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Le parti révolutionnaire, vu par Trotsky

samedi 15 août 2015, par Robert Paris

"La conception du parti comme avant garde prolétarienne suppose son indépendance pleine et inconditionnelle à l’égard de toutes les autres organisations. Les différents accords (bloc, coalition, compromis) avec les autres organisations, inévitables au cours de la lutte de classes, ne sont admissibles qu’à la condition que le parti montre toujours son vrai visage, marche toujours sous son propre drapeau, agisse sous son propre nom et explique clairement aux masses dans quels buts et dans quelles limites il conclut l’accord donné."

Léon Trotsky

dans "Les erreurs des éléments droitiers de la Ligue dans la question syndicale" -
4 janvier 1931

Les soviets, les syndicats et le parti

Les soviets, en tant que forme d’organisation de la classe ouvrière, représentent pour Kautsky, par rapport aux partis et aux organisations professionnelles des pays plus avancés, "non pas une forme supérieure d’organisation, mais avant tout un succédané (Notbehelf), provenant de l’absence d’organisations politiques" (p. 51). Mettons que ce soit vrai pour la Russie. Mais alors pourquoi les Soviets ont-ils fait leur apparition en Allemagne ? Ne conviendrait-il pas de les rejeter complètement dans la république d’Ebert ? Nous savons cependant que Hilferding, le plus proche ami politique de Kautsky, proposait d’introduire les Soviets dans la constitution. Kautsky n’en dit rien.

Estimer que les soviets sont une organisation "primitive" est vrai dans l’exacte mesure où la lutte révolutionnaire ouverte est plus "primitive" que le parlementarisme. Mais la complexité artificielle de ce dernier ne concerne que des couches supérieures par le nombre. La révolution n’est possible que là où les masses sont directement concernées. La révolution d’Octobre a mis en marche des masses telles que la sovial-démocratie d’avant la révolution ne pouvait même pas rêver. Si vastes que soient les organisations du parti et des syndicats en Allemagne, la révolution les a d’emblée dépassées en largeur. Les masses révolutionnaires ont trouvé leur représentation immédiate dans l’organisation de délégués la plus simple et la plus à la portée de tous. On peut reconnaître que le soviet des députés ne s’élève à la hauteur ni du parti ni des syndicats pour ce qui est de la clarté du programme ou de la forme d’organisation. Mais il est de loin au-dessus et du parti et des syndicats par le nombre de ceux qu’il entraîne dans la lutte de masse organisée, et cette supériorité numérique donne au soviet une prépondérance révolutionnaire indiscutable. Le soviet englobe tous les travailleurs de toutes les entreprises, de toutes les professions, de tous les degrés de développement culturel, de tous les niveaux de conscience politique, et par ce fait même, il est objectivement forcé de formuler les intérêts généraux du prolétariat.

Le "Manifeste du Parti Communiste" considérait que la tâche des communistes était précisément de formuler les intérêts historiques généraux de la classe ouvrière tout entière.

"Les communistes se distinguent des autres partis prolétariens - d’après les termes du Manifeste - en ceci seulement que, d’une part, dans la lutte des prolétaires des différentes nations, ils font valoir et défendent les intérêts du prolétariat dans son ensemble, indépendamment des nationalités ; que, d’autre part, à toutes les phases de la lutte qui a lieu entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt de l’ensemble du mouvement". Sous la forme de l’organisation des Soviets qui embrasse l’ensemble de la classe, le mouvement se prend lui-même "dans son enseemble". A partir de là, on voit clairement pourquoi les communistes pouvaient et devaient devenir le parti dirigeant des soviets.

Mais à partir de là, on voit aussi toute la fausseté de l’appréciation des soviets comme "succédanés" du parti (Kautsky), et toute la stupidité des tentatives faites pour introduire les soviets, en qualité de levier secondaire, dans le mécanisme de la démocratie bourgeoise (Hilferding). Les soviets sont l’organisation de la révolution prolétarienne et ils ont un sens soit comme organe de lutte pour le pouvoir, soit comme appareil du pouvoir de la classe ouvrière.

Incapable de comprendre le rôle révolutionnaire des soviets, Kautsky voit des insuffisances fondamentales dans ce qui constitue leur mérite principal : "Il est impossible, écrit-il, d’établir une ligne de démarcation exacte entre bourgeois et ouvriers. Cette distinction a toujours quelque chose d’arbitraire qui transforme l’idée des soviets en un support favorisant le despotisme dictatorial, mais inapte à créer un régime gouvernemental clairement défini et systématiquement construit".

