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Trade unionisme et communisme

dimanche 25 mai 2008, par Robert Paris

Extrait de "Où va l’Angleterre ?"

Léon Trotsky

VII. Trade-unionisme et bolchevisme

Qu’il n’est pas possible d’apprécier les tâches fondamentales du mouvement ouvrier et de leur assigner des limites sous l’angle formel et purement juridique, au fond, de la démocratie, c’est ce qui ressort avec une netteté particulière de l’histoire la plus récente de l’Angleterre et, avec un relief saisissant, de la question des cotisations politiques dans les syndicats. A première vue, cette question parait purement pratique. Elle a cependant une énorme importance de principe, que ne comprennent pas, nous le craignons, MM. les leaders du Labour Party. La lutte pour l’amélioration des conditions de travail et des conditions d’existence des ouvriers salariés est l’objet des trade-unions. Leurs membres versent à cette fin des cotisations. Quant à leur activité politique, les trade-unions se sont formellement considérées comme neutres, tout en se trouvant le plus souvent à la remorque du parti libéral. Point n’est besoin de dire que les libéraux, vendant, comme les conservateurs, toutes espèces d’honneurs à leurs riches cotisants bourgeois, avaient besoin, non de l’appui financier des trade-unions, mais uniquement de leurs suffrages. La situation changea à partir du moment où les ouvriers eurent créé, par les trade-unions, leur propre parti. Les trade-unions, qui avaient donné la vie, au Labour Party, durent le soutenir financièrement, Il fallut demander aux ouvriers syndiqués des cotisations complémentaires. Les partis bourgeois condamnèrent unanimement cette " atteinte criante à la liberté individuelle ". L’ouvrier n’est pas seulement un ouvrier, mais un citoyen et un homme, expose avec profondeur Macdonald. " Justement, lui répliquent Baldwin, Asquith [1] et Lloyd George. En qualité de citoyen, l’ouvrier, syndiqué ou non, a le droit de voter pour n’importe quel parti. L’obliger à payer une cotisation au Labour Party, c’est exercer une violence non seulement sur sa bourse, mais aussi sur sa conscience. Et c’est enfin une violation directe de la constitution démocratique qui exclut toute contrainte en matière d’appui donné à tel ou tel parti ! " Ces arguments étaient, en vérité, de nature à impressionner fortement les leaders du Labour Party, qui eussent volontiers renoncé à user dans les organisations syndicales, des méthodes anti-libérales, presque bolcheviques, de la contrainte, s’il n’y avait eu ce maudit besoin de shillings et de livres sterling, sans lesquels on ne peut, même dans la démocratie anglaise, décrocher un mandat de député. Tel est le triste sort des principes démocratiques, que les shillings et les livres sterling leur bossellent le front et leur pochent les yeux. C’est là, en somme, l’imperfection du meilleur des mondes.

L’histoire de la question des cotisations politiques des trade-unions est déjà assez riche en péripéties et en épisodes dramatiques. Nous ne la raconterons pas ici. Ces tous derniers jours, Baldwin a renoncé (pour le moment !) à soutenir la nouvelle tentative de ses amis conservateurs d’interdire le prélèvement de cotisations politiques. La loi. parlementaire de 1913, actuellement en vigueur, autorise les syndicats (trade-unions) à prélever des cotisations politiques, mais reconnaît à tout syndiqué le droit d’en refuser le paiement et interdit aux unions d’user, dans ce cas, de représailles envers leurs membres, de les exclure, etc. S’il faut en croire le Times (du 6 mars 1925), 10% environ du nombre des ouvriers syndiqués usent de leurs droits de refuser le paiement des cotisations politiques. Le principe de la liberté individuelle est ainsi sauvegardé, en partie tout au moins. La liberté ne triompherait complètement que si les cotisations ne pouvaient être prélevées que sur les syndiqués qui y donneraient leur consentement bénévole. Aujourd’hui, par contre, tous les syndiqués sont tenus, si l’organisation le décide, de verser les cotisations politiques, à l’exception de ceux qui s’y refusent en temps voulu, dans les formes prescrites. En d’autres termes, le principe libéral est devenu au lieu d’une règle triomphante une exception tolérée. Et cette application partielle du principe de la liberté individuelle n’a pas été - hélas ! Hélas ! - obtenue par la volonté des ouvriers, mais par l’action de la législation bourgeoise sur l’organisation du prolétariat.

