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Qui était Staline ?

samedi 27 février 2010, par Robert Paris

Lénine sur Staline

Extrait de "La révolution trahie" de Léon Trotsky :

Exploitant le désarroi et la passivité des travailleurs, dressant les plus arriérés contre les plus avancés, s’appuyant toujours plus hardiment sur le koulak et de façon générale sur l’allié petit-bourgeois, la bureaucratie réussit à triompher en quelques années de l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat.
Il serait naïf de croire que Staline, inconnu des masses, sortit tout à coup des coulisses armé d’un plan stratégique tout fait. Non. Avant qu’il n’ait lui-même entrevu sa voie, la bureaucratie l’avait choisi. Il lui donnait toutes les garanties désirables : le prestige d’un vieux-bolchevik, un caractère ferme, un esprit étroit, une liaison indissoluble avec les bureaux, seule source de son influence personnelle. Staline fut au début surpris lui-même par son succès. C’était l’approbation unanime d’une nouvelle couche dirigeante qui cherchait à s’affranchir des vieux principes comme du contrôle des masses et qui avait besoin d’un arbitre sûr dans ses affaires intérieures. Figure de second plan pour les masses et la révolution, Staline se révéla le chef incontesté de la bureaucratie thermidorienne, le premier d’entre les thermidoriens.

Il apparut bientôt que la nouvelle couche dirigeante avait ses idées, ses sentiments et, ce qui importe davantage, ses intérêts propres. La très grande majorité des bureaucrates de la génération actuelle étaient, pendant la révolution d’Octobre, de l’autre côté de la barricade (c’est le cas, pour ne considérer que les diplomates soviétiques, de MM. Troyanovski, Mayski, Potemkine, Souritz, Khintchouk et autres...) ou, dans le meilleur des cas, à l’écart de la lutte. Ceux d’entre les bureaucrates d’aujourd’hui qui, aux jours d’Octobre, étaient avec les bolcheviks, n’avaient pas, pour la plupart, de rôle tant soit peu important. Quant aux jeunes bureaucrates, ils sont formés et sélectionnés par les vieux et souvent dans leur propre progéniture. Ces hommes n’auraient pas fait la révolution d’Octobre. Ils se trouvèrent les mieux adaptés pour l’exploiter.

Les facteurs individuels n’ont pas été, naturellement, sans influence dans cette succession de chapitres historiques. Il est certain que la maladie et la mort de Lénine ont hâté le dénouement. Si Lénine avait vécu plus longtemps, l’avance de la puissance bureaucratique eût été plus lente, tout au moins dans les premières années. Mais, dès 1926, Kroupskaïa disait à des opposants de gauche : "Si Lénine était vivant, il serait certainement en prison." Les prévisions et les appréhensions de Lénine étaient encore fraîches dans sa mémoire et elle ne se faisait pas d’illusions sur sa puissance à s’opposer aux vents et aux courants contraires de l’histoire.

La bureaucratie n’a pas vaincu la seule opposition de gauche, elle a aussi vaincu le parti bolchevique. Elle a vaincu le programme de Lénine, qui voyait le danger principal dans la transformation des organes de l’Etat "de serviteurs de la société en maîtres de la société". Elle a vaincu tous ses adversaires — l’opposition, le parti de Lénine — non à l’aide d’arguments et d’idées, mais en les écrasant sous son propre poids social. L’arrière-train plombé s’est trouvé plus lourd que la tête de la révolution. Telle est l’explication du Thermidor soviétique.
LA DEGENERESCENCE DU PARTI BOLCHEVIQUE

Le parti bolchevique avait préparé et remporté la victoire d’Octobre. Il avait bâti l’Etat soviétique en lui donnant une ferme ossature. La dégénérescence du parti fut la cause et la conséquence de la bureaucratisation de l’Etat. Il importe de montrer tout au moins brièvement comment les choses se sont passées.

Le régime intérieur du parti bolchevique est caractérisé par les méthodes du centralisme démocratique. L’union de ces deux notions n’implique aucune contradiction. Le parti veillait à ce que ses frontières fussent toujours strictement délimitées, mais il entendait que tous ceux qui pénétraient à l’intérieur de ces frontières eussent réellement le droit de déterminer l’orientation de sa politique. La libre critique et la lutte des idées formaient le contenu intangible de la démocratie du parti. La doctrine actuelle, qui proclame l’incompatibilité du bolchevisme avec l’existence des fractions, est en désaccord avec les faits. C’est un mythe de la décadence. L’histoire du bolchevisme est en réalité celle de la lutte des fractions. Et comment une organisation authentiquement révolutionnaire qui se donne pour but de retourner le monde et rassemble sous ses enseignes des négateurs, des révoltés et des combattants de toute témérité, pourrait-elle vivre et croître sans conflits idéologiques, sans groupements, sans formations fractionnelles temporaires.

La clairvoyance de la direction du parti réussit maintes fois à atténuer et à abréger les luttes fractionnelles, mais ne put faire davantage. Le comité central s’appuyait sur cette base effervescente, il y puisait la hardiesse de décider et d’ordonner. La justesse manifeste de ses vues à toutes les étapes critiques lui conférait une haute autorité, précieux capital moral de la centralisation.

Le régime du parti bolchevique, surtout avant la prise du pouvoir, était donc aux antipodes de celui de l’Internationale communiste actuellement, avec ses "chefs" nommés hiérarchiquement, ses tournants exécutés sur commande, ses bureaux incontrôlés, son dédain de la base, sa servilité envers le Kremlin. Dans les premières années qui suivirent la prise du pouvoir, quand le parti commençait à se couvrir de la rouille bureaucratique, n’importe quel bolchevik, et Staline comme tout autre, eût traité d’infâme calomniateur quiconque eût projeté sur l’écran l’image du parti tel qu’il devait devenir dix ou quinze ans plus tard.

Lénine et ses collaborateurs eurent pour invariable premier souci de préserver les rangs du parti bolchevique des tares du pouvoir. Pourtant, l’étroite connexion et quelquefois la fusion des organes du parti et de l’Etat portèrent dès les premières années un préjudice certain à la liberté et à l’élasticité du régime intérieur du parti. La démocratie se rétrécissait au fur et à mesure que croissaient les difficultés. Le parti voulut et espéra d’abord conserver dans le cadre des soviets la liberté des luttes politiques. La guerre civile apporta à cet espoir un correctif sévère. Les partis d’opposition furent supprimés l’un après l’autre. Les chefs du bolchevisme voyaient dans ces mesures, en contradiction évidente avec l’esprit de la démocratie soviétique, non des décisions de principe, mais des nécessites épisodiques de la défense.

