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Le pouvoir chinois contre la classe ouvrière (1949-1989)

samedi 10 octobre 2009, par Robert Paris

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Le bloc Chine-URSS dans ses débuts sous Staline (1950)
Issue d’une "révolution nationale" (pas d’une révolution sociale) dans le cadre d’une guerre contre le Japon, donc certes une guerre d’indépendance, mais pas franchement anti-impérialiste, la Chine rouge est une dictature militaire qui entretient des relations avec les USA entre 1945 et 1947, période pendant laquelle Mao sollicite la coopération avec les USA y compris pour l’après-guerre. Sur le plan intérieur, le régime n’a pas une seule seconde le moindre rapport avec un pouvoir aux travailleurs, puisque ces derniers n’ont jamais été organisés au sein de comités de travailleurs indépendants de l’armée au pouvoir.

En tout cas, c’est bien un choix de l’impérialisme américain de ne pas avoir reconnu la Chine de Mao et non l’inverse. A tort ou à raison de leur part (les avis divergeaient entre les experts et les dirigeants américains). En définitive ce choix s’intégrait dans la politique des blocs, blocs étendus par là même à l’Asie. Ce qui leur permet de constituer un bloc opposé bipolaire Chine-URSS.

Rejeté par le refus des USA dans les bras de l’URSS, Mao quémande auprès de cette dernière l’aide nécessaire pour sortir de son isolement culturel et technique. Les sociétés mixtes mises en place relèvent, comme dans les pays d’Europe de l’Est du pillage pur et simple (avec notamment le démontage des usines de Mandchourie). En position défensive, Mal est bien obligé aussi de faire des concessions sur la question des territoires frontaliers.
Quant à Staline, en position défensive face aux USA, il entérine cette situation en acceptant l’allié chinois que les faits imposent à lui. Le traité d’alliance sino-soviétique est signé en 1950. Non seulement il ne s’agit pas d’un rapprochement idéologique [jusqu’au bout, Staline avait misé sur Tchang contre Mao], mais même pas d’une alliance durable. Le rapprochement va être imposé dans la suite par la guerre froide elle-même et va se concrétiser essentiellement avec la guerre de Corée.

La guerre de Corée (juin 1950-juillet 1953)
Si ses causes immédiates exactes sont encore controversées, cette guerre a mis en lumière bien des choses. Emblématique de la guerre froide (ça a été en réalité une guerre chaude avec 2,5 millions de morts, dont 4/5 civils et 54 000 soldats américains) elle a souligné l’attitude défensive de l’URSS qui ne s’est pas engagée militairement. Malgré sa faiblesse au sortir de la guerre civile, la Chine par contre n’est restée réservée que les premiers mois. C’est au travers de cette guerre que l’alliance URSS-Chine s’est vraiment scellée. L’aide militaire est fournie par l’URSS, qui ne se prive pas de la faire payer. C’est aussi l’URSS qui joue le rôle de négociateur et d’intermédiaire avec les USA.
Cette guerre a coûté très cher à une Chine affaiblie. Mais c’était le prix à payer pour conserver un rôle dans la région. C’était même encore plus défensif que cela : accepter de voir les Américain gagner en Corée, c’était faire planer une menace sur la Chine elle-même. Les dirigeants américains semblaient divisés à l’époque, entre civils et militaires. Mais Mac Arthur menaçait sans plaisanter de bombarder la Chine.
Avec la guerre de Corée, Chou-en-Laï peut affirmer à la conférence de Genève sur l’Indochine que « la Chine est la grande puissance en Asie ». La victoire chinoise est aussi marquante que celle de 1949 pour réaffirmer l’indépendance de la Chine et son rôle dans la région.
Mais bien plus que la révolution de 1949, c’est la guerre de Corée qui a scellé la rupture entre la Chine et les USA, et c’est cela qui va maintenir durablement la Chine dans le « bloc soviétique ».

La déstalinisation
La mort de Staline et la crise de succession qui s’ensuit en URSS donne l’occasion à la Chine de Mao d’exprimer pour la première fois sa volonté d’indépendance par rapport à cet allié que les circonstances de la guerre froide lui avaient imposé. C’est ainsi que les accords sino-soviétiques de 1954 affirment « les principes d’égalité, des droits, de respect mutuel, de souveraineté nationale et d’intégrité territoriale » (à ce dernier sujet, Mao avait reculé devant Staline).
L’affirmation d’une relative indépendance de la Chine vis-à-vis de l’URSS s’exprime par une attitude paradoxale : resserrement de la dictature à l’intérieur, politique de « détente » vis-à-vis de l’extérieur, notamment en Asie où l’URSS lui laisse le champ libre.
Sur le plan intérieur, Mao réaffirme l’idéologie stalinienne. Il montra beaucoup de réticence lors du rapport K à condamner le culte de Staline (qu’il n’a pourtant pas beaucoup fréquenté de son vivant !). C’est à ce moment-là que le marxisme est édifié en religion de l’Etat chinois. Il s’agit aussi d’une manière barbare d’imposer une idéologie correspondant à un besoin de modernisation.
Par contre, les ambitions de la Chine en Asie s’inscrivent dans une « offensive de détente » à Bandoeng (1955). Sans aucune référence au marxisme-léninisme, ni à la révolution, ni à la dictature du prolétariat, Chou-en-Lai affirme une « solidarité afro-asiatique » à tous ceux (Egypte-Iran-Inde) qui veulent s’opposer à l’impérialisme. Couronnées d’un immense succès, les interventions de Chou-en-Lai marquent l’esprit de Bandoeng. Il s’agit d’un pseudo anti-colonialisme qui en réalité se fond très bien dans la politique des blocs. Car qu’est-ce que le neutralisme des nouveaux Etats indépendants, si ce n’est une tendance à l’apaisement, à la détente, et certainement pas une troisième voie ? Tous, l’Inde, la Birmanie, l’Egypte, acceptent en réalité de servir les intérêts de la diplomatie soviétique qui souhaite le modus vivendi avec les USA.

Bonapartisme maoïste et dictature anti-ouvrière

Les soulèvements révolutionnaires de 1956 et conséquences
Il s’agit essentiellement de la révolution hongroise, car en Pologne, les soulèvements populaires n’ont pas conduit comme en Hongrie à un embryon de pouvoir ouvrier, mais ont été canalisés par Gomulka.
La révolution hongroise a ébranlé la bureaucratie soviétique. Bien des troupes de répression russes sont gagnées aux insurgés. Face à la révolution ouvrière, toute la précarité de la bureaucratie russe se révèle. On retrouve le paradoxe de la bureaucratie, qui aspire à s’intégrer à la bourgeoisie mondiale, alors qu’elle doit son pouvoir à une révolution ouvrière. La répression d’une telle révolution comme en Hongrie ne la renforce pas mais au contraire l’affaiblit car la dévoile, et du coup retarde sa métamorphose bourgeoise. La révolution hongroise lui indique qu’il est préférable de mettre des limites dans l’entreprise de déstalinisation.
Il est caractéristique que Mao reproche à l’URSS sa lenteur dans la répression en Hongrie (alors qu’en 68 la Chine se solidarise de la Tchécoslovaquie) : devant une révolution ouvrière, Mao est beaucoup plus prompt à la répression que la bureaucratie soviétique.
Dans la crise qui s’ouvre en 1956 dans tous les PC du monde, Mao tente de s’imposer comme arbitre, comme autorité morale. D’un côté, il a poussé à la répression de la révolution ouvrière. D’un autre, il essaye de trouver un créneau en prônant un « communisme à visage humain » pour ratisser tous les mécontents, en particulier les oppositions libérales comme le PC polonais.
C’est dans ce sens que Mao essaye de tirer les leçons de la Hongrie en Chine même. Il veut prévenir la contestation en en prenant les devants, il veut combattre les revendications ouvrières en lançant une opération de « libéralisation ». Cela va être la campagne de 1957 des « 100 Fleurs ». Cette campagne est une tentative du régime pour utiliser les couches intellectuelles dans son sens.
Les « Cent Fleurs » sont un échec, en ce sens que la vague d’épuration qui en a découlé, bien loin d’avoir été souhaitée par Mao, a révélé un manque de soutien de l’intelligentsia dans le régime et donc une distance, une fissure, entre la bourgeoisie chinoise et le régime maoïste. La répression anti-intellectuelle du printemps 1957 en appelle une autre. Il s’agit de la mise au pas de la classe ouvrière au travers du « Grand Bond en avant ».
Ainsi, le tournant de la politique de Mao révèle les craintes de soulèvement révolutionnaire qui a inquiété les dirigeants jusqu’en Chine.
Alors qu’en Russie, la crainte du prolétariat révolutionnaire a induit une simple pause dans la déstalinisation (avec une réhabilitation relative de Staline), en Chine la réaction a revêtu des formes staliniennes exacerbées. Pour justifier le « Grand Bond en avant », Mao se réfère explicitement à la période de 1929 en URSS, avec la collectivisation forcée, etc. en prétendant que « les tâches posées sont semblables à celles de l’URSS au début de son histoire ». Le parallèle, c’est la mobilisation de la main d’œuvre à grande échelle pour pallier à l’insuffisance de moyens techniques et de capitaux (« Le capital le plus précieux, c’est le peuple » disait Chou-en-Lai).
En réalité le « Grand Bond » s’est révélé une catastrophe économique. De ce point de vue, on ne peut pas le comparer à la démonstration faite en termes de production par l’URSS dans les années 30. D’ailleurs, contrairement à l’URSS, il ne s’agissait nullement d’une entreprise économique planifiée, même pas de manière grossière, mais d’une vaste entreprise idéologique. Le pouvoir maoïste est lancé dans une fuite en avant. C’est la poursuite de sa bagarre non voulue contre la bourgeoisie chinoise. Notons que dans la suite des 100 Fleurs, le Grand Bond achève de lui aliéner la bourgeoisie et l’intelligentsia (qui dans l’ensemble avait adhéré au régime après 49).

