lundi 13 juin 2011, par
"Les physiciens contemporains sont convaincus qu’il est impossible de rendre compte des traits essentiels des phénomènes quantiques (changements apparemment discontinus et non déterminés dans le temps de l’état d’un système, propriétés à la fois corpusculaires et ondulatoires des entités énergétiques élémentaires) à l’aide d’une théorie qui décrit l’état réel des choses au moyen de fonctions continues soumises à des équations différentielles. [...] Surtout, ils croient que le caractère discontinu apparent des processus élémentaires ne peut être représenté qu’au moyen d’une théorie d’essence statistique, où les modifications discontinues des systèmes seraient prises en compte par des modifications continues des probabilités relatives aux divers états possibles."
Einstein (1949)
« Le sentiment subjectif du temps nous permet d’ordonner nos impressions, d’établir qu’un événement précède un autre. Mais relier chaque instant du temps à un nombre, en employant une horloge, regarder le temps comme un continuum unidimensionnel, cela est déjà une invention. Il en est de même des concepts de la géométrie euclidienne et non euclidienne et de notre espace considéré comme un continuum tridimensionnel. (…) La théorie des quanta a créé des formes nouvelles et essentielles de notre réalité. La discontinuité a remplacé la continuité. Au lieu de lois régissant des individus, apparurent des lois de probabilité. » écrit le physicien Albert Einstein dans « L’évolution des idées en physique ».
Gilles Cohen-Tannoudji, dans "Les constantes universelles", rappelle :
"On dit souvent que la constante de Planck a fait apparaître du discontinu dans la matière ; en quoi elle aurait subitement et durablement dérouté les physiciens. En réalité, le discontinu que découvre le physicien allemand affecte non la matière mais les interactions, les forces. Et voilà la surprise la plus considérable ! Car enfin, même si elle suscitait au début de ce siècle encore bien des débats, l’hypothèse atomique, qui n’est rien d’autre que la discontinuité de la matière, ne présentait pas un caractère de nouveauté radicale ; elle était déjà sous-jacente à la thermodynamique, et l’on vient de rappeler comment elle avait déjà guidé bien des physiciens parmi les plus éminents et permis d’obtenir des résultats remarquables.
Mais une discontinuité logée dans ce que nous appelons aujourd’hui les interactions, c’est-à-dire dans les forces, voilà qui apparaissait beaucoup plus difficile à admettre et qui provoqua une véritable "crise" de la pensée physique ! (...) On découvrait la nécessité d’introduire le discontinu dans une "interaction". Il s’agit là non d’un concept, mais de ce que j’appellerais "une catégorie" qui désigne "à vide", tout ce qui concourt à la formation d’une structure, à son évolution, à sa stabilité ou à sa disparition. (...)
Selon la physique classique, l’émission et l’absorption de lumière par la matière s’effectuent de façon absolument continue. La quantité d’énergie lumineuse doit donc s’écouler, tel un fluide, continûment. Or, Planck s’aperçut que le rayonnement émis par une enceinte fermée (...) s’effectue de manière discontinue, par valeurs "discrètes", par "quanta". (...) Il s’agissait d’une révolution si radicale dans la pensée physique que Planck a d’abord reculé devant ses conséquences, et qu’il a fallu toute l’audace du jeune Albert Einstein pour interpréter h comme introduisant du discontinu dans les interactions. "
Einstein a inventé la discontinuité quantique qu’il va chercher toute sa vie à intégrer dans un espace fondé sur un continuum à quatre dimensions, continues toutes les quatre, en fondant les particules sur des champs unitaires et continus. Les physiciens quantiques ne convergent avec Einstein que sur ce point : l’utilisation de paramètres continus du temps comme dans l’équation de Schrödinger. Pourtant ceux-ci reconnaissent aisément que ce n’est pas conforme avec ce que l’on observe. Si la physique a conçu la discontinuité avec l’atome, la particule puis le quanta, elle a également conçu la continuité avec l’onde, le champ (classique) puis l’onde de probabilité quantique et la théorie quantique des champs. Elle a prétendu les coupler avec la dualité onde/corpuscule mais cette prétention a échoué devant les contradictions logiques de cette démarche et elle a dû reconnaître la discontinuité de la matière, notamment la persistance des pôles positifs et négatifs. Dès ses débuts, l’étude de l’électromagnétisme a été marquée par la discontinuité. Faraday a inventé le champ magnétique qui peut sembler l’exemple même de l’idée d’un espace continu. En fait, c’est l’inverse : la notion de lignes de flux supposait le caractère discret de ces objets. Les lignes n’existent en effet qu’en nombre entier. La physique quantique est particulièrement marquée par des observations du discontinu en ce qui concerne la transmission d’énergie, le mouvement des particules, la matière, la lumière et même le vide. Les ondes, elles-mêmes, se sont révélées pleines de discontinuités que sont les quanta, les polarisations. Les seules ondes réelles que l’on reconnaît aujourd’hui en physique sont des ondes de probabilités de présence (de quanta) en des nuages de points. Les quanta sont aussi discontinus que les nuages de points. Les transformations de la physique ont lieu par saut et non de façon continue. La physique a été contrainte de reconnaître que le discontinu et le continu sont incompatibles. Le « Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences », sous la plume de Françoise Balibar, rapporte le courrier d’Einstein à Schrödinger de décembre 1850 : « De notre outillage, il ne reste que le concept de champ ; mais seul le diable sait s’il va résister. Je pense que cela vaut la peine de s’en tenir fermement au concept de champ, c’est-à-dire au continuum. » L’ouvrage commente ainsi ce problème clef de la physique classique : « Il est impossible de faire du discontinu à partir du continu (tout au plus peut-on obtenir un pseudo-continuum qui n’apparaît continu que parce que l’on ne l’observe pas avec des moyens suffisamment puissants, comme, par exemple, une étendue de sable, granulaire donc, qui paraît continue « vue de haut. De même, il est impossible de fabriquer du discontinu avec du continu. » La théorie des champs quantiques va unifier ce dualisme champ/particule en une seule notion : les « quantons » mais il leur donne un caractère discret puisque le champ est polarisé en particules virtuelles positives et négatives. La notion d’onde de probabilité de la physique quantique ne nous ramène pas non plus au continu. La continuité n’est pas un résultat issu de l’observation. Celle-ci n’existe que de façon ponctuelle. Il n’existe pas d’expérience continue. Les mesures ne le sont pas non plus. Une mesure continue signifierait des milliards de milliards de résultats en un milliardième de seconde ! Une série de mesures (ou de valeurs d’un paramètre) successives sans rupture, sans temps de relaxation, sans réaction, sans freinage, sans rétroaction, sans inhibition, est physiquement impossible. Aucun fluide, aucun solide, aucun être vivant, pas même notre conscience, n’est le siège d’une série continue d’états.