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La Chine : de Tiananmen à nos jours
vendredi 18 septembre 2009, par
Site : Matière et révolution
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4-18-1 1989 : Tian’anmen ou « Le tremblement de terre de Pékin »
C’est le titre de l’ouvrage cité ci-dessous, de Jean-Philippe Béja, Michel Bonnin et Alain Peyraube qui retrace le conflit débuté en 1989 par les étudiants sur la place Tian’anmen de Pékin et qui s’est étendu à une partie de la classe ouvrière, avant d’être violemment réprimé par le pouvoir chinois.
« Au printemps 1988, cédant aux injonctions de Deng Xiaoping, Zhao Ziyang accepte de lancer une réforme des prix sans préparation. C’est la catastrophe : les magasins sont assiégés par des citadins affolés, et il lui faut reculer. (…) La décentralisation qui a accompagné le processus de réformes depuis le début des années 80 a également favorisé la diversification de la société. En rendant aux provinces une partie de la décision économique, le pouvoir a favorisé l’expression des intérêts locaux. Ainsi, les dirigeants des provinces maritimes du sud de la Chine, notamment du Guangdong et du Fujian qui abritent en leur sein des « zones économiques spéciales » plus ouvertes sur l’étranger, commencent à développer leurs relations avec les hommes d’affaires chinois d’outre-mer et, se transformant en zones d’investissements privilégiés, jouissent d’une plus grande autonomie dans la définition de leur politique économique. Le développement plus rapide de ces régions permet à leurs responsables d’avoir une plus grande capacité de marchandage dans leurs règlements avec le Centre. (...) Le système qui est progressivement mis en place est un système mixte censé combiner les avantages d’une économie planifiée avec ceux d’une économie de marché. En fait, il combine surtout les inconvénients des deux et crée de graves déséquilibres. (…) La production céréalière stagne depuis 1985, nettement en dessous de son record de 1984. Cette situation est d’autant plus inquiétante que la politique de limitation des naissances n’est pas aussi efficace que prévu et donc que la tension sur l’approvisionnement de la population s’accroît. (…) L’Etat n’investissant presque plus dans les campagnes (seulement 3% du total des investissements en 1985), les travaux d’infrastructure s’en ressentent. Les paysans, dont les exploitations sont de taille réduite et qui ne possèdent pas la terre, n’ont ni les moyens ni la volonté de prendre la relève de l’Etat. (…) C’est pourquoi un mécontentement existe chez les paysans, qui s’exprime par des occupations de locaux administratifs, des pillages et des émeutes, notamment à cause des distributions d’engrais et de la commercialisation des produits agricoles. Les paysans sont particulièrement mécontents lorsque l’Etat, à court de liquidités et ne voulant pas alimenter encore plus l’inflation, en recourant de nouveau à la planche à billets, paye un tiers de ses achats pour la récolte de 1988 avec des bons du Trésor. (…) Dans les villes, le mécontentement social est encore plus grand que dans les campagnes, et surtout plus dangereux pour le pouvoir. (…) L’inflation n’étant pas compensée par les augmentations de salaires, de nombreux citadins subissent une baisse de leur pouvoir d’achat. N’ayant aucun moyen de faire valoir leurs revendications, ils recourent à la grève perlée et à l’absentéisme pour marquer leur mécontentement. (…) La crise sociale dans les villes est liée à un profond sentiment d’injustice ressenti par les nombreux salariés (ouvriers, employés, intellectuels), dont le pouvoir d’achat déjà faible va s’amenuisant, devant les revenus des travailleurs indépendants et ceux des cadres corrompus. (…) Il est une idée répandue selon laquelle l’origine décisive du mouvement serait due uniquement à la crise économique que connaît la Chine au printemps 89. Certes, le mécontentement populaire a été abondamment nourri par un accroissement des inégalités, une hausse des prix vertigineuse et les injustices qui en découlent, même si on reconnaît généralement que cette crise n’est pas l’effet d’un marasme, mais plutôt d’une surchauffe. Toutefois, le déroulement des événements, d’avril à juin, montre que les exigences des manifestants n’ont pas été de nature exclusivement économique. Cela est vrai des contestataires étudiants, mais aussi de tous les Pékinois qui les ont soutenu. (…) Le limogeage de Hu Yaobang, en janvier 1987, est une défaite importante pour les démocrates. Bon nombre d’intellectuels qui entretenaient avec le secrétaire général du Parti destitué de furtives et tacites connivences ou des relations étroites, sont les premières victimes de l’éviction de Hu. Cette nouvelle situation les pousse à se démarquer du pouvoir. (…) Le 5 avril, l’étudiant Wang Dan, écrit : « L’étoile de l’espoir s’est levée sur l’Europe de l’Est. (…) Nous estimons que la voie suivie par ces trois pays d’Europe occidentale (Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie) est la seule issue à la grave crise qui secoue les pays socialistes. » (…) L’annonce du décès de Hu Yaobang, mort de colère à la suite d’une crise qui le terrassa pendant une réunion du Bureau politique, a donc été le détonateur de l’agitation dans les campus, qui ne demandait sans doute qu’à se développer pour les différentes raisons, politiques, économiques et culturelles, analysées plus haut. Mais une chose est aujourd’hui certaine, c’est le caractère spontané du mouvement. S’il est vrai qu’en Chine, la contestation est toujours nourrie par les crises politiques internes du régime et qu’elle dépend étroitement des occasions que lui offre la division du Pouvoir central, il n’en est pas moins indubitable, cette fois-ci, que l’effervescence des étudiants qui allait entraîner l’insurrection pacifique de toute la population n’a été ni provoquée ni directement inspirée par la fraction de l’appareil d’Etat ou du Parti, pour mieux contrecarrer les desseins de l’autre fraction. (…) Dazibao affiché le 24 avril 1989 sur le campus de l’Ecole normale supérieure de Pékin : « Les privilégiés, réunis en caste, mènent une vie meilleure que celle des dieux. L’ouverture et la réforme ont été pour eux de bonnes occasions de s’enrichir. A leur guise, les princes transgressent la loi, une loi pour eux élastique et moelleuse. Leurs enfants ont beau être des cancres, les universités de Beida et Qinhua leur sont quand même grandes ouvertes ; Pour ceux qui sont en relation avec les étrangers, festins et beuveries, et des centaines de yuans de frais de mission. Les affaires privées se confondent avec les missions publiques, les billets d’avion sont gratuits, les voitures disponibles. (…) Une vie de misère à Zhongnanhai pour toute la famille, des palais et des villas partout en Chine. Devant tant de splendeur et de faste, le peuple regarde et soupire. Les simples mortels ne pourront jamais approcher ces nids de divertissement, même s’ils sont connus de tous. (…) »
De telles dénonciations ne pouvaient pas manquer de trouver un écho on ne peut plus favorable au sein de la population ouvrière, exaspérée, comme les étudiants, de la croissance des inégalités engendrée par la nature corrompue du régime. Le prolétariat, depuis longtemps, s’indigne des privilèges exorbitants dont bénéficient les dirigeants et juge insupportables l’inflation galopante et la misère des salaires des travailleurs, comparés aux traitements et aux avantages qui sont consentis aux hauts fonctionnaires. (…) Tract du 20 avril 1989 de l’Association des ouvriers de la ville de Pékin : « Lettre à tous les Pékinois. Le peuple chinois est aujourd’hui à un point critique et il ne peut plus se résigner. L’omnipotence des dictateurs et des bureaucrates a eu pour effet une baisse brutale du niveau de vie de la population et une augmentation considérable des prix. (…) Nous revendiquons fermement : une augmentation des salaires, le blocage des prix, la publication des revenus et des dépenses des hauts fonctionnaires de l’Etat et de leurs rejetons. La classe ouvrière et la population de Pékin soutiennent la juste lutte des étudiants dans toute la Chine. »
Ayant tiré les leçons des mouvements précédents, les étudiants affirment aussi rapidement la nécessité de créer des organisations indépendantes, en dehors des syndicats officiels, pour que leurs revendications soient prises en compte. Toutes sortes d’associations, de comités ou de groupes vont naître. (…) Ainsi, un premier comité Solidarité est d’abord créé à Beida, dans la nuit du 19 au 20 avril. Quelques jours plus tard, le 22 avril, est fondée la Coordination provisoire des universités de Pékin, rassemblant les délégués de vingt établissements d’enseignement supérieur. Elle donnera naissance à la célèbre Association autonome des étudiants de Pékin, conduite notamment par Wuer Kaixi et Wang Dan, qui jouera un rôle essentiel jusqu’au début du mois de juin, avec le groupe de la grève de la faim, mis en place le 14 mai, et le Commandement général unifié de la place de Tian’anmen, dirigé par Chai Ling et établi le 23 mai. (…)
L’éditorial du 26 avril du Quotidien du peuple est le texte qui noue le drame du Printemps de Pékin 1989. Sa publication met en place les conditions d’un affrontement qui, après quarante jours pendant lesquels les étudiants comme les modérés du pouvoir tenteront vainement d’échapper au piège, prendra l’horrible forme du massacre du 4 juin. En « définissant la nature » du mouvement démocratique comme « désordres » (ou « troubles ») comme « un complot prémédité » par « une petite poignée de gens aux desseins contre-révolutionnaires inavouables », il engage une partie de bras de fer où il ne peut y avoir qu’un vainqueur et un perdant. (…) Après le 27, les soutiens de diverses catégories sociales aux étudiants se font de plus en plus nombreux. (…) Si le 27 avril, les cent mille étudiants qui défilent dans Pékin tiennent encore à conserver au mouvement son caractère « purent » étudiant, ils sont déjà conscients de la nécessité d’obtenir la sympathie de la population. Se rendant aux principaux carrefours armés de mégaphones, ils expliquent aux citadins la nature de leur mouvement. (…)
Les 28 et 29 avril, premiers contacts entre le gouvernement et les étudiants ; chaque camp reste sur ses positions, la négociation est bloquée. Fondation formelle de l’ »Association autonome des étudiants de Pékin », AAEP qui remplace la « Coordination provisoire des universités de Pékin ». (…)
Le 4 mai, le gouvernement ayant repoussé l’ultimatum des étudiants, un imposant cortège de cent mille personnes environ prend possession de la rue pendant plusieurs heures. La population de Pékin exprime incontestablement son soutien aux étudiants. (…)
Le 13 mai, deux puis trois mille étudiants se lancent dans une grève de la faim illimitée et s’installent sur la place Tian’anmen. La presse internationale, présente à Pékin à l’occasion de la visite imminente de Gorbatchev, donne un retentissement extraordinaire à ce nouveau rebondissement de l’agitation étudiante. (…) Dès la proclamation de la grève, les citadins se mobilisent et défilent en grand nombre derrière les banderoles de leurs unités de travail.
Le 14 mai, 35.000 personnes sont présentes sur la place pour apporter leur soutien aux grévistes de la faim. Naissance d’un « Groupe de la grève de la faim » qui cherche à marginaliser l’influence exercée par l’AAEP sur les étudiants. (…) Tentative de dialogue entre Yan Mingfu, secrétaire du Comité central et allié de Zhao, et les étudiants.
Le 17 mai, c’est une véritable révolution. La population entière de Pékin descend dans la rue et manifeste son soutien : « Ne laissons pas mourir nos étudiants ». La ville est quasiment en grève générale. (…) L’édition d’outre-mer du Quotidien du peuple du 17 mai écrit : « Dans la manifestation, nous avons remarqué des cortèges d’ouvriers sidérurgistes, des travailleurs du bâtiment, des postes, de l’électricité, de l’électromécanique et de l’automobile. A 18H3O, d’immenses cortèges d’ouvriers partent encore pour Tian’anmen : « Usine d’automobiles de Pékin », « Usine d’impression et de teinture de Pékin », « Fabrique de grues de Pékin », « fabrique de moteurs à combustion interne de Pékin », « Compagnie sidérurgique de la capitale », les ouvriers crient le nom de leur usine et hurlent leurs mots d’ordre. (…) » La province suit le mouvement. (…)
Le 18 mai, plusieurs hauts responsables se rendent au chevet des grévistes de la faim hospitalisés. Rencontre entre dirigeants et leaders étudiants, c’est toujours l’impasse. La réunion est retransmise en différé le soir à la télévision. Les étudiants ont une attitude ambivalente à l’égard du soutien des ouvriers ; ils sont naturellement satisfaits d’avoir réussi à le gagner, mais ils ne souhaitent pas qu’ils participent à la direction de leur action. (…) Ils craignent que le gouvernement ne saisisse le prétexte de la participation des travailleurs aux manifestations pour lancer la répression. Le Parti, en effet, a toujours bien pris soin d’éviter que les ouvriers puissent constituer des organisations autonomes. Chaque fois qu’ils ont exprimé collectivement des revendications depuis 1948, ils ont subi une terrible répression. Dans les usines, syndicats et comités du Parti veillent à ce que les prolétaires ne créent pas d’organisations, d’autant plus que Deng Xiaoping est obsédé par l’expérience polonaise. Pourtant, le mécontentement est grand dans la classe ouvrière. (….) La création d’associations autonomes par les étudiants va immédiatement inspirer un certain nombre de prolétaires. (…) C’est au 19 mai que Shen Yinhan, l’un de ses leaders, fait remonter la création de l’Association de l’association autonome des ouvriers qui revendique 5.500 membres dans les 2.000 usines de la capitale. (…) Les communications entre les différentes catégories sociales ont été difficiles ; les organisations ouvrières, par exemple, sont exilées au nord-ouest de la place (…).
