dedans on les assiège par la famine. Il est très certains que toujours ils ne seront pas les dupes de cette peste publique, des charlatans qui nous rongent comme des vers, des accapareurs dont les magasins ne sont plus qu’un repaire de filous.

Mais, lorsque la peine de mort est prononcée contre quiconque tenterait de rétablir la royauté, lorsque des légions innombrables de citoyens soldats forment avec leurs armes une voûte d’acier, lorsqu’elles vomissent de toutes parts le salpêtre et le feu sur une horde de barbares, le banquier et l’accapareur peuvent-ils dire qu’ils ne savent pas comment les choses tourneront ? Au reste, s’ils l’ignorent, nous venons le leur apprendre. Le peuple veut la liberté et l’égalité, la république ou la mort ; et voilà précisément ce qui vous désespère, agioteurs, vils suppôts de la tyrannie.

N’ayant pu réussir à corrompre le cœur du peuple, à le subjuguer par la terreur et la calomnie, vous employez les dernières ressources des esclaves pour étouffer l’amour de la liberté. Vous vous emparez des manufactures, des ports de mer, de toutes les branches du commerce, de toutes les productions de la terre pour faire mourir de faim, de soif et de nudité, les amis de la patrie, et les déterminer à se jeter entre les bras du despotisme.

Mais les fripons ne réduiront pas à l’esclavage un peuple qui ne vit que de fer et de liberté, de privations et de sacrifices. Il est réservé aux partisans de la monarchie de préférer des chaînes antiques et des trésors à la République et à l’immortalité.

Ainsi, mandataires du peuple, l’insouciance que vous montreriez plus longtemps serait un acte de lâcheté, un crime de lèse-nation. Il ne faut pas craindre d’encourir la haine des riches, c’est-à-dire des méchants. Il ne faut pas craindre de sacrifier les principes politiques au salut du peuple, qui est la suprême loi.

Convenez donc avec nous que par pusillanimité vous autorisez le discrédit du papier, vous réparez la banqueroute, en tolérant des abus, des forfaits dont le despotisme eût rougi, dans les derniers jours de sa barbare puissance.

Nous savons sans doute qu’il est des maux inséparables d’une grande révolution, qu’il n’est pas de sacrifices qu’on ne doive faire, pour le triomphe de la liberté, et qu’on ne saurait trop payer cher le plaisir d’être républicain ; mais aussi nous savons que le peuple a été trahi par deux législatures ; que les vices de la Constitution de 1791 ont été la source des calamités publiques, et qu’il est temps que le sans-culotte qui a brisé le sceptre des rois, voie le terme des insurrections et de toute espèce de tyrannie.

Si vous n’y portez un prompt remède, comment ceux qui n’ont aucun état, ceux qui n’ont que 2, 3, 4, 4 ou 6 cents livres de rentes, encore mal payées, soit en pension viagère, soit sur des caisses particulières subsisteront-ils, si vous n’arrêtez le cours de l’agiotage et des accapareurs, et cela par un décret constitutionnel qui n’est pas sujet aux variations des législateurs. Il est possible que nous n’ayons la paix que dans vingt ans ; les frais de la guerre occasionneraient une émission nouvelle de papier ; voudriez-vous donc perpétuer nos maux pendant tout ce temps-là, déjà trop long, par l’autorisation tacite de l’agiotage et des accaparements ? Ce serait là le moyen d’expulser tous les étrangers patriotes, et d’empêcher les peuples esclaves de venir respirer en France l’air pur de la liberté.

N’est-ce donc pas assez que vos prédécesseurs, pour la plupart d’infâme mémoire, nous aient légué la monarchie, l’agiotage et la guerre, sans que vous nous léguiez la nudité, la famine et le désespoir ? Faut-il que les royalistes et les modérés, sous prétexte de la liberté du commerce, dévorent encore les manufactures, les propriétés ? qu’ils s’emparent du blé des champs, des forêts et des vignes, de la peau même des animaux et qu’ils boivent encore dans des coupes dorées le sans et les larmes de citoyens, sous la protection de la loi ?

Députés de la Montagne, non, non, vous ne laisserez pas votre ouvrage imparfait ; vous fonderez les bases de la prospérité publique ; vous consacrerez les principes généraux et répressifs de l’agiotage et des accapareurs ; vous ne donnerez pas à vos successeurs l’exemple terrible de la barbarie des hommes puissants sur le faible, du riche sur le pauvre ; vous ne terminerez pas enfin votre carrière avec ignominie.

Dans cette pleine confiance, recevez ici le nouveau serment que nous faisons de défendre jusques au tombeau la liberté, l’égalité, l’unité et l’indivisibilité de la République et les sans-culottes opprimés des départements.

Qu’ils viennent, qu’ils viennent bien vite à Paris, cimenter les liens de la fraternité ! c’est alors que nous leur montrerons ces piques immortelles qui ont renversé la Bastille ; ces piques qui fait tomber en putréfaction la commission des douze et la faction des hommes d’Etat, ces piques qui feront justice des intrigants et des traîtres, de quelque masque qu’ils se couvrent et quelque pays qu’ils habitent. C’est alors que nous les conduirons au pied de ce jeune chêne où les Marseillais et les sans-culottes des départements abjurèrent leur erreur, et firent serment de renverser le trône. C’est alors enfin que nous les accompagnerons dans le sanctuaire des lois, où d’une main républicaine nous leur montrerons le côté qui voulut sauver le tyran et la Montagne qui prononça sa mort.

Vive la vérité, vive la Convention nationale, vive la république française !

(D’après Dommanget, Les Enragés contre la vie chère, 1948, p. 83-89)

« Bourgeois et bras nus » de Daniel Guérin :

« Les adversaires de la souveraineté populaire avaient mis la bourgeoisie en garde, dès le début de la Révolution, contre l’interprétation radicale que ne manquerait pas de tirer l’homme de la rue. A la Constituante, le baron Malouet avait lancé cet avertissement : « Vous avez voulu rapprocher intimement le peuple de la souveraineté et vous lui en donnez continuellement la tentation sans lui en conférer l’exercice. Je ne crois pas cette vue saine. Vous affaiblissez les pouvoirs suprêmes par la dépendance où vous les avez mis d’une abstraction. » De fait, les objections des penseurs bourgeois contre la démocratie directe furent bousculées par la logique populaire. A l’effroi de la bourgeoisie révolutionnaire, les sans-culottes opposèrent, maintes fois, à la soi-disant souveraineté de l’assemblée parlementaire, la véritable souveraineté du peuple, s’exerçant directement là où il était rassemblé : dans ses sections, dans ses communes, dans ses sociétés populaires. C’est ainsi que le 3 novembre 1792, la section de la Cité présenta à l’approbation des autres sections de Paris une adresse : « Les Citoyens de Paris déclarent (…) qu’ils ne reconnaissent les députés de la Convention que comme des rédacteurs d’un projet de constitution et administrateurs provisoires de la république.

Au cours de l’insurrection manquée, du 10 mars 1793, plusieurs sections, puis le Club des Cordeliers, adoptèrent une motion, rédigée par l’ »enragé » Varlet : « Le département de Paris, partie intégrante du souverain, est invitée à s’emparer de l’exercice de la souveraineté ; le corps électoral de Paris est autorisé à renouveler les membres de la Convention traîtres à la cause du peuple. » (…) Le 4 mai, une députation du faubourg Saint-Antoine défilant à la Convention, son orateur déclara qu’il était suivi de mille citoyens, « membres du souverain qui venait dicter ses volontés à ses mandataires. (…) Le 20 mai 1795, la foule des émeutiers, faisant éruption dans la salle des séances de la Convention, invoquera ses droits de souverain et un homme criera aux députés : « Allez-vous-en tous ! Nous allons former la Convention nous-mêmes ! »

La logique populaire ne partit pas d’une idée préconçue, d’une théorie de la démocratie directe. Elle n’était pas encore capable d’adresser au parlementarisme bourgeois les critiques que devait diriger contre lui la pensée marxiste et libertaire moderne. Au contraire, le peuple se laissa séduire par la fiction de l’assemblée centrale souveraine, qui frappait son imagination et lui en imposait, car elle était le symbole de l’unité de la nation, la veille encore morcelée en « états » et en « provinces ». Il ne se dressa pas contre le parlement, il tenta de lui substituer une autre forme de pouvoir, son émanation directe, que dans la mesure où le parlement, interprète des intérêts de la bourgeoisie, heurta les siens propres. (…)

Les formes nouvelles de pouvoir politique que le peuple découvrit ne furent pas une création de l’esprit, l’œuvre de doctrinaires. Le peuple n’est pas métaphysicien. Spontanément, il utilisa et élargit des institutions anciennes en leur donnant un contenu nouveau. La Commune de Paris était issue d’une vieille tradition remontant au 11ème siècle, époque où le tiers-état des villes s’était constitué au sein de la société féodale et avait conquis de haute lutte les libertés communales. Au 14ème siècle, la Commune parisienne, conduite par le prévôt des marchands, Etienne Marcel, s’était affrontée avec le pouvoir royal et les deux autres « états ». Tel était, en bref, l’origine historique de la Commune. Et voici maintenant comment elle ressuscita : les députés de Paris aux Etats-généraux étaient élus en 1789 par une assemblée des électeurs ; celle-ci, après la chute de la Bastille, prit en mains l’administration de la capitale et se donna le vieux nom de « commune ». (…)

Les 48 sections de Paris qui, dans le cadre de la Commune, constituèrent les foyers mêmes du nouveau pouvoir populaire, avaient une origine beaucoup plus récente. A l’occasion de l’élection en deux degrés aux Etats-généraux, le ministre de le Louis XVI, Necker, avait découpé Paris en 60 districts (…) Cette opération avait pour but d’affaiblir, en le divisant, l’esprit révolutionnaire de la capitale. (…) Au lendemain du 14 juillet, la subdivision de Paris en 60 bureaux de vote qui, à l’origine devaient se réunir une seule et unique fois, fut rendue permanente. Plus tard, ceux-ci furent remplacés par 48 sections. A la veille du 10 août 1792, les sections arrachèrent à l’Assemblée le droit de se réunir en permanence ; et après le 10 août non plus seulement ceux qui payaient le « cens » mais tous les citoyens y furent admis.

Un phénomène caractéristique de toutes les révolutions consiste dans la coexistence momentanée de deux formes antagonistes de pouvoir politique. La dualité de pouvoirs, bien qu’encore relativement embryonnaire, se manifesta, avec une certaine netteté déjà, au cours de la Révolution française. (…) Nous voyons les premiers symptômes de ce phénomène apparaître dès juillet 1789. A l’orée de la révolution, il y a dualité de pouvoirs non seulement entre le roi et l’Assemblée nationale, mais déjà entre l’Assemblée nationale, interprète des volontés de la haute bourgeoisie, et la Commune de Paris, cette dernière s’appuyant sur les couches inférieures du tiers-état de la capitale. Le second pouvoir, émanation directe du peuple, ne traitait pas seulement le parlement d’égal à égal, il lui parlait à peine né sur le ton de protection (…).

La dualité de pouvoirs se manifesta de façon beaucoup plus accusée à l’occasion de l’insurrection du 10 août 1792. Dès la seconde quinzaine de juillet, les sections avaient nommé des délégués qui s’étaient réunis à l’Hôtel de ville. Le 10 août, l’assemblée des sections se substitua à la Commune légale et se constitua en Commune révolutionnaire. (…) Mais la dualité de pouvoirs est un fait révolutionnaire et non constitutionnel. Elle ne peut être que transitoire. Tôt ou tard, l’un des deux pouvoirs doit éliminer l’autre. Au lendemain du 10 août 1792, les pouvoirs de la Commune révolutionnaire de Paris et ceux de l’Assemblée s’équilibrèrent un instant. Cette situation, qui provoqua une crise politique aiguë, ne persista que quelques semaines. La Commune eut le dessous.

Le 31 mars 1793, la dualité de pouvoirs prit de nouveau une forme ouverte. Comme au 10 août, une Commune révolutionnaire s’était substituée à la Commune, et, face à la Convention et à son Comité de Salut public, elle avait fait figure de nouveau pouvoir. Mais la dualité de dura cette fois que l’espace d’un matin. Le pouvoir officiel s’empressa de faire rentrer dans le néant la Commune insurrectionnelle.

Après la chute des Girondins, la lutte entre la Convention et la Commune, entre le pouvoir bourgeois et le pouvoir des masses, continué sourdement. Elle prit, à nouveau, un caractère aigu, en novembre 1793, lorsque la Commune, se substituant à la Convention, entraîna le pays dans la campagne de déchristianisation et imposa à l’Assemblée le culte de la Raison. La bourgeoisie riposta en rognant les pouvoirs de la Commune qui, par le décret du 4 décembre, fut étroitement subordonnée au pouvoir central.

En février-mars 1794, la lutte se raviva entre les deux pouvoirs. Celui issu des masses fut, alors, davantage représenté par les sociétés populaires, des sections, regroupées en un comité central, que par la Commune elle-même. Mais les dirigeants de cette dernière, sous la pression populaire, eurent à deux reprises, avant la chute des hébertitstes, avant celle de Robespierre, des velléités de coup d’état. Ce fut le chant du cygne de la dualité de pouvoirs. La bourgeoisie accusa les partisans de la Commune de vouloir « avilir la représentation nationale » et elle brisa le pouvoir populaire, donnant ainsi le coup de grâce à la Révolution. (…) Le peuple s’en laissa certes imposer par la fiction de la Convention souveraine, car il ne pouvait pas encore apercevoir les vices du régime parlementaire en tant qu’institution constitutionnelle, mais déjà le parlement révélait son incapacité congénitale à suivre la marche rapide de la Révolution : tout d’abord parce qu’il était élu pour une période longue et qu’entre-temps la conscience des masses avait subi des modifications profondes ; ensuite parce que (…) il formait, non la tête de la Révolution, mais son arrière-garde. (…) Les sans-culottes sentirent d’instinct la nécessité d’opposer à la démocratie parlementaire, indirecte et abstraite, des formes plus directes, plus souples, plus transparentes de représentation. Les sections, communes, sociétés populaires traduisirent immédiatement, au jour le jour, la volonté de l’avant-garde révolutionnaire. (…) Des communes s’étaient constituées, à l’exemple de Paris, dans toute la France. Et, tout naturellement, ces pouvoirs locaux, dans une même défiance vis-à-vis du pouvoir royal et de l’Assemblée qui le ménageait, éprouvèrent le besoin de se fédérer autour de la Commune parisienne.

L’Assemblée nationale prit ombrage de cette aspiration, elle récupéra le mouvement, et la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 ne fut qu’une caricature de fédération, dérivée au profit du pouvoir central et du roi lui-même. Mais la notion de fédération resta ancrée dans la conscience populaire (…) Particulièrement significatif est l’appel que le comité de surveillance adressa le 3 septembre 1792, à toutes les municipalités de France. (…) Au printemps 1793, dans le feu de la lutte contre la majorité girondine de l’assemblée parlementaire, l’idée d’une fédération des communes de France, sous l’égide de la Commune parisienne, surgit à nouveau, toujours sous l’empire de la nécessité. (…) La Commune, tout en se défendant de vouloir imposer sa suprématie au reste de la France, se proposait comme le guide politique des 44 0000 communes. (…) Ces velléités de fédération continuèrent à se manifester jusqu’à la chute de la Commune. Elles déplurent fort à la bourgeoisie. (…) A partir de décembre 1793, la bourgeoisie ne cessa de renforcer le pouvoir central, afin de briser toute tentative de fédération entre les communes ou les sociétés populaires. (…) La bourgeoisie s’obstina à soutenir que la démocratie de type communal était une forme régressive et non progressive par rapport au régime parlementaire. Elle accusa, avec mauvaise foi, les partisans de la Commune de vouloir ressusciter le passé. Or le nouveau pouvoir, dont la Commune était l’embryon, ne visait nullement à revenir à l’émiettement, au morcellement du Moyen Age. Il ne remettait pas en cause l’unité de la nation si chèrement conquise. Au contraire, il était l’expression de cette unité, supérieure à celle, contraignante, réalisée d’abord par l’absolutisme, ensuite par le régime représentatif et par le centralisme bourgeois. (…)

En fait, en 1793-1794, deux types de contrainte tout à fait différents s’étaient manifestés simultanément. La bourgeoisie révolutionnaire et les sans-culottes formaient par rapport à l’ensemble de la nation deux minorités. Ces deux minorités étaient d’accord sur la nécessité de briser par la contrainte révolutionnaire la résistance de la contre-révolution. Mais elles n’étaient pas du tout intéressées au même type de contrainte. La bourgeoisie révolutionnaire exerçait une « terreur » arbitraire, incontrôlée, barbare, au moyen d’une dictature par en haut, celle du Comité de Salut public (à peine camouflée sous la fiction de la Convention souveraine) ; l’avant-garde populaire voulait une « terreur » exercée à bon escient contre les saboteurs de la révolution par les sans-culottes en armes, organisés démocratiquement dans leurs clubs et dans la Commune. La confusion entre ces deux tendances à la contrainte est d’autant plus facile à commettre qu’elles prirent naissance ensemble. Quand, en avril 1793, après la trahison de Dumouriez, les bras-nus se levèrent pour exiger des mesures d’exception, la bourgeoisie révolutionnaire les suivit, mais, au lieu d’asseoir cette contrainte sur la Commune, sur les organes locaux du pouvoir populaire fédérés entre eux, elle la fit émaner d’un pouvoir central, qui prétendait tenir sa légitimité du parlement et qui se mua toujours davantage en dictature bourgeoise centralisée, dirigée non seulement contre la majorité réactionnaire du pays (aristocratie et girondins), mais également contre l’avant-garde populaire. (…)

La question religieuse joua dans la révolution française un rôle à peine moins important que les problèmes politiques fondamentaux qui viennent d’être évoqués.