Dans « Les habits neufs du président Mao » de Simon Leys :
« Le principe du « Grand bond en avant » était de résoudre le sous-développement industriel et économique du pays en substituant à l’équipement de base qui lui faisait encore largement défaut, ou ne s’implantait qu’avec une trop grande lenteur, les ressources humaines du pays entier, galvanisées par une impulsion unanime d’enthousiasme révolutionnaire. (…) Un second trait caractéristique de l’orientation du « Grand bond » fut son refus du monde extérieur, son refus de la modernité, son désir de réintégrer le giron familier de la vieille province chinoise autarcique, ce terroir archaïque dont Mao lui-même est le pur produit. (…) Dans la formation de sa pensée, les ouvrages de doctrine marxiste n’ont jamais pesé lourd en regard de ses lectures chinoises classiques. (…) Trois thèmes de la pensée maoïste donnent en effet la clef de la « philosophie » du « Grand bond » » : 1) la force de la Chine réside dans son dénuement même (…) 2) la seule ferveur révolutionnaire peut et doit efficacement surmonter l’obstacle des choses et transformer la matière (…) 3) l’improvisation villageoise, le bricolage indigène, peuvent et doivent efficacement remplacer les moyens scientifiques, techniques et industriels. En fait, ce que nous retrouvons ici, ce sont les vieilles recettes de la guérilla menée dans l’isolement primitif des provinces intérieures, recettes qui avaient jadis assuré à Mao ses plus éclatantes victoires. (…) Il préfère freiner et bloquer l’évolution du pays plutôt que de voir celui-ci échapper à son contrôle, non seulement il l’immobilise, mais il le ramène délibérément en arrière. (…) Non seulement les objectifs délirants que s’était assignés le mouvement ne furent pas atteints, mais l’économie chinoise entière fut longée dans le chaos, l’effort de construction du pays se retrouva paralysé et brisé. (…) Au sommet de l’appareil du Parti, cette nouvelle embardée infiniment plus grave que celle des « Cent fleurs », provoquée encore une fois par l’initiative irresponsable de Mao, sema la consternation. Il fallait cette fois prendre des mesures urgentes pour sauver le régime et prévenir tout retour d’une semblable aventure. Dès décembre 1958, lors de la conférence de Wuchang, mao fut forcé d’abandonner son poste de chef d’Etat au profit de Liu Shaoqi (décision qui devint officielle en mars 1959). La conférence de Shangaï (septième session plénière du 8e Comité central, avril 1959) amorça un premier examen critique du « Grand bond en avant » (…) Mao se vit épargner dans l’immédiat cette mort politique qu’aurait entraîné sa mise en minorité au sein du Comité central, le prix qu’il avait eu à payer pour se débarrasser de son opposant le plus redoutable (Peng Dehuai) n’en était pas moins exorbitant : le pouvoir réel était passé maintenant entre les mains de Liu Shaoqi. (…) Entre Mao Zedong et Liu Shaoqi, il serait aussi vain de chercher à découvrir les traces d’un affrontement « idéologique » ou d’une contradiction « philosophique » qu’entre, disons, De Gaulle et Pompidou. (…) On a tenté de démontrer que Liu avait jadis adopté une politique de trahison en préconisant une collaboration avec le KMT, alors qu’en réalité Liu n’avait jamais fait que répéter docilement les instructions de Mao : cette politique de collaboration (…) fut formulée avec le plus de force par Mao lui-même (…) dans le célèbre opuscule « De la nouvelle étape », constitué par le texte d’un discours que Mao avait prononcé en octobre 1938 devant la sixième session plénière du 6e Comité central. [1] (…) On accusa encore Liu d’avoir, après la Libération, pactisé avec les ennemis de classe, industriels capitalistes et intellectuels bourgeois. Encore une fois, il ne faisait qu’appliquer la ligne politique définie par Mao lui-même [2]. On accuse Liu de connivence avec le révisionnisme soviétique et l’on oublie que c’est sous le règne de Liu que se consomma la rupture avec l’Union soviétique. » Cette notion d’un « révisionnisme de Liu est un mythe fantastique, forgé de toutes pièces – et de façon fort grossière – par la propagande de la « Révolution culturelle ». (…) Liu est monté au pouvoir pour résoudre de toute urgence une crise qui menace la survie même du régime. Il est mieux placé que quiconque pour savoir que la description faite par Peng des résultats catastrophiques du « Grand bond en avant » ne relève pas de la « calomnie contre-révolutionnaire » mais constitue un diagnostic réaliste de la situation. De la tête aux pieds homme d’appareil, Liu qui avant toute chose veut sauver le régime, doit louvoyer entre deux écueils : il faut éviter une démaoïsation prématurée et spectaculaire (ce que l’initiative brutale et maladroite de Peng avait risqué de provoquer) qui, devant le pays, priverait le système déjà si dangereusement ébranlé de son crédit et de son ciment ; mais il faut aussi immédiatement renverser la vapeur et sortir le pays de l’embardée démente du « Grand bond ». Autrement dit, il faut en fait donner raison à Peng et neutraliser l’initiative de Mao, et pour la forme condamner Peng et sauvegarder le prestige de Mao. (…) La conférence de Lushan entreprenait aussitôt d’apporter une confirmation officielle aux critiques formulées par Peng : dans son communiqué du 26 août, elle reconnut que les chiffres précédemment publiés des résultats économiques de la première année du « Grand bond » avaient été artificiellement gonflés de 40 à 50%, et, en particulier, que la récolte de blé n’avait été que de 250 millions de tonnes (chiffre probablement encore gonflé) au lieu des 375 millions antérieurement proclamés. Revers plus grave encore pour Mao, la conférence de Lushan renversa entièrement la vapeur en ce qui regardait la poursuite du « Grand bond » et entreprit de dépouiller de leur contenu originel les institutions neuves que ce mouvement avait voulu imposer : les « Communes populaires » furent progressivement réduites à l’état de simples organes administratifs (…) Il ne faut pas croire que Liu Shaoqi, en démantelant ainsi tout le mouvement du « Grand bond » ait bifurqué idéologiquement et se soit engagé dans une voie « révisionniste ». (…) C’était une simple alternative de vie et de mort pour le régime. (…) Pour plus de sécurité, Liu Shaoqi entreprit de renforcer sa propre équipe : ainsi, par exemple, il fit entrer Lu Dingyi et Luo Ruiqing au secrétariat du Comité central. En même temps, il finit par reprendre directement à son compte les critiques que Peng avait formulées contre le « Grand bond », déclarant en janvier 1962 devant une session élargie du 7ème Comité central : « (….) Trois années de « Grand bond » exigeront peut-être ensuite huit ou dix ans d’efforts pour rétablir l’ordre : à ce train, le jeu ne valait pas la chandelle. » (…) Mao, loin de se résigner à cette retraite qu’on lui avait imposée, entreprit dès la première heure de mettre discrètement en place les divers jalons (…) de son retour victorieux au pouvoir. (…) En obtenant de faire nommer Lin Biao au poste de ministre de la Défense (à la place de Peng Dehuai), Mao s’était assuré un atout majeur, gage de son futur retour au pouvoir. (…) Lin Biao, personnage chétif et secret, dépourvu de prestance et d’éloquence, d’une nervosité extrême et d’un aspect terne et timide, mais doué d’autre part d’une intense capacité de travail, de concentration et de calcul, était un militaire de profession qui, dans les bornes de son métier, s’était acquis la réputation d’un stratège exceptionnellement compétent. (…) Sitôt installé dans cette nouvelle position, il va s’appliquer à forger pour Mao l’outil qui, quelques années plus tard, permettra à celui-ci de mener à bien son coup d’Etat contre le parti : une armée idéologiquement réorganisée qui sera capable, aux heures décisives de la « Révolution culturelle », de se substituer à cet appareil du Parti sur lequel Mao avait perdu tout contrôle. En fonctions depuis douze jours à peine, il publie un article « Marchons de l’avant à grands pas en brandissant haut l’étendard rouge de la ligne générale du Parti et de la pensée militaire de Mao Zedong ». (…) Ses compagnies d’élite serviront de prototype aux fameux « détachements de soutien à la gauche », ces détachements d’élite qui seront parachutés aux quatre coins du pays durant la « Révolution culturelle » pour écraser les initiatives révolutionnaires, briser les grèves, imposer l’ordre dans les écoles et les usines, encadrer la jeunesse rebelle dans les bataillons disciplinaires, protéger le mandarinat local, exercer les pouvoirs de police et assurer le fonctionnement des industries et des chemins de fer. (…) Dès le début de 1964, une campagne nouvelle fut lancée, invitant l’ensemble de la population à étudier et imiter l’exemple politique de l’armée. Ce type de préparation psychologique permettra au moment de la « Révolution culturelle » de présenter l’armée comme la source de la doctrine correcte et la détentrice légitime de l’autorité politique en lieu et place du Parti renversé. (…) En 1965, on voit des officiers de l’armée venir occuper des postes dans le domaine de la propagande – normalement un secteur clef et une chasse jalousement gardée du Parti. (…) Les événements se précipitent et prennent un tour décisif en automne 1965 : en septembre, au cours d’une réunion du Comité central, mao prononce un discours pour dénoncer encore une fois le mode de penser bourgeois. »