Cette circonstance suscite la question suivante : Comment se fait-il que les ouvriers, qui constituent la masse principale de la population anglaise et, partant, de la démocratie anglaise, soient incités par toute leur action à violer le principe de la "liberté individuelle " ; alors que la bourgeoisie légiférante et surtout la Chambre des Lords interviennent, en qualité de remparts de la liberté, tantôt en interdisant catégoriquement toute " violence " à l’égard du syndiqué (décision de la Chambre des Lords en 1909, dans l’affaire Osborne [2]), tantôt en limitant sérieusement cette " violence " (acte parlementaire de 1913). L’explication est naturellement que les organisations ouvrières luttent, en établissant leur droit anti-libéral, " despotique ", bolchevique, de prélever obligatoirement des cotisations politiques, pour la possibilité effective, réelle et non métaphysique, d’avoir une représentation ouvrière au Parlement ; tandis que les conservateurs et les libéraux, défendant le principe de la " liberté individuelle ", tendent en réalité à désarmer matériellement les ouvriers et à les asservir ainsi au parti bourgeois. Il suffit de considérer la répartition des rôles : les trade-unions sont pour le droit inconditionnel de prélever des cotisations politiques obligatoires ; la Chambre des Lords fossiles est pour l’interdiction inconditionnelle de ces prélèvements, au nom de la sainte liberté individuelle ; enfin, la Chambre des Communes arrache aux trade-unions une concession qui se réduit à un rabais de 10% en faveur des principes du libéralisme. Un aveugle même discernerait ici, au toucher, le caractère de classe du principe de la liberté individuelle, qui ne signifie pas autre chose, en cette circonstances concrète, qu’une tentative d’expropriation politique du prolétariat par la bourgeoisie, désireuse de réduire à néant le Labour Party.

Les conservateurs défendent contre les trade-unions le droit de l’ouvrier de voter pour n’importe quel parti et il s’agit de ces tories qui, pendant des siècles, ont refusé aux ouvriers tout droit de suffrage quel qu’il soit ! Maintenant encore, quoique nous ayons beaucoup vu et vécu, on ne peut lire sans émotion l’histoire de la lutte pour le bill de réforme, au début de la décade 1820-1830. Avec quelle étonnante ténacité, avec quelle obstination, avec quelle insolence de classe esclavagiste les landlords, les banquiers, les évêques, toute la minorité privilégiée, en un mot, repoussèrent les attaques de la bourgeoisie, et des ouvriers marchant à sa suite à l’assaut des positions parlementaires ! La réforme de 1832 fut faite quand il ne fut plus possible de ne pas la faire, Et l’élargissement du droit de vote s’accomplit, en vertu d’un dessein rigoureux :

séparer la bourgeoisie des ouvriers. Les libéraux ne différaient réellement en rien des conservateurs ; la réforme électorale de 1832 obtenue, ils lâchèrent les ouvriers. Quand les chartistes exigèrent des tories et des whigs le droit de suffrage pour les ouvriers, la résistance des détenteurs du monopole parlementaire fut acharnée. Mais, lorsque les ouvriers ont enfin obtenu le droit de vote, voici que les conservateurs prennent la défense de leur " liberté individuelle " contre la tyrannie des trade-unions ! Et cette écœurante, cette vile hypocrisie, n’est pas appréciée au Parlement comme elle le mériterait ! Au contraire, les députés travaillistes remercient le Premier gui renonce généreusement à jeter aujourd’hui le nœud coulant sur le cou du Labour Party, mais se réserve intégralement le droit de le faire à un froment mieux choisi. Les bavards qui se gargarisent des mots " démocratie ", " égalité ", " liberté individuelle " devraient être assis sur des bancs d’école et contraints d’étudier l’histoire de l’Angleterre, en général, et l’histoire des luttes pour l’élargissement du droit de vote, en particulier.