Le 19 mai, constitution d’une « Association autonome des ouvriers de Pékin » qui tente de déclencher une grève. (…) L’association autonome des ouvriers ne se contente pas de lancer des appels, elle commence très sérieusement à s’organiser, non seulement pour jouer un rôle dans le mouvement ouvrier en cours, mais également pour créer un véritable syndicat indépendant du type de Solidarnosc et bouleverser ainsi de façon radicale le rapport instauré depuis quarante ans entre le régime et la classe ouvrière.
Dans la nuit du 19 au 20 mai, la loi martiale est proclamée dans les huit districts urbains de la capitale (…)
Le 20 mai, une foule de Pékinois descend dans la rue et bloque les camions de l’armée à la périphérie de la ville. (…) Le peuple non armé contrôle la ville.
Le 22 mai, la situation n’évolue toujours pas. Les scènes de fraternisation se multiplient entre les soldats et les manifestants. (…) Le pouvoir semble vacant. La télévision ne diffuse plus la proclamation de la loi martiale et Li Peng a disparu des écrans.
Le 23 mai, nouvelle manifestation de plusieurs centaines de milliers de personnes dans le centre de Pékin. A Canton, elles sont 600.000. Naissance du « commandement général unifié » de Tien’anmen. (…) Dans la soirée, les pékinois descendent en masse dans la rue, comme les jours précédents. Les soldats, massés aux portes de la ville, se replient progressivement à quelque distance.
Le 26 mai, l’exclusion de Zhao Ziyang de son poste de secrétaire général est confirmée. (…)
Le 30 mai, arrestation de trois ouvriers de l’Association autonome des ouvriers de la capitale. Un millier de manifestants se massent durant le siège de la Sécurité publique et exigent leur libération. (…)
Dans la nuit du 2 au 3 juin, plusieurs milliers de soldats en uniforme (…) à pied et sans armes apparentes, convergent vers le centre-ville, en provenance à la fois de l’ouest et de l’est. Les Pékinois descendent une fois de plus en masse dans les rues, sectionnent les colonnes militaires et isolent les soldats. L’armée fait demi-tour et la foule reste maîtresse de la ville.
Nuit du 3 au 4 juin : intervention brutale de la troupe qui ouvre le feu sur la foule désarmée, en plusieurs points de l’avenue Chang’an qui mène à Tian’anmen. A 2 heures 20, le 27ème corps d’armée avance sur Tian’anmen. (…) les chars écrasent les derniers occupants et les soldats brûlent les cadavres. Il y aura des milliers de morts et de blessés, sur la place Tian’anmen et aux alentours. (…) Les ouvriers de l’ »Association autonome des ouvriers » qui étaient tout au bout de la place se sont battus avec acharnement jusqu’au dernier, et ils sont tous morts. (….) Un groupe d’ouvriers et de citadins, le groupe des « Brave-la-mort » s’est précipité pour se battre avec tout ce qui pouvait leur servir d’armes. (…)
Le 5 juin, un homme s’interpose, seul, contre une colonne de chars. L’image fera le tour du monde.
Du 5 au 9 juin, des centaines de milliers de personnes se rassemblent et manifestent dans plusieurs ville de province (Shangaï, Canton, X’ian, Wuhan, etc.) pour protester contre le massacre du 4 juin à Pékin.
Le 9 juin, Réapparition de Deng Xiaoping qui s’entretient avec les comandants du quartier général de la loi martiale. Il confirme qu’il est bien l’instigateur de la répression. (…)
Du 15 au 21 juin, la répression est terrible. Arrestations et condamnations se suivent à un rythme effréné.
D’après « Bureaucratie, bagnes et business » de Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve :
« Charles Reeve : Lors des premières manifestations, en avril 1989, les étudiants avaient reçu le soutien chaleureux du peuple de Pékin. Que s’est-il passé quand les plus combatifs ont décidé de se lancer dans une grève de la faim et d’occuper la place T’ien-an-men ?
Li : L’occupation de la place a créé une première division parmi les étudiants. Ceux qui étaient plus proches des réformistes du parti se sont éloignés. En revanche, ceux qui étaient en désaccord avec le régime se sont rapprochés du mouvement. Vu le mécontentement qui régnait dans la société et, tout particulièrement, dans les grandes villes, il était inévitable que de larges secteurs de la population urbaine se mobilisent pour soutenir la contestation étudiante. On y trouvait des ouvriers, des chômeurs, des marginaux. Il y avait aussi les enfants de la modernisation et des réformes : les petits commerçants et les affairistes, les trafiquants en tout genre, les travailleurs précaires, ceux que l’on appelle le prolétariat flottant, et les laissés-pour-compte. (…)
Ma : La création des Unions autonomes (ouvrières) était quelque chose de nouveau. Nous allions au-delà des étudiants qui restaient dans le camp du gouvernement. Des travailleurs s’organisaient en dehors des syndicats officiels et proposaient aux autres de faire pareil. Le pouvoir communiste ne pouvait pas l’accepter, depuis des années qu’il craignait une situation à la polonaise.
Wei : Les premiers jours, nous étions à peine 150 activistes. Début juin, l’Union comptait déjà 20.000 membres. C’était une structure souple, les liens entre nous étaient peu formels.
Ma : les activistes venaient du secteur précaire. Mais il y avait aussi des ouvriers du secteur public. Il y avait même quelques petits cadres des syndicats officiels, qui ont participé à la rédaction des textes et aux émissions de radio. (…)
Wei : L’armée a aussi établi des barrages autour des grandes unités industrielles, comme la Grande Acierie de Pékin, où travaillent et vivent quelque 200.000 personnes. Les chefs communistes n’étaient plus sûrs de compter sur l’appui passif de la classe ouvrière.
Charles Reeve : Les activistes des Unions ouvrières sont restés réellement isolés. Leur mouvement n’a jamais pris racine à l’intérieur des entreprises. C’est la grande différence avec la situation polonaise, où une organisation de masse est spontanément née sur les lieux de travail et s’est rapidement développée grâce à la grève générale.
Ma : Je pense que nous pouvons maintenant parler de nos rapports difficiles avec les dirigeants étudiants. (…) Ils avaient toujours proclamé que la place devait rester réservée aux étudiants, de façon à « garder pur le mouvement démocratique ». L’expression en dit long sur ce qu’ils pensaient de nous…
Wei : Deux ou trois jours auparavant, je crois que c’était le 28 mai, un groupe de militants des Unions ouvrières s’était déplacé dans une banlieue de Pékin, à Dai-hsing, pour libérer quelques étudiants qui avaient été arrêtés par la police. Je me souviens aussi que, le même jour, nous, les membres des Unions ouvrières, nous avions proposé la grève générale. Mais les dirigeants étudiants n’acceptaient pas l’idée. Ils nous ont dit : « C’est notre mouvement. Vous devez nous obéir. »
Ma : La différence entre nous et les étudiants était que nous parlions de choses concrètes : les problèmes d’alimentation, de conditions de vie, la situation à la campagne. Un jour, un chef étudiant m’a demandé si j’étais partisan d’un plus haut degré de démocratie. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par là. Il s’est lancé dans un long discours idéologique. Je l’ai arrêté : « plus tu parles, plus ta réponse devient confuse. » Pour nous, il y avait un lien direct entre notre expérience et la critique du régime. Dans l’usine, le directeur est un dictateur. Et l’Etat est à l’image de l’usine. (…).
Charles Reeve : Le régime s’est mis à craindre le pire. Les affrontements éclataient entre le peuple et l’armée dans les quartiers autour de T’ien-an-men. Des unités de l’armée entraient elles-mêmes en rébellion ou refusaient de marcher sur les manifestants. A Shangaï et Canton, on signalait des manifestations. A Shangaï même, la presse avait rapporté un fait insolite : la direction du parti avait été reçue par la direction des syndicats afin d’étudier la situation dans les usines et prendre connaissance des revendications des ouvriers. L’état de siège est décrété à Pékin et la répression va tout d’abord prendre pour cibles les travailleurs et le peuple qui manifestent. (…)
Wei : C’était une course contre la montre : après la proclamation de la loi martiale et de l’état de siège, le mouvement étudiant perdait des forces alors que la révolte populaire s’étendait. (…)
Charles Reeve : Tchai Ling, la meneuse : « Beaucoup de camarades, ouvriers et citadins, sont venus à notre quartier général, nous dire qu’au point où nous en étions arrivés, il fallait prendre les armes. Nous leur avons dit : « nos sommes pour des revendications pacifiques et le principe suprême du pacifisme, c’est le sacrifice. » (citation de « Tchai Ling, « Je suis toujours vivante »)
4-18-2 1996-97 : une campagne de répression du pouvoir
face à la crainte de la classe ouvrière
Le discours du président chinois Jiang Zemin du 18 décembre pour le vingtième anniversaire du début des réformes - la réintroduction de l’économie de marché- aura fait l’effet d’une douche froide : coup de frein aux privatisations, retour à l’intervention économique de l’Etat et au développement d’un secteur de grands travaux financés par les fonds publics, serrage de vis politique avec la réaffirmation de la primauté du parti communiste et de son caractère hégémonique, interdiction de tout autre parti, et surtout interdiction de toute tentative d’organisation indépendante du pouvoir des travailleurs et des chômeurs sur le plan syndical et politique. Le journal « les échos » du 15 décembre relève que « le premier ministre Jiang Zemin ne cache pas que l’année qui vient s’annonce très délicate sur le plan économique et social » et le 18 décembre, il rapporte que, devant 6000 cadres, le président « a reconnu que les mouvement sociaux étaient dangereux : « le parti éloigne la perspective d’une privatisation tous azimuts risquant de faire basculer le régime ». Ce discours a été diffusé ensuite à tous les cadres du pays. Les déclarations du président n’ont pas seulement pour but de rassurer les cadres du parti. Elles laissent entendre que les réformes qui devaient supprimer massivement des emplois sont retardées ou supprimées tout en appuyant ce recul du pouvoir d’une recrudescence de la répression avec de nombreuses arrestations, avec des procès et des sentences dures rendues publiques pour impressionner la population. C’est même cette répression qui a contribué à attirer l’attention des médias occidentaux sur les difficultés que semblait rencontrer le pouvoir sur le terrain social. Toute la presse a relevé dans la déclaration de Jiang Zemin les passages sur l’agitation sociale qui se développe en ce moment : « nous tuerons dans l’oeuf toutes les tentatives de déstabilisation sociale » et « toute activité de soutien aux luttes est une incitation à la subversion contre le pouvoir d’Etat et met en danger l’ordre social ». « L’Humanité » du 19 décembre rapporte que : « des manifestations de chômeurs et de laissés pour compte du développement éclatent en divers points du pays. » C’est également ce que relève « Ouest France » du 19 décembre : « ce brusque changement de cap s’explique par la tension sociale qui monte et que le parti redoute de plus en plus de ne pouvoir maîtriser. (..) Les manifestations ouvrières se multiplient dans le centre et le sud ouest. » Et, comme le note « la Tribune » du 21 décembre, cela se déroule dans un climat social agité et même menaçant pour la pouvoir et les classes dirigeantes : « Jiang Zemin s’est voulu menaçant (..) alors qu’une vague de répression sévit en Chine depuis trois semaines. ( ..) Les nuages se sont accumulés dans le ciel de Pékin. Confrontés à des manifestations quotidiennes dans les villes du pays et au ralentissement des principaux indicateurs économiques, ses dirigeants cherchent à tout prix à éviter un embrasement social du pays. » Le « Figaro » du 22 décembre montre que ce mouvement à touché tout le pays et que « le Bureau Politique du parti a envoyé une circulaire à tous les gouverneurs leur enjoignant de signaler tous les « facteurs « d’instabilité ». Pékin exige un rapport détaillé sur les manifestations ouvrières et les organisations « souterraines » » Et ce journal relève que, bien que « toute velléité de participation ou d’expression spontanée de la population » soit immédiatement écrasée, « les manifestations se multiplient. » On comprend ainsi que, pour le pouvoir il faut traduire facteur d’instabilité et organisations souterraines par tentatives de luttes et d’organisation de la classe ouvrière ! Le journal « Le Monde » du 22 décembre qui relève cette volonté répressive du pouvoir écrit : « toute tentative de mettre sur pied des organisations syndicales indépendantes et des organisations politiques se heurte à un mur. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les informations sur ces luttes et sur ces tentatives d’organisation du mouvement ouvrier chinois n’avaient pas jusque là tellement filtré, soient qu’elles étaient encore très embryonnaires soit que le pouvoir était parvenu à les cacher et à les « étouffer dans l’oeuf ». Il faut dire qu’il réprime très durement quiconque cherche à informer l’étranger sur les mouvements sociaux : des dizaines d’années de prison et la presse chinoise ne peut bien entendu pas en dire un traître mot. Et on peut véritablement parler de campagne puisqu’il s’agit d’une action à but propagandiste diffusée dans toute la population pour montrer que le pouvoir est toujours déterminé et répressif.
