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Les Talibans : au service d’une bourgeoisie pakistano-afghane du commerce et du transport (1)

mercredi 13 octobre 2021, par Alex

Les Talibans : au service d’une bourgeoisie pakistano-afghane du commerce et du transport (1ère partie)

Une explication de la prise du pouvoir par les Talibans, de 1994 à 2001 puis en 2021, doit bien sûr avant tout passer par la compréhension des rivalités inter-impérialistes en Afghanistan.

Par contre, après avoir tenu compte des impérialismes, l’économie capitaliste « classique » décrite par Marx dans le Capital joue un rôle important pour comprendre le caractère non seulement pro-impérialiste, mais aussi très bourgeois du régime des Talibans, malgré le voile religieux dont il se couvrent.

Les Talibans ont commencé leur conquête du pouvoir par la ville d’Herat et de Kandahar.

Ce n’est pas un hasard si ces deux villes sont sur une route commerciale empruntée depuis l’Antiquité. Ces villes afghanes d’Hérat et de Kandahar passent pour avoir été fondées par Alexandre le Grand, dans le cadre d’une ouverture de routes commerciales :

(...) il convient dans le domaine de l’économie mondiale d’inscrire à l’actif d’Alexandre un certain nombre de créations précises et fécondes, comme les grands travaux d’irrigation, la réouverture à la navigation du Bas Indus, à Babylone et Alexandrie , ou de villes destinées au rôle d’étape sur les grandes routes caravanières, comme Alexandrie Eschate (Khodjend), Alexandrie d’Arie (Hérat) ou Alexandrie d’Arachosie (Kandahar).

Alexandre le Grand (par Léon HOMO)

Toutes les citations suivantes proviennent du livre d’Ahmed Rashid, « L’ombre des talibans », traduction de l’original en anglais. Cet auteur n’a pas un point de vue marxiste, il emploie les termes de « mafia », « trafic », mais on pourrait les remplacer par « bourgeoisie », « commerce ». Il écarte les explications religieuses quand elles n’ont aucune valeur, et décrit bien les taliban comme des hommes de main d’une certaine bourgeoise du transport et du commerce.

Au premier chapitre l’auteur décrit Kandahar comme ville oasis et commerciale :

Kandahar est la deuxième ville d’Afghanistan avec une population d’avant la guerre de 1979 d’environ 25 000 habitants, deux fois plus aujourd’hui. La vielle ville a été habitée depuis l’an 500 avant J.C., mais à près de 50 km se trouve Mundigak, un village de l’Age du bronze fondé à peu près en l’an 3000 avant J.C., qui fit partie de la civilisation de la vallée de l’Indus.

Les Kandaharis ont toujours été de grands commerçants grâce à la situation de la ville à l’intersection des antiques routes commerciales — à l’est par la passe de Bolan vers le Sind, la mer d’Oman et l’Inde, à l’Ouest vers Hérat et l’Iran.

La ville moderne ressemble à peu de choses près à l’ancienne dont la plus grande partie fut construite en 1761 par Ahmad Shah Duranni, le fondateur de la dynastie des Duranni.

Le fait que c’est à partir de Kandahar que les Duranni créèrent et dirigèrent durant 300 ans l’Etat afghan donna aux Kandaharis un statut spécial parmi les Pashtoun. Les rois de Kaboul concédèrent à leur foyer d’origine l’exemption de service militaire. Le mausolée d’Ahmad Shah domine la bazar central et des milliers d’Afghans viennent ici prier et manifester leur respect envers le père de la nation.

Cependant la gloire de Kandahar dans la région provient de ses vergers. Kandahar est une ville oasis au coeur du désert et la chaleur de l’été est dévastatrice, mais on trouve autour de la cité des champs luxuriant, verdoyants et des vergers ombragés produisant du raisin, des melons, des mûres, des figues, des pêches, des grenades qui étaient célèbres à travers l’Inde et l’Iran. Les grenades de Kandahar décoraient les manuscrits persans écrits il y a mille ans et étaient servies à la table du Britannique Gouverneur général de l’Inde au siècle dernier.

Les transporteurs routiers de la ville qui apportèrent un soutien financier important aux Talibans lors de leur conquête du pouvoir, commencèrent leur commerce au XIXème siècle en transportant les fruits de Kandahar jusqu’à Delhi et Calcutta.

Puis au chapitre 14, l’auteur décrit bien comment les Talibans se mettent au service de la bourgeoisie commerciale du Pakistan, en devenant eux-mêmes une annexe :

Ce que l’on appelle par euphémisme l’Afghan Transit trade (ATT), les activités de transit afghanes, est devenu le plus grand réseau de commerce illégal au monde, rassemblant Talibans et contrebandiers, barons de la drogue, fonctionnaires et hommes politiques pakistanais et enfin l’armée pakistanaise. Ce trafic est devenu la principale source de revenus officiels des Talibans, tout en sapant l’économie des Etats voisins.

Le poste frontière qui sépare Chaman, dans la province du Balouchistan, et Spin, en Afghanistan, est un point d’observation privilégié de cette activité. Les bons jours, près de 300 camions y passent. les camionneurs, les douaniers pakistanais et les Talibans fraternisent en sirotant d’innombrables tasses de thé, tandis que de longues files de camions attendent de pouvoir passer. Tout le monde semble connaitre tout le monde, les chauffeurs racontent des histoires propres à horripiler l’OMC. La plupart des énormes camions Mercedes et Bedford sont volés et portent de fausses plaques. les marchandises n’ont aucune provenance attestée. Les camionneurs franchissent jusqu’à six frontières avec de faux permis de conduire et sans passeports. Leur chargement va du Caméscope japonais à la lingerie et au thé anglais, en passant par la soie chinoise, les composants électroniques américains, l’héroïne afghane, le blé et le sucre pakistanais, les kalachnikovs venus d’Europe de l’Est et le pétrole iranien ; et personne ne paie de droits de douane.