La rapide croissance du parti gouvernant, en présence de la nouveauté et de l’immensité des tâches, engendrait inévitablement des divergences de vues. Les courants d’opposition, sous-jacents dans le pays, exerçaient de diverses façons leurs pressions sur le seul parti légal, aggravant l’âpreté des luttes fractionnelles. Vers la fin de la guerre civile, cette lutte revêtit des formes si vives qu’elle menaça d’ébranler le pouvoir. En mars 1921, au moment du soulèvement de Cronstadt, qui entraîna pas mal de bolcheviks, le Xe congrès du parti se vit contraint de recourir à l’interdiction des fractions, c’est-à-dire d’étendre à la vie intérieure du parti dirigeant le régime politique de l’Etat. L’interdiction des fractions était, répétons-le, conçue comme une mesure exceptionnelle appelée à tomber en désuétude dès la première amélioration sérieuse de la situation. Le comité central se montrait d’ailleurs extrêmement circonspect dans l’application de la nouvelle loi, et surtout soucieux de ne pas étouffer la vie intérieure du parti.

Mais ce qui n’avait été dans les intentions du début que le tribut payé par nécessité à de pénibles circonstances, se trouva fort du goût de la bureaucratie, qui se mettait à considérer la vie intérieure du parti sous l’angle exclusif de la commodité des gouvernants. Dès 1922, sa santé s’étant momentanément améliorée, Lénine s’effraya de la croissance menaçante de la bureaucratie et prépara une offensive contre la fraction Staline, devenue le pivot de l’appareil du parti avant de s’emparer de celui de l’Etat. La seconde attaque du mal, puis la mort, ne lui donnèrent pas la possibilité de mesurer ses forces à celles de la réaction.

Tous les efforts de Staline, avec lequel marchaient à ce moment Zinoviev et Kamenev, tendirent désormais à libérer l’appareil du parti du contrôle des membres. Staline fut, dans cette lutte pour la "stabilité" du comité central, plus conséquent et plus ferme que ses alliés. Il n’avait pas à se détourner des problèmes internationaux dont il ne s’était jamais occupé. La mentalité petite-bourgeoise de la nouvelle couche dirigeante était la sienne propre. Il croyait profondément que la construction du socialisme était d’ordre national et administratif. Il considérait l’Internationale communiste comme un mal nécessaire dont il fallait, autant que faire se pouvait, tirer parti à des fins de politique étrangère. Le parti n’avait de prix à ses yeux que comme la base obéissante des bureaux.

En même temps que la théorie du socialisme dans un seul pays, une autre théorie fut formulée à l’usage de la bureaucratie, selon laquelle, pour le bolchevisme, le comité central est tout, le parti rien. Cette seconde théorie fut en tout cas réalisée avec plus de succès que la première. Mettant à profit la mort de Lénine, la bureaucratie commença la campagne de recrutement dite de la "promotion de Lénine". Les portes du parti, jusqu’alors bien gardées, s’ouvrirent toutes grandes : les ouvriers, les employés, les fonctionnaires s’y engouffrèrent en masse. Politiquement, il s’agissait de résorber l’avant-garde révolutionnaire dans un matériel humain dépourvu d’expérience et de personnalité, mais accoutumé en revanche à obéir aux chefs. Ce dessein réussit. En libérant la bureaucratie du contrôle de l’avant-garde prolétarienne, la "promotion de Lénine" porta un coup mortel au parti de Lénine. Les bureaux avaient conquis l’indépendance qui leur était nécessaire. Le centralisme démocratique fit place au centralisme bureaucratique. Les services du parti furent radicalement remaniés du haut en bas. L’obéissance devint la principale vertu du bolchevik. Sous le drapeau de la lutte contre l’opposition, on se mit à remplacer les révolutionnaires par des fonctionnaires. L’histoire du parti bolchevique devint celle de sa prompte dégénérescence.

La signification politique de la lutte en cours s’obscurcissait pour beaucoup du fait que les dirigeants des trois tendances, la droite, le centre et la gauche, appartenaient à un seul état-major, celui du Kremlin, le bureau politique : les esprits superficiels croyaient à des rivalités personnelles, à la lutte pour la "succession" de Lénine. Mais, sous une dictature de fer, les antagonismes sociaux ne pouvaient en réalité se manifester, au début, qu’à travers les institutions du parti gouvernant. Bien des thermidoriens sortirent du parti jacobin dont Bonaparte commença par être un des adhérents ; et ce fut parmi les anciens jacobins que le Premier consul et, par la suite, l’empereur des Français trouva ses serviteurs les plus fidèles. Les temps changent et les jacobins, y compris ceux du XXe siècle, changent avec les temps.

Du bureau politique du temps de Lénine, il ne reste que Staline : deux de ses membres, Zinoviev et Kamenev, qui furent pendant les longues années d’émigration les collaborateurs les plus intimes de Lénine, purgent, au moment où j’écris, une peine de dix années de réclusion pour un crime qu’ils n’ont pas commis ; trois autres, Rykov, Boukharine et Tomski sont tout à fait écartés du pouvoir, bien qu’on ait récompensé leur résignation en leur accordant des fonctions de second plan ; enfin, l’auteur de ces lignes est banni. La veuve de Lénine, Kroupskaïa, est tenue en suspicion, n’ayant pas su, quels qu’aient été ses efforts dans ce sens, s’adapter à Thermidor.

Les membres actuels du bureau politique ont occupé dans l’histoire du parti bolchevique des places secondaires. Si quelqu’un avait prophétisé leur élévation dans les premières années de la révolution, ils en eussent été stupéfaits eux-mêmes. La règle selon laquelle le bureau politique a toujours raison, et que personne ne saurait en tout cas avoir raison contre lui, n’en est appliquée qu’avec plus de rigueur. Mais le bureau politique lui-même ne saurait avoir raison contre Staline qui, ne pouvant se tromper, ne peut par conséquent avoir raison contre lui-même.

La revendication du retour du parti à la démocratie fut en son temps la plus obstinée et la plus désespérée des revendications de tous les groupements d’opposition. La plate-forme de l’opposition de gauche de 1927 exigeait l’introduction dans le code pénal d’un article "punissant comme un crime grave contre l’Etat toute persécution directe ou indirecte d’un ouvrier en raison de critiques qu’il aurait formulées..." On trouva plus tard dans le code pénal un article à appliquer à l’opposition.