Le libéral Cobden [3] déclara jadis qu’il eût préféré vivre sous le pouvoir du dey d’Alger que sous celui des trade-unions. Cobden exprimait ainsi son indignation libérale contre la tyrannie " bolchévique " dont les germes se trouvent dans la nature même des trade-unions. Cobden avait raison, - à sa façon -. Les capitalistes tombés au pouvoir des syndicats sont assez mal en point : la bourgeoisie russe en sait quelque chose. Mais il s’agit justement de ce que l’ouvrier est toujours sous la coupe d’un dey d’Alger, incarné par le patron, et ne peut en affaiblir la tyrannie qu’à l’aide des trade-unions ou syndicats. Certes, l’ouvrier doit consentir, ce faisant, à certains sacrifices, non seulement financiers, mais aussi personnels. Mais grâce aux trade-unions, sa liberté individuelle gagne, en fin de compte, beaucoup plus qu’elle ne perd. C’est un point de vue de classe. On ne peut l’éluder, Le droit de prélever des cotisations politiques en découle. La bourgeoisie croit devoir aujourd’hui, dans sa masse, s’accommoder de l’existence des trade-unions. Elle entend toutefois limiter leur activité au point où la lutte contre des groupes isolés de capitalistes se transforme en lutte contre l’État capitaliste.

Le député conservateur Macquisten a précisé au Parlement que des cas de renoncement des trades-unions aux cotisations politiques s’observent surtout dans les branches d’industrie petites et dispersées ; dans les industries concentrées, on observe, il le déplore, les effets de la contrainte morale et de la persuasion de la masse. Observation au plus haut point intéressante ! Et comme il est caractéristique pour le Parlement anglais qu’elle soit faite par un tory extrémiste, auteur d’un projet de loi interdisant les cotisations, et non par un socialiste ! Elle montre que le renoncement aux cotisations politiques s’observe dans les branches d’industries les plus arriérées, où les traditions petites-bourgeoises et, par conséquent, la notion petite-bourgeoise de liberté individuelle, se rattachent habituellement aux votes pour le parti libéral, voire pour le parti conservateur. Dans les nouvelles industries, plus modernes, la solidarité de classe règne, et la discipline prolétarienne, qui semblent aux capitalistes et à leurs serviteurs, rejetons de la classe ouvrière, une sorte de terreur.

Un député conservateur narra, en brandissant ses foudres, que le secrétaire d’une trade-union menaçait d’afficher les listes des syndiqués refusant de payer les cotisations du Labour Party. Les députés ouvriers exigèrent avec indignation le nom de cet impie. Il faudrait cependant recommander à toutes les trade-unions cette façon de faire. Il va de soi que les bureaucrates qui s’efforcent, aux applaudissements des deux partis bourgeois, d’exclure les communistes des organisations ouvrières, s’en garderont bien. Chaque fois qu’il s’agit des communistes, il n’est plus question de liberté individuelle : les considérations de sécurité de l’État entrent en jeu. On ne peut tout de même pas admettre dans le Labour Party les communistes, qui nient le caractère sacré de la démocratie ! Au cours des débats sur les cotisations politiques, il échappa à l’auteur du projet d’interdiction, Macquisten, que nous connaissons déjà, une petite phrase, que l’opposition accueillit avec un rire léger, mais qu’il faudrait, en réalité, graver sur les murs du Parlement, et commenter et expliquer dans toutes les réunions ouvrières. Démontrant à l’aide des. chiffres, la portée des cotisations politiques des trade-unions, Macquisten dit qu’avant le bill libéral de 1913, les trade-unions ne dépensaient, pour leur action politique, que 50.000 dollars environ par an, tandis qu’elles ont aujourd’hui à dépenser, par suite de la légalisation des cotisations politiques, un fonds de 1.250.000 dollars. Il est trop naturel, constate Macquisten, que le Labour Party soit devenu fort, " Quand on a 1.250.000 dollars de revenu par an, on peut former un parti politique à n’importe quelle fin. " Notre tory enragé en a dit un peu plus qu’il ne l’eût voulu. Il a reconnu avec franchise que les partis se font et qu’on les fait avec de l’argent, et que les fonds jouent un rôle décisif dans la mécanique de la démocratie. Est-il besoin de préciser que les fonds de la bourgeoisie sont beaucoup plus abondants que ceux du prolétariat ? Cette seule constatation réduit à néant toute la fausse mystique de la démocratie. Tout ouvrier ang1ais sorti de sa torpeur doit dire à Macdonald : Il est faux que les principes de la démocratie constituent pour notre mouvement le critérium le plus élevé ; ces principes eux-mêmes sont sujets au contrôle de la finance, qui les déforme et les falsifie,