C’est sous le prétexte de la culture que Mao va lancer son offensive contre « la pensée et la culture bourgeoises », en dénonçant une pièce de théâtre historique intitulée « La destitution de Hai Rui ». En fait, la lutte pour le pouvoir n’a rien de culturel, comme le montre Simon Leys  : « Comment Mao réussit sa percée est une histoire dont l’armée détient la clef. (…) Son emprise sur l’armée n’était pas totale ; elle était contrée par un personnage d’une considérable puissance, Luo Roiqing, le chef de l’Etat-major général. Cet obstacle fut finalement éliminé au début de 1966. Luo fut arrêté sous un prétexte obscur (complot contre l’Etat). (…) Avec le concours de Yang Chengwu (premier vice-dirigeant de l’Etat-major général) qui fit faire mouvement aux troupes de la région militaire de Chine du nord, et la collusion de Fu Chongbi (commandant en second de la région militaire de Pékin), Lin Biao va pouvoir s’assurer le contrôle militaire de la ville de Pékin. (…) Après les troupes de Lin Biao, Mao se rallie, avec la personne de Kang Shen et de Xe Fuzhi, les services de la police et des dispositifs secrets de la Sûreté. (…) Où est-il encore question de « culture » et de « révolution » dans les sombres règlements de compte qui se jouent aux détours des couloirs du palais ? (...) L’armée qui avait permis à Mao de s’emparer du pouvoir à Pékin ne pouvait se voir confier la même tâche en province. (…) Le bélier dont Mao allait se servir pour démanteler l’appareil du parti fut donc constitué par les « masses révolutionnaires » et, au premier rang de celle-ci, par la jeunesse. (…) Leur mysticisme naïf et primitif (des Gardes rouges) se prêtait à toutes les manipulations d’un vieux politicien expérimenté qui, son objectif une fois atteint, n’eut ensuite aucun scrupule à se débarrasser de ces innocents auxiliaires. (…) (Selon) la fameuse charte en seize points de la « Révolution culturelle », promulguée le 8 août par la onzième session plénière du 8ème Comité central (..) les masses se voient octroyer le droit de dénoncer et renverser les autorités du Parti qui les opprimaient. Durant toute la seconde moitié du mois d’août jusqu’à la mi-septembre, la Chine explose en proie à sa jeunesse. Partout dans les provinces, les Gardes rouges mettent les autorités locales en accusation, mais celles-ci se défendent en organisant leurs propres Gardes rouges : la confusion est bientôt totale. Le 25 janvier, Mao Zedong appela l’armée à « soutenir la gauche (…) même quand elle se trouvait être minoritaire. » Le 5 février, ayant ainsi reçu l’appui de l’armée, et seulement alors, les maoïstes de Shangaï réussirent à s’emparer du Comité du Parti, de la municipalité et annoncèrent l’établissement de la Commune de Shangaï. Le 7 février, cette appellation « Commune » se trouvait désavouée par Pékin, elle devait être remplacée le 24 par un nouvel organe, le « Comité révolutionnaire » de Shangaï. (…) Trois autres Comités révolutionnaires s’étaient formés au Heilongjiang le 31 janvier, au Shandong le 3 février, au Guizhou le 13 février, et au Shanxi le 18 mars. (…) La lutte entre les deux camps piétine, s’enfonce dans la violence et le chaos. Pékin lui-même a du mal à reconnaître ses propres fidèles, car souvent les oppositions se cristallisent autour d’individus. (…) L’armée arbitre le combat. (…) Le plus souvent, cette intervention de l’armée tend à faire pencher la balance des forces du côté de l’ordre établi, c’est-à-dire de l’appareil traditionnel du Parti, et tourne au désavantage de la « gauche » qu’elle était supposée soutenir. (…) Des conflits graves se sont produits dans le Nord-Est : les 20.000 ouvriers des usines automobiles de Chang-chun sont entrés en grève et ont mis à sac deux écoles qui servaient de centrale aux Gardes rouges. Au Heilongjiang, au cours d’une bataille rangée, un important groupe maoïste s’est fait écraser par une coalition d’ouvriers et de soldats. (…) Le 22 mai, le « Rennin ribao » publiait sous le titre « Cesser immédiatement la lutte armée » un important éditorial dénonçant « le courant vicieux de violence qui vient brouiller la ligne générale de la Révolution culturelle, détruit la production, les finances de l’Etat et l’ordre révolutionnaire (…). » Les heurts les plus graves et les plus violents opposent en général des coalitions de paysans, d’ouvriers et de soldats aux groupes de « rebelles » maoïstes. (…) Simultanément, le culte de la personne même du « grandiose pilote, grandiose chef, grandiose général en chef, grandiose maître à penser, suprêmement bien-aimé président Mao » déborde largement le seul hommage rendu à sa personne (…) D’autre part, la commémoration du 46e anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois a fourni une nouvelle occasion d’intensifier la maoïsation du Parti : le Parti n’existe que par Mao, il est « sa création personnelle » (tant pis pour la vérité historique) (…) « s’écarter de la pensée Mao Zedong équivaut à renier fondamentalement le marxisme-léninisme » (…)
« Comme partout ailleurs, la tornade de la « Révolution culturelle » n’avait laissé à Wuhan que l’armée comme seule autorité organisée. Celle-ci se trouvait placée sous les ordres du général Chen Zaidao (…) qui se trouvait associé aux commandants de régions militaires (…) qui avaient opposé une résistance active à la vague maoïste. (…) La ville ne comptait pas moins de 53 groupes de « rebelles-révolutionnaires » qui, rivalisant dans la lutte pour le pouvoir, s’opposaient constamment en des affrontements sanglants. Chen Zaidao choisit de soutenir avec ses troupes une puissante organisation appelée « le million de héros », laquelle était principalement formée d’ouvriers d’usines (2000 ateliers et établissements miniers se mirent en grève du 29 avril au 30 juin pour grossir ses rangs), d’ouvriers de chemin de fer et de paysans, tous ennemis jurés des Gardes rouges maoïstes. (….) En juin, une bataille de rue fit 350 morts et 1500 blessés. En juillet, les maoïstes se voyaient sur le point d’être balayés. Pékin envoya à Wuhan deux émissaires du plus haut rang pour tenter d’imposer une trêve : Xie Fuzhi et Wang Li. (…) Chen Zaidao, exaspéré par l’ingérence du groupe de la Révolution culturelle et se sentant fort du soutien des chefs des régions militaires limitrophes, lâcha la brise à ses troupes. Le 20 (juillet 1967), un détachement militaire secondé par les milices prolétariennes du « Million de héros » investit l’aéroport, la gare, les quais du Fleuve Bleu et les principales artères de la ville. La résidence où logeaient Xie et Wang fut prise d’assaut, Wang fut enlevé, traîné devant la foule, sauvagement battu puis séquestré. Si, à ce moment les autorités de Pékin avaient cédé à la tentation d’une intervention directe pour libérer Wang Li, elles auraient porté les division internes de l’armée jusqu’à leur point d’explosion, et presque sûrement entraîné une guerre civile. (…) Cette même journée du 20, Zhou Enlaï se rendit à Wuhan pour négocier la libération de Wang Li. (…) Le 24, les canonnières de la flotte de la mer de Chine orientale remontaient le Fleuve Bleu jusqu’à Wuhan, cependant que des unités de parachutistes reprenaient le contrôle des points stratégiques de la ville, désarmaient l’unité (de l’armée) ainsi que le « Million de héros ». (…)
« Août 1967 - Un an après le déclenchement de la « Révolution culturelle », le pays ne fait que s’enfoncer toujours plus avant dans un chaos et dans des violences dont maintenant presque plus aucune province n’est exempte. La situation est particulièrement grave au Hubei, au Hunan, Jianxi, Sichuan, Guangxi, à Nankin, à Shangaï et surtout à Canton ; des troubles sont également signalés au Henan, au Shanxi, au Zhejiang, au Fujian, au Shandong, en Mongolie intérieure, au Yunnon et au Guizhou, plusieurs villes du Nord-Est sont le théâtre de violences ininterrompues. (…) La mutinerie de Wuhan qui, à la fin de juillet, avait mis le pays à un doigt de la guerre civile, a été un terrible coup de semonce pour le pouvoir maoïste. Celui-ci en tire maintenant les leçons et amorce un complet changement de cap. (…) Dépouiller la « Révolution culturelle » de tout contenu, tel est le prix que pékin a dû payer pour acheter le ralliement des militaires. Non seulement les auteurs de la mutinerie (de Wuhan) n’ont pas été châtiés, mais au contraire, pour achever d’apaiser les mutins, c’est leur victime qui se trouve maintenant frappée de disgrâce ! (…) La chute de Wang Li est un événement lourd de signification. Wang Li était l’un des principaux porte-parole de la « Révolution culturelle », son écartement indique que la « Révolution culturelle » vient en fait d’abdiquer ses objectifs extrêmes, pour ne plus subsister que comme une étiquette collée sur une précaire coalition d’intérêts. (…) La « Révolution culturelle » ne pouvant être poursuivie, on annonce que sa victoire est accomplie. L’autorité de Mao lui-même est invoquée pour déclarer qu’ »au sein du prolétariat, il n’existe fondamentalement pas de conflits d’intérêt, et il n’y a dès lors aucune raison de voir s’y développer des factions rivales » (…) Les rebelles-révolutionnaires ne sont plus représentés directement dans les Comités révolutionnaires (…) il faut témoigner de mansuétude à l’égard des cadres fautifs ; pour qu’ils puissent réintégrer leur ancien poste, il suffit qu’ils aient pris conscience de leurs erreurs passées, et soient déterminés à suivre dorénavant la pensée de Mao Zedong. (…) Le Groupe de la « Révolution culturelle » ainsi mis en veilleuse, les Gardes rouges sont forcés de suspendre leurs activités, cependant que l’armée se trouve partout placée aux leviers de commande. La propagande s’emploie à soigner l’image des militaires (…) sur le thème : « l’armée aime le peuple, le peuple soutient l’armée ». (…) Etrange « prise de pouvoir » qui consiste à remettre le pouvoir à ceux qui le possédaient déjà, étrange « révolution » qui dénie tout pouvoir aux révolutionnaires, pour consolider l’autorité des représentants de l’ordre traditionnel : la bureaucratie du Parti, l’armée et la police. (…) Mais en trahissant ainsi tous les objectifs déclarés de la « Révolution culturelle », les autorités maoïstes ne font qu’enflammer plus encore la fureur de l’ « extrême gauche » qui, en province, s’obstine dans son combat désespéré. C’est ainsi que de vives échauffourées continuent à se produire un peu partout (Liaoning, Hunan, Sichuan, Guangdong, Guizhou et Yunnan). (…) La façon sommaire et impitoyable, dont les autorités ont maintenant entrepris de traiter tous les fauteurs de troubles, traduit leur inquiétude devant ce dangereux affaiblissement de discipline qui pourrait devenir propice au développement d’une activité politique clandestine. (…) Le régime n’a jamais été plus vulnérable qu’il ne l’est aujourd’hui : une seule étincelle – c’est-à-dire un seul cri de ralliement révolutionnaire qui serait lancé par une poignée d’hommes nouveaux – suffirait à tout faire sauter. (…) Lors du premier mai, il n’y a pas eu de défilé à Pékin (…) Cette suppression de défilé, sans précédent dans les annales du régime, est vraiment surprenante, surtout au moment où l’on veut faire croire que la « Révolution culturelle » a déjà remporté sa « victoire décisive ». Pareille dérogation à l’usage établi n’a pu être décidée sans raison grave : il semble en fait que les autorités maoïstes ne soient même plus certaines de pouvoir entièrement contrôler la situation dans la capitale. (…) Les effectifs de l’armée pour l’ensemble du pays seront augmentés cette année d’une levée extraordinaire de 600.000 hommes. (…) A la fin de juillet, le glas se mit à sonner pour les derniers survivants de l’activisme révolutionnaire, avec l’ordre donné aux « groupes ouvriers-soldats de propagande de la pensée Mao Zedong » d’occuper les universités et d’y procéder à un nettoyage général. (…) ordre est intimé aux Gardes rouges de se soumettre entièrement. (…) Un mouvement de transplantation de certaines couches de la population urbaine vers les campagnes est en train de se développer dans la Chine entière avec une ampleur sans précédent. (…) La toute dernière instruction de Mao : « Il est très nécessaire que la jeunesse intellectuelle se rende dans les villages et reçoive une rééducation de la part des paysans pauvres et moyens-inférieurs. » (…) Il ne s’agit pas d’une période temporaire de rééducation, mais bien d’une installation définitive. Le groupe principalement visé est la jeunesse étudiante à partir de l’âge de quinze ans. Sont également concernés les intellectuels en général, et, en particulier, les enseignants, les médecins et le personnel infirmier. (…) Prévenir la formation d’élites urbaines, réduire l’écart entre les villes et les campagnes, résoudre le problème du chômage urbain et de l’approvisionnement des villes en produits agricoles, réduire le nombre des consommateurs urbains non productifs, en les transformant en main d’œuvre agricole, briser et disperser les noyaux oppositionnels des villes, faire éclater les vieux cadres sociaux en brisant les liens de famille et de terroir. (…) Pour les citadins, ce départ sans espoir de retour vers des villages lointains, où les conditions de vie sont encore très primitives, est ressenti comme un exil et un châtiment. Du côté des paysans qui doivent les accueillir, le mécontentement n’est pas moindre : ces nouveaux venus démoralisés et dépourvus d’expérience, plutôt que des auxiliaires, représentent d’abord des bouches supplémentaires à nourrir, des parasites qu’il faut loger et entretenir, bref un accroissement de charge pour les villages. L’assemblée provinciale des délégués du Parti en préparation du 9e congrès (…) : « Tout récemment, l’ennemi de classe a repris à son compte le mot d’ordre révolutionnaire « lutter contre la restauration du passé » et s’en est servi pour faire dévier l’orientation de la lutte et retourner le fer de lance contre les groupes ouvriers de propagande de la pensée Mao Zedong, contre l’armée de libération et contre les nouveaux membres des Comités révolutionnaires (…) C’est le fait d’individus d’extrême gauche : arrogants, ils se parent de leurs anciens mérites révolutionnaires pour se dispenser de toute contribution présente ; ils luttent pour leurs petites cliques personnelles, substituent les sentiments à la politique (…) Dès que les masses se saisissent d’un mauvais élément, ils plaident en faveur de celui-ci, disent « qu’on ne doit pas traiter ainsi un ancien compagnon de lutte ». Ils sèment la zizanie dans les rangs révolutionnaires, excitent les masses contre les masses, font dévier l’orientation de la lutte. (…) Les tâches les plus importantes pour le moment sont de purifier nos rangs de manière à jeter une base solide pour la rectification et la reconstruction du Parti, soutenir l’armée, consolider l’armée et les masses, s’inspirer de l’exemple de l’armée. » Ce remarquable texte est si parfaitement éclairant dans sa description qu’il se passe de commentaire. On pourrait simplement le sous-titrer, comme le reste de la « Révolution culturelle » tout entière : « La maoïsme contre la révolution ».
« Dans la plupart des provinces, la formule du Comité révolutionnaire finissait par équivaloir ainsi à une prise en charge par l’armée (commandement de la région militaire) de l’ensemble des rouages politico-administratifs. Les organisations « rebelles » se voyaient pratiquement écartées du pouvoir, voire même brutalement écrasées et la « révolution culturelle » se trouvait ainsi vidée de son contenu originel. »
« Un texte d’avertissement que le Comité central a lancé à la province de Shangxi (…) : une petite poignée d’ennemis de classe et d’éléments mauvais se sont insinués parmi les organisations de masse, ont eu recours à des méthodes de fonctionnalisme capitaliste pour aveugler une partie des masses et refuser d’accepter les ordres (…) il excitent ou menacent les ouvriers pour qu’ils interrompent le travail et arrêtent la production, incitent les paysans à descendre en ville pour y créer des échauffourées, sabotent la production agricole et industrielle (…) l’armée les encerclera, les poursuivra et les arrêtera. (…) En ce qui concerne les individus dépravés qui excitent les ouvriers pour qu’ils désertent la production et leur poste de travail, ils seront punis conformément à la loi. En ce qui concerne les masses qui, aveuglées par les mensonges, ont quitté la production et leurs postes de travail, il faut procéder à leur éducation et les pousser à regagner leurs postes. A dater du jour de la publication de cet avertissement, ceux qui auront laissé s’écouler plus d’un mois sans regagner leur travail en usine ou au bureau, veront leur salaire suspendu. »
« L’entreprise de reconstruction du parti dans le pays entier s’est faite au bénéfice de la vieille garde bureaucratique partout réhabilitée et de l’armée toujours plus influente. (…) Ainsi, un homme comme Zao Ziyang par exemple, ex-premier secrétaire du Comité provincial du Parti pour le Guandong en février 1968. Lors de l’inauguration du Comité révolutionnaire du Guandong, il fut publiquement dénoncé comme l’ »agent du Krouchtchev chinois » (…) Il vient maintenant de refaire surface comme secrétaire du nouveau comité du Parti en Mongolie intérieure. Les exemples de cet ordre pourraient être multipliés à l’infini : ainsi au Guangxi, Wei Gaoqing, personnellement responsables de grands massacres de rebelles-révolutionnaires dans cette province (massacres qui en 1968 firent 100.000 morts et détruisirent la plus grande partie de la ville de Wuzhou) est devenu maintenant le premier secrétaire du nouveau Comité provincial du parti. »

Après le tournant de 1956 : divergences de politique internationale.
Jusque-là, la Chine était restée sur la réserve, et s’était gardée de toute critique ostensible par rapport à la coexistence pacifique affirmée par Khroutchev. Le tournant des 100 Fleurs et du Grand Bond se transpose sur le terrain de la politique internationale lors de la Conférence des PC de 1957. C’est la Chine qui assume le discours anti-USA de la guerre froide. La Chine s’affirme leader de la lutte contre l’impérialisme américain, chef de file des guérillas [avec des références « marxistes » comme la « destruction de l’appareil d’Etat » pour justifier la lutte armée…]. C’est le début du « maoïsme » international, qui prétend à une « pureté marxiste », opposée à la diplomatie soviétique.
Alors que la Chine désigne les USA comme « l’ennemi principal », l’impérialisme américain comme « l’ennemi des peuples du monde entier », la diplomatie soviétique elle, relance par l’intermédiaire de Boulganine-Eisenhower l’idée d’une « conférence au sommet entre puissances occidentales et l’URSS » en décembre 1957 et défend le statu quo en Europe.
Les discours agressifs de la Chine ne sont bien sûr que de la démagogie, car elle se garde de tout acte d’hostilité véritable qui serait susceptible d’amener des représailles de la part de l’impérialisme américain.

En Chine : le maoïsme remis en question
Le Grand Bond illustre bien la nature du maoïsme, tentative barbare par laquelle la Chine avait développé son industrie et son économie dans le contexte imposé de la guerre froide. C’est à cause de cette contingence historique que la modernisation industrielle de la Chine avait dû se rapprocher du modèle stalinien. Avec des différences majeures, car la Chine n’a jamais connu qu’un seul plan, n’a jamais éradiqué la petite bourgeoisie ni la bourgeoisie, n’a pas procédé à la collectivisation forcée, etc.
Par ailleurs, la faiblesse du maoïsme pour diriger véritablement un développement économique capitaliste était à la mesure de la faiblesse de la bourgeoisie chinoise. D’où l’idéologie maoïste qui faisait de pauvreté vertu, qui glorifiait le dénuement, affirmant la supériorité de la volonté sur les capacités, de l’idéologie sur les conditions matérielles. Autrement dit, une philosophie qui se rapproche plus du confucianisme que de la théorie marxiste.
Or la forme maoïste du régime a été ébranlée à plusieurs occasions. En effet, même si le maoïsme a développé des traits originaux distincts du stalinisme, il est forcément ébranlé par la déstalinisation, comme il le sera ensuite en 1963 par la rupture d’avec l’URSS, à l’ombre de laquelle il s’est développé.
Mises en lumière pour la première fois par le Grand Bond en avant, les limites du maoïsme n’ont pas manqué de susciter une crise dans la classe dirigeante chinoise. La contestation s’est exprimée dès 1959 à la Conférence de Lushan où son chef de file, le maréchal Peng Duhaï, a remporté l’adhésion majoritaire dans le Parti.
Si la ligne officielle de Peng Duhaï a été condamnée, par contre il n’y a pas eu de sanction véritable à son égard. Et de fait, peu après cette dénonciation, les résultats du Grand Bond sont officiellement mis en doute, les « Communes Populaires » rétrogradées, si bien qu’en 1961 les innovations du Grand Bond n’ont plus de réalité.
Cette crise a eu pour conséquence la mise à l’écart de fait de Mao du pouvoir. Ceux qui se retrouvent à exercer le pouvoir sont Liu Shaoqi (second que Mao met au poste de président de la république) et Deng Xiaoping. Après avoir liquidé le Grand Bond, ils tentent à partir de 1962 de réorganiser la vie économique en favorisant le secteur privé (notamment admission des lopins privés).
Mais par peur d’ébranler le régime tout entier, la classe dirigeante a maintenu intact le mythe de Mao qui conservait prestige et distinctions honorifiques, ainsi que le leadership de la propagande internationale.

