vendredi 22 décembre 2017
« Les purges, par leur étendue et leur force, agirent à la manière d’un immense cataclysme naturel contre lequel toute réaction humaine fut vaine. La terreur broyait les cerveaux, brisait les volontés et écrasait toute résistance. Les haines et les ressentiments immenses dont parlait Trotsky existaient bien, mais refoulés profondément, et ils devaient rester en dépôt pour le futur. Sur le moment même et pendant le reste de l’ère stalinienne, ils ne purent trouver aucune issue. Tous ceux (et les trotskistes en premier lieu) chez qui de telles émotions s’alliaient à la conscience politique et qui avaient des idées et des programmes d’action à offrir, tous ceux-là on était en train de les exterminer systématiquement et impitoyablement. Pendant plus de dix ans, maintenant (en 1937), Staline avait gardé les trotskistes derrière les barreaux et du fil de fer barbelé, les soumettant à une persécution inhumaine. Il avait démoralisé nombre d’entre eux, avait fait régner la division parmi eux, et avait presque réussi à les retrancher de la société. Dès 1934, il semblait bien que le trotskysme eût été définitivement rayé de la carte. Et cependant, deux ou trois années plus tard, Staline le craignait plus que jamais. Paradoxalement, les grandes purges et les déportations massives, qui avaient suivi l’assassinat de Kirov, donnèrent une vie nouvelle au trotskysme. Les trotskystes, avec autour d’eux des dizaines et même des centaines de milliers de gens récemment bannis, ne se sentirent plus désormais isolés. Ils furent rejoints par les masses des capitulateurs (révolutionnaires qui avaient capitulé momentanément devant le stalinisme), qui songeaient lugubrement que les choses n’en seraient jamais venues à ce point s’ils tenu bon aux côtés des trotskystes. Oppositionnels, appartenant à des groupes d’âge plus jeunes, Komsomoltsy qui s’étaient pour la première fois opposés au stalinisme bien longtemps après la défaite du trotskysme, déviationnistes en tous genres, simples travailleurs déportés pour des peccadilles contre la discipline du travail… formaient un nouveau public immense pour les vétérans trotskystes. Le régime dans les camps de concentration était de plus en plus cruel. Les habitants du camp devaient peiner dix ou douze heures par jour, et ils mouraient de faim et dépérissaient de maladies, dans une saleté indescriptible. Une fois de plus, cependant, les camps devenaient des écoles et des champs de manœuvre de l’opposition et les trotskystes des moniteurs sans égal. Ils furent à la tête des déportés dans presque toutes les grèves et grèves de la faim ; ils revendiquaient auprès de l’administration des améliorations relatives aux conditions d’existence dans les camps ; et, par leur conduite téméraire, souvent héroïque, ils insufflèrent à d’autres la volonté de tenir. Fermement organisés, pratiquant l’auto-discipline, et politiquement bien formés, ils constitués la véritable élite de cette énorme fraction de la nation qui avait été rejetée derrière les barbelés. Staline se rendit compte qu’il n’arriverait à rien par des persécutions supplémentaires. Il n’était guère possible d’ajouter encore aux tourments et à l’oppression, qui n’avaient fait qu’entourer les trotskystes du halo du martyr. Aussi longtemps qu’ils vivraient, ils constitueraient pour lui une menace et, avec la guerre et ses risques qui se rapprochaient, la menace potentielle pouvait devenir réelle. Nous avons vu que, depuis qu’il s’était emparé du pouvoir, il lui avait fallu le reconquérir sans cesse. C’est alors qu’il prit la décision de se débarrasser de la nécessité de poursuivre cette reconquête. Son but était de s’en assurer une fois pour toutes et contre tous les risques. Et il n’y avait qu’une manière de réussir dans cette entreprise : l’extermination intégrale de tous les opposants et avant tout des trotskystes. Les procès de Moscou avaient été montés pour justifier ce dessein, dont la majeure partie fut alors exécutée, non point sous les projecteurs des salles de tribunal, mais dans les cachots et les camps de l’Est et du Grand Nord. Un témoin oculaire, ex-détenu du grand camp de Vorkouta, qui n’était pas lui-même trotskyste (il faisait paraître son témoignage dans un journal menchevik) décrit de la manière suivante les dernières activités des trotskystes et leur annihilation :
« Il y avait, dans ce camp à lui seul environ un millier de trotskystes de vieille date qui se désignaient eux-mêmes par le terme de bolcheviks-léninistes. Environ cinq cents d’entre eux travaillaient à la mine de Vorkouta et pour tous les camps du rayon de Petchora, ils étaient plusieurs milliers de trotskystes orthodoxes, en déportation depuis 1927 et qui demeurèrent fidèles jusqu’au bout à leur plate-forme politique et à leurs dirigeants… La grosse majorité du groupe se composait de vrais trotskystes, de partisans de L. D. Trotsky. » Il relève parmi leurs dirigeants V.V. Kossior, Posnansky, Vladimir Ivanov et d’autres trotskystes authentiques de vieille date.