Selon Kautsky, une dictature de classe ne peut créer des institutions qui conviennent à sa nature, pour cette raison qu’il n’existe pas de ligne de démarcation impeccable entre les classes. Mais alors, que devient la lutte des classes en général ? Car c’est justement dans la multiplicité des degrés intermédiaires entre la bourgeoisie et le prolétariat que les idéologues petit-bourgeois ont toujours trouvé leur argument le plus sérieux contre "le principe" même de la lutte des classes. Pour Kautsky, les doutes sur les principes commencent précisément au moment où le prolétariat, ayant surmonté le caractère informe et instable des classes intermédiaires, entraînant à sa suite une partie de ces classes, rejetant le reste dans le camp de la bourgeoisie, a organisé de fait sa dictature dans le régime Etatique des soviets. Les soviets sont un appareil irremplaçable de domination prolétarienne précisément parce que leurs cadres sont élastiques et souples, de sorte que toutes les modifications, non seulement sociales, mais aussi politiques, qui se produisent dans les rapports entre les classes et les couches sociales, peuvent immédiatement trouver leur expression dans l’appareil soviétique. Commençant par les plus grosses usines et fabriques, les soviets font ensuite entrer dans leur organisation les ouvriers des ateliers et les employés de commerce ; ils entrent dans les campagnes, organisent la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers, puis les couches inférieures et moyennes de la paysannerie contre les koulaks. L’Etat ouvrier utilise d’innombrables employés qui proviennent dans une large mesure de la bourgeoisie et de l’intelligentsia bourgeoise. Dans la mesure où ils se plient à la discipline du régime soviétique, ils trouvent une représentation dans le système des soviets. S’élargissant - et parfois, se rétrécissant - selon que s’étendent ou se rétrécissent les positions sociales conquises par le prolétariat, le système soviétique reste l’appareil étatique de la révolution sociale, dans sa dynamique interne, dans ses flux et reflux, dans ses erreurs et dans ses succès. Lorsque la révolution sociale aura définitivement triomphé, le système soviétique s’étendra à toute la population, pour perdre du même coup son caractère étatique et se dissoudre en un puissant système coopératif de production et de consommation.

Si le parti et les syndicats étaient des organisations de préparation de la révolution, les soviets sont l’instrument de cette révolution elle-même. Après sa victoire, les soviets deviennent les organes du pouvoir. Le rôle du parti et des syndicats, sans diminuer d’importance, se modifie substantiellement.

La direction générale des affaires est concentrée entre les mains du parti. Le parti n’administre pas directement, car son appareil n’est pas adapté à cette tâche. Mais il a voix décisive sur toutes les questions de principe qui se présentent. Bien plus, l’expérience nous a conduits à décider que sur toutes les questions litigieuses, dans tous les conflits entre les administrations et dans les conflits de personnes à l’intérieur des administrations, le dernier mot appartenait au Comité Central du parti. Cela épargne beaucoup de temps et d’énergie, et dans les circonstances les plus difficiles et les plus compliquées, cela garantit l’indispensable unité d’action. Un pareil régime n’est possible que si l’autorité du parti reste absolument incontestée, que si la discipline du parti ne laisse absolument rien à redire. Fort heureusement pour la révolution, notre Parti satisfait également à ces deux conditions. Quant à savoir si dans d’autres pays, qui n’ont pas hérité d’une forte organisation révolutionnaire trempée dans les combats, on pourra disposer d’un parti communiste doté d’autant d’autorité que le nôtre quand sonnera l’heure de la révolution prolétarienne, il est difficile de le dire à l’avance. Mais il est parfaitement évident que de la solution de cette question dépend en grande partie la marche de la révolution socialiste dans chaque pays.

Le rôle exceptionnel que joue le parti communiste lorsque la révolution prolétarienne a remporté la victoire, est tout à fait compréhensible. Il s’agit de la dictature d’une classe. A l’intérieur de cette classe on trouve des couches diverses, des états d’esprit dissemblables, des niveaux de développement différents. Or la dictature présuppose unité de volonté, unité de direction, unité d’action. Par quelle autre voie pourrait-elle se réaliser ? La domination révolutionnaire du prolétariat suppose dans le prolétariat même la domination d’un parti pourvu d’un programme d’action bien défini, et fort d’une discipline interne indiscutée.