Il faut pourtant le reconnaître si l’on demeure à un point de vue formellement démocratique et si l’on part de la notion du citoyen idéal - et non du prolétaire ou du capitaliste et du landlord - ce sont les gorilles les plus réactionnaires de la Chambre Haute qui paraissent les plus conséquents. Tout citoyen a bien le droit de soutenir librement de son porte-monnaie et de son suffrage le parti que lui désigne sa libre conscience. Le malheur est seulement que ce citoyen britannique idéal n’existe pas dans la nature. Il ne représente qu’une fiction juridique, Il n’a jamais existé. Mais le petit-bourgeois et le moyen bourgeois se sont rapprochés dans une certaine mesure de cette notion idéale. Aujourd’hui, le Fabien se considère comme le type du citoyen idéal moyen, pour lequel le capitaliste et le propriétaire ne sont que des déviations du citoyen idéal. Les philistins fabiens ne sont toutefois pas si nombreux ici-bas, quoiqu’il y en ait encore sensiblement de trop. De façon générale, les électeurs se divisent en possédants et exploiteurs, d’une part, en prolétaires et exploités de l’autre.

Les syndicats constituent - et aucune casuistique libérale n’y fera rien - l’organisation de classe des ouvriers salariés pour la lutte contre la cupidité et la rapacité des capitalistes. La grève est l’une des armes les plus importantes du syndicat. Les cotisations sont destinées à soutenir les grèves. Pendant les grèves, les ouvriers n’usent pas de ménagements envers les renards [les jaunes ? note de TOTAL] qui, eux, représentent un autre principe libéral, celui de la " liberté du travail ". Dans toute grande grève, le syndicat a besoin d’un appui politique, et doit s’adresser à la presse, au parti, au Parlement. L’hostilité du parti libéral envers la lutte des trade-unions a été l’une des raisons qui incitèrent celles-ci à créer un Labour Party. Si l’on approfondit l’histoire des origines du Labour Party, il devient évident que, du point de vue des trade-unions, le parti n’en est que la section politique. La trade-union a besoin d’une caisse de grève, d’un réseau de fondés de pouvoirs, d’un journal et d’un député jouissant de sa confiance.

Les frais d’élection d’un député au Parlement représentent pour elle une dépense tout aussi légitime, nécessaire et obligatoire que les frais d’entretien d’un secrétaire, Sans doute, le membre libéral ou conservateur d’une traduction peut-il dire : " Je paye avec régularité ma cotisation habituelle de syndiqué, mais je me refuse à payer celle du Labour Party, mes convictions politiques m’obligeant à voter pour un libéral (ou pour un conservateur). " A quoi le représentant de la trade-union pourrait répondre : " Quand nous luttons pour l’amélioration de nos conditions de travail - et c’est le but de notre organisation - nous avons besoin de l’appui d’un parti ouvrier, de sa presse, de ses députés ; or, le parti pour lequel tu votes (libéral ou conservateur) s’en prend toujours à nous, en pareil cas, s’efforce de nous compromettre, s’efforce de semer parmi nous la discorde, ou d’organiser contre nous des briseurs de grève ; nous n’avons pas besoin de membres qui soutiennent les briseurs de grève ". De sorte que ce qui est, du point de vue de la démocratie capitaliste, liberté individuelle, se révèle du point de vue de la démocratie prolétarienne, liberté politique de briser les grèves. Le rabais de 10% obtenu par la bourgeoisie n’est pas une chose innocente. Il signifie que, dans l’effectif des trade-unions, un homme sur dix est un ennemi politique, c’est-à-dire un ennemi de classe. Certes, on réussira peut-être à conquérir une partie de cette minorité. Mais le reste peut, en cas de lutte vive, constituer, entre les mains de la bourgeoisie, une arme précieuse contre les ouvriers. La lutte contre la brèche ouverte par l’acte parlementaire de 1913 dans la muraille des trade-unions est donc à l’avenir tout à fait inévitable.

