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Le marxisme affirme-t-il être la fin de la philosophie ?

vendredi 4 juillet 2014, par Robert Paris

Le marxisme affirme-t-il être la fin de la philosophie ?

Bien des camarades des organisations d’extrême gauche, se revendiquant du marxisme, nous disent :

 Il faut faire « moins de philosophie et plus de politique » et n’est pas nécessaire une attitude « philosophico-spéculative » du type de celle du site Matière et Révolution, comme viennent de nous le dire des camarades du groupe GMI dans une discussion à propos des dernières grèves cheminotes en France.

 « On n’est pas un café philosophique » nous disaient les camarades de la LCR avec lesquels nous discutions lors des réunions en vue de la fondation du NPA, déclarant ainsi que chercher des fondations politiques, historiques et théoriques du parti nécessaire à la classe ouvrière ne concernait nullement la formation du NPA.

 La philosophie n’est pas davantage la tasse thé de Lutte Ouvrière qui n’a jamais considéré que la lecture de Hegel faisait partie de la formation du militant révolutionnaire. Nous aurons l’occasion de le démontrer plus loin…

 Le groupe Robingoodfellow nous a semblé plus préoccupé d’économie et de mathématiques que de philosophie mais ce n’est sans doute pas un refus systématique. Nous craignons qu’ils ne voient dans le Capital davantage un ouvrage d’économie qu’une philosophie du développement du capitalisme.

 Certains camarades de la Fraction de LO, « observateurs » au sein du NPA, nous semblent, comme le NPA, bien plus portés sur l’activisme syndical en vue de pousser un poil plus loin les appareils que sur les questions théoriques et philosophiques. Leur leader I. n’affirmait-il pas dans une assemblée que « nous ne voulons pas faire progresser la philosophie » ?! Le même affirmait que « Matérialisme et empiriocriticisme » de Lénine ne valait pas qu’on fasse l’effort de le lire. Un autre dirigeant du groupe, militant cheminot ayant une formation politique poussée, affirmait que « La dialectique de la nature » de Engels n’était pas en accord avec le point de vue de Lénine et était de l’idéalisme. Selon lui, il y avait une dialectique pour raisonner sur la nature mais pas de dialectique « de » la nature… Il pensait que Engels était « retombé dans la philosophie » alors que Marx aurait, selon lui, rompu avec elle !

On remarque également que ces groupes estiment que la réflexion philosophique est un prétexte pour refuser sur un terrain d’une activité concrète militante au sein de la classe ouvrière. Opposer théorie et pratique, comme ils le font, ne nous semble pas du tout marxiste ! On n’est pas obligés de devenir des marxistes en chambre parce nous prétendons étudier la philosophie et raisonner dessus.

Beaucoup de groupes de la gauche communiste, plus portés sur la réflexion théorique, nous semblent très peu attirés par la philosophie, comme nous l’avons constaté avec les camarades du CCI qui ont davantage défendu auprès de nous « le principe d’Occam » que la dialectique de Hegel ou de Marx.

Dans tous ces groupes, on constate une interprétation de Marx selon laquelle lui et Engels auraient affirmé qu’avec le marxisme on assistait à la « fin de la philosophie ».

Cet article a pour but de discuter une telle affirmation.

Pour notre part, nous estimons que l’ouvrage clef de Marx « Le Capital » est du début à la fin une dialectique du capitalisme, c’est-à-dire fondamentalement un ouvrage de philosophie. Et qui n’a pas compris cette philosophie n’a pas vraiment lu « Le Capital » ! Nous avons même développé déjà ce point de vue dans un article intitulé « Economie et philosophie : Pourquoi Marx estimait la dialectique indispensable pour comprendre l’économie ? »
 : Lire ici

Nous estimons que les domaines séparés de la matière, de la nature, de la vie, de l’homme, de la société, de l’histoire, de la pensée sont un seul et même monde qui doit être étudié par une science et ne doit pas être conçu comme des tranches indépendantes : Lire ici

Nous estimons que les nouvelles connaissances fondent :