La politique des blocs est en contradiction intime avec le régime de la dictature révolutionnaire. Nous envisageons ici non pas un bloc constitué avec les partis bourgeois, il ne saurait absolument pas en être question, mais un bloc de communistes avec d’autres organisations "socialistes" qui représentent à des degrés divers les idées arriérées et les préjugés des masses travailleuses.

La révolution sape rapidement tout ce qui est instable, elle use ce qui est artificiel ; les contradictions masquées par le bloc se découvrent sous la pression des événements révolutionnaires. Nous l’avons constaté par l’exemple de la Hongrie, où la dictature du prolétariat a pris la forme politique d’une coalition des communistes avec des opportunistes déguisés. La coalition s’est rapidement disloquée. Le parti communiste a chèrement payé l’incapacité révolutionnaire et la trahison politique de ses compagnons de route. Il est absolument évident qu’il aurait été plus avantageux pour les communistes hongrois de venir au pouvoir plus tard, après avoir préalablement laissé aux opportunistes de gauche la possibilité de se compromettre à fond. Une autre question est de savoir jusqu’à quel point cela était possible. En tout cas, le bloc avec les opportunistes, qui n’a masqué que provisoirement la faiblesse relative des communistes hongrois, les a en même temps empêchés de se renforcer au détriment des opportunistes et les a menés à la catastrophe.

La même idée est assez bien illustrée par l’exemple de la révolution russe. Le bloc des bolcheviks avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, après avoir duré quelques mois, a pris fin par une rupture sanglante. Il est vrai que c’est moins nous, communistes, qui avons fait les frais de ce bloc, que nos compagnons infidèles. Il est évident que ce bloc où nous étions les plus forts et où, par conséquent, nous ne risquions pas trop à tenter d’utiliser, pour un certain parcours historique, l’extrême-gauche de la démocratie petite-bourgeoise, devait être totalement justifié sur le plan tactique. Néanmoins, l’épisode des socialistes-révolutionnaires de gauche montre très clairement qu’un régime d’accommodements, d’accords, de concessions mutuelles - et c’est en cela que consiste le régime du bloc - ne peut tenir longtemps à une époque où les situations changent avec une extrême rapidité et où il faut la plus grande unité de vue pour rendre possible l’unité d’action.

On nous a accusés plus d’une fois d’avoir substitué à la dictature des soviets celle du parti. Et cependant, on peut affirmer sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n’a été possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de sa vision théorique, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, la parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer, d’informes parlements ouvriers qu’ils étaient, en un appareil de domination du travail. Dans cette "substitution" du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n’y a rien de fortuit et même, au fond, il n’y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu’à l’époque où l’histoire met à l’ordre du jour ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants reconnus de la classe ouvrière dans sa totalité.

 Mais qu’est-ce qui vous garantit, nous demandent quelques malins, que c’est précisément votre parti qui représentent les intérêts du développement historique ? En supprimant ou en rejetant dans la clandestinité les autres partis, vous vous êtes privés de leur émulation politique, vous vous êtes privés de la possibilité de vérifier votre ligne.

Cette considération est dictée par une idée purement libérale de la marche de la révolution. A une époque où tous les antagonismes se déclarent ouvertement et où la lutte politique se transforme rapidement en guerre civile, le parti dirigeant a, pour vérifier sa ligne de conduite, assez de critères matériels en dehors du tirage possible des journaux mencheviks. Noske décime les communistes, et pourtant leur nombre augmente. Nous avons écrasé les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, et il n’en reste rien. Ce critère nous suffit. En tout cas, notre tâche consiste, non pas à évaluer statistiquement à chaque moment un regroupement de courants, mais bien à assurer la victoire de notre courant, le courant de la dictature prolétarienne, et à trouver dans le fonctionnement de cette dictature, dans ses frictions internes, un critère suffisant pour notre propre contrôle.

