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Trotskisme contre stalinisme - Défense du marxisme

mardi 9 avril 2024, par Robert Paris

DEFENSE DU MARXISME

UNE FOIS DE PLUS : L’UNION SOVIETIQUE ET SA DEFENSE

Craipeau oublie les principaux enseignements du marxisme.

Le camarade Craipeau veut une fois de plus nous persuader que la bureaucratie soviétique en tant que telle est une classe [1]. Toutefois, pour lui, la question n’est pas d’ordre purement "sociologique". Non. Tout ce qu’il veut, nous le verrons, c’est tracer une fois pour toutes une voie libre et directe pour le genre d’internationalisme qui est le sien, un internationalisme qui, hélas, n’est pas sûr de lui. Si la bureaucratie n’est pas une classe, si l’on peut encore caractériser l’Union soviétique comme un Etat ouvrier, il sera nécessaire de la soutenir en cas de guerre. Comment, dès lors, rester irrémédiablement opposé à son propre gouvernement si celui-ci est allié aux soviets ? La tentation est terrible de tomber dans le social-patriotisme. Non, il vaut infiniment mieux balayer radicalement le terrain : la bureaucratie stalinienne est une classe exploiteuse et, en cas de guerre, il est à peine besoin de faire une distinction entre les Soviétiques et le Japon.

Malheureusement, ce radicalisme en matière de terminologie n’avance guère les choses. Admettons pour un temps que la bureaucratie est réellement une classe, au sens que donne à ce terme la sociologie marxiste. Nous avons affaire, dans ce cas, à une nouvelle forme de société de classe qui n’est identique ni à la société féodale, ni à la société capitaliste et qui n’avait jamais été prévue par les théoriciens marxistes. Une telle découverte est digne d’une analyse un peu plus attentive.

Pourquoi la société capitaliste s’est-elle d’elle-même engagée dans l’impasse ? Parce qu’elle n’est plus capable de développer les forces productives, que ce soit dans les pays avancés ou dans les pays retardés. La chaîne du monde impérialiste a été rompue à son maillon le plus faible, la Russie. Et voici que nous apprenons qu’à la place de la société bourgeoise a été établie une nouvelle société de classe. Craipeau ne lui a pas encore donné de nom, non plus qu’il n’en a analysé les lois internes. Mais cela ne nous empêche pas de constater que cette nouvelle société est progressive par rapport au capitalisme car, sur la base de la propriété nationalisée, la nouvelle "classe" possédante a assuré un développement des forces productives sans égal dans l’histoire du monde. Le marxisme nous enseigne, n’est-il pas vrai, que les forces productives sont le facteur fondamental du progrès historique. Une société qui n’est pas capable d’assurer la croissance de la puissance économique est encore moins capable d’assurer le bien-être des masses laborieuses, quel que soit son mode de distribution. L’antagonisme entre le féodalisme et le capitalisme et le déclin du premier ont été déterminés par le fait même que le dernier ouvrait des perspectives nouvelles et grandioses aux forces productives qui stagnaient. La même remarque vaut pour l’U.R.S.S. Quel que soit le mode d’exploitation qui la caractérise, cette nouvelle société est, par ses caractéristiques mêmes, supérieure à la société capitaliste. Ici réside le vrai point de départ d’une analyse marxiste.

Ce facteur fondamental que sont les forces productives se reflète aussi dans le domaine idéologique. Alors que la vie économique des pays capitalistes ne nous montre plus que les formes les plus variées de la stagnation et du déclin, l’économie nationalisée et planifiée de l’U.R.S.S. est la plus grande des écoles pour l’humanité qui aspire a un avenir meilleur. Il faut être aveugle pour ne pas voir la différence.

En cas de guerre entre le Japon et l’Allemagne d’une part, l’U.R.S.S. de l’autre, ne seraient pas en cause les problèmes de l’égalité dans la distribution, de la démocratie prolétarienne ou de la justice de Vychinski, mais bien le destin de la propriété nationalisée et de l’économie planifiée. La victoire des Etats impérialistes ne signifierait pas seulement l’effondrement de la nouvelle "classe" exploiteuse soviétique mais aussi celui des nouvelles formes de production et donc l’abaissement de toute l’économie soviétique au niveau d’un capitalisme arriéré et semi-colonial. Je demande donc à Craipeau : lorsque nous sommes confrontés à la lutte entre deux Etats qui sont tous deux -admettons-le- des Etats de classe, mais dont l’un représente la stagnation impérialiste et l’autre un formidable progrès économique, ne devons-nous pas soutenir l’Etat progressif contre l’Etat réactionnaire ? Oui ou non ?

Dans toute sa thèse, Craipeau parle des choses les plus diverses, et même des choses les plus éloignées du sujet mais il ne mentionne pas une seule fois le facteur que la sociologie marxiste estime décisif : le développement des forces productives. C’est bien pour cette raison que tout son édifice demeure suspendu en l’air. Il jongle avec les ombres terminologiques ("classe" "non-classe") au lieu de chercher à appréhender la réalité. Il croit qu’il suffit d’attribuer le qualificatif de classe à la bureaucratie pour éviter d’avoir à analyser la place que la nouvelle société occupe dans l’essor historique de l’humanité. Désireux de nous obliger à ne faire aucune distinction entre une société qui est absolument réactionnaire puisqu’elle entrave et détruit même les forces productives et une société qui est relativement progressive puisqu’elle a permis un grand bond en avant de l’économie, Craipeau veut nous imposer la politique de la "neutralité" réactionnaire. Oui, camarade Craipeau, réactionnaire !

La bureaucratie est-elle bien une classe ?

On peut voir de ce qui précède que nous pourrions fort bien nous dispenser d’analyser ce problème théorique, autrement dit la question qui préoccupe Craipeau et qui, en elle-même, est loin d’être décisive pour notre politique en cas de guerre. Mais le problème de la nature sociale de la bureaucratie est, malgré tout, très important d’un point de vue plus général et nous ne voyons aucune raison de faire sur ce plan, la plus légère concession à Craipeau. Notre critique change d’arguments sans qu’il en découle le moindre inconvénient pour lui. Cette fois-ci, il tire son effet frappant d’une déclaration de la Révolution trahie selon laquelle "tous les moyens de production appartiennent à l’Etat et l’Etat, dans une certaine mesure, à la bureaucratie" [2] (souligné par moi). Craipeau jubile. Si les moyens de production appartiennent à l’Etat et l’Etat à la bureaucratie, celle-ci devient le propriétaire collectif des moyens de production et, de ce seul fait, une classe possédante et exploiteuse. Le reste de l’argumentation de Craipeau n’a qu’un caractère purement littéraire. Il nous dit une nouvelle fois, en se donnant l’air de polémiquer contre moi, que la bureaucratie thermidorienne est mauvaise, rapace, réactionnaire, assoiffée de sang, etc. Quelle révélation ! Nous n’avons pourtant jamais dit que la bureaucratie stalinienne incarnait la vertu. Nous lui avons seulement refusé la qualification de classe au sens que le marxisme donne à ce terme, c’est-à-dire par rapport à la propriété des moyens de production. Mais voici que Craipeau m’oblige à me désavouer moi-même puisque j’ai reconnu que la bureaucratie traite l’Etat comme sa propriété personnelle. "Là réside la clé de l’énigme." Par cette argumentation hypersimpliste, Craipeau montre un déplorable manque de sens dialectique. Je n’ai jamais affirmé que la bureaucratie soviétique équivalait à la bureaucratie de la monarchie absolue ou à celle du capitalisme libéral. La nationalisation de l’économie crée pour la bureaucratie une situation entièrement nouvelle, avec des possibilités nouvelles - de progrès comme de dégénérescence. Nous le savions plus ou moins dès avant la révolution. L’analogie entre la bureaucratie soviétique et la bureaucratie de l’Etat fasciste est plus pertinente, surtout du point de vue qui nous intéresse. La bureaucratie fasciste elle aussi traite l’Etat comme sa propriété. Elle impose de sérieuses restrictions au capital privé, au sein duquel elle provoque souvent des convulsions. Nous pouvons dire, par voie d’argumentation logique : Si la bureaucratie fasciste parvenait à imposer de plus en plus au capitalisme sa discipline et les restrictions qui en découlent sans rencontrer de résistance réelle, elle se transformerait graduellement en une nouvelle "classe dominante, absolument analogue à la bureaucratie soviétique. Mais l’Etat fasciste n’appartient à la bureaucratie que "dans une certaine mesure" (voir citation ci-dessus). Ce sont là quatre petits mots que Craipeau ignore délibérément. Ils ont pourtant leur importance. Ils sont même décisifs. Ils sont partie intégrante de la loi dialectique de la transformation de la quantité en qualité. Si Hitler essaie de se rendre propriétaire de l’Etat et, par là, de se rendre propriétaire de la propriété privée, complètement et plus seulement "dans une certaine mesure", il se heurtera à l’opposition violente des capitalistes ; de grandes possibilités révolutionnaires s’en trouveraient offertes aux travailleurs. Il se trouve, toutefois, des ultra-gauches qui appliquent à la bureaucratie fasciste le raisonnement de Craipeau sur la bureaucratie soviétique et qui tracent un signe d’égalité entre les régimes fasciste et stalinien (certains spartakistes allemands, Hugo Urbahns, [3] certains anarchistes, etc.). Nous avons dit d’eux ce que nous disons de Craipeau : leur erreur est de croire que les fondations de la société peuvent être changées sans révolution ou contre-révolution ; ils déroulent à l’envers le film du réformisme.

C’est alors que Craipeau, plus jubilant que jamais, cite une autre affirmation de la Révolution trahie à propos de la bureaucratie soviétique : "Si ces rapports devaient être stabilisés, légalisés, élevés au rang de normes sans aucune résistance ou malgré la résistance des travailleurs, ils aboutiraient à la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne" [4]. Et Craipeau de conclure : "Ainsi donc, le camarade Trotsky envisage (pour l’avenir) la possibilité du passage sans intervention militaire (?) de l’Etat ouvrier à l’Etat capitaliste" [5]. En 1933, nous avions coutume d’appeler cela : "dérouler à l’envers le film du réformisme". En 1937, cela s’appelle de la même façon. Ce qui, à mes yeux, n’était qu’un argument purement logique devient pour Craipeau un pronostic historique. Sans guerre civile victorieuse, la bureaucratie ne peut donner naissance à une nouvelle classe dominante. Ce fut toujours et ce demeure ma conviction. Par ailleurs, ce qui se produit en ce moment en U.R.S.S. n’est qu’une guerre civile préventive, déclenchée par la bureaucratie. Et pourtant, elle n’a pas encore touché les bases économiques de l’Etat créé par la révolution ; celui-ci, en dépit de toutes les déformations, assure un développement sans précédent des forces productives.

Personne n’a jamais nié la possibilité -particulièrement dans le cas d’un déclin mondial prolongé- de la restauration d’une nouvelle classe possédante issue de la bureaucratie. L’actuelle position de la bureaucratie qui, par le biais de l’Etat, tient "dans une certaine mesure" les forces productives entre ses mains constitue un point de départ d’une extrême importance pour un tel processus de transformation. il s’agit toutefois d’une possibilité historique et non d’un fait déjà accompli.

Une classe est le produit de causes économiques ou de causes politiques ?

Dans la Révolution trahie, j’ai tenté de donner une définition de l’actuel régime soviétique [6]. Cette définition comporte neuf paragraphes. Ce n’est pas chose très élégante, j’en conviens, que cette série de formules descriptives et prudentes. Mais il s’agit d’une tentative de se montrer honnête vis-à-vis de la réalité. Ce qui est toujours un avantage. Craipeau ne mentionne même pas cette définition. Il ne lui en oppose aucune autre. Il ne dit pas si la nouvelle société d’exploitation est supérieure ou inférieure à l’ancienne et il ne se demande pas si cette nouvelle société représente une étape inévitable entre le capitalisme et le socialisme ou s’il s’agit d’un simple "accident" historique. Pourtant, du point de vue de nos perspectives historiques générales, telles qu’elles sont formulées dans le Manifeste communiste de Marx et Engels, la définition sociologique de la bureaucratie revêt une importance capitale.