- Un nouveau matérialisme

- Une nouvelle conception dialectique

- Une nouvelle manière de philosopher sur la matière

- Une dialectique qui n’est pas un simple mode de pensée

- Une pensée révolutionnaire et scientifique

Nous estimons également que l’activité et la formation de militants communistes révolutionnaires est inséparable d’une formation à la dialectique marxiste, sans laquelle on ne peut que raisonner faussement. Cela nous a amené à écrire un article sur ce thème intitulé « Les révolutionnaires qui ne raisonnent pas dialectiquement ne peuvent que se tromper » lire ici

Nous pensons de même que les développements les plus récents des sciences apportent de l’eau au moulin de la « dialectique de la nature » qui n’est pas seulement la pensée dialectique mais le fonctionnement dialectique de la nature. Lire ici

Rappelons ce qu’écrivait Friedrich Engels dans « Dialectique de la nature » :

« La dialectique dite objective règne dans toute la nature, et la dialectique dit subjective, la pensée dialectique, ne fait que refléter le règne, dans la nature entière, du mouvement par opposition des contraires qui, par leur conflit constant et leur conversion finale l’un en l’autre, ou en des formes supérieures, conditionnent précisément la vie de la nature. »

Et aussi Lénine :

« Le marxisme est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses. »

Mais nous allons d’abord en venir à l’époque où Marx et Engels, faisant la critique de la « philosophie classique allemande », déclaraient qu’il « faut remplacer l’arme de la critique par la critique des armes » et autres affirmations sur la « fin de la philosophie classique allemande ». On notera qu’il ne s’agissait pas de la fin de toute pensée philosophique, contrairement à ce que bien des militants d’extrême gauche prétendent, s’exemptant ainsi de penser philosophiquement !!!

La « négation de la philosophie » par Marx est dialectique est elle n’est donc pas sa suppression. La négation dialectique est un dépassement et non une suppression.
Ecrivant sur Hegel en 1844, Karl Marx affirmait ainsi, s’opposant à la prétention pragmatique de la social-démocratie allemande :

« Le parti politique et pratique en Allemagne réclame à juste titre, la « négation de la philosophie ». Son tort n’est pas de réclamer, mais d’en rester à la revendication… Bref, vous ne pouvez pas supprimer la philosophie sans la réaliser… L’arme de la critique ne saurait remplacer la critique par les armes, la force matérielle doit être renversée par la force matérielle. Mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses. La théorie est capable de saisir les masses lorsqu’elle argumente ad hominem, et elle argument ad hominem lorsqu’elle devient radicale. Etre radical, c’est saisir les choses à la racine… Les révolutions ont besoin d’un élément passif, d’une base matérielle. La théorie ne se réalise dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins… Il ne suffit pas que la pensée tende vers sa réalisation, il faut que la réalité tende à s’incorporer la pensée… De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles… La tête de cette émancipation est la philosophie, son cœur est le prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser sans la disparition du prolétariat (par la disparition de l’exploitation), le prolétariat ne peut se libérer sans la réalisation de la philosophie. »

On voit qu’on ne peut prêter au seul Engels le fait d’attribuer une grande importance à la philosophie !

Certains militants affirment que le combat de Marx contre l’idéalisme a consisté à placer la réalité matérielle et économique au dessus des idées philosophiques, rendant caducs les pensées purement philosophiques.

Marx, pour sa part, s’exprime très différemment, par exemple ici, dans un ouvrage pourtant bien connu : le fameux « Manifeste communiste » !

On y lit :

« Est-il besoin d’une intelligence profonde pour comprendre que les vues, les conceptions et les idées, en un mot, que la conscience de l’homme change avec tout changement survenu dans ses conditions d’existence, dans ses relations sociales, dans sa vie sociale ? Que démontre l’histoire des idées si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle. Les idées qui dominaient une époque ne furent jamais que les idées de la classe dominante. Lorsqu’on parle d’idées qui bouleversent une société tout entière, on énonce seulement le fait suivant : dans le sein de la vieille société les éléments d’une nouvelle société se sont formés ; la décomposition des vieilles idées marche de pair avec la décomposition des anciennes conditions d’existence… la révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le système traditionnel de la propriété. Rien d’étonnant à ce que, dans le cours de son développement, la rupture avec les idées traditionnelles soit la plus radicale. »

Voilà un passage rarement rappelé d’un ouvrage pourtant si régulièrement cité.