La campagne de répression a commencé début décembre et c’est une campagne du parti et de l’Etat qui s’adresse à toute la population puisque, cette fois, des arrestations et des procès sont rendus publics. Selon une vieille méthode, l’Etat chinois a accusé les intellectuels de vouloir renverser le parti communiste pour en réalité s’attaquer aux travailleurs. Le 17 décembre, ce sont les procès de trois dissidents politiques fondateurs d’un parti d’opposition qui a été mis en avant par les médias chinois ainsi que leur condamnation exemplaire à 11, 12 et 13 ans de prison pour « tentative de subversion ». Le procès des dissidents a servi de prétexte à une nouvelle attaque anti-ouvrière. A la veille du procès, selon Ouest France et l’Humanité, ont eu lieu des arrestations importantes de militants défendant les droits des travailleurs, notamment dans l’est du pays, à Hangzhou. Puis cela a été l’expulsion vers les USA de celui que les syndicats CISL appellent « le vétéran ouvrier », Liu Nianchun, connu dans toute la Chine pour être l’ouvrier d’usine qui faisait signer une pétition en faveur de syndicats libre en 95 et condamné pour cela à trois ans de prison, torturé puis envoyé dans le bagne de Laogaï, le goulag chinois. Le même rapport de la confédération CISL cite 24 autres dirigeants syndicalistes ouvriers qui sont actuellement emprisonnés et torturés. Un autre militant syndical Zhang Shanghuang vient d’être jugé dimanche 27 décembre pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » et condamné, après deux heures de procès, à dix ans de prison. Il avait été emprisonné le 21 juillet pour avoir tenté de mettre sur pied une organisation de défense des droits des chômeurs et pour avoir informé une radio américains sur les manifestations des ouvriers et des paysans.
S’il est bien difficile d’ici de savoir où en est le combat de la classe ouvrière, il est facile de comprendre que le pouvoir ait des raisons de la craindre. Dès sa naissance, l’Etat chinois a été une dictature contre les travailleurs, privés de tout droit et l’expression maoïste de « dictature du prolétariat » n’a jamais été qu’un masque au nationalisme de la petite bourgeoisie radicale portée au pouvoir par l’insurrection paysanne. L’époque maoïste était loin d’être un paradis socialiste pour les travailleurs des villes comme des campagnes (ils ont été les principales victimes du prétendu « grand bond en avant » et de la « révolution culturelle » qui ont fait des millions de morts), et celle du retour au marché mondial organisé par le même Etat n’est pas fait pour améliorer leurs conditions d’existence ni leurs droits. La Chine qui semblait avoir été épargnée par la crise asiatique est en fait menacée par les mêmes symptômes et notamment son secteur bancaire est en faillite du fait de la spéculation immobilière. Le bond en avant économique de la Chine pour l’exploitation de sa main d’oeuvre et pour l’exportation de ses produits n’a pas représenté un bond en avant équivalent pour la consommation. Et maintenant que les premiers stagnent, celle-ci commence à dégringoler de manière catastrophique. Et les raisons de la colère sont multiples : il y a aussi les conditions de travail et de salaire effroyable - le succès économique de la Chine est fondé exclusivement sur ce bas niveau de vie des travailleurs chinois qui font des journées de travail moyennes de plus de dix heures et n’ont aucun droit de grève ni d’organisation - mais aussi les licenciements massifs ou encore les licenciements déguisés (9 millions de travailleurs sont dits « déplacés », 11 millions attendent leur salaire et 2,3 millions de retraités ne touchent plus leur pension). La montée du mécontentement ouvrier s’est accentuée en 1997 avec 26.000 mouvements d’agitation ouvrière, en augmentation de 59% par rapport à 1996, selon Le monde diplomatique de novembre 97. La province du Sichuan avait même connu plusieurs explosions ouvrières dont un début d’insurrection à Nanchong, menée par les 20.000 ouvriers du textile menacés de licenciement qui ont envahi la ville et une autre à Mianyang toujours à cause de la mise en faillite d’une entreprise. On comprend ce qui se passe en ce moment alors qu’il ne s’agit plus de 20.000 mais de plusieurs dizaines de millions d’ouvriers et d’employés des entreprises d’Etat qui sont menacés de perdre leur emploi ! Ce n’est plus seulement les bastions ouvriers du nord-est qui sont touchés comme en 1996-97 mais tout le pays. Dans un contexte où le mécontentement des campagnes est lui aussi explosif, ce n’est pas d’une simple grève que la classe ouvrière menace, c’est bien d’une explosion sociale dans un pays où les ouvriers d’industrie sont à eux seuls plus de cent millions !
4-18-3 Quelles perspectives en Chine ?
« La capacité d’auto-organisation qui se manifeste dans les grèves, dans la formation de ces comités provisoires, souvent fragiles, est le fait marquant de ces dernières années. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais désormais cela se produit régulièrement ; c’est une tendance de fond. Il ne fait aucun doute que la situation est explosive. La Chine, c’est une bombe ! »
Mister Hsia, cité par Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve dans « Bureaucratie et, bagnes et business »
Aujourd’hui, la Chine est appelée « l’atelier du monde », sa croissance est l’une des plus fortes au monde, son activité économique semble la placer comme candidate à devenir un pays riche et puissant à l’avenir. Cependant, le régime politique est toujours le même : le parti unique dit « communiste » est toujours en place, le pouvoir militaire aussi, le syndicat unique courroie de transmission de ce pouvoir toujours aussi unique. La liberté de la presse, la liberté syndicale, le multipartisme ne sont toujours pas présents. Bien d’autres aspirations démocratiques sont toujours aussi potentiellement explosives. La classe ouvrière est nombreuse, mène des luttes, prend une place importante des combats pour la liberté. La révolution a plané sur ce pays comme une menace en de nombreuses occasions, se faisant craindre des classes dirigeantes, bourgeoise, militaire et bureaucratique.
Le discours du président chinois Jiang Zemin du 18 décembre pour le vingtième anniversaire du début des réformes - la réintroduction de l’économie de marché- aura fait l’effet d’une douche froide : coup de frein aux privatisations, retour à l’intervention économique de l’Etat et au développement d’un secteur de grands travaux financés par les fonds publics, serrage de vis politique avec la réaffirmation de la primauté du parti communiste et de son caractère hégémonique, interdiction de tout autre parti, et surtout interdiction de toute tentative d’organisation indépendante du pouvoir des travailleurs et des chômeurs sur le plan syndical et politique. Le journal « les échos » du 15 décembre relève que « le premier ministre Jiang Zemin ne cache pas que l’année qui vient s’annonce très délicate sur le plan économique et social » et le 18 décembre, il rapporte que, devant 6000 cadres, le président « a reconnu que les mouvement sociaux étaient dangereux : « le parti éloigne la perspective d’une privatisation tous azimuts risquant de faire basculer le régime ». Ce discours a été diffusé ensuite à tous les cadres du pays. Les déclarations du président n’ont pas seulement pour but de rassurer les cadres du parti. Elles laissent entendre que les réformes qui devaient supprimer massivement des emplois sont retardées ou supprimées tout en appuyant ce recul du pouvoir d’une recrudescence de la répression avec de nombreuses arrestations, avec des procès et des sentences dures rendues publiques pour impressionner la population. C’est même cette répression qui a contribué à attirer l’attention des médias occidentaux sur les difficultés que semblait rencontrer le pouvoir sur le terrain social. Toute la presse a relevé dans la déclaration de Jiang Zemin les passages sur l’agitation sociale qui se développe en ce moment : « nous tuerons dans l’oeuf toutes les tentatives de déstabilisation sociale » et « toute activité de soutien aux luttes est une incitation à la subversion contre le pouvoir d’Etat et met en danger l’ordre social ». « L’Humanité » du 19 décembre rapporte que : « des manifestations de chômeurs et de laissés pour compte du développement éclatent en divers points du pays. » C’est également ce que relève « Ouest France » du 19 décembre : « ce brusque changement de cap s’explique par la tensionr sociale qui monte et que le parti redoute de plus en plus de ne pouvoir maîtriser. (..) les manifestations ouvrières se multiplient dans le centre et le sud ouest. » Et, comme le note « la Tribune » du 21 décembre, cela se déroule dans un climat social agité et même menaçant pour la pouvoir et les classes dirigeantes : « Jiang Zemin s’est voulu menaçant (....) alors qu’une vague de répression sévit en Chine depuis trois semaines. ( ..) Les nuages se sont accumulés dans le ciel de Pékin. Confrontés à des manifestations quotidiennes dans les villes du pays et au ralentissement des principaux indicateurs économiques, ses dirigeants cherchent à tout prix à éviter un embrasement social du pays. » Le « Figaro » du 22 décembre montre que ce mouvement à touché tout le pays et que « le Bureau Politique du parti a envoyé une circulaire à tous les gouverneurs leur enjoignant de signaler tous les « facteurs « d’instabilité ». Pékin exige un rapport détaillé sur les manifestations ouvrières et les organisations « souterraines » » Et ce journal relève que, bien que « toute velléité de participation ou d’expression spontanée de la population » soit immédiatement écrasée , « les manifestations se multiplient. » On comprend ainsi que, pour le pouvoir il faut traduire facteur d’instabilité et organisations souterraines par tentatives de luttes et d’organisation de la classe ouvrière ! Le journal « Le Monde » du 22 décembre qui relève cette volonté répressive du pouvoir écrit : « toute tentative de mettre sur pied des organisations syndicales indépendantes et des organisations politiques se heurte à un mur. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les informations sur ces luttes et sur ces tentatives d’organisation du mouvement ouvrier chinois n’avaient pas jusque là tellement filtré, soient qu’elles étaient encore très embryonnaires soit que le pouvoir était parvenu à les cacher et à les « étouffer dans l’oeuf ». Il faut dire qu’il réprime très durement quiconque cherche à informer l’étranger sur les mouvements sociaux : des dizaines d’années de prison et la presse chinoise ne peut bien entendu pas en dire un traître mot. Et on peut véritablement parler de campagne puisqu’il s’agit d’une action à but propagandiste diffusée dans toute la population pour montrer que le pouvoir est toujours déterminé et répressif.
La campagne de répression a commencé début décembre et c’est une campagne du parti et de l’Etat qui s’adresse à toute la population puisque, cette fois, des arrestations et des procès sont rendus publics. Selon une vieille méthode, l’Etat chinois a accusé les intellectuels de vouloir renverser le parti communiste pour en réalité s’attaquer aux travailleurs. Le 17 décembre, ce sont les procès de trois dissidents politiques fondateurs d’un parti d’opposition qui a été mis en avant par les médias chinois ainsi que leur condamnation exemplaire à 11, 12 et 13 ans de prison pour « tentative de subversion ». Le procès des dissidents a servi de prétexte à une nouvelle attaque anti-ouvrière. A la veille du procès, selon Ouest France et l’Humanité, ont eu lieu des arrestations importantes de militants défendant les droits des travailleurs, notamment dans l’est du pays, à Hangzhou. Puis cela a été l’expulsion vers les USA de celui que les syndicats CISL appellent « le vétéran ouvrier », Liu Nianchun, connu dans toute la Chine pour être l’ouvrier d’usine qui faisait signer une pétition en faveur de syndicats libre en 95 et condamné pour cela à trois ans de prison, torturé puis envoyé dans le bagne de Laogaï, le goulag chinois. Le même rapport de la confédération CISL cite 24 autres dirigeants syndicalistes ouvriers qui sont actuellement emprisonnés et torturés. Un autre militant syndical Zhang Shanghuang vient d’être jugé dimanche 27 décembre pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » et condamné, après deux heures de procès, à dix ans de prison. Il avait été emprisonné le 21 juillet pour avoir tenté de mettre sur pied une organisation de défense des droits des chômeurs et pour avoir informé une radio américains sur les manifestations des ouvriers et des paysans.