De façon générale, nous sommes, marxistes, de l’avis que tout ouvrier honnête, non taré, peut être syndiqué, quelles que soient ses opinions politiques, religieuses et autres. Nous considérons les syndicats, d’une part, comme des organisations économiques de combat, et de l’autre, comme des écoles d’éducation politique. Préconisant, en règle générale, l’admission au syndicat des ouvriers arriérés et inconscients, nous ne nous inspirons pas du principe abstrait de la liberté d’opinion ou de la liberté de conscience, mais de considérations de finalité révolutionnaire Elles nous disent d’ailleurs aussi qu’en Angleterre, où 90% des ouvriers syndiqués payent des cotisations politiques, les uns consciemment, les autres par esprit de solidarité, et où 10 % seulement des syndiqués osent défier au grand jour le Labour Party, il faut entreprendre contre ces 10% là une action systématique. Il faut les amener à se rendre compte qu’ils sont des apostats ; il faut assurer aux trade-unions le droit de les exclure au même titre que les briseurs de grève. Si, pour finir, un citoyen abstrait a le droit de voter pour n’importe quel parti, les organisations ouvrières ont aussi le droit de ne pas admettre en leur sein des citoyens dont la conduite politique est hostile aux intérêts de la classe ouvrière. La lutte des syndicats, tendant à fermer les portes des fabriques aux non-syndiqués est depuis longtemps connue comme une manifestation du terrorisme ouvrier ou, comme on dit aujourd’hui, du bolchevisme. En Angleterre, justement, on peut et on doit appliquer ces méthodes d’action au Labour Party, qui a grandi comme la continuation directe des trade-unions.

Les débats parlementaires du 7 mars 1925 sur les cotisations politiques, cités plus haut, présentent un intérêt exceptionnel quant à la définition de la démocratie parlementaire. On n’entendit que dans le discours du Premier Baldwin, des allusions prudentes au danger réel qui réside dans la structure de classes de l’Angleterre. Les anciennes relations sociales ont disparu, les bonnes vieilles entreprises anglaises aux mœurs patriarcales - Mr. Baldwin en dirigea lui-même une dans sa jeunesse - n’existent plus. L’industrie se concentre et se combine. Les ouvriers se groupent en syndicats et ces organisations peuvent constituer un danger pour l’État même. Baldwin parla des associations patronales de même que des syndicats ouvriers. Mais il va de soi que le vrai danger menaçant l’État ne lui apparaît que dans les trade-unions. A quoi se réduit la lutte contre les trusts, nous le savons assez par l’exemple de l’Amérique. L’agitation tapageuse de Roosevelt [4] contre les trusts n’a été qu’une bulle de savon. De son temps, et après lui, les trusts se sont encore fortifiés, et le gouvernement américain est leur organe exécutif à un titre beaucoup plus direct que le Labour Party n’est l’organe des trade-unions. Si en Angleterre la forme d’organisation des trusts ne joue pas le même rôle qu’en Amérique, celui des capitalistes n’est cependant pas moins grand. Le péril des trade-unions consiste en ce qu’elles formulent - pour le moment à tâtons, avec des hésitations et des équivoques - le principe du gouvernement ouvrier, gouvernement qui est impossible sans État ouvrier, en contrepoids du gouvernement capitaliste, qui ne peut exister actuellement que sous le couvert de la démocratie. Baldwin admet sans restrictions le principe de la " liberté individuelle ", base du bill d’interdiction proposé par ses amis parlementaires. Il considère aussi les cotisations politiques des trade-unions comme un " mal moral ". Mais il ne veut pas troubler la paix sociale. La lutte une fois engagée pourrait avoir de pénibles conséquences : " Nous ne voulons en aucun cas tirer les premiers. " Et Baldwin d’achever ; " Donne la paix à notre temps, Seigneur ! " La Chambre presque entière, y compris un grand nombre de députés travaillistes, applaudit ce discours : le Premier a fait, d’après sa propre déclaration, un " geste de paix ". Le député travailliste Thomas, toujours à sa place lorsqu’un geste servile est à faire, se lève sur ces entrefaites et congratule Baldwin, dont le discours est pénétré d’un esprit vraiment humanitaire ; les patrons et les ouvriers ne peuvent que gagner à un contact étroit, Thomas expose non sans fierté que de nombreux ouvriers appartenant à la gauche refusent, dans son propre syndicat, de payer des cotisations politiques, parce qu’ils ont un secrétaire aussi réactionnaire que lui, Mr. Thomas. Et tous les débats sur une question où se croisent les intérêts vitaux des classes en lutte se déroulent sur ce ton conventionnel, équivoque, de mensonge officiel et de cant parlementaire purement anglais. Les réticences des conservateurs ont un caractère machiavélique [5]. Les réticences du Labour Party sont dictées par une méprisable couardise. La représentation de la bourgeoisie fait penser à un tigre qui rentre ses griffes et se fait caressant. Les leaders ouvriers tels que Thomas, font penser à des chiens battus serrant la queue.