Fin des années 50 : l’isolement de la Chine.
La catastrophe du « Grand Bond en avant » a entraîné des rectifications nécessaires, avec une « nouvelle NEP », et sur le plan politique un certain désaveu de Mao. Non seulement la Chine se discrédite sur plan international, avec un recul de son influence dès l’automne 1958 dans les « démocraties populaires » d’Europe. Mais elle est obligée de faire momentanément profil bas vis-à-vis de l’URSS avec une accalmie dans les relations fin 1958.
De plus, cette faiblesse de la Chine conduit à l’isoler d’autant plus que l’URSS est en train de poursuivre le rapprochement avec les USA. C’est l’époque où Nixon rend visite à Moscou et Khroutchev aux USA pour y dire « je me réjouis des succès américains et parfois je les envie ». L’URSS propose un traité de commerce soviéto-américain accueilli avec curiosité et méfiance par les USA.
Alors que la Chine connaît une situation économique catastrophique, l’URSS tente un développement économique accéléré en lien avec l’impérialisme, seule planche de salut, puisque l’essoufflement des taux de croissance est perceptible dès cette époque en Russie (à partir de 1959).
La recherche de la bureaucratie soviétique à s’intégrer au capitalisme mondial est perçue avec scepticisme par les USA, alors qu’il s’agit d’une réalité durement ressentie par la Chine qui accuse l’URSS de la lâcher. En particulier, l’annulation de l’accord atomique sino-soviétique de 1957 est un gage offert par K aux USA lors de sa visite de 1959 ; l’accord a été rompu par l’URSS unilatéralement, deux mois avant son voyage !
La Chine accuse donc l’URSS « d’édifier le communisme avec les prêts accordés par l’impérialisme américains ». En réponse, K en visite à Pékin en 1959 fait l’éloge des USA et reproche à la Chine de saboter les efforts de détente. Cette visite, très peu diplomatique est la dernière visite d’un dirigeant soviétique avant celle de Gorbatchev en 1989.
Le premier geste décisif de rupture qui a marqué le début de l’isolement de la Chine a été en juillet 1960 le rappel des spécialistes soviétiques. Or c’était la base même de l’industrialisation et de la modernisation du pays : entre 1950 et 1960, 10 000 cadres soviétiques avaient été en Chine. Or la Chine ne pouvait pas dans l’immédiat remplacer l’aide technique soviétique par une aide extérieure équivalente. D’après le « Quotidien du Peuple » en 1963, « il en est résulté pour l’économie, la défense et la recherche scientifique de la Chine des dommages et des difficultés incommensurables ».

Contrepartie de l’isolement : la Chine comme « pôle idéologique »
Les dissensions sino-soviétiques apparaissent de manière ouverte pour la première fois aux yeux du monde entier en 1960. Mao choisit d’idéologiser la fracture. Le discours radical et belliqueux qui devient l’apanage du maoïsme traduit surtout cet isolement de la Chine, paria du rapprochement URSS-USA. Mais l’idéologisation forcenée va contribuer à renforcer l’isolement économique.
Début 60, Mao publie trois études doctrinales, sous le nom de « Vive le léninisme », censées offrir un pôle idéologique pour cristalliser des dissensions internes aux PC dans le monde. La propagande maoïste consiste à dénoncer le « révisionnisme soviétique » et à affirmer que « le conflit décisif de notre époque est celui qui oppose les impérialistes aux peuples d’Asie, d’Afrique, et d’Amérique Latine qui luttent pour leur émancipation ».
Cette propagande maoïste rencontre un certain écho dans les PC notamment lors de la Conférence internationale des 81P à Moscou en 1960, auprès des Coréens, Vietnamiens, Cubains et Africains, tout cela au nom du faux radicalisme de la « révolution violente ». Les Chinois mènent aussi leur travail d’opposition dans la FSM, le mouvement mondial pour la paix, etc.
Dans le mouvement international des PC, Mao sort donc gagnant de cette confrontation, d’autant qu’il jouit encore du prestige de la grande révolution de 1949, tandis que les bureaucrates soviétiques restent encore dans l’ombre de Staline. En fait, ce sont surtout les PC du Tiers Monde qui se rapprochent, notamment en Asie. En Afrique, la pénétration chinoise se fait dès 1959, notamment au Congo (Lumumba). Il est notable que la Chine tâche de poser ces jalons sur tous les continents, en dépit de ses difficultés économiques majeures. Même dans les pays riches, on peut noter que dès 1962 le PC belge passe au maoïsme, que des groupes importants se constituent en Italie, etc. pour ne pas parler de l’explosion de groupes maoïstes à la fin des années 60.

1963 : la rupture définitive sino-soviétique aggrave l’isolement de la Chine

Encore plus que l’organisation de fractions pro-chinoises poursuivie à grande échelle en 1962, les tensions montent avec l’URSS lorsque cette dernière prend parti pour l’Inde dans l’affrontement qui l’oppose à la Chine (avance chinoise dans l’Himalaya, suivie d’un cessez le feu en novembre 1963 – la concurrence entre les deux puissances rivales s’était exprimée déjà en 1959 suite à l’écrasement de l’insurrection au Tibet).
Mais c’est la perspective de la signature de l’accord anglo-américano-soviétique sur la cessation des expériences atomiques en août 1963 qui précipite la rupture du contact avec l’URSS en juillet 1963.
Rupture à laquelle Mao donne un retentissement idéologique avec ses « propositions en 25 points », qui développe la thèse du déplacement vers le Tiers Monde du centre de gravité de la révolution mondiale, thèse qui fera fureur dans « l’extrême gauche » [3].
Cause ou conséquence ? En tout cas, la fin de la guerre froide entre l’URSS et les USA coïncide avec le début de la guerre froide entre l’URSS et la Chine.
Suivant la déclaration de Khroutchev en 1964, « il ne s’agit pas de divergences idéologiques, mais de conflits entre Etats  ». En effet :

 Tous les conflits qui opposent la Chine à ses populations frontalières sont exploités, ainsi les troubles au Sikiang.

 L’URSS consolide l’influence soviétique en Asie, Afrique, Moyen-Orient, notamment par la signature d’un accord militaire avec l’Inde en 1964.
Loi d’être diplomatique ou idéologique, la rupture entre la Chine et l’URSS en 1963 menace de s’exprimer comme un affrontement ouvert, ce qui se confirme quelques années plus tard en 1969 par une véritable menace militaire de l’URSS contre la Chine.
Cette opposition fondamentale avec l’URSS va aggraver l’isolement de la Chine dans un contexte international toujours organisé autour des blocs. Il est significatif par exemple que la tentative d’organiser une nouvelle conférence des non-alignés en 1964 est un échec : si la Chine constitue un pôle idéologique pour les gauchistes dans le monde, elle n’en n’est plus un pour les Etats nationalistes (Inde, Indonésie, Egypte…) et la fausse solidarité de Bandoeng de 1955 a éclaté.
Mais surtout, dans son affrontement avec l’URSS, la Chine est amenée à redoubler de démagogie anti-américaine, ce qui a freiné pour un temps le rapprochement avec les USA qui n’étaient pas en mesure d’apprécier encore la réalité des rapports URSS-Chine. En particulier le président Johnson par exemple aller s’obstiner à voir la main de la Chine dans la guerre du Vietnam. De même les timides ballons d’essai lancés par Chou-en-Lai resteront lettre morte.
Finalement, on peut noter que la seule réussite diplomatique de la Chine dans ces années-là a été la reconnaissance par la France de Pompidou en 1964-65.

1966 : la « Révolution culturelle »

Véritablement isolée, obligée de « compter sur ses propres forces » alors qu’elle pâtit d’un retard technologique important et des conséquences désastreuses du Grand Bond, la Chine voit ses contradictions internes pousser au paroxysme. C’est la forme même du « maoïsme » qui est remise en question.
C’est fin 1965 que la crise éclate avec la Révolution Culturelle, qui n’a eu de culturel que le prétexte initial.

Déjà à partir de 1963, la pression de l’isolement international de la Chine a accentué les divisions à l’intérieur de la classe dirigeante chinoise.
Bien plus que sur les choix proprement économiques, les tiraillements s’expriment dans les questions militaires et sur l’attitude à adopter face à la guerre du Vietnam, entre des concessions à l’URSS et un nationalisme chinois intransigeant prôné par Mao.
En effet, comme de nouvelles aventures économiques dans le style du Grand Bond en avant sont exclues, l’offensive de Mao pour prolonger un « maoïsme » ébranlé privilégie cet axe nationaliste. La conception populiste de l’armée est ainsi diffusée par Lin Biao (placé dès 1959 par Mao au poste de Ministre de la Défense après la destitution de Peng Duhaï) dans un opuscule publié en 1965 sur la « guerre populaire », idéologie qu’il n’a cessé d’implanter dans l’armée en 1960-62.
A l’opposé, la conception d’une armée « professionnaliste » implique un rapprochement avec l’URSS et une entrée en guerre de la Chine aux côtés de l’URSS au Vietnam (alors que Mao rejette la demande d’Ho Chi Minh de considérer les propositions soviétiques d’intervention commune). C’est la conception de Peng Duhaï, reprise par le chef d’Etat-major général Luo Ruiqing.
Il est caractéristique que la Révolution culturelle a démarré véritablement par un coup d’Etat militaire à l’instigation de Mao. Début 1966, Lin Biao fait arrêter le chef d’Etat major général Luo Ruiqing éliminé en coulisse. C’est ensuite dans le journal de l’armée que paraissent les deux premiers articles marquants de la Révolution Culturelle.

L’éclatement de la Révolution Culturelle exprime la crise de perspective qui divise la classe dirigeante chinoise, crise exacerbée par l’isolement international et la rupture économique et technique avec l’URSS. Mais elle traduit aussi la nécessité de détourner les aspirations révolutionnaires des masses, de la jeunesse en particulier, mais aussi sans doute d’une partie de la classe ouvrière, à qui on désigne des victimes expiatoires, au plus haut sommet du régime, pour essayer de sauver le régime lui-même. Et pour les détourner, on les a opposé les uns aux autres : la révolte de la jeunesse a été utilisée contre celle de la classe ouvrière et vice-versa. La Révolution Culturelle n’aurait pas eu cette ampleur si elle n’avait pas été aussi le détournement de risques révolutionnaires.

La Révolution Culturelle a été initiée par la tentative de re-prise du pouvoir par Mao, en minorité au sein de la classe dirigeante chinoise suite à la catastrophe du Grand Bond. Mais en définitive, dix ans de Révolution Culturelle n’ont pas permis à Mao de faire triompher un maoïsme déjà fortement ébranlé et dépassé.
Dans sa lutte d’appareil, Mao n’a pas eu de base sociale. Au début, seule une fraction de l’armée lui était acquise. C’est pour cela que Mao a dû mobiliser les Gardes Rouges, qui ne constituaient pas pour autant une base sociale mais une jeunesse manipulée. Au bout d’un an à peine, Mao est obligé de faire appel à l’armée contre les Gardes Rouges pour maintenir l’ordre, et finalement la Révolution culturelle conduit à un renforcement sans précédent du pouvoir de l’armée en Chine, au détriment même de l’appareil du Parti.
La Révolution Culturelle a donc constitué une dernière fuite en avant de Mao, qui s’est lancé dans cette reconquête désespérée du pouvoir, avec toutes les conséquences imprévues d’une telle aventure. En effet, manipuler les masses ne signifie pas que Mao en gardait le contrôle, mais qu’il était obligé de détourner en permanence leur révolte vers de nouveaux exutoires, d’alterner démagogie et répression à leur égard. Comme la révolte des masses (de la jeunesse, jeunesse pauvre comprise) n’a jamais réussi à cibler le régime tout entier, elle s’est enfoncée dans un cycle de violences d’autant plus déchirantes qu’elles étaient sans perspective.
La révolte sans perspective des masses, alliée à l’impuissance de la classe dirigeante à trouver une solution politique stable a donc plongé le pays dans des convulsions douloureuses pendant 10 ans. Car ce n’est qu’en 1976 après la mort de Mao que les derniers avatars de la Révolution culturelle sont éliminés avec la liquidation au sommet de la « Bande des Quatre ».

Il est remarquable que 10 ans de Révolution Culturelle n’ont pas eu pour objet contester sérieusement les nouvelles orientations économiques initiées dès 1962 par Liu Shaoqi et Deng Xiaoping en faveur de la propriété privée. Il est remarquable en particulier que l’essor du privé dans les campagnes se soit fait précisément à cette époque !
Les efforts économiques de la Chine envers et contre tout sont illustrés par l’explosion de la première bombe chinoise en octobre 1964, suivie d’une seconde en mai 1965, une troisième en mai 1966 (en pleine révolution culturelle).