Tout d’abord, elle était partie intégrante de l’assaut que les masses populaires donnèrent à l’Ancien Régime abhorré. L’hostilité des sans-culottes à l’égard de l’Eglise était une des formes de leur instinct de classe. Tandis que, dans le calme de leur cabinet, les philosophes du 18ème siècle s’étaient rangés contre la religion au nom de principes abstraits, ceux de la « base » avaient vu dans l’Eglise un des principaux obstacles à l’émancipation humaine. Le scandale que qu’offraient les mœurs des hommes noirs, leur corruption et leur vénalité en même temps que leur complicité avec l’aristocratie et l’absolutisme, avaient plus fait pour ouvrir leurs yeux que les méditations des philosophes. (…) Au début du 18ème siècle, un modeste curé d’origine plébéienne, Jean Meslier, avait poussé le premier cri de révolte contre l’Eglise. (…) De modestes travailleurs, copistes, colporteurs, artisans, typographes déchiffrèrent passionnément ces manuscrits et lièrent la lutte anti-religieuse à celle pour l’émancipation sociale. Longtemps avant 1789, ils avaient ouvert la voie à la déchristianisation. Quant à la bourgeoisie du 18ème siècle, elle était tiraillée entre deux impulsions contradictoires. D’une part, elle poursuivait l’Eglise d’une haine tenace, parce qu’elle était l’un des plus fermes soutiens du vieux monde absolutiste à survivances féodales, un des plus sérieux obstacles à sa pleine émancipation, et aussi parce qu’elle convoitait les riches biens temporels du clergé. Mais, d’autre part, elle considérait, à juste titre, la religion comme une force de conservation sociale. Elle lui savait gré de maintenir le peuple dans l’obéissance, de lui apprendre à révérer la propriété bourgeoise, de le faire renoncer à une amélioration de son sort terrestre en lui promettant le bonheur dans l’au-delà. Elle redoutait qu’un peuple ayant cessé d’être encadré par les prêtres, ayant rejeté les principes moraux inculqués par l’Eglise, livré à ses seuls instincts, ne mit en danger sa propre domination de classe. (…) Dès le début de la révolution, la peur des masses populaires incita la bourgeoisie à ménager l’Eglise. Ce ne fut qu’à très petits pas qu’elle s’achemina vers la solution démocratique bourgeoise du problème des rapports entre l’église et l’Etat, à savoir la séparation des deux puissances rivales ; plus de budget des cultes ; plus de culte dominant et privilégié ; plus de manifestations publiques d’un seul culte ; la religion « affaire privée ».

Le compromis bâtard auquel elle s’arrêta tout d’abord, la constitution civile du clergé (12 juillet 1790), resta très en deçà de ce programme. Les constituants accordèrent au catholicisme la situation d’un culte privilégié, dont les desservants étaient salariés et nommés par l’Etat, liés à lui par un serment. (…) Mais la cléricaille ne leur su aucun gré de leur timidité. Le Vatican engagea le fer contre la constitution civile du clergé. Il incita les prêtres à refuser de prêter serment, organisant contre la révolution le sabotage des prêtres réfractaires. La bourgeoisie révolutionnaire se trouva donc obligée de dépasser la constitution civile du clergé. Mais le fit avec prudence (…) Les moins timorés étaient les bourgeois qui acquirent des biens nationaux : le spectre d’une revanche de l’ancienne Eglise, avec pour corollaire la restitution des domaines confisqués au clergé, hantait leurs nuits.

N’osant supprimer le budget des cultes, on s’était bornés à le grignoter. Parallèlement, l’on s’engagea tout doucement dans la voie de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; avant de cesser ses travaux, le 20 septembre 1792, l’Assemblée législative décida que la tenue de l’état-civil incomberait non plus à l’Eglise mais à l’Etat. Enfin, des mesures furent prises qui constituèrent un premier pas vers la suppression des manifestations extérieures du culte catholique (…)

Dès l’été 1792, les premiers symptômes d’une crise industrielle se manifestèrent. Pour relancer l’activité économique, il y avait un moyen : la guerre. (…) Du côté français, la prétention d’apporter la liberté aux pays voisins ne fut qu’un prétexte recouvrant des appétits expansionnistes. (…) La guerre dans laquelle la bourgeoisie s’était engagée d’un cœur léger, aboutit à un résultat imprévu : loin de faire diversion à la révolution, elle entraîna celle-ci plus loin dans sa marche en avant. La vie chère et la disette tendirent à détacher les bras-nus de la bourgeoisie, à dissocier les forces dont la conjugaison avait permis le renversement de l’Ancien Régime. Les masses populaires souffrirent de la faim et tout particulièrement au lieu même où leur intervention avait été décisive : à Paris. Les sans-culottes avaient offert leurs bras et versé leur sang pour la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, en guise de remerciement, les privait des denrées indispensables à l’existence.

Les premiers symptômes d’une scission entre bourgeois et bras-nus apparurent dès le début de 1792. En janvier, une agitation assez étendue se produisit dans les quartiers populaires de la capitale contre la hausse du prix du sucre. Des délégations de sections firent entendre leurs protestations à l’Asssemblée, dénoncèrent les « vils accapareurs et leurs infâmes capitalistes ». Au début de 1793, l’antagonisme se précisa. A Paris et à Lyon, des mouvements d’un genre nouveau se produisirent, d’ordre purement économique, dirigés non plus contre l’Ancien Régime, mais contre la vie chère et la disette. Mais ils ne prirent que très rarement la forme de grèves, parce qu’à cette époque beaucoup de travailleurs n’étaient pas salariés (le nombre d’artisans l’emportait sur celui des ouvriers payés à la journée), et aussi parce que les salariés dispersés dans une multitude de petites entreprises, privés, en outre, par la loi Le Chapelier (14 juin 1791) du droit de coalition, ne pouvaient guère se concerter pour faire triompher des revendications de salaires.

Au surplus, les sans-culottes ne comprenaient pas bien le mécanisme, nouveau pour eux, de l’inflation ; ils ne saisissaient pas que la hausse des prix était la conséquence directe de la multiplication du signe monétaire et non pas seulement le résultat de la conspiration de quelques contre-révolutionnaires, spéculateurs ou accapareurs. Ils croyaient qu’il était relativement facile d’agir sur les prix, par la loi et par quelques mesures de police. C’est pourquoi ils demandèrent moins le relèvement du tarif des « journées » que la taxation des denrées. Pourtant quelques grèves se produisirent. Au début d’avril, les garçons boulangers se coalisèrent, exigeant 50 sols par jour et une bouteille de vin. Au début de mai, les compagnons charpentiers, tailleurs de pierre, etc…, réclamèrent une augmentation de salaires, justifiée par la hausse des denrées. En mars et en juin, la Convention dut prendre des mesures pour réprimer l’agitation gréviste dans les fabriques de papier. Mais, à la fin de 1792 et au début de 1793, les bras-nus luttèrent moins sur le plan de l’entreprise que sur celui de la section locale, qui rassemblait tous les citoyens. Les sections parisiennes se concertèrent pour faire pression sur la Convention et lui arracher des mesures contre la vie chère. Leurs députations sans cesse renouvelées portèrent à la barre de l’assemblée des pétitions qu’appuyait la foule massée au-dehors ou pénétrant dans la salle.

La bourgeoisie ne se trompa pas sur le caractère de classe que prirent ces manifestations. Sa réaction fut très vive et –le point mérite d’être souligné – elle fut unanime. Oubliant leurs querelles fratricides, l’aile droite girondine et l’aile gauche montagnarde se retrouvèrent d’accord contre l’avant-garde populaire. Les jacobins, plus directement en contact avec les sans-culottes, menacés, en outre, de perdre leur clientèle et d’être débordés par les extrémistes, ne se montrèrent pas les moins acharnés. (…) A Paris, au début de février 1793, une délégation des 48 sections de Paris présenta à la barre de la Convention une pétition demandant une loi sur les subsistances et un prix maximum pour le blé. Une violente rumeur s’éleva dans toutes les parties de la salle. On réclama l’expulsion d’un des orateurs. Marat, l’« Ami du peuple », se fit, en cette occasion, le défenseur des possédants effrayés. (…) Au lendemain de cette journée, les députés du département de Paris éprouvèrent le besoin de désavouer par une « Lettre à leurs commettants » les auteurs de la pétition. Parmi les signataires de cette lettre, on retrouve les principaux chefs jacobins : Robespierre, Danton, Marat, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Robespierre et le jeune David. (…)

Le 25, les sans-culottes passèrent à l’action directe. A la stupeur indignée de la bourgeoisie qui parla de « pillages », ils envahirent les boutiques et obligèrent les commerçants à céder leurs marchandises à des prix qu’ils avaient eux-mêmes fixés ; parmi eux, de nombreuses femmes, des blanchisseuses notamment qui se plaignaient de la cherté du savon. Le soir même, aux Jacobins, Robespierre exhala sa colère : « Quand le peuple se lève, ne doit-il pas avoir un but digne de lui ? De chétives marchandises doivent-elles l’occuper ? » (…)

Mais les bras-nus ne se laissèrent pas faire la leçon par les jacobins. (...) Le 1er mai, le ton monta encore. Les sections du faubourg Saint-Antoine envoyèrent une députation à la barre de l’Assemblée. (...) le peuple n’obtenant toujours pas satisfaction, passa à l’action directe. Les 26, 27 et 28 juin, il y eût à Paris de graves troubles. Les bras-nus, comme en février, obligèrent les commerçants à vendre leurs denrées, le savon notamment, à plus bas prix. (...) Pendant les mois de juillet et d’août, il y eu une fermentation permanente dans les faubourgs. Les sans-culottes ne s’indignaient pas seulement de la cherté des subsistances, ils souffraient aussi de leur rareté. Paris était mal ravitaillé, le pain manquait, les queues ne cessaient pas aux portes des boulangeries. A la fin de juillet, l’approvisionnement de la capitale en farine devenant de plus en plus précaire, une vive émotion s’empara des sections. (...) Le 6 août, il y eut une séance houleuse au Conseil général de la Commune. (...) Robespierre se plaignit que l’on fomentât des troubles. (...) Au cours de la seconde quinzaine d’août, à Paris, les attaques se firent de plus en plus vives contre la municipalité et son administration des subsistances. (...) Cette effervescence longtemps contenue devait aboutir au début de septembre à une explosion. (...) Le 4, dès l’aube, les ouvriers désertèrent leurs lieux de travail, se rassemblèrent au nombre de plusieurs milliers, place de l’Hôtel-de-ville. Il y avait là des ouvriers du bâtiment, maçons et serruriers notamment, des travailleurs des manufactures de guerre, des typographes, etc. Pour la première fois, le prolétariat se dégageait de la masse hétérogène des sans-culottes.

Une table fut posée au milieu de la place noire de monde. Un bureau fut formé. L’assemblée s’organisa. Une pétition fut rédigée et soumise aux assistants. Une députation fut nommée (…) et fut réclamé que fussent prises un certain nombre de mesures énergiques pour assurer l’approvisionnement de Paris en pain. Un colloque s’établit alors entre le Maire et les ouvriers, les seconds assaillant le premier de questions pressantes. (…) La foule restée dehors s’impatienta. (…) Chaumette, débordé, courut à la Convention prévenir de ce qui se passait. (…) La discussion recommença. (…) Du pain ! Du pain ! Enfin Chaumette revint de la Convention, en rapporta un décret au terme duquel le maximum des objets de première nécessité serait fixé dans les huit jours. Mais les ouvriers ne croyaient plus à la parole des autorités. « Ce ne sont pas des promesses qu’il nous faut, c’est du pain et tout de suite. » se récrièrent-ils. Le lendemain 5, Tiger (parlant au nom des ouvriers) ayant harcelé Chaumette fut arrêté. (…)

Ceux que leurs adversaires affublèrent du nom d’ « enragés » : Jacques Roux, Théophile Leclerc, Jean Varlet, furent en 1793 les interprètes directs et authentiques du mouvement des masses ; ils furent, comme n’hésita pas à l’écrire Karl Marx, « les représentants principaux du mouvement révolutionnaire ».

A ces trois noms doit être attaché celui de Gracchus Babeuf. Il ne s’associe certes que partiellement au mouvement des enragés. Il devait être davantage leur continuateur qu’il ne fut leur compagnon de lutte. Mais il appartient à la même espèce d’hommes (…) Tous quatre étaient des révoltés (…) Tous quatre avaient partagé la grande misère des masses. (…) Au nom de ce peuple qu’ils côtoyaient tous les jours, les enragés élevèrent une protestation qui va beaucoup plus loin que les doléances des modestes délégations populaires. Ils osèrent attaquer la bourgeoisie de front. Ils entrevirent que la guerre – la guerre bourgeoise, la guerre pour la suprématie commerciale – aggravait la condition des bras-nus ; ils aperçurent l’escroquerie de l’inflation, source de profit pour le riche, ruineuse pour le pauvre. Le 25 juin 1793, Jacques Roux vint lire une pétition à la barre de la Convention : « (…) La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. (…) La république n’est qu’un vain fantôme quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. » (…)

Les enragés eurent le mérite incontestable, face aux montagnards enfermés dans le légalisme parlementaire, de proclamer la nécessité de l’action directe. Ils eurent aussi le courage de s’attaquer aux réputations établies, à la plus haute, à celle à laquelle il était le plus dangereux de toucher. Ils osèrent s’en prendre à l’idole populaire qu’était Robespierre. Théophile Leclerc rangeait ce dernier parmi les « quelques despotes insolents de l’opinion publique ». Jacques Roux dénonçait prophétiquement « les hommes mielleux en apparence, mais sanguinaires en réalité ». (…) La Société des Femmes Révolutionnaires de Claire Lacombe poussa la témérité jusqu’à appeler Robespierre : « Monsieur Robespierre », injure impardonnable à l’époque. »

Note sur Claire Lacombe : « Avant la Révolution, elle avait commencé une assez bonne carrière d’actrice, notamment à Lyon et à Marseille. Au début de 1792, elle monta à Paris et fréquenta les Cordeliers. Le 10 août, elle participa à l’assaut des Tuileries avec un bataillon de Fédérés, ce qui lui valut une couronne civique. Pendant l’hiver 92-93, proche des Enragés (elle fut un temps la compagne de Leclerc), elle milita contre l’accaparement et le chômage. En février 93, elle fonda avec Pauline Léon la Société des Républicaines Révolutionnaires, société exclusivement féminine et très engagée sur le plan social. Le 12 mai, des femmes de cette société demandèrent le droit de porter des armes pour aller combattre en Vendée. Claire Lacombe joua un rôle important pendant les journées du 31 mai et du 2 juin. Elle participa aux délibérations de la Commune et poussa fortement à l’insurrection. En août, elle demanda dans une pétition à la Convention la destitution de tous les nobles de l’armée. Le 5 septembre, elle réclama carrément l’épuration du gouvernement... Les Jacobins s’en prirent alors à elle avec violence, l’accusant de toute sortes de délits : elle aurait volé des armes, caché des aristocrates, etc. Ces accusations n’étaient pas très crédibles, mais elles étaient dangereuses à cette période, et Lacombe se défendit avec force. Elle se présenta le 7 octobre à la barre de la Convention et réfuta les arguments de ses adversaires. Elle osa dénoncer l’oppression dont les femmes étaient victimes, et ajouta : « Nos droits sont ceux du peuple, et si l’on nous opprime, nous saurons opposer la résistance à l’oppression. » Le gouvernement n’apprécia guère, et elle se retrouva quelques jours plus tard impliquée dans une curieuse affaire. Une rixe eut lieu entre des femmes de la Halle et des Républicaines Révolutionnaires. Les premières prétendirent, par la voix d’une députation à la Convention, que les secondes les avaient forcées de prendre le bonnet rouge. Prudhomme, dans les Révolutions de Paris, assura que c’était l’habit masculin que les Républicaines, qui le portaient parfois, avaient voulu forcer les « honnêtes » femmes de la Halle à revêtir. Ces dernières se seraient défendues avec succès, et auraient même fouetté Claire Lacombe, qui participait à l’incident. Le gouvernement révolutionnaire saisit aussitôt le prétexte : les Républicaines Révolutionnaires furent interdites, ainsi que tous les clubs féminins. Lacombe dut se cacher, et la chute des Hébertistes, après celle des Enragés, la mit dans une position inconfortable. Elle fut finalement arrêtée, le 31 mars 1794. Elle demeura un an en prison. Elle reprit ensuite son métier de comédienne, joua en province, puis revint à Paris. On n’a plus de traces d’elle après 1798. »

Les jacobins étaient engagés dans une lutte à mort contre les vestiges de l’Ancien régime, puis à partir du 31 mai contre les girondins, ralliés aux royalistes ; ils menaient une guerre encore plus acharnée contre l’ennemi extérieur ; ils avaient donc une tendance naturelle à (…) voir dans la moindre opposition de l’avant-garde populaire (…) un acte inspiré par la contre-révolution. Mais ils avaient trop intérêt à sévir contre l’agitation sans-culottes en lui collant l’épithète infamant de « contre-révolutionnaire » pour qu’on puisse croire à leur entière bonne foi. Dans plus d’un cas, ils ne crièrent au complot royaliste que pour briser plus aisément l’agitation d’extrême gauche.