La bourgeoisie est venue au monde comme élément issu des nouvelles formes de production ; elle a continué à représenter une nécessité historique aussi longtemps que les nouvelles formes de production n’ont pas épuisé leurs possibilités. On peut affirmer la même chose de toutes les classes sociales antérieures : propriétaires d’esclaves, seigneurs féodaux, maîtres-artisans médiévaux. En leur temps, ils ont été les représentants et les dirigeants d’un système de production qui a été un moment de la progression de l’humanité. Mais, comment Craipeau apprécie-t-il la place historique de la "classe bureaucratique" ? Il ne dit rien de cette question décisive. Pourtant, nous avons maintes fois répété, avec l’aide de Craipeau lui-même, que la dégénérescence de l’Etat soviétique est le produit du retard de la révolution mondiale, c’est-à-dire, la conséquence de causes politiques, et "conjoncturelles", pour ainsi dire. Peut-on parler d’une nouvelle classe... "conjoncturelle" ? J’en doute vraiment beaucoup. Si Craipeau consent à vérifier sa conception très hâtive en prenant en considération la succession historique des régimes sociaux, il reconnaîtra sûrement lui-même que donner à la bureaucratie le nom de classe possédante n’est pas seulement un abus de termes, mais plus encore un grand danger politique qui risque de nous faire dérailler totalement de nos perspectives historiques. Craipeau voit-il des raisons suffisantes de réviser la conception marxiste dans ce domaine capital ? Pour ma part, je n’en vois aucune. C’est pourquoi je refuse de suivre Craipeau.

Toutefois nous pouvons et devons dire que la bureaucratie soviétique a tous les vices d’une classe possédante sans avoir aucune de ses "vertus" (stabilité organique diverse normes morales, etc.). L’expérience nous a enseigné que l’Etat ouvrier est encore un Etat, autrement dit le produit du passé barbare : qu’il est doublement barbare dans un pays arriéré et isolé que, dans des conditions défavorables il peut dégénérer jusqu’à devenir méconnaissable ; qu’une révolution supplémentaire peut être nécessaire à sa régénération ? Mais l’Etat ouvrier n en reste pas moins une étape qu’il nous faut obligatoirement franchir. On ne peut dépasser cette étape que par la révolution permanente du prolétariat international.

Mais où est la dialectique ?

Je ne peux suivre point par point l’ensemble de l’argumentation de Craipeau ; pour le faire, il faudrait récapituler l’ensemble de la conception marxiste. L’ennui est que Craipeau n’analyse pas les faits tels qu’ils sont mais rassemble plutôt des arguments logiques en faveur d’une thèse préconçue. Dans son essence, cette méthode est anti-dialectique et donc anti-marxiste. Je vais en donner quelques exemples :

a) "Le prolétariat russe a perdu depuis bien des années déjà tout espoir de pouvoir politique". Craipeau prend bien soin de ne pas dire précisément depuis quand. Il veut simplement donner l’impression que notre tendance a entretenu des illusions depuis "bien des années". Il oublie de dire qu’en 1923 la bureaucratie était ébranlée jusqu’aux fondation et que seuls la défaite allemande et le découragement qu’elle fit naître dans le prolétariat russe ont donné une nouvelle stabilité à sa position. Au cours de la Révolution chinoise (1925-1927) , la crise se répéta, avec les mêmes phases. Le Premier Plan Quinquennal et les grands bouillonnements qui précédèrent en Allemagne l’ascension d’Hitler menacèrent à leur tour la domination bureaucratique. Enfin, pouvons-nous douter un instant que le prolétariat russe n’ait pu, si la révolution espagnole avait été victorieuse et si les travailleurs français avaient été capables de mener jusqu’à son terme leur offensive de mai-juin 1936, recouvrer son courage et sa combativité et renverser la bureaucratie thermidorienne avec un minimum d’efforts ? C’est seulement la succession des défaites les plus terribles et les plus démoralisantes qui a stabilisé le régime de Staline. Craipeau oppose le résultat, à vrai dire parfaitement contradictoire, au processus qui l’a engendré et à notre politique, qui a été le reflet de ce processus.

b) Afin de réfuter l’argument selon lequel la bureaucratie ne manipule les ressources nationales que comme le ferait une guilde corporative -et encore une guilde particulièrement vacillante- et les bureaucrates n’ont pas à titre individuel le droit de disposer de la propriété d’Etat, Craipeau réplique : "Les bourgeois (?) eux-mêmes ont dû attendre longtemps avant de pouvoir transmettre à leurs descendants le droit de propriété sur les moyens de production. Aux tous débuts des guildes, le patron était élu par ses pairs..." Mais Craipeau omet une bagatelle : aux "tous débuts des guildes", celles-ci n’étaient pas divisées en classes et le patron n’était pas un "bourgeois" au sens moderne du terme. La transformation de la quantité en qualité n’existe pas pour Craipeau.

c) "La propriété privée est en cours de restauration, l’héritage en cours de rétablissement." Mais Craipeau s’abstient de dire qu’il s’agit de la propriété des objets d’utilité personnelle et non des moyens de production. Il oublie pareillement de mentionner le fait que ce que les bureaucrates, y compris ceux de haut rang, possèdent à titre privé n’est rien à côté des ressources matérielles que leur procurent leurs fonctions : il oublie encore que la récente "purge" qui, d’un seul trait de plume réduit à la pauvreté des milliers et des milliers de familles de bureaucrates, montre précisément l’extrême fragilité des liens qui existent entre les bureaucrates eux-mêmes -et à plus forte raison leur famille- et la propriété d’Etat.

d) La guerre civile préventive que mène à l’heure actuelle la clique dirigeante démontre à nouveau que cette dernière ne pourra être renversée que par la violence révolutionnaire. Mais puisque cette nouvelle révolution doit prendre naissance sur les bases de la propriété d’Etat et de l’économie planifiée : nous avons qualifié le renversement de la bureaucratie de révolution politique par opposition à la révolution sociale de 1917. Craipeau trouve que cette distinction "relève du domaine de la casuistique". Et pourquoi une telle sévérité ? Parce que voyez-vous, la reconquête du pouvoir par le prolétariat aura des conséquences sociales. Mais les révolutions politiques bourgeoises de 1830, 1848 et septembre 1870 ont eu aussi des conséquences sociales, dans la mesure où elles ont sérieusement modifié la répartition du revenu national. Mais, mon cher Craipeau, tout est relatif dans ce monde qui n’est pas la création de formalistes ultra-gauches. Les changements sociaux provoqués par lesdites révolutions politiques, aussi sérieux qu’ils aient pu être, apparaissent comme tout à fait secondaires quand on les compare à la grande Révolution française qui fut la révolution sociale bourgeoise par excellence. Ce qui fait défaut au camarade Craipeau, c’est le sens des proportions et le concept de relativité. Notre jeune ami n’a aucun intérêt pour la loi de la transformation de la quantité en qualité. C’est pourtant la plus importante des lois de la dialectique. Il est vrai que les autorités du monde académique de la bourgeoisie estiment que la dialectique elle-même "relève du domaine de la casuistique".

e) Ce n’est pas par hasard que Craipeau s’inspire de la sociologie de M. Yvon [7]. Les observations personnelles d’Yvon sont honnêtes et très importantes. Mais ce n’est pas un accident qui l’a mené dans le môle étroit de la Révolution Prolétarienne. [8] Yvon s’intéresse à "l’économie" à "l’atelier" -pour employer les termes de Proudhon- et pas à la "politique", c’est-à-dire à l’économie généralisée. Il appartient formellement à l’école proudhonienne, ce qui lui a précisément permis de rester neutre au cours de la lutte entre l’opposition de gauche et la bureaucratie ; il n’avait pas compris que le sort de "l’atelier" en dépendait. Ce qu’il a à dire sur la lutte "pour l’héritage de Lénine" sans distinguer entre les tendances sociales -même aujourd’hui en 1937 !- révèle clairement sa conception tout à la fois petite-bourgeoise, totalement contemplative, absolument pas révolutionnaire. Pour Yvon la notion de classe est une abstraction qu’il place en surimpression sur l’abstraction de "l’atelier". Il est vraiment triste que Craipeau ne trouve pas d’autre source d’inspiration théorique.

Défense de l’U.R.S.S. et Social-patriotisme.

Tout cet échafaudage sociologique, malheureusement très fragile ne sert à Craipeau, nous l’avons dit, qu’à s’évader de la nécessité de distinguer au cours de la guerre entre l’U.R.S.S. et les Etats impérialistes. Très révélateurs sont les deux derniers paragraphes de son traité où il aborde le problème. Craipeau nous dit : "De nos jours, toute guerre européenne ou mondiale se résout à un conflit impérialiste et seuls les imbéciles staliniens et réformistes peuvent croire que, par exemple, l’enjeu de la guerre future sera le fascisme ou la démocratie". Notez bien cette thèse magistrale : bien que quelque peu simplifiée, elle est exacte et pourtant empruntée, cette fois-ci, à l’arsenal du marxisme. Immédiatement après afin de caractériser et de fouailler l’U.R.S.S. comme "champion de la guerre impérialiste", Craipeau nous dit : "Dans le camp de Versailles, sa diplomatie [celle de l’U.R.S.S.] joue maintenant le même rôle d’animation que la diplomatie hitlérienne dans l’autre camp". Admettons. Mais le caractère impérialiste de la guerre est-il déterminé par le rôle provocateur de la diplomatie fasciste ? Pas du tout. "Seuls les imbéciles staliniens et réformistes peuvent le croire." Et j’espère que, pour notre part, nous n’allons pas appliquer le même critère à l’Etat soviétique. On est défaitiste dans les pays impérialistes -n’est-ce pas ?- parce que l’on veut abattre le régime de la propriété privée et non parce que l’on veut châtier un quelconque "agresseur". Dans la guerre entre l’Allemagne et l’U.R.S.S., il sera question de changer les bases économiques de cette dernière, non de punir Staline et Litvinov. Et alors ? Craipeau n’a posé sa thèse fondamentale- que pour emprunter aussitôt une voie opposée. Le danger, le vrai danger selon lui est que les social-patriotes de tout poil prendront la défense de l’U.R.S.S. pour prétexte à de nouvelles trahisons. "Dans de telles conditions, toute équivoque dans notre attitude devient fatale." Et de conclure : "Aujourd’hui, il est nécessaire de choisir : soit la "défense inconditionnelle" de l’U.R.S.S., c’est-à-dire (!!!) le sabotage de la révolution dans notre pays aussi bien qu’en Union soviétique, soit le défaitisme et la révolution".

Nous y voici. Le problème n’est pas du tout le caractère social de l’U.R.S.S. -et ce qu’il implique- puisqu’aussi bien, selon Craipeau, la défense d’un Etat ouvrier, même lorsqu’il est tout à fait authentique, implique que le prolétariat des pays impérialistes, alliés à cet Etat, conclut l’union sacrée avec sa propre bourgeoisie. "Ici réside la clé de l’énigme" comme l’on dit. Craipeau croit qu’en cas de guerre -avec un grand G- le prolétariat n’a aucun intérêt à savoir s’il s’agit d’une guerre contre l’Allemagne, l’U.R.S.S. ou le Maroc insurgé, puisque dans tous les cas il est indispensable de proclamer "le défaitisme sans phrases" comme étant la seule possibilité d’échapper à l’emprise du social-patriotisme. Une nouvelle fois, nous voyons -et avec quelle clarté- que l’ultra-gauchisme est toujours un opportunisme qui a peur de lui-même et demande, en conséquence, des garanties absolues -c’est-à-dire des garanties inexistantes- qu’il restera fidèle à son drapeau. Ce genre d’intransigeance fait revenir à la mémoire le cas de ces hommes faibles et timides qui, lorsqu’ils deviennent furieux, crient à leurs amis : "Retenez-moi ou je fais un malheur". Donnez-moi des thèses hermétiquement scellées, mettez-moi un bandeau totalement opaque ou sinon... je vais faire quelque chose de terrible. Nous avons véritablement trouvé la clé de l’énigme.

Mais, en tout état de cause, Craipeau doute-t-il, par exemple, du caractère prolétarien de l’Etat soviétique entre 1918 et 1923 ou, au moins, pour faire une concession aux ultra-gauches, entre 1918 et 1921 ? Au cours de cette période l’Etat soviétique manoeuvrait dans le domaine international et cherchait des alliés temporaires. Mais c’est précisément au cours de cette période que le défaitisme fut érigé au rang de devoir pour les ouvriers de tous les pays impérialistes. "ennemis aussi bien qu’"alliés". Le devoir de défendre l’U.R.S.S. n’a jamais signifié que le prolétariat révolutionnaire devait donner un vote de confiance à sa bourgeoisie. L’attitude du prolétariat au cours de la guerre est la prolongation de son attitude en temps de paix. Le prolétariat défend l’U.R.S.S. au moyen de sa politique révolutionnaire qui n’est jamais subordonnée à la bourgeoisie mais toujours adaptée aux conditions concrètes. Tel est l’enseignement des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste. Craipeau veut-il que nous révisions rétrospectivement cet enseignement ?