De la démocratie du parti, il ne reste que des souvenirs dans la mémoire de la vieille génération. Avec elle, la démocratie des soviets, des syndicats, des coopératives, des organisations sportives et culturelles s’est évanouie. La hiérarchie des secrétaires domine tout et tous. Le régime avait acquis un caractère totalitaire plusieurs années avant que le terme ne nous vint d’Allemagne. "A l’aide des méthodes démoralisantes qui transforment les communistes pensants en automates, tuent la volonté, le caractère, la dignité humaine", écrivait Rakovsky en 1928, "la coterie gouvernante a su devenir une oligarchie inamovible et inviolable ; et elle s’est substituée à la classe et au parti." Depuis que ces lignes indignées ont eté écrites, la dégénérescence a fait d’immenses progrès. La Guépéou est devenu le facteur décisif de la vie intérieure du parti. Si Molotov a pu, en mars 1936, se féliciter devant un journaliste français de ce que le parti gouvernant ne connaisse plus de luttes fractionnelles, c’est uniquement parce que les divergences de vues y sont désormais réglées par l’intervention mécanique de la police politique. Le vieux parti bolchevique est mort, aucune force ne le ressuscitera.

Parallèlement à la dégénérescence politique du parti s’accentuait la corruption d’une bureaucratie échappant à tout contrôle. Appliqué au gros fonctionnaire privilégié, le mot "sovbour " — bourgeois soviétique — entra de bonne heure dans le vocabulaire ouvrier. Avec la Nep, les tendances bourgeoises bénéficièrent d’un terrain plus favorable. Lénine mettait en garde le XIe congrès du parti, en mars 1922, contre la corruption des milieux dirigeants. Il est plus d’une fois arrivé dans l’histoire, disait-il, que le vainqueur ait adopté la civilisation du vaincu, si celle-ci était supérieure. La culture de la bourgeoisie et de la bureaucratie russes était misérable, sans doute. Mais, hélas ! les nouvelles couches dirigeantes le cèdent encore à cette culture-là. "Quatre mille sept cents communistes responsables dirigent à Moscou la machine gouvernementale. Qui dirige et qui est dirigé ? Je doute fort qu’on puisse dire que ce sont les communistes qui dirigent..." Lénine n’eut plus à prendre la parole dans les congrès du parti. Mais toute sa pensée, dans les derniers mois de sa vie, fut tendue vers la nécessité de prémunir et d’armer les ouvriers contre l’oppression, l’arbitraire et la corruption bureaucratiques. Il ne lui avait été donné cependant que d’observer les premiers symptômes du mal.

Christian Rakovsky, l’ancien président du Conseil des commissaires du peuple d’Ukraine, qui fut plus tard ambassadeur des Soviets à Londres et à Paris, se trouvant en déportation, envoya en 1928 à ses amis une courte étude sur la bureaucratie à laquelle nous avons déjà emprunté quelques lignes plus haut, car elle reste ce qui a été écrit de mieux sur ce sujet [1]. "Dans l’esprit de Lénine et dans tous nos esprits, écrit Rakovsky, l’objet de la direction du parti était précisément de préserver le parti et la classe ouvrière de l’action dissolvante des privilèges, des avantages et des faveurs propres au pouvoir, de les préserver de tout rapprochement avec les restes de l’ancienne noblesse et de l’ancienne petite bourgeoisie, de l’influence démoralisante de la Nep, de la séduction des moeurs bourgeoises et de leur idéologie... Il faut dire franchement, nettement, bien haut, que cette tâche, les bureaux du parti ne l’ont point remplie, qu’ils ont fait preuve dans leur double rôle de préservation et d’éducation d’une incapacité complète, fait banqueroute, manqué au devoir..."

Il est vrai que Rakovsky, brisé par la répression bureaucratique, a par la suite renié ses critiques. Mais le septuagénaire Galilée fut contraint, dans les tenailles de la Sainte Inquisition, d’abjurer le système de Copernic, ce qui n’empêcha pas la terre de tourner. Nous ne croyons pas à l’abjuration du sexagénaire Rakovsky, car il a lui-même fait plus d’une fois l’analyse impitoyable d’abjurations de ce genre. Mais sa critique politique a trouvé dans les faits objectifs une base beaucoup plus sûre que dans la fermeté subjective de son auteur.

La conquête du pouvoir ne modifie pas seulement l’attitude du prolétariat envers les autres classes, elle change aussi sa structure intérieure. L’exercice du pouvoir devient la spécialité d’un groupement social déterminé, qui tend avec d’autant plus d’impatience à trancher sa propre "question sociale" qu’il a une idée plus haute de sa mission. "Dans l’Etat prolétarien, où l’accumulation capitaliste n’est pas permise aux membres du parti dirigeant, la différenciation est d’abord fonctionnelle, puis elle devient sociale. Je ne dis pas qu’elle devienne une différenciation de classe, je dis qu’elle devient une différenciation sociale..." Rakovsky explique : "La position sociale du communiste qui a à sa disposition une auto, un bon logement, des congés réguliers et qui reçoit le maximum d’appointements fixé par le parti diffère de celle du communiste qui, travaillant dans les houillères, gagne de 50 à 60 roubles par mois."

Enumérant les causes de la dégénérescence des jacobins au pouvoir, l’enrichissement, les fournitures de l’Etat, etc., Rakovsky cite une curieuse remarque de Babeuf sur le rôle joué dans cette évolution par les femmes de la noblesse, très recherchées des jacobins. "Que faites-vous, s’exclame Babeuf, lâches plébéiens ? Elles vous embrassent aujourd’hui, elles vous égorgeront demain." Le recensement des épouses des dirigeants, en U.R.S.S., donnerait un tableau analogue.
Sosnovsky, journaliste soviétique connu, indiquait le rôle du "facteur auto-garage" dans la formation de la bureaucratie. Il est vrai que, avec Rakovsky, Sosnovsky s’est repenti et est revenu de Sibérie. Les moeurs de la bureaucratie n’en ont pas été améliorées. Au contraire, le repentir d’un Sosnovsky prouve les progrès de la démoralisation.