Le 4 septembre 1793, Robespierre prononça aux Jacobins un discours particulièrement venimeux : « Ces scélérats ont voulu égorger la Convention nationale, les jacobins, les patriotes. » (…) Les sans-culottes de 1793 n’apercevaient encore que confusément la confiscation de la révolution au profit exclusif de la bourgeoisie. Et leur haine de la contre-révolution l’emportait sur la colère que leur inspirait la vie chère et la rareté des subsistances. La malfaisance du pouvoir bourgeois ne s’était pas encore suffisamment manifestée à leurs yeux, au contraire, il avait fait preuve d’une capacité relative dans la lutte contre les vestiges abhorrés de l’Ancien régime. (...) Mais, en même temps, les plus avancés des bras-nus invoquaient, sur un ton amer de reproche, les sacrifices consentis, les privations acceptées ; ils s’indignaient de la cherté croissante de la vie, de la disette chaque jour aggravée, de l’impunité dont jouissaient les accapareurs et les mercantis, de la carence des autorités incapables de faire respecter la loi. Ils s’apercevaient que la dictature de "salut public" n’était pas dirigée seulement contre les aristocrates, mais aussi contre l’avant-garde populaire.

Mais la guerre obligeait la bourgeoisie à surmonter ses répugnances, à s’assurer, au moins provisoirement, , le concours des sans-culottes. Elle ne pouvait gagner la guerre, aussi bien à l’intérieur qu’aux frontières, que par l’énergie des bras-nus. (...) La révolution bourgeoise ne pouvait triompher que si les bras-nus voulaient bien continuer à verser leur sang pour elle.

Le conventionnel Baudot, dans ses "Notes historiques", projetait sur ce point la lumière : "Les hordes étrangères ne pouvaient être repoussées que par les masses ; il fallait donc les soulever et les intéresser au succès." (...) "La Convention, écrira Levasseur, devait se servir du zèle du pauvre, l’activer, le nourrir et le favoriser" (...) Mais il fallait y mettre le prix. Marat, dès 1791, n’avait appelé les prolétaires à la rescousse que par désespoir de voir la révolution entravée par l’imbécillité et par l’égoïsme de la bourgeoisie modérée. Il avait saisi que, pour obtenir le concours nécessaire des masses populaires, il fallait leur concéder des avantages immédiats. Il ne fut pas autre chose qu’un bourgeois révolutionnaire, mais plus précoce et plus conséquent que les autres.

Robespierre, en mars 1793, ne vit qu’un moyen de prévenir les désordres menaçants : c’était de "soulager la misère publique". Jeanbon Saint-André et Elie Lacoste ramassèrent cette opinion en une brève et frappante formule : "Il faut très impérieusement faire vivre le pauvre, si vous voulez qu’il vous aide à achever la révolution."

Un divorce dans la bourgeoisie révolutionnaire

Les girondins ne veulent pas payer le concours des bras-nus

Pour obtenir l’indispensable concours des bras-nus, la bourgeoisie révolutionnaire ne dut pas seulement faire quelques sacrifices matériels. Au préalable, elle dut s’amputer d’une partie de son personnel politique. La scission entre les montagnards et l’avant-garde populaire ne fut conjurée qu’au prix d’une scission entre possédants.

(...) Girondins et montagnards appartenaient à la même classe. Il n’y avait entre eux aucune divergence fondamentale. Ils étaient, les uns et les autres, des zélés défenseurs de la propriété privée. (...) Girondins et montagnards dénoncèrent avec une égale horreur la "loi agraire", la communauté des biens. Ils avaient la même crainte de la démocratie directe, de l’intervention du peuple souverain en armes dans la vie publique, du fédéralisme populaire, le même attachement à la fiction parlementaire et à la légalité, au centralisme politique. Les uns et les autres étaient des adeptes convaincus du libéralisme économique.

(...) Cependant, le conflit entre girondins et montagnards n’éclata pas pour une simple question d’ambition, d’amour propre, de rivalité politicienne. Il mit aux prises, non pas deux classes, mais deux fractions d’une même classe ; les uns n’hésitèrent pas à solliciter le concours des bras-nus pour sauver la révolution bourgeoise et poursuivre la guerre jusqu’à la victoire ; les autres en arrivèrent à transiger avec la contre-révolution intérieure et extérieure plutôt que de payer le prix et de lâcher la bride, même temporairement, aux sans-culottes.

Reste à établir pourquoi une fraction de la bourgeoisie révolutionnaire se résigna à mettre sa main dans la main rude du peuple, tandis que l’autre s’y refusa. (...) L’attitude différente de la Gironde et de la Montagne vis-à-vis des bras-nus prenait sa source dans une différence d’intérêts. Les girondins étaient soutenus par la bourgeoisie intéressée au commerce et à l’exportation des biens de consommation. (....) Les montagnards, au contraire, représentaient la fraction de la bourgeoisie à qui l’inflation, l’acquisition des biens nationaux, les fournitures aux armées et, plus tard, les fabrications d’armes procurèrent des bénéfices énormes. Il n’y avait pas d’ailleurs de cloison étanche entre les deux fractions. (...)

La bourgeoisie révolutionnaire gagna assez d’argent pour pouvoir se permettre d’abandonner les miettes du festin aux bras-nus. Elle se résigna à subir quelques mesures de contrainte, puisque ses profitables opérations ne pouvaient continuer qu’à ce prix. (...) Ne voulant consentir aucun sacrifice, les girondins ne se montraient pas moins opposés à toute mesure susceptible de soulager les conditions d’existence des masses. (...) La Commune parisienne avait mis en route, après le 10 août, de grands travaux d’intérêt public. Le gouvernement girondin ne trouva rien de mieux que de réduire les salaires (26 septembre 1792), puis de licencier les ouvriers (18 octobre 1792). (...) Les girondins se montraient irréductiblement hostiles à toute taxation des denrées de première nécessité. (...)

En un mot les girondins préféraient arrêter la révolution plutôt que d’acheter le concours des bras-nus Or, en révolution, s’arrêter, c’est reculer. Fatigués de la révolution, les girondins, par une pente insensible, glissèrent dans les bras des royalistes. Du fait qu’ils tournaient le dos à la révolution, ils ne pouvaient plus considérer comme définitive l’expropriation des biens du clergé et des émigrés. Ils répugnaient donc à retirer leurs capitaux du commerce pour les investir en biens nationaux (...) Parallèlement à leur glissement vers la contre-révolution à l’intérieur, les girondins louchèrent vers une transaction à l’extérieur. Ils avaient voulu cette guerre mais ils l’avaient voulue rapide et offensive. Le résultat : une guerre défensive, la France envahie et coupée du monde entier, une guerre révolutionnaire, animée par l’énergie de la plèbe. D’où leur volte-face. (...) Dumouriez s’était fait battre à plate couture et avait dû évacuer précipitamment la Belgique. De nouveau, la France fut menacée par l’invasion. A Paris, on revit l’atmosphère de septembre 1792. Les faubourgs se levèrent, exigèrent des mesures de terreur et de salut public.

Les sections demandèrent l’institution d’un tribunal criminel révolutionnaire (...) Robespierre demanda un gouvernement fort (...) Le 21 mars, à la nouvelle de la défait de Neerwinden, l’Assemblée, sur la pression de l’avant-garde populaire, décréta la formation dans chaque commune de comités de surveillance, composés de douze sans-culottes.

Epouvantés par le caractère révolutionnaire que prenait la guerre, les girondins firent des sondages de paix auprès du gouvernement britannique." Le 2 avril, Dumouriez, dans un brusque coup de tête, invita ses soldats à marcher sur Paris « pour faire cesser la sanglante anarchie qui y règne » et « purger la France des assassins et des agitateurs ». De complicité avec le général autrichien Cobourg, il avait formé le projet de briser la Commune révolutionnaire, de dissoudre les Jacobins, de procéder à de nouvelles élections et de rétablir la monarchie. Mais il ne fut pas suivi, et, coupé de son armée, il passa seul ou presque, à l’ennemi.

Une fraction importante de la bourgeoisie de 1793 en arriva, pour servir ses intérêts particuliers, à trahir les intérêts généraux de la révolution bourgeoise. L’autre fraction, celle dont les intérêts étaient liés à la continuation de la guerre et de la révolution, se résigna à la rupture. Entre les deux scissions, celle avec la Gironde ou celle avec les bras-nus, elle dut choisir (…) La Montagne ne pouvait se dispenser de faire appel au peuple, mais dans une mesure rigoureusement circonscrite : le peuple devait se borner à exercer une pression sur l’Assemblée (…) à inspirer à la Convention le courage de se donner le coup de bistouri. (…) Pour organiser la pression populaire, on ne rechigna pas à utiliser les organes extra-légaux qui avaient déclenché les mouvements du 10 août 1792 et du 10 mars 1793. Le moyen était risqué mais il n’y en avait pas d’autre. (…) Le 5 mai, la section du Contrat social invita les 48 sections à désigner les délégués pour former un « Comité central révolutionnaire ». La réunion se tint le 12 et regroupa 80 membres. (…) Les Jacobins n’agissaient qu’en sous-main ; ils laissaient l’initiative du mouvement à des comités sans sanction officielle (…) La Commune officielle, où dominaient les Jacobins (…) s’appliquait à camoufler l’activité clandestine du Comité central révolutionnaire. (…) Mais le jeu n’était pas sans risques. L’avant-garde populaire n’allait-elle pas, dans un élan irrésistible, dépasser les limites fixées ? Au dernier moment, à la veille même de la crise, Robespierre comprit que les organes réguliers et légaux devaient rentrer en scène, sous peine d’être débordés. (...) Cependant Robespierre et les chefs montagnards n’avaient pas perdu tout contrôle sur les événements ; ils avaient encore plus d’un tour dans leur sac : après s’être joués des girondins, ils se jouèrent des enragés. (...) Fait singulier : le Comité insurrectionnel était primitivement composé de 9 membres. mais, au dernier moment, on lui en ajouta un dixième et, mieux encore, le nouveau venu réussit à s’emparer de la présidence. C’était Dobsen. Si l’insurrection populaire fut contenue le 31 mai, Robespierre et les montagnards le lui durent pour une bonne part.

(...) Dobsen fut, à cette heure critique, le fil ténu qui relia l’avant-garde populaire à la bourgeoisie révolutionnaire. Les enragés comprirent tout de suite qu’ils avaient été joués par lui et manifestèrent à son égard de l’indignation. (...) Désormais, les enragés ne formaient plus au sein du Comité central révolutionnaire qu’une minorité impuissante. Contre eux, le président, Dobsen, le maire, Pache, le procureur de la Commune, Chaumette, le substitut du procureur, Hébert, firent chorus. (...) La bourgeoisie révolutionnaire ne craignait pas seulement que les enragés fassent prendre à la Commune des mesures "exagérées" sur le plan politique ; elle savait bien que la vague de fond populaire était propulsée par des revendications économiques, et elle redoutait par-dessus tout qu’à la faveur de la lutte contre les girondins ne se posât soudain la question sociale. (...)

Cependant, le danger de guerre civile n’était pas encore conjuré. Le canon d’alarme, tiré dans la journée avec l’assentiment de la Commune, avait fait descendre les bras-nus dans les faubourgs, en direction de la Convention. De leur côté, les sections bourgeoises, dans lesquelles les girondins dominaient, s’étaient portées au secours de l’Assemblée. Trente à quarante mille hommes, appartenant aux deux partis antagonistes, étaient rassemblés aux alentours du palais des Tuileries.

(...) Après deux jours de tergiversations, la majorité de la Convention ne se décidait toujours pas à voter l’arrestation des chefs girondins. Il fallut bien recourir à de plus grands moyens. Le tocsin, sonné à nouveau le soir du 1er juin, convoqua pour le lendemain, autour de l’assemblée, une foule immense, évaluée à près de 100.000 personnes. Paris était descendu dans la rue. Les montagnards pourraient-ils continuer leur jeu subtil ? Au dernier moment, le mince fil qui rattachait l’insurrection à la légalité n’allait-il pas casser ? Jusqu’au dernier moment, leur virtuosité ne se démentit pas. Ils firent entourer la Convention par des bataillons de la Garde Nationale triés sur le volet et entièrement sûrs : cinq à six mille hommes. (...)

La Montagne se serait volontiers contentée d’écraser les girondins du pouvoir par un vote de la Convention obtenu sans bruit. Elle se serait passée de ce branle-bas de combat, du tocsin appelant deux fois de suite le peuple à l’insurrection, des 100.000 sans-culottes lâchés dans la rue (...) Mais si cette scène de divorce entre bourgeois, qui eût pu se dérouler entre quatre murs, avait pris la forme d’un éclat public, c’étaient les girondins qui en portaient la responsabilité. Depuis le début de la querelle, ils n’avaient cessé de provoquer la rupture.

(...) La scission entre bourgeois et bras-nus avait été évitée. Par des concessions appropriées, la bourgeoisie montagnarde avait réussi à capter l’énergie des bras-nus, à la faire servir à la défense de la révolution menacée.

Qu’advint-il des enragés qui, un moment, avaient été à la tête de l’avant-garde populaire ? La Montagne, en mettant à execution une partie de leur programme, leur avait enlevé l’audience des sans-culottes. (...) Depuis quelques temps déjà, les chefs jacobins s’appliquaient à saper l’audience des enragés. Mais ils ne se risquèrent à leur fermer tout à fait la bouche qu’en septembre. (...)

Les enragés avaient mené campagne contre la vie chère et l’agiotage, avec un réel succès. ils avaient réussi à entraîner dans leur sillage non seulement un certain nombre de sections mais aussi le club des Cordeliers, et bien qu’avec réticences, la Commune, et jusqu’aux jacobins eux-mêmes.

Ce fut à la tête d’une importante députation que Jacques Roux se présenta, le 25 juin, à la barre de la Convention, et il donna lecture de sa pétition avec l’autorité d’un homme qui se sent soutenu et qui a conscience de traduire les sentiments du grand nombre. (...) Les enragés n’avaient pas seulement attiré les plus révolutionnaires des sans-culottes parisiens. Ils avaient entraîné dans leur sillage les plus révolutionnaires des femmes. Responsables de l’approvisionnement du foyer, elles ressentaient plus directement encore que les hommes les souffrances consécutives à la vie chère, à la disette. Les émeutes contre la vie chère, en février, en juin 1793, avaient été surtout l’œuvre des femmes. La Société des Républicaines révolutionnaires fut en quelque sorte la section féminine du mouvement des enragés. Elle avait été créée le 10 mai, dans le feu de la lutte contre la Gironde, par un jeune artiste, Claire Lacombe. Dès le début, la société avait conjugué étroitement l’action économique avec l’action politique, celle contre la hausse des prix et celle pour la liberté.

Mais, les girondins vaincus, les jacobine eurent moins besoin du concours des femmes, surtout lorsqu’ils virent les Républicaines révolutionnaires faire cause commune avec les enragés. A leur séance du 16 septembre, Claire Lacombe fut injuriée et mise dans l’impossibilité de se défendre. (...) Quelques instants plus tard, Claire Lacombe était sous les verrous ; elle devait cependant être remise en liberté le lendemain.

Les Républicaines révolutionnaires ne se laissèrent pas intimider pour autant. Elles redoublèrent au contraire d’activité. (...) Le 30, elles se présentèrent au Conseil général de la Commune et Claire Lacombe réclama en leur nom des visites domiciliaires chez les marchands, seul moyen de faire appliquer le maximum. (...)

Claire Lacombe et ses sœurs étaient en butte à l’hostilité toute particulière des femmes de la halle. Leur campagne en faveur du maximum et de sa rigoureuse application avait indisposé ces dernières dont la disette réduisait considérablement les affaires. (...) Elles insultèrent et menacèrent les militantes. Les adversaires des Républicaines révolutionnaires tirèrent parti de ces incidents. (...) Anas, le rapporteur de l’Assemblée, osa soutenir que les Républicaines révolutionnaires avaient voulu troubler Paris dans l’intérêt des Girondins. Puis, élargissant le débat, il se livra à une violente diatribe antiféministe. Les femmes devaient rester au foyer et étaient impropres à la vie publique. "Il n’est pas possible que les femmes exercent les droits politiques." Les bourgeois de la Convention applaudirent à tout rompre ce langage réactionnaire et décrétèrent la suppression des clubs et sociétés populaires de femmes, sous quelque dénomination que ce fût.

(...) Avant d’éliminer Jacques Roux par des moyens policiers, il fallait lui enlever ses points d’appui dans les masses, le perdre aux yeux des sans-culottes, le déloger des diverses assemblées qu’il avait réussi, plus ou moins, à entraîner dans sa campagne. A commencer par la Société des jacobins. Le 26, Robespierre y déclara la guerre au chef des enragés. Pour le perdre, il n’hésita pas à présenter Jacques Roux comme un "agent de l’étranger".

(...) Le 1er juillet, le Conseil général de la Commune, "considérant que le citoyen Jacques Roux a été chassé des sociétés populaires pour ses opinions anticiviques", désapprouva à l’unanimité sa conduite. (...) Dans "L’ami du peuple", Marat le traita d’"intriguant cupide (...)"