D’autre part, c’est à l’occasion de la Révolution Culturelle que le nationalisme chinois a été réaffirmé avec force en opposition à l’URSS. Après les tensions militaires aux frontières en mars 1969 puis en août 1969 au Xinkiang, la menace d’une attaque soviétique semble imminente.
La Révolution Culturelle a donc été l’occasion de démontrer que la rupture sino-soviétique était irréversible. Aussi, il n’est pas si paradoxal que des experts américains aient envisagé dès 1966 de rectifier la politique des USA vis-à-vis de la Chine, et que les dirigeants américains ne se soient pas laissés abuser par la démagogie de la Révolution Culturelle quand ils reprennent les relations avec la Chine en 1971. L’isolement de la Chine prend fin en 1971 avec l’invitation faite aux pongistes américains, suivie de près en juillet 1971 par la visite de Nixon à Pékin.

Dans « Les habits neufs du président Mao » de Simon Leys :
« La « Révolution culturelle » qui n’eut de révolutionnaire que le nom, et de culturel que le prétexte tactique initial, fut une lutte pour le pouvoir. (…) Dans la suite de l’événement, un courant de masse authentiquement révolutionnaire se développa spontanément à la base, se traduisant par des mutineries militaires et par de vastes grèves ouvrières ; celles-ci, qui n’avaient pas été prévues au programme, furent impitoyablement écrasées. En Occident, certains commentateurs persistent à s’attacher littéralement à l’étiquette officielle et veulent prendre pour point de départ de leurs gloses le concept de « révolution de la culture » (…) Les maoïstes de Chine, eux, ne s’embarrassent pourtant plus de telles délicatesses : la définition de la « Révolution culturelle » comme une lutte pour s’emparer du pouvoir n’est en effet pas une création des adversaires du régime, c’est définition officielle proposée par Pékin

Dans « Bureaucratie, bagnes et business » de Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve :
« Kouan Pou-Liao : Lorsqu’il prend le pouvoir, en 1949, le parti est déjà lié par un contrat implicite à la classe des paysans pauvres. C’est dans les zones rurales qu’il a bâti son soutien de masse, c’est là qu’il a puisé ses forces militantes. Au cours des années agitées de la prétendue révolution culturelle, lorsque l’armée et les maoïstes éprouvaient des difficultés à reprendre le contrôle de l’Etat, le parti a contracté une fois de plus une énorme dette envers la paysannerie. Lorsqu’en avril 1967, Mao mettait en garde contre « l’anarchisme (qui) dissous les objectifs de notre lutte et détourne son orientation générale » (Le Quotidien du peuple, 26 avril 1967), il se référait au danger que représentaient les groupes rebelles. Ces rebelles étaient en effet en passe de prendre la tête d’un mouvement social qui échappait de plus en plus au contrôle des forces bureaucratiques qui l’avaient déclenché. Les tendances maoïstes voulaient se servir de la révolution culturelle pour épurer et réformer le parti. Il n’était nullement question pour elles de le détruire, comme le proposaient les rebelles. Débordé sur sa gauche, Mao a ressorti sa vieille recette : « l’encerclement des villes par les campagnes ». (…) Cela signifiait que sa fraction dans le parti devait recruter des forces dans la paysannerie pour écraser l’ennemi : en l’espèce les tendances radicales qui émergeaient de l’agitation sociale urbaine. L’immense force réactionnaire des paysans devait être jetée dans la bataille à côté des tendances conservatrices du parti et de la bureaucratie syndicale. Les milices paysannes, solidement encadrées par les maoïstes, allaient prêter main forte à l’armée pour écraser les débordements.
Charles Reeve : Un participant actif de ce mouvement (Houa Lin-chan) a précisé, quelques années plus tard, les circonstances de l’affrontement : « En juillet 1967, Mao, voyant qu’il ne reprenait pas le contrôle des usines, a tout simplement envoyé l’armée contre les rebelles. Il y a eu des affrontements. Les militaires nous disaient : « Même si vous êtes majoritaires, que représentez-vous de l’ensemble de la Chine ? » Alors, nous nous sommes dit qu’il fallait convaincre les paysans de nous suivre. La tentative de mobilisation de « rebelles paysans » a été un échec total. (…) D’ailleurs, la féroce bataille dans laquelle s’est achevée la Révolution culturelle a, avant tout, opposé paysans et citadins. A Kouei-lin, 90% de la population était du côté des rebelles. Le parti ne pouvant reprendre la ville avec les 10% restants, il a dû mobiliser des dizaines de milliers de paysans ; chaque village devait envoyer son « détachement » qui était armé par le parti. » Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit d’expliquer la « révolution culturelle », les médias et les intellectuels occidentaux restent complices de la classe dirigeante chinoise : ils reproduisent inlassablement la version fabriquée en Chine par les bureaucrates victorieux. (…)
Kouan Pou-liao : (…) Ce que l’on appelle aujourd’hui la révolution culturelle est, en fait, la contre-révolution qui a écrasé dans le sang les tendances dont les buts d’émancipation sociale allaient à l’encontre des intérêts de ceux qui avaient déclenché l’agitation. (…) La fin de la révolution culturelle avait ramené un certain calme dans les usines. Le massacre des rebelles par l’armée et par les milices paysannes avait sauvé le parti in extremis. Peu à peu, la terreur qui s’était abattue sur les villes chinoises s’était dissipée. (…) La poursuite des luttes politiques mobilisait surtout les cadres et les activistes de base du parti. La grande masse des travailleurs restait en dehors de cette agitation, attendant l’accalmie tout en tirant profit de la désorganisation bureaucratique pour survivre. (…) Les ouvriers vivaient enfermés dans les gigantesques complexes industriels. C’est en se repliant sur ces lourdes structures que la classe ouvrière chinoise avait réussi à se protéger des luttes au sein de la bureaucratie. Pendant toutes ces années, elle a sans cesse négocié son soutien passif aux lignes successives du parti, en échange de garanties sur le statut de l’ouvrier permanent, le bol de riz en fer sorti intact de tant d’années d’agitation et de luttes de pouvoir. »
« Houa Lin-chan : En Occident, on parle de gardes rouges comme si cela avait été un corps homogène. En Chine, quand quelqu’un se présente comme garde rouge, on lui demande aussitôt : Tu étais rebelle ou conservateur ? » (…) (Entre écoliers rebelles et ouvriers), il y avait de grands problèmes de communication qui tenaient au fait que nous ne connaissions pas la vie réelle des usines, les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs. »

Document :
Extraits de « Le tigre de papier » de Charles Reeve :

« Révolution par décret et grèves spontanées
« (…) Deux phases distinctes peuvent être clairement délimitées dans la Révolution culturelle, commencée officiellement le 18 août 1966 avec le meeting de masse de Pékin. Dans la première qui va jusqu’en janvier 1967, la tendance Mao mène un combat purement politique contre la bureaucratie du Parti. La seconde période est celle où la production est touchée et qui s’étend du début de 1967 jusqu’au milieu de 1968. (…) la première période est principalement caractérisée par la coopération étroite entre les gardes rouges récemment créés et l’appareil de l’armée ; l’armée fournit non seulement un modèle organisationnel, mais aussi les conditions matérielles de la « révolution » : transports, communications, radio, téléphone, etc…
(…) En décembre 1966, la tendance maoïste à l’intérieur des hautes sphères du Parti et de l’Armée, où quelques purges avaient aussi eu lieu, fut assez forte pour lancer les premières réformes. Le 27 décembre, la Fédération des Syndicats fut dissoute et la décision fut prise de porter la « révolution » aux usines et aux champs. Même à cette époque, il était clairement précisé que l’objectif était de « faire la révolution et accroitre la production ». (…) Des groupes d’ouvriers partisans des maoïstes furent créés, et avec l’aide des gardes rouges ils commencèrent à agir au niveau de la production par des purges visant les directions d’usines et les cadres syndicaux aussi bien que les autres travailleurs ayant « une idéologie bourgeoise ». Les « rebelles-révolutionnaires » manquant d’une force suffisante à l’intérieur de la classe ouvrière, il devint de plus en plus nécessaire d’avoir recours aux gardes rouges et à l’armée, ce qui contribua à la désorganisation de la production. La « Révolution culturelle » n’ayant rien de commun avec un mouvement spontané de la classe ouvrière (…) l’agitation qui en résulta de la part de la classe ouvrière chinoise ne dépassa jamais le stade d’une simple réaction contre les mesures venues d’en haut. (…)
Au début de 1967, le gouvernement prit les premières mesures dans la nouvelle politique économique annoncée par la Révolution culturelle. Dans le secteur industrile, non seulement les avantages sociaux étaient atteints par la dissolution des syndicats, mais aussi les salaires furent réduits par l’élimination des stimulants matériels et des primes. (…) En outre, l’introduction des Gardes rouges dans les usines dans le but d’ »éduquer » la classe ouvrière provoqua un mouvement massif de grèves (…) Le mouvement de grève commença à Changaï le 9 janvier 1967 par le débrayage des dockers. Le mouvement s’étendit du port aux zones industrielles et toutes les industries de la ville furent bientôt arrêtées. L’activité des ouvriers était surtout une réponse à l’amputation de leur salaire et à l’instauration des stimulants idéologiques, c’est-à-dire à un contrôle plus serré des lieux de travail par le Parti et à une hiérarchie parmi les travailleurs basée sur la fidélité au Parti et à la pensée de Mao. (…)
Les grèves de 1967 s’étendirent bientôt aux autres régions industrielles et, pour la première fois depuis 1926-27, la classe ouvrière chinoise entra en action pour défendre ses intérêts de classe immédiats, pour s’opposer à l’accroissement de son exploitation par l’amputation de ses salaires. (…) Le 13 janvier, la radio de Beijing annonça que dans les faubourgs ouvriers de Changaï se déroulaient de violents combats pour la prise de l’Office des Chemins de fer et de l’usine électrique de Yang Shu Bu qui avaient été occupés par « des ouvriers bourgeois » (Radio Pékin du 13 janvier 1967). L’armée populaire y fut envoyée et, par la suite, il semble que la lutte se termina grâce à l’action de l’armée « du peuple » contre le peuple des ouvriers. Néanmois cette forte résistance de la classe ouvrière eut quelques effets immédiats. En ce qui concerne la baisse des salaires, certains adoucissements furent apportés (…) Au printemps 1967, la tendance était à la limitation de la « révolution culturelle » et à la mise en place de nouvelles formes de contrôle. En février le « Quotidien du peuple » appella au développement des « comités révolutionnaires » basés sur la triple alliance (armée, cadres révolutionnaires, producteurs).

1976, le grand tournant : réintégration de la Chine,
après l’échec américain au Vietnam

1989 : Tian’anmen ou « Le tremblement de terre de Pékin »