Les vieux articles de Sosnovsky, qui passaient naguère de mains en mains à l’état de manuscrits, contiennent précisément d’inoubliables épisodes de la vie des nouveaux dirigeants montrant bien à quel point les vainqueurs se sont assimilé les moeurs des vaincus. Sans revenir aux années révolues — Sosnovsky ayant en 1934 troqué définitivement son fouet contre une lyre —, bornons-nous à des exemples récents empruntés à la presse soviétique, en choisissant non les "abus", mais les faits ordinaires, officiellement admis par l’opinion publique.

Le directeur d’une usine moscovite, communiste connu, se félicite dans la Pravda du développement culturel de son entreprise. Un mécanicien lui téléphone : "M’ordonnez-vous d’arrêter le martin ou de patienter ?" — "Je réponds, dit-il, attends un moment..." Le mécanicien lui parle avec déférence, le directeur tutoie le mécanicien. Et ce dialogue indigne, impossible dans un pays capitaliste civilisé, le directeur le relate lui-même comme tout à fait banal ! La rédaction n’y fait pas d’objections, ne remarquant rien ; les lecteurs ne protestent pas, ayant l’habitude. Ne nous étonnons pas non plus : aux audiences solennelles du Kremlin, les "chefs" et les commissaires du peuple tutoient leurs subordonnés, directeurs d’usines, présidents de kolkhozes, contremaîtres et ouvrières invités pour être décorés. Comment ne pas se rappeler que l’un des mots d’ordre révolutionnaires les plus populaires sous l’ancien régime exigeait la fin du tutoiement des subordonnés par les chefs ?

Etonnants par leur sans-gêne seigneurial, les dialogues des dirigeants du Kremlin avec le "peuple" attestent sans erreur possible qu’en dépit de la révolution d’Octobre, de la nationalisation des moyens de production, de la collectivisation et de la "liquidation des koulaks en tant que classe", les rapports entre les hommes, et ce, tout au sommet de la pyramide soviétique, loin de s’élever jusqu’au socialisme, n’accèdent pas encore sous bien des rapports au niveau du capitalisme cultivé. Un très grand pas en arrière a été fait dans cet important domaine au cours des dernières années, le Thermidor soviétique qui a donné à une bureaucratie peu cultivée une indépendance complète, soustraite à tout contrôle, et aux masses la fameuse directive du silence et de l’obéissance, étant incontestablement la cause des récidives de la vieille barbarie russe.

Nous ne songeons pas à opposer à l’abstraction dictature l’abstraction démocratie pour peser leurs qualités respectives sur les balances de la raison pure. Tout est relatif en ce monde ou il n’est de permanent que le changement. La dictature du parti bolchevique fut dans l’histoire l’un des instruments les plus puissants du progrès. Mais ici, comme dit le poète, Vernunft wird Unsinn, wohltat Plage[2]. L’interdiction des partis d’opposition entraîna l’interdiction des fractions ; l’interdiction des fractions aboutit à l’interdiction de penser autrement que le chef infaillible. Le monolithisme policier du parti eut pour conséquence l’impunité bureaucratique, qui devint à son tour la cause de toutes les variétés de démoralisation et de corruption.
LES CAUSES SOCIALES DE THERMIDOR

Nous avons défini le Thermidor soviétique comme la victoire de la bureaucratie sur les masses. Nous avons essayé de montrer les conditions historiques de cette victoire. L’avant-garde révolutionnaire du prolétariat fut en partie absorbée par les services de l’Etat et peu à peu démoralisée, en partie détruite dans la guerre civile, en partie éliminée et écrasée. Les masses fatiguées et déçues n’avaient qu’indifférence pour ce qui se passait dans les milieux dirigeants. Ces conditions, si importantes qu’elles soient, ne suffisent nullement à nous expliquer comment la bureaucratie a réussi à s’élever au-dessus de la société et à prendre pour longtemps en main les destinées de celle-ci ; sa seule volonté eût été en tout cas insuffisante ; la formation d’une nouvelle couche dirigeante doit avoir des causes sociales plus profondes.

La lassitude des masses et la démoralisation des cadres ont aussi contribué au XVIIIe siècle à la victoire des thermidoriens sur les jacobins. Mais un processus organique et historique plus profond s’accomplissait sous ces phénomènes, en réalité secondaires. Les jacobins avaient leur appui dans les couches inférieures de la petite bourgeoisie, soulevées par la puissante vague ; or la révolution du XVIIIe siècle, répondant au développement des forces productives, ne pouvait manquer d’amener enfin au pouvoir la grande bourgeoisie. Thermidor ne fut qu’une des étapes de cette évolution inévitable. Quelle nécessité sociale s’exprime donc dans le Thermidor soviétique ?
Nous avons tenté dans un chapitre précédent de donner une explication préalable du triomphe du gendarme. Force nous est de continuer ici l’analyse des conditions du passage du capitalisme au socialisme et du rôle qu’y joue l’Etat. Confrontons une fois de plus la prévision théorique et la réalité. "Il est encore nécessaire de contraindre la bourgeoisie", écrivait Lénine en 1917, traitant de la période qui devait suivre la conquête du pouvoir, "mais l’organe de la contrainte, c’est déjà la majorité de la population et non plus la minorité, comme ce fut toujours le cas jusqu’à présent... En ce sens, l’Etat commence à dépérir." En quoi s’exprime son dépérissement ? D’abord en ce qu’au lieu "d’institutions spéciales appartenant à la minorité privilégiée" (fonctionnaires privilégiés, commandement de l’armée permanente), la majorité peut elle-même "remplir" les fonctions de coercition. Lénine formule plus loin une thèse indiscutable sous sa forme axiomatique : "Plus les fonctions du pouvoir deviennent celles du peuple entier et moins ce pouvoir est nécessaire." L’abolition de la propriété privée des moyens de production élimine la tâche principale de l’Etat formé par l’histoire : la défense des privilèges de propriété de la minorité contre la très grande majorité.

Le dépérissement de l’Etat commence, d’après Lénine, dès le lendemain de l’expropriation des expropriateurs, c’est-à-dire avant que le nouveau régime ait pu aborder ses tâches économiques et culturelles. Chaque succès dans l’accomplissement de ces tâches signifie une nouvelle étape de la résorption de l’Etat dans la société socialiste. Le degré de cette résorption est le meilleur indice de la profondeur et de l’efficacité de l’édification socialiste. On peut formuler le théorème sociologique suivant : la contrainte exercée par les masses dans l’état ouvrier est directement proportionelle aux forces tendant à l’exploitation ou à la restauration capitaliste et inversement proportionnelle à la solidarité sociale et au dévouement commun au nouveau régime. La bureaucratie — en d’autres termes, "les fonctionnaires privilégiés et le commandement de l’armée permanente" — répond à une variété particulière de la contrainte que les masses ne peuvent pas ou ne veulent pas appliquer et qui s’exerce d’une façon ou d’une autre contre elles.