Ce Far West du libre-échange s’est développé grâce à la guerre civile en Afghanistan, au trafic de drogue, à l’écroulement et à la corruption des institutions pakistanaises, iraniennes et d’Asie centrale, tout au long des frontières avec l’Afghanistan. Il coïncide avec la soif de biens de consommation qui touche toute la région. Pakistanais et Afghan, mafia des transports et de la drogue, travaillent de concert à entretenir ces besoins. « Cela échappe complètement à notre autorité, me confiait un responsable du fisc pakistanais dès 1995. Les transporteurs paient les Talibans pour qu’ils ouvrent les routes à la contrebande, et cette mafia fait et défait désormais les gouvernements en Afghanistan et au Pakistan. Le Pakistan verra ses revenus baisser de 30 % cette année, à cause de la perte des droits due à l’ATT. »

Le commerce a toujours été une activité essentielle dans cette région. La route de la Soie qui, au Moyen Âge, reliait la Chine à l’Europe passait par l’Asie centrale et l’Afghanistan ; les tribus nomades qui la tenaient sont les camionneurs d’aujourd’hui. La route de la Soie a eu pour l’Europe un rôle presque aussi important que les conquêtes arabes, car ces caravanes ne transportaient pas simplement des produits de luxe, mais aussi des idées, une religion, des armes et des découvertes scientifiques. Une caravane pouvait compter jusqu’à 500 ou 600 chameaux. « Sa capacité était équivalente à celle d’un grand navire marchand. une caravane se déplaçait comme une armée, avec un chef, un personnel, des règles strictes, des étapes obligatoires, et des précautions contre les maraudeurs », écrivit Fernand Braudel. Peu de choses ont changé depuis deux mille ans ou presque. Les contrebandiers d’aujourd’hui opèrent avec une infrastructure similaire, de type militaire, même si les camions ont remplacé les chameaux.

En 1950, dans le cadre d’accords internationaux, le Pakistan avait donné à l’Afghanistan la permission d’importer des produits exempts de taxes douanières par le port de Karachi. Avec leurs véhicules scellés, les camionneurs traversaient l’Afghanistan, vendaient une partie de la marchandise à Kaboul puis revenaient vendre le reste sur les marchés pakistanais. Ce commerce florissant mais limité permettait aux pakistanais d’avoir accès à des biens de consommation étrangers à bon marché, surtout les appareils électroniques japonais. L’ATT s’étendit dans les années 1990 pour desservir les villes communistes d’Afghanistan. La chute de Kaboul en 1992 coïncida avec l’ouverture de nouveaux marchés en Asie centrale et avec le retour des réfugiés afghans, ce qui entraîna de nouveaux besoins en alimentation, en carburant et en matériaux de construction, une aubaine pour la mafia des transports.

Cependant les transporteurs furent frustrés par la guerre civile et par les factions qui prélevaient une taxe plusieurs dizaines de fois sur un seul trajet. Alors que la mafia des transports implantée à Peshawar commerçait entre le Pakistan, le nord de l’Afghanistan et l’Ouzbékistan, malgré la guerre autour de Kaboul, la mafia implantée à Quetta ne savait que faire face à la rapacité des guerriers de Kandahar, qui avaient installé d’innombrables péages sur la grande roue du Pakistan. Cette mafia voulait ouvrir des routes sûres vers l’Iran et le Turkménistan, ce que voulait également le gouvernement Bhutto.

Les dirigeants Talibans étaient liés à la mafia de Quetta, la première à financer leur mouvement. Initialement, elle avait accordé une somme mensuelle aux Talibans, mais quand ceux-ci gagnèrent l’Ouest, ils demandèrent plus de fonds. En avril 1995, les témoins auxquels j’ai parlé à Quetta disaient que les Talibans avaient collecté 130 000 dollars en un seul jour à Chaman, et deux fois plus le lendemain à Quetta, alors qu’ils préparaient leur première attaque contre Hérat. Ces « dons » s’ajoutaient aux droits de douane que les Talibans faisaient désormais payer aux camions venus du Pakistan et qui assuraient leur principale source de revenus officiels.

Les routes étant redevenues sûres, le volume et l’étendue de la contrebande connurent une croissance spectaculaire. De Quetta des convois de camions partaient pour Kandahar, pour l’Iran au sud, pour le Turkménistan à l’ouest, et vers d’autres républiques d’Asie centrale ou même vers la Russie. La mafia des transports de Quetta incitait les Talibans à prendre Hérat afin de contrôler la route du Turkménistan. L’ISI avait d’abord conseillé aux Talibans de ne pas attaquer Hérat, mais la mafia de Quetta avait plus d’influence. En 1996 les transporteurs demandèrent aux Talibans de dégager la route au nord, en prenant Kaboul. Après avoir pris la capitale, les Talibans fixèrent leur prélèvement à environ 150 dollars sur chaque camion allant de Peshawar à Kaboul, alors que la somme était auparavant autour de 1000 dollars. La mafia des transports intéressa les Talibans à ses affaires en les encourageant à acheter des camions. Et comme la mafia de la drogue était prête à payer un zakat (impôt islamique) pour transporter l’héroïne, le trafic devint encore plus essentiel pour les finances des taliban.

A suivre ...

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