Si Blum, au lieu de proclamer la perfide "non-intervention", avait, tout en continuant à obéir aux ordres du capital financier, soutenu Caballero, Negrin et leur démocratie capitaliste, Craipeau aurait-il renoncé à son opposition irréductible au gouvernement de "Front populaire" ? Aurait-il failli à son devoir qui est de distinguer entre les deux camps qui luttent en Espagne et d’adapter sa politique à cette distinction ?

La même remarque vaut pour l’Extrême-Orient. Si Tchang, emboîtant le pas à l’Angleterre, déclarait la guerre au Japon, Craipeau participerait-il à l’Union sacrée pour aider la Chine ? Ou bien proclamerait-il, au contraire, qu’il n’y a pour lui entre la Chine et le Japon aucune différence qui puisse influencer sa politique ? L’alternative de Craipeau : soit la défense de l’U.R.S.S., de l’Ethiopie, de l’Espagne républicaine, de la Chine coloniale par la réalisation de l’Union sacrée, soit un défaitisme systématique, hermétiquement scellé et d’ampleur cosmique -cette alternative fondamentalement erronée s’effondrera en poussière à la première épreuve des faits et ouvrira largement la porte aux formes les plus grossières du social-patriotisme.

"Nos propres thèses sur la guerre, demande Craipeau sont-elles exemptes de toute équivoque sur la question ?" Malheureusement non. Analysant la nécessité du défaitisme, elles soulignent que "dans la nature des actions pratiques des différences considérables peuvent être provoquées par la situation concrète au cours de la guerre". Par exemple, les thèses indiquent qu’en cas de guerre entre l’U.R.S.S. et le Japon, "nous ne devons pas saboter l’envoi d’armes à l’U.R.S.S." et, par conséquent, éviter de susciter des grèves qui saboteraient les manufactures d’armes, etc. On peut à peine en croire ses yeux. Les événements ont confirmé notre position dans ce domaine avec une force remarquable et indiscutable particulièrement en France. Pendant des mois, les meetings ouvriers ont vibré au cri de "Des avions pour l’Espagne". Imaginons un moment que Blum ait décidé d’en envoyer quelques-uns. Imaginons qu’à ce moment bien déterminé une grève de dockers ou de marins ait été en cours. Qu’aurait fait Craipeau ? Se serait-il opposé au cri "Des avions pour l’Espagne" ? Aurait-il conseillé aux travailleurs en grève de faire exception pour le cargo chargé d’avions ? Mais il se trouve que l’U.R.S.S. a effectivement envoyé des avions (à très haut prix et à titre de soutien au régime capitaliste, je le sais parfaitement), les Bolcheviks-léninistes auraient-ils dû appeler les ouvriers soviétiques à saboter ces envois ? Oui ou non ? Si, demain les travailleurs français apprennent que deux cargaisons de munitions sont préparées pour être expédiées, l’une au Japon, l’autre en Chine, quelle sera l’attitude de Craipeau ? Je considère qu’il est assez révolutionnaire pour appeler les travailleurs à boycotter le bateau destiné à Tokyo et laisser aller celui pour la Chine sans, pourtant, cacher son opinion sur Tchang Kai-Chek ni exprimer la moindre confiance en Chautemps [9]. C’est là exactement ce que préconisent nos thèses : "Dans la nature des actions politiques des différences considérables peuvent être provoquées par la situation concrète au cours de la grève". Des doutes à propos de cette formule pouvaient être soulevés à l’époque où ces thèses ont été publiées en avant-projet. Mais aujourd’hui, après l’expérience de l’Ethiopie, de l’Espagne et de la guerre sino-japonaise, parler d’équivoque dans nos thèses me semble relever de l’attitude d’un Bourbon ultra-gauche qui ne veut rien apprendre ni rien oublier.

Camarade Craipeau, l’équivoque est totalement de votre côté. Votre article est plein de telles équivoques. Il est vraiment temps de vous en débarrasser. Je sais pertinemment que jusque dans vos erreurs, vous êtes guidé par votre haine de l’oppression qu’incarne la bureaucratie thermidorienne. Mai à lui seul, le sentiment, aussi légitime soit-il, ne peut remplacer une politique correcte, basée sur les faits objectifs. Le prolétariat a des raisons suffisantes de renverser et de chasser la bureaucratie stalinienne corrompue jusqu’à la moelle. Mais pour cette raison même, il ne peut, ni directement ni indirectement, laisser ce soin à Hitler ou au Mikado. Staline renversé par les travailleurs : c’est un grand pas en avant vers le socialisme, Staline éliminé par les impérialistes : c’est la contre-révolution qui triomphe. Tel est le sens précis de notre défense de l’U.R.S.S. à l’échelle mondiale il s’agit là d’une orientation analogue à notre défense de la démocratie à l’échelle nationale.

4 novembre 1937.
Notes

[1] "La Quatrième Internationale et la contre-révolution russe" contre-rapport présenté par le camarade Craipeau au deuxième Congrès du P.O.I. de novembre 1937, dont ces extraits ont été publiés dans Quatrième Internationale, numéro spécial, juin 1938, p. 81 Cf. annexes. Y. Craipeau était alors un des dirigeants du Parti ouvrier internationaliste, qui devait devenir la section française de la IVe Internationale, et des Jeunesses socialistes révolutionnaires. Dirigeant du P.O.I. puis du P.C.I. sous l’occupation, secrétaire général du P.C.I. de 1945 jusqu’à sa rupture en 1947 (Cf. Yvan CRAIPEAU Le mouvement trotskiste en France, Paris édit. Syros, 1972).

[2] L. Trotsky, La Révolution trahie, in De la Révolution, Paris, édit. de Minuit, 1963, p. 602.

[3] Hugo URBAHNS (1890-1947). Militant spartakiste, puis communiste allemand. Appartient à l’aile gauche du PC allemand. Exclu en novembre 1926, fonde le Leninbund. Emigre en Suède en 1933. En sera expulsé en 1937 au milieu des procès de Moscou, mais aucun gouvernement ne lui accordant de visa, restera en Suède jusqu’à sa mort.

[4] L. Trotsky, La Révolution trahie, op. cit., p. 602-603.

[5] Y. CRAIPEAU, loc. cit.

[6] L. Trotsky, op. cit., p. 604 et supra, introduction.

[7] Trotsky évoque l’ouvrier français Yvon, membre du P.C.F. qui, après un séjour de onze années en U.R.S.S. (1923-1934), publia une série de trois conférences sous le titre : Ce qu’est devenue la révolution russe (Masses, Paris, 1937), préfacée par P. Pascal. A la suite d’une minutieuse description des conditions de travail et d’existence des travailleurs russes, Yvon explique : "L’analyse russe tend à montrer l’existence possible d’un régime que nous n’avions pas prévu : le règne du technicien économique et social, succédant a l’ère du capitaliste" (p. 63). "Il y a des classes en U.R.S.S. : des classes privilégiées et des classes exploitées, des classes dominantes et des classes dominées" (p. 85). Il définit, en réalité, à côté de la bureaucratie qu’il ne range pas parmi les nouvelles classes une seule classe dominante, celle du "spécialiste-responsable" (première esquisse du manager de Burnham) tout en affirmant : "Les classes des wagons de chemin de fer correspondent très exactement aux classes sociales." (p. 85).

[8] La Révolution prolétarienne rassemble dès 1925 un certain nombre d’opposants de gauche exclus autour de Monatte et Rosmer puis Loriot -Journal "communiste-syndicaliste", la R. P. rompit avec Trotsky en 1929 sur les problèmes de l’autonomie et l’unité syndicales et devient l’organe d’un courant anarcho-syndicaliste à tendance pacifiste (Cf. Trotsky, Le Mouvement communiste en France, Paris, éd. Minuit, 1967, pp. 355 et 399.)

[9] Camille Chautemps, politicien radical, fut président du Conseil en 1939.

UN ETAT NON OUVRIER ET NON BOURGEOIS ?

La forme politique et le contenu social.

Les camarades Burnham et Carter ont de nouveau remis en question la nature de classe de l’Etat soviétique [1]. La réponse qu’ils proposent est, à mon avis complètement fausse. Mais étant donné qu’à la différence de certains ultra-gauche, ces camarades ne tentent pas de substituer les glapissement stridents à l’analyse scientifique, on peut et on doit de nouveau discuter de cette question extrêmement importante.

Burnham et Carter n’oublient pas que la différence essentielle entre l’U.R.S.S. et un Etat bourgeois contemporain s’exprime par le puissant développement des forces productives, résultat de la transformation des formes de propriété. Ils reconnaissent plus loin que "la structure économique telle que l’a établie la révolution d’octobre reste dans son fond inchangée". Ils en déduisent que le prolétariat soviétique et mondial a le devoir de défendre l’U.R.S.S. contre l’impérialisme. En cela nous sommes pleinement d’accord avec Burnham et Carter. Mais si importants que soient les points d’accord, ils n’épuisent pas le problème.

Sans se solidariser avec les ultra-gauches, Burnham et Carter considèrent cependant que l’U.R.S.S. a cessé d’être un Etat ouvrier "dans le sens traditionnel (?) donné à ce terme par le marxisme". Mais "la structure économique restant encore fondamentalement inchangée" l’U.R.S.S. n’est pas non plus devenue un Etat bourgeois. Burnham et Carter se refusent en même temps -et on ne peut que les en féliciter- à considérer la bureaucratie comme une classe indépendante. Ces postulats incompatibles entre eux aboutissent à ce que, comme chez les staliniens, l’Etat soviétique n’est plus d’une domination de classe. Qu’est-il donc ?

Nous avons ainsi sous les yeux une nouvelle tentative de réviser la théorie de classe de l’Etat. Nous ne sommes, bien sûr, pas des fétichistes. Si de nouveaux faits historiques exigent une révision de la théorie, nous ne nous arrêterons pas devant cette nécessité. Mais l’expérience lamentable des vieilles révisions doit, en tout état de cause, nous inspirer une prudence salvatrice. Nous pèserons dix fois la vieille théorie et les faits nouveaux avant d’élaborer une nouvelle doctrine.

Burnham et Carter le remarquent eux-mêmes en passant : l’Etat du prolétariat peut, en fonction de conditions objectives et subjectives "trouver son expression dans un nombre considérable de formes gouvernementales variées". Ajoutons pour la clarté des choses : et à travers la lutte libre de divers partis à l’intérieur des soviets et à travers la concentration de fait du pouvoir entre les mains d’un seul individu. La dictature personnelle représente, bien entendu, le symptôme d’un extrême danger pour le régime. Mais, en même temps, elle apparaît parfois comme le seul moyen de sauver ce régime. La nature de classe de l’Etat se définit en conséquence, non pas par ses formés politiques, mais par son contenu social, c’est-à-dire par le caractère des formes de propriété et des rapports de production que l’Etat en question protège et défend.

Burnham et Carter ne nient pas cela en principe. Ils se refusent néanmoins à voir dans l’Union soviétique un Etat ouvrier et ce pour deux raisons, l’une de caractère économique, l’autre de caractère politique : "Au cours de l’année passée, écrivent-ils, la bureaucratie s’est définitivement placée sur la voie de la destruction, de l’économie planifiée et nationalisée" (elle n’a fait que "se placer sur la voie de" ?). Nous apprenons plus loin que le cours du développement "amène la bureaucratie à se heurter sans cesse plus et de plus en plus profondément aux besoins et aux intérêts de l’économie nationale v) il ne fait encore que "l’amener" ?).

La contradiction entre la bureaucratie et l’économie s’observait déjà auparavant, niais au cours de l’année passée "les actes de la bureaucratie sabotent activement Je plan et ruinent le monopole d’Etat" ("ruinent" seulement ; ils ne l’ont pas encore détruit ?).

Le deuxième argument a. nous l’avons dit. un caractère politique : "Le concept de dictature du prolétariat ne constitue pas une catégorie essentiellement économique mais d’abord politique (...) Toutes les formes, tous les organismes, toutes les institutions de l’Etat de classe du prolétariat ont aujourd’hui détruits et cela signifie que l’Etat de classe du prolétariat est détruit". Ce deuxième argument considère isolément parait inattendu après les développements sur les "forme diverse"du régime prolétarien. Bien entendu la dictature du prolétariat est non seulement "essentiellement" mai totalement et entièrement une "catégorie politique" Cependant la politique elle-même n’est que de l’économie concentrée la domination de la social-démocratie dans I Etat et dans les soviets (en Allemagne en 1918-1919) n’avait rien de commun avec la dictature du prolétariat dans la mesure ou elle laissait intacte la propriété bourgeoise. En revanche un régime qui réserve la propriété expropriée et nationalisée contre l’impérialisme cela c’est, indépendamment des formes politiques la dictature du prolétariat.