L’"indépendance" durable du mouvement syndical à l’époque de la révolution prolétarienne est aussi impossible que la politique des blocs. Les syndicats deviennent les organes économiques les plus importants du prolétariat au pouvoir. Parce fait même, ils tombent sous la direction du parti communiste. Ce ne sont pas seulement les questions de principe du mouvement syndical, mais aussi les conflits organisationnels sérieux à l’intérieur de ce mouvement qui sont résolus par le Comité Central de notre parti.

Les partisans de Kautsky accusent le pouvoir soviétique d’être la dictature "d’une partie" seulement de la classe ouvrière. "Si au moins, disent-ils, la dictature était le fait de la classe tout entière !". Il n’est pas facile de comprendre cc qu’ils entendent exactement par là. La dictature du prolétariat signifie, dans son essence même, la domination immédiate d’une avant-garde révolutionnaire qui s’appuie sur les lourdes masses et qui oblige, quand il le faut, les couches les plus arriérées à se rallier. Cela concerne aussi les syndicats. Après la conquête du pouvoir par le prolétariat, ils prennent un caractère obligatoire. Ils doivent englober tous les ouvriers d’industrie. Le parti, comme auparavant, n’inclut dans ses rangs que les plus conscients et les plus dévoués d’entre eux. Ce n’est que par une grande sélection qu’il élargit ses rangs. D’où le rôle de direction de la minorité communiste dans les syndicats, rôle qui correspond à la prédominance exercée par le parti communiste dans les soviets, et qui est l’expression politique de la dictature du prolétariat.

Les syndicats deviennent les agents directs de la production sociale. Ils expriment non seulement les intérêts des ouvriers d’industrie, mais les intérêts de l’industrie elle-même. Dans la première période, les tendances trade-unionistes relèvent plus d’une fois la tête dans les syndicats, les poussant à marchander avec l’Etat soviétique, à lui poser des conditions, à exiger de lui des garanties. Mais plus on avance, plus les syndicats comprennent qu’ils sont les organes de production de l’Etat soviétique ; il prennent sur eux la responsabilité de son destin, ne s’opposent pas à lui, mais s’identifient avec lui. Les syndicats deviennent les promoteurs de la discipline du travail. Ils exigent des ouvriers un travail intensif dans les conditions les plus pénibles aussi longtemps que l’Etat ouvrier n’a pas les forces nécessaires pour modifier ces conditions. Les syndicats deviennent des promoteurs de la répression révolutionnaire à l’encontre des éléments indisciplinés, turbulents et parasitaires de la classe ouvrière. Abandonnant la politique trade-unioniste qui est, dans une certaine mesure, inséparable du mouvement syndical dans les limites de la société capitaliste, les syndicats prennent sur toute la ligne le chemin de la politique du communisme révolutionnaire.

Extrait de "Terrorisme et communisme" de Léon Trotsky

Les leçons d’Octobre de Léon Trotsky :

Des soviets et du Parti dans la révolution prolétarienne

Les soviets des députés ouvriers ont surgi chez nous en 1905 et en 1917 du mouvement même, comme sa forme d’organisation naturelle à un certain niveau de lutte. Mais les jeunes partis européens qui ont plus ou moins accepté les soviets comme “doctrine”, comme "principe”, sont toujours exposés au danger d’une conception fétichiste des soviets considérés en tant que facteurs autonomes de la révolution. En effet, malgré l’im­mense avantage que présentent les soviets comme organisation de lutte pour le pouvoir, il est parfaitement possible que l’insur­rection se développe sur la base d’autre forme d’organisation (comités d’usines, syndicats) et que les soviets ne surgissent comme organe du pouvoir qu’au moment de l’insurrection ou même après sa victoire.

Très instructive à ce point de vue est la lutte que Lénine engagea après les journées de juillet contre le fétichisme soviétiste. Les soviets s.-r. mencheviks étant devenus en juillet des organisations poussant ouvertement les soldats à l’offensive et persécutant les bolcheviks, le mouvement révolutionnaire des masses ouvrières pouvait et devait se chercher d’autres voies. Lénine indiquait les comités d’usines comme organisation de la lutte pour le pouvoir. Très probablement, le mouvement aurait suivi cette ligne sans l’insurrection de Kornilov qui obligea les soviets conciliateurs à se défendre eux-mêmes et permit aux bolcheviks de leur insuffler à nouveau l’esprit révolutionnaire en les liant étroitement aux masses par l’intermédiaire de leur gauche, c’est-à-dire des bolcheviks.