Si les soviets démocratiques avaient conservé jusqu’à ce jour leur force et leur indépendance, tout en demeurant tenus de recourir à la coercition dans la même mesure qu’au cours des premières années, ce fait eût suffi à nous inquiéter sérieusement. Quelle ne doit pas être notre inquiétude en présence d’une situation où les soviets des masses ont définitivement quitté la scène, cédant leurs fonctions coercitives à Staline, Iagoda et Cie ! Et quelles fonctions coercitives ! Demandons-nous pour commencer quelle est la cause sociale de cette vitalité opiniâtre de l’Etat et par-dessus tout de sa "gendarmisation". L’importance de cette question est par elle-même évidente : selon la réponse que nous lui donnerons, nous devrons ou réviser radicalement nos idées traditionnelles sur la société socialiste en général ou repousser tout aussi radicalement les appréciations officielles sur l’U.R.S.S.

Prenons dans un numéro récent d’un journal de Moscou la caractéristique stéréotypée du régime soviétique actuel, l’une de ces caractéristiques que l’on répète chaque jour et que les écoliers apprennent par coeur. "Les classes parasites des capitalistes, des propriétaires fonciers et des paysans riches sont à jamais liquidées en U.R.S.S. où l’on a de la sorte mis fin pour toujours à l’exploitation de l’homme par l’homme. Toute l’économie nationale est devenue socialiste et le mouvement Stakhanov grandissant prépare les conditions du passage du socialisme au communisme." (Pravda, 4 avril 1936). La presse mondiale de l’Internationale communiste ne dit pas autre chose, comme de juste. Mais si l’on a mis fin "pour toujours" à l’exploitation, si le pays est réellement engagé dans la voie du communisme, c’est-à-dire dans la phase supérieure, il ne reste à la société qu’à jeter bas, enfin, la camisole de force de l’Etat. Au lieu de quoi — et c’est là un contraste à peine concevable ! — l’Etat soviétique prend un aspect bureaucratique et totalitaire.
On peut faire ressortir la même contradiction fatale en évoquant le sort du parti, La question se formule à peu près ainsi : Pourquoi pouvait-on en 1917-21, quand les anciennes classes dominantes résistaient encore les armes à la main, quand les impérialistes du monde entier les soutenaient effectivement, quand les koulaks armés sabotaient la défense et le ravitaillement du pays, discuter librement, sans crainte, dans le parti, de toutes les questions les plus graves de la politique ? Pourquoi ne peut-on pas maintenant, après la fin de l’intervention, la défaite des classes d’exploiteurs, les succès incontestables de l’industrialisation, la collectivisation de la grande majorité des paysans, admettre la moindre critique à l’adresse de dirigeants inamovibles ? Pourquoi tout bolchevik qui s’aviserait, conformément aux statuts du parti, de réclamer la convocation d’un congrès serait-il aussitôt exclu ? Tout citoyen qui émettrait tout haut des doutes sur l’infaillibilité de Staline serait aussitôt traité à peu près comme un comploteur terroriste. D’où vient cette terrible, cette monstrueuse, cette intolérable puissance de la répression et de l’appareil policier ?
La théorie n’est pas une lettre de change que l’on puisse à tout moment faire acquitter. Si elle s’est trouvée en défaut, il convient de la réviser ou de combler ses lacunes. Dévoilons les forces sociales réelles qui ont fait naître la contradiction entre la réalité soviétique et le marxisme traditionnel. On ne peut pas, en tout cas, errer dans les ténèbres en répétant les phrases rituelles, peut-être utiles au prestige des chefs, mais qui soufflettent la réalité vivante. Nous le verrons à l’instant grâce à un exemple convaincant.

Le président du conseil des commissaires du peuple déclarait en janvier 1936 à l’Exécutif : "L’économie nationale est devenue socialiste (applaudissements). Sous ce rapport, nous avons résolu le problème de la liquidation des classes (applaudissements)". Le passé nous laisse pourtant encore des "éléments foncièrement hostiles", débris des classes autrefois dominantes. On trouve en outre parmi les travailleurs des kolkhozes, les fonctionnaires de l’Etat, parfois même parmi les ouvriers, de "minuscules spéculateurs", des "dilapidateurs des biens de l’Etat et des kolkhozes", des "colporteurs de potins antisoviétiques" etc. De là la nécessité d’affermir encore la dictature. Contrairement à ce qu’attendait Engels, l’Etat ouvrier, au lieu de "s’assoupir" doit devenir de plus en plus vigilant.

Le tableau peint par le chef de l’Etat soviétique serait au plus haut point rassurant s’il ne recélait une contradiction mortelle. Le socialisme s’est définitivement installé dans le pays : "sous ce rapport" les classes sont anéanties (si elles le sont sous ce rapport, elles le sont aussi sous tout autre). Sans doute l’harmonie sociale est-elle çà et là troublée par les scories et débris du passé. On ne peut tout de même pas penser que des gens dispersés, privés de pouvoir et de propriété, rêvant de la restauration du capitalisme, puissent avec de "minuscules spéculateurs" (ce ne sont pas même des spéculateurs tout court !) renverser la société sans classes. Tout est, semble-t-il, pour le mieux. Mais encore une fois, pourquoi dans ce cas la dictature d’airain de la bureaucratie ?

Les rêveurs réactionnaires disparaissent peu à peu, il faut le croire. Des soviets archidémocratiques se chargeraient bien de "minuscules spéculateurs" et de "cancaniers". "Voyous ne sommes pas des utopistes", répliquait Lénine en 1917 aux théoriciens bourgeois et réformistes de l’Etat bureaucratique, "nous ne contestons nullement la possibilité et l’inéluctabilité d’excès commis par des individus et aussi la nécessité de réprimer ces excès... Mais point n’est besoin à cette fin d’un appareil spécial de répression ; le peuple armé y suffira avec autant d’aisance et de facilité qu’une foule civilisée sépare des hommes en train de se battre ou ne laisse pas insulter une femme." Ces paroles paraissent avoir été destinées à réfuter les considérations de l’un des successeurs de Lénine à la tête de l’Etat. On étudie Lénine dans les écoles de l’U.R.S.S., mais visiblement pas au Conseil des commissaires du peuple. Ou bien la décision pour laquelle un Molotov emploie sans y réfléchir les arguments contre lesquels Lenine dirigeait son arme acérée ne s’expliquerait pas. Flagrante contradiction entre le fondateur et les épigones ! Alors que Lénine tenait pour possible, sans appareil bureaucratique, la liquidation des classes d’exploiteurs, Molotov, pour justifier après la liquidation des classes l’étouffement de toute initiative populaire par la machine bureaucratique, ne trouve rien de mieux que d’invoquer les "débris" des classes liquidées !