Cependant la section des Gravilliers n’abandonnait pas Jacques Roux. Elle fit, les 22 et 25 août, deux démarches en sa faveur à la commune. (...) La société des jacobins décida finalement de le déférer au comité révolutionnaire de sa section. Entré libre dans la salle des jacobins, Jacques Roux en sortit prisonnier. (...) Le 28 novembre, le comité révolutionnaire de la section des Gravilliers d’incarcérer neuf partisans de Jacques Roux. (...) Le 10 février, le chef des enragés, décidé d’échapper au tribunal révolutionnaire ; se suicida. (...)

Ce fut au début de septembre 1793 que les hébertistes après avoir contribué à la liquidation des enragés, prirent leur succession à la tête des masses. Ils se servirent de l’effervescence des faubourgs pour arracher un certain nombre d’avantages politiques auxquels ils étaient directement intéressés. mais, en même temps, ils s’appliquèrent à canaliser, à dériver le mouvement populaire, à détourner des revendications d’ordre purement économique qui avaient prévalu en juillet-août et qui risquaient de conduire à un conflit social.

Le 4 septembre, une foule composée presque exclusivement d’ouvriers avait envahi l’Hotel de ville et son porte-parole, Tiger, avait réclamé du pain. Lorsque Chaumette revint de la Convention, ne rapportant qu’une promesse, la colère des bras-nus éclata.

La pression populaire persistait, malgré tous les calmants que lui administraient les plébéiens hébertistes et la bourgeoisie révolutionnaire dut finalement tenir l’engagement qu’elle avait dû prendre, celui d’entrer dans la voie de la taxation. Et ce fut, le 29 septembre, le vote de la loi du maximum suivi de toute une série de mesures de contrainte visant à faire réapparaître les marchandises sur les marchés et dans les boutiques.

Ces moyens radicaux rendirent pour un temps la question des subsistances moins aiguë. C’est alors que les hébertistes estimèrent le moment favorable pour dériver le mouvement des masses vers un terrain moins brûlant que le terrain économique, vers des formes de lutte n’opposant pas directement les bras-nus aux bourgeois. Ils ouvrirent la campagne dite de déchristianisation.

Elle ne débuta pas à Paris même. Les hébertistes jugèrent plus prudent de tâter d’abord le terrain en province. (...) Chaumette quitta donc Paris pour Nevers (...) Les hébertistes avaient trouvé dans le représentant en mission Joseph Fouché l’homme qu’il leur fallait. (...) Chaumette fut l’inspirateur et le guide de Fouché. Avant son arrivée dans la Nièvre, le second y avait plutôt fait figure de modéré ; il n’avait pas pris de mesure particulière contre la religion et contre les prêtres ; sous l’influence du premier, il réunit le 26 septembre à Moulins la société populaire dans l’église paroissiale Notre-dame et prétendit qu’il avait mission de "substituer aux cultes superstitieux et hypocrites auxquels le peuple tient encore malheureusement celui de la république et de la morale naturelle".

Le 10 octobre, il prit un arrêté en conséquence : "Tous les cultes des diverses religions ne pourront être exercés que dans leurs temples respectifs (...) La République ne reconnaissant point de culte dominant ou privilégié, toutes les enseignes religieuses qui se trouvent sur les routes, sur les places, et généralement dans tous les lieux publics, seront anéanties (...) Dans chaque municipalité, tous les citoyens morts, de quelque secte qu’ils soient, seront conduits au lieu désigné pour la sépulture (...) lieu où s’élèvera une statue représentant le sommeil. Tous les autres signes seront détruits." (...)

Les hébertistes parisiens n’avaient plus qu’à s’autoriser du précédent nivernais. (...) Le 1er novembre, les déchristianisateurs firent admettre à la Convention une députation de citoyens nivernais qui demanda la suppression des ministres du culte catholique.

La campagne de déchristianisation avait accueilli l’adhésion non seulement du Conseil général de la Commune, mais des sections, des sans culottes eux-mêmes. Le 6 novembre, un organisme de coordination (...) le Comité central des sociétés populaires, vint donner lecture aux jacobins d’un projet de pétition à présenter à la Convention et tendant à supprimer la rémunération des prêtres. Le 8, ce fut le tour de la Commune d’entendre lecture de la pétition. Elle fut fort applaudie. (...) Les sans-culottes des sections emboîtaient le pas et la Convention semblait acquiescer

Tard dans la soirée du 6, après la séance du club des jacobins, une délégation du comité central des sociétés populaires se rendit chez l’évêque de Paris, Gobel. Le vieillard dormait. On le réveilla. On lui fit comprendre que l’heure était venue de se démettre de ses fonctions ecclésiastiques. (...) Le 13, l’Assemblée décréta que toutes les autorités constituées étaient autorisées à recevoir des ecclésiastiques et ministres de tout culte la déclaration qu’ils abdiquaient leur qualité.

(...) Les déchristianisateurs se crurent maîtres de la situation. Lle succès du mouvement qu’ils avaient déclenché dépassait leur attente. (...) Les sans-culottes se passionnèrent pour la déchristianisation. (...) Les servitudes de l’Ancien Régime s’étaient toutes écroulées sous la hache de la révolution ; une seule n’avait pas encore été complètement abattue : l’Eglise. Pour achever la révolution il fallait que les complices du seigneur et du riche fussent chassés.

Cependant le préjugé religieux, héritage des siècles, était terriblement lourd à soulever, plus lourd que l’Ancien Régime lui-même, et, sans une aide extérieure, le peuple n’eut pas osé accomplir le geste libérateur. Ce geste, les déchristianisateurs l’avaient accompli pour lui. (...) Les sans-culottes eurent le sentiment qu’on venait de les décharger d’un grand poids. Ce fut une explosion de joie, un cri de délivrance. "Un torrent" maugréèrent ensemble Danton et Robespierre.

Les bras-nus donnèrent libre cours à leur fantaisie, à leur verve. C’est à qui fêterait avec le plus d’éclat, avec le plus d’humour, la libération du genre humain. (...) Des représentations extraordinaires furent jouées (...) Une troupe d’hommes revêtus d’habits sacerdotaux, portant bannières et croix, s’en dépouillèrent soudain et l’on vit sauter en l’air étoles, mitres, chasubles et dalmatiques aux cris de "Vive la liberté" et au son de la Carmagnole. Sur les airs révolutionnaires, l’imagination au pouvoir inventa de nouveaux refrains :

Abbés, chanoines gros et gras, Curés, vicaires et prélats, Cordeliers fiers comme gendarmes Capucins, Récollets et Carmes, Que tout disparaisse devant le peuple sans-culotte !

La vague de fond populaire entraîna les déchristianisateurs au-delà de leurs intentions. On ne pouvait, en effet, s’arrêter en chemin. La logique populaire se refusait aux demi-mesures : si les prêtres étaient des charlatans, comme on venait d’aider le peuple à en prendre conscience, pourquoi bannir seulement les manifestations extérieures du culte ? Pourquoi priver seulement les hommes noirs de leur salaire et les laisser exercer librement leur fonction nocive ? On avait mis le doigt dans l’engrenage. (...) Bientôt, on s’attaqua aux églises elles-mêmes. (...) La décision d’abolir le culte ne vint pas d’en haut, mais d’en bas, des sections, des sans-culottes eux-mêmes. L’une après l’autre, les sections de Paris fermèrent les églises ou les désaffectèrent. Le Conseil général de la Commune n’eut plus qu’à entériner cette unanimité. Le 23 novembre, après le réquisitoire de Chaumette, il arrêta que toutes les églises ou temples de toutes religions et de tous cultes qui ont existé à Paris seraient sur le champ fermées, et que quiconque demanderait l’ouverture soit d’un temple soit d’une église serait arrêté comme suspect. (...) En de nombreuses régions, la rupture entre les paysans et leurs prêtres fut tout à fait sérieuse et profonde. (...) Il y eut certes des régions où la déchristianisation suscita d’assez fortes résistances, régions arriérées, depuis toujours réfractaires à la révolution, et qui virent dans la suppression du culte catholique une occasion nouvelle de témoigner leur hostilité au régime. La Bretagne se plaça en tête des récalcitrants. (...) Ce qui frappe, par contre, c’est l’aisance avec laquelle les masses, aussi bien urbaines que rurales, acceptèrent la suppression du culte catholique. (...) Toutefois, la religion fut-elle vraiment extirpée de la conscience paysanne ? L’affirmer serait sous-estimer les mobiles d’ordre économique et social qui poussent l’homme misérable à chercher un refuge, une consolation, dans l’idée de dieu. La révolution n’améliora pas la condition humaine au point de permettre à l’homme de se passer de dieu.

(...) Il n’était possible de mener jusqu’au bout l’œuvre de déchristianisation entreprise, d’extirper définitivement le christianisme du coeur de l’homme que si l’on parvenait à modifier les causes profondes qui font éprouver à l’homme le besoin de dieu. Si on n’allait pas jusque là l’ouvre accomplie ne pouvait être que superficielle et elle risquait d’être éphémère (...) Le bonheur sur terre dont un Saint-Just ne fit que rêver eût pu seul détourner les hommes de la recherche du bonheur céleste. Mais la révolution bourgeoise était incapable de rendre le peuple heureux sur terre. Elle remplaça les vieilles formes d’assujettissement par de nouvelles. Si, temporairement et pour obtenir leur concours dans la lutte contre l’ennemi intérieur et extérieur, elle fit quelques concessions aux bras-nus, celles-ci n’améliorèrent que très faiblement, et pendant une très brève période, leurs conditions d’existence.

Daniel Guérin dans « La révolution déjacobinisée » :

La démocratie directe de 1793

Tout d’abord, la Révolution française a été la première manifestation historique, cohérente et sur une vaste échelle, d’un nouveau type de démocratie. Même ceux de mes critiques qui, tout en se réclamant du marxisme, hésitent encore à me suivre dans toutes mes conclusions, ont fini par admettre, avec Albert Soboul, que le « système politique de démocratie directe » découvert spontanément par les sans-culottes était « tout à fait différent de la démocratie libérale telle que la concevait la bourgeoisie [6] » J’ajouterai : pas seulement « différent » mais, souvent, déjà antithétique. La grande Révolution ne fut pas seulement, comme trop d’historiens républicains l’ont cru, le berceau de la démocratie parlementaire : du fait qu’elle était, en même temps qu’une révolution bourgeoise, un embryon de révolution prolétarienne, elle portait en elle le germe d’une forme nouvelle de pouvoir révolutionnaire dont les traits s’accuseront au cours des révolutions de la fin du XlXème et du XXe siècle. De la Commune de l793 à celle de l87l et de celle-ci aux soviets de l905 et l9l7, la filiation est évidente. Ne voulant pas me répéter de façon abusive, je préfère renvoyer le lecteur aux pages de l’ « Introduction » dans lesquelles, à propos de la Révolution française, j’ai analysé les composantes principales du pouvoir « par en bas », marqué les différences essentielles entre démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne, fait la critique du parlementarisme et tenté d’approfondir le phénomène de la dualité de pouvoirs : pouvoir bourgeois et pouvoir des masses.

Je voudrais ici me borner à préciser sommairement quelques uns des traits généraux de la « démocratie directe » de l793. Si l’on descend dans les sections, dans les sociétés populaires de l’an II, on a l’impression de prendre un bain revivifiant de démocratie. L’épuration périodique de la société par elle-même, chacun montant à la tribune pour s’offrir au contrôle de tous, la préoccupation d’assurer l’expression la plus parfaite possible de la volonté populaire, d’empêcher son étouffement par les beaux parleurs et les oisifs, de permettre aux gens de travail d’abandonner leurs outils sans sacrifice pécuniaire et de participer ainsi pleinement à la vie publique, d’assurer le contrôle permanent des mandataires par les mandants, de placer, dans les délibérations, les deux sexes sur un pied d’égalité absolue [7], tels sont quelques-uns des traits d’une démocratie réellement propulsée du bas vers le haut.

Le Conseil général de la Commune de l793 – au moins jusqu’à la décapitation de ses magistrats par le pouvoir central bourgeois – nous offre aussi un remarquable échantillon de démocratie directe. Les membres du Conseil y sont les délégués de leurs sections respectives, constamment en liaison avec elles et sous le contrôle de ceux desquels ils détiennent leurs mandats, constamment tenus au courant de la volonté de la « base » par l’admission de délégations populaires aux séances du Conseil. A la Commune, on ne connaît pas l’artifice bourgeois de la « séparation des pouvoirs » entre l’exécutif et le législatif. Les membres du Conseil sont à la fois des administrateurs et des législateurs. Ces modestes sans-culottes ne sont pas devenus des politiciens professionnels, ils sont restés les hommes de leur métier, l’exerçant encore, dans la mesure où le leur permettent leurs fonctions à la Maison Commune, ou prêts à l’exercer à nouveau dès que leur mandat aura pris fin [8].

Mais, de tous ces traits, le plus admirable, c’est sans doute la maturité d’une démocratie directe expérimentée pour la première fois dans un pays relativement arriéré, à peine sorti de la nuit de la féodalité et de l’absolutisme, encore plongé dans l’analphabétisme et l’habitude séculaire de la soumission. Pas d’« anarchie », pas de « pagaïe » dans cette gestion par le peuple, inédite et improvisée. Il suffit pour s’en convaincre de feuilleter les procès-verbaux des sociétés populaires, les comptes rendus des séances du Conseil général de la Commune. On y voit la masse, comme si elle était consciente de ses tendances naturelles à l’indiscipline, animée du souci constant de se discipliner elle-même. Elle ordonne ses délibérations, elle rappelle à l’ordre ceux qui seraient tentés de provoquer le désordre. Bien qu’en l793 son expérience de la vie publique soit toute récente, bien que la plupart des sans-culottes (guides, il est vrai, par des petits bourgeois instruits) ne sachent encore ni lire ni écrire, elle fait preuve déjà d’une aptitude au self-government qu’aujourd’hui encore les bourgeois, anxieux de conserver le monopole de la chose publique, s’obstinent, contre l’évidence, à lui dénier et que certains théoriciens révolutionnaires, imbus de leur « supériorité » intellectuelle, ont parfois tendance à sous-estimer [9].

Démocratie directe et avant-garde

Mais, en même temps, les difficultés, les contradictions du selfgovernment font leur apparition. Le manque d’instruction et le retard relatif de leur conscience politique sont autant d’obstacles à la pleine participation des masses à la vie publique. Tout le peuple n’a pas la notion de ses véritables intérêts. Tandis que les uns font preuve d’une lucidité extraordinaire pour l’époque, d’autres se laissent facilement égarer. La bourgeoisie révolutionnaire met à profit le prestige que lui vaut sa lutte sans compromis contre les séquelles de l’ancien régime pour inculquer aux sans-culottes une idéologie séduisante mais fallacieuse et qui, en fait, va à l’encontre de leurs aspirations a la pleine égalité. Si l’on feuillette le volumineux recueil des rapports des agents secrets du ministère de l’Intérieur [10], on voit les indicateurs rapporter des propos entendus dans la rue, tenus par des hommes du peuple, et dont le contenu est tantôt révolutionnaire, tantôt contre-révolutionnaire. Et ces propos sont consignés en vrac, comme étant tous, au même titre, les expressions de la vox populi, sans que l’on tente d’établir entre eux une discrimination ni d’analyser leurs évidentes contradictions. La confusion relative du peuple et notamment des travailleurs manuels encore privés d’instruction, laisse le champ libre à des minorités, plus éduquées ou plus conscientes. C’est ainsi qu’à la section de la Maison Commune un petit noyau « faisait faire tout ce qu’il voulait » à la société sectionnaire « composée d’une grande quantité de maçons [11] ». Dans beaucoup de sociétés populaires, malgré toute la peine et toutes les précautions prises pour assurer le fonctionnement le plus parfait possible de la démocratie, des « fractions » mènent le jeu, dans un sens ou dans l’autre, et parfois elles s’opposent l’une à l’autre. J’ai exposé dans mon livre [12] comment les Jacobins, se méfiant des assemblées générales des sections qu’ils considéraient comme peu sûres, les « noyautaient » du dedans, an moyen d’une poignée d’hommes triés sur le volet et rétribués, de fonctionnaires politiques en quelque sorte : les membres du comite révolutionnaire local. Ce « noyautage », ils l’exerçaient à la fois contre leurs adversaires de droite et contre leurs adversaires de gauche. Mais, quand l’avant-garde extrémiste entra en conflit ouvert avec les Jacobins robespierristes, elle dut créer, contre la fraction jacobine, une nouvelle fraction, plus radicale : la société sectionnaire. Et une lutte très vive se déroula entre les deux fractions pour le contrôle de la section.

En province, les fonctionnaires locaux étaient, en théorie, élus démocratiquement par les sociétés populaires. Mais, en pratique, trop souvent la petite fraction qui constituait l’entourage immédiat du représentant en mission faisait approuver par l’assemblée des listes préparées à l’avance [13].