Cette question, comme l’a montré la récente expérience de l’Allemagne, a une immense importance internationale. Dans ce pays, les soviets furent plusieurs fois construits comme organes de l’insurrection, comme organes du pouvoir sans pouvoir. Le résultat fut qu’en 1923 le mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes commença à se grouper autour des comités d’usines, qui au fond remplissaient les mêmes fonctions que celles qui incombaient chez nous aux soviets dans la période précédant la lutte directe pour le pouvoir. Cependant, en août et en septembre, quelques camarades proposèrent de procéder immédiatement en Allemagne à la création de soviets. Après de longs et ardents débats leur proposition fut repoussée, et avec raison. Comme les comités d’usines étaient déjà devenus effectivement les points de concentration des masses révolutionnaires, les soviets auraient, dans la période préparatoire, joué un rôle parallèle à ces comités d’usines et n’auraient été qu’une forme sans contenu. Ils n’auraient fait que détourner la pensée des tâches matérielles de l’insurrection (armée, police, centuries, chemins de fer, etc.) pour la reporter sur une forme d’orga­nisation autonome. D’autre part, la création des soviets comme tels, avant l’insurrection, aurait été comme une proclamation de guerre non suivie d’effet. Le gouvernement qui était obligé de tolérer les comités d’usines, parce qu’ils réunissaient autour d’eux des masses considérables, aurait frappé les premiers soviets comme organe officiel cherchant à s’emparer du pouvoir. Les communistes auraient été obligés de prendre la défense des soviets en tant qu’organisation. La lutte décisive n’aurait pas eu pour but la prise ou la défense de positions matérielles et ne se serait pas déroulée au moment choisi par nous au moment où l’insurrection aurait découlée nécessairement du mouvement des masses ; elle aurait éclaté à cause d’une forme d’organisa­tion, à cause des soviets, au moment choisi par l’ennemi. Or, il est évident que tout le travail préparatoire de l’insurrection pouvait avec un plein succès être subordonné à la forme d’orga­nisation des comités d’usines qui avaient déjà eu le temps de devenir des organisations de masses qui continuaient à augmen­ter et à se fortifier et laissaient au Parti les coudées franches sous le rapport de la fixation de la date de l’insurrection. Evi­demment, à une certaine étape, les soviets auraient dû surgir. Il est douteux que, dans les conditions que nous venons d’indi­quer, ils eussent surgi au fort de la lutte comme organes directs de l’insurrection, car il eût pu en résulter au moment critique une dualité de direction révolutionnaire. Il ne faut pas, dit un proverbe anglais, changer de cheval quand on traverse un torrent. Il est possible que, après la victoire dans les principales villes, les soviets eussent commencé à apparaître sur tous les points du pays. En tout cas, l’insurrection victorieuse aurait nécessairement provoqué la création des soviets comme organes du pouvoir.

Il ne faut pas oublier que, chez nous, les soviets avaient déjà surgi à l’étape "démocratique" de la révolution, qu’ils avaient été alors légalisés en quelque sorte, que nous en avions ensuite hérité et que nous les avions utilisés. Il n’en sera pas de même dans les révolutions prolétariennes d’Occident. Là, dans la majorité des cas, les soviets se créeront sur l’appel des communistes et seront par suite des organes directs de l’insurrection prolé­tarienne. Il n’est pas impossible, évidemment, que la désorga­nisation de’ l’appareil étatique bourgeois devienne très forte avant que le prolétariat puisse s’emparer du pouvoir, ce qui permettrait de créer des soviets comme organes déclarés de la prépara­tion de l’insurrection. Mais il y a bien peu de chance pour que cela soit la règle générale. Dans le cas le plus fréquent, on ne parviendra à créer les soviets qu’aux derniers jours, comme organes directs de la masse prête à s’insurger. Enfin, il est très possible également que les soviets surgissent après le moment critique de l’insurrection et même après sa victoire comme organes du nouveau pouvoir. Il faut avoir constamment devant les yeux toutes ces éventualités pour ne pas tomber dans le fétichisme d’organisation et ne pas transformer les soviets, de forme souple, vitale de lutte, en "principe " d’organisation, introduit de l’extérieur dans le mouvement et entravant son développement régulier.