Burnham et Carter le reconnaissent "en général" C’est pourquoi ils accouplent un argument économique et un argument politique. La bureaucratie, affirment ils, non seulement a définitivement exproprié le prolétariat du pouvoir politique niais elle a aussi engagé l’économie dans une impasse Si dans la période précédente la bureaucratie, malgré ses traits réactionnaires, a joué un rôle relativement progressiste en revanche an cours de la dernière période elle s’est définitivement transformée en un facteur réactionnaire. Ce jugement comporte un noyau sain qui correspond pleinement à toutes les appréciations et à tous les pronostics de la Quatrième Internationale. Nous avons plus d’une fois rappelé que "l’absolutisme éclairé" avait joué un rôle progressiste dans le développement de la bourgeoisie pour se transformer en frein de ce développement. Une révolution, on le sait, régla le conflit. Le "despotisme éclairé", avions-nous écrit, peut jouer un rôle progressiste dans la formation de l’économie socialiste pendant une période de temps infiniment plus courte [2]. Ce pronostic se confirme manifestement sous nos yeux. Trompée par ses propres succès, la bureaucratie escomptait atteindre un coefficient sans cesse plus grand du développement économique... Cependant elle s’est heurtée à une profonde crise de l’économie qui constitue l’une des sources de sa panique actuelle et de la répression déchaînée. Cela signifie-t-il que les forces productives en U.R.S.S. ont déjà cessé de croître ? Nous ne pouvons avancer pareille affirmation. Les possibilités créatrices de l’économie nationalisée sont Si grandes que les forces productrices, malgré le frein bureaucratique, sont encore capables de se développer pendant de nombreuses années, mais a un rythme de progression beaucoup plus modéré que jusqu’à maintenant. Il n’est guère possible d’avancer aujourd’hui un pronostic précis à ce propos. En tout cas la crise politique qui déchire la bureaucratie est en ce moment beaucoup plus dangereuse pour elle que la perspective d’un arrêt du développement des forces productives.

Pour simplifier la question nous pouvons cependant admettre que la bureaucratie est devenue aujourd’hui un frein absolu au développement économique. Par lui-même ce fait signifie-t-il pourtant que la nature de classe de l’U.R.S.S. a changé ou que l’U.R.S.S. serait privée de toute nature de classe ? Là réside, à mon sens. l’erreur principale de nos camarades...

La société bourgeoise a développé les forces productives jusqu’à la guerre mondiale. Ce n’est qu’au cours du dernier quart de siècle que la bourgeoisie est devenue un frein absolu à leur développement. Cela signifie-t-il cependant que la société bourgeoise a cessé d’être bourgeoise ? Non. Cela signifie seulement qu’elle est devenue une société bourgeoise pourrissante. Dans toute une série de pays le maintien de la propriété bourgeoise n’est apparu possible qu’à travers l’instauration d’un régime fasciste. En d’autres termes la bourgeoisie s’est privée de toutes les formes et de tous les moyens de domination politique directe. Cela signifie-t-il cependant que l’Etat a cessé d’être bourgeois ? Non, dans la mesure où le fascisme protège par ses méthodes barbares la propriété privée des moyens de production et dans la mesure où l’Etat, s jus le fascisme, reste bourgeois.

Nous n’avons nullement l’intention de donner à notre analogie une signification exhaustive. Mais elle montre cependant que la concentration du pouvoir entre les mains de la bureaucratie et l’arrêt imposé au développement des forces productives ne changent pas par eux-mêmes la nature de classe de la société et de son Etat. Seule l’intervention de la violence révolutionnaire ou contre-révolutionnaire dans le domaine de la propriété peut modifier cette nature [3].

Mais l’histoire ne connaît-elle pas de cas d’opposition entre l’Etat et l’économie ? Si ! Lorsque le tiers état s’empara de l’Etat, la société resta féodale quelques années encore. Pendant les premiers mois du régime soviétique le prolétariat dirigeait une économie bourgeoise. La dictature du prolétariat s’est appuyée pendant plusieurs années et s’appuie encore dans une certaine mesure sur une économie petite-bourgeoise. En cas de triomphe de la contre-révolution bourgeoise en U.R.S.S. le gouvernement devrait pendant une longue période s’appuyer sur l’économie nationalisée. Mais que signifie une contradiction temporaire de cette nature entre l’Etat et l’économie ? Elle signifie la révolution ou la contre-révolution.

La victoire qu’une classe remporte sur l’autre vise précisément à reconstruire l’économie dans le sens des intérêts du vainqueur. Mais une telle situation de bifurcation qui constitue un moment nécessaire de toute révolution sociale n’a rien de commun avec la théorie de l’Etat sans classes qui exploité un fondé de pouvoir, à savoir le bureaucrate, faute d’un véritable patron.

La norme et le fait.

Ce qui empêche de nombreux camarades de porter une appréciation sociologique correcte de l’U.R.S.S. c’est qu’ils substituent une approche subjective et normative de la question à une approche objective et dialectique. Burnham et Carter disent ainsi -et ce n’est pas un hasard- que l’on ne peut considérer l’Union soviétique comme un Etat ouvrier "dans le sens traditionnel donné à ce terme par le marxisme". Cela signifie tout simplement que l’U.R.S.S. ne répond pas aux normes de l’Etat ouvrier telles que notre programme les établît. Cela ne souffre pas de discussion. Notre programme repose sur un développement progressiste de l’Etat ouvrier et par là-même sur sa disparition graduelle. L’histoire qui n’agit pas toujours conformément au programme nous a confrontés à un processus de dégénérescence de l’Etat ouvrier. Cela signifie-t-il cependant que l’Etat ouvrier entré en contradiction avec les exigences de notre programme a cesse par là-même d’être un Etat ouvrier ? Un foie empoisonné par la malaria ne correspond pas au type normal de foie. Mais il ne cesse pas pour autant d’être un foie. L’anatomie et la physiologie ne suffisent pas pour comprendre sa nature. Il y faut ajouter la pathologie. Il est évidemment plus facile de dire à la vue d’un foie malade "cet objet ne me plaît pas" et de lui tourner le dos. Cependant un médecin ne peut se permettre pareil luxe. Il doit découvrir dans les conditions de la maladie elle-même et dans la déformation de l’organe suscitée par cette maladie les moyens thérapeutiques de la guérison (la "réforme"(ou de l’intervention chirurgicale (la "révolution"). Pour cela il doit avant tout clairement comprendre que l’organe difforme est un foie malade et non quelque chose d’autre.

Prenons cependant une comparaison plus proche : comparons l’Etat ouvrier et le syndicat au point de vue de notre programme le syndicat doit être une organisation de lutte de classe. Quelle attitude adopter alors vis-à-vis de l’American Federation of Labor (A.F.L.) ? Ses dirigeants sont des agents notoires de la bourgeoisie. Sur toutes les questions fondamentales Messieurs Green, Voll et compagnie mènent une politique directement contradictoire avec les intérêts du prolétariat.[4] On peut pousser plus loin l’analogie et déclarer que si, avant la formation du C.I.O. L’A.F.L. effectuait encore jusqu’à un certain point un travail progressiste aujourd’hui que l’activité essentielle de l’A.F.L. consiste à lutter contre les tendances progressistes (ou moins réactionnaires) du C.I.O., l’appareil de Green est devenu définitivement un facteur réactionnaire. Ce sera parfaitement juste. Mais il ne s’ensuit nullement que l’A.F.L. cesse d’être une organisation syndicale.

Le caractère de classe de l’Etat est défini par son rapport avec les formes de propriété des moyens de production. Ce qui définit une organisation ouvrière comme syndicat c’est son rapport avec la répartition du revenu national. Le fait que Green et Cie défendent la propriété privée des moyens de production les définit comme des bourgeois. Si en plus de cela ces messieurs défendaient les bénéfices de la bourgeoisie contre tous les attentats de la part des travailleurs, c’est-à-dire s’ils luttaient contre les grèves. contre les augmentations de salaires, contre l’aide aux chômeurs, nous aurions alors faire à une organisation de jaunes et non pas à un syndicat. D’ailleurs pour ne pas rompre avec leur base, Green et Cie sont contraints, dans certaines limites, de diriger le combat des travailleurs pour l’augmentation des salaires ou au moins contre la diminution de la part qui leur est réservée dans le revenu national. Ce signe objectif suffit pour nous permettre de tracer dans toutes les occasions importantes une ligne de démarcation entre les syndicats les plus réactionnaires et les organisations. jaunes. Nous sommes contraints par là-même non seulement de nous battre au sein de l’A.F.L. mais encore de défendre l’A.F.L. contre les jaunes, le Klu-Klux-Klan, etc.

La fonction de Staline comme celle de Green a un caractère double. Staline sert la bureaucratie et par là-même la bourgeoisie mondiale, mais il ne peut servir la bureaucratie sans préserver le fondement social que la bureaucratie exploite dans ses propres intérêts. Dans cette mesure Staline défend la propriété nationalisée contre l’impérialisme et contre les couches trop impatientes et trop avides de la bureaucratie. Il réalise cependant cette défense par des méthodes qui préparent l’effondrement général de la société soviétique. C’est pourquoi il faut renverser la clique stalinienne. Mais c’est le prolétariat révolutionnaire qui doit la renverser. Il ne peut confier cette tâche aux impérialistes. Le prolétariat défend l’U.R.S.S. contre l’impérialisme, malgré Staline.

Le développement historique nous a habitué à voir devant nous les syndicats les plus divers : des syndicats combatifs réformistes, révolutionnaires, réactionnaires et catholiques Il en va autrement avec l’Etat ouvrier. C’est la première fois que nous assistons à une pareille expérience. D’où la tendance à envisager l’U.R.S.S. exclusivement sous l’angle des normes du programme révolutionnaire En même temps l’Etat ouvrier est un fait objectif, historique qui est soumis à l’action de différentes forces historiques entrées en totale contradiction avec les normes "traditionnelles".

Les camarades Burnham et Carter ont tout à fait raison de dire que Staline et Cie servent la bourgeoisie internationale par leur politique. Mais il faut replacer cette idée juste dans des conditions déterminées de temps et de lieu. Hitler sert lui aussi la bourgeoisie. Il y a cependant une différence entre les fonctions de Staline et celles de Hitler : ce dernier défend les formes bourgeoises de la propriété. Staline adapte les intérêts de la bureaucratie aux formes prolétariennes de la propriété. Le même Staline en Espagne -c’est-à-dire sur le terrain du régime bourgeois- remplit la fonction d’Hitler (dans le domaine des méthodes politiques ils se différencient en général peu l’un de l’autre). La comparaison des rôles sociaux différents du seul et même Staline en U.R.S.S. et en Espagne montre assez bien à la fois que la bureaucratie ne constitué pas une classe indépendante mais un instrument des classes : et qu’il est impossible de définir la nature sociale de la bureaucratie par sa vertu ou par sa bassesse.

Bureaucratie bourgeoise d’un Etat ouvrier ?

L’affirmation que la bureaucratie d’un Etat ouvrier a un caractère bourgeois doit apparaître non seulement incompréhensible, mais tout simplement absurde aux gens à l’esprit formaliste.

Cependant il n’a jamais existé et il n’existe pas d’Etat chimiquement pur. La monarchie prussienne semi-féodale a rempli les tâches politiques les plus importantes de la bourgeoisie, mais elle les a remplies à sa manière, c’est-à-dire dans un style féodal et non pas jacobin. Nous observons aujourd’hui au Japon Lin rapport analogue entre le caractère bourgeois de l’Etat et le caractère semi-féodal de la caste dirigeante. Tout cela n’empêche pas que nous n’établissions de distinction assez nette entre la société féodale et la société bourgeoise. On peut objecter, il est vrai, que la collaboration des forces féodales et bourgeoises est infiniment plus facile à réaliser que la collaboration des forces bourgeoises et prolétariennes. Car dans le premier cas nous avons affaire à deux formes de l’exploitation de classe. Mais l’Etat ouvrier ne créé pas une société nouvelle en une seule journée.