Mais il devient d’autant plus difficile de se nourrir de ces "débris" que, de l’aveu des représentants autorisés de la bureaucratie, les ennemis de classe d’hier sont assimilés avec succès par la société soviétique. Postychev, l’un des secrétaires du comité central, disait en avril 1936 au congrès des Jeunesses communistes : "De nombreux saboteurs se sont sincèrement repentis... et ont rejoint les rangs du peuple soviétique..." Vu le succès de la collectivisation, "les enfants des koulaks ne doivent pas payer pour leurs parents". Ce n’est pas tout ; "Le koulak lui-même ne croit sans doute plus aujourd’hui pouvoir recouvrer sa situation d’exploiteur au village." Ce n‘est pas sans raison que le gouvernement a commencé l’abolition des restrictions légales résultant des origines sociales ! Mais si les affirmations de Postychev, approuvées sans réserve par Molotov, ont un sens, ce ne peut être que celui-ci : la bureaucratie est devenue un monstrueux anachronisme et la contrainte étatique n’a plus d’objet sur la terre des soviets. Ni Molotov ni Postychev n’admettent cependant cette conclusion rigoureusement logique. Ils préfèrent garder le pouvoir, fût-ce en se contredisant.
En réalité, ils ne peuvent pas y renoncer. En termes objectifs : la société soviétique actuelle ne peut pas se passer de l’Etat, et même — dans une certaine mesure — de la bureaucratie. Et ce ne sont pas les misérables restes du passé, mais les puissantes tendances du présent qui créent cette situation. La justification de l’Etat soviétique, considéré comme un mécanisme de contrainte, c’est que la période transitoire actuelle est encore pleine de contradictions sociales qui, dans le domaine de la consommation — le plus familier et le plus sensible à tout le monde — revêtent un caractère extrêmement grave, menaçant à tout moment de se faire jour dans le domaine de la production. La victoire du socialisme ne peut dès lors être dite ni définitive ni assurée.

L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter.

L’amélioration de la situation matérielle et culturelle devrait, à première vue, amoindrir la nécessité des privilèges, rétrécir le domaine du "droit bourgeois" et par là même dérober le sol sous les pieds de la bureaucratie, gardienne de ces droits. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : l’accroissement des forces productives s’est accompagné jusqu’ici d’un développement extrême de toutes les formes de l’inégalité et des privilèges et aussi de la bureaucratie. Et ce n’est pas non plus sans raison.

Le régime sovietique a incontestablement eu dans sa première période un caractère beaucoup plus égalitaire et moins bureaucratique qu’aujourd’hui. Mais son égalité était celle de la misère commune. Les ressources du pays étaient si restreintes qu’elles ne permettaient pas de détacher des masses des milieux tant soit peu privilégiés. Le salaire "égalitaire", en supprimant le stimulant individuel, devenait un obstacle au développement des forces productives. L’économie soviétique devait sortir quelque peu de son indigence pour que l’accumulation de ces matières grasses que sont les privilèges devint possible. L’état actuel de la production est encore très loin d’assurer à tous le nécessaire. Mais il permet déjà d’accorder des avantages importants à la minorité et de faire de l’inégalité un aiguillon pour la majorité. Telle est la raison première pour laquelle l’accroissement de la production a jusqu’ici renforcé les traits bourgeois et non socialistes de l’Etat.
Cette raison n’est pas la seule. A côté du facteur économique qui commande dans la phase présente de recourir aux méthodes capitalistes de rémunération du travail, agit le facteur politique incarné par la bureaucratie elle-même. De par sa nature, celle-ci crée et défend des privilèges. Elle surgit tout au début comme l’organe bourgeois de la classe ouvrière. Etablissant et maintenant les privilèges de la minorité, elle s’attribue naturellement la meilleure part : celui qui distribue les biens ne s’est encore jamais lesé. Ainsi nait du besoin de la société un organe qui, dépassant de beaucoup sa fonction sociale nécessaire, devient un facteur autonome et en même temps la source de grands dangers pour tout l’organisme social.

La signification du Thermidor soviétique commence à se préciser devant nous. La pauvreté et l’inculture des masses se concrétisent de nouveau sous les formes menaçantes du chef armé d’un puissant gourdin. Congédiée et flétrie autrefois, la bureaucratie est, de servante de la société, devenue maîtresse. En le devenant, elle s’est, socialement et moralement, éloignée à tel point des masses qu’elle ne peut plus admettre aucun contrôle sur ses actes et sur ses revenus.

La peur, mystique au premier abord, de la bureaucratie en présence de "minuscules spéculateurs, de gens sans scrupules et des cancaniers" trouve là son explication naturelle. N’étant pas encore en mesure de satisfaire les besoins élémentaires de la population, l’économie soviétique engendre à chaque pas des tendances à la spéculation et à la fraude intéressée. D’autre part, les privilèges de la nouvelle aristocratie incitent les masses à prêter l’oreille aux "rumeurs antisoviétiques", c’est-à-dire à toute critique, serait-elle formulée à mi-voix, des autorités arbitraires et insatiables. Il ne s’agit donc pas des fantômes du passé, des restes de ce qui n’est plus, en un mot de la neige de l’an dernier, mais de nouvelles et puissantes tendances, sans cesse renaissantes, à l’accumulation personnelle. Le premier afflux de bien-être, fort modeste, a, précisément à cause de sa faiblesse, non affaibli mais fortifié ces tendances centrifuges. Les non-privilégiés cependant ont senti s’accroître le sourd désir de modérer sans ménagement les appétits des nouveaux notables. La lutte sociale s’aggrave de nouveau. Telles sont les sources de la puissance de la bureaucratie. Ce sont aussi celles des périls qui menacent cette puissance.
Notes

[1] Reproduite dans Les Bolcheviks contre Staline.

[2] La raison devient folie, le bienfait tourment.