Ces derniers temps, on a déclaré dans notre presse que nous savions pas par quelle porte viendrait la révolution prolétarienne ­en Angleterre : sera-ce par le Parti Communiste ou par les syndicats, il est impossible de le décider. Cette façon de poser la question, qui vise à l’envergure historique, est radicalement fausse et très dangereuse, parce qu’elle voile la principale leçon des dernières années. S’il n’y a pas eu de révolution victorieuse à la fin de la guerre, c’est parce qu’il manquait un parti. Cette constatation s’applique à l’Europe tout entière. On pourrait en vérifier la justesse en suivant pas à pas le mouvement révolu­tionnaire dans les différents pays. En ce qui concerne l’Allemagne, il est clair que la révolution aurait pu y triompher en 1918 et en 1919, si la masse avait été dirigée comme il convient par le Parti. En 1917, l’exemple de la Finlande nous a montré que le mouvement révolutionnaire s’y développait dans des conditions exceptionnellement favorables, sous le couvert et avec l’aide militaire directe de la Russie révolutionnaire. Mais la majorité de la direction du Parti finlandais était social-démocrate et fit échouer la révolution. Cette leçon ne se dégage pas moins clairement de l’expérience de la Hongrie. Dans ce pays, les communistes, alliés aux social-démocrates de gauche ne conquirent pas le pouvoir, mais le reçurent des mains de la bourgeoisie épouvantée. La révolution hongroise, victorieuse sans bataille et sans victoire, se trouva, dès le début privée d’une direction combattive. Le Parti communiste se fondit avec le Parti social-démocrate, montrant par là qu’il n’était pas lui-même vraiment communiste et que, par suite, il était maIgré, l’esprit combatif des prolétaires hongrois, incapable de conserver le pouvoir qu’il avait obtenu si facilement. La révolution prolé­tarienne ne peut triompher sans le Parti, à l’encontre du Parti ou par un succédané de Parti. C’est là le principal enseigne­ment des dix dernières années. Les syndicats anglais peuvent, il est vrai, devenir un levier puissant de la révolution prolé­tarienne ; ils peuvent, par exemple, dans certaines conditions et pour une certaine période, remplacer même les Soviets ouvriers. Mais ils ne le pourront sans le soutien du Parti communiste, ni à plus forte raison contre lui ; ils ne pourront jouer ce rôle que si l’influence communiste devient prépondérante dans leur sein. Cette leçon sur le rôle et I’importance du Parti dans la révolu­tion prolétarienne nous l’avons payée trop cher pour ne pas la retenir intégralement.

Dans les révolutions bourgeoises, la conscience, la prépa­ration, la méthode ont joué un rôle beaucoup moins grand que celui qu’elles sont appelées à jouer et jouent déjà dans les révo­lutions du prolétariat. La force motrice de la révolution bour­geoise était également la masse, mais beaucoup moins consciente et moins organisée que maintenant. La direction était aux mains des différentes fractions de la bourgeoisie, qui disposait de la richesse, de l’instruction et de l’organisation (municipalités, universités, presse, etc.). La monarchie bureaucratique se défen­dait empiriquement, agissait au petit bonheur. La bourgeoisie choisissait le moment favorable où elle pouvait, en exploitant le mouvement des masses populaires, jeter tout son poids social sur le plateau de la balance et s’emparer du pouvoir. Mais, dans la révolution prolétarienne, le prolétariat est non seulement la principale force combative, mais aussi, dans la personne de son avant-garde, la force dirigeante. Seul, le parti du prolétariat peut, dans la révolution prolétarienne jouer le rôle que jouaient, dans la révolution bourgeoise, la puissance de la bourgeoisie, son instruction, ses municipalités et universités. Son rôle est d’autant plus grand que la conscience de classe de son ennemi s’est formidablement accrue. Au cours des siècles de sa domi­nation, la bourgeoisie a élaboré une école politique incompa­rablement supérieure à celle de l’ancienne monarchie bureau­cratique. Si le parlementarisme a été pour le prolétariat jusqu’à un certain point une école de préparation à la révolution, il a été encore davantage pour la bourgeoisie une école de stratégie contre-révolutionnaire. Il suffit, pour le montrer, d’indiquer que c’est par le parlementarisme que la bourgeoisie a éduqué la social-démocratie, qui est maintenant le plus puissant rempart de la propriété individuelle. L’époque de la révolution sociale en Europe, comme l’ont montré les premières expériences, sera une époque de batailles non seulement implacables, mais raisonnées, beaucoup plus raisonnées que chez nous en 1917.