Marx écrivait que dans la première période de son existence les formes bourgeoises de répartition subsistent au sein de l’Etat ouvrier [5]. Il faut bien méditer cette idée et jusqu’au fond. L’Etat ouvrier lui-même en tant qu’Etat est nécessaire précisément parce que les normes bourgeoises de répartition restent en vigueur. La bureaucratie représente J organe de cette répartition. Cela signifie que même la bureaucratie la plus révolutionnaire représenté jusqu’à un certain point un organisme bourgeois dans l’Etat ouvrier.

Bien entendu ce qui a un sens décisif c’est le degré de ce caractère bourgeois et la tendance générale du développement. Si l’Etat ouvrier se débureaucratise et se réduit progressivement à rien, le développement va donc dans le sens du socialisme. Au contraire, Si la bureaucratie devient de plus en plus puissante, autoritaire, privilégiée et conservatrice, c’est donc que les tendances bourgeoises dans l’Etat ouvrier se développent au détriment des tendances socialistes ; en d’autres termes alors la contradiction interne qui existe jusqu’à un certain degré dans l’Etat ouvrier dès les premiers jours de sa constitution ne diminué pas comme l’exige la "norme" mais croît. Jusqu’alors cependant aussi longtemps que cette contradiction n’a pas dépassé le domaine de la répartition pour entrer dans celui de la production et n’a pas fait exploser la propriété nationalisée et l’économie planifiée, l’Etat reste ouvrier.

Lénine disait il y a quinze ans : "Nous avons un Etat ouvrier mais avec des déformations bureaucratiques". Les déformations bureaucratiques constituaient alors l’héritage direct du régime bourgeois et, en ce sens, apparaissaient comme un simple résidu. Sous l’influence des conditions historiques défavorables, le "résidu" bureaucratique s’est cependant vu alimenter par de nouvelles sources et s’est transformé en un facteur historique énorme. C’est précisément pourquoi nous parlons aujourd’hui de la dégénérescence de l’Etat ouvrier. Cette dégénérescence, comme le montre l’actuelle bacchanale de terreur bonapartiste. s’approche du point critique. Ce qui n’était qu’une déformation bureaucratique se prépare aujourd’hui à dévorer l’Etat ouvrier sans en laisser une miette et à dégager sur les ruines de la propriété nationalisée une nouvelle classe dirigeante. Une telle possibilité s’est considérablement rapprochée, mais ce n’est encore qu’une possibilité et nous ne sommes pas prêts à nous incliner d’avance devant elle.

Pour la dialectique !

L’U.R.S.S. en tant qu’Etat ouvrier ne répond pas à la norme "traditionnelle". Cela ne signifie pas encore qu’elle n’est pas un Etat ouvrier. Mais cela ne signifie pas non plus que la norme s’est avérée fausse. La "norme" est définie en fonction de la victoire du prolétariat international. Or l’U.R.S.S. n’est qu’une expression partielle et défigurée de l’Etat ouvrier, arriéré et isolé.

Un mode de pensée "purement" normatif, idéaliste et ultimatiste veut construire le monde à son image et se détourner tout simplement des phénomènes qui lui déplaisent. Seuls les sectaires, c’est-à-dire les gens qui ne sont révolutionnaires que dans leur propre imagination, se laissent guider par de pures normes idéales. Ils disent : ces syndicats ne nous plaisent pas, nous ne les défendons pas. Ils promettent à chaque fois de recommencer l’histoire à zéro. Ils édifieront, voyez-vous, un Etat ouvrier, quand le bon dieu leur mettra entre les mains un parti idéal et des syndicats idéaux. En attendant cet heureux moment ils font le plus possible la moue devant la réalité. Faire vigoureusement la moue telle est l’expression la plus haute du "révolutionnarisme" sectaire.

Un mode de pensée purement historique, réformiste, menchévique, passif, conservateur s’acharne, suivant l’expression de Marx, à justifier l’ordure actuelle par l’ordure d’hier. Les représentants de ce type de pensée entrent dans les organisations de masse pour s’y dissoudre. Les méprisables "amis"de l’U.R.S.S. s’adaptent aux bassesses de la bureaucratie en renvoyant aux conditions historiques.

En opposition à ces deux types de pensée, le mode de pensée dialectique, marxiste, bolchévique appréhende les phénomènes dans leur développement objectif et en même temps trouve dans les contradictions internes de ce développement le soutien qui permette de réaliser ses "normes". il est bien évidemment impossible de l’oublier, ce faisant : on ne peut espérer voir se réaliser les normes programmatiques que si elles représentent l’expression généralisée des tendances progressistes du processus objectif lui-même.

On peut donner du syndicat à peu près la définition programmatique suivante : organisation des travailleurs d’une corporation ou d’une industrie qui se donne pour objectif : 1) de lutter contre le capital pour améliorer la situation des travailleurs ; 2) de participer à la lutte révolutionnaire pour renverser la bourgeoisie ; 3) de participer à l’organisation de l’économie sur des fondements socialistes. Si nous comparons cette réalité "normative" et la réalité effective nous paraissons contraints d’affirmer : il n’existe pas au monde un seul syndicat. Mais semblable façon d’opposer les normes et le fait, c’est-à-dire l’expression généralisée du développement et une manifestation particulière de ce même développement semblable opposition formelle, ultimatiste et non-dialectique entre le programme et la réalité est totalement privée de vie et n’ouvre aucune voie à l’intervention du parti révolutionnaire. En même temps les actuels syndicats opportunistes peuvent sous l’impact de la décadence du capitalisme et doivent, si nous menons une politique correcte dans les syndicats, se rapprocher de nos normes programmatiques et jouer un rôle historique progressiste. Cela suppose bien entendu un changement complet de direction. Il est nécessaire que les travailleurs des USA, de France, d’Angleterre réussissent à chasser Green, Citrine [6], Jouhaux [7] et Cie. Si le prolétariat réussit à chasser à temps la bureaucratie soviétique il trouvera au lendemain de sa victoire les moyens de production nationalisés et les éléments essentiels de l’économie planifiée. Cela signifie qu’il n’aura pas à tout recommencer à zéro. Avantage énorme ! Seuls des dandys radicaux habitués à sautiller avec insouciance de branche en branche peuvent mépriser à la légère une pareille possibilité. La révolution socialiste est une tâche trop grandiose pour que l’on puisse d’un coeur léger balayer d’un revers de main ses inestimables conquêtes matérielles et recommencer tout à zéro.

C’est une excellente chose que les camarades Burnham et Carter, à la différence de notre camarade français Craipeau et de toute une série d’autres, n’oublient pas le facteur que constituent les forces productives et ne se refusent pas à défendre l’Union soviétique. Mais c’est une position tout à fait insuffisante. Et si la direction criminelle de la bureaucratie arrête le développement de l’économie ? Est-ce que dans ce cas les camarades Burnham et Carter laisseront l’impérialisme détruire les bases sociales de l’U.R.S.S.? Nous sommes sûrs que non. Cependant leur définition non-marxiste de l’U.R.S.S. caractérisée comme un Etat non-ouvrier et non-bourgeois, ouvre la porte à toutes sortes de déductions.

Classe dirigeante et en même temps opprimée

"Comment notre conscience politique pourrait-elle ne pas s’indigner, disent les ultra-gauches, lorsque l’on veut nous forcer à croire qu’en U.R.S.S., sous le régime de Staline, le prolétariat est la classe "dirigeante" ? Sous une forme aussi abstraite, pareille affirmation est effectivement susceptible de susciter l’indignation. Mais le problème est que les catégories abstraites, nécessaires dans le processus de l’analyse, ne conviennent pas du tout pour la synthèse qui exige le caractère concret le plus grand possible. Le prolétariat soviétique constitue la classe dirigeante dans un pays arriéré où les biens matériels de première nécessité sont produits en nombre insuffisant. Le prolétariat de l’U.R.S.S. domine dans un pays qui ne représente que le douzième de l’humanité ; l’impérialisme domine les onze autres douzièmes. La domination du prolétariat, déjà déformée par l’arriération et la pauvreté du pays, est encore deux ou trois fois plus déformée par la pression de l’impérialisme mondial. L’organe de la domination du prolétariat -l’Etat- devient ainsi l’organe de la pression de l’impérialisme (la diplomatie, l’armée, le commerce extérieur, les idées et les moeurs). A l’échelle de l’histoire la lutte pour la domination ne se déroule pas entre le prolétariat et la bureaucratie mais entre le prolétariat et la bourgeoisie mondiale. Dans cette lutte la bureaucratie n’est qu’un mécanisme de transmission. La lutte n’est pas terminée. Malgré tous les efforts que la clique moscovite déploie pour démontrer qu’elle représente une force conservatrice sûre (cf. la politique de Staline en Espagne) l’impérialisme mondial ne fait pas confiance à Staline ; il ne lui épargne pas les camouflets humiliants et il est prêt à le renverser à la première circonstance favorable. Hitler -là est sa force- ne fait qu’exprimer de façon plus conséquente et plus franche le rapport qui lie la bourgeoisie mondiale à la bureaucratie soviétique. La bourgeoisie, qu’elle soit fasciste ou démocratique, ne peut se satisfaire des exploits contre-révolutionnaires isolés de Staline ; elle a besoin de la contre-révolution complète dans les rapports de propriété et de l’ouverture du marché russe. Tant qu’elle n’obtient pas cela, elle considère l’Etat soviétique comme un adversaire. Et elle a raison.

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux le régime intérieur a un caractère principalement bourgeois. Mais la pression de l’impérialisme étranger change et altère tellement la structure économique et politique de ces pays que la bourgeoisie nationale (même dans les pays politiquement indépendants de l’Amérique du Sud) n’arrive que partiellement à la situation de classe dirigeante. La pression de l’impérialisme sur les pays arriérés ne change pas, en vérité, leur caractère social fondamental, car le sujet et l’objet de la pression ne représentent que des niveaux différents du développement d’une seule et même société bourgeoise. Néanmoins la différence entre l’Angleterre et l’Inde, le Japon et la Chine, les U.S.A. et le Mexique est Si grande que nous établissons une distinction rigoureuse entre les pays bourgeois oppresseurs et opprimés et que nous considérons comme de notre devoir de soutenir les seconds contre les premiers. La bourgeoisie des pays coloniaux et semi-coloniaux représente une classe à demi-dirigeante à demi-opprimée.

La pression de l’impérialisme sur l’Union soviétique vise à modifier la nature même de la société soviétique. Cette lutte -aujourd’hui pacifique, demain militaire- découle des formes de propriété. En tant que mécanisme de transmission de cette lutte, la bureaucratie s’appuie tantôt sur le prolétariat contre l’impérialisme, tantôt sur l’impérialisme contre le prolétariat pour accroître sa propre puissance. En même temps elle exploite impitoyablement son rôle de distributeur des chiches biens matériels pour garantir sa prospérité et sa puissance. Par là-même la domination du prolétariat prend un caractère rogné, faussé, déformé. On est pleinement fondé à dire que le prolétariat dominant dans un seul pays arriéré et isolé y reste cependant une classe exploitée. L’impérialisme mondial représente la source de l’oppression, la bureaucratie fonctionnant comme mécanisme de transmission de cette oppression. S’il y a une contradiction dans les mots "classe dirigeante et opprimée" cette contradiction ne découle pas d’erreurs de pensée, mais d’une contradiction dans la situation même de l’U.R.S.S. C’est précisément pourquoi nous repoussons la théorie du socialisme dans un seul pays.

Reconnaître en l’U.R.S.S. un Etat ouvrier - non pas le type de cet Etat mais une déformation du type - ne signifie absolument pas que l’on accord ? à la bureaucratie soviétique une amnistie théorique et politique ; au contraire son caractère réactionnaire apparaît pleinement à la lumière de la contradiction entre sa politique antiprolétarienne et les exigences de l’Etat ouvrier. Seule une telle façon de poser le problème donne sa pleine force motrice à notre activité visant à démasquer les crimes de la clique stalinienne. Défendre l’U.R.S.S. c’est non seulement lutter sans réserve contre l’impérialisme mais préparer le renversement de la bureaucratie bonapartiste.

L’expérience de l’U.R.S.S. souligne l’ampleur des possibilités que l’Etat ouvrier recèle en lui, et la vigueur de sa capacité de résistance. Mais cette expérience démontre aussi la puissance de la pression exercée par le capital et par son agence bureaucratique, la difficulté qu’éprouve le prolétariat à parvenir à son émancipation totale et l’importance que revêt la tâche d’éduquer et de tremper la nouvelle Internationale dans l’esprit d’une lutte révolutionnaire implacable.