L’inexistence d’une issue à la situation économique de l’Angleterre se manifeste de la façon la plus directe sur les trade-unions. Au surlendemain de la fin de la guerre quand la Grande-Bretagne parut, au premier abord, la maîtresse absolue des destinées du monde, les masses ouvrières, éveillées par la guerre, affluèrent par centaines de milliers et millions d’hommes aux trade-unions. Celles-ci atteignirent leur apogée en 1919 : puis le reflux commença. A l’heure actuelle, les effectifs des organisations syndicales ont sensiblement baissé et continuent à baisser. John Whitley, qui fut à la " gauche " dans le ministère Macdonald, disait en mars, dans une réunion publique de Glasgow, que les trade-unions ne sont plus aujourd’hui que l’ombre d’elles-mêmes et ne peuvent ni combattre. ni négocier. Fred Bramley, le secrétaire général du congrès des trade-unions, se prononçait énergiquement contre ces appréciations. La polémique entre ces deux adversaires sans doute tout aussi impuissants l’un que l’autre en théorie, présente pourtant l’intérêt symptomatique le plus grand. Bramley dit que le mouvement politique, moins " ingrat " c’est-à-dire ouvrant de plus larges possibilités de carrière, détourne des trade-unions leurs militants les plus précieux. D’autre part, demande-t-il, que serait le Labour Party sans les cotisations politiques des trade-unions ? En fin de compte, Bramley ne nie pas le déclin de la puissance économique des trade-unions., mais l’explique par la situation économique de l’Angleterre. Nous chercherions du reste en vain, chez le secrétaire du congrès des trade-unions, l’indication d’une solution quelconque. Sa pensée ne sort pas du cadre d’une rivalité cachée entre l’appareil des trade-unions et celui du parti. La question n’est pourtant pas ici. La radicalisation de la classe ouvrière et, partant, la croissance du Labour Party, se fondent sur les causes mêmes qui ont porté des coups cruels à la puissance économique des trade-unions. Un mouvement se développe indéniablement, aujourd’hui, au préjudice de l’autre. Il serait néanmoins d’une extrême légèreté d’en déduire que le rôle des trade-unions est fini. Au contraire, les syndicats d’industrie de la classe ouvrière anglaise se mettent à peine en marche vers un grand avenir. Justement parce qu’il n’y a plus de perspective d’aucune sorte pour les trade-unions, dans les limites de la société capitaliste, la situation actuelle de la Grande-Bretagne étant donnée, les syndicats d’industrie sont tenus de s’engager dans la voie de la réorganisation socialiste de l’économie ; quand les trade-unions se seront elles-mêmes reconstruites de la façon correspondante, elles deviendront le levier principal de la transformation économique du pays. Mais la conquête du pouvoir par le prolétariat - non pas au sens d’une farce triviale et piteuse comme le ministère Macdonald, mais au sens réel, matériel, révolutionnaire, de la lutte des classes - est à cela une condition préalable absolument nécessaire. Il faut que tout l’appareil de l’État soit au service du prolétariat. Il faut que la classe ouvrière, la seule intéressée à la transformation socialiste, ait la possibilité de dicter sa volonté à toute la société. Il faut que toute l’administration, tous les juges, tous les fonctionnaires soient aussi pénétrés de l’esprit socialiste du prolétariat que les fonctionnaires et les juges actuels sont pénétrés de l’esprit bourgeois. Seules, les trade-unions fourniront le personnel nécessaire à cette œuvre. Les trade-unions formeront aussi les organes d’administration de l’industrie nationalisée. Les trade-unions deviendront à l’avenir les écoles éduquant le prolétariat dans l’esprit de la production socialiste. Leur grand rôle est par conséquent impossible à mesurer d’un coup d’œil. Mais elles sont aujourd’hui dans une impasse, Point d’issue du côté des palliatifs et des demi-mesures. La gangrène du capitalisme anglais entraîne inévitablement l’impuissance des trade-unions. La Révolution seule peut sauver la classe ouvrière anglaise et avec elle ses organisations. Pour prendre le pouvoir, le prolétariat doit avoir à sa tête un parti révolutionnaire. Pour rendre les trade-unions aptes à remplir leur rôle ultérieur, il faut les libérer des fonctionnaires conservateurs, crétins superstitieux qui attendent on ne sait d’où des miracles " pacifiques " et, tout bonnement, enfin, des agents du gros capital, renégats tels que Thomas. Un parti ouvrier réformiste, opportuniste et libéral ne peut qu’affaiblir les trade-unions en paralysant l’activité des masses. Le parti ouvrier révolutionnaire, appuyé sur les trade-unions, sera l’instrument puissant de leur assainissement et de leur essor.