Un écrivain de droite, Augustin Cochin, a écrit, de nos jours, tout un livre [14] pour tenter de prouver que la démocratie directe de l793 n’était qu’une caricature de démocratie, car, dans les sociétés populaires, un « cercle intérieur » de quelques meneurs faisait la loi sur une majorité passive et moutonnière. Mais l’intention de l’auteur est trop évidente : il cherche à calomnier la démocratie. L’accent est mis, non sur ses éclatantes performances, mais sur les déficiences de son noviciat. En outre, la question ne peut être envisagée dans l’abstrait. Il manque à la démonstration trop ingénieuse et trop intéressée d’Augustin Cochin le critère de classe. La démocratie ne doit pas être considérée seulement dans sa forme ; elle doit être appréciée on fonction de ceux au bénéfice desquels elle fonctionne : chaque fois que la « fraction » est constituée par une avant-garde audacieuse, guidant et stimulant une majorité timorée on n’ayant pas encore une conscience claire de ses intérêts, l’intervention de cette minorité est, dans une certaine mesure, bienfaisante. La grande leçon de 93, ce n’est pas seulement que la démocratie directe est viable, c’est aussi que l’avant-garde d’une société, lorsqu’elle est encore en minorité par rapport à la masse du pays qu’elle entraîne, ne peut éviter, dans cette bataille de vie ou de mort qu’est une Révolution, d’imposer sa volonté à la majorité, d’abord, et de préférence, par la persuasion, et, si la persuasion échoue, par la contrainte. ici, ne voulant pas me répéter, je dois renvoyer le lecteur à la section de l’Introduction consacrée à la « dictature du prolétariat » [15]. J’ai tente d’y montrer que c’est dans l’expérience même de la Révolution française que Marx et Engels ont puisé cette fameuse notion, en y ajoutant moi-même le correctif que nous avons affaire, en réalité, en l793, à deux types de « dictature » antithétiques : la « dictature » bourgeoise par en haut, celle du gouvernement révolutionnaire, dictature « populaire » par en bas, celle des sans-culottes en armes, organisés démocratiquement dans leurs clubs et dans la Commune.

Sur ce point, cependant, mon livre comportait une lacune. J’aurais du préciser que la notion de « dictature du prolétariat » n’a jamais ete vraiment élaborée par ses auteurs. Sans prétendre, bien sûr, comme Kautsky, à l’époque ou il était devenu réformiste, qu’elle n’est dans leur oeuvre qu’un Wörtchen, un petit mot sans importance, prononcé occasionnellement (gelegentlich) [16], on est bien obligé de constater qu’ils ne l’ont mentionnée que rarement, et chaque fois trop brièvement, dans leurs écrits. Et quand, en particulier, ils la découvrent dans la Révolution française, les termes qu’ils emploient sont loin d’être clairs [17], et ils sont discutables. En effet, les révolutionnaires de l’an lI, tout convaincus qu’ils étaient de la nécessité de mesures d’exception, du recours à la contrainte, répugnaient à employer le mot dictature. La Commune de l793, comme sa continuatrice de l87l, voulait guider et non « imposer sa suprématie [18] ». Marat lui-même, le seul révolutionnaire de son temps qui appelât de ses voeux la dictature, était oblige de recourir à des précautions de langage : il demandait un « guide » et non pas un « maître ». Mais, même sous cette forme voilée, il scandalisa ses frères d’armes et s’attira leurs vives protestations.

Que l’on comprenne : la démocratie venait de pousser son premier cri. Le tyran venait d’être renversé, la Bastille venait d’être rasée. Le mot de dictature sonnait mal. Il éveillait l’idée d’une sorte de rechute dans la tyrannie, dans le pouvoir personnel. En effet, pour des hommes du XVIIIe siècle, nourris de souvenirs antiques, la dictature avait un sons précis et redoutable. Ils se souvenaient – et l’Encyclopédie était là pour le leur remémorer – que les Romains, « ayant chassé leurs rois, se virent obligés, dans des temps difficiles, de créer, à titre temporaire, un dictateur jouissant d’un pouvoir plus grand que ne l’avaient jamais eu les anciens rois ». Ils se rappelaient que, plus tard, l’institution dégénérant, Sylla et César s’étaient fait proclamer dictateurs perpétuels et avaient exercé une souveraineté absolue allant, dans le cas du second, jusqu’a se faire soupçonner de visées monarchistes. Ils ne voulaient ni d’un nouveau monarque ni d’un nouveau césar. De la révolution d’Angleterre, les hommes de l793 avaient un souvenir encore plus vif. Comment eussent-ils pu oublier qu’au siècle précédent Olivier Cromwell, après avoir renversé un souverain absolu, avait usurpé le pouvoir populaire, instauré une dictature et même tenté de se faire couronner roi ? Ils se défiaient comme de la peste d’un nouveau Cromwell et ce fut, à la veille de Thermidor, un de leurs griefs contre Robespierre [19].

Enfin, les sans-culottes de la base, les hommes des sociétés populaires avaient une méfiance instinctive pour le mot de dictature, parce que celui-ci n’eût traduit qu’une partie de la réalité révolutionnaire : eux voulaient d’abord convaincre, ouvrir à tous les portes de la naissante démocratie, et ils ne recoururent à la contrainte que lorsque ceux qu’ils eussent voulu convaincre et admettre dans la démocratie leur répondaient par du plomb.

Peut-être avaient-ils l’intuition que c’est toujours une erreur d’emprunter des mots au vocabulaire de l’ennemi. « Souveraineté du peuple » est, comme le soulignait déjà Henri de Saint-Simon [20], un de ces fâcheux emprunts. Le peuple, du jour où il s’administre lui-même, n’est le souverain de personne. « Despotisme de la liberté » (formule que les hommes de 93 se risquèrent parfois a employer de préférence à « dictature », car elle avait une résonance plus collective), « dictature du prolétariat », ne sont pas moins antinomiques. Le genre de contrainte que l’avant-garde prolétarienne se trouve obligée d’exercer sur les contre-révolutionnaires est d’une nature si fondamentalement différente des formes d’oppression du passé et elle est compensée par un degré si avancé de démocratie pour les opprimes de la veille que le mot dictature jure avec celui de prolétariat.

Telle a été l’opinion des collectivistes libertaires du type de Bakounine, bien décidés à ne pas ménager les bourgeois si ceux-ci se mettent en travers de la Révolution sociale, mais repoussant en même temps, de façon catégorique, tout mot d’ordre de « dictatures soi-disant révolutionnaires », « même comme transition révolutionnaire », fussent-elles « jacobinement révolutionnaires [21] ». Quant aux réformistes, ils ne rejettent, pas seulement les mots « dictature du prolétariat » mais aussi ce qui vient d’être défini comme valable dans leur contenu. Aussi pendant trop longtemps, les révolutionnaires se réclamant du marxisme n’ont-ils pas osé émettre des réserves quant aux mots, de peur de se voir suspecter d’ « opportunisme » quant au fond.

L’impropriété des termes apparaît plus clairement encore si l’on remonte aux sources. Les babouvistes furent les premiers à parler de « dictature » révolutionnaire. S’ils eurent le mérite de tirer la nette leçon de l’escamotage de la Révolution par la bourgeoisie, on sait qu’ils apparurent trop tard, à une époque où le mouvement des masses avait rendu l’âme. Minorité minuscule et isolée, ils doutèrent de la capacité du peuple à se diriger, au moins dans l’immédiat. Et ils appelèrent de leurs voeux une dictature, soit la dictature d’un seul, soit celle de « mains sagement et fortement révolutionnaires [22]. » Le communiste allemand Weitling et le révolutionnaire français Blanqui empruntèrent aux babouvistes cette conception de la dictature. Incapables de se lier a un mouvement de masses encore embryonnaire, à un prolétariat encore trop ignorant et démoralisé pour se gouverner lui-même, ils crurent que de petites minorités audacieuses pourraient s’emparer du pouvoir par surprise et instaurer le socialisme par en haut, au moyen de la centralisation dictatoriale la plus rigoureuse, en attendant que le peuple soit mûr pour partager le pouvoir avec ses chefs. Tandis que l’idéaliste Weitling envisageait une dictature personnelle, celle d’un « nouveau Messie », Blanqui, plus réaliste, plus proche du mouvement ouvrier naissant, parlait de « dictature parisienne », c’est-à-dire du prolétariat parisien, mais, dans sa pensée, le prolétariat n’était encore capable d’exercer cette « dictature » que par personne interposée, que par le truchement de son élite instruite, de Blanqui et de sa société secrète [23]. Marx et Engels, bien qu’opposés à la conception minoritaire et volontariste des blanquistes, crurent devoir, on l850, faire à ces derniers la concession de leur reprendre la fameuse formule [24], allant, cette même année, jusqu’à identifier communisme et blanquisme [25]. Sans doute, dans l’esprit des fondateurs du socialisme scientifique, la contrainte révolutionnaire semble-t-elle être exercée par la classe ouvrière et non, comme chez les blanquistes, par une avant-garde détachée de la classe [26]. Mais ils n’ont jamais différencié de façon suffisamment nette une telle interprétation de la « dictature du prolétariat » de celle des blanquistes. Plus tard, Lénine, se réclament tout à la fois du « jacobinisme » et du « marxisme », inventera la conception de la dictature d’un parti se substituant à la classe ouvrière, agissant par procuration en son nom et ses disciples de l’Oural, allant jusqu’au bout de sa logique, proclameront carrément, sans être désavoués, que la dictature du prolétariat serait une dictature sur le prolétariat [27] !

Reconstitution de l’Etat

La double expérience de la Révolution française et de la Révolution russe nous apprend que nous touchons ici au point central d’un mécanisme an terme duquel la démocratie directe, le self-government du peuple, se mue, graduellement, par l’instauration de la « dictature » révolutionnaire, en la reconstitution d’un appareil d’oppression du peuple. Bien entendu, le processus n’est pas absolument identique dans les deux révolutions. La première est une révolution essentiellement bourgeoise (bien que contenant, déjà, un embryon de révolution prolétarienne). La seconde est une révolution essentiellement prolétarienne (bien qu’ayant à remplir en même temps les taches de la Révolution bourgeoise). Dans la première, ce n’est pas la « dictature » par en haut (qui, pourtant, avait déjà fait son apparition), c’est la « dictature » par en haut, celle du « gouvernement révolutionnaire » bourgeois qui fournit le point de départ d’un nouvel appareil d’oppression. Dans la seconde, c’est a partir de la « dictature » par en has, celle du prolétariat en armes, auquel, presque aussitôt, se substitue le « Parti », que l’appareil d’oppression s’est finalement reconstitue. Mais dans les deux cas, malgré cette différence importante, une analogie saute aux yeux : la concentration du pouvoir, la nécessité [28]. A l’intérieur comme à l’extérieur, la Révolution est en danger. La reconstitution de l’appareil d’oppression est invoquée comme indispensable à l’écrasement de la contre-révolution . Ne voulant pas me répéter, je me bornerai ici à renvoyer le lecteur au chapitre [29] dans lequel j’ai essayé de retracer, dans le détail, le « renforcement du pouvoir central » et montre comment, à la fin de l793, la bourgeoisie s’appliqua a détruire de ses propres mains le régime essentiellement démocratique et décentralisateur que, dans sa hâte à supprimer le centralisme rigoureux de l’ancien régime, elle s’était donne deux ans auparavant.

La « nécessité », le danger contre-révolutionnaire furent-ils vraiment le seul motif de ce brusque retournement ? C’est ce que prétendent la plupart des historiens de gauche. Georges Lefebvre affirme, dans sa critique de mon livre, que la Révolution ne pouvait être sauvée que si le peuple était « encadré et commandé par des bourgeois. » « Il fallait rassembler toutes les forces de la nation au profit de l’armée ; cela ne se pouvait qu’au moyen d’un gouvernement fort et centralisé. La dictature par en haut… n’y pouvait réussir ; outre que les capacités lui auraient manqué, elle n’aurait pu se passer d’un plan d’ensemble et d’un centre d’exécution [30] ». Albert Soboul estime que la démocratie directe des sans-culottes était, de par sa « faiblesse », impraticable dans la crise que traversait la République [31]. Avant eux, Georges Guy. Grand, minimisant la capacité politique de l’avant-garde populaire, avait soutenu : « Le peuple de Paris ne savait que faire des émeutes. Les émeutes valent pour détruire, et il faut parfois détruire ; mais démolir des Bastilles, massacrer des prisonniers, braquer des canons sur la Convention ne suffit pas à faire vivre un pays. Quand il fallut reconstituer les cadres, faire fonctionner les industries et les administrations, force fut bien de s’en remettre aux seuls éléments disponibles qui étaient bourgeois [32]. »

Pour ma modeste part, je ne crois pas avoir jamais sous-estimé la contribution des techniques bourgeoises à la victoire finale des armées de la République. Quand Georges Lefebvre me reproche de n’avoir rien dit des obstacles matériels », des « difficultés ennemies » auxquels se heurtaient le ravitaillement, les fabrications de guerre, les fournitures militaires, etc. [33], je suis tenté de lui opposer les pages que j’ai consacrées à Robert Lindet [34], organisateur d’ « un système méthodique et quasi scientifique de réquisitions s’étendant a tout le territoire national », « technique » brillante qui « assura le ravitaillement des armées », et celles où j’admets que l’établissement d’un pouvoir fort, la centralisation administrative, l’organisation rationnelle et méthodique des réquisitions, des fabrications de guerre, de la conduite des opérations militaires », « cette ébauche d’Etat totalitaire, comme on dit aujourd’hui » conférèrent au gouvernement révolutionnaire « une force dont aucune autre puissance d’Europe ne disposait à l’époque [35] ».

Mais il n’est pas certain que la Révolution ne pouvait être sauvée que par ces techniques et que par en haut. J’ai montré, dans mon livre, qu’avant que cette centralisation rigoureuse fût instaurée, une collaboration relativement efficace s’était instituée, à la base, entre l’administration des subsistances et les sociétés populaires, entre le gouvernement et les comités révolutionnaires. Le renforcement du pouvoir central étouffa et tua l’initiative d’en haut qui avait été le nerf de la Révolution . La technique bourgeoise fut substituée à la fougue populaire. La Révolution perdit sa force essentielle, son dynamisme interne [36].

Par ailleurs, j’avoue me méfier un peu de ceux qui invoquent le prétexte de la « compétence » pour légitimer, en période révolutionnaire, l’usage exclusif et abusif des « techniques » bourgeoises. D’abord, parce que les hommes du peuple sont moins ignorants, moins incompétents que, pour les besoins de la cause, on veut bien le prétendre ; ensuite, parce que les plébéiens de l793, lorsqu’ils étaient dépourvus de capacités techniques, suppléaient à cette déficience par leur admirable sens de la démocratie et la haute conscience qu’ils avaient de leurs devoirs envers la Révolution ; enfin, parce que les techniciens bourgeois, réputés indispensables et irremplaçables, mirent trop souvent à profit leur situation de ce fait inexpugnable pour intriguer contre le peuple et même nouer des liens suspects avec des contre-révolutionnaires. Les Carnet, les Cambon, les Lindet, les Barère furent de grands commis de la bourgeoisie, mais, je crois l’avoir montré, les ennemis jurés des sans-culottes. En Révolution , un homme manquant de compétence mais dévoué corps et âme à la cause du peuple, qu’il assume des responsabilités civiles ou militaires, vaut mieux qu’une compétence prête à trahir [37]. Pendant les quelque six mois où s’épanouit la démocratie directe, le peuple fit la preuve de son génie créateur ; il révéla, bien que de façon encore embryonnaire, qu’il existe d’autres techniques révolutionnaires que celles de la bourgeoisie, que celles de haut en bas. Ce furent sans doute finalement ces dernières qui prévalurent car, à l’époque, la bourgeoisie avait une maturité et une expérience qui lui conféraient une énorme avance sur le peuple. Mais l’an II de la République, si l’on sait déchiffrer son message, annonce que les fécondes potentialités des techniques révolutionnaires par en bas l’emporteront un jour, dans la révolution prolétarienne, sur les techniques héritées de la bourgeoisie jacobine.

Pour terminer sur ce point, je conserve la conviction que le renforcement du pouvoir central, opéré à la fin de l793, n’avait pas pour seul objectif la nécessité de comprimer la contre-révolution . Si certaines des dispositions prises trouvent aisément leur justification dans ladite nécessité, d’autres ne peuvent s’expliquer que par la volonté consciente de refouler la démocratie directe des sans-culottes. N’est-il pas frappant, par exemple, que le décret du 4 décembre l793 sur le renforcement du pouvoir central ait coïncidé avec un relâchement et non une aggravation de la sévérité à l’égard des contre-révolutionnaires ? Jaurès a bien vu que ce décret était, pour une bonne part, une machine de guerre contre les « hébertistes », c’est-à-dire, en fait, contre l’avant-garde populaire [38]. Ce n’est pas par hasard qu’Albert Mathiez, habitué à « considérer la Révolution d’en haut [39] », a trace un parallèle enthousiaste entre la « dure » dictature de salut public de l793 et celle de l920 en Russie.

L’embryon d’une bureaucratie plébéienne

Du fait que la Grande Révolution ne fut pas que bourgeoise et qu’elle s’accompagna d’un embryon de Révolution prolétarienne, on y voit apparaître le germe d’un phénomène qui ne prendra toute son ampleur que dans la dégénérescence de la Révolution russe : déjà en l793, la démocratie par en bas a donné naissance à une caste de plébéiens en voie de se différencier de la masse et aspirant à confisquer à leur profit la Révolution populaire. J’ai essayé d’analyser la mentalité ambivalente de ces « plébéiens » chez qui la foi Révolutionnaire et les appétits matériels étaient étroitement confondus. La Révolution leur apparaissait, suivant l’expression de Jaurès, « comme un idéal tout ensemble et comme une carrière ». Ils servirent la révolution bourgeoise en même temps qu’ils se servirent. Robespierre et Saint-Just, comme plus tard devait le faire Lénine, dénoncèrent les appétits de cette bureaucratie naissante et déjà envahissante [40].