Rien ne serait plus faux que de transformer Marx en penseur économique et politique, pratique, pragmatique. Rappelons, au travers d’un seul passage du « Capital » (tome un), comment Marx pense dialectiquement les contradictions réelles de l’économie :

« La propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété soude pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat.

Dès que ce processus de transformation a décomposé suffisamment et de fond en comble la vieille société, que les producteurs sont changés en prolétaires et leurs conditions de travail en capital, qu’enfin le régime capitaliste se soutient par la seule force économique des choses, alors la socialisation ultérieure du travail, ainsi que la métamorphose progressive du sol et des autres moyens de production en instruments socialement exploités, communs, en un mot, l’élimination ultérieure des propriétés privées va revêtir une nouvelle forme. Ce qui est maintenant à exproprier, ce n’est plus le travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d’une armée ou d’une escouade de salariés.

Cette expropriation s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette centralisation, à l’expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent sur une échelle toujours croissante l’application de la science à la technique, l’exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de l’outil en instrument puissant seulement par l’usage commun , partant l’économie des moyens de production, l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d’où le caractère international imprimé au régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d’évolution sociale, s’accroissent la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné, les expropriateurs sont à leur tour expropriés.

L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquis de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol.

Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là il s’agissait de l’expropriation de la masse par quelques usurpateurs ; ici, il s’agit de l’expropriation de quelques usurpateurs par la masse. »

Rappelons que le passage précédemment cité du « Capital » (tome un) est rappelé par Karl Marx dans ses lettres sous l’intitulé « négation de la négation », référence explicite à la dialectique de Hegel qui est rappelée dans le texte lui-même !

Comme on se sent loin du pragmatisme de l’extrême gauche actuelle et de son discours pratique et soi-disant réaliste, anti-philosophique et anti-théorique….

Pour mesurer la place de la philosophie dans l’extrême gauche actuelle, il suffit de taper « philosophie », « dialectique » ou « Hegel » dans les moteurs de recherche des sites de Lutte Ouvrière, du NPA, du POI, pour ne citer que ceux-là ! Voilà un moyen concret de mesurer la panne philosophie et conceptuelle, donc politique, des groupes révolutionnaires ! L’intérêt que portent les militants de France à la philosophie de Hegel, à l’origine de la dialectique matérialiste de Marx (excusez du peu !) doit être mesurée au fait qu’il n’existe toujours pas de référence en français à Hegel sur le site marxists.org ! La dialectique, faute de la comprendre, l’extrême gauche a décidé de la nier et pas à la manière d’une négation dialectique, en la supprimant des textes, faut d’être capables de la supprimer des faits !

Que dire du fait que les militants communistes révolutionnaires, si on se fie aux étiquettes, estiment aujourd’hui que l’état actuel du mouvement ouvrier et révolutionnaire ne leur laisse pas le loisir de se pencher sur les questions philosophiques alors que Marx et Engels, dans l’état où était ce mouvement à leur époque, avait trouvé le temps d’écrire des œuvres philosophiques comme Ludwig Feuerbach, La Sainte Famille, La fin de la philosophie classique allemande, l’Idéologie allemande et l’Anti-Dühring, alors que Lénine, malgré sa tâche de construction d’un parti révolutionnaire, avait trouvé le loisir d’écrire « Matérialisme et empiriocriticisme » : justement à cause du fait qu’il avait pris la mesure de cette tâche ! Et quel temps précieux, le même Lénine allait perdre à écrire ses "Cahiers philosophiques" ou "Le matérialisme militant" !

Les révolutionnaires doivent-ils s’en tenir aux faits, à la réalité du jour et non aux raisonnements qui imbriquent passé, présent et futur, doivent-ils séparer les matières, d’un côté les sciences dures, de l’autre les sciences humaines, au risque d’être traités de « philosophico-spéculatifs » ? Que dire aussi de la « conception philosophico-spéculative » (pour reprendre le terme péjoratif autant qu’inadéquat d’un camarade de GMI polémiquant contre nous) qui a permis à Marx de deviner que le capitalisme (seulement anglais à l’époque) allait dominer le monde, de la conception philosophico-spéculative qui a permis à Trotsky en 1905 de deviner ce qui allait être les bases de la révolution prolétarienne de 1917, de la conception philosophico-spéculative qui a permis à Lénine de deviner que la première guerre mondiale allait se transformer en révolution prolétarienne, ou encore de la conception philosophico-spéculative qui a permis à Trotsky de deviner que l’effondrement des classes dirigeantes allemandes allait mener au génocide des Juifs ? Peut-on prétendre que nos glorieux prédécesseurs se contentaient d’examiner le monde tel qu’il est avec le pragmatisme qui caractérise aujourd’hui l’extrême gauche ? Certainement pas !