Voilà pourquoi il nous faut aborder autrement qu’on ne le fait maintenant les questions de la guerre civile et, en particulier, de l’insurrection. A la suite de Lénine, nous répétons fré­quemment les paroles de Marx : "L’insurrection est un art". Mais cette pensée n’est qu’une phrase vide, si l’on n’étudie pas les éléments essentiels de l’art de la guerre civile sur la base de la vaste expérience accumulée pendant ces dernières années. Il faut le dire ouvertement : notre indifférence pour les questions de l’insurrection armée témoigne de la force consi­dérable que conserve encore parmi nous la tradition social-démocrate. Le parti qui considère superficiellement les questions de la guerre civile dans l’espoir que tout s’arrangera de soi-même au moment nécessaire, essuiera à coup sûr un échec. Il faut étudier collectivement et s’assimiler l’expérience des batailles prolétariennes depuis 1917.

L’histoire, esquissée plus haut, des groupements du Parti en 1917 représente également une partie essentielle de l’expérience de la guerre civile et a une importance directe pour la politique de l’Internationale Communiste. Nous l’avons déjà dit et nous le répétons : l’étude de nos divergences de vues ne peut et ne doit en aucun cas, être considérée comme dirigée contre les camarades qui ont mené alors une politique erronée. Mais d’autre part, il serait inadmissible de rayer de l’histoire du Parti son chapitre le plus important uniquement parce que tous les membres du Parti ne marchaient pas alors de pair avec la révo­lution du prolétariat. Le Parti peut et doit connaître tout son passé pour l’apprécier comme il convient et mettre chaque chose sur son plan. La tradition d’un parti révolutionnaire n’est pas faite de réticences, mais de clarté critique.

L’histoire a assuré à notre Parti des avantages révolu­tionnaires incomparables. Traditions de la lutte héroïque contre le tsarisme, habitudes, procédés révolutionnaires liés aux conditions de l’action clandestine, élaboration théorique de l’expé­rience révolutionnaire de toute l’humanité, lutte contre le men­chevisme, contre le courant des narodniki, contre le conciliation­nisme, expérience de la Révolution de 1905, élaboration théorique de cette expérience pendant les années de la contre-révolution, examen des problèmes du mouvement ouvrier international du point de vue des leçons de 1905 : voilà, dans l’ensemble, ce qui a donné à notre Parti une trempe excep­tionnelle, une clairvoyance supérieure, une envergure révolu­tionnaire sans exemple. Et pourtant, dans ce parti si bien pré­paré, ou plutôt dans ses sphères dirigeantes, il s’est formé, au moment de l’action décisive, un groupe d’anciens bolcheviks révolutionnaires expérimentés, qui s’est opposé violemment au coup de force prolétarien et qui, pendant la période la plus critique de la révolution - de février 1917 à février 1918 - a occupé dans toutes les questions essentielles une position social-démocrate. Pour préserver le Parti et la révolution des conséquences funestes de cet état de choses, il a fallu l’influence exceptionnelle de Lénine dans le Parti. C’est ce que l’on ne saurait oublier, si nous voulons que les Partis communistes autres pays apprennent quelque chose à notre école. La question de la sélection du personnel dirigeant a, pour les d’Europe Occidentale, une importance exceptionnelle. C’est ce que montre entre autres l’expérience de la faillite d’Octobre 1923 en Allemagne. Mais cette sélection doit être effectuée sur le principe de l’action révolutionnaire... Nous avons eu en Alle­magne assez d’occasions d’éprouver la valeur des dirigeants du Parti au moment des luttes directes. Sans cette épreuve, tous les autres critériums ne sauraient être considérés comme sûrs. Au cours de ces dernières années, la France a eu bien moins de convulsions révolutionnaires, même limitées. Pourtant, il y a eu quelques légères explosions de guerre civile quand le Comité Directeur du Parti et les dirigeants syndicaux ont dû réagir à des questions urgentes et importantes (par exemple le meeting sanglant du 11 janvier 1924). L’étude attentive d’épisodes de ce genre nous fournit des données inestimables permettant d’apprécier la valeur de la direction du Parti, la conduite de ses chefs et de ses différents organes. Ne pas tenir compte de ces données pour la sélection des hommes, c’est aller inévitablement à la défaite, car, sans direction perspicace, résolue et courageuse du Parti, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible.