S’il est bien difficile d’ici de savoir où en est le combat de la classe ouvrière, il est facile de comprendre que le pouvoir ait des raisons de la craindre. Dès sa naissance, l’Etat chinois a été une dictature contre les travailleurs, privés de tout droit et l’expression maoïste de « dictature du prolétariat » n’a jamais été qu’un masque au nationalisme de la petite bourgeoisie radicale portée au pouvoir par l’insurrection paysanne. L’époque maoïste était loin d’être un paradis socialiste pour les travailleurs des villes comme des campagnes (ils ont été les principales victimes du prétendu « grand bond en avant » et de la « révolution culturelle » qui ont fait des millions de morts), et celle du retour au marché mondial organisé par le même Etat n’est pas fait pour améliorer leurs conditions d’existence ni leurs droits. La Chine qui semblait avoir été épargnée par la crise asiatique est en fait menacée par les mêmes symptômes et notamment son secteur bancaire est en faillite du fait de la spéculation immobilière. Le bond en avant économique de la Chine pour l’exploitation de sa main d’oeuvre et pour l’exportation de ses produits n’a pas représenté un bond en avant équivalent pour la consommation. Et maintenant que les premiers stagnent, celle-ci commence à dégringoler de manière catastrophique. Et les raisons de la colère sont multiples : il y a aussi les conditions de travail et de salaire effroyable - le succès économique de la Chine est fondé exclusivement sur ce bas niveau de vie des travailleurs chinois qui font des journées de travail moyennes de plus de dix heures et n’ont aucun droit de grève ni d’organisation - mais aussi les licenciements massifs ou encore les licenciements déguisés (9 millions de travailleurs sont dits « déplacés », 11 millions attendent leur salaire et 2,3 millions de retraités ne touchent plus leur pension). La montée du mécontentement ouvrier s’est accentuée en 1997 avec 26 000 mouvements d’agitation ouvrière, en augmentation de 59% par rapport à 1996, selon le monde diplomatique de novembre 97. La province du Sichuan avait même connu plusieurs explosions ouvrières dont un début d’insurrection à Nanchong, menée par les 20 000 ouvriers du textile menacés de licenciement qui ont envahi la ville et une autre à Mianyang toujours à cause de la mise en faillite d’une entreprise. On comprend ce qui se passe en ce moment alors qu’il ne s’agit plus de 20 000 mais de plusieurs dizaines de millions d’ouvriers et d’employés des entreprises d’Etat qui sont menacés de perdre leur emploi ! Ce n’est plus seulement les bastions ouvriers du nord-est qui sont touchés comme en 1996-97 mais tout le pays. Dans un contexte où le mécontentement des campagnes est lui aussi explosif, ce n’est pas d’une simple grève que la classe ouvrière menace, c’est bien d’une explosion sociale dans un pays où les ouvriers d’industrie sont à eux seuls plus de cent millions !
4-18-4 Qui attise le feu des nationalismes en mer de Chine ?
19 avril 2005
Une grande campagne nationaliste anti-japonaise secoue la Chine depuis plus de deux semaines, marquée par des mobilisations massives les week-ends, des mouvements d’étudiants et de jeunes et d’attaques violentes contre des bâtiments, des intérêts ou des citoyens japonais. Le motif de départ invoqué est la dénonciation d’un ouvrage scolaire d’histoire du Japon, récemment paru, qui continue à délivrer le mensonge officiel minimisant les crimes du Japon contre les Chinois durant la guerre. Il n’est pas étonnant que la population chinoise soit indignée que, des décennies après, l’Etat japonais soit incapable de reconnaître sa responsabilité dans les crimes du fascisme et de la guerre, notamment ceux contre le peuple chinois. Il n’est cependant que trop évident que cette révolte n’est pas vraiment spontanée, qu’elle est sinon totalement téléguidée, du moins instrumentalisée par le pouvoir.
L’information a été diffusée à grande échelle, les média chinois ont fait monter la pression dans l’opinion et on sait combien ils sont tenus fermement en main. Alors que le pouvoir a une certaine efficacité pour empêcher la circulation des courriers électroniques politiques quand ils ne lui conviennent pas, il a autorisé et même encouragé les envois par internet de réactions et d’appels à protester et à manifester. Quant aux premières violences de rue, les forces de répression sont loin de s’y être fermement opposées. Même le week-end dernier où la manifestation était officiellement interdite, les manifestants n’ont pas vraiment été empêchés de prendre pour cible à coups de pierre et de bouteilles le consulat du Japon à Shangaï. On ne peut pas dire que la population aient été habituée à tant de mansuétude.
Si la question de départ est la reconnaissance des violences perpétrées par le Japon contre des citoyens chinois pendant la guerre entre 1937 et 1945, d’autres litiges bien plus actuels opposent les bourgeoisies de ces deux pays. Comme la contestation de la délimitation d’eaux territoriales entre Chine et Japon en mer de Chine orientale où se situent d’importantes réserves d’hydrocarbures. L’une des limites du développement industriel de la Chine est aujourd’hui le manque de matières premières et particulièrement l’insuffisance des sources énergétiques. C’est avant des négociations au sommet Chine/Japon programmées sur ce thème que cette mobilisation a pris naissance. Elle dérange d’autant plus le Japon que ce pays a maintenant de nombreux intérêts économiques en Chine. Il est même l’un des pays, avec les USA, qui a le plus investi dans ce pays. Les intérêts commerciaux croisés, sont de plus en plus nombreux. Le débouché chinois devrait aider le Japon à sortir de sa crise. Quant à la Chine, le pays le plus dynamique du monde capitaliste en termes d’investissements, de développement industriel et d’accumulation de plus-value issue de la production, elle envisage l’avenir en termes d’accroissement de son emprise sur la région. Savoir qui des deux pays imposera sa prédominance sur cette partie du monde, est un enjeu à la fois économique et politique.
Le grand marchandage auquel procèdent ainsi les Etats chinois et japonais se fait en grande partie de façon ouverte. La Chine s’oppose à l’admission du Japon au conseil permanent des Nations Unies pendant que le Japon fait pression pour que la Chine ne reçoive pas les armements modernes que l’Europe rêve de lui vendre. Pour autant, cela n’exclut pas qu’ils finissent par parvenir à un compromis. A court et à moyen terme, les deux bourgeoisies, même concurrentes, ont sans doute plus d’intérêts communs qu’opposés. Mais dans le long terme la poussée de fièvre nationaliste qu’elles favorisent pour l’occasion, peut avoir des conséquences graves pour les deux peuples.
En Chine, où la montée des inégalités commence à entraîner des réactions sociales, le nationalisme pourrait servir à dévoyer les luttes ouvrières et à masquer aux travailleurs les vraies causes de leur misère et de leur oppression. L’union nationale face au danger nippon, pourrait assurer une certaine paix sociale au pouvoir. C’est une fausse piste sur laquelle égarer les opposants politiques, les étudiants et la jeunesse qui se heurtent toujours, développement capitaliste ou pas, à la dictature politique du parti unique prétendument « communiste ».
Au Japon où les couches populaires sont également frappées par la crise depuis des années, il est porteur de mobilisations d’extrême droite, une menace mortelle contre la classe ouvrière.
Les travailleurs, comme les deux peuples, ne pourraient qu’y perdre à se laisser prendre à cette surenchère nationaliste.
DOCUMENTS :
« La Chine à l’heure des bouleversements Une marée humaine a envahi le centre de Pékin »
de Deron Francis
« Une véritable marée humaine a occupé le centre de Pékin, mercredi 17 mai, paralysant la ville et bouleversant le programme de la visite de M. Mikhail Gorbatchev ; cette visite doit en principe s’achever jeudi à Shangai. Pour la première fois, des banderoles réclamant la retraite de M. Deng Xiaoping ont fait leur apparition dans la foule, à laquelle de nombreux ouvriers s’étaient joints. Entre-temps, le numéro un soviétique, qui n’a pu visiter la Cité interdite, et dont la conférence de presse de fin de journée était compromise, a proposé la démilitarisation de la frontière commune et annoncé une réduction substantielle de la présence militaire soviétique en Asie.
" Est-ce une révolte ? " " Non, sire, une révolution. " On ne pouvait pas ne pas penser à cette célèbre réplique, mercredi 17 mai 1989, en contemplant la ville de Pékin investie par sa population tout entière aux cris de " Vive la démocratie ! ". Sur le monument aux héros du peuple, place Tiananmen, une banderole rouge faisant face au Palais du peuple résumait la situation en huit caractères chinois d’une effronterie encore jamais vue en plus d’un mois d’agitation : " Xiaoping, démission, laisse le peuple prendre la présidence. " Autrement dit : que M. Deng se retire de la présidence de la commission militaire, l’exercice du pouvoir n’est plus de son âge. Une exigence traduite en images par des manifestants qui brandissaient à la fois des branches de bambou (le nom du premier ministre japonais démissionnaire, M. Takeshita, en caractères chinois) et des bouquets de plumes de poulet, symbole d’urgence dans une supplique à l’empereur en Chine impériale.
C’est en effet une révolution. Pacifique, jusqu’à la veille encore circonscrite à une frange de la population, celle des mécontents actifs. Mercredi, c’était une vraie révolution, toujours aussi pacifique, mais généralisée.
Des centaines de milliers de Pékinois ont pris dès le matin le chemin du centre-ville pour y apporter leur soutien aux deux à trois mille étudiants grévistes de la faim qui poursuivent leur jeûne sur la place Tiananmen. En milieu d’après-midi, il était impossible d’estimer l’importance de la manifestation : un million ? deux millions ? La population entière semblait avoir pris possession de la rue. A pied, en voiture, en charrette à cheval, en camion...
Des autobus bardés d’affiches et remplis de manifestants. Des tambours en tête des cortèges, rythmant le pas.
Des jeunes, et des moins jeunes, s’égosillant dans des mégaphones. Toute circulation était devenue impossible, les cortèges occupant toute la largeur de la chaussée. Dès le matin, la composition de la manifestation quotidienne avait changé du tout au tout par rapport aux comités de soutien jusqu’alors remarqués dans les rues de la ville. Cette fois, ce sont les ouvriers qui manifestent.
Des usines entières déferlaient, certaines distantes de plusieurs dizaines de kilomètres du centre. Des banderoles proclament fièrement : " La classe ouvrière est là ! " ou " Voici les grands frères ouvriers ! " Dans la soirée de mardi et dans la matinée de mercredi, déjà, on pouvait voir défiler des cortèges, bannière claquant au vent sous le soleil d’été, annonçant le retour de la société chinoise sur le pavé, aux côtés des étudiants : tel ou tel comité de quartier, des gens se disant " le peuple de la capitale ". Ou, plus significatif peut-être, les représentants de ce secteur semi-capitaliste auquel M. Deng Xiaoping a permis de revoir le jour grâce à ses réformes : les employés d’une firme financière (la CITIC) spécialisée dans les opérations internationales, de firmes industrielles nettement orientées vers l’exportation. Des établissements d’enseignement liés au monde militaire, comme l’Université des communications du Nord, patronnée par le complexe industriel Norinco, le plus grand exportateur d’armements chinois. Il n’est pas jusqu’à certains employés des lignes aériennes civiles, la CAAC, qui n’aient voulu être de la fête. Et les employés de la presse officielle, bien entendu. Une banderole accompagne ceux de la radio nationale : " Station centrale " populaire " de Chine "...
Manifestation monstre pour une crise de régime en voie d’être réglée : M. Zhao Ziyang, le chef en titre du Parti communiste, semble en effet avoir irrévocablement mis M. Deng Xiaoping, avec tous les égards dus à sa stature historique, à la retraite. Recevant M. Mikhail Gorbatchev mardi après qu’il eut rencontré M. Deng, il lui a fait, en direct à la télévision chinoise, une révélation qui traduit la passation effective des pouvoirs : tout le monde, à la tête du régime, lui a-t-il dit, est tombé d’accord, lors du treizième congrès du Parti communiste en 1987, pour dire que, bien que M. Deng ait abandonné ses fonctions dirigeantes non essentielles, hormis celles à la commission militaire, " dans l’intérêt du parti [communiste], nous avons encore besoin de sa sagesse et de son expérience " et qu’il devait encore être consulté pour les " affaires importantes ". Il y a deux sous-entendus derrière cette phrase : d’abord, M. Deng ne sera plus consulté pour les affaires qui ne sont pas jugées de la plus haute importance - M. Zhao s’efforce depuis quelques jours de faire accroire que l’agitation relève de cette catégorie mineure - et, d’autre part, la gaffe monumentale que fut la première réaction de fermeté face aux étudiants de la part du régime est imputable à M. Deng lui-même. Conclusion : M. Zhao prend de facto les pleins pouvoirs.
Les modalités exactes de ce coup d’Etat à la chinoise que M. Zhao a effectué à la tête du régime restent obscures. La situation a probablement basculé lundi vers six heures du matin lorsqu’une chaine de télévision américaine a pu filmer, ce même jour, le secrétaire général du parti communiste examinant à la jumelle, du haut du Palais du peuple, la manifestation en cours sur la place Tiananmen. C’est lui, alors, qui a dû décider que le cortège officiel de Mikhail Gorbatchev ne passerait pas par là. C’est à ce moment, sans doute, qu’il a aussi pris les rênes du pays.
Une immense vague de ras-la-bol
Une fois la rencontre au sommet entre MM. Deng et Gorbatchev conclue, le pouvoir a effectivement changé de mains, une page a été tournée dans l’histoire de la Chine populaire. Le premier signe en est venu dans la nuit de mardi à mercredi quand M. Zhao a fait publier une déclaration indiquant qu’il souhaitait que le dialogue se poursuive (lire, en fait, "s’engage" " par des canaux multiples ". La porte est ainsi entrouverte à un début de reconnaissance de l’organisation non officielle que les étudiants ont mise sur pied et, par voie de conséquence, à toute autre structure qui apparaitrait à l’avenir dans la société civile. M. Zhao va devoir ouvrir le pouvoir communiste.
Il va avoir, certes, du mal à maitriser l’immense vague de ras-le-bol qui a explosé mercredi dans les rues de la capitale et qui menace les grandes villes de province. A Shanghai et à Canton, notamment, les "sit-in " d’étudiants devant le siège des gouvernements provinciaux ont commencé de manière permanente mardi. Dans d’autres grandes villes, on signale déjà des manifestations.