Philosophe et scientifique, Eftichios Bitsakis a développé, notamment dans « Physique contemporaine et matérialisme dialectique », les réflexions sur la physique contemporaine (quantique et relativiste) à propos des idées de Lénine dans « Matérialisme et empiriocriticisme » :

« Pour beaucoup la philosophie est morte, ou, tout simplement, elle n’a pas d’objet et de sens. On affirme la « suppression radicale de la philosophie », ou « la mort de la philosophie dans l’action ». La philosophie pour d’autres n’est, « tout comme la religion et la morale », qu’ « une idéologie ». Le marxisme plus spécifiquement est « une idéologie nouvelle ». La dialectique de la nature, si elle existe, ne présente pas d’intérêt. Selon J.-P. Sartre, « la dialectique n’est autre chose que la praxis ». D’autres acceptent le matérialisme historique, qui est une science, mais pas le matérialisme dialectique, qui, lui, n’est qu’une « idéologie ». Les besoins du système, affirme-t-on, ont conduit à la construction du matérialisme dialectique. On formule aussi le point de vue selon lequel « le marxisme n’est devenu une philosophie qu’en se déformant, en s’institutionnalisant » (H. Lefebvre). On trouve enfin, chez certains marxistes, des définitions du matérialisme dialectique qui posent des problèmes fondamentaux.

Le problème du statut de la philosophie a été posé déjà par Marx et surtout par Engels. Dans son « L. Feuerbach », Engels écrivait à propos de la philosophie hégélienne :

« C’est avec Hegel que se termine, d’une façon générale, la philosophie ; en effet, d’une part, dans son système il en résume de la façon la plus grandiose tout le développement, et , d’autre part, il nous montre, quoiqu’inconsciemment, le chemin qui mène, hors de ce labyrinthe des systèmes, à la véritable connaissance positive du monde. »

Mais quelle est la signification concrète de cette « fin de la philosophie » ? Une première chose est certaine, c’est qu’Engels annonce la mort des « systèmes » : des constructions philosophiques plus ou moins arbitraires, qui avaient l’ambition de donner un tableau d’ensemble et définitif de la nature.

Dans le même ouvrage, Engels écrit :

« C’était autrefois la tâche de ce que l’on appelait la philosophie de la nature de fournir ce tableau d’ensemble. Elle ne pouvait le faire qu’en remplaçant les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques, en complétant les faits manquants par des idées, et en ne comblant que dans l’imagination les lacunes existant dans la réalité. »

Et Engels poursuit :

« Aujourd’hui, où il suffit d’interpréter les résultats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, qu’ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l’école métaphysique, aujourd’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l’écart. Toute tentative pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression. »

A cette époque, où les systèmes poussaient en Allemagne « comme des champignons », il est évident qu’Engels entend par philosophie la construction de systèmes, la philosophie plus ou moins spéculative.

Quelques années auparavant, il écrivait à ce propos, dans l’ « Anti-Dühring » (1878) :

« Systématique impossible après Hegel. Que le monde représente un système un, c’est-à-dire un tout cohérent, cela est clair, mais la connaissance de ce système suppose la connaissance de toute la nature et de toute l’histoire, que les hommes n’atteignent jamais. Celui qui fait des systèmes doit donc combler les innombrables lacunes par sa propre invention, c’est-à-dire s’abandonner à l’imagination irrationnelle, faire de l’idéologie. » (dans l’ « Anti-Düring »)

Il semble qu’Engels ne rejette pas seulement l’ancienne métaphysique, l’ancienne ontologie, tout système fabriqué plus ou moins arbitrairement. Pour lui, « toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue » :

« De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus, à l’état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire. » (dans l’ « Anti-Düring »)

Engels va jusqu’à dire :