Le prélèvement obligatoire, anti-libéral, " despotique " des cotisations politiques, contient en germe, comme la graine contient la tige et l’épi futur, toutes les méthodes du bolchevisme contre lesquelles Macdonald prodigue inlassablement l’eau bénite de sa médiocrité indignée, La classe ouvrière a le droit et le devoir de mettre sa volonté de classe au-dessus de toutes les fictions et de tous les sophismes de la démocratie bourgeoise. Elle doit agir avec l’assurance révolutionnaire que Cromwell inculquait à la jeune bourgeoisie anglaise. Nous connaissons déjà le langage que tenait Cromwell à ses recrues puritaines : " Je ne veux pas vous tromper à l’aide des expressions équivoques employées dans mes instructions, où il est question de combattre pour le Roi et pour le Parlement. S’il arrivait au Roi de se trouver dans les rangs de l’ennemi, je déchargerais mon pistolet sur lui comme sur n’importe qui ; et si votre conscience vous empêche d’en faire autant je vous conseille de ne pas vous enrôler sous mes ordres. " Ces mots n’expriment ni soif de sang, ni despotisme, mais la conscience d’une grande mission historique qui confère le droit d’anéantir tous les obstacles du chemin. Une jeune classe en voie de progrès, pour la première fois élevée à la conscience de sa mission, s’exprime par les lèvres de Cromwell. S’il faut chercher des traditions nationales, le prolétariat anglais doit emprunter à ses anciens " Indépendants " cet esprit d’assurance révolutionnaire et ce courage offensif. Les Macdonald, les Webb, les Snowden et tutti quanti n’empruntent aux compagnons d’armes de Cromwell que leurs préjugés religieux qu’ils combinent avec une couardise authentiquement fabienne, L’avant-garde du prolétariat a besoin d’accorder la vaillance révolutionnaire des " Indépendants " avec la claire philosophie matérialiste.

La bourgeoisie anglaise se rend exactement compte que le grand principal danger la menace du côté des trade-unions et que c’est seulement sous la pression de ces organisations de masse que le Labour Party peut, sa direction radicalement rénovée, devenir une force révolutionnaire. Une des nouvelles méthodes de la lutte contre les trade-unions consiste dans le groupement du personnel administratif et technique de l’industrie (ingénieurs, directeurs, contremaîtres. etc.) en un " tiers parti de la production ". Le Times mène une campagne très habile, très astucieuse, contre la théorie de " l’unité des intérêts des travailleurs manuels et intellectuels ". En cette circonstance comme en d’autres, les politiques bourgeois tirent parti avec beaucoup d’adresse des idées fabiennes, qu’ils ont eux-mêmes suggérées. L’opposition du capital au travail est néfaste au développement national, dit le Times, à l’unisson de tous les leaders du Labour Party, et il déduit de cet axiome la conclusion suivante : les ingénieurs, les directeurs, les administrateurs, les techniciens placés entre le capital et le travail sont les plus capables d’apprécier les intérêts de l’industrie " dans son ensemble " et de faire régner la paix entre salariés et patrons A cette fin, le personnel administratif et technique doit se constituer en tiers parti de l’industrie. A la vérité, le Times va ici au-devant des Fabiens. La position de principe de ces derniers, dirigée, dans un esprit réactionnaire et utopique, contre la lutte des classes, correspond le mieux à la situation sociale de l’intellectuel de petite ou de moyenne bourgeoisie, de l’ingénieur, de l’administrateur placés entre le capital et le travail, instruments du capital, en réalité, mais qui veulent s’imaginer indépendants, et s’asservissent d’autant mieux aux organisations capitalistes qu’ils soulignent leur indépendance des organisations prolétariennes. On peut prédire sans peine qu’au fur et à mesure de son élimination inéluctable des trade-unions et du Labour Party, le fabianisme confondra de plus en plus sa destinée avec celle des éléments intermédiaires des administrations industrielles, commerciales et de la bureaucratie de l’État. Le " Parti ouvrier indépendant ", après sa montée temporaire actuelle, dégringolera inévitablement et, devenu le " tiers parti de l’industrie ", pataugera aux pieds du capital et du travail.