Coyoacan, le 25 novembre 1937.
Notes

[1] Dans un texte publié dans le Bulletin intérieur du Comité d’Organisation pour le Congrès du Parti Socialiste, n°2, et destiné à être soumis au congrès de fondation du S.W.P.

[2] Trotsky fait sans doute ici allusion aux analyses qu’il développa de 1929 à 1932 sur la nature "centriste" de l’appareil stalinien (ou centrisme bureaucratique), débouchant sur une forme de bonapartisme, centrisme dont il caractérisait ainsi la conduite politique dans ces quelques lignes : "Sous le fouet de l’opposition, l’appareil stalinien saute d’un côté et d’autre (...) Staline combat actuellement les droitiers parce qu’il subit le fouet de l’Opposition. Il le fait en centriste obligé de protéger sa position intermédiaire. En ce sens fort limité, l’appareil, contraint de réaliser la collectivisation et l’industrialisation, joue un rôle de despote éclairé au-dessus des classes." (24 avril 1929, in Trotsky, Ecrits, T 1, M. Rivière, Paris 1955, p. 70.).

[3] Le New Leader de Londres, dirigé par Fenner Brockway, écrit dans un éditorial du 12 novembre de cette année (1937) : "L’I.L.P. n’accepte pas l’affirmation des trotskystes que les fondements économiques du socialisme sont abolis en Russie soviétique". Que dire de ces gens ? Ils ne comprennent pas les idées des autres parce qu’ils n’en n’ont pas à eux. Ils ne sont capables que de semer la confusion dans la tête des travailleurs. (L.T.)

[4] William Green (1873-1952) : président de l’American Federation of Labor, centrale syndicale réformiste et droitière, fédérant des syndicats de "métiers". Exclut en 1936 la gauche de l’A.F.L. qui forma le "C.I.O." (Committee for Industrial Organisation) et Mathew Voll. "Un des bureaucrates les plus impénitents de l’A.F.L. [...] bureaucrate endurci et "anti-communiste" forcené" (D. Guerin, Où va le peuple américain, Paris, Julliard, 1950, pp. 214 et 289).

[5] Cf. à ce sujet, La Révolution trahie, le chapitre sur "le socialisme d’Etat", (L. T.). op. cit., p. 53.

[6] Walter Citrine (né en 1887). Secrétaire général du British Trade Union Congress, l’organisation syndicale britannique, de 1926 aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Lorsqu’il quitta son poste de secrétaire général en 1946 la reine l’anoblit.

[7] Léon Jouhaux (1870-1954). Dirigeant de la C.G.T. depuis la première guerre mondiale ; anarcho-syndicaliste jusqu’à la déclaration de la guerre, devint social-patriote du jour au lendemain. L’un des inspirateurs de Force Ouvrière en 1947.

L’U.R.S.S DANS LA GUERRE

Le pacte germano-soviétique et la nature de l’U.R.S.S.

Peut-on, après la signature du pacte germano-soviétique, reconnaître en l’U.R.S.S un Etat ouvrier ? La nature de l’Etat soviétique suscite à nouveau la discussion dans notre milieu. Ce n’est pas étonnant. Nous avons sous nos yeux la première expérience d’un Etat ouvrier dans l’histoire. Ce phénomène n’a encore jamais été nulle part étudié. Dans le problème de la nature de l’U.R.S.S les erreurs découlent, d’ordinaire, comme nous l’avons déjà écrit, de la substitution d’une norme programmatique au fait historique. Le fait concret s’est séparé de la norme. Cela ne signifie cependant pas qu’il ait renversé la norme ; au contraire, d’un autre point de vue, il l’a confirmée. La dégénérescence du premier Etat ouvrier, dégénérescence que nous avons définie et expliquée ne fait qu’indiquer avec plus de force ce que doit être un Etat ouvrier et ce qu’il peut être et ce qu’il sera dans des conditions historiques données. La contradiction entre le fait historique et la norme nous a contraints non pas à nier la norme mais, au contraire, à lutter pour elle par la voie révolutionnaire. Le programme de la révolution en U.R.S.S. est défini d’un côté par notre appréciation de l’U.R.S.S. comme fait historique objectif et, de l’autre, par la norme que constitue l’Etat ouvrier. Nous ne disons pas "Tout est fichu, il faut tout recommencer à zéro !". Nous indiquons clairement quels sont les éléments de l’Etat ouvrier qui peuvent à un stade donné être préservés. maintenus et développés.

S’efforcer aujourd’hui de démontrer que le pacte germano-soviétique modifie notre appréciation de l’Etat soviétique c’est se placer au fond sur les positions mêmes de l’Internationale communiste ou plus exactement sur les positions qu’avait hier l’Internationale communiste. La lutte pour la démocratie impérialiste apparaît, conformément à cette logique, comme la mission historique du gouvernement ouvrier. La "trahison"des démocraties en faveur du fascisme prive alors l’U.R.S.S. du nom d’Etat ouvrier. En fait la signature d’un accord avec Hitler ne fait que mesurer une fois de plus le degré de décomposition de la bureaucratie soviétique et la profondeur de son mépris pour la classe ouvrière internationale, ainsi que pour l’Internationale communiste, mais elle ne donne aucune raison de réviser l’appréciation sociologique de l’U.R.S.S.

Divergences politiques ou terminologiques.

Commençons par poser le problème de la nature de l’Etat soviétique non pas sur le plan abstrait et sociologique, mais sur celui des tâches concrètes et politiques. Admettons un instant que la bureaucratie soit une nouvelle "classe" et que l’actuel régime de l’U.R.S.S. soit un système particulier d’exploitation de classe. Quelles nouvelles conclusions politiques découlent pour nous de ces analyses ? La Quatrième Internationale a depuis longtemps reconnu la nécessité de renverser la bureaucratie par une insurrection révolutionnaire des travailleurs. Ceux qui déclarent que la bureaucratie est une "classe" exploiteuse ne proposent et ne peuvent rien proposer d’autre. L’objectif que le renversement de la bureaucratie doit permettre d’atteindre c’est le rétablissement du pouvoir des soviets d’où la bureaucratie actuelle sera chassée. [1] Nos critiques de gauche ne peuvent proposer et ne proposent rien d’autre [2]. L’aide à la révolution internationale et lai construction de la société socialiste, telles seront les tâches des soviets régénérés. Le renversement de la bureaucratie suppose donc que soient préservées la propriété de l’Etat et l’économie planifiée. Là est le noeud de tout le problème.

Bien entendu la répartition des forces productives entre les différentes branches de l’économie et tout le contenu du plan en général changeront profondément, lorsque le plan sera défini par les intérêts non point de la bureaucratie mais par ceux des producteurs eux-mêmes. Comme il s’agit toujours du renversement d’une oligarchie parasitaire accompagné du maintien de la propriété nationalisée (d’Etat) nous définissons la prochaine révolution comme une révolution politique. Certains de nos critiques (Ciliga [3], Bruno R... [4], etc.) veulent à toute force la définir comme une révolution sociale.

Acceptons cette définition. Que change-t-elle fondamentalement ? Elle n’ajoute rien de décisif aux tâches de la révolution, que nous avons énumérées.

Nos critiques, en règle générale, acceptent les faits tels que nous les avons depuis longtemps établis. Ils n’ont rien ajouté au fond de décisif à notre appréciation sur la situation de la bureaucratie dans la société soviétique et sur les relations entre elle et les travailleurs ou sur le rôle du Kremlin sur l’arène internationale. Sur toutes ces questions, non seulement ils ne discutent pas notre analyse ; au contraire, ils S’appuient entièrement sur elle et se limitent même complètement à elle. Ils nous reprochent seulement de ne pas partager leurs "conclusions" inévitables. A l’examen, cependant, il apparaît que ces conclusions ont un caractère purement terminologique. Nos critiques se refusent à appeler Etat ouvrier l’Etat ouvrier dégénéré. Ils exigent que l’on qualifie la bureaucratie totalitaire de classe dirigeante.

Ils proposent de considérer la révolution contre cette bureaucratie comme une révolution sociale et non point politique. Si nous leur faisions ces concessions terminologiques, nous mettrions nos critiques dans une situation extrêmement délicate, car ils ne sauraient pas eux-mêmes que faire de leur victoire purement verbale.

Vérifions-nous une fois de plus.

Ce serait donc une absurdité monstrueuse que de faire scission avec des camarades qui ont un autre avis que nous sur la nature sociologique de l’U.R.S.S., pour autant qu’ils s’affirment solidaires de nous sur les problèmes politiques. Mais à l’inverse, ce serait pur aveuglement que d’ignorer des différences purement théoriques, même terminologiques, car dans le développement ultérieur elles peuvent prendre chair et sang et aboutir à des conclusions politiques tout à fait différentes. De même qu’une maîtresse de maison soigneuse ne laisse pas s’entasser les toiles d’araignées et la saleté, de même le parti révolutionnaire ne peut supporter les obscurités, la confusion, les équivoques. Il faut tenir sa maison propre !

Je rappellerai pour illustrer cette idée la question de Thermidor. Nous avons longtemps affirmé que Thermidor ne faisait que se préparer en U.R.S.S et ne s’était pas encore accompli. Puis, donnant à l’analogie avec Thermidor un caractère plus précis et plus réfléchi, nous en sommes arrivés à la conclusion que Thermidor était déjà derrière nous. Cette correction publique de notre propre erreur ne suscita pas dans nos rangs le moindre désarroi. Pourquoi ? Parce que nous avions tous porté le même jugement sur l’essence des processus qu’avait connus l’Union soviétique en y suivant ensemble le développement de la réaction jour après jour. Il ne s’agissait pour nous que de préciser une analogie historique, rien de plus. J’espère qu’aujourd’hui encore, bien que quelques camarades tentent de tâter les divergences sur la question de la "défense de l’U.R.S.S." - et nous en discuterons plus loin- nous arriverons, tout simplement en précisant nos propres idées, à préserver notre unanimité sur le terrain du programme de la Quatrième Internationale.

Une tumeur ou un nouvel organe ?

Nos critiques ont plusieurs fois insisté sur le fait que la bureaucratie soviétique actuelle ressemble fort peu à la bureaucratie ouvrière ou à la bureaucratie bourgeoise de la société capitaliste et sur le fait qu’elle constitue, plus encore que la bureaucratie fasciste, une nouvelle formation sociale extrêmement puissante. Cela est parfaitement vrai et nous n’avons jamais fermé les yeux là-dessus. Mais si l’on qualifie la bureaucratie de "classe" il faut aussitôt déclarer que cette classe est tout à fait différente de toutes les classes possédantes que nous avons connues dans le passé : le profit est donc bien mince. Nous appelons souvent la bureaucratie soviétique une caste, soulignant par là le caractère fermé, le despotisme et la morgue de la couche dirigeante qui considère qu’elle seule descend des lèvres de Brahma alors que les masses populaires proviennent des parties beaucoup plus viles de son corps. Mais cette définition n’a pas, bien sûr, de caractère strictement scientifique. Son avantage relatif consiste en ce que le caractère figuré de cette dénomination est clair pour tous et qu’il ne vient à la tête de personne d’assimiler la bureaucratie de Moscou à la caste indienne des brahmanes. La vieille terminologie sociologique n’a pas préparé et ne pouvait pas préparer de dénomination pour un nouveau phénomène social en plein développement (la dégénérescence) et qui n’a pas pris de formes stables. Nous continuons cependant tous à qualifier la bureaucratie soviétique de bureaucratie sans oublier par ailleurs ses particularités historiques. Pour le moment, à notre avis, cela suffit.

Sur le plan scientifique et politique - et non pas purement terminologique - la question se pose ainsi : la bureaucratie constitue-t-elle une excroissance temporaire sur l’organisme social ou bien cette excroissance s’est-elle déjà transformée en un organe historiquement nécessaire ? Une monstruosité sociale peut être le résultat d’une combinaison accidentelle (c’est-à-dire temporaire et exceptionnelle) de circonstances historiques. Un organe social (et c’est ainsi que se présente chaque classe, y compris une classe exploiteuse) ne peut se constituer que comme produit (résultat) des exigences internes profondes de la production elle-même. Si nous n’apportons pas de réponse à cette question, alors toute la discussion se transforme en jeu stérile sur les mots.

Le début de la décomposition de la bureaucratie.