Victor Serge dans "De Lénine à Staline" :

(1936)

« (…) Quand une idée est dans l’air d’une époque, c’est-à-dire quand les conditions générales sont réalisées pour qu’elle naisse et vive, il arrive qu’elle soit conçue en même temps par plusieurs. La vérité d’un temps vient ainsi à son heure. Ceci est vrai des sciences et de la politique qui est aussi, par certains côtés, une science et un art à la fois. Darwin et Wallace découvrent à peu près ensemble la sélection naturelle dont la jeune société capitaliste en plein essor leur offre d’ailleurs l’image. Joule et Meyer découvrent à peu près ensemble la même loi de la conservation de l’énergie. Marx et Engels arrivent ensemble aux mêmes conclusions sur les bases de la société moderne et fondent en vingt-cinq ans d’admirable collaboration intellectuelle, le socialisme scientifique. La révolution russe va réaliser dans l’action, - mais une action nourrie de très ferme pensée – une collaboration aussi étonnante : celle de Lénine et de Trotski.

Expulsé de France en 1917, par un arrêté signé de M. Malvy – Jules Guesde étant ministre – à la suite d’une provocation, expulsé d’Espagne comme indésirable, Trotski s’était rendu à New-York, y avait repris son activité militante, puis était passé au Canada pour rentrer en Russie. Interné dans un camp de concentration, avec sa femme et ses enfants, il avait fini par recouvrer la liberté grâce aux réclamations du Soviet de Pétrograd. Il arriva dans la capitale le 5 mai et son premier discours, au débarqué, fut pour préconiser la prise du pouvoir. Sa personnalité d’orateur, de journaliste et d’organisateur paraît parfois l’emporter, à partir de ce moment, sur celle de Lénine qui a moins de relief à première vue. (…) Mais l’important c’est que l’heure qui sonne au cadran, Trotsky l’a attendue, prévue, voulue toute sa vie. Il est, dans le parti social-démocrate, le théoricien de la révolution permanente, ce qui veut dire d’une révolution qui ne peut ni ne veut s’éteindre avant d’avoir achevé son œuvre, et ne se conçoit, dès lors, qu’internationale.

Lénine a pourtant sur lui une supériorité incontestable : son parti formé en quatorze ans de luttes et de labeurs, depuis 1903. Ce parti, nous l’avons vu changer d’état d’esprit et de programme à l’arrivée de Lénine en Russie : on pourrait dire qu’il est venu aux conceptions de Trotski ; et Trotski et ses amis y entrent. Les documents du temps ne sépareront plus, pendant des années, les noms de ces deux hommes, qui n’auront, en somme, qu’une pensée et qu’une action, traduisant la pensée et l’action de millions d’hommes. Ce sont les deux têtes de la révolution. Sur elles se concentre toute la popularité, sur elles se porte toute la haine. (…) Ce ne sont pourtant pas des chefs au sens que ce mot a révélé depuis qu’il y a le Duce, le Ghazi, le Führer et le Chef génial en URSS. Leur popularité n’est ni fabriquée ni imposée ; elle s’est imposée elle-même, ils la doivent à la confiance qu’ils méritent. On discute hautement leurs actes et leurs paroles. On va plus loin. On les engueule. (…) Le Bureau politique et le Comité central ont une vie collective tous les instants. Le parti discute, des tendances y apparaissent et y disparaissent, et les éléments d’opposition, dans le pays, qu’il ne faut pas confondre avec les éléments de la contre-révolution, s’agitent sans cesse au grand jour pendant la guerre civile, c’est-à-dire jusqu’en 1921. Ils ne disparaîtront d’ailleurs complètement qu’en 1925-1926, quand toute vi intérieure s’évanouira dans le parti. Lénine fait inviter ses vieux adversaires Martov et Dan, leaders mencheviks, à discuter au Comité exécutif central des Soviets. Des anarchistes font partie de ce Comité. Les socialistes-révolutionnaires de gauche collaborent au premier pouvoir pendant plusieurs mois, au début du régime. Ils ne seront éliminés que pour avoir tenté un soulèvement et tiré au canon dans les rues de Moscou, en juillet 1918. Personne ne songe à se battre pour un Etat totalitaire, on lutte et on meurt pour une liberté nouvelle. Le bolchevisme triomphe en annonçant aux masses et au monde une démocratie des travailleurs libres comme on n’en a encore jamais vu. (…) « Tout groupe de citoyens doit pouvoir disposer des imprimeries et du papier », dit Trotsky. (…) Ainsi commencent les grandes années. (…) L’Internationale Communiste avait été fondée en 1919 à Moscou. (…) Je suis aujourd’hui le seul survivant des services de la direction de l’I.C. en ses premiers jours. (…) Les premiers temps de l’Internationale furent ceux d’une vaillante camaraderie. On vivait dans un espoir démesuré. La révolution grondait dans l’Europe entière. (…) La troisième internationale des premiers temps, pour laquelle on se battait, pour laquelle on mourrait beaucoup, qui peuplait les prisons de martyrs, était, en vérité, une grande puissance morale et politique, non seulement parce qu’au lendemain de la guerre, la révolution ouvrière montait en Europe et faillit vaincre dans plusieurs pays, mais encore parce qu’elle rassemblait des intelligences passionnées, des sincérités, des dévouements, une foule d’hommes décidés à vivre et à tomber au besoin pour le communisme. Aujourd’hui ses dirigeants de tous pays ont été exclus et assassinés par le stalinisme. (…) En peu d’années, la Nep avait rendu à la Russie un aspect prospère, mais quelquefois antipathique et souvent inquiétant. (…) Une inquiétude tenace naissait parmi nous, communistes. Nous avions accepté toutes les nécessités de la Révolution, y compris les plus rudes et les plus rebutantes (…) Et voici que les villes où nous étions les maîtres prenaient un aspect étranger, voici que nous nous sentions débordés, enlisés, paralysés, corrompus… (…) Le pis était que nous ne reconnaissions plus l’ancien parti de la révolution. Les militants d’autrefois, ceux qui avaient l’expérience des prisons et l’amour des idées, n’y étaient plus que quelques hommes pour mille, placés d’ailleurs à des postes qui les isolaient de la base. Les militants de la guerre civile même s’y sentaient noyés dans la masse des tard-venus, des bien installés, des nouveaux conformistes dont l’avenir de la révolution était, au fond, le dernier des soucis. Ils ne demandaient qu’à bien vivre sans histoires ; myopes d’ailleurs et inintelligents comme tous les petits profiteurs, ils ne comprenaient pas que cela mène aux pires histoires.