Albert Soboul, de son coté, montre (dans une étude encore inédite) comment les plus actifs et les plus conscients des sans-culottes des sections obtinrent des postes rétribués. Le souci de sauvegarder leurs intérêts personnels, désormais liés à ceux du pouvoir, leur fit acquérir une mentalité conformiste. Ils devinrent très vite des instruments dociles aux mains du pouvoir central. De militants ils se transformèrent en employés. Leur absorption par l’appareil de l’Etat, en même temps qu’elle affaiblit la démocratie au sein des sections, eut pour résultat une sclérose bureaucratique qui priva l’avant-garde populaire d’une bonne partie de ses cadres.

Mais Soboul, dont l’attention est davantage attirée par la cohésion des forces montagnardes que par leurs conflits internes, n’a en vue que ceux des militants dont la promotion fit des serviteurs dociles du gouvernement révolutionnaire bourgeois. J’ai montré qu’un certain nombre d’entre eux, ceux que j’ai appelé les plébéiens hébertistes, entrèrent en conflit ouvert avec le Comité de salut public. Si leur attachement au droit bourgeois, à la propriété bourgeoise découlait de leurs convoitises mêmes, ils avaient cependant des intérêts particuliers à défendre contre la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, en effet, ne voulait leur abandonner qu’une part aussi restreinte que possible du gâteau : d’abord parce que cette énorme plèbe budgétivore coûtait très cher, ensuite parce que la bourgeoisie se méfiait de son origine et de ses attaches populaires et, surtout, du soutien obtenu démagogiquement des faubourgs aux fins d’occuper toutes les places, enfin parce que la bourgeoisie entendait conserver entre les mains de ses « techniciens » éprouvés le contrôle du gouvernement révolutionnaire. La lutte pour le pouvoir qui opposa les plébéiens aux techniciens fut des plus vives et elle fut, on fin de compte, tranchée par la guillotine. Certains secteurs importants, tels que le ministère de la Guerre, les fonds secrets, les fabrications de guerre etc. furent les enjeux de cette rivalité. La bataille pour les fabrications de guerre est particulièrement révélatrice car ici, déjà, deux modes antagonistes de gestion économique s’affrontent : la libre entreprise et ce qu’on appelle aujourd’hui le « capitalisme d’Etat ». Si les plébéiens étaient parvenus à leurs fins et si les fabrications de guerre avaient été nationalisées, comme ils le demandaient, une partie des bénéfices de la production, convoités et finalement accaparées par la bourgeoisie révolutionnaire, eût passé dans leurs poches [41].

Je ne crois pas que Trotsky, incomplètement informé, ait entièrement raison lorsqu’il affirme que le stalinisme « n’avait point de préhistoire », que la Révolution française n’a rien connu qui ressemblât à la bureaucratie soviétique, issue d’un parti révolutionnaire unique et puisant ses racines dans la propriété collective des moyens de production [42]. Je pense, au contraire, que les plébéiens hébertistes annonçaient par plus d’un trait les bureaucrates russes de l’ère stalinienne [43]. Mais, en l793, malgré que leurs traits spécifiques fussent déjà relativement accusés, et que la part de pouvoir qu’ils s’attribuèrent n’était pas négligeable, ils ne purent l’emporter sur la bourgeoisie, qui était la classe la plus dynamique, la mieux organisée, la plus « compétente » et celle qui correspondait le mieux aux conditions objectives de l’époque ; et c’est finalement la bourgeoisie, non les plébéiens, qui opéra, à son profit exclusif, le « renforcement du pouvoir central ».

L’ « ANARCHIE » DEDUITE DE LA RÉVOLUTION FRANCAISE

A peine le Révolution française avait-elle pris fin que les « théoriciens » d’avant-garde, comme on dirait aujourd’hui, se plongèrent avec une ardeur passionnée et une lucidité souvent remarquable dans l’analyse de son mécanisme et dans la recherche de ses enseignements. Leur attention se concentra essentiellement sur deux grands problèmes : celui de la « Révolution permanente » et celui de l’Etat. Ils découvrirent, d’abord, que la grande Révolution, du fait qu’elle n’avait été que bourgeoise, avait trahi les aspirations populaires et qu’elle devait être continuée jusqu’a la libération totale de l’homme. Ils en déduisirent, tous ensemble [44], le socialisme. Cet aspect du problème a été exploré en détail dans mon livre et je n’y reviendrai pas ici. Mais certains d’entre eux découvrirent également que, dans la Révolution , un pouvoir populaire d’un nouveau genre, orienté de bas en haut, avait fait son apparition historique et qu’il avait finalement été supplanté par un appareil d’oppression de haut en has, puissamment reconstitué. Et ils se demandèrent avec angoisse comment le peuple pourrait à l’avenir éviter de se voir confisquer sa Révolution. Ils en déduisirent l’anarchie.

Le premier qui, des l794, entrevit ce problème fut l’Enragé Varlet. Dans une petite brochure publiée bien après Thermidor, il écrivit cette phrase prophétique : « Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles. » Et il accusa le « gouvernement Révolutionnaire » d’avoir, au nom du salut public, instauré une dictature [45] ». Telle est la conclusion, écrivent les historiens de l’anarchisme, que le premier des Enrages tirait de 93, et cette conclusion est anarchiste [46] ». Il y avait pourtant, dans cet éclair de génie, une erreur, que ces historiens omettent de relever. Bien que son camarade de combat, Jacques Roux, deux ans plus tôt, eût admis que dans les circonstances révolutionnaires on était « forcé de recourir à des mesures violentes [47] », Varlet ne sut pas distinguer entre la nécessité de la contrainte révolutionnaire, exercée par le peuple en armes sur les contre-révolutionnaires, et la dictature exercée pour une large part contre l’avant-garde populaire par la bourgeoisie révolutionnaire. Mais il y avait néanmoins dans son pamphlet une pensée profonde : une révolution menée par les masses et un pouvoir fort (contre les masses) sont deux choses incompatibles [48]. Cette conclusion, les babouvistes la tirèrent à leur tour : « Les gouvernants, écrivit Babeuf, ne font des révolutions que pour toujours gouverner. Nous en voulons faire enfin une pour assurer à jamais le bonheur du peuple par la vraie démocratie. » Et Buonarroti, son disciple, prévoyant, avec une extraordinaire prescience, la confiscation des révolutions futures par de nouvelles « élites », ajoutait : « S’il se formait… dans l’Etat une classe exclusivement au fait des principes de l’art social, des lois et de l’administration, elle trouverait bientôt… le secret de se créer des distinctions et des privilèges. » Buonarroti en déduisait que seule la suppression radicale des inégalités sociales, que seul le communisme permettrait de débarrasser la société du fléau de l’Etat : « Un peuple sans propriété et sans les vices et les crimes qu’elle enfante… n’éprouverait pas le besoin du grand nombre de lois sous lesquelles gémissent les sociétés civilisées d’Europe ». [49] ».

[6] Albert Soboul, « Classes et Lutte de classes sous la Révolution française », Pensée, janvier-février l954.

[7] Cf. entre autres Marc-Antoine Jullien à la Societe populaire de La Rochelle, 5 mars l793 in Edouard Lockroy, Une mission en Vendée, l893, p. 245, 248 (D. G., l, p. l77-l78).

[8] Cf. Paul Sainte-Claire Deville, La Commune de l’an II, l94é, passim. [9] Afin de ne pas me répéter, je m’abstiens ici d’exposer un autre aspect de la démocratie directe et communale de l793 : la fédération, n’ayant rien à ajouter à ce que j’en ai dit dans mon livre (I, p.-34-37). Je voudrais pourtant préciser que c’est à cette source que Proudhon, puis Bakounine ont puisé leur fédéralisme libertaire.

[10] Pierre Caron, Paris pendant la Terreur, 6 vol. dont 4 parus.

[11] Ibid., VI (à paraître) (obs. Boucheseiche, 29-3-94). l2

[12] D. G. II, p74

[13] Lockroy, op. cit., p. 45, 57

[14] Augustin Cochin, La Révolution et la libre pensée, l924.

[15] D. G., I, p. 37-4l. Cette section n’a pas été du goût de certains anarchistes (Cf. le Libertaire, 3 janvier l947).

[16] Karl Kautsky, La Dictature du Prolétariat, Vienne, l9l8 ; – du même Materialistische Geschichtsaufassung, l927, II, p. 4é9 ; – Cf. Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, l9l8, ed. l92é, p. ll.

[17] Ainsi, dans sa « Critique du Programme d’Erfurt », l89l, Engels écrit que la République démocratique est « la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française »

[18] D. G., I, p. 35-3é6 20. Ibid., p. 39

[19] Saint-Just ayant propose que le pouvoir fut concentre entre les mains de Robespierre, la perspective d’une dictature personnelle suscita un tollé parmi ses collègues, et Robert Lindet se serait écrié : « Nous n’avons pas fait la Révolution au profit d’un seul ». (D. G., II ; p. 273-27é).

[20] Cit. par D. G., I, p. 23

[21] Bakounine, article dans l’Egalité du 26 juin l869 in Mémoire de la Fédération jurassienne…, Sonvillier, l873, annexe ;- (Oeuvres (éd. Stock) IV, p. 344 ; – « Programme de l’Organisation révolutionnaire des Frères internationaux » in L’Alliance Internationale de la Démocratie socialiste et l’Association Internationale des Travailleurs, Londres-Hambourg, l873. Cependant Bakounine admet que pour « diriger » la Révolution, une « dictature collective » des révolutionnaires est nécessaire, mais une « dictature sans écharpe, sans titre, sans droit officiel, et d’autant plus puissante qu’elle n’aura aucune des apparences du pouvoir » (lettre à Albert Richard, l870, in Richard, Bakounine et l’Internationale éd Lyon, l896).

[22] . Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, l828, l, p. 93, l34, l39, l40 (D. G., l, p. 40)

[23] Kautsky, La dictature … cit. – Préface de V. P. Volguine aux Textes Choisis de Blanqui, l955, p. 20, 4l.

[24] Cf. Cahiers du bolchevisme, l4 mars l933, p. 45l.

[25] Marx , La lutte des classes en France, l850, éd. Schleicher, l900, p.147

[26] . Maximilien Rubel, Pages choisies de Marx, l948, p. L. note et 224-225.

[27] Cf. Léon Trotsky, Nos Taches politiques, Genève, l904 (en russe), quelques extraits dans Deutscher, The Prophet Armed, Trotsky : I879-1921, New York et Londres, l954, p. 88-97. Il convient de préciser que la pensée de Lénine, par la suite, oscillera entre une conception blanquiste et une conception plus démocratique de la « dictature du prolétariat ».

[28] Cf. Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, l85l (Œuvres Complètes, Rivière) p. l26-l27 ;-Deutscher, op. cit., p.8-9 (d’après Albert Sorel).

[29] D. G., II, p. l-l6.

[30] Georges Lefebvre, Annales Historiques…, avril-juin l947, p. l75

[31] Albert Soboul, Robespierre and the Popular Movement of l793-1794 in, Past and Present, mai l954 ; p. 6.

[32] Georges Guy-Grand, La démocratie et l’après-guerre, l922 p. 230

[33] Lefebvre, ibid., p. l77

[34] D. G., I, p. 347, II, p. 22-23.

[35] Aujourd’hui, de même, les critiques les plus sévères de la dictature stalinienne ne contestent pas que des techniques analogues ont fait de l’URSS. notamment sur le plan atomique, une des deux plus grandes puissances du monde.

[36] D. G., II, p. 22-23.

[37] D. G. l, p. l85, l88, 223

[38] D. G. II, p. 3-7

[39] Georges Lefebvre, Etudes sur la Révolution française, l954, p.21

[40] D. G., I, p. 25l-256.

[41] D. G., I, p. 255, 326 ; II, p. l25-l28

[42] Trotsky, Staline, l948, p. 485, 556, 559-560.

[43] De même, sur le plan militaire, une fois éliminés les généraux d’ancien régime, traîtres à la Révolution , celle-ci fit surgir, à côté des généraux sans-culottes, dévoués mais souvent incompétents, un nouveau type de jeunes chefs sortis du rang, capables mais dévorés d’ambition, et qui, plus tard, se feront les instruments de la réaction et de la dictature militaire. Dans une certaine mesure, ces futurs maréchaux d’Empire sont la préfiguration des maréchaux soviétiques (D. G., I, p. 229-230.)

[44] On retrouve l’expression « révolution permanente » sous la plume de Bakounine comme sous celle de Blanqui et de Marx.

[45] Varlet, L’Explosion, l5 vendémiaire an.III (D. G., II, p. 59).

[46] Alain Sergent et Claude Harmel, Histoire de l’Anarchie, l949, p. 82.

[47] Jacques Roux, Publiciste de la République Française, n° 265 (D. G., I, p. 85).

[48] D. G., II, p. 59.

[49] Babeuf, Tribun du Peuple, II, 294, l3 avril l796 ; – Buonarroti, op. cit., p. 264-266 (D. G., II, p. 347-348). 53.

« La lutte des classes sous la première république » de Daniel Guérin :

« La Révolution française n’est que l’avant-courrière d’une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle et qui sera la dernière. »

Manifeste des Egaux, 1796.

Certains ont prétendu, à tort, que ce livre travestissait une révolution bourgeoise – la révolution bourgeoise par excellence – en révolution prolétarienne, alors que j’avais essayé, tout bonnement, d’éclairer les embryons de révolution antibourgeoise que la révolution bourgeoise recélait dans ses flancs. (…) L’ouvrage traite seulement de la seconde étape de la Révolution française, celle où la remise en cause radicale de l’ordre ancien a été le plus profonde, où la démocratie directe s’est opposée de la manière la plus tranchée à la démocratie bourgeoise. (…)

J’ai limité mon sujet à la période qui va, grosso modo, de la chute des Girondins (31 mai 1793) à l’exécution de Babeuf (27 mai 1797). C’est au cours de cette période, en effet, que la lutte des classes entre bourgeois et sans-culottes, première manifestation de la lutte des classes modernes entre bourgeois et prolétaires, fait son apparition. (…)

Si Marx et Engels ont insisté sur le caractère bourgeois (dans ses résultats de la grande Révolution, ils ont découvert, parallèlement, que considérée non plus du point de vue des conditions objectives de son temps, mais du point de vue de son mécanisme interne, elle avait revêtu le caractère d’une révolution permanente. Ils ont montré que le mouvement révolutionnaire avait, par une série d’étapes successives, ininterrompues, découlant l’une de l’autre, amené au pouvoir (ou au seuil du pouvoir) des couches de plus en plus avancées de la population et qu’il avait, un moment (rien qu’un moment), enjambé le cadre de la révolution bourgeoise. (…) Engels souligne que déjà « à côté de l’antagonisme de la féodalité et de la bourgeoisie, existait l’antagonisme universel des exploiteurs et des exploités, des riches paresseux et des pauvres laborieux. (…) Dès sa naissance, la bourgeoisie fut bâtée de son propre antagonisme (…) A côté de chaque grand mouvement bourgeois éclate le mouvement de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne : ainsi l’on vit se dresser, durant la Réforme allemande, Thomas Münzer ; durant la grande Révolution anglaise, les niveleurs ; durant la grande Révolution française, Babeuf (…) »

C’est surtout dans la Révolution française que Marx et Engels puisèrent leur conception de la révolution permanente. (…) Dès 1843, dans la « Question juive », Marx employa l’expression de révolution permanente à propos de la Révolution française. Il montra que le mouvement révolutionnaire en 1793 tenta (un moment) de dépasser les limites de la révolution bourgeoise, qu’il alla « jusqu’à la suppression de la religion (…), jusqu’à la suppression de la propriété privée, au maximum, à la confiscation (…) en se mettant en contradiction violente » avec les conditions d’existence de la société bourgeoise, « en déclarant la révolution à l’état permanent ». Dans un article de janvier 1849, Engels indiqua la « révolution permanente » comme un des traits caractéristiques de la « glorieuse année 1793 ». Le premier, Marx aperçut qu’en France, en pleine révolution bourgeoise, les enragés, puis les babouvistes avaient introduit un embryon de révolution prolétarienne. Dès 1845, donc avant Michelet, Marx observait, dans « La sainte famille », que « le mouvement révolutionnaire, qui eut comme représentants principaux, au milieu de son évolution, Leclerc et Roux et finit par succomber un instant avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste (…) » Et, deux ans plus tard, à propos des babouvistes, il soulignait que « la première apparition d’un parti communiste réellement agissant se produit dans le cadre de la révolution bourgeoise ».(…) Engels ajoutait : « Lorsque, plus tard, je lus le livre de Bougeart sur Marat, je constatai qu’à plus d’un égard, nous n’avions fait qu’imiter inconsciemment le grand modèle authentique de l’Ami du Peuple (…) et que celui-ci, comme nous, refusait de considérer la Révolution comme terminée, voulant qu’elle soit déclarée permanente. »

Marx et Engels, en effet, s’inspirèrent de cette conception historique de la révolution permanente pour en faire une règle de conduite pour les révolutions futures. (…) C’est ainsi qu’en mars 1850 (…), ils écrivirent à la Ligue des communistes : « Il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir public (…) ». Et ils terminaient leur appel en lançant ce « cri de guerre » : la révolution en permanence ! En avril de la même année, Marx et Engels fondèrent avec les blanquistes une Société universelle des communistes révolutionnaires dont l’article premier s’engageait à maintenir « la révolution en permanence jusqu’à la réalisation du communisme ». C’est dans le même sens que Lénine – qui savait la circulaire de mars 1850 pour ainsi dire par cœur et la citait fréquemment – écrira en 1905 : « Nous sommes pour la révolution ininterrompue ».

