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Sciences non linéaires

lundi 20 janvier 2020, par Robert Paris

Sciences non linéaires

Phénomènes chaotiques dans les systèmes « simples » non linéaires

Déterminisme et chaos, de Vincent Croquette

On a longtemps pensé que l’aspect chaotique de certains phénomènes physiques était lié, surtout en mécanique des fluides, à leur complexité. Or des solutions chaotiques apparaissent aussi des systèmes simples tels qu’une boussole placée dans deux champs magnétiques.

Certains systèmes physiques tels qu’un pendule, un circuit électrique simple, une bille en chute libre, évoluent de façon que nous pouvons décrire à l’aide d’une grandeur physique mesurable (la variable), de son taux de variation (la dérivée de cette variable par rapport au temps), et éventuellement du taux de variation du taux de variation de la variable (la dérivée seconde par rapport au temps). L’équation qui relie ces différentes grandeurs est une équation différentielle, dont la résolution permet de décrire parfaitement l’évolution ultérieure du système, que l’on qualifie alors de déterministe. Dans le cas de la bille en chute libre, l’équation différentielle du mouvement est particulièrement simple puisqu’elle traduit le fait que l’accélération du corps (la dérivée seconde de sa position par rapport au temps) est constante et égale à l’intensité de la pesanteur. Ainsi, si l’on connaît la position et la vitesse de la bille à un instant donné (les conditions initiales), on peut, en les incorporant à la solution générale de l’équation du mouvement, déterminer la position et la vitesse de la bille à tout instant ultérieur.

Il y a encore peu de temps, les physiciens pensaient que les systèmes déterministes régis par une équation différentielle parfaitement connue avaient des solutions régulières, comme les oscillations d’un pendule ou la trajectoire d’une bille en chute libre. Cependant, cette opinion s’est modifiée à la suite d’observations prouvant que, lorsque l’équation différentielle du système est « non linéaire », celui-ci peut avoir des comportements chaotiques : à première vue, on pourrait penser que c’est le hasard qui régit leur mouvement.

Une « équation différentielle non linéaire » est une équation contenant des termes qui ne sont plus simplement proportionnels à la variable ou à l’une de ces dérivées. L’équation différentielle de la bille en chute libre est tout à fait linéaire, mais celle du pendule simple ne l’est déjà plus car la force qui tend à ramener le pendule dans sa position d’équilibre varie comme le sinus de l’angle que fait le pendule avec la verticale. Si l’on peut remplacer la fonction sinus par une simple loi linéaire pour les petits angles, cette approximation devient très mauvaise dès que les angles sont importants.

L’idée que les systèmes déterministes ne sont pas des systèmes régis par des équations ayant des solutions régulières, infiniment précises, parfaites en quelque sorte, a mis longtemps avant de s’imposer, bien que les contre-exemples n’aient pas manqués ; le plus fameux est sans doute la turbulence dans les fluides, mais il présentait une propriété particulière qui permettait de rendre compte du caractère chaotique des solutions : dans un fluide, une infinité de configurations, ou modes, peuvent devenir instables et le physicien L. Landau avait décrit vers 1950 la turbulence comme la manifestation simultanée de l’ensemble de ces modes, associés chacun à une fréquence particulière.

En 1963, E. Lorentz fit progresser les connaissances sur le sujet de façon notable : pour modéliser les mouvements convectifs d’une couche d’air, il proposa un système d’équations très simples et parfaitement déterministes dont les solutions chaotiques décrivaient la turbulence de la couche d’air sans faire intervenir cette infinité de modes. Dès lors, on a voulu voir le chaos un peu partout dans les systèmes déterministes simples et les physiciens s’intéressent aujourd’hui à nombre de phénomènes qu’ils avaient remarqués mais négligés, car ils en attribuaient le caractère chaotique à l’impropriété des conditions expérimentales plutôt qu’à l’aspect non linéaire de leur équation.

L’engouement des physiciens pour les systèmes stochastiques est également lié aux structures fascinantes que peuvent posséder ces systèmes : le caractère déterministe qu’on croyait souvent effacé par la stochasticité apparaît, d’une certaine façon, dans l’ordre relatif qui se dégage des solutions chaotiques.

Le nom d’attracteurs étranges donné à la représentation mathématique de ces solutions traduit bien cette fascination. Nous décrirons plus loin certains de ces attracteurs.