C’est le titre de l’ouvrage cité ci-dessous, de Jean-Philippe Béja, Michel Bonnin et Alain Peyraube qui retrace le conflit débuté en 1989 par les étudiants sur la place Tian’anmen de Pékin et qui s’est étendu à une partie de la classe ouvrière, avant d’être violemment réprimé par le pouvoir chinois.
« Au printemps 1988, cédant aux injonctions de Deng Xiaoping, Zhao Ziyang accepte de lancer une réforme des prix sans préparation. C’est la catastrophe : les magasins sont assiégés par des citadins affolés, et il lui faut reculer. (…) La décentralisation qui a accompagné le processus de réformes depuis le début des années 80 a également favorisé la diversification de la société. En rendant aux provinces une partie de la décision économique, le pouvoir a favorisé l’expression des intérêts locaux. Ainsi, les dirigeants des provinces maritimes du sud de la Chine, notamment du Guangdong et du Fujian qui abritent en leur sein des « zones économiques spéciales » plus ouvertes sur l’étranger, commencent à développer leurs relations avec les hommes d’affaires chinois d’outre-mer et, se transformant en zones d’investissements privilégiés, jouissent d’une plus grande autonomie dans la définition de leur politique économique. Le développement plus rapide de ces régions permet à leurs responsables d’avoir une plus grande capacité de marchandage dans leurs règlements avec le Centre. (...) Le système qui est progressivement mis en place est un système mixte censé combiner les avantages d’une économie planifiée avec ceux d’une économie de marché. En fait, il combine surtout les inconvénients des deux et crée de graves déséquilibres. (…) La production céréalière stagne depuis 1985, nettement en dessous de son record de 1984. Cette situation est d’autant plus inquiétante que la politique de limitation des naissances n’est pas aussi efficace que prévu et donc que la tension sur l’approvisionnement de la population s’accroît. (…) L’Etat n’investissant presque plus dans les campagnes (seulement 3% du total des investissements en 1985), les travaux d’infrastructure s’en ressentent. Les paysans, dont les exploitations sont de taille réduite et qui ne possèdent pas la terre, n’ont ni les moyens ni la volonté de prendre la relève de l’Etat. (…) C’est pourquoi un mécontentement existe chez les paysans, qui s’exprime par des occupations de locaux administratifs, des pillages et des émeutes, notamment à cause des distributions d’engrais et de la commercialisation des produits agricoles. Les paysans sont particulièrement mécontents lorsque l’Etat, à court de liquidités et ne voulant pas alimenter encore plus l’inflation, en recourant de nouveau à la planche à billets, paye un tiers de ses achats pour la récolte de 1988 avec des bons du Trésor. (…) Dans les villes, le mécontentement social est encore plus grand que dans les campagnes, et surtout plus dangereux pour le pouvoir. (…) L’inflation n’étant pas compensée par les augmentations de salaires, de nombreux citadins subissent une baisse de leur pouvoir d’achat. N’ayant aucun moyen de faire valoir leurs revendications, ils recourent à la grève perlée et à l’absentéisme pour marquer leur mécontentement. (…) La crise sociale dans les villes est liée à un profond sentiment d’injustice ressenti par les nombreux salariés (ouvriers, employés, intellectuels), dont le pouvoir d’achat déjà faible va s’amenuisant, devant les revenus des travailleurs indépendants et ceux des cadres corrompus. (…) Il est une idée répandue selon laquelle l’origine décisive du mouvement serait due uniquement à la crise économique que connaît la Chine au printemps 89. Certes, le mécontentement populaire a été abondamment nourri par un accroissement des inégalités, une hausse des prix vertigineuse et les injustices qui en découlent, même si on reconnaît généralement que cette crise n’est pas l’effet d’un marasme, mais plutôt d’une surchauffe. Toutefois, le déroulement des événements, d’avril à juin, montre que les exigences des manifestants n’ont pas été de nature exclusivement économique. Cela est vrai des contestataires étudiants, mais aussi de tous les Pékinois qui les ont soutenu. (…) Le limogeage de Hu Yaobang, en janvier 1987, est une défaite importante pour les démocrates. Bon nombre d’intellectuels qui entretenaient avec le secrétaire général du Parti destitué de furtives et tacites connivences ou des relations étroites, sont les premières victimes de l’éviction de Hu. Cette nouvelle situation les pousse à se démarquer du pouvoir. (…) Le 5 avril, l’étudiant Wang Dan, écrit : « L’étoile de l’espoir s’est levée sur l’Europe de l’Est. (…) Nous estimons que la voie suivie par ces trois pays d’Europe occidentale (Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie) est la seule issue à la grave crise qui secoue les pays socialistes. » (…) L’annonce du décès de Hu Yaobang, mort de colère à la suite d’une crise qui le terrassa pendant une réunion du Bureau politique, a donc été le détonateur de l’agitation dans les campus, qui ne demandait sans doute qu’à se développer pour les différentes raisons, politiques, économiques et culturelles, analysées plus haut. Mais une chose est aujourd’hui certaine, c’est le caractère spontané du mouvement. S’il est vrai qu’en Chine, la contestation est toujours nourrie par les crises politiques internes du régime et qu’elle dépend étroitement des occasions que lui offre la division du Pouvoir central, il n’en est pas moins indubitable, cette fois-ci, que l’effervescence des étudiants qui allait entraîner l’insurrection pacifique de toute la population n’a été ni provoquée ni directement inspirée par la fraction de l’appareil d’Etat ou du Parti, pour mieux contrecarrer les desseins de l’autre fraction. (…) Dazibao affiché le 24 avril 1989 sur le campus de l’Ecole normale supérieure de Pékin : « Les privilégiés, réunis en caste, mènent une vie meilleure que celle des dieux. L’ouverture et la réforme ont été pour eux de bonnes occasions de s’enrichir. A leur guise, les princes transgressent la loi, une loi pour eux élastique et moelleuse. Leurs enfants ont beau être des cancres, les universités de Beida et Qinhua leur sont quand même grandes ouvertes ; Pour ceux qui sont en relation avec les étrangers, festins et beuveries, et des centaines de yuans de frais de mission. Les affaires privées se confondent avec les missions publiques, les billets d’avion sont gratuits, les voitures disponibles. (…) Une vie de misère à Zhongnanhai pour toute la famille, des palais et des villas partout en Chine. Devant tant de splendeur et de faste, le peuple regarde et soupire. Les simples mortels ne pourront jamais approcher ces nids de divertissement, même s’ils sont connus de tous. (…) »
De telles dénonciations ne pouvaient pas manquer de trouver un écho on ne peut plus favorable au sein de la population ouvrière, exaspérée, comme les étudiants, de la croissance des inégalités engendrée par la nature corrompue du régime. Le prolétariat, depuis longtemps, s’indigne des privilèges exorbitants dont bénéficient les dirigeants et juge insupportables l’inflation galopante et la misère des salaires des travailleurs, comparés aux traitements et aux avantages qui sont consentis aux hauts fonctionnaires. (…) Tract du 20 avril 1989 de l’Association des ouvriers de la ville de Pékin : « Lettre à tous les Pékinois. Le peuple chinois est aujourd’hui à un point critique et il ne peut plus se résigner. L’omnipotence des dictateurs et des bureaucrates a eu pour effet une baisse brutale du niveau de vie de la population et une augmentation considérable des prix. (…) Nous revendiquons fermement : une augmentation des salaires, le blocage des prix, la publication des revenus et des dépenses des hauts fonctionnaires de l’Etat et de leurs rejetons. La classe ouvrière et la population de Pékin soutiennent la juste lutte des étudiants dans toute la Chine. »
Ayant tiré les leçons des mouvements précédents, les étudiants affirment aussi rapidement la nécessité de créer des organisations indépendantes, en dehors des syndicats officiels, pour que leurs revendications soient prises en compte. Toutes sortes d’associations, de comités ou de groupes vont naître. (…) Ainsi, un premier comité Solidarité est d’abord créé à Beida, dans la nuit du 19 au 20 avril. Quelques jours plus tard, le 22 avril, est fondée la Coordination provisoire des universités de Pékin, rassemblant les délégués de vingt établissements d’enseignement supérieur. Elle donnera naissance à la célèbre Association autonome des étudiants de Pékin, conduite notamment par Wuer Kaixi et Wang Dan, qui jouera un rôle essentiel jusqu’au début du mois de juin, avec le groupe de la grève de la faim, mis en place le 14 mai, et le Commandement général unifié de la place de Tian’anmen, dirigé par Chai Ling et établi le 23 mai. (…)
L’éditorial du 26 avril du Quotidien du peuple est le texte qui noue le drame du Printemps de Pékin 1989. Sa publication met en place les conditions d’un affrontement qui, après quarante jours pendant lesquels les étudiants comme les modérés du pouvoir tenteront vainement d’échapper au piège, prendra l’horrible forme du massacre du 4 juin. En « définissant la nature » du mouvement démocratique comme « désordres » (ou « troubles ») comme « un complot prémédité » par « une petite poignée de gens aux desseins contre-révolutionnaires inavouables », il engage une partie de bras de fer où il ne peut y avoir qu’un vainqueur et un perdant. (…) Après le 27, les soutiens de diverses catégories sociales aux étudiants se font de plus en plus nombreux. (…) Si le 27 avril, les cent mille étudiants qui défilent dans Pékin tiennent encore à conserver au mouvement son caractère « purent » étudiant, ils sont déjà conscients de la nécessité d’obtenir la sympathie de la population. Se rendant aux principaux carrefours armés de mégaphones, ils expliquent aux citadins la nature de leur mouvement. (…)
Les 28 et 29 avril, premiers contacts entre le gouvernement et les étudiants ; chaque camp reste sur ses positions, la négociation est bloquée. Fondation formelle de l’ »Association autonome des étudiants de Pékin », AAEP qui remplace la « Coordination provisoire des universités de Pékin ». (…)
Le 4 mai, le gouvernement ayant repoussé l’ultimatum des étudiants, un imposant cortège de cent mille personnes environ prend possession de la rue pendant plusieurs heures. La population de Pékin exprime incontestablement son soutien aux étudiants. (…)
Le 13 mai, deux puis trois mille étudiants se lancent dans une grève de la faim illimitée et s’installent sur la place Tian’anmen. La presse internationale, présente à Pékin à l’occasion de la visite imminente de Gorbatchev, donne un retentissement extraordinaire à ce nouveau rebondissement de l’agitation étudiante. (…) Dès la proclamation de la grève, les citadins se mobilisent et défilent en grand nombre derrière les banderoles de leurs unités de travail.
Le 14 mai, 35.000 personnes sont présentes sur la place pour apporter leur soutien aux grévistes de la faim. Naissance d’un « Groupe de la grève de la faim » qui cherche à marginaliser l’influence exercée par l’AAEP sur les étudiants. (…) Tentative de dialogue entre Yan Mingfu, secrétaire du Comité central et allié de Zhao, et les étudiants.
Le 17 mai, c’est une véritable révolution. La population entière de Pékin descend dans la rue et manifeste son soutien : « Ne laissons pas mourir nos étudiants ». La ville est quasiment en grève générale. (…) L’édition d’outre-mer du Quotidien du peuple du 17 mai écrit : « Dans la manifestation, nous avons remarqué des cortèges d’ouvriers sidérurgistes, des travailleurs du bâtiment, des postes, de l’électricité, de l’électromécanique et de l’automobile. A 18H3O, d’immenses cortèges d’ouvriers partent encore pour Tian’anmen : « Usine d’automobiles de Pékin », « Usine d’impression et de teinture de Pékin », « Fabrique de grues de Pékin », « fabrique de moteurs à combustion interne de Pékin », « Compagnie sidérurgique de la capitale », les ouvriers crient le nom de leur usine et hurlent leurs mots d’ordre. (…) » La province suit le mouvement. (…)
Le 18 mai, plusieurs hauts responsables se rendent au chevet des grévistes de la faim hospitalisés. Rencontre entre dirigeants et leaders étudiants, c’est toujours l’impasse. La réunion est retransmise en différé le soir à la télévision. Les étudiants ont une attitude ambivalente à l’égard du soutien des ouvriers ; ils sont naturellement satisfaits d’avoir réussi à le gagner, mais ils ne souhaitent pas qu’ils participent à la direction de leur action. (…) Ils craignent que le gouvernement ne saisisse le prétexte de la participation des travailleurs aux manifestations pour lancer la répression. Le Parti, en effet, a toujours bien pris soin d’éviter que les ouvriers puissent constituer des organisations autonomes. Chaque fois qu’ils ont exprimé collectivement des revendications depuis 1948, ils ont subi une terrible répression. Dans les usines, syndicats et comités du Parti veillent à ce que les prolétaires ne créent pas d’organisations, d’autant plus que Deng Xiaoping est obsédé par l’expérience polonaise. Pourtant, le mécontentement est grand dans la classe ouvrière. (….) La création d’associations autonomes par les étudiants va immédiatement inspirer un certain nombre de prolétaires. (…) C’est au 19 mai que Shen Yinhan, l’un de ses leaders, fait remonter la création de l’Association de l’association autonome des ouvriers qui revendique 5.500 membres dans les 2.000 usines de la capitale. (…) Les communications entre les différentes catégories sociales ont été difficiles ; les organisations ouvrières, par exemple, sont exilées au nord-ouest de la place (…).
Le 19 mai, constitution d’une « Association autonome des ouvriers de Pékin » qui tente de déclencher une grève. (…) L’association autonome des ouvriers ne se contente pas de lancer des appels, elle commence très sérieusement à s’organiser, non seulement pour jouer un rôle dans le mouvement ouvrier en cours, mais également pour créer un véritable syndicat indépendant du type de Solidarnosc et bouleverser ainsi de façon radicale le rapport instauré depuis quarante ans entre le régime et la classe ouvrière.
Dans la nuit du 19 au 20 mai, la loi martiale est proclamée dans les huit districts urbains de la capitale (…)
Le 20 mai, une foule de Pékinois descend dans la rue et bloque les camions de l’armée à la périphérie de la ville. (…) Le peuple non armé contrôle la ville.
Le 22 mai, la situation n’évolue toujours pas. Les scènes de fraternisation se multiplient entre les soldats et les manifestants. (…) Le pouvoir semble vacant. La télévision ne diffuse plus la proclamation de la loi martiale et Li Peng a disparu des écrans.
Le 23 mai, nouvelle manifestation de plusieurs centaines de milliers de personnes dans le centre de Pékin. A Canton, elles sont 600.000. Naissance du « commandement général unifié » de Tien’anmen. (…) Dans la soirée, les pékinois descendent en masse dans la rue, comme les jours précédents. Les soldats, massés aux portes de la ville, se replient progressivement à quelque distance.
Le 26 mai, l’exclusion de Zhao Ziyang de son poste de secrétaire général est confirmée. (…)
Le 30 mai, arrestation de trois ouvriers de l’Association autonome des ouvriers de la capitale. Un millier de manifestants se massent durant le siège de la Sécurité publique et exigent leur libération. (…)
Dans la nuit du 2 au 3 juin, plusieurs milliers de soldats en uniforme (…) à pied et sans armes apparentes, convergent vers le centre-ville, en provenance à la fois de l’ouest et de l’est. Les Pékinois descendent une fois de plus en masse dans les rues, sectionnent les colonnes militaires et isolent les soldats. L’armée fait demi-tour et la foule reste maîtresse de la ville.
Nuit du 3 au 4 juin : intervention brutale de la troupe qui ouvre le feu sur la foule désarmée, en plusieurs points de l’avenue Chang’an qui mène à Tian’anmen. A 2 heures 20, le 27ème corps d’armée avance sur Tian’anmen. (…) les chars écrasent les derniers occupants et les soldats brûlent les cadavres. Il y aura des milliers de morts et de blessés, sur la place Tian’anmen et aux alentours. (…) Les ouvriers de l’ »Association autonome des ouvriers » qui étaient tout au bout de la place se sont battus avec acharnement jusqu’au dernier, et ils sont tous morts. (….) Un groupe d’ouvriers et de citadins, le groupe des « Brave-la-mort » s’est précipité pour se battre avec tout ce qui pouvait leur servir d’armes. (…)
Le 5 juin, un homme s’interpose, seul, contre une colonne de chars. L’image fera le tour du monde.
Du 5 au 9 juin, des centaines de milliers de personnes se rassemblent et manifestent dans plusieurs ville de province (Shangaï, Canton, X’ian, Wuhan, etc.) pour protester contre le massacre du 4 juin à Pékin.
Le 9 juin, Réapparition de Deng Xiaoping qui s’entretient avec les comandants du quartier général de la loi martiale. Il confirme qu’il est bien l’instigateur de la répression. (…)
Du 15 au 21 juin, la répression est terrible. Arrestations et condamnations se suivent à un rythme effréné.