Trotsky, qui a approfondi et développé sur ce point la pensée marxiste, écrit : « L’idée de la révolution permanente fut mise en avant par les grands communistes de la première moitié du 19ème siècle, Marx et ses disciples, pour faire pièce à l’idéologie bourgeoise qui, comme on le sait, prétend qu’après l’établissement d’un Etat « rationnel » ou démocratique, toutes les questions pourraient être résolues par la voie pacifique de l’évolution et des réformes. (…) La Révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s’arrête pas au stade démocratique, mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente, une révolution qui ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe. » (dans « La révolution permanente »)

(…) Comme l’écrivait Trotsky : « La distinction entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, c’est l’alphabet. Mais, après avoir appris l’alphabet, on apprend les syllabes qui sont formées de lettres. L’histoire a réuni les lettres les plus importantes de l’alphabet bourgeois avec les premières lettres de l’alphabet socialiste » (…) Dès 1905, il écrivait en effet : « Une définition sociologique générale, « révolution bourgeoise », ne résout nullement les problèmes de politique et de tactique, les antagonismes et les difficultés que pose le mécanisme même de cette révolution bourgeoise. Dans les cadres de la révolution bourgeoise de la fin du 18ème siècle, qui avait pour but objectif la domination du capital, la dictature des sans-culottes se trouva possible. Dans la révolution du début du 20ème siècle, qui s’avère également bourgeoise par ses objectifs immédiats, on voit se dessiner en toute proche perspective l’inéluctabilité ou du moins la probabilité de la domination politique du prolétariat. » (dans « Histoire de la révolution russe »)

(…) Les deux points de vue desquels doit être considérée la Révolution française, l’un ayant trait aux conditions objectives de l’époque (révolution bourgeoise), et l’autre au mécanisme interne du mouvement révolutionnaire (révolution permanente), ne sont contradictoires qu’en apparence. Je vais maintenant expliquer pourquoi.

Le fait qu’au cours même d’une révolution bourgeoise la dynamique interne de la Révolution conduise le prolétariat à prendre plus ou moins conscience de ses intérêts propres de classe et à chercher, plus ou moins confusément, à s’emparer du pouvoir ne contredit pas la conception matérialiste de l’histoire selon laquelle les rapports matériels conditionnent de façon impérieuse l’évolution des sociétés. Il ne justifie pas une thèse « volontariste » qui, négligeant ce qui est objectivement possible, s’imaginerait qu’il suffit de vouloir pour pouvoir. La théorie de la révolution permanente reste sur le terrain solide du matérialisme historique. Elle explique la tentative de dépasser la révolution bourgeoise, non par des raisons d’ordre psychologique, non par l’intervention « idéaliste » de la volonté humaine, mais par certaines circonstances d’ordre purement « matériel ». Voilà comment. Une société, et par conséquent les rapports matériels existant au sein de celle-ci, n’est jamais homogène parce que tout le processus historique est fondé sur la loi du développement inégal des forces productives. Lénine a fait ressortir un aspect de cette loi lorsque, dans son analyse de l’impérialisme, il souligne la « disproportion dans la rapidité du développement des différents pays », les « différences entre la rapidité du développement des différents éléments de l’économie mondiale » et qu’il énonce : « Il ne peut y avoir, en régime capitaliste, de développement égal des entreprises, des trusts, des branches d’industrie, des pays. »

Trotsky a montré que « de cette loi universelle d’inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d’une appellation plus appropriée, l’on peut dénommer loi du développement combiné », en ce sens qu’une société en cours d’évolution est « une combinaison originale des diverses phases du processus historique », « des éléments retardataires avec des facteurs des plus modernes ». L’auteur de l’ « Histoire de la Révolution russe » a illustré de façon très frappante cette loi en l’appliquant à la Russie du début du 20ème siècle. Mais elle a une portée beaucoup plus générale. Elle s’applique à toutes les sociétés modernes. Déjà Marx, en 1847, en avait fait l’application à l’Allemagne. Il avait observé que « dans ce pays, où la misère politique de la monarchie absolue existe encore avec toute sa séquelle de castes et de conditions mi-féodales en décomposition, il existe déjà d’autre part partiellement, conséquence du développement industriel et de la dépendance de l’Allemagne du marché mondial, les oppositions modernes entre la bourgeoisie et la classe ouvrière avec la lutte qui en résulte ». Et il fondait sur « cette situation contradictoire » sa conception de la révolution permanente : « La bourgeoisie allemande se trouve donc déjà, elle aussi, en opposition avec le prolétariat, même avant de s’être politiquement constituée comme classe. » Trotsky ne fait qu’approfondir la pensée de Marx lorsqu’il souligne que la « théorie de la révolution permanente était fondée sur cette loi (…) de l’inégalité de l’évolution historique ».

L’application de la loi du développement combiné à la Révolution française nous permet de comprendre pourquoi la grande Révolution revêtit le double caractère d’une révolution bourgeoise et d’une révolution permanente. Elle nous explique pourquoi, malgré le fait que les conditions objectives de l’époque ne permettaient encore que la victoire de la bourgeoisie, la révolution bourgeoise portait déjà dans ses flancs un embryon de révolution prolétarienne. C’est que la France de 1793 était, du point de vue de l’évolution des formes de production et de propriété, une combinaison hétéroclite d’éléments rétrogrades et d’éléments modernes, de facteurs qui retardaient sur la révolution bourgeoise et d’autres qui tendaient à enjamber la révolution bourgeoise. Les conditions archaïques de l’appropriation et de la culture du sol dans certaines régions comme la Vendée et la Bretagne avaient contribué à maintenir ces provinces dans la nuit de la servitude. Par contre, le progrès de la technique, les débuts de la révolution industrielle, l’évolution économique qui avait concentré dans les villes, et surtout dans la capitale, face à une bourgeoisie déjà riche et puissante, une masse déjà considérable de travailleurs, avaient fait prendre aux sans-culottes (et notamment aux sans-culottes parisiens) sur les paysans de l’Ouest et du Midi une avance de plusieurs siècles. Paris comptait déjà, en 1793, plus de 700.000 habitants.

(…) Deux mondes chevauchaient l’un sur l’autre : dans la voiture même qui conduisait Louis, roi par la grâce de Dieu, à l’échafaud, avait pris place, en tant que représentant de la Commune parisienne, l’enragé Jacques Roux, pionnier (encore balbutiant) de la révolution prolétarienne.

Existait-il un prolétariat ?

Penchons-nous un instant sur les sans-culottes de l’an II : nous serons frappés par le caractère composite de leurs traits. Eux-mêmes sont le produit du développement combiné Si l’on posait la question sous la forme simpliste : existait-il un prolétariat en 1793, il faudrait répondre à la fois par non et par oui. Sans doute n’existait-il pas de prolétariat au sens que ce mot a pris au 19ème siècle, c’est-à-dire de larges masses de travailleurs ayant perdu la propriété de leurs moyens de production et concentrés dans de vastes entreprises. (…) Par ailleurs, la différenciation au sein du tiers état était déjà accentuée et ne cessa, pendant les cinq années de la Révolution, de s’approfondir. Le bourgeois de 1789 était déjà un personnage considérable. Propriétaire terrien, gros négociant, industriel, titulaire d’une charge (office de justice, de finances, etc…), son genre de vie, ses manières, son costume même l’apparentaient bien davantage à la classe aristocratique qu’à celle des travailleurs manuels. L’inflation, la vie chère, d’un côté, et de l’autre les fructueuses acquisitions de biens nationaux, les énormes bénéfices réalisés sur les fournitures de guerre creusèrent un début de scission entre bourgeois et sans-culottes. Le pauvre se paupérisa davantage, tandis que la richesse du riche se fit plus insolente.

La différenciation existait déjà, bien qu’à un degré moindre, entre la petite bourgeoisie et les travailleurs manuels. Englober, comme on le fait parfois, sous le vocable « petite bourgeoisie » ou de « démocratie » toutes les couches sociales qui constituaient l’aile avancée de la Révolution est, à mon avis, trop simpliste. La petite bourgeoisie de cette époque jouait déjà, bien que d’une façon encore embryonnaire, un rôle intermédiaire entre la bourgeoisie et les ouvriers. (…) Le parti jacobin, à la fois petit-bourgeois à la tête et populaire à la base, reflétait cette contradiction. (…) Ainsi la manifestation du 4 septembre 1793 fut spécifiquement ouvrière ; elle réunit presque exclusivement des compagnons, et les petits bourgeois semblent bien avoir éprouvé quelque inquiétude : l’incident entre Chaumette et l’ouvrier Tiger est, à cet égard, significatif. Les grèves de l’hiver et du printemps 1794 furent également, et par leur nature même, des mouvements spécifiquement prolétariens dont les petits bourgeois jacobins se désolidarisèrent et qu’ils calomnièrent en les traitant de « contre-révolutionnaires ». Enfin, au cours des journées de Prairial (mai 1795), nous verrons les petits patrons du faubourg Saint-Antoine jouer un rôle nettement distinct de leurs compagnons : alors que ces derniers, de leur propre mouvement, eussent continué la lutte, les premiers, effrayés par le caractère de classe que celle-ci avait prise, poussèrent à une transaction avec la bourgeoisie thermidorienne (transaction qui fut fatale aux insurgés). (…) Désirant employer un vocable qui marque, sans l’exagérer, la différenciation relative existant entre petits bourgeois et travailleurs, j’ai emprunté à Michelet le terme expressif de bras nus. L’historien observe que, si la défense de Nantes contre les Vendéens eût été bourgeoise seulement, Nantes était perdue. « Il fallait, écrit-il, que les bras nus, les hommes rudes, les travailleurs prissent violemment parti contre les brigands ». (…) Le caractère composite de la « sans-culotterie » de 1793 ne doit jamais être perdu de vue si l’on veut comprendre le mécanisme complexe de la dernière phase de la Révolution. (…)

Marx a montré dans « La question juive » comment le mouvement révolutionnaire, « en déclarant la révolution à l’état permanent », s’était mis « en contradiction violente » avec les conditions objectives de la révolution bourgeoise, ce qui eut pour conséquence finale « la restauration de la religion, de la propriété privée, de tous les éléments de la société bourgeoise ».

Engels a donné de ce reflux, commun à toutes les révolutions de type ancien (c’est-à-dire des époques où la révolution prolétarienne était encore objectivement impossible), diverses analyses. Après avoir montré comment un embryon de prolétariat groupé autour de Thomas Münzer, en Allemagne, au début du 16ème siècle, formula les rudiments de revendications communistes, il écrit : « Mais, en même temps, cette anticipation, par-delà non seulement le présent, mais même l’avenir (…) devait, au premier essai d’application pratique, retomber dans les limites bornées que permettaient seules les conditions de l’époque ». « Ce n’était pas seulement le mouvement d’alors, c’était tout son siècle qui n’était pas mûr pour la réalisation des idées que lui-même n’avait commencé d’entrevoir que très obscurément. La classe qu’il représentait, bien loin d’être complètement développée et capable de soumettre et de transformer la société tout entière, était juste en train de naître. Le bouleversement social qui se présentait vaguement à son imagination avait encore si peu de fondements dans les conditions matérielles existantes que celles-ci préparaient même un ordre social qui était absolument l’opposé de l’ordre social rêvé par lui. » Il fut donc aisé à la bourgeoisie, conduite par Luther, de briser le mouvement. (…) Ailleurs, à propos des révolutions de Paris, Engels décrit ainsi le reflux : « Le prolétariat, qui achetait de son sang la victoire, apparaissait après la victoire avec ses revendications propres. Ces revendications étaient plus ou moins obscures et même confuses, selon le degré correspondant de développement des ouvriers parisiens, mais, en définitive, elles tendaient à la suppression de l’antagonisme de classe entre capitalistes et ouvriers. (…) Mais la revendication même, si indéterminée qu’elle fût encore dans sa forme, contenait un danger pour l’ordre social établi ; les ouvriers qui la posaient étaient encore armés ; pour les bourgeois qui se trouvaient au gouvernail de l’Etat, le désarmement des ouvriers était donc le premier devoir. D’où, après chaque révolution où les ouvriers avaient été vainqueurs, une nouvelle lutte, qui se termine par la défaite des ouvriers. »

Et, dans un autre texte, Engels développe : « Après le premier grand succès, c’était la règle que la minorité victorieuse se scindât en deux : une des moitiés était contente du résultat obtenu, l’autre voulait encore aller plus loin, posait de nouvelles revendications. (…) Ces revendications plus radicales s’imposaient bien dans certains cas, mais fréquemment pour un instant seulement : le parti le plus modéré reprenait la suprématie, les dernières acquisitions étaient perdues à nouveau en totalité ou partiellement ; les vaincus criaient alors à la trahison ou rejetaient la défaite sur le hasard. Mais en réalité, la chose était le plus souvent ainsi : les conquêtes de la première victoire n’étaient assurées que par la deuxième victoire du parti plus radical ; une fois ceci acquis, c’est-à-dire ce qui était momentanément nécessaire, les éléments radicaux disparaissaient à nouveau du théâtre des opérations et leur succès aussi. Toutes les grandes révolutions des temps modernes, à commencer par la grande Révolution anglaise du 17ème siècle, accusèrent ces traits qui paraissaient inséparables de toute lutte révolutionnaire. »

(…) Le point exact où la Révolution atteint son apogée et où le reflux commence (…) je le place dès la fin de novembre 1793. (…) Depuis 1789 jusqu’à la date qui vient d’être proposée, le mouvement révolutionnaire, je le montrerai, est allé, par bonds successifs, constamment de l’avant parce que les limites objectives de la révolution bourgeoise n’avaient pas encore été atteintes. (…)

La théorie de la révolution permanente comporte un corollaire que, pour la clarté de mon analyse, je n’ai fait qu’effleurer dans l’exposé qui précède. Du fait même que la révolution est permanente, c’est-à-dire que le problème de la révolution prolétarienne se pose déjà (bien que d’une façon encore plus ou moins embryonnaire) au cours de la révolution bourgeoise, la bourgeoisie révolutionnaire, de son côté, n’est pas occupée uniquement par le souci de liquider la classe dont elle prend la succession ; elle s’inquiète aussi de ce qui se passe à sa gauche ; elle s’alarme en constatant que les masses laborieuses, dont le concours actif lui est indispensable pour en finir avec l’ancien régime, et entre les mains desquelles elle a dû mettre des armes, essaient de profiter des circonstances pour obtenir la satisfaction de leur revendications propres. La peur que lui inspire l’avant-garde populaire la fait renoncer à porter des coups trop rapides et trop brutaux à la contre-révolution. Elle hésite à chaque instant entre la solidarité qui l’unit au peuple contre l’aristocratie et celle qui unit l’ensemble des possédants contre les non-possédants. Cette pusillanimité la rend incapable d’accomplir jusqu’au bout les tâches historiques de la révolution bourgeoise.

Il faut donc que l’avant-garde populaire lui force la main, la pousse en avant, lui arrache littéralement les mesures radicales, dont elle sent bien la nécessité mais qui l’effraient. (…)

A la veille de 1789, la bourgeoisie, répétons-le, n’était plus que très partiellement une classe inférieure. Elle était liée assez étroitement avec l’absolutisme royal et la classe des grands propriétaires fonciers. Elle détenait déjà une part considérable du pouvoir économique. En outre, elle avait été admise à ramasser les miettes du festin féodal (beaucoup de bourgeois avaient reçu des titres de noblesse, jouissaient de rentes féodales, avaient des charges, portaient culotte et bas comme les nobles). (…) La violence avec laquelle les masses populaires s’attaquèrent à l’ancien régime effraya, dès le début, les bourgeois.

Georges Lefebvre observe, dans sa « Grande peur de 1789 » : « Exaspéré par la faim, le paysan menaçait l’aristocratie d’un assaut irrésistible. Mais la bourgeoisie, elle-même, n’était pas à l’abri. Elle ne payait pas non plus sa part d’impôts ; elle possédait maintes seigneuries : c’était elle qui fournissait aux seigneurs leurs juges et leurs intendants ; c’était des bourgeois qui prenaient à ferme la perception des droits féodaux. » (…)

Sur le plan purement politique, on note la même hésitation de la bourgeoisie devant l’accomplissement de ses tâches historiques. C’est ainsi que, le 14 juillet 1789, elle eut littéralement la main forcée. (…) « Ainsi, le signal de la conquête violente de la Bastille ne fut pas donné par la bourgeoisie. Ce fut malgré les efforts de conciliation de celle-ci que le peuple s’empara de la vieille geôle. Si les sans-culottes n’avaient pas forcé la main à la bourgeoisie, l’Assemblée nationale aurait fini par succomber dans sa rébellion contre les baïonnettes royales. De même, sans la marche sur Versailles, le 5 octobre, des bras nus affamés et sans leur irruption dans l’enceinte de l’Assemblée, la Déclaration des droits de l’homme n’eût pas été sanctionnée. Sans la vague de fond du 10 août 1792, la bourgeoisie eût reculé devant la République et devant le suffrage universel.