Tout parti, même le plus révolutionnaire, élabore inévitablement son conservatisme d’organisation : sinon, il manquerait de la stabilité nécessaire. Mais, en l’occurrence, tout est affaire de degré. Dans un parti révolutionnaire, la dose nécessaire de conservatisme doit se combiner avec l’entier affranchissement de la routine, la souplesse d’orientation, l’audace agissante. C’est aux tournants historiques que ces qualités se vérifient le mieux. Lénine, nous l’avons vu plus haut, disait que souvent les partis, même les plus révolutionnaire, lorsqu’il survenait un change­ment brusque de situation et, partant, de tâches, continuaient à suivre leur ligne antérieure et, par là même, devenaient ou mena­çaient de devenir un frein au développement révolutionnaire. Le conservatisme du Parti, comme son initiative révolutionnaire, trouvent leur expression la plus concentrée dans les organes de la direction. Or, les Partis communistes européens ont encore à effectuer leur tournant le plus brusque : celui où ils passeront du travail préparatoire à la prise du pouvoir. Ce tournant est celui qui exige le plus de qualités, impose le plus de responsa­bilités et est le plus dangereux. En laisser passer le moment est pour le Parti le plus grand désastre qui puisse le frapper.

Considérée à la lumière de notre propre expérience, l’expé­rience des batailles des dernières années en Europe et principa­lement en Allemagne, nous montre qu’il y a deux catégories de chefs enclins à tirer le Parti en arrière au moment où il lui faut accomplir le plus grand saut en avant. Les uns sont portés à voir principalement les difficultés, les obstacles et à apprécier chaque situation avec le parti pris, inconscient parfois, de se dérober à l’action. Chez eux, le marxisme devient une méthode servant à motiver l’impossibilité de l’action révolutionnaire. Les menche­viks russes représentaient les spécimens les plus caractéris­tiques de ce type de chefs. Mais ce type ne se limite pas au menchevisme et, au moment le plus critique, se révèle dans le parti le plus révolutionnaire, chez les militants occupant les plus hauts postes. Les représentants de l’autre catégorie sont des agitateurs superficiels. Ils ne voient pas les obstacles tant qu’ils ne s’y heurtent pas de front. Leur coutume d’éluder les difficultés réelles en jonglant sur les mots, leurs optimisme extrême dans toutes les questions se transforment inévitablement en impuis­sance et en pessimisme quand vient le moment de l’action déci­sive. Pour le premier type, pour le révolutionnaire mesquin, gagne-petit, les difficultés de la prise du pouvoir ne sont que l’accumulation et la multiplication de toutes les difficultés qu’il est habitué à voir sur son chemin. Pour le second type, pour l’optimiste superficiel, les difficultés de l’action révolutionnaire surgissent toujours soudainement. Dans la période de prépara­tion, ces deux hommes ont une conduite différente l’un apparaît comme un sceptique sur lequel il est impossible de compter fermement au point de vue révolutionnaire ; l’autre, par contre, peut sembler un révolutionnaire ardent. Mais, au moment décisif, tous deux marchent la main dans la main, s’élèvent contre l’insurrection. Pourtant, tout le travail de préparation n’a de valeur que dans la mesure où il rend le Parti, et surtout ses organes dirigeants, capables de déterminer le moment de l’insur­rection et de la diriger. Car la tâche du Parti communiste est de s’emparer du pouvoir afin de procéder à la refonte de la société.

Ces derniers temps, on a fréquemment parlé et écrit sur la nécessité de la bolchévisation de l’Internationale Communiste. C’est là une tâche urgente, indispensable, dont la nécessité se fait sentir encore plus impérieusement après les terribles leçons qui nous ont été données l’année dernière en Bulgarie et en Allemagne. Le bolchevisme n’est pas une doctrine (c’est-à-dire n’est pas seulement une doctrine), mais un système d’éducation révolutionnaire pour l’accomplissement de la révolution prolétarienne. Qu’est-ce que bolchéviser les Partis communistes ? C’est les éduquer, c’est sélectionner dans leur sein un personnel dirigeant, de façon qu’ils ne flanchent pas au moment de leur Révolution d ’Octobre.

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