D’après « Bureaucratie, bagnes et business » de Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve :
« Charles Reeve : Lors des premières manifestations, en avril 1989, les étudiants avaient reçu le soutien chaleureux du peuple de Pékin. Que s’est-il passé quand les plus combatifs ont décidé de se lancer dans une grève de la faim et d’occuper la place T’ien-an-men ?
Li : L’occupation de la place a créé une première division parmi les étudiants. Ceux qui étaient plus proches des réformistes du parti se sont éloignés. En revanche, ceux qui étaient en désaccord avec le régime se sont rapprochés du mouvement. Vu le mécontentement qui régnait dans la société et, tout particulièrement, dans les grandes villes, il était inévitable que de larges secteurs de la population urbaine se mobilisent pour soutenir la contestation étudiante. On y trouvait des ouvriers, des chômeurs, des marginaux. Il y avait aussi les enfants de la modernisation et des réformes : les petits commerçants et les affairistes, les trafiquants en tout genre, les travailleurs précaires, ceux que l’on appelle le prolétariat flottant, et les laissés-pour-compte. (…)
Ma : La création des Unions autonomes (ouvrières) était quelque chose de nouveau. Nous allions au-delà des étudiants qui restaient dans le camp du gouvernement. Des travailleurs s’organisaient en dehors des syndicats officiels et proposaient aux autres de faire pareil. Le pouvoir communiste ne pouvait pas l’accepter, depuis des années qu’il craignait une situation à la polonaise.
Wei : Les premiers jours, nous étions à peine 150 activistes. Début juin, l’Union comptait déjà 20.000 membres. C’était une structure souple, les liens entre nous étaient peu formels.
Ma : les activistes venaient du secteur précaire. Mais il y avait aussi des ouvriers du secteur public. Il y avait même quelques petits cadres des syndicats officiels, qui ont participé à la rédaction des textes et aux émissions de radio. (…)
Wei : L’armée a aussi établi des barrages autour des grandes unités industrielles, comme la Grande Acierie de Pékin, où travaillent et vivent quelque 200.000 personnes. Les chefs communistes n’étaient plus sûrs de compter sur l’appui passif de la classe ouvrière.
Charles Reeve : Les activistes des Unions ouvrières sont restés réellement isolés. Leur mouvement n’a jamais pris racine à l’intérieur des entreprises. C’est la grande différence avec la situation polonaise, où une organisation de masse est spontanément née sur les lieux de travail et s’est rapidement développée grâce à la grève générale.
Ma : Je pense que nous pouvons maintenant parler de nos rapports difficiles avec les dirigeants étudiants. (…) Ils avaient toujours proclamé que la place devait rester réservée aux étudiants, de façon à « garder pur le mouvement démocratique ». L’expression en dit long sur ce qu’ils pensaient de nous…
Wei : Deux ou trois jours auparavant, je crois que c’était le 28 mai, un groupe de militants des Unions ouvrières s’était déplacé dans une banlieue de Pékin, à Dai-hsing, pour libérer quelques étudiants qui avaient été arrêtés par la police. Je me souviens aussi que, le même jour, nous, les membres des Unions ouvrières, nous avions proposé la grève générale. Mais les dirigeants étudiants n’acceptaient pas l’idée. Ils nous ont dit : « C’est notre mouvement. Vous devez nous obéir. »
Ma : La différence entre nous et les étudiants était que nous parlions de choses concrètes : les problèmes d’alimentation, de conditions de vie, la situation à la campagne. Un jour, un chef étudiant m’a demandé si j’étais partisan d’un plus haut degré de démocratie. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par là. Il s’est lancé dans un long discours idéologique. Je l’ai arrêté : « plus tu parles, plus ta réponse devient confuse. » Pour nous, il y avait un lien direct entre notre expérience et la critique du régime. Dans l’usine, le directeur est un dictateur. Et l’Etat est à l’image de l’usine. (…).
Charles Reeve : Le régime s’est mis à craindre le pire. Les affrontements éclataient entre le peuple et l’armée dans les quartiers autour de T’ien-an-men. Des unités de l’armée entraient elles-mêmes en rébellion ou refusaient de marcher sur les manifestants. A Shangaï et Canton, on signalait des manifestations. A Shangaï même, la presse avait rapporté un fait insolite : la direction du parti avait été reçue par la direction des syndicats afin d’étudier la situation dans les usines et prendre connaissance des revendications des ouvriers. L’état de siège est décrété à Pékin et la répression va tout d’abord prendre pour cibles les travailleurs et le peuple qui manifestent. (…)
Wei : C’était une course contre la montre : après la proclamation de la loi martiale et de l’état de siège, le mouvement étudiant perdait des forces alors que la révolte populaire s’étendait. (…)
Charles Reeve : Tchai Ling, la meneuse : « Beaucoup de camarades, ouvriers et citadins, sont venus à notre quartier général, nous dire qu’au point où nous en étions arrivés, il fallait prendre les armes. Nous leur avons dit : « nos sommes pour des revendications pacifiques et le principe suprême du pacifisme, c’est le sacrifice. » (citation de « Tchai Ling, « Je suis toujours vivante »)


1996-97 : une campagne de répression du pouvoir
face à la crainte de la classe ouvrière

Le discours du président chinois Jiang Zemin du 18 décembre pour le vingtième anniversaire du début des réformes - la réintroduction de l’économie de marché- aura fait l’effet d’une douche froide : coup de frein aux privatisations, retour à l’intervention économique de l’Etat et au développement d’un secteur de grands travaux financés par les fonds publics, serrage de vis politique avec la réaffirmation de la primauté du parti communiste et de son caractère hégémonique, interdiction de tout autre parti, et surtout interdiction de toute tentative d’organisation indépendante du pouvoir des travailleurs et des chômeurs sur le plan syndical et politique. Le journal « les échos » du 15 décembre relève que «  le premier ministre Jiang Zemin ne cache pas que l’année qui vient s’annonce très délicate sur le plan économique et social » et le 18 décembre, il rapporte que, devant 6000 cadres, le président « a reconnu que les mouvement sociaux étaient dangereux : « le parti éloigne la perspective d’une privatisation tous azimuts risquant de faire basculer le régime ». Ce discours a été diffusé ensuite à tous les cadres du pays. Les déclarations du président n’ont pas seulement pour but de rassurer les cadres du parti. Elles laissent entendre que les réformes qui devaient supprimer massivement des emplois sont retardées ou supprimées tout en appuyant ce recul du pouvoir d’une recrudescence de la répression avec de nombreuses arrestations, avec des procès et des sentences dures rendues publiques pour impressionner la population. C’est même cette répression qui a contribué à attirer l’attention des médias occidentaux sur les difficultés que semblait rencontrer le pouvoir sur le terrain social. Toute la presse a relevé dans la déclaration de Jiang Zemin les passages sur l’agitation sociale qui se développe en ce moment : « nous tuerons dans l’oeuf toutes les tentatives de déstabilisation sociale » et « toute activité de soutien aux luttes est une incitation à la subversion contre le pouvoir d’Etat et met en danger l’ordre social ». « L’Humanité » du 19 décembre rapporte que : « des manifestations de chômeurs et de laissés pour compte du développement éclatent en divers points du pays. » C’est également ce que relève « Ouest France » du 19 décembre : « ce brusque changement de cap s’explique par la tension sociale qui monte et que le parti redoute de plus en plus de ne pouvoir maîtriser. (..) Les manifestations ouvrières se multiplient dans le centre et le sud ouest. » Et, comme le note « la Tribune » du 21 décembre, cela se déroule dans un climat social agité et même menaçant pour la pouvoir et les classes dirigeantes : « Jiang Zemin s’est voulu menaçant (..) alors qu’une vague de répression sévit en Chine depuis trois semaines. ( ..) Les nuages se sont accumulés dans le ciel de Pékin. Confrontés à des manifestations quotidiennes dans les villes du pays et au ralentissement des principaux indicateurs économiques, ses dirigeants cherchent à tout prix à éviter un embrasement social du pays.  » Le « Figaro » du 22 décembre montre que ce mouvement à touché tout le pays et que « le Bureau Politique du parti a envoyé une circulaire à tous les gouverneurs leur enjoignant de signaler tous les « facteurs « d’instabilité ». Pékin exige un rapport détaillé sur les manifestations ouvrières et les organisations « souterraines » » Et ce journal relève que, bien que « toute velléité de participation ou d’expression spontanée de la population » soit immédiatement écrasée, « les manifestations se multiplient. » On comprend ainsi que, pour le pouvoir il faut traduire facteur d’instabilité et organisations souterraines par tentatives de luttes et d’organisation de la classe ouvrière ! Le journal « Le Monde » du 22 décembre qui relève cette volonté répressive du pouvoir écrit : « toute tentative de mettre sur pied des organisations syndicales indépendantes et des organisations politiques se heurte à un mur. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les informations sur ces luttes et sur ces tentatives d’organisation du mouvement ouvrier chinois n’avaient pas jusque là tellement filtré, soient qu’elles étaient encore très embryonnaires soit que le pouvoir était parvenu à les cacher et à les « étouffer dans l’oeuf ». Il faut dire qu’il réprime très durement quiconque cherche à informer l’étranger sur les mouvements sociaux : des dizaines d’années de prison et la presse chinoise ne peut bien entendu pas en dire un traître mot. Et on peut véritablement parler de campagne puisqu’il s’agit d’une action à but propagandiste diffusée dans toute la population pour montrer que le pouvoir est toujours déterminé et répressif.
La campagne de répression a commencé début décembre et c’est une campagne du parti et de l’Etat qui s’adresse à toute la population puisque, cette fois, des arrestations et des procès sont rendus publics. Selon une vieille méthode, l’Etat chinois a accusé les intellectuels de vouloir renverser le parti communiste pour en réalité s’attaquer aux travailleurs. Le 17 décembre, ce sont les procès de trois dissidents politiques fondateurs d’un parti d’opposition qui a été mis en avant par les médias chinois ainsi que leur condamnation exemplaire à 11, 12 et 13 ans de prison pour « tentative de subversion ». Le procès des dissidents a servi de prétexte à une nouvelle attaque anti-ouvrière. A la veille du procès, selon Ouest France et l’Humanité, ont eu lieu des arrestations importantes de militants défendant les droits des travailleurs, notamment dans l’est du pays, à Hangzhou. Puis cela a été l’expulsion vers les USA de celui que les syndicats CISL appellent « le vétéran ouvrier », Liu Nianchun, connu dans toute la Chine pour être l’ouvrier d’usine qui faisait signer une pétition en faveur de syndicats libre en 95 et condamné pour cela à trois ans de prison, torturé puis envoyé dans le bagne de Laogaï, le goulag chinois. Le même rapport de la confédération CISL cite 24 autres dirigeants syndicalistes ouvriers qui sont actuellement emprisonnés et torturés. Un autre militant syndical Zhang Shanghuang vient d’être jugé dimanche 27 décembre pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » et condamné, après deux heures de procès, à dix ans de prison. Il avait été emprisonné le 21 juillet pour avoir tenté de mettre sur pied une organisation de défense des droits des chômeurs et pour avoir informé une radio américains sur les manifestations des ouvriers et des paysans.
S’il est bien difficile d’ici de savoir où en est le combat de la classe ouvrière, il est facile de comprendre que le pouvoir ait des raisons de la craindre. Dès sa naissance, l’Etat chinois a été une dictature contre les travailleurs, privés de tout droit et l’expression maoïste de « dictature du prolétariat » n’a jamais été qu’un masque au nationalisme de la petite bourgeoisie radicale portée au pouvoir par l’insurrection paysanne. L’époque maoïste était loin d’être un paradis socialiste pour les travailleurs des villes comme des campagnes (ils ont été les principales victimes du prétendu « grand bond en avant » et de la « révolution culturelle » qui ont fait des millions de morts), et celle du retour au marché mondial organisé par le même Etat n’est pas fait pour améliorer leurs conditions d’existence ni leurs droits. La Chine qui semblait avoir été épargnée par la crise asiatique est en fait menacée par les mêmes symptômes et notamment son secteur bancaire est en faillite du fait de la spéculation immobilière. Le bond en avant économique de la Chine pour l’exploitation de sa main d’oeuvre et pour l’exportation de ses produits n’a pas représenté un bond en avant équivalent pour la consommation. Et maintenant que les premiers stagnent, celle-ci commence à dégringoler de manière catastrophique. Et les raisons de la colère sont multiples : il y a aussi les conditions de travail et de salaire effroyable - le succès économique de la Chine est fondé exclusivement sur ce bas niveau de vie des travailleurs chinois qui font des journées de travail moyennes de plus de dix heures et n’ont aucun droit de grève ni d’organisation - mais aussi les licenciements massifs ou encore les licenciements déguisés (9 millions de travailleurs sont dits « déplacés », 11 millions attendent leur salaire et 2,3 millions de retraités ne touchent plus leur pension). La montée du mécontentement ouvrier s’est accentuée en 1997 avec 26.000 mouvements d’agitation ouvrière, en augmentation de 59% par rapport à 1996, selon Le monde diplomatique de novembre 97. La province du Sichuan avait même connu plusieurs explosions ouvrières dont un début d’insurrection à Nanchong, menée par les 20.000 ouvriers du textile menacés de licenciement qui ont envahi la ville et une autre à Mianyang toujours à cause de la mise en faillite d’une entreprise. On comprend ce qui se passe en ce moment alors qu’il ne s’agit plus de 20.000 mais de plusieurs dizaines de millions d’ouvriers et d’employés des entreprises d’Etat qui sont menacés de perdre leur emploi ! Ce n’est plus seulement les bastions ouvriers du nord-est qui sont touchés comme en 1996-97 mais tout le pays. Dans un contexte où le mécontentement des campagnes est lui aussi explosif, ce n’est pas d’une simple grève que la classe ouvrière menace, c’est bien d’une explosion sociale dans un pays où les ouvriers d’industrie sont à eux seuls plus de cent millions !