La justification historique de toute classe a toujours consisté en ce que le système d’exploitation dirigé par elle hissait à un degré supérieur le développement des forces productives. Il est indubitable que le régime soviétique a donné une impulsion puissante à l’économie. Mais la source de cette impulsion ce furent la nationalisation des moyens de production et le principe du plan et pas du tout 1 usurpation par la bureaucratie de la gestion de l’économie. Au contraire la bureaucratie, comme système, est devenue le pure des freins au développement technique et culturel du pays Le fait que l’économie soviétique s’est occupée pendant des décennies a transférer et assimiler la technique et l’organisation de la production des pays capitalistes avancés a masqué ce fait pendant un certain temps. La période des emprunts et des imitations s’est plus ou moins bien accommodée de l’automatisme bureaucratique, qui étouffait l’esprit d’initiative et la création. Mais plus l’économie s’est développée, plus ses exigences sont devenues complexes et plus le régime bureaucratique est apparu comme un obstacle insupportable. La contradiction croissante entre eux mène à des convulsions politiques permanentes, à l’extermination systématique des éléments créateurs les plus éminents dans tous les domaines d’activité. Ainsi avant même de pouvoir arriver à se transformer en "classe dirigeante" la bureaucratie est entrée irrémédiablement en contradiction avec les exigences du développement. Cela s’explique précisément parce que la bureaucratie ne se présente pas comme la porteuse d’un nouveau système d’économie, qui lui serait propre et qui serait impossible sans elle, mais comme une excroissance parasitaire sur le corps de l’Etat ouvrier.

Les conditions de la puissance et de la chute de la bureaucratie.

L’oligarchie soviétique a tous les défauts des vieilles classes dirigeantes sans avoir leur mission historique. Dans la dégénérescence bureaucratique de l’Etat soviétique ce ne sont pas les lois générales de la société contemporaine, du capitalisme au socialisme, qui trouvent leur expression, niais une rupture particulière, exceptionnelle et temporaire de ces lois dans les conditions définies par l’arriération d’un pays révolutionnaire et par l’encerclement capitaliste. La pénurie de produits de consommation et la lutte générale pour leur possession engendrent le gendarme qui prend sur lui d’assurer les fonctions de répartition. La pression hostile exercée de l’extérieur attribue au gendarme le rôle de "défenseur" du pays, ce qui lui donne une autorité nationale et lui permet ainsi de piller le pays deux fois plus.

Les conditions qui fondent la puissance de la bureaucratie (l’arriération du pays et l’encerclement capitaliste) ont, cependant, un caractère temporaire, transitoire et doivent disparaître avec la victoire de la révolution internationale. Les économistes bourgeois eux-mêmes ont calculé que, dans le cadre d’une économie planifiée, on pourrait rapidement élever le revenu national des U.S.A. à deux cents milliards de dollars par an et garantir ainsi à toute la population non seulement la satisfaction de ses besoins fondamentaux mais encore un véritable confort. D’un autre côté la révolution internationale marquerait la fin du danger venu de l’extérieur, cause complémentaire de la bureaucratisation. La disparition de la nécessité de dépenser une part énorme du revenu national pour l’armement élèverait plus encore le niveau de vie et le niveau culturel des masses. Dans ces conditions la nécessité du gendarme répartiteur disparaîtrait d’elle-même. L’administration d’une coopération gigantesque remplacerait très vite la puissance gouvernementale. Il n’y aurait pas de place pour une nouvelle classe dirigeante ni pour un nouveau régime d’exploitation situé entre le capitalisme et le socialisme.

Et si la révolution socialiste ne s’accomplit pas ?

Le déclin du capitalisme atteint des limites extrêmes, tout comme le déclin de la vieille classe dirigeante. Ce système ne peut plus survivre. Les forces productives doivent être organisées dans le cadre de la planification. Mais qui accomplira ce travail ? Le prolétariat ou une nouvelle classe dirigeante de "commissaires", politiciens, administrateurs et techniciens ? L’expérience historique témoigne, à en croire certains, qu’il est impossible de compter sur le prolétariat qui s’est révélé "incapable" d’empêcher la précédente guerre impérialiste, bien que les prémices matérielles de la révolution socialiste fussent déjà mûres. Les succès du fascisme après la guerre sont apparus de nouveau comme le produit de "l’incapacité" du prolétariat à sortir la société capitaliste de l’impasse. La bureaucratisation de la société soviétique est apparue, à son tour, comme le résultat de "l’incapacité" du prolétariat à régir lui-même la société d’une façon démocratique. La révolution espagnole a été écrasée par les bureaucraties fascistes et staliniennes sous les yeux du prolétariat mondial. Enfin le dernier maillon de cette chaîne : l’approche de la nouvelle guerre impérialiste dont la préparation s’est déroulée à ciel ouvert, devant un prolétariat réduit à une totale impuissance. Si l’on accepte cette analyse, c’est-à-dire si l’on admet que le prolétariat n’a pas la force d’accomplir la révolution socialiste, c’est quelqu’un d’autre qui réalisera la tâche urgente que représente l’étatisation des forces productives. Et qui précisément ? Une nouvelle bureaucratie qui remplacera la bourgeoisie pourrissante en qualité de nouvelle classe dirigeante à l’échelle du monde. C’est ainsi que ceux des critiques de "gauche" qui ne se contentent pas de querelle de mots commencent à poser la question.

La guerre actuelle et le destin de la société contemporaine.

Le cours même des choses pose aujourd’hui le problème sous des formes très concrètes. La seconde guerre mondiale a commencé. Elle représente une confirmation implacable du fait que la société ne peut plus continuer à vivre sur les bases du capitalisme. Par là elle soumet le prolétariat à une nouvelle épreuve, peut-être décisive.

Si cette guerre provoque, comme nous le croyons fermement, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la bureaucratie en U.R.S.S. et la résurrection de la démocratie soviétique, sur des bases économiques et culturelles infiniment plus hautes qu’en 1918. Dans ce cas la question de savoir si la bureaucratie stalinienne est une "classe" ou une excroissance sur l’Etat ouvrier se résoudra d’elle-même. Il sera clair alors que dans le processus du développement de la révolution internationale la bureaucratie soviétique ne représentait qu’une rechute épisodique.

Si l’on considère, au contraire, que la guerre actuelle provoquera non point la révolution mais la déchéance du prolétariat, il n’existe alors qu’une autre issue à l’alternative : la décomposition ultérieure du capitalisme monopoliste, sa fusion ultérieure avec l’Etat et la disparition de la démocratie, là où elle s’est encore maintenue, au profit d’un régime totalitaire. L’incapacité du prolétariat à prendre en mains la direction de la société pourrait effectivement dans ces conditions mener à l’émergence d’une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence, qui signifierait le crépuscule de la civilisation.

On aboutirait à un résultat analogue dans le cas, aussi, où le prolétariat des pays capitalistes avancés, ayant conquis le pouvoir, apparaîtrait incapable de le conserver et l’abandonnerait, comme en U.R.S.S., à une bureaucratie privilégiée. Nous serions alors contraints d’admettre que la rechute bureaucratique n’a pas été due à l’arriération du pays et à l’encerclement capitaliste mais à l’incapacité organique du prolétariat à devenir une classe dirigeante. Il faudrait alors établir rétrospectivement que dans ses traits fondamentaux l’U.R.S.S. actuelle est le précurseur d’un nouveau régime d’exploitation à l’échelle internationale.

Nous nous sommes fort éloignés des disputes terminologiques sur la dénomination de l’Etat soviétique. Mais que nos critiques ne protestent pas : ce n’est qu’en se plaçant à la distance historique nécessaire que l’on peut établir un jugement correct sur un problème tel que le remplacement d’un régime social par un autre. L’alternative historique élaborée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle société d’exploitation. Si le deuxième pronostic se révèle juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendra une nouvelle classe exploiteuse. Cette seconde perspective aurait beau paraître fort lourde, Si le prolétariat mondial apparaissait effectivement incapable de remplir la mission que le cours du développement place sur ses épaules, il ne resterait alors rien d’autre à faire que de reconnaître ouvertement que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société capitaliste, s’est avéré une pure utopie. Il faudrait alors, évidemment, élaborer un nouveau programme "minimum" pour défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire.

Existe-t-il, toutefois, des données objectives à ce point inébranlables ou, du moins, assez convaincantes pour nous contraindre aujourd’hui à refuser les perspectives de la révolution socialiste ? Là est la question.

La théorie du collectivisme bureaucratique.

Peu après l’arrivée de Hitler au pouvoir, le "communiste de gauche" allemand Hugo Urbahns arriva à la conclusion qu’une ère nouvelle, celle du "capitalisme d’Etat", allait remplacer l’ère du capitalisme. L’Italie, l’U.R.S.S., l’Allemagne représentaient les premiers modèles de ce régime, Urbahns n’a cependant pas tiré les conséquences politiques de sa théorie. Tout dernièrement, le "communiste de gauche" Bruno R., ancien membre de la Quatrième Internationale, parvint à la conclusion que le collectivisme bureaucratique remplacerait le capitalisme. La nouvelle bureaucratie est une classe, ses relations avec les travailleurs sont définies par l’exploitation collective, les prolétaires se sont transformés en esclaves de l’exploiteur totalitaire.

Bruno R. met sur le même plan l’économie planifiée de l’U.R.S.S., le fascisme, le national-socialisme et le "New Deal" de Roosevelt. Tous ces régimes ont, c’est indubitable, des traits communs qui, en fin de compte, se définissent par les tendances collectivistes de l’économie contemporaine. Dès avant la Révolution d’Octobre, Lénine formulait ainsi les caractéristiques principales du capitalisme impérialiste : concentration gigantesque des forces productives, fusion du capital monopoliste avec l’Etat, tendance organique à la dictature comme résultat de cette fusion. La centralisation et la collectivisation caractérisent aussi bien la politique de la révolution que celle de la contre-révolution [5]. Mais cela ne signifie pas du tout qu’entre la révolution, Thermidor, le fascisme et le "réformisme" américain, on puisse mettre un signe égal. Bruno R. a saisi le fait que les tendances à la collectivisation prennent, à cause de la prostration politique de la classe ouvrière, la forme du "collectivisme bureaucratique". Le phénomène est en lui-même indiscutable. Mais où sont ses limites et quel est son poids historique ? Ce qui nous apparaît comme une déformation d’une période transitoire, comme le résultat du développement inégal des divers facteurs du processus social, Bruno R. le considère comme une formation sociale autonome dans laquelle la bureaucratie est une classe dirigeante. Bruno R. a, en tout état de cause, l’avantage de tenter de déplacer la question du cercle vicieux des spéculations terminologiques sur le terrain des grandes généralisations historiques. Il n’en est que plus aisé de mettre son erreur en lumière.

Comme beaucoup d’ultra-gauches, Bruno R. identifie fondamentalement le stalinisme et le fascisme. D’un côté la bureaucratie soviétique s’est assimilée les méthodes politiques du fascisme ; de l’autre la bureaucratie fasciste, qui, pour le moment s’en tient à des mesures "partielles" d’intervention gouvernementale, tend vers l’étatisation de l’économie et elle y parviendra bientôt. La première affirmation est parfaitement juste. Mais il est faux d’affirmer, comme Bruno R., que "l’anti-capitalisme" fasciste est capable d’aller jusqu’à l’expropriation de la bourgeoisie. Les mesures "partielles" d’intervention de l’Etat et de nationalisation diffèrent, en réalité, de l’économie étatisée et planifiée, comme les réformes diffèrent de la révolution. Mussolini et Hitler ne font que "coordonner" les intérêts des propriétaires et "régulariser" l’économie capitaliste, et cela, pour l’essentiel à des fins militaires. L’oligarchie du Kremlin, c’est autre chose : elle a la possibilité de diriger l’économie comme an tout et cela grâce au fait que la classe ouvrière russe a accompli la plus grande révolution des rapports de propriété de toute l’histoire. On ne peut laisser cette différence de côté.

Mais même si l’on admet qu’issus de points de départ différents le stalinisme et le fascisme aboutissent, à un moment donné, au même type de société d’exploitation (le "collectivisme bureaucratique", selon la terminologie de Bruno R.) cela ne sort encore pas du tout la société de l’impasse. La crise du système capitaliste est suscitée non seulement par le rôle réactionnaire de la propriété privée mais aussi par le rôle non moins réactionnaire de l’Etat national.