« Il est possible cependant que le progrès de la science théorique de la nature rende mon travail superflu pour la plus grande partie ou en totalité » (dans l’ « Anti-Düring »)

Engels est contre les systèmes, contre toute construction plus ou moins arbitraire qui veut « expliquer » le monde dans son ensemble. Il écrit que « la conception matérialiste de la nature ne signifie rien d’autre qu’une simple intelligence de la nature, telle qu’elle se présente. » (dans « Etudes philosophiques ») Il dit encore que le matérialisme moderne « n’est plus une philosophie, mais une simple vue du monde, qui n’a pas à faire ses preuves et à se mettre en œuvre dans une science des sciences à part, mais dans les sciences réelles. » (dans l’« Anti-Dühring »)

Quand Engels écrit qu’avec Hegel se termine la philosophie, que l’ « échec de Hegel a été celui de toute la philosophie », que toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue, quand il se prononce contre la métaphysique, l’ontologie, la science des sciences, etc., on peut penser que toutes ses prises de position signifient que selon les classiques du marxisme la philosophie est morte, ou qu’elle est réduite à une méthodologie (dialectique), ou au plus à une méthode et une théorie de la connaissance. Il y a des marxistes qui défendent un des trois points de vue précédents. Mais les textes d’Engels, l’esprit de ses textes et sa pratique philosophique sont-ils conformes à cette conclusion ? Et une telle conclusion est-elle conforme aux conceptions et à la pratique philosophique de Marx et de Lénine ?

Engels, qui se prononce contre la philosophie de la nature, a écrit la « Dialectique de la Nature ». Lui, qui dit que « toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue », a défini la dialectique comme « la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société et de la pensée » (dans l’« Anti-Dühring ») Avons-nous ici un manque de cohérence, une contradiction interne dans la pensée d’Engels ? Ou s’agit-il d’autre chose ?

Si nous abordons les textes classiques non comme des textes sacrés (et morts), mais comme les produits vivants d’un moment idéologique concret, nous pouvons expliquer la « contradiction ».

Engels rejette la métaphysique, l’ontologie métaphysique tellement discréditée, la construction de systèmes, pratique courante de son temps, la philosophie de la nature qui était bavardage et mystification, l’invention arbitraire de « lois » de la nature, l’intervention idéologique dans le processus de la connaissance. Il veut étudier la nature « sa adjonction étrangère ». Il rejette toute « addition ». Mais il définit et il pratique une philosophie qui est « la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée ».

On pouvait dire sur la base de cette définition qu’Engels ne rejette pas la philosophie en général et qu’au contraire, par un acte de révolution dans ce domaine, il formule en commun avec Marx et il pratique une philosophie nouvelle, le matérialisme dialectique, qui n’est pas pour lui seulement une méthode (dialectique) et une théorie de la connaissance (dialectique et matérialiste), mais qui, étant matérialiste, porte sur l’être, à travers la connaissance que nous en avons. Mais il ne faut pas nous presser pour arriver à une telle conclusion.

Engels accepte (et prouve plus ou moins concrètement) que les mêmes lois générales régissent les différents niveaux du réel :

« Dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements ; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants. » (dans l’« Anti-Dühring »)

Pour Engels, il y a une dialectique objective (dans la nature et dans la société), et une dialectique subjective, reflet de la première :

« La dialectique dite objective règne dans toute la nature, et la dialectique dite subjective, la pensée dialectique, ne fait que refléter le règne, dans la nature entière, du mouvement par opposition des contraires qui, par leur conflit constant et leur conversion finale l’un en l’autre, ou en des formes supérieures, conditionnent précisément la vie de la nature. » (dans « Dialectique de la nature »)

Engels pose sans équivoque le problème fondamental de la philosophie, et il arrive par là à une définition claire du matérialisme dialectique :

« Nous conçûmes à nouveau, d’un point de vue matérialiste, les idées de notre cerveau comme étant des reflets des objets, au lieu de considérer les objets réels comme les reflets de tel ou tel degré de l’Idée absolue. De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine – deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment (…) La dialectique des idées ne devint que le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel. »