« Ils arrivèrent à la mine durant l’été de 1936 et furent installés… dans deux grandes baraques. Ils se refusèrent catégoriquement à travailler dans les puits. Ils ne faisaient que le travail au carreau de la mine, durant huit heures seulement, et non pas dix et douze ainsi que le voulait le règlement et que le faisaient les autres internés. Ils ignoraient très ouvertement les règlements du camp et d’une manière systématique. Il y avait déjà près de dix ans que la plupart d’entre eux avaient été envoyés dans des isolateurs politiques, tout d’abord en cellule, puis dans des camps sur les îles Solovky et enfin à Vorkouta. Les trotskystes formaient le seul groupe de prisonniers politiques critiquant ouvertement la ligne générale stalinienne et résistant non moins ouvertement et de manière systématique aux geôliers. »
A l’automne 1936, après le procès de Zinoviev et de Kamenev, les trotskystes organisèrent des meetings et des manifestations au camp en l’honneur de leurs dirigeants et camarades exécutés. Peu après, le 27 octobre, ils commencèrent une grève de la faim. Et ce fût à cette grève que Serguei, le plus jeune fils de Trotsky, prit part. les trotskystes de tous les camps du rayon de Petchora s’y joignirent et la grève dura cent trente-deux jours. Les grévistes protestèrent contre leur transfert de tous les lieux de déportation précédents et contre le fait qu’ils étaient punis sans jugement public. Ils demandèrent la journée de travail de huit heures, une même alimentation pour tous les détenus, indépendamment de la réalisation ou de la non-réalisation de la norme de rendement, la séparation des détenus politiques et des condamnés de droit commun, et le transfert des invalides, femmes et vieillards hors des camps polaires, dans des régions au climat plus favorable. La décision de faire la grève de la faim fut prise au cours d’un meeting public. Les malades et les prisonniers d’un certain âge en étaient exemptés, mais « ces derniers rejetèrent catégoriquement cette exemption. » Dans presque chaque baraque, des détenus non trotskystes répondirent à cet appel. Mais « ce fut seulement dans les baraquements des trotskystes que la grève fut complète. » L’administration, craignant que leur exemple se répandit, transféra les trotskystes dans des huttes désertes et à moitié démolies à environ quarante kilomètres du camp. Sur un total de mille grévistes, plusieurs moururent et deux seulement (des non-trotskistes) cessèrent volontairement la grève de la faim. En mars 1937, sur les ordres de Moscou, l’administration du camp céda sur tous les points. Et la grève prit fin. Au cours des quelques mois qui suivirent, avant que la terreur de l’époque Yejov n’eût atteint son point culminant, les trotskystes bénéficièrent des droits qu’ils avaient gagnés et ceci rendit un tel optimisme à d’autres déportés qu’un certain nombre entre eux se mirent à attendre avec impatience le vingtième anniversaire de la Révolution d’Octobre, espérant qu’un amnistie partielle serait alors promulguée. Mais bientôt la terreur revint avec une furie nouvelle. La ration alimentaire fut réduite à 400 g de pain par jour et la Guépéou arma des condamnés de droit commun avec des matraques et les anima contre les oppositionnels. Il y eut des fusillades au petit bonheur et tous les détenus politiques furent isolés dans un camp à l’intérieur du camp, entouré de barbelés et gardé nuit et jour par une centaine de soldats, armés jusqu’aux dents. Un matin, vers la fin de mars 1938, on fit l’appel de vingt-cinq personnes, des trotskystes notoires pour la plupart. Chacun reçut un kilo de pain et l’ordre de se préparer avec ses affaires pour un nouveau convoi.
« Après des adieux chaleureux faits à leurs amis, ils quittèrent les baraques. Il y eut alors un appel, puis le convoi quitta l’enceinte. Au bout de quinze à vingt minutes, une salve retentit tout à coup à un demi-kilomètre des baraques, près de la rivière escarpée de la petite rivière dénommée Vorkouta supérieure. Puis on entendit quelques coups de feu isolés et comme tirés au hasard, et de nouveau ce fut le silence. Et chacun comprit dans quelle sorte de convoi avaient été envoyés les détenus. »
Le lendemain, nouvel appel du même genre, mais cette fois d’au moins quarante personnes. On leur délivra à nouveau une ration de pain et on leur ordonna de se préparer.
« Certains étaient si épuisés qu’ils ne pouvaient déjà plus marcher. A ceux-là, on promit de les installer sur des charrettes. Retenant leur souffle, des détenus restés dans les baraques écoutaient le crissement de la neige sous les pas de ceux qui s’éloignaient. Depuis longtemps tous les bruits s’étaient tus, mais tous écoutaient toujours aux aguets. Une heure à peu près s’écoula et des détonations retentirent dans la toundra. » Tous ceux qui vivaient dans les baraques savaient ce qui les attendait… Une fois c’est un groupe massif de trotskystes qui fut emmené…
Isaac Deutscher dans « Trotsky », tome 6