Notre inquiétude, à constater cet encrassement de l’Etat et ces premiers symptômes de l’embourgeoisement de la société soviétique, n’était pas émotionnelle, cela va sans dire, mais réfléchie et même nourrie de données économiques. Lénine était mort – le 21 janvier 1924 – hanté par cette inquiétude exprimée dans ses derniers écrits : « Le gouvernail, se demandait-il, ne nous échappe-t-il pas des mains ? ». Malade, il avait employé toutes ses dernières forces à chercher des armes contre le pire mal et le plus immédiat : l’encrassement bureaucratique du parti. Déjà les bureaux se substituaient au parti ; l’ouvrier, le militant n’y avaient plus guère le droit à la parole. On sentait venir la toute puissance des fonctionnaires. Peu de temps avant sa mort, Lénine avait proposé à Trotski – hostile au système bureaucratique – une action commune pour la démocratisation du parti. Au secrétariat général, le géorgien Staline, obscur pendant la guerre civile, devenait de plus en plus influent en profitant de ses fonctions techniques pour peupler les services de ses créatures. C’est lui qui se heurta à Lénine défaillant. (…) Il fallait prévoir et réagir, il était encore temps. Trois solutions : 1°) démocratiser le parti, pour que l’influence réelle des ouvriers et des révolutionnaires pût se faire sentir et aérer les bureaux de l’Etat ; c’était la condition évidente du succès de toutes les mesures économiques ; 2°) Adopter un plan d’industrialisation et réoutiller sensiblement l’industrie en quelques années. 3°) Pour trouver les ressources nécessaires à l’industrialisation, obliger les paysans cossus à livrer leur blé à l’Etat. Da façon générale, limiter l’enrichissement des privilégiés, combattre la spéculation, restreindre le pouvoir des fonctionnaires.

Tel devait être le programme de l’opposition dans le parti. De là son mot d’ordre « Contre le mercanti, le paysan cossu et le bureaucrate ! »

Dès 1923, l’opposition avait trouvé un leader en Trotski. Le système bureaucratique commençait à s’incarner en Staline.

Dès 1923, une campagne d’agitation d’une violence sans borne se poursuivait, pour cette raison, contre Trotski, dénoncé en toutes circonstances comme l’anti-Lénine, le mauvais génie du parti, l’ennemi de la tradition bolchevik, l’ennemi des paysans. Ses anciens désaccords avec Lénine, datant de 1904 à 1915, exploités par ordre par des polémistes à tout faire, permirent de forger sous le nom de trotskisme toute une idéologie déformée à souhait dont on fit l’hérésie la plus criminelle. (…) Au début, l’organisateur de l’Armée Rouge, que La Pravda appelait peu de mois auparavant « l’organisateur de la victoire », demeuré président du conseil suprême de la Guerre, jouit d’une telle popularité dans l’armée et le pays qu’il pourrait, en escomptant le succès, tenter un coup de force. Mais ce serait, le lendemain, substituer au régime des bureaux, celui des militaires, et engager la révolution socialiste dans la voie suivie jusqu’ici par les révolutions bourgeoises. Or, il ne s’agit pas de jouer les Bonaparte, même avec les meilleures intentions du monde, mais d’empêcher, au contraire, le bonapartisme. Ce n’est pas par un pronunciamiento que l’opposition tentera d’imposer sa politique de renouvellement intérieur de la révolution, mais selon les méthodes socialistes de toujours, par l’appel aux travailleurs. Trotski quitte ses postes de commandement, se laisse limoger sans résistance, reprend sa place dans le rang et sa lutte continue. Tout dépend, selon lui, de la révolution mondiale…. »

De Lénine à Staline, tout a changé.

Les buts : de la révolution socialiste internationale au socialisme dans un seul pays.

Le système politique : de la démocratie ouvrière des Soviets, voulue et affirmée dès le début de la révolution, à la dictature du secrétariat général, des fonctionnaires, de la Sûreté (Guépéou).

Le parti : de l’organisation librement disciplinée, pensante et vivante, des révolutionnaires marxistes à la hiérarchie des bureaux, intéressée et soumise à l’obéissance passive.

La troisième internationale : de la formation de propagande et de combat des grandes années au servilisme manœuvrier des Comités centraux nommés pour tout approuver sans haut-le-cœur ni vergogne.

Les défaites : de l’héroïsme des défaites d’Allemagne et de Hongrie où sont morts Gustave Landauer, Léviné, Liebnecht, Rosa Luxemburg, Ioguichés, Otto Corvin, aux navrants dessous de la commune de Canton (une manœuvre de Staline).

Les dirigeants : les plus grands des combattants d’Octobre partent pour l’exil ou la prison.

L’idéologie : Lénine disait : « Nous assisterons au dépérissement progressif de l’Etat, et l’Etat des Soviets ne sera pas un etat comme les autres, d’ailleurs, mais une vaste commune de travailleurs. » Staline va faire proclamer que « nous nous acheminons vers l’abolition de l’etat par l’affermissement de l’Etat » (sic).
La condition des travailleurs : l’égalitarisme, la société soviétique passera à la formation d’une minorité privilégiée, de plus en plus privilégiée, vis-à-vis des masses déshéritées et privées de droits.

La moralité : de la grande honnêteté austère, et parfois implacable, du bolchevimse d’autrefois, nous en arrivons, peu à peu, à la foruberie sans nom.

Tout a changé.

Exilé à Alma-Ata, banni à Prinkipo, interné en Norvège, après des années d’insultes et de révision systématique de l’histoire, effacé des dictionnaires, chassé des musées, tous es amis politiques en prison – peut-être massacrés demain, ainsi ou autrement, - le Vieux (L.T.) demeure, tel qu’il était en 1903 avec Lénine, en 1905 à la présidence du premier Soviet,de la première révolution, en 1917 à côté de Lénine à la tête des masses, en 1918 à la bataille de Sviajsk, en 1919 à la bataille de Pétrograd, pendant toute la guerre civile, à la tête de l’Armée Rouge qu’il a formée, à la tête d’un vrai parti de persécutés irréductibles, à la tête d’un parti international sans argent ni masses, mais qui garde la tradition, maintient et renouvelle la doctrine, prodigue les dévouements. Tant que le Vieux sera vivant, pas de sécurité pour la bureaucratie triomphante. Une tête subsiste de la révolution d’octobre et il se trouve que c’est la plus haute. »

suite à venir...

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