Un exemple mathématique simple qui illustre bien ces divers aspects de la stochasticité est celui, désormais classique, des itérations d’une fonction dont la forme du graphe est celle d’une cloche. Les fonctions d’une variable sont des expressions mathématiques dont la valeur est déterminée par la valeur attribuée à une seule quantité.

Etant donné une telle fonction f de la variable x, le processus d’itération consiste, à partir d’une valeur initiale x0, à calculer f(x0), la valeur prise par la fonction f lorsque la variable x prend la valeur x0 et à appeler x1 cette valeur de f(x0) ; la valeur du troisième terme x2 de cette suite est alors égale à f(x1), et ainsi de suite. Pour certains types de fonctions f dépendant du paramètre k, comme par exemple la fonction f(x) obtenue en multipliant 4k avec x et (1-x), la suite xn des valeurs successives de la fonction devient chaotique au-delà d’une certaine valeur de k ; cette phase chaotique est précédée d’une phase régulière, la transition vers le chaos se faisant de façon très particulière : dans le cas de la fonction f(x) = 4 k x (1-x), la suite des valeurs xn, pour une valeur initiale x0 comprise entre zéro et un, tend vers une valeur limite unique lorsque k est inférieur à ¾.

Pour des valeurs de k légèrement supérieures à ¾, la suite n’admet plus de limite unique, mais ses termes sont alternativement proches de deux valeurs : il s’est produit ce que l’on appelle un premier dédoublement.

Lorsque le paramètre k devient supérieur à 0,086237, la suite oscille autour de quatre valeurs : un deuxième dédoublement est apparu. Une « cascade » de dédoublements se poursuit lorsque le paramètre k augmente : un troisième dédoublement donne lieu à un cycle de huit valeurs, etc., et l’état chaotique apparaît finalement pour une valeur de k correspondant à une infinité de dédoublements.

Cet exemple peut sembler trop simple et éloigné des systèmes physiques réels. Pourtant A. Libchaber et J. Maurer, à l’Ecole Normale Supérieure, ont les premiers observés, au cours d’expériences de turbulence dans l’hélium et dans le mercure, un scénario de transition vers le chaos tout à fait similaire. Depuis, d’autres physiciens ont observé ce type de phénomène dans les fluides plus commun comme l’eau (M. Gollub et M. Giglio).

Un dispositif extrêmement simple, une boussole placée dans deux champs magnétiques, permet de présenter les principaux aspects des systèmes déterministes où apparaît la stochasticité. Le fait que cet exemple relève de la mécanique classique est loin d’être fortuit : celle-ci a joué un rôle prépondérant dans la compréhension de ces systèmes, bien que ce fait soi rarement mentionné ; ce chapitre tend à combler cette méconnaissance. (…)

Revenons à notre boussole, placée dans un champ magnétique uniforme et stationnaire, le champ terrestre par exemple : quelles que soient les conditions initiales, l’aiguille aimantée s’aligne avec le champ magnétique après avoir effectué quelques oscillations de part et d’autre de celui-ci. Si l’aiguille tournait sans aucun frottement, la boussole oscillerait indéfiniment car elle constitue un système tout à fait équivalent au pendule simple : comme le pendule, la boussole possède un degré de liberté et elle appartient à la classe des systèmes pour laquelle l’ensemble des cas intégrables a la même dimension a que l’ensemble des solutions. Tous les systèmes à un degré de liberté sont intégrables et le pendule simple, malgré son caractère non linéaire, est intégrable ; comme notre boussole soumise à un champ magnétique fixe, le pendule n’aura que des mouvements réguliers.

Pour faire apparaître des mouvements stochastiques, il faut augmenter le nombre de degrés de liberté : dans ce dessein, on ajoute au champ magnétique fixe un champ magnétique tournant. Pratiquement, pour ajouter un champ magnétique tournant au champ magnétique terrestre (fixe) qui s’exerce sur la boussole, il nous suffit de poser un barreau aimanté sur le plateau d’un tourne-disque dont l’axe serait confondu avec celui de la boussole ; on produirait ainsi un champ magnétique horizontal tournant à la même vitesse que le plateau. Le système réalisé, très simple, nous permet d’observer des mouvements stochastiques dont la complexité est remarquable. Mais avant d’entrer plus avant dans la description de ces mouvements, cherchons à comprendre pourquoi ce système possède deux degrés de liberté.

Afin de rester dans le cadre de la mécanique classique, nous supposerons que le plateau du tourne-disque tourne sans frottement après qu’on l’a lancé avec une vitesse angulaire oméga zéro ; pour cela, il faut supposer que le plateau reste en rotation à vitesse constante grâce à son inertie.