M. Zhao aura d’autant plus de mal qu’il n’est pas, ou pas encore, populaire. Ses propres connexions familiales avec le monde des affaires constituent un handicap. " Pourquoi ne vient-il pas face au peuple, ce Monsieur Zhao ? " demandait cet homme d’une cinquantaine d’années, en costume occidental, cravate et épingle de cravate, employé d’un groupe industriel, lui-même visiblement porté sur les affaires mais à qui l’effervescence avait redonné un sens de l’histoire. " Quand vos Louis XVI et Marie-Antoinette ont chuté, ils ont dû faire face au peuple. Nous en sommes là. " Et d’appliquer le tranchant de la main sur son cou en un geste éloquent avant de se lancer dans une interprétation très française de la Marseillaise : " Pompom pompom... "
L’armée, jusqu’à présent maintenue dans un rôle de maintien de l’ordre qu’elle n’apprécie pas totalement, peut jouer un rôle dans les jours qui viennent, si d’aventure un nouveau partage du pouvoir ne parvenait pas à se mettre en place. Car nouveau partage du pouvoir il doit y avoir lorsqu’un premier ministre, M. Li Peng, est ouvertement ridiculisé par la rue. Les manifestants, mercredi, brandissaient son effigie caricaturée en l’assortissant de commentaires sur les "clowns de l’Histoire ".
Déjà, on commençait à constater dans l’après-midi de mercredi un effritement certain de l’autorité militaire et policière. Des véhicules portant la plaque de l’état-major participent au ballet incessant des ambulances qui traversent la manifestation, sirènes hurlantes, pour faire la navette entre les hôpitaux et le centre de la place Tiananmen où jeûnent les grévistes de la faim. Des policiers canalisent tout cela comme si de rien n’était. La veille, des employés d’un hôtel dans lequel la police nationale a une forte participation financière manifestaient place Tiananmen.
Une ambiance surréaliste
Dans tout cela, la visite de Mikhail Gorbatchev, qui aura été un des détonateurs d’une crise qui mûrissait depuis longtemps, a été passablement bouleversée. Il y avait quelque chose de surréaliste à voir le cortège de dizaines de limousines noires arriver par une porte de l’arrière du Palais du peuple sous une garde militaire et policière considérable, mercredi matin, pour amener le chef du Kremlin à une rencontre qu’il devait y avoir avec plus de cinq cents universitaires chinois choisis par le régime de Pékin, tandis qu’aux pieds de la façade gréco-stalinienne s’amorçait la plus grande manifestation pro-démocratie jamais vue en Chine populaire. M. Gorbatchev avait rencontré la population de Pékin la veille, dans une sortie " à l’improviste " de sa voiture soigneusement mise en scène par les autorités chinoises, loin de la grande foule...
Aux intellectuels sélectionnés pour la rencontre, M. Gorbatchev a vanté les mérites de la réforme dans un long discours dont les médias officiels chinois n’ont commencé qu’en milieu d’après-midi à diffuser les extraits. Il y tire un coup de chapeau aux " accomplissements majeurs " de la Chine, mais souligne que tout le monde est conscient " des difficultés auxquelles vous êtes confrontés ". L’essentiel, conclut-il, est de ne pas croire ceux qui craignent ou espèrent que l’on en revienne au capitalisme, idée " qui est fondée sur la supposition erronée que les stimulants économiques et la démocratie appartiennent exclusivement au capitalisme ". Le petit peuple de Pékin qui déferlait dans les rues mercredi ne lira que jeudi ce discours en forme d’incantation à la gloire d’idéaux qui, de toute évidence, n’ont plus rigoureusement aucun sens pour lui.
19 mai 1989
« La crise en Chine et la fin de la visite de M. Gorbatchev »
de Deron Francis
Les divisions du pouvoir ont éclaté au grand jour Débordées par une contestation qui s’amplifie chaque jour, les autorités ont tenté, sans résultat, d’amorcer le dialogue avec la rue. L’impasse dans la crise chinoise restait totale en milieu de journée, vendredi 19 mai. Le pouvoir parait acculé au dialogue, mais ne pas s’y résoudre. Ses divisions ont éclaté au grand jour avec une apparition-surprise, à 4 h 30 du matin, de M. Zhao Ziyang, secrétaire général du Parti communiste, sur la place Tiananmen. M. Zhao est venu tenir aux étudiants un discours radicalement opposé à celui, d’une fermeté incroyable compte tenu du contexte, du premier ministre, M. Li Peng, la veille au cours d’une première rencontre avec leurs délégués.
La télévision interrompt régulièrement ses programmes pour diffuser des reportages sur la place Tiananmen, en léger différé. C’est sur les petits écrans que les Chinois ont découvert la venue sur la place de M. Zhao, qui y était réclamé depuis longtemps. Il a tenté de dissuader les étudiants de poursuivre leur grève de la faim. M. Li Peng accompagnait sur la place M.Zhao mais la télévision ne le montre presque pas. La scène est étonnante de sincérité, impensable jusqu’à récemment dans un pays où les dirigeants avaient jusqu’à présent un statut intouchable. M. Zhao, venu supplier les étudiants de ne pas poursuivre leur grève de la faim, pleurait, cherchait ses mots, s’efforçait de toucher au coeur. Il a commencé par un terrifiant aveu d’impuissance : " Nous sommes venus trop tard. Pardon... " Il a reconnu que les étudiants étaient animés de sentiments patriotiques. " Vous avez de bonnes intentions, vous voulez que votre pays s’améliore. Les problèmes que vous soulevez seront réglés en leur temps. Mais les choses sont compliquées, il faut procéder par étapes... "
Puis un appel vibrant, presque une supplique : " Vous en êtes à cinq ou six jours de jeûne, vous ne pouvez pas, on ne peut pas laisser cela continuer comme ça, vous ne pouvez pas jeûner un huitième, un neuvième jour, un dixième jour... On ne peut pas, on ne peut pas... "
M. Zhao a conclu en disant aux étudiants " Merci ", et on ne saura pas avant le dénouement de ces événements s’il voulait les remercier de l’avoir écouté - ce qu’ils ont fait sans chahut - ou plus encore pour le soutien qu’il pense vraisemblablement pouvoir recueillir auprès d’eux pour sortir de la crise politique. Car ce que M. Zhao faisait sur la place Tiananmen avait de toute évidence un double but. D’une part, il visait à réparer l’énorme bourde commise la veille par son premier ministre. D’autre part, il laissait entendre à la population qu’il n’avait pas encore les coudées assez franches pour régler le problème politique colossal que l’agitation a posé au pouvoir : l’officialisation dans les textes du départ définitif à la retraite de M. Deng Xiaoping.
La colère de M. Li Peng
M. Li Peng, recevant pendant une heure au Palais du peuple, mercredi en fin de matinée - la nouvelle ne fut annoncée qu’en fin d’après-midi - les délégués des grévistes de la faim, dont deux leaders particulièrement en vue, MM.Wuerkaixi (de nationalité ouigoure) et Wang Dan, les a menacés implicitement (sous la forme d’une " proposition " de nature humanitaire) de faire évacuer tout le monde vers les hopitaux afin de remettre la capitale sur pied. " Nous ne pouvons tolérer l’anarchie " qui, a-t-il dit, règne d’ores et déjà à Pékin. Pis encore, après avoir commencé sur un ton modéré - reconnaissant : " Dans une certaine mesure, vous avez agi comme un stimulant à notre égard ", - M. Li Peng s’est mis en colère, ce qui est rarement accepté ici, a fortiori de la part d’un haut dirigeant devant les caméras de télévision. Sortant brusquement de sa réserve naturelle, il a lancé, presque criant : " Le gouvernement de la République populaire est responsable devant toute la nation. Nous avons le devoir de protéger la vie des étudiants, les usines, les fruits du socialisme, la capitale... "
Soumis à cette alternance de douches froides et chaudes entre le journal télévisé de jeudi soir, montrant, la rencontre avec M. Li Peng, et les " éditions spéciales " du petit écran vendredi matin, montrant l’intervention de M. Zhao, la population a, un temps, hésité. Dans la matinée de vendredi, un calme très relatif semblait en passe de s’instaurer. Puis, dès le début de l’après-midi, les cortèges ont repris en direction du centre-ville. Cette pression populaire semble correspondre exactement à ce dont a besoin M .Zhao : dramatiser encore la situation - encore que la bonne humeur reste pour l’essentiel le caractère dominant de toute l’agitation - pour forcer les choses à bouger.
Pékin vit, d’heure en heure, dans la crainte qu’un des étudiants grévistes de la faim, au septième jour de leur protestation, en vienne à succomber. Les sirènes d’ambulances maintiennent la pression psychologique sur une population pour qui le mot famine évoque encore les changements dynastiques.
La grève non déclarée s’est installée ipso facto dans certaines usines avec la disparition des ouvriers partis manifester dans les rues de la capitale. Des rumeurs d’appels à la grève générale circulent. Ceux qui poursuivent leurs tâches habituelles affichent des marques de soutien aux grévistes : drapeaux, bannières, etc.
L’armée donne des signes de vouloir exprimer sa sympathie aux étudiants. L’hopital de l’armée populaire de libération, le plus moderne de Chine, a exprimé par écrit son soutien aux étudiants en affirmant parler " au nom de toute la troupe, du parti et du peuple ". Les informations provenant de province montrent que le mouvement y est très vif. Quatre cent mille étudiants occupaient la place du Peuple, à Shanghai, dans la soirée de jeudi, après avoir considérablement gêné la visite de M. Mikhail Gorbatchev, qui a regagné Moscou dans la soirée.
A Wuhan, la voie ferrée du symbolique grand pont sur le Yangtsé, par où passent les trains reliant Canton à Pékin, a été bloquée mercredi pendant quelques heures par les étudiants désireux de gagner la capitale. Des incidents se sont produits en plusieurs villes mercredi entre étudiants réclamant le dialogue avec les autorités locales, en tentant de pénétrer dans ses locaux ou au siège des chaines de télévision provinciales, et les forces de l’ordre : à Chongqing, à Kunming, à Chengdu... Les étudiants de province arrivent, selon la presse officielle chinoise, au rythme de cinquante mille par jour à Pékin. Ils sont transportés gratuitement par les cheminots les soutenant. Cette fraternité rappelle à sa manière l’époque de la révolution culturelle, lorsque les gardes rouges avaient obtenu le droit de parcourir tout le pays en train sans payer. Mais aujourd’hui, il n’est plus question du " Grand Timonier " ou de radicalisme " gauchiste ", même si les portraits de Mao ressortent, un peu par dérision envers M. Deng.
Un service d’ordre efficace
Les soutiens officiels pour une ouverture du dialogue commencent à affluer. En visite à Ottawa, le président du Parlement chinois, M. Wan Li, a loué le mouvement. La Fédération nationale des syndicats s’estjointe aux appels adressés à la haute direction pour qu’elle cède face aux étudiants. Au Zhenjiang, près de Shanghai, le gouverneur et le chef du parti pour la province ont promis aux manifestants de télégraphier dans le même sens à Pékin.
La situation sur la place Tiananmen a beau être sous le contrôle d’un service d’ordre étudiant très efficace, désormais assisté d’apprentis policiers - à ce titre, la coopération a pu s’instaurer, - il est clair que les conditions de survie des grévistes sont de plus en plus précaires. La Croix-Rouge nationale a lancé un appel à la raison du fait des risques d’épidémies qui apparaissent. Mais évacuer la place de force ne résoudrait rien, et ferait même probablement exploser le pays tout entier.
C’est le sens de l’intervention de M. Zhao vendredi, même si elle a été faite dans un style compassé - toujours dans la nuit, toujours loin des grandes foules, toujours presque en catimini, avec un service d’ordre gouvernemental empêchant toute promiscuité avec la presse hormis la caméra de télévision nationale - qui passe de plus en plus mal. Il est en fait venu faire comprendre à la population que l’homme qui décide encore du sort du régime, M. Deng Xiaoping, n’a toujours pas pris de décision face à ce soulèvement. Explication probable à ces banderoles, sur des cortèges vendredi : " S’il te plait, Xiaoping, descend de l’estrade ! " Un ton bien plus révérencieux que celui des deux derniers jours.
La population a confusément compris où se trouvait l’obstacle, contrairement peut-être à ce que suggérait vendredi une autre banderole ambiguë : " Incompréhension. " De la part de qui ? Ce n’est en tout cas plus faute de " transparence " si le régime ne parvient pas collectivement à comprendre ce qui se passe. Pour la première fois depuis 1949, la presse chinoise recommence à faire pleinement son travail : informer. Le Quotidien du peuple de jeudi consacrait les neuf dixièmes de sa " une " à l’agitation sociale, photos à l’appui, et avait relégué dans un petit coin, en bas, la conclusion de la visite " historique "de M. Gorbatchev...
Celui de vendredi a tout juste agrandi un peu cet espace minuscule pour le communiqué conjoint sino-soviétique scellant la réconciliation, le reste étant entièrement occupé par l’agitation, et en particulier une retranscription intégrale des propos échangés sur un ton vif entre les délégués étudiants et M. Li Peng la veille. On y découvre pourquoi M. Li s’est fâché : les fortes têtes du mouvement contestataire se comportent face à lui comme des représentants d’une force d’opposition enfin en mesure d’arracher des concessions au pouvoir. Ce n’est plus, en principe, qu’une question de temps.