Au début de 1793, nous verrons l’aile la plus importante et la plus riche de la bourgeoisie (la Gironde) lâcher pied par peur et par haine des sans-culottes, hésiter devant les mesures radicales qui seules pouvaient permettre de sauver la Révolution et, finalement, glisser vers le royalisme. Nous verrons ensuite la fraction la plus audacieuse de la bourgeoisie (la Montagne) qui supplanta celle qui avait trahi la cause de la Révolution, hésiter à son tour à pousser la lutte jusqu’au bout. Il faudra l’intervention des faubourgs pour qu’elle se décide à châtier les chefs de la Gironde, à débarrasser l’armée des officiers réactionnaires. (…) Ainsi, pour que la société fût entièrement purifiée des défroques féodales et absolutistes, fallait-il déjà, à la fin du 18ème siècle, l’intervention propre du « prolétariat ». La révolution bourgeoise n’aurait pas été menée jusqu’à son terme si elle ne s’était accompagnée d’un embryon de révolution prolétarienne. (…) Engels tire de l’étude comparée des révolutions anglaise et française la conclusion que « sans l’élément plébéien des villes, la bourgeoisie seule n’aurait jamais mené la bataille jusqu’à la décision » et il ajoute : « il semble que ce soit là, en fait, une des lois de l’évolution de la société bourgeoise. »

Nous allons considérer maintenant la Révolution française du point de vue des formes du pouvoir populaire. La théorie de la révolution permanente nous aidera à en découvrir certains aspects qui, trop souvent, ont échappé aux historiens républicains. Ceux-ci se sont contentés de nous présenter la grande Révolution comme le berceau de la démocratie parlementaire. Ils n’ont pas aperçu (ou voulu apercevoir) que, du fait même qu’elle fût, en même temps qu’une révolution bourgeoise, un embryon de révolution prolétarienne, elle portait en elle le germe d’une nouvelle forme de pouvoir révolutionnaire dont les traits s’accuseront au cours des révolutions prolétariennes de la fin du 19ème siècle et du 20ème siècle. Ils n’ont pas marqué suffisamment la filiations historique qui, de la Commune de 1793, mène à celle de 1871, et encore moins, bien entendu, celle qui de la Commune de 1793 et de 1871 mène aux soviets (conseils) de 1905 et 1917. Ils n’ont pas vu que les données essentielles du problème du pouvoir tel qu’il s’est posé au prolétariat au cours de la Révolution russe (dualité de pouvoirs, contrainte révolutionnaire du prolétariat) se manifestent déjà, bien que sous une forme encore embryonnaire, au cours de la Révolution française, et notamment, dans sa dernière phase.
(…) Nous voyons les premiers symptômes de dualité de pouvoirs dès juillet 1789. A l’orée de la Révolution, il y a dualité de pouvoirs non seulement entre le roi et l’Assemblée nationale, mais déjà entre l’Assemblée nationale, interprète des volontés de la haute bourgeoisie, et la Commune de Paris, cette dernière s’appuyant sur les couches inférieures du tiers état de la capitale. (…) La dualité de pouvoirs se manifesta d’une façon beaucoup plus accusée à l’occasion de l’insurrection du 10 août 1792. Dès la seconde quinzaine de juillet, les sections avaient nommé des délégués qui s’étaient réunis à l’Hôtel de Ville. (…) Le 10 août, l’assemblée des sections se substitua à la Commune légale et se constitua en Commune révolutionnaire. Celle-ci se présenta face à l’Assemblée bourgeoise comme l’organe de la volonté populaire. (…) Mais la dualité de pouvoirs est un fait révolutionnaire et non constitutionnel. Elle peut durer un certain temps, mais pas très longtemps. (…) Tôt ou tard, l’un des pouvoirs finit par éliminer l’autre. (…) « La dualité de pouvoirs est, en son essence, un régime de crise sociale : marquant un extrême fractionnement de la nation, elle comporte, en potentiel ou bien ouvertement, la guerre civile. » Au lendemain du 10 août, les pouvoirs de la Commune révolutionnaire de Paris et ceux de l’Assemblée s’équilibrèrent un instant. Cette situation qui provoqua une crise politique aiguë, ne dura que quelques semaines. L’un des deux pouvoirs dut finalement s’effacer devant l’autre, et ce fut la Commune.

Le 31 mai 1793, la dualité de pouvoirs prit de nouveau une forme ouverte. Comme au 10 août, une Commune révolutionnaire s’était substituée à la Commune légale et, face à la Convention et à son Comité de Salut public, elle avait fait figure de nouveau pouvoir. Mais la dualité ne dura, cette fois, que l’espace d’un matin. Le pouvoir officiel s’empressa, nous le verrons, de faire rentrer dans le néant la Commune insurrectionnelle.

Après la chute des Girondins, la lutte entre la Convention et la Commune, entre le pouvoir bourgeois et le pouvoir des masses, continua sourdement. (…) La lutte prit, à nouveau, un caractère aigu, en novembre 1793, lorsque la Commune, se substituant à la Convention, entraîna le pays dans la campagne de déchristianisation et imposa à l’Assemblée le culte de la Raison. La bourgeoisie riposta en rognant les pouvoirs de la Commune qui, par le décret du 4 décembre, fut étroitement subordonnée au pouvoir central.

En février-mars 1794, la lutte se raviva encore une fois entre les deux pouvoirs. Au cours de cette dernière phase, le pouvoir des masses, nous le verrons, était davantage représenté par les sociétés populaires des sections, groupées en un comité central, que par la Commune elle-même. Mais les dirigeants de cette dernière, poussés par le mouvement des masses, eurent des velléités de coup d’Etat. Ce fut le suprême épisode de la dualité de pouvoirs. La bourgeoisie accusa les partisans de la Commune de vouloir « avilir la représentation nationale » et elle brisa le pouvoir populaire, donnant ainsi le coup de grâce à la Révolution.

Kropotkine :

Les sections de Paris sous la nouvelle loi municipale

Nous nous sommes tellement laissés gagner aux idées de servitude envers l’État centralisé que les idées mêmes d’indépendance communale (« autonomie » serait dire trop peu), qui étaient courantes en 1789, nous semblent baroques. M. L. Foubert (1) a parfaitement raison de dire, en parlant du plan d’organisation municipale décrété par l’Assemblée nationale le 21 mai 1790, que « l’application de ce plan paraîtrait aujourd’hui, tant les idées ont changé, acte révolutionnaire, voire même anarchique » et il ajoute qu’alors, cette loi municipale fut trouvée insuffisante par les Parisiens, habitués dans leurs districts, depuis le 14 juillet 1789, à une très grande indépendance.

Ainsi, la détermination exacte des pouvoirs, à laquelle aujourd’hui on attache tant d’importance, semblait alors aux Parisiens et même aux législateurs de l’Assemblée une question inutile et attentatoire à la liberté. Comme Proudhon, qui disait : La Commune sera tout, ou rien,les districts de Paris ne comprenaient pas que la Commune ne fût pas tout.« Une Commune, disaient-ils, est une société de co-propriétaires et de co-habitants, renfermés dans l’enceinte d’un lieu circonscrit et limité, et ayant collectivement les mêmes droits qu’un citoyen. » Et, partant de cette définition, ils disaient que la Commune de Paris – comme tout autre citoyen – « ayant la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression », a, par conséquent, tout le pouvoir de disposer de ses biens, ainsi que celui de garantir l’administration de ces biens, la sécurité des individus, la police, la force militaire, – tout. La commune, en fait, est souveraine sur son territoire : Seule condition de liberté pour une Commune.

Mieux encore. La troisième partie du préambule de la loi municipale de mai 1790 établissait un principe que l’on comprend mal aujourd’hui, mais que l’on appréciait beaucoup à cette époque. C’était celui d’exercer directementses pouvoirs, sans intermédiaires. « La Commune de Paris, à raison de sa liberté, ayant par elle-même l’exercice de tous ses droits et pouvoirs, elle les exerce toujours elle-même,– directement autant que possible, et aussi peu que possible, par délégation. » C’est ainsi que s’exprimait le préambule.

Autrement dit, la Commune de Paris ne sera pas un État gouverné, mais un peuple se gouvernant lui-même directement, sans intermédiaires, sans maîtres.

C’est l’Assemblée générale de la section – toujours en permanence – et non pas les élus d’un Conseil communal, qui sera l’autorité suprême, pour tout ce qui concerne les habitants de Paris. Et si les sections décident d’un commun accord de se soumettre dans les questions générales à la majorité d’entre elles, elles n’abdiquent pas pour cela le droit de se fédérer par affinités, de se porter d’une section à une autre pour influencer les décisions des voisins, et de tâcher toujours d’arriver à l’unanimité.

La permanence des assemblées générales des sections – c’est cela, dissent les sections, qui servira à faire l’éducation politique de chaque citoyen, et lui permettra, le cas échéant, « d’élire en connaissance de cause ceux dont il aura remarqué le zèle et apprécié les lumières. » (Section des Mathurins ; cité par Foubert, p. 155.)

Et la section en permanence – le forum toujours ouvert – est le seul moyen, disent-elles, d’assurer une administration honnête et intelligente.

Enfin, comme le dit très bien Foubert, c’est la défiance qui inspire les sections : la défiance envers tout pouvoir exécutif. « Celui qui exécute, étant dépositaire de la force, doitnécessairement en abuser. » « C’est l’idée de Montesquieu et de Rousseau », ajoute Foubert ; c’est aussi la nôtre !

On comprend la force que ce point de vue devait donner à la Révolution, d’autant plus qu’il se combinait avec cet autre, aussi indiqué par Foubert : « C’est que le mouvement révolutionnaire, dit-il, s’est produit autant contre la centralisation que contre le despotisme. » Ainsi, le peuple français semble avoir compris, au début de la Révolution, que l’immense transformation qui s’imposait à lui ne pouvait être accomplie, ni constitutionnellement, ni par une force centrale : elle devait être l’œuvre des forces locales, et, pour agir, celles-ci devaient jouir d’une grande liberté.

Peut-être, aura-t-il pensé que l’affranchissement, la conquête de la liberté, devait commencer par le village, par chaque ville. La limitation du pouvoir royal n’en serait rendue que plus facile.

Il est évident que l’Assemblée nationale chercha à tout faire pour diminuer la force d’action des districts et pour les placer sous la tutelle d’un gouvernement communal, que la représentation nationale pourrait tenir sous son contrôle. Ainsi la loi municipale des 27 mai- 27 juin 1790 supprima les districts. Elle voulait mettre fin à ces foyers de la Révolution, et pour cela elle introduisit d’abord une nouvelle subdivision de Paris, en 48 sections, et ensuite, elle ne permit qu’aux citoyens actifs de prendre part aux assemblées électorales et administratives des nouvelles « sections ».

Cependant, la loi avait beau limiter les devoirs des sections en statuant que dans leurs assemblées elles ne s’occuperaient « d’aucune autre affaire que des élections et des prestations du serment civique » (titre I, article 11), – on n’obéissait pas. Le pli avait déjà été pris depuis plus d’un an, et les « sections » continuèrent à agir, comme les « districts » avaient agi. D’ailleurs, la loi municipale dut bien accorder elle-même aux sections les attributions administratives que les districts s’étaient déjà arrogées. Aussi retrouve-t-on dans la nouvelle loi les seize commissaires, élus, chargés non seulement de diverses fonctions de police et même de justice, mais aussi pouvant être chargés, par l’administration du département, « de la répartition des impôts dans leurs sections respectives » (titre IV, article 12). En outre, si la Constituante supprima « la permanence », c’est-à-dire le droit permanent des sections de se réunir sans convocation spéciale, elle fut forcée néanmoins de leur reconnaître le droit de tenir des assemblées générales dès que celles-ci seraient demandées par cinquante citoyens actifs (2).

Cela suffisait, et les sections ne manquèrent pas d’en profiter. Un mois à peine après l’installation de la nouvelle municipalité, Danton et Bailly venaient, par exemple, à l’Assemblée nationale, de la part des 43 sections (sur 48), demander le renvoi immédiat des ministres et leur mise en accusation devant un tribunal national.

Les sections ne se départaient donc pas de leur souveraineté. Quoiqu’elle leur fût enlevée par la loi, elles la gardaient et l’affirmaient hautement. Leur pétition, en effet, n’avait rien de municipal, mais – elles agissaient, et tout était dit. D’ailleurs, les sections étaient si importantes par les diverses fonctions qu’elles s’étaient attribuées, que l’Assemblée nationale les écouta et leur répondit avec bienveillance.

Il en fut de même pour la clause de la loi municipale de 1790 qui soumettait les municipalités entièrement « aux administrations de département et de district pour tout ce qui concerne les fonctions qu’elles auraient à exercer par délégation de l’administration générale. » (Art. 55) Ni les sections, ni, par leur intermédiaire, la Commune de Paris, ni les Communes de province ne se soumirent à cette clause. Elles l’ignoraient et gardaient leur souveraineté.

En général, peu à peu les sections reprirent le rôle de foyers de la Révolution ; et si leur activité se ralentit pendant la période de réaction traversée en 1790 et 1791, ce furent encore et toujours, comme on le verra par la suite, les sections qui réveillèrent Paris en 1792 et préparèrent la Commune révolutionnaire du 10 août.

Chaque section nommait, avons-nous dit, en vertu de la loi du 21 mai 1790, seize commissaires, et ces commissaires, constitués en Comités civils, chargés d’abord de fonctions de police seulement, n’ont cessé, pendant toute la durée de la Révolution, d’élargir leurs fonctions dans toutes les directions. Ainsi, en septembre 1790, l’Assemblée se voyait forcée de reconnaître aux sections ce que nous avons déjà vu Strasbourg s’arroger dès le mois d’août 1789 : notamment, le droit de nommer les juges de paix et leurs assesseurs, ainsi que les prud’hommes. Et ce droit, les sections le gardèrent jusqu’au moment où le gouvernement révolutionnaire jacobin fut institué, le 4 décembre 1793.

D’autre part, vers ces mêmes comités civils des sections parvenaient, vers la fin de 1790, après une vive lutte, à s’approprier la gestion des affaires des bureaux de bienfaisance, ainsi que le droit, très important, de surveiller et d’organiser l’assistance, – ce qui leur permit de remplacer les ateliers de charité de l’ancien régime par des « ateliers de secours », administrés par les sections elles-mêmes. Dans cette direction on vit plus tard les sections développer une activité remarquable. A mesure que la Révolution progressait dans ses idées sociales, les sections faisaient de même. ainsi elles se firent peu à peu entrepreneurs d’habillements, de linge, de chaussures pour l’armée, – elles organisèrent la moulure, etc., si bien qu’en 1793 tout citoyen ou citoyenne domicilié dans la section put se présenter à l’atelier de sa section et y recevoir de l’ouvrage (Ernest Meillé, p. 289). Une vaste, puissante organisation surgit plus tard de ces premiers débuts, - si bien qu’en l’an II (1793-1794) les sections essayèrent de se substituer complètement à l’administration des habillements de l’armée, ainsi qu’aux entrepreneurs.

Le « droit au travail », que le peuple des grandes villes réclama en 1848, n’était donc qu’une réminiscence de ce qui avait existé de fait à Paris pendant la Grande Révolution, – mais accompli d’en bas, et non d’en haut, comme le voulaient les Louis Blanc, les Vidal et autres autoritaires siégeant au Luxembourg.

Il y eut mieux que cela. Non seulement les sections surveillaient pendant toute la durée de la Révolution les apports et la vente du pain, le prix des objets de première nécessité et l’application du maximum des prix, lorsque celui-ci fut établi par la loi. Elles prirent aussi l’initiative de mettre en culture les terrains vagues de Paris, afin d’accroître la production agricole par la culture maraîchère.

Ceci paraîtra, peut-être, mesquin à ceux qui ne pensent en révolution qu’au coup de feu et aux barricades ; mais c’est précisément en entrant dans tous les menus détails de la vie quotidienne des travailleurs, que les sections de Paris développèrent leur puissance politique et leur initiative révolutionnaire.

Mais n’anticipons pas. Reprenons le récit des événements, et nous reviendrons encore aux sections de Paris lorsque nous parlerons de la Commune du 10 août.

(1)L’idée autonomiste dans les districts de Paris en 1789 et en 1790.« La Révolution Française, » XIVe année, n°8, 14 février 1895, p. 141 et suivantes.

(2) Danton avait bien compris la nécessité de garder aux sections les droits qu’elles s’étaient arrogés durant la première année de la Révolution, et c’est pourquoi le Réglement général pour la Commune de Paris,qui fut élaboré par les députés des sections à l’Archevêché, en partie sous l’inspiration de Danton, et adopté le 7 avril 1790, par 40 districts, supprimait le conseil général de la Commune. Il remettait la décision aux citoyens assemblés par sections,qui retenaient le droit de permanence. Par contre, le « plan de municipalité » de Condorcet, fidèle au système représentatif, personnifiait la Commune dans son Conseil général élu, auquel il donnait tous les droits. (Lacroix, Actes,2e série, t. I, p. XIII.)

Pierre Kropotkine

La Grande Révolution (1789-1793)

Lire ici Michelet

La Révolution française, Michelet

1793 dans la révolution française, Rosa Luxemburg

Les plus grands textes révolutionnaires de la Révolution française

Robespierre, défenseur de la politique révolutionnaire de la bourgeoisie française, utilisant puis cassant le mouvement populaire

Luttes de classes dans la Révolution française

Les Montagnards, Robespierre et les Jacobins étaient-ils l’aile marchante de la révolution française ?

Un épisode de l’action des bras nus, rapporté par Kropotkine

Les sans culottes dans la révolution française

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