Des positions semblables sont formulées aussi, par Engels, et à plusieurs reprises, dans l’ « Anti-Dühring ». Marx avait lu cette œuvre (de 1878 – Marx est mort en 1883) et il était d’accord avec Engels. Et ces positions montrent clairement que pour les deux fondateurs du matérialisme dialectique, la philosophie n’était pas morte. Ce qui était mort c’est la philosophie métaphysique et spéculative et ce qui est né, c’est le matérialisme dialectique, qui lie intimement théorie de l’être dans sa totalité (nature + société) et théorie de la connaissance de l’être. » (fin de la citation de Bitsakis)

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. » écrit Marx dans « Ludwig Feuerbach mais de là à penser que, pour transformer le monde, il ne serait plus nécessaire de l’interpréter, on ne fera certainement pas dire cela à Marx…. !

Dans « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande », Engels affirme que la pensée métaphysique, située en dehors de l’étude de la réalité, n’a plus d’avenir :

« Dès que nous avons compris - et personne, en définitive, ne nous a mieux aidés à le comprendre que Hegel lui-même - que, ainsi posée, la tâche de la philosophie ne signifie pas autre chose que demander à un philosophe particulier de réaliser ce que seule peut faire l’humanité entière dans son développement progressif - dès que nous comprenons cela, c’en est fini également de toute la philosophie, au sens donné jusqu’ici à ce mot. On renonce dès lors à toute « vérité absolue », impossible à obtenir par cette voie et pour chacun isolément, et, à la place, on se met en quête des vérités relatives accessibles par la voie des sciences positives et de la synthèse de leurs résultats à l’aide de la pensée dialectique. C’est avec Hegel que se termine, d’une façon générale, la philosophie ; en effet, d’une part, dans son système, il en résume de la façon la plus grandiose tout le développement, et, d’autre part, il nous montre, quoique inconsciemment, le chemin qui mène, hors de ce labyrinthe des systèmes, à la véritable connaissance positive du monde. »

Mais pas que la pensée philosophique matérialiste dialectique n’est plus nécessaire, bien entendu :

« Aujourd’hui, où il suffit d’interpréter les résultats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaînement s’impose, qu’ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l’école métaphysique, aujourd’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l’écart. Toute tentative pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression.
Mais ce qui est vrai de la nature, reconnue également de ce fait comme un processus de développement historique, l’est aussi de l’histoire de la société dans toutes ses branches et de l’ensemble de toutes les sciences qui traitent des choses humaines (et divines). Ici également, la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à l’enchaînement réel, et qu’il fallait prouver, entre tes événements, celui qu’inventait le cerveau du philosophe, à concevoir l’histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d’idées, et naturellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l’histoire s’efforçait inconsciemment, mais nécessairement à atteindre un certain but idéal fixé a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des événements historiques. A l’enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse, - inconsciente ou prenant peu à peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; ce qui revient, en fin de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes. »

Engels ne pense-t-il pas que ces considérations philosophiques passent très au dessus de la tête du prolétaire comme le disait un militant français de Lutte Ouvrière dans un débat du « forum des marxistes révolutionnaires » ?

Voici ce qu’il en dit dans « « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande » » :

« Et ce n’est que dans la classe ouvrière que le sens théorique allemand se maintient intact. Là, il est impossible de l’extirper ; là, il n’y a pas de considérations de carrière, de chasse aux profits, de protection bienveillante d’en haut ; au contraire, plus la science procède avec intransigeance et sans préventions, plus elle se trouve en accord avec les intérêts et les aspirations de la classe ouvrière. La tendance nouvelle qui a reconnu dans l’histoire du développement du travail la clé qui permet de comprendre l’histoire de la société tout entière s’est adressée d’emblée de préférence à la classe ouvrière et elle y a trouvé la compréhension qu’elle ne cherchait pas auprès de la science officielle et qu’elle n’attendait pas d’elle. C’est le mouvement ouvrier allemand qui est l’héritier de la philosophie classique allemande. »

Gageons que le prolétariat moderne n’a pas un niveau inférieur et que la philosophie marxiste d’aujourd’hui a le devoir d’exister, d’être vivante, d’être novatrice et de s’adresser aux larges masses prolétariennes chargées de la tâche historique primordiale : bâtir un monde nouveau, le monde capitaliste ayant atteint ses limites !