Avec ces conditions, on décrit la configuration du système avec deux variables : l’angle thêta que fait la boussole avec le champ magnétique fixe et l’angle phi que fait le champ magnétique tournant par rapport au champ magnétique fixe. Cependant, ce système à deux degrés de liberté est un peu particulier car les couplages qui existent entre la boussole et l’aimant solidaire du plateau ont des effets très dissymétriques : le mouvement de la boussole est directement influencé par celui du plateau (par l’intermédiaire du champ magnétique tournant), mais le mouvement du plateau est très peu affecté par celui de la boussole. Cela est d’autant plus vrai que le plateau est plus massif et que son inertie est beaucoup plus grande : dans la limite où la masse du plateau devient infinie, le plateau se comporte comme un système isolé et son mouvement n’est alors qu’une rotation régulière ; l’angle phi est égal au produit de la vitesse angulaire oméga zéro par le temps t.

Dans l’espace des phases (angle oméga, dérivée d’oméga, angle phi, dérivée de phi) à quatre dimensions, l’évolution du système s’effectue dans un sous-espace à trois dimensions un peu particulier : comme phi est égal à oméga zéro fois t, la dérivée de l’angle phi est égale à la constante oméga zéro et ce sous-espace est donc (oméga, dérivée d’oméga, phi), oméga désignant la vitesse angulaire de la boussole. En outre, l’évolution du point représentatif du système le long de l’axe phi est très simple puisque l’angle phi varie linéairement avec le temps.

Jusqu’ici, nous avons négligé l’influence des frottements qui dissipent l’énergie dans les systèmes physiques, mais l’existence de ces frottements détermine la nature d’un système : un système est non dissipatif, ou hamiltonien, en l’absence de frottement, comme les systèmes célestes par exemple ; en revanche, les systèmes qui nous sont plus accessibles sont généralement dissipatifs car ils présentent des frottements : c’est le cas de la boussole. Cependant, nous étudierons, en premier lieu, les solutions du système non dissipatif obtenues par des simulations sur ordinateur.

Considérons tout d’abord le cas où le champ magnétique tournant est nul ; comme nous l’avons du, le problème est alors analogue à l’étude du mouvement du pendule : l’espace des phases possède deux dimensions repérées, l’une par l’angle thêta que fait la boussole avec le champ magnétique fixe, et l’autre par la vitesse angulaire, dérivée de thêta, de la boussole. Comme deux configurations qui ne diffèrent que d’un nombre entier de tours de la boussole sont identiques, l’espace des phases est périodique suivant l’axe thêta, c’est-à-dire qu’il est constitué d’un motif que l’on retrouve chaque fois que l’on augmente thêta de deux fois Pi. Nous n’étudierons donc que ce motif pour des valeurs de l’angle thêta entre moins Pi et plus Pi.

Grâce aux équations du mouvement, on obtient les différentes trajectoires du point représentatif du système dans l’espace des phases. Ces trajectoires sont multiples car, en l’absence de frottement, il en existe une pour chaque valeur de l’énergie totale : à chaque couple formé d’une valeur de thêta et d’une de sa dérivée, de conditions initiales, est associée une énergie et une trajectoire.

Ainsi, quand nous écartons la boussole du champ magnétique fixe et quand nous la lâchons sans lui donner de vitesse initiale, la trajectoire du point représentatif du système est une courbe fermée qui ressemble à une ellipse d’autant plus grande que l’angle dont nous avons écarté la boussole sera importante ; ce type de trajectoire correspond à un mouvement d’oscillation de la boussole autour du champ magnétique fixe, et l’on dit alors que la boussole est piégée dans le champ magnétique fixe.

Si nous communiquons à la boussole une impulsion suffisamment forte afin qu’elle dispose d’assez d’énergie pour dépasser l’angle thêta égale Pi (la position dans laquelle la boussole pointe dans la direction opposée au champ magnétique), la boussole se met alors à tourner sans fin, accélérant lorsque sa direction se rapproche de celle du champ magnétique et ralentissant quand elle s’en écarte. Dans l’espace des phases, la trajectoire de son point représentatif est une trajectoire ouverte. Une trajectoire très particulière qui jouera un rôle fondamental par la suite est celle qui constitue la frontière entre l’ensemble des trajectoires ouvertes et celui des trajectoires fermées : c’est la séparatrice pour laquelle l’impulsion communiquée à la boussole lui permet d’atteindre sa position d’équilibre instable (où l’angle thêta est égal à Pi), avec une vitesse nulle…

Que se passe-t-il lorsque la boussole se trouve simultanément dans deux champs magnétiques ?