Quelles perspectives en Chine ?

« La capacité d’auto-organisation qui se manifeste dans les grèves, dans la formation de ces comités provisoires, souvent fragiles, est le fait marquant de ces dernières années. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais désormais cela se produit régulièrement ; c’est une tendance de fond. Il ne fait aucun doute que la situation est explosive. La Chine, c’est une bombe ! »
Mister Hsia, cité par Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve dans « Bureaucratie et, bagnes et business »

Aujourd’hui, la Chine est appelée « l’atelier du monde », sa croissance est l’une des plus fortes au monde, son activité économique semble la placer comme candidate à devenir un pays riche et puissant à l’avenir. Cependant, le régime politique est toujours le même : le parti unique dit « communiste » est toujours en place, le pouvoir militaire aussi, le syndicat unique courroie de transmission de ce pouvoir toujours aussi unique. La liberté de la presse, la liberté syndicale, le multipartisme ne sont toujours pas présents. Bien d’autres aspirations démocratiques sont toujours aussi potentiellement explosives. La classe ouvrière est nombreuse, mène des luttes, prend une place importante des combats pour la liberté. La révolution a plané sur ce pays comme une menace en de nombreuses occasions, se faisant craindre des classes dirigeantes, bourgeoise, militaire et bureaucratique.

Le discours du président chinois Jiang Zemin du 18 décembre pour le vingtième anniversaire du début des réformes - la réintroduction de l’économie de marché- aura fait l’effet d’une douche froide : coup de frein aux privatisations, retour à l’intervention économique de l’Etat et au développement d’un secteur de grands travaux financés par les fonds publics, serrage de vis politique avec la réaffirmation de la primauté du parti communiste et de son caractère hégémonique, interdiction de tout autre parti, et surtout interdiction de toute tentative d’organisation indépendante du pouvoir des travailleurs et des chômeurs sur le plan syndical et politique. Le journal « les échos » du 15 décembre relève que «  le premier ministre Jiang Zemin ne cache pas que l’année qui vient s’annonce très délicate sur le plan économique et social » et le 18 décembre, il rapporte que, devant 6000 cadres, le président « a reconnu que les mouvement sociaux étaient dangereux : « le parti éloigne la perspective d’une privatisation tous azimuts risquant de faire basculer le régime ». Ce discours a été diffusé ensuite à tous les cadres du pays. Les déclarations du président n’ont pas seulement pour but de rassurer les cadres du parti. Elles laissent entendre que les réformes qui devaient supprimer massivement des emplois sont retardées ou supprimées tout en appuyant ce recul du pouvoir d’une recrudescence de la répression avec de nombreuses arrestations, avec des procès et des sentences dures rendues publiques pour impressionner la population. C’est même cette répression qui a contribué à attirer l’attention des médias occidentaux sur les difficultés que semblait rencontrer le pouvoir sur le terrain social. Toute la presse a relevé dans la déclaration de Jiang Zemin les passages sur l’agitation sociale qui se développe en ce moment : « nous tuerons dans l’oeuf toutes les tentatives de déstabilisation sociale » et « toute activité de soutien aux luttes est une incitation à la subversion contre le pouvoir d’Etat et met en danger l’ordre social ». « L’Humanité » du 19 décembre rapporte que : « des manifestations de chômeurs et de laissés pour compte du développement éclatent en divers points du pays. » C’est également ce que relève « Ouest France » du 19 décembre : « ce brusque changement de cap s’explique par la tensionr sociale qui monte et que le parti redoute de plus en plus de ne pouvoir maîtriser. (..) les manifestations ouvrières se multiplient dans le centre et le sud ouest. » Et, comme le note « la Tribune » du 21 décembre, cela se déroule dans un climat social agité et même menaçant pour la pouvoir et les classes dirigeantes : « Jiang Zemin s’est voulu menaçant (..) alors qu’une vague de répression sévit en Chine depuis trois semaines. ( ..) Les nuages se sont accumulés dans le ciel de Pékin. Confrontés à des manifestations quotidiennes dans les villes du pays et au ralentissement des principaux indicateurs économiques, ses dirigeants cherchent à tout prix à éviter un embrasement social du pays.  » Le « Figaro » du 22 décembre montre que ce mouvement à touché tout le pays et que « le Bureau Politique du parti a envoyé une circulaire à tous les gouverneurs leur enjoignant de signaler tous les « facteurs « d’instabilité ». Pékin exige un rapport détaillé sur les manifestations ouvrières et les organisations « souterraines » » Et ce journal relève que, bien que « toute velléité de participation ou d’expression spontanée de la population » soit immédiatement écrasée , « les manifestations se multiplient. » On comprend ainsi que, pour le pouvoir il faut traduire facteur d’instabilité et organisations souterraines par tentatives de luttes et d’organisation de la classe ouvrière ! Le journal « Le Monde » du 22 décembre qui relève cette volonté répressive du pouvoir écrit : « toute tentative de mettre sur pied des organisations syndicales indépendantes et des organisations politiques se heurte à un mur. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les informations sur ces luttes et sur ces tentatives d’organisation du mouvement ouvrier chinois n’avaient pas jusque là tellement filtré, soient qu’elles étaient encore très embryonnaires soit que le pouvoir était parvenu à les cacher et à les « étouffer dans l’oeuf ». Il faut dire qu’il réprime très durement quiconque cherche à informer l’étranger sur les mouvements sociaux : des dizaines d’années de prison et la presse chinoise ne peut bien entendu pas en dire un traître mot. Et on peut véritablement parler de campagne puisqu’il s’agit d’une action à but propagandiste diffusée dans toute la population pour montrer que le pouvoir est toujours déterminé et répressif.
La campagne de répression a commencé début décembre et c’est une campagne du parti et de l’Etat qui s’adresse à toute la population puisque, cette fois, des arrestations et des procès sont rendus publics. Selon une vieille méthode, l’Etat chinois a accusé les intellectuels de vouloir renverser le parti communiste pour en réalité s’attaquer aux travailleurs. Le 17 décembre, ce sont les procès de trois dissidents politiques fondateurs d’un parti d’opposition qui a été mis en avant par les médias chinois ainsi que leur condamnation exemplaire à 11, 12 et 13 ans de prison pour « tentative de subversion ». Le procès des dissidents a servi de prétexte à une nouvelle attaque anti-ouvrière. A la veille du procès, selon Ouest France et l’Humanité, ont eu lieu des arrestations importantes de militants défendant les droits des travailleurs, notamment dans l’est du pays, à Hangzhou. Puis cela a été l’expulsion vers les USA de celui que les syndicats CISL appellent « le vétéran ouvrier », Liu Nianchun, connu dans toute la Chine pour être l’ouvrier d’usine qui faisait signer une pétition en faveur de syndicats libre en 95 et condamné pour cela à trois ans de prison, torturé puis envoyé dans le bagne de Laogaï, le goulag chinois. Le même rapport de la confédération CISL cite 24 autres dirigeants syndicalistes ouvriers qui sont actuellement emprisonnés et torturés. Un autre militant syndical Zhang Shanghuang vient d’être jugé dimanche 27 décembre pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » et condamné, après deux heures de procès, à dix ans de prison. Il avait été emprisonné le 21 juillet pour avoir tenté de mettre sur pied une organisation de défense des droits des chômeurs et pour avoir informé une radio américains sur les manifestations des ouvriers et des paysans.
S’il est bien difficile d’ici de savoir où en est le combat de la classe ouvrière, il est facile de comprendre que le pouvoir ait des raisons de la craindre. Dès sa naissance, l’Etat chinois a été une dictature contre les travailleurs, privés de tout droit et l’expression maoïste de « dictature du prolétariat » n’a jamais été qu’un masque au nationalisme de la petite bourgeoisie radicale portée au pouvoir par l’insurrection paysanne. L’époque maoïste était loin d’être un paradis socialiste pour les travailleurs des villes comme des campagnes (ils ont été les principales victimes du prétendu « grand bond en avant » et de la « révolution culturelle » qui ont fait des millions de morts), et celle du retour au marché mondial organisé par le même Etat n’est pas fait pour améliorer leurs conditions d’existence ni leurs droits. La Chine qui semblait avoir été épargnée par la crise asiatique est en fait menacée par les mêmes symptômes et notamment son secteur bancaire est en faillite du fait de la spéculation immobilière. Le bond en avant économique de la Chine pour l’exploitation de sa main d’oeuvre et pour l’exportation de ses produits n’a pas représenté un bond en avant équivalent pour la consommation. Et maintenant que les premiers stagnent, celle-ci commence à dégringoler de manière catastrophique. Et les raisons de la colère sont multiples : il y a aussi les conditions de travail et de salaire effroyable - le succès économique de la Chine est fondé exclusivement sur ce bas niveau de vie des travailleurs chinois qui font des journées de travail moyennes de plus de dix heures et n’ont aucun droit de grève ni d’organisation - mais aussi les licenciements massifs ou encore les licenciements déguisés (9 millions de travailleurs sont dits « déplacés », 11 millions attendent leur salaire et 2,3 millions de retraités ne touchent plus leur pension). La montée du mécontentement ouvrier s’est accentuée en 1997 avec 26 000 mouvements d’agitation ouvrière, en augmentation de 59% par rapport à 1996, selon le monde diplomatique de novembre 97. La province du Sichuan avait même connu plusieurs explosions ouvrières dont un début d’insurrection à Nanchong, menée par les 20 000 ouvriers du textile menacés de licenciement qui ont envahi la ville et une autre à Mianyang toujours à cause de la mise en faillite d’une entreprise. On comprend ce qui se passe en ce moment alors qu’il ne s’agit plus de 20 000 mais de plusieurs dizaines de millions d’ouvriers et d’employés des entreprises d’Etat qui sont menacés de perdre leur emploi ! Ce n’est plus seulement les bastions ouvriers du nord-est qui sont touchés comme en 1996-97 mais tout le pays. Dans un contexte où le mécontentement des campagnes est lui aussi explosif, ce n’est pas d’une simple grève que la classe ouvrière menace, c’est bien d’une explosion sociale dans un pays où les ouvriers d’industrie sont à eux seuls plus de cent millions !


[1Le texte intitulé « De la nouvelle étape » fut édité en opuscule. Il fut encore réédité en fascicule indépendant en 1948. (…) Il parlait deChiang Kaï Shek dans les termes les plus respectueux et les plus élogieux, le traitant de « leader suprême de la nation », il évoquait l’avenir lumineux du Kuo Min Tang » et lançait des exhortations comme celle-ci : « Tous ensemble avec une sincérité unanime, soutenons le président Chiang, soutenons le gouvernement national, soutenons la collaboration du KMT et du Parti communiste, opposons-nous à toutes les entreprises de l’ennemi qui seraient préjudiciables à cette collaboration du Parti communiste avec le président Chiang et le gouvernement national ».

[2Voir, par exemple, le rapport de Mao Zedong devant la deuxième session du 7ème Comité central : « Pendant une fort longue période après la victoire de la révolution, il faudra utiliser au maximum les aspects positifs du capitalisme privé des villes et des campagnes pour faire bénéficier le développement de l’économie nationale. Durant cette période, tous les éléments capitalistes des villes et des campagnes qui ne sont pas préjudiciables à l’économie nationale, mais au contraire lui sont avantageux, doivent être autorisés à survivre et à se développer. »

[3Si Mao n’a pas manqué une occasion de dénoncer la « bourgeoisie soviétique », le « compromis avec l’impérialisme » lors des fusées de Cuba en 1962, la démagogie se double d’un opportunisme évident lorsqu’il courtise par exemple le prince Sihanouk au Cambodge, se réconcilie avec Nasser s’accommode avec Soekarno en Indonésie. D’ailleurs la thèse tiers-mondiste qu’il développe est explicitement hostile au prolétariat des pays impérialistes.

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