Notes

[1] Herbert Henry, lord Asquith, comte d’Oxford (1852-1928). Leader des libéraux indépendants anglais et directeur de la Westminster Gazette. Adversaire du rapprochement anglo-soviétique. De 1892 à 1895, ministre des Affaires étrangères du dernier cabinet libéral Gladstone. De 1905 à 1908, chancelier de l’Échiquier. De 1908 à 1916, premier ministre. Se révéla dans ces fonctions ardemment partisan de la guerre impérialiste. Ministre de la Guerre en 1914. Forma en 1915 un ministère de coalition libéral conservateur. Fut remplacé en 1916 par Lloyd George. Les vestiges du doctrinarisme libéral ont empêché Asquith de faire preuve, en politique intérieure et extérieure, d’une largeur de vues suffisante, ainsi que du cynisme et de la perfidie nécessaires. Sous la pression des conservateurs, l’aide la plus active, impérialiste, des libéraux, aida Lloyd George à remplacer Asquith. Battu aux élections législatives de 1924. Membre de la Chambre des Lords.

[2] L’affaire Osborne. William Osborne, cheminot libéral, s’adressa en 1908 aux tribunaux, afin de faire supprimer dans les trade-unions les cotisations politiques. Les trade-unions prélèvent en effet, outre leurs cotisations normales, des cotisations politiques, consacrées à l’action du Labour Party. L’arrêt de Justice du 22 juillet 1908 débouta Osborne de sa plainte et affirma catégoriquement la légitimité de ce prélèvement de cotisations. Osborne, soutenu par de gros capitalistes, fit appel. La cour de cassation cassa le premier Jugement et accorda pleine satisfaction au demandeur, décision motivée par le caractère purement économique des trade-unions, tenues de demeurer étrangères à la politique. Le Labour Party en appela à la commission judiciaire de la Chambre des Lords, qui sanctionna le jugement de la Cour d’appel. La Chambre des Lords interdit aux trade-unions de prélever des cotisations supplémentaires, à quelque fin politique que ce fût. Mais, en 1913, un acte du Parlement abrogeait cette interdiction. Les trade-unions étaient autorisées à prélever des cotisations politiques, les syndiqués ayant toutefois le droit d’en refuser le versement sans s’exposer à des sanctions ou à l’exclusion. Cette loi est encore en vigueur. L’affaire Osborne a joué un grand rôle dans l’histoire du mouvement ouvrier anglais. Elle a intéressé les ouvriers à l’activité politique des trade-unions.

[3] Cobden (1804-1865). Fabricant et marchand de tissus, devint un des hommes les plus en vue de la bourgeoisie radicale du milieu du XIXe siècle. Propagandiste inlassable du libre-échange et de l’abrogation des droits sur le blé, fondateur de la." Ligue pour l’abrogation des droits sur les blés ", protagoniste de la " paix générale ". Député aux Communes, il y éleva la voix contre la politique belliqueuse du gouvernement anglais. Participa au Congrès pacifiste international de 1849. Cobden fut un des chefs du mouvement libre-échangiste de la bourgeoisie libérale.

[4] Théodore Roosevelt (1858-1919). Président des États-Unis de 190l à 1909. Impérialiste américain. En politique intérieure, partisan, vis-à-vis des ouvriers, d’une politique de petites concessions libérales. Membre du parti républicain. Intervint, en 1905, afin de provoquer l’ouverture des négociations de paix entre la Russie et le Japon. Fut d’abord pacifiste pendant la guerre mondiale, puis devint un des partisans les plus ardents de l’intervention américaine.

[5] On appelle machiavélisme l’emploi en politique, de la violence jointe à la perfidie et à l’hypocrisie. Le mot dérive du nom du célèbre écrivain italien Nicolo Machiavelli (1469-1515), qui est considéré comme le fondateur de la science politique.

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