L’apparition de la stochasticité

Nous avons indiqué précédemment comment, pour ce système à deux degrés de liberté un peu particulier, les trajectoires du point représentatif du système s’inscrivent dans l’espace des phases à trois dimensions repéré par (thêta, dérivée de thêta et phi). Or, les problèmes intégrables sont ceux dont les trajectoires s’inscrivent sur des tores de dimension deux : la boussole étant placée dans les deux champs magnétiques, si le problème était intégrable, les trajectoires s’inscriraient sur des surfaces à deux dimensions dans l’espace (thêta, dérivée de thêta et phi). Imaginons (et nous verrons que, dans certains cas, c’est effectivement ce qui se passe) que le mouvement soit simplement la somme des deux mouvements obtenus séparément avec chacun des champs magnétiques. Piégée par le champ fixe, la boussole oscillerait à la fréquence F, et le point représentatif du système décrirait une ellipse dans le plan (thêta, thêta). Le champ magnétique tournant imprimerait à la boussole un deuxième mouvement d’oscillation, à la fréquence f0 (égale à oméga zéro divisé par deux Pi) et le point représentatif du système décrirait alors une hélice s’inscrivant sur un cylindre puisqu’il devrait à la fois tourner dans le plan (thêta, thêta) et se déplacer à vitesse constante suivant l’axe Phi…

Dans ces conditions, les trajectoires stochastiques qui existent dans ce système se trouvent dans un volume que l’on peut décrire comme l’une des surfaces du système supposé intégrable, ayant pris une certaine « épaisseur » ; en fait, le système non intégrable possède les deux types de solution : des mouvements réguliers correspondant aux cylindre dans l’espace des phases et des mouvements stochastiques, comme nous allons le voir ; la nature du mouvement dépend des conditions initiales…

La stochasticité à grande échelle

Les résonances associées aux champs magnétiques fixes et tournants sont bordés par des zones stochastiques qui ont remplacé les séparatrices ; lorsque l’on augmente le paramètre de stochasticité s, ces zones stochastiques s’épaississent et finissent par fusionner pour donner naissance à la stochasticité à grande échelle. On décrit ce phénomène de façon très simple en considérant le critère de recouvrement des résonances : lorsque le paramètre de stochasticité est égal à un, les séparatrices des résonances, si elles existaient encore, viendraient à se toucher ; pour des valeurs du paramètre de stochasticité supérieures à un, les domaines du piégeage délimités par les séparatrices se recouvriraient et la boussole serait piégée à la fois par le champ magnétique fixe et par le champ magnétique tournant : cela n’est pas possible et la boussole résout le problème en adoptant un mouvement stochastique : elle reste piégée un certain temps autour du champ magnétique fixe, oscillant de façon irrégulière, puis accélère subitement pour rattraper le champ magnétique tournant, oscille tout aussi irrégulièrement autour de lui, revient autour du champ magnétique fixe, etc…

Lorsque l’on continue d’augmenter le paramètre de stochasticité, la boussole finit par accompagner le champ magnétique tournant durant quelques tours dans ses mouvements chaotiques… Le système retrouve bientôt une solution régulière, puis retourne au chaos, après une nouvelle cascade de dédoublements. Par la suite, le système connaîtra une alternance de phases chaotiques entrecoupées de phases régulières.

L’intermittence

Lors de ces alternances, chaque fois que l’on passe d’une phase régulière à une phase chaotique, le paramètre de stochasticité s augmentant, on observe une cascade de déboublements de période ainsi qu’une cascade inverse. Quand on passe d’une phase chaotique à une phase régulière, toujours en augmentant le paramètre de stochasticité s, la transition s’effectue suivant un mécanisme tout aussi remarquable : l’intermittence. Ainsi, juste avant de revenir à un mouvement régulier, la phase chaotique est assez facile à décrire : la boussole oscille autour du champ magnétique fixe et l’on pourrait penser que cette oscillation est régulière. En fait, l’amplitude de l’oscillation évolue lentement avec le temps, elle augmente d’abord très doucement, à partir d’un certain niveau s’amplifie plus franchement et l’oscillation devient brusquement chaotique…

Les mouvements de la boussole sont donc une succession de phases d’oscillations presque régulières, entrecoupées de bouffées chaotiques, chacune des phases étant de durée variable… »

Extrait de « L’ordre du chaos », revue de « Pour la science », novembre 1992

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