20 mai 1989
« Les partisans et les adversaires de la répression s’affrontent au sein de la direction chinoise »
Deron Francis
Après trois jours d’attente et de mobilisation populaire aux côtés des étudiants toujours massés sur la place Tiananmen, l’armée n’est toujours pas intervenue à Pékin, où les dirigeants se réunissent sans discontinuer. Selon les informations circulant dans la capitale, il se pourrait que les partisans de la manière forte, en premier lieu le premier ministre Li Peng, soient contraints de céder le pouvoir aux tenants d’un dialogue avec les étudiants.
La " bataille de Pékin " est perdue pour les tenants de la manière forte au sein du pouvoir chinois. La plus grande confusion régnait en milieu de journée, lundi 22 mai, sur les conséquences pour le régime de cette défaite sans précédent devant le pouvoir tranquille et désarmé de la rue. Si l’armée semblait décidée à ramener l’ordre dans la capitale en vertu de la loi martiale décrétée samedi, mais toujours pas appliquée plus de cinquante heures plus tard, le risque d’affrontements commençait à s’estomper. La troupe, répétaient lundi sur tous les tons les médias, n’est pas là pour réprimer les étudiants contestataires qui demeuraient sur la place Tiananmen, à l’issue de trois nuits folles qui se soldent sur un " échec et mat " total pour le premier ministre Li Peng, désavoué par une fraction sans doute majoritaire de la haute direction. Lundi matin, l’armée a procédé à plusieurs lâchers de tracts sur Tiananmen, reproduisant une annonce de l’agence Chine nouvelle précisant que sa tâche était seulement de ramener un ordre social cohérent et non d’attaquer les " étudiants patriotiques ".
L’expression " étudiants patriotiques " signifie bien que les militaires chargés de faire revenir le calme et permettre de nettoyer une place jonchée de détritus, aux allures de camp retranché, ont senti de la manière la plus aiguë l’absolue nécessité de marcher sur la pointe des pieds face à un " pouvoir populaire " chinois qui a fait l’éclatante démonstration de sa puissance.
Les étudiants grévistes de la faim, sentant le dénouement de la crise s’approcher, ont mis un terme à leur mouvement de jeûne. Sauf nouveau coup de théâtre, un début de normalisation était attendu pour la fin de journée dans Pékin épuisée par le soulèvement non violent.
La population tout entière s’est mobilisée à partir de vendredi soir, plus visiblement encore samedi soir, pour empêcher l’entrée des soldats dans sa ville. Par les moyens traditionnels dans ces circonstances : barricades et barrages. Lundi matin, la capitale ressemblait à une véritable cité insurgée. A une nuance près, toutefois : aucun de ces " insurgés " n’était porteur d’une arme.
Les seules armes qu’on ait vu le peuple de Pékin, regroupé, toutes catégories sociales confondues, derrière les étudiants, opposer aux convois de soldats massés à la périphérie de la ville, cadrent bien avec la nature même de ce soulèvement populaire sans précédent : le nombre, énorme - il y avait peut-être plusieurs millions de Pékinois, debout toute la nuit, devant lesquels les camions de transports de troupes se sont comme enlisés ; et le verbe, stimulé par les étudiants contestataires, qui ont réussi en plusieurs occasions à se gagner la sympathie des soldats, avec le concours, d’une solidarité éclatante, irrépressible, du peuple.
" On veut nous les tuer ! "
Les soldats - au total sept corps d’armée qui auront refusé de prendre la capitale dans les conditions que leur imposait le premier ministre vendredi - ne savaient pas exactement, en arrivant à Pékin, armés de fusils automatiques mais, pour nombre d’entre eux, non porteurs de munitions, ce qu’ils y trouveraient. Pendant trois nuits, les Pékinois leur ont barré la route. Avec des autobus placés en travers des avenues, des chicanes faites de collecteurs d’égouts, de barrières de circulations, de tas de graviers, de camions de charbon ou de sacs de ciment, voire, dans un quartier fleuri, des arbres en pots artistement disposés sur toute la largeur de la chaussée.
Il n’y avait pas de triomphe, lundi à l’aube, dans les rues de Pékin. Seulement la force, fatiguée, d’une conscience tranquille exprimée, sans rancoeur pour la troupe, qui a été jetée dans ce guêpier au mépris de tout ce qui fait encore - mais pour combien de temps ? - la légende du régime. " L’armée du peuple aime le peuple, le peuple aime l’armée du peuple. ". Ce slogan, on le voyait partout sur les pancartes dont ces " émeutiers " pacifiques avaient hérissé leurs barrages pour empêcher la progression des convois. " Si on nous tue, l’armée du peuple n’a plus de raison d’être ", ajoutait un manifestant.
Car on a cru à de multiples reprises à une intervention massive de la troupe, depuis l’annonce de la loi martiale, sur ordre de M. Li Peng, à 10 heures samedi. C’est cette croyance qui a soudé les bonnes volontés autour de ce noyau dur d’étudiants grévistes de la faim enracinés depuis une semaine sur la place Tiananmen. " On affamait nos étudiants, et maintenant on veut nous les tuerentendit-on. Le peuple de Pékin n’avait pas besoin de plus pour se soulever à sa manière.
Le pouvoir l’a compris à un moment qui n’est pas encore clairement déterminé, au cours de la nuit de samedi à dimanche. A l’aube, eut lieu le dernier survol d’hélicoptères Gazelle au-dessus de l’avenue Chang’an, entre la banlieue est et la place Tiananmen. Puis, à 8 h 30, dimanche, la radio a interrompu la diffusion régulière des communiqués sur la loi martiale, et, après une minute de crachotements, a diffusé, tout le reste de la journée, de la musique de variétés. La télévision n’a pas montré une seule fois, dimanche, la speakerine qui, samedi, apparaissait régulièrement sur les écrans pour lire les même textes signés de M.Li Peng et des responsables de la municipalité.
Le premier ministre a ainsi " disparu " physiquement des médias, de même que ses collègues ayant participé à l’issue à la réunion de laquelle a été annoncée l’intervention de l’armée.
L’amertume de la troupe
Lundi, les médias commençaient à fonctionner à nouveau, en dépit de la loi martiale, toujours théoriquement en vigueur, de manière plus conforme à la " transparence " que prône M. Zhao Ziyang, le secrétaire général du Parti communiste, dont il n’a nullement été confirmé qu’il ait effectivement démissionné de son poste.
Un journal assurait que - contrairement à ce que disait M. Li Peng vendredi - " l’ordre social restait excellent " à Pékin en dépit de l’absence de forces de sécurité. De fait, on n’a pas vu, depuis le début de cette mini-révolution de trente-huit jours, un seul acte de pillage, ni des méfaits commis par des éléments incontrôlés, ni la moindre hostilité entre les diverses composantes des manifestations, pourtant parfois très variées.
Quel rapport, par exemple, entre ces ouvriers du complexe sidérurgique de la capitale, partiellement en grève, qui barraient dimanche la route menant à la ville, et ces entrepreneurs privés, montant fièrement des motocyclettes importées, qui défilaient en permanence d’est en ouest, jusqu’aux positions occupées par les soldats à la périphérie ? Les premiers applaudissaient à tout rompre lorsque le cortège de motos faisait un nouveau passage en vrombissant, drapeau de la Ligue de la jeunesse communiste en tête.
L’amertume des soldats s’est étalée dans un reportage télévisé où un officier s’étonnait qu’une telle opération ait été lancée sans qu’on ait prévu pour la troupe de quoi se sustenter convenablement et bivouaquer aux portes de la ville, puisque celle-ci leur était interdite par la population. L’officier priait les autorités de régler aussi ce problème - ce qui laisse, d’une part, entrevoir une assez incompréhensible légéreté dans le dispositif envisagé et, d’autre part, permet à tout le monde de comprendre que c’est la population qui a effectivement, en bien des points, nourri les militaires.
Même au Quotidien du peuple, on se sentait à nouveau d’humeur frondeuse, lundi, en publiant en première page une information provenant de Budapest citant le premier ministre hongrois sur un problème bien chinois, malgré son apparent manque d’actualité : " La caractéristique la plus détestée du style de feu le dirigeant soviétique Jospeh Staline était son usage des forces militaires dans les rapports avec le peuple. " La page en question s’est vite retrouvée collée sur les poteaux télégraphiques de Pékin, l’information entourée au feutre pour attirer l’oeil aux côtés de tracts illégaux dénonçant le coup d’Etat déguisé de M.Li Peng.
Un retour de M. Zhao Ziyang ?
Le pouvoir, ou ce qui en reste, s’attaquera sans doute à ce problème dès qu’il aura réglé le plus gros, celui de la succession. Une réunion - probablement une session plénière du comité central du parti, légale cette fois - était en cours dans la journée de lundi à la résidence de Zhongnanhai, le siège du PCC. Tout indiquait que le régime, fortement ébranlé, cherchait à annoncer en fin de journée un remaniement profond illustrant la victoire de M.Zhao sur son premier ministre putschiste.
Mais le plus grand perdant, même s’il n’est pas mis en cause dans les décisions à venir, semble à n’en pas douter M. Deng Xiaoping, qui voit s’effondrer les rêves qu’il entretenait d’être le premier dirigeant communiste chinois à disparaitre en laissant en place une succession harmonieuse. M. Deng, président de la commission militaire du parti, n’a à aucun moment été nommé dans les décisions des soixante-douze dernières heures. Il est évident que sa crédibilité, déjà passablement érodée par l’agitation des dernières semaines, est en chute libre, à la suite des mésaventures de ses troupes aux portes de sa capitale.
Outre M. Li Peng, les personnalités qui l’ont accompagné dans cette aventure, en particulier MM. Qiao Shi et Hu Qili, membres du bureau politique, paraissent à peu près condamnées. Il reste à M.Zhao à rebâtir de toutes pièces - en dépit du fait qu’il n’est pas véritablement populaire - un régime avec la caution des militaires de la vieille garde, tels les maréchaux Nie Rongzhen et Xu Xiangqian, qui ont montré, depuis leur retraite, qu’ils conservaient une influence certaine sur les orientations du régime en cas de panique, comme ce fut le cas ce week-end.
Ce sont eux qui ont reçu des délégués étudiants dimanche soir pour les rassurer sur les intentions de l’armée et infliger du même coup aux commanditaires de ce putsch manqué contre le secrétaire général du parti un désavoeu radical. L’armée — dont l’unité peut se refaire, malgré les complicités dont peuvent avoir bénéficier Li Peng et ses collègues, plus vite que celle de l’administration civile - apparaît en position d’arbitre dans le règlement de la crise et ses suites à venir. »
« Chine : Révolution contre la révolution »
De Touraine Alain
« Alors que les Français célèbrent, sans grande conviction, leur révolution qui ouvrit un siècle et demi de transformations révolutionnaires dans le monde entier, de l’Europe danubienne à la Russie et de celle-ci à la Chine, c’est de ce dernier pays que vient le soulèvement grandiose qui signifie la fin de cette ère mondiale des révolutions. Trente ans après que la révolution eut paru se dépasser elle-même à Cuba où Régis Debray lançait le mot d’ordre de " la révolution dans la révolution ", en Chine, le soulèvement du peuple est dirigé contre le pouvoir révolutionnaire. La révolution se retourne contre la révolution, tournant le dos à ce que fut, au soir de la dictature maoiste, la révolution culturelle.
Qu’est-ce qu’une révolution, sinon la mobilisation d’un peuple contre un ancien régime au nom d’un principe absolu, qu’il soit Dieu, la Raison ou l’Histoire ? Et chaque révolution n’a-t-elle pas donné naissance à un pouvoir aussi absolu que le principe auquel il emprunte sa légitimité, cherchant à créer une société homogène, pure, délivrée des privilégiés, des traitres et des tièdes ? Tant que la lourdeur des coutumes et des dominations traditionnelles fut écrasante, ces révolutions apparurent comme des libérations, même si, dès le début, l’ombre de la terreur vint ternir la transparence des grands principes.
Mais plus les révolutions sont devenues puissantes, plus les pouvoirs nés des révolutions sont devenus capables de rendre la terreur permanente, et plus la révolution est devenue synonyme de totalitarisme. Jusqu’à ce que des révolutions éclatent, non plus pour imposer la modernisation et le triomphe de la raison ou du sens de l’histoire, mais pour se défendre contre les dirigeants qui établissaient leur pouvoir sur ces grands principes.
Ce fut d’abord le cas au Mexique, où les paysans se soulevèrent contre la pénétration d’un capitalisme surtout étranger et, plus récemment, en Iran où les Pahlevi avaient imposé une révolution blanche. Mais c’est dans le monde communiste, où le pouvoir s’est le plus identifié à la révolution, que les mouvements révolutionnaires sont le plus directement dirigés contre la révolution et en appellent à la démocratie et, à travers elle, à un mouvement social et populaire, révélant d’un coup qu’une révolution est toujours le contraire d’un mouvement populaire, car elle est la destruction de tous les acteurs sociaux au nom des lois de l’histoire, auxquelles les acteurs ne peuvent que se soumettre. Idée que G. Lukacs exposa plus clairement que tout autre, et dont il tira les conséquences pour lui-même en reconnaissant le pouvoir absolu du parti. Les étudiants, les intellectuels, la jeunesse et de larges parties du peuple chinois des villes n’ont pas eu à autolimiter leur révolution contre la révolution, comme l’avaient fait les intellectuels et les ouvriers de Solidarité, en Pologne.