Messages

  • Quand Marx et Engels parlaient de « fin de la philosophie », ils entendaient seulement la fin de la philosophie pure, détachée de l’évolution du monde matériel. Ils ne voulaient nullement dire que l’étude scientifique du monde réel (la philosophie dialectique matérialiste) pouvait cesser d’être nécessaire alors qu’elle est inséparable de sa transformation réelle,

    Ce n’est pas un hasard si le besoin de relancer et de renouveler l’étude révolutionnaire de la philosophie dialectique se fait sentir dans la période où la nécessité de la dialectique de la révolution réelle refait surface aujourd’hui.

  • Lénine ne débutait-il pas son ouvrage sur la crise de la physique du début du 20ème siècle, d’où allaient naître physique quantique et relativité, intitulé « Matérialisme et empiriocriticisme », par ce propos : « En ce qui me concerne, je suis aussi un « chercheur » en philosophie. »

  • Lénine dans « La portée du matérialisme militant » :

    « Nous pouvons et devons élaborer cette dialectique dans tous ses aspects, publier des extraits des principales œuvres de Hegel, les interpréter dans un esprit matérialiste. »

  • « Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu’elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre les choses par la racine. »

    Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel

    Karl Marx

  • « En un mot : vous ne pouvez supprimer la philosophie sans la réaliser. »

    Karl Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, 1843

  • Suivons les intéressantes remarques de Lucien Sève qui nous propose de « Penser Marx aujourd’hui » :

    « Marx écrit dans les « Thèses sur Feuerbach » dans « L’Idéologie allemande » : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer ». Explicitons, en lisant « L’Idéologie allemande » : le philosophe, qui transforme toute chose transitoire en une catégorie pérenne, lui donne par là même un sens supposé transcender l’histoire, il s’en fait l’interprète supérieur. Ainsi Feuerbach voit-il partout « l’homme » dans ses nécessaires rapports réciproques passe-partout avec l’autre « homme » et entend prouver « qu’il en a toujours été ainsi » : « Il veut que soit établie la conscience de ce fait, il ne veut donc à l’instar des autres théoriciens que susciter la conscience juste d’un fait « existant », alors que pour le communiste réel ce qui importe est de renverser cet ordre existant. Nous reconnaissons du reste pleinement que Feuerbach, dans ses efforts pour engendrer la conscience de « ce » fait précisément, va aussi loin qu’il est possible à un théoricien de le faire sans cesser d’être théoricien et philosophe. » (Karl Marx, Idéologie allemande) Or toute la question est là : veut-on simplement, comme les jeunes-hégéliens, proposer aux hommes de « troquer leur conscience actuelle » illusoire contre une bien plus juste « conscience critique » de ce qui est et demeurera ? Voyons alors quel marché de dupes on nous offre : « Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différemment ce qui existe, c’est-à-dire l’accepter au moyen d’une interprétation différente. En dépit de leurs phrases trompeuses, qui soi-disant « bouleversent le monde », les idéologues de l’école jeune-hégélienne sont les plus grands conservateurs » (Idéologie allemande) (…) On est extrêmement surpris de trouver sous la plume de Louis Althusser dans « Pour Marx » (p. 19) : « … la fameuse « Thèse sur Feurbach », où un langage théoriquement équivoque oppose la transformation du monde à son explication ». Rappelons que le terme de Marx dans cet énoncé n’est pas explication (erklärt) mais interprétation (interpretiert), ce qui ne prête à aucune « équivoque » pour qui lit ce qui est écrit. (…) Des malentendus sont à prévenir ou à dissiper. Celui en premier, qui consiste à croire – ou à faire croire – que la onzième thèse sur Feuerbach opposerait la transformation du monde à sa compréhension, comme si le texte en était : « Les philosophes n’ont fait que chercher à comprendre le monde, ce qui importe, c’est de le transformer. » Lecture aberrante qui attribue en toute inconscience – ou malveillance – un pragmatisme fruste à l’auteur du Capital : pas besoin de comprendre pour agir… Qu’on ait pu lire une telle sottise sous la plume de journalistes n’est qu’affligeant ; qu’on la trouve à plusieurs reprises dans a bouche de Martin Heidegger est d’une tout autre portée. (« Les séminaires du Thor », Questions, Tome IV, Gallimard). »

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