Les milliers de grévistes de la faim de la place Tiananmen ont manifesté, en exposant leurs vies, l’opposition complète du régime et du peuple, du pouvoir et de la société, comme disent les Polonais. Est-il besoin d’ajouter que ce mouvement contre la révolution n’est aucunement " contre-révolutionnaire ", au sens où il chercherait à rétablir un passé qu’il estime au contraire à jamais disparu.
Nous savons maintenant que les régimes révolutionnaires peuvent durer mais qu’ils ne peuvent pas vivre, masques qui peuvent coller à la peau mais qui ne deviennent jamais visage, regard et parole. La chute des régimes révolutionnaires peut être soit brutale, soit contrôlée mais rien n’indique qu’elle mène nécessairement à la démocratie. Elle peut conduire au chaos ou au retour aux pires formes du nationalisme et du populisme ; elle peut être interrompue par la répression ou par d’instables compromis mais, dans tous les cas, il est maintenant clair qu’il n’existe pas, qu’il ne peut exister de société révolutionnaire et qu’un jour ou l’autre, les régimes post-révolutionnaires sont débordés par une société qu’ils ont retenue prisonnière mais à laquelle ils ne sont jamais parvenus à se substituer.
Ces vérités venues du bout du monde concernent aussi notre continent. Il y a longtemps que ceux qui parlent au nom des révolutions n’appartiennent plus au monde de la société mais à celui de l’Etat ; longtemps même que les révolutionnaires extrêmes n’ont d’autre force que celle des armes qui peut devenir la violence sale du terrorisme. Et n’est-ce pas ici même, il y a vingt ans, en mai 1968, que surgit la première de ces révolutions contre la révolution dont la jeunesse chinoise vient de donner le plus grandiose exemple ? Parce que les révolutions portent naturellement en elles des régimes antipopulaires, il faut bien que les peuples se dressent un jour contre elles et contre ce que Marx appelait déjà l’illusion du politique.
Il n’est plus possible de croire que les révolutions portent les mouvements sociaux ; ceux-ci, au contraire, ne peuvent être associés qu’à la démocratie comme moyen unique de subordonner l’Etat, sa parole et ses armes à la diversité, aux conflits et aux négociations des acteurs sociaux. Les étudiants de Pékin nous parlent de nous autant que d’eux-mêmes ; ils font entendre un appel universel à la liberté et à la responsabilité, qui doit renverser les pouvoirs absolus mais aussi faire fondre la glace des discours et des appareils politiques qui enlèvent à la démocratie sa force représentative.
C’est à Pékin et non au milieu des confettis du Bicentenaire français que vit l’esprit révolutionnaire, dirigé cette fois non plus contre un ancien régime, mais contre un nouveau régime né d’une révolution. Le désir brûlant de la liberté renverse plus que des appareils affaiblis par leurs dissensions internes ; il en appelle aux acteurs contre le système, à la conscience de soi contre les lois de l’histoire, à la liberté contre la discipline. Il vient toujours un moment où ce qui a porté l’espoir se transforme en interdits et en calculs. Les lointaines prophéties sont devenues théocraties et les mouvements de libération plus récents sont presque partout devenus pouvoirs oppressifs. Au nom de quoi peut aujourd’hui se faire la révolution contre la révolution ? Ce n’est plus au nom d’un absolu, d’une vérité ; c’est seulement au nom de la liberté, et donc de la subordination de l’Etat aux réseaux complexes et changeants de relations qui forment non pas la société mais la vie sociale.
Plus profondément encore, contre la pression totalitaire née des révolutions, la seule force de résistance est l’engagement complet des individus pour leurs droits à être des personnes, des sujets de leur vie personnelle et collective et non plus des assujettis ou d’aveugles instruments du destin. L’histoire doit marcher à l’envers, s’éloigner de la volonté générale ou du Léviathan auquel tous se soumettent et revenir à une liberté individuelle de contracter qui sait désormais qu’elle ne doit jamais plus s’abolir dans un quelconque contrat social.
Il ne m’appartient pas d’interpréter une conjoncture historique et de prévoir quelle sera la réponse du régime et sa capacité de répression. Mais tout incite à penser qu’en Chine comme en Pologne, il ne peut pas yavoir de normalisation à la tchèque et que l’histoire de la Chine continuera à être celle de la désagrégation accélérée d’un régime qui fut totalitaire. Les étudiants et beaucoup d’autres peuvent être, pour un temps, réduits au silence, mais chacun d’eux sait désormais que le silence de la prison n’est pas celui de la mort, que la répression reconnait, par sa seule présence, la vitalité du mouvement populaire. La jeunesse chinoise continuera sa marche passionnée des terres brûlées de la révolution vers les cent et mille fleurs de la liberté, et peut-être la chaleur de sa conviction fera-t-elle revivre notre société qui semble être devenue incapable d’être le sujet de son histoire.
TOURAINE ALAIN
27 mai 1989
« Chine : La rançon de la croissance »
de Lemoine Françoise
Les événements qui se déroulent en Chine attirent l’attention sur les tensions sociales et politiques qu’engendre l’état d’effervescence économique de ce pays depuis dix ans. Une croissance très vive, une transformation du système économique sans précécent dans le monde communiste, ont profondément boulerversé les aspirations et les comportements au sein de la société, et s’accompagnent de dérèglements dont les méfaits sont, ces derniers temps, directement ressentis par la population.
Si les manifestants protestent surtout contre l’absence de libéralisation politique, il existe, en arrière-plan, des causes économiques à l’inquiétude et au mécontentement d’une grande partie de la population. Des causes immédiates tout d’abord : pour la deuxième année consécutive en 1988, le pouvoir d’achat des salariés a stagné et il a même sans doute baissé dans les grandes villes. L’année dernière, l’augmentation du revenu moyen du citadin (+ 22 % en prix courants) a suivi à peine la hausse du coût de la vie, restant bien en deçà de la flambée des prix de certains produits alimentaires (viande + 37 %, légumes frais + 32 %).
L’inflation était déjà sensible en 1987 puisque revenus et prix urbains avaient augmenté de 10 % ; elle s’est accélérée en 1988 quand, à l’annonce d’une réforme des prix, la population a anticipé leur hausse et procédé à des achats paniques au cours de l’été. Les ménages ont ainsi réduit le fort taux d’épargne qui avait jusque-là un rôle modérateur sur les tensions inflationnistes.
Cette crise de confiance a conduit le gouvernement à prendre à l’automne des mesures d’austérité pour lutter contre la surchauffe générale de l’économie (cf. tableau) : gel des investissements, blocage des crédits, resserrement du contrôle sur les prix et les salaires. En même temps la réforme des prix était reportée et M. Zhao Ziyang, considéré comme son instigateur, était mis à l’écart des responsabilités économiques. Mais la rigueur n’a toujours pas eu les résultats escomptés et la menace de stagflation se précise : pour les deux premiers mois de 1989, la croissance industrielle a été ramenée à 8 %, alors que la hausse des prix a atteint 28 %, en rythme annuel.
Inégalités sociales et régionales
Plus profondément, la stratégie de développement suivie depuis 1979 et la croissance exceptionnellement rapide qu’elle a engendrée ont des effets de déstabilisation sociale. Rompant avec les options du modèle soviétique-variante maoiste (austérité - égalité - autarcie), elles ont eu pour ressorts des différenciations sociales et régionales, des emprunts à l’étranger.
En période faste, où l’amélioration du niveau de vie est rapide, comme ce fut le cas jusqu’au milieu des années 80 grâce à l’essor des productions agricoles, la différenciation se faisait par le haut : c’était l’époque des reportages sur des paysans " millionnaires ". Mais la stagnation actuelle du pouvoir d’achat masque des mouvements de sens contraire : les commerçants s’enrichissent, les professions intellectuelles sont les plus mal armées pour se défendre contre l’inflation, alors que les trafiquants et nombre de bureaucrates corrompus en profitent pour spéculer.
Les inégalités s’ancrent aussi de plus en plus dans les écarts de développement régionaux. La libération des activités économiques et l’accès privilégié aux capitaux et aux marchés étrangers ont accéléré en dix ans le dynamisme de certaines provinces côtières : elles ont développé des entreprises non étatiques suffisamment prospères et des circuits financiers parallèles suffisamment actifs pour résister à la politique de rigueur imposée depuis six mois.
Au début de 1989 la croissance dans la province de Canton était encore de 24% (un cas typique, mais non le seul), alors qu’elle était négative dans plusieurs des provinces les plus pauvres. Récemment, l’afflux vers les grandes villes de millions de travailleurs ruraux du bâtiment mis au chômage par le blocage des investissements donne une idée des mouvements inter-régionaux de main-d’oeuvre et de capitaux que peuvent créer ces inégalités. Les vigoureuses politiques protectionnistes menées par les différentes provinces avaient jusqu’à présent contrecarré de tels transferts. La montée des rivalités inter-régionales souligne les aléas d’une stratégie de développement dualiste misant sur les effets d’entrainement entre la façade maritime et le reste du pays.
Symptomatiques des bouleversements en cours apparait aussi la situation des entreprises d’Etat : cette base économique et sociale du régime communiste est de plus en plus menacée par la concurrence de petites entreprises de tous acabits.
Enfin, les réformes économiques qui ont fait de la recherche du profit un moteur de l’activité des entreprises n’ont pas évité les effets pervers : les secteurs considérés comme prioritaires (agriculture, énergie, matières premières) demeurent, à ce titre, les plus soumis au contrôle de l’Etat en ce qui concerne leurs prix. Ceux-ci demeurent relativement bas et leurs productions, peu rentables, connaissent une progression insuffisante pour répondre à la demande débridée des industries manufacturières.
L’inflation peut s’interpréter comme une des manifestations de ces tensions économiques et sociales. Comme le contrôle macro-économique qui devait remplacer la planification impérative moribonde se révèle inopérant, les rivalités pour la répartition des ressources se traduisent par une course effrénée à l’expansion des productions, des salaires et des investissements, entre les entreprises, entre les provinces.
Ainsi le désengagement de l’Etat, condition nécessaire à une redistribution des pouvoirs économiques, ne suffit pas pour que se stabilise un nouveau système, apte à réguler les conflits d’intérêt qui se donnent libre cours sur le plan économique et social. Ceux-ci sont sans doute la rançon d’une stratégie économique qui a remporté d’incontestables succès et dont la percée de la Chine dans le commerce international est un des indices. Reste à savoir si la modernisation de l’économie, ainsi juste amorcée et fragile, peut se poursuivre sans la modernisation du système politique.
LEMOINE FRANCOISE
Chargée de mission au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII).
1 juin 1989
Le récit d’une nuit de massacre " Ils ont tiré sur tout ce qui bougeait "
L’horreur complète. Un défoulement de violence militaire comme destiné, à chaque étape d’un scénario machiavélique, à dramatiser encore la situation, à ressusciter cette peur du civil, face à la force brutale, dont la disparition avait permis à l’agitation de se développer.
Dès l’après-midi du samedi 3 juin, la tension est montée vivement sur la place Tiananmen et dans tout le centre de la ville, après l’essai infructueux d’intervention militaire, la nuit précédente (le Monde daté 4-5 juin). La police fit mine de reprendre aux manifestants l’autocar d’armes et de fournitures que les pauvres petits militaires avaient abandonné en pleine ville. On s’apercevra plus tard que ce qui voulait passer pour un échec des policiers était nécessaire à la suite du scénario : il restait à l’armée à récupérer son bien légitime.
L’arrivée de milliers de soldats casqués peu après dans le centre-ville permit de compléter le dispositif théâtral. Comme il fallait s’y attendre, les soldats ont été contraints par les manifestants, comme au cours de la visite de M. Gorbatchev, de s’asseoir en tailleur et de chanter des chansons patriotiques... Le dernier choeur de cette révolution noyée dans le sang. A l’intérieur du Palais du peuple, se sont réfugiés des milliers de soldats. Qui commença, alors, à démolir les structures de l’énorme bâtisse de style stalinien, à l’aide de barres de fer, pour en extraire les pierres et en bombarder les militaires ? Nul ne le saura sans doute jamais. Mais le people’s power chinois, la stratégie de la non-violence des étudiants, est mort à cet instant-là. Il serait surprenant que les ouvriers insurgés, qui avaient compris la force du mouvement pacifiste étudiant et s’efforçaient d’en imiter l’humour et la gentille insolence, se soient livrés à un tel acte suicidaire.
Car en grande banlieue, le drame se prépare. Depuis le début de l’après-midi, l’insurrection jusqu’alors pacifique du peuple de Pékin s’est armée d’instruments dérisoires face à ce qui s’est massé aux portes de la ville : gourdins et barres de fer pour résister à des centaines de blindés et des dizaines de milliers d’hommes de troupes ayant reçu consigne de tirer en tous sens. Les barrages se mettent en place à l’aide d’autobus et de camions. L’armée commence à avancer en rangs serrés de militaires casqués, apparemment non armés. Mais la population sait que la force militaire est décidée à se déployer en grand, et violemment. D’autant qu’au journal télévisé du soir, le quartier général de la loi martiale a annoncé son arrivée imminente en recommandant aux Pékinois de rester chez eux, sachant parfaitement que cela suffirait à les jeter dans la rue.
Plusieurs dizaines de soldats sont vus agressés violemment par la foule rendue furieuse. On leur confisque un garrot de fer utilisé par la police pour tenir les suspects par le cou lors des interpellations, on s’indigne, et on en malmène un bon nombre, contraints de défiler, en haillons, comme les vaincus d’une guerre qui reste pourtant à livrer : la vraie bataille de Pékin a commencé, à la stupéfaction, bientôt suivie de terreur, de tous les Pékinois pour qui l’" armée du peuple " ne pouvait se permettre de tirer sur le peuple.
Un blindé fou
Le premier affrontement sérieux a lieu à Muxudi, un faubourg situé à une demi-douzaine de kilomètres à l’ouest de la place Tiananmen. Des tirs à l’arme automatique sont rapportés par des témoins, mais on hésite encore à croire à l’incroyable : ce n’est pas au fusil d’assaut que l’armée va s’imposer, c’est à la mitrailleuse lourde. " Fascistes ! ", crie la foule en direction des soldats, mais à l’intention, surtout, de leurs chefs. La troupe répond par des tirs nourris, y compris en direction des immeubles bordant l’avenue, vers les fenêtres où sont agglutinés curieux et sympathisants des insurgés. Bilan : au moins seize morts et cent quatre-vingt blessés amenés à l’hôpital voisin en tricycle, et même sur des porte-bagages de vélos. La rumeur court qu’à Haidian, les étudiants ont submergé une cinquantaine de camions de militaires, les immobilisant.
Vingt minutes après minuit, l’armée donne à la population de Pékin la repartie de son défi des semaines passées. Un transport de troupes blindé fonce à toute allure le long de l’avenue Chang’an, d’ouest en est, à travers la foule, sans se soucier des barrages faits de glissières de circulation en travers de la route. " N’ayez pas peur ! ", lancent des Pékinois aux étrangers. Mais tout le monde a peur, évidemment. Car on sait que la troupe répond à ce cortège incessant de motards formé par les entrepreneurs privés, qui avaient, pendant toute la période d’agitation active face à la loi martiale inappliquée, marqué le territoire insurgé d’une porte à une autre de la ville. Le sang, maintenant, va couler pour faire expier l’affront. En quantité.
Une bonne centaine de camions débarquent de l’ouest. Un nombre indéterminé de l’est. Les rafales d’armes automatiques légères et lourdes résonnent. On en entend au centre, bien sûr, mais aussi aux quatre points cardinaux, à la notable exception des quartiers où vivent diplomates et journalistes. Le blindé fou s’y heurte même à un camion de soldats, le prenant pour un véhicule insurgé du fait que des étudiants se sont perchés dessus. Les soldats - une unité d’un petit millier d’hommes - refuseront en conséquence d’avancer...
Il est 1 heure du matin, la mêlée fait rage. Charges, poussées, et, en face, tentatives désespérées de faire encore une fois appel aux sentiments humains de l’Armée populaire de libération (APL), que Mao Zedong voulait " comme un poisson dans l’eau " au sein du peuple. Les vélos, toutes sonnettes tintantes, face aux troupes. Les gens qui se précipitent, désarmés, le torse en avant, avant de s’éparpiller sous les tirs ou devant les blindés. A la violence répond la violence. Un blindé brûlera à quelques mètres du portrait de Mao. Les soldats lynchés par la foule aux cris de " Chiens de fascistes ! ", ou plusieurs brûlés vifs.
" Vous vous rendez compte ? Même dans les pays fascistes les militaires tirent en l’air pour disperser la foule avant de charger ", nous dit, les larmes aux yeux, un professeur fraichement revenu des Etats-Unis. Sa femme approuve, mais les voix se baissent bientôt quand un policier en civil s’approche, l’air faussement badaud. " Fumiers ! Ils vont réussir encore une fois à nous terroriser ", dit une autre dame qui, comme le couple, est descendue de chez elle exprès pour tenter encore une fois d’impressionner les militaires. " Ces soldats, ils viennent pour la première fois à Pékin. Ils ne savent rien de ce qui s’y passe, ce sont des illettrés recrutés dans les coins les plus pauvres, des montagnards... On ne leur a rien dit d’intelligent... ", dira, plus tard, quelqu’un.
La brutalité du 27e corps d’armée
A 2 h 20 dimanche, l’APL - du moins, son 27e corps d’armée, déterminé à frapper très fort, - pénètre sur la place Tiananmen. Les témoins qui ont observé toute la scène depuis l’Hôtel de Pékin, où sont pratiquementconsignés les étrangers, sont formels : on verra quatre chars, au petit matin, écraser tout ce qui s’y trouve, les tentes des étudiants qui sont parvenus à s’enfuir, paniqués, à l’arrivée de la troupe, toutes grenades lacrymogènes déployées, mais aussi, semble-t-il, les tentes encore occupées.
Pendant plusieurs heures, on entend dans tout Pékin des tirs qui semblent nettement être ceux d’armes lourdes, peut-être du canon. On se pose des questions. Y a-t-il des combats entre unités militaires pour qu’on en vienne à user de telles armes ? Le gros de la troupe, qui n’est visiblement pas mêlé à cette opération menée par trois corps d’armée seulement - le 27e, le 39e et le 65e, les deux derniers semblant nettement plus modérés que le premier, - est-il en train de réagir à ce qui, décidément, ne peut que se qualifier de putsch ? L’impossibilité physique de parcourir la cité permet toutes les hypothèses.
A 5 heures, le grondement caractéristique des blindés à chenilles emplit l’obscurité feutrée précédant l’aube, au terme de la nuit la plus longue jamais vécue par la capitale de l’ex-Empire du Milieu. Le coup d’Etat sous prétexte d’opération de police a - pour le moment - réussi.
Au matin, une épaisse fumée noire s’élève de la place Tiananmen : l’armée a entrepris de brûler les restes de la " chienlit " bon enfant qui s’est tenue depuis le 15 avril. Mais d’autres fumées aussi sont visibles : celles des véhicules de l’armée auxquels " on " a mis le feu.
Au pied de l’Hôtel de Pékin, un petit manège meurtrier oppose encore plusieurs heures manifestants et soldats. L’armée barre l’accès à la place. Les Pékinois s’avancent lentement dans sa direction. Une rafale de mitrailleuse lourde laisse quelques morts sur le macadam. La foule se retire, paniquée. Le calme se restaure. La manifestation recommence à avancer. Nouvelle rafale. Nouveaux morts. Une trentaine peut-être en deux ou trois heures...
Toute la journée de dimanche, les tirs sporadiques d’armes automatiques résonneront dans la ville. Les étrangers tentent des " sorties " en ville. L’ampleur de la bataille est criante. Mais quelle bataille, au juste ? Des plaques de sang coagulé sur la chaussée, des voies jonchées de briques permettent de deviner ce qui s’est passé là. Mais on dénombre aussi une centaine de carcasses de véhicules militaires brûlés, pratiquement à tous les carrefours, ce qui ne cadre pas avec l’atmosphère générale du soulèvement.
" Malfrats et brigands "
A Muxudi, où l’affrontement a commencé, ce sont, bizarrement, pas moins de quarante-six blindés de transports de troupes qui sont calcinés. Ils semblent s’être tous télescopés en série devant un barrage d’autobus. Se peut-il qu’une insurrection aussi improvisée que celle de Pékin ait réussi à infliger tant de pertes à une armée aussi bien préparée que celle qui campait aux portes de la ville depuis deux semaines ? Le civil qui mit le feu, devant un diplomate occidental, en fin d’après-midi, dimanche, à l’aide de torchons et d’essence, à un de ces blindés curieusement abandonné par tous ses occupants, agissait-il vraiment pour le mouvement contestataire ?
On avait encore plus de mal à le croire à voir le ton des rares communiqués diffusés dès l’aube dimanche par la radio et la télévision, en l’absence d’émissions de l’agence Chine nouvelle, dont les services rédactionnels semblent avoir été pris par la troupe au point de cesser toute activité liée à la situation intérieure. Il n’est plus question que des pertes infligées aux militaires - plus de cent morts - par ces insurgés qu’on ne savait décidément pas si puissants. On consent à dire qu’il y a eu, chez les civils, " des victimes, et même des morts " dans la répression de cette agitation " contre-révolutionnaire ", mais pas combien. La foule des Pékinois " a apporté volontairement sa coopération " à une opération présentée comme visant à " protéger les fruits de la révolution et de la réforme " en frappant des voleurs d’armes, des " malfrats et brigands ", des personnes décidées à " renverser le système socialiste et la direction du Parti communiste ". Aucun visage ne se montre à la télévision : les communiqués sont lus en voix off, l’écran occupé simplement du titre de l’annonce en chinois.
Dimanche soir, une nouvelle menace apparait, toujours inscrite dans la machine infernale de ce scenario à la réalisation duquel participent involontairement, peut-être même inconsciemment, les insurgés. Des renforts militaires pénètrent dans le périmètre intérieur de la ville, en direction des campus universitaires. Motif, lu entre les lignes des communiqués officiels : des soldats auraient été " kidnappés ". Une autochenille blindée, au moins, l’a effectivement été : les étudiants de l’université de Pékin s’en sont emparés, l’ont amenée chez eux, dans le nord-ouest. Les insurgés sont sommés, par la radio, de restituer le matériel.
Toute la journée, des témoignages dramatiques, partiels mais tous concordants, nous parviennent sur l’ampleur du traumatisme causé par cette " libération " de Pékin en forme de boucherie. Les hôpitaux refusent de soigner les blessés légers. Les médecins de l’un d’eux auraient fait savoir à des envoyés du Quotidien du peuple qu’ils n’accepteraient de leur parler que si le journal publiait un compte rendu factuel et objectif du drame.
Des étudiants brandissent les cadavres de leurs condisciples tués par l’armée devant des camions de militaires. " OEil pour oeil, dent pour dent ", " Vengeons le sang par le sang ", proclament des grandes affiches sur les campus du nord-ouest. Des chapelles ardentes ont été vues par des témoins occidentaux. Dans la morgue d’un hôpital, les gens défilaient en milieu de journée, dimanche, pour tenter d’identifier le cadavre d’un parent manquant. " Ils sont devenus fous. Ils tirent sur tout ce qui bouge ", déclare un médecin, affolé. Opinion que partage un douanier avertissant un voyageur à son arrivée à l’aéroport, toujours ouvert malgré le bain de sang du centre-ville : " N’allez pas là-bas, ils tirent dans tous les sens. "
Un silence pesant
Des étudiants ont dit vouloir quitter leur campus, se réfugier dans la clandestinité, opter désormais pour la " lutte armée ". L’un des leaders du mouvement, le Ouigour Wuer Kaixi, aurait été vu dans un hôpital. Certaines ambassades étrangères, dont celle de France, sont parvenues à évacuer, avant la tombée de la nuit, dimanche soir, une partie de leurs étudiants des campus universitaires. Au pied de la principale résidence pour diplomates et étrangers de Pékin, une douzaine de camions de l’armée ont pris un moment position en début de soirée, dimanche, avant de se retirer quelques heures plus tard. Le fusil d’assaut était bien en évidence, prêt à servir.
Ce n’était pas seulement pour nous protéger. La disposition de cet effectif faisait que, s’il fallait tirer, les fenêtres des étrangers auraient été dans la ligne de mire. Le message est limpide : pas question de donner refuge à des étudiants qui voudraient trouver asile auprès de la communauté étrangère. Il n’y aura pas, ici, de solidarité internationale possible, face au drame de ces dizaines de milliers d’intellectuels, contestataires ou pauvres pions broyés sur l’échiquier de la politique chinoise qui avaient eu la mauvaise idée de penser librement sans même chercher à renverser le régime.
Un silence pesant s’était abattu au milieu de la nuit de dimanche à lundi sur la ville, occasionnellement trouée d’un tir de fusil d’assaut, avant qu’à minuit vingt-cinq, ne retentisse à nouveau, se dirigeant vers Tiananmen depuis les faubourgs de l’est, le grondement de dizaines de blindés. Au passage, devant la résidence des étrangers, tel ou tel soldat jugeait opportun de tirer un coup de feu symbolique, claquant dans le silence. Puis, une heure et demie plus tard, le même scénario. Jamais le hululement incessant des ambulances, lors de la grève de la faim des étudiants, ou les autres bruits de cette révolution de cinquante jours qui s’est achevée ce week-end dans le sang, n’avait été oppressant à ce point.
Qu’importe, ont eu l’air de dire, par voie de télévision, les militaires qui se sont lancés dans cette opération d’un autre âge. La vue la plus significative du bref reportage télévisé diffusé dimanche soir sur l’état de la place Tiananmen était la chute de la réplique de la statue de la Liberté que les étudiants des Beaux-Arts avaient érigée face au portrait de Mao, pauvre symbole triomphalement abattu par une force armée assoiffée de vengeance. La chute à laquelle on vient d’assister est plus vertigineuse que ce dérisoire symbole ne le suggère : sauf sursaut national, la Chine a fait un nouveau plongeon dans le règne d’une soldatesque à la mentalité préhistorique.
DERON FRANCIS
6 juin 1989