Même si les divers gouvernements fascistes réussissaient à établir chez eux un système d’économie planifiée, alors, à part l’éventualité, à la longue, d’inévitables mouvements révolutionnaires du prolétariat qu’aucun plan ne saurait prévoir, la lutte entre les Etats totalitaires pour la domination mondiale continuerait et même s’intensifierait de façon erronée. Des guerres dévoreraient les fruits de l’économie planifiée et détruiraient les fondements de la civilisation. Bertrand Russel croit, il est vrai, qu’un Etat victorieux pourrait, en conclusion de la guerre, unifier le monde entier dans un étau totalitaire [6]. Mais même si une telle hypothèse se vérifiait, ce qui est plus que douteux, une "unification" militaire ne serait pas plus stable que la paix de Versailles. Les soulèvements nationaux et les pacifications qui s’ensuivraient déboucheraient sur une nouvelle guerre mondiale, qui pourrait creuser le tombeau de la civilisation. Ce ne sont pas nos voeux subjectifs, mais la réalité objective qui indique que la seule issue pour l’humanité est la révolution socialiste mondiale. L’alternative, c’est la rechute dans la barbarie.

Le prolétariat et sa direction.

Nous consacrerons un second article particulier au problème des relations entre la classe et sa direction. Nous nous en tiendrons ici au strict nécessaire. Seuls des "marxistes" vulgaires qui supposent que la politique est le reflet direct et immédiat de l’économie peuvent penser que la direction reflète de façon directe et immédiate la classe. En réalité la direction, s’élevant au-dessus de la classe exploitée, tombe inévitablement sous la pression de la classe dirigeante. La direction des syndicats américains, par exemple, "reflète" moins le prolétariat que la bourgeoisie. La sélection et l’éducation d’une direction vraiment révolutionnaire, capable de s’opposer à la pression de la bourgeoisie est une tâche exceptionnellement difficile. La dialectique du processus historique s’est reflétée avec une vigueur particulière dans le fait que le prolétariat du pays le plus arriéré, la Russie, a produit dans des circonstances historiques données la direction la plus perspicace et la plus audacieuse. Au contraire c’est dans le pays qui possède la plus vieille culture capitaliste, la Grande-Bretagne, que l’on trouve aujourd’hui la direction la plus obtuse et la plus servile.

La crise de la société capitaliste, qui a éclaté au grand jour en juillet 1914, a suscité dès les premiers jours de la guerre une crise aiguë de la direction prolétarienne. Pendant les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis ce moment, le prolétariat des pays capitalistes avancés n’a pas encore créé une direction à la hauteur des tâches de notre époque. L’expérience de la Russie témoigne cependant qu’une telle direction peut voir le jour (cela ne signifie pas, bien sûr, qu’elle sera garantie contre la dégénérescence). La question se pose donc ainsi : la nécessité historique objective ouvre-t-elle en fin de compte la voie à la constitution d’une avant-garde de la classe ouvrière, c’est-à-dire une véritable direction révolutionnaire capable de mener le prolétariat à la conquête du pouvoir se constituera-t-elle dans le processus de cette guerre et des ébranlements profonds qui doivent s’en suivre ?

La Quatrième internationale a répondu de façon affirmative à cette question non seulement par le texte de son programme, mais aussi par le fait même de son existence. Au contraire toutes les variétés de représentants désenchantés et apeurés du pseudo-marxisme partent du point de vue que la banqueroute de la direction ne fait que refléter "l’incapacité" du prolétariat à remplir sa mission révolutionnaire. Tous nos adversaires n’expriment pas clairement cette idée, mais tous, ultra-gauches, centristes, anarchistes, sans parler même des staliniens et des sociaux-démocrates - se déchargent de la responsabilité de la défaite sur le dos du prolétariat. Aucun d’eux n’indique dans quelles conditions précisément le prolétariat s’avérera capable de réaliser la révolution socialiste.

Si l’on admet que les qualités socialistes du prolétariat lui-même constituent la cause des défaites, il faut alors considérer comme sans espoir la situation de la société contemporaine. Dans les conditions du capitalisme pourrissant, le prolétariat ne se développera ni sur le plan du nombre, ni sur celui de la culture. Il n’y aurait donc aucun motif d’espérer qu’il se hisse jamais au niveau des tâches qu’impose la révolution. L’affaire se présente sous un tout autre jour pour qui a explicité l’antagonisme très vigoureux qui existe entre la profonde aspiration organique et indéfinie des masses à s’arracher au chaos sanglant du capitalisme et le caractère conservateur, patriotique, entièrement bourgeois, de la direction qui se survit. Il faut choisir entre ces deux conceptions inconciliables.

La dictature totalitaire : un état de crise aiguë et non un régime stable.

La Révolution d’Octobre n’est pas un hasard. Elle avait été prévue depuis longtemps. Les événements confirmèrent la prévision. La dégénérescence ne réfute pas la prévision, car jamais les marxistes n’ont pensé que l’Etat ouvrier en Russie pouvait tenir indéfiniment. Nous prévoyions, il est vrai, l’écroulement de l’Etat ouvrier plutôt que sa dégénérescence, ou plus exactement nous ne distinguions pas nettement ces deux possibilités. Mais elles ne se contredisent absolument pas l’une l’autre. La dégénérescence doit inévitablement s’achever, à une certaine étape, par la destruction.

Le régime totalitaire, de type stalinien ou fasciste, ne peut être, de par sa nature, qu’un régime temporaire, transitoire.

Dans l’histoire la dictature a en général été le résultat et le signe d’une crise sociale particulièrement aiguë et absolument pas un régime stable. Une situation de crise aiguë ne peut constituer l’état permanent d’une société. L’Etat totalitaire peut, pendant un certain temps, étouffer les contradictions sociales, mais il est incapable de se perpétuer. Les purges monstrueuses on U.R.S.S. sont le témoignage le plus convaincant que la société soviétique tend, de façon organique, à rejeter la bureaucratie de son sein.

Il est vraiment étonnant que Bruno R. voie justement dans les purges staliniennes la preuve que la bureaucratie est devenue une classe dirigeante car seule une classe dirigeante est capable, à son avis, de prendre des mesures d’une ampleur aussi vaste [7]. Il oublie cependant que le tsarisme qui n’était pas une "classe" s’est permis d’assez vastes mesures dans le domaine de l’épuration et précisément dans la période où il approchait de sa perte. Par leur ampleur et leur caractère monstrueusement mensonger, les purges de Staline ne témoignent que de l’incapacité de la bureaucratie à se transformer on une classe dominante stable et elles apparaissent comme les symptômes de son agonie prochaine Ne nous trouverions-nous pas dans une situation ridicule si nous donnions à l’oligarchie bonapartiste le nom de nouvelle classe dirigeante quelques années ou même quelques mois avant sa chute honteuse ? La seule clarté dans la définition de la question doit, à notre sens, maintenir les camarades à l’écart des expérimentations terminologiques et des généralisations trop hâtives.

L’orientation vers la révolution internationale et la régénération de l’U.R.S.S.

Un délai d’un quart de siècle s’est révélé trop court pour le réarmement révolutionnaire de l’avant-garde prolétarienne internationale et trop long pour préserver le système soviétique dans un pays arriéré isolé. L’humanité en paie le prix aujourd’hui par une nouvelle guerre impérialiste. Mais la tâche essentielle de notre époque n’a pas changé pour cette simple raison qu’elle n’est pas résolue. Un acquis colossal dans le dernier quart de siècle et un gage inappréciable pour l’avenir voilà ce que représente le fait que l’un des détachements du prolétariat mondial à été capable de démontrer dans l’action comment la tâche peut être résolue.

La deuxième guerre impérialiste place la tâche encore non résolue à une étape historique encore plus haute. Elle met à l’épreuve une fois de plus non seulement la stabilité des régimes existants mais aussi la capacité du prolétariat de les remplacer. Les résultats de cette épreuve auront sans aucun doute une signification décisive pour notre appréciation de l’époque contemporaine en tant qu’époque de la révolution prolétarienne. Si, contrairement à toutes les probabilités. la Révolution d’Octobre ne trouve pas, au cours de la présente guerre, ou immédiatement après, son prolongement dans l’un ou l’autre des pays avancés ; et si, au contraire, le prolétariat est rejeté en arrière partout et sur tous les fronts -alors nous aurions à coup sûr à poser la question d’une révision de notre conception de la présente époque et de ses forces motrices, il ne s’agirait pas de savoir quelle étiquette coller sur l’U.R.S.S. ou la clique stalinienne mais d’une réévaluation des perspectives historiques mondiales pour les décennies, Si ce n’est les siècles, à venir : sommes-nous entrés dans l’époque de la révolution sociale et de là société socialiste, ou au contraire dans l’époque de la société décadente de la bureaucratie totalitaire ?

Les schématiques dans le genre d’Hugo Urbahns et de Bruno R. commettent une double erreur : premièrement ils proclament que ce régime est déjà définitivement en place ; ensuite ils le définissent comme un long état transitoire de la société entre le capitalisme et le socialisme. Cependant il est tout à fait évident que si le bilan à tirer de l’expérience de notre époque entière et de là nouvelle guerre en cours c’était que le prolétariat se révèle incapable de devenir le maître de la société, cela signifierait l’effondrement de tous les espoirs en la révolution socialiste car on ne saurait certainement attendre des conditions plus favorables pour la révolution ; en tout état de cause personne ne peut ni les prévoir ni les définir.

Les marxistes n’ont pas le moindre droit (à moins de considérer le désenchantement et la lassitude comme un "droit") de tirer la conclusion que le prolétariat a épuisé ses possibilités révolutionnaires et doit abandonner ses prétentions à parvenir au pouvoir dans la toute prochaine période. Sur les balances de l’histoire vingt-cinq années correspondent à une heure de la vie d’une homme quand de très profonds changements des systèmes économiques et culturels sont en jeu. A quoi est bon un homme qui, pour quelques échecs empiriques qu’il subit pendant une heure ou une journée, abandonne le but qu’il s’était fixé à partir de l’expérience et de l’étude de toute sa vie antérieure ? Dans les années sombres de la réaction russe (1907-1917) nous partions des possibilités qu’avait révélées le prolétariat russe en 1905. En ces années de réaction mondiale nous devons aussi partir des possibilités qu’a révélées le prolétariat russe en 1917. La Quatrième Internationale ne s’est pas désignée par hasard comme le parti mondial de la révolution socialiste. Notre voie est immuable. Notre orientation c’est celle qui mène à la révolution internationale et, par là-même, à la régénération de l’U.R.S.S. comme Etat ouvrier.

La politique extérieure est le prolongement de la politique intérieure.

Que défendons-nous en U.R.S.S.? Pas ce en quoi elle ressemble aux pays capitalistes, mais ce en quoi elle se distingue d’eux. En Allemagne, nous prêchons aussi l’insurrection contre la bureaucratie dirigeante, mais cela pour anéantir immédiatement la propriété capitaliste. En U.R.S.S. le renversement de la bureaucratie est indispensable pour préserver la propriété d’Etat. C’est seulement en ce sens que nous sommes partisans de la défense de l’U.R.S.S.

Personne dans nos rangs ne met en doute que les travailleurs soviétiques doivent défendre la propriété d’Etat non seulement contre le parasitisme de la bureaucratie, mais aussi contre les tendances qui poussent vers la propriété privée, par exemple dans les rangs de l’aristocratie kolkhozienne. Mais la politique extérieure est le prolongement de la politique intérieure. Si en politique intérieure nous lions la défense des conquêtes de la Révolution d’Octobre à une lutte intransigeante contre la bureaucratie, nous devons avoir la même attitude en politique extérieure. Bruno R., il est vrai, partant du point de vue que le "collectivisme bureaucratique" a déjà triomphé sur toute la ligne, nous assure que personne ne menace la propriété d’Etat car Hitler (et Chamberlain [8] ?) y est aussi intéressé que Staline. Malheureusement les assurances de Bruno R. sont bien légères. En cas de victoire, Hitler commencera vraisemblablement par demander le retour aux capitalistes allemands de toutes leurs propriétés, jadis expropriées ; il garantira ensuite la même restauration de la propriété privée aux Anglais, aux Français et aux Belges, afin de parvenir à un accord avec eux aux dépens de l’U.R.S.S. ; finalement il fera de l’Allemagne le commanditaire des entreprises d’Etat soviétiques les plus importantes au profit de la machine militaire allemande. Pour le moment Hitler est l’allié et l’ami de Staline. Mais si, avec l’aide de Staline, il remportait la victoire sur le front occidental, il tournerait le lendemain ses armes contre l’U.R.S.S. Dans des circonstances semblables, Chamberlain n’agirait pas autrement qu’Hitler.

La défense de l’U.R.S.S. et la lutte des classes.

Les erreurs sur le problème de la défense de l’U.R.S.S. découlent le plus souvent d’une compréhension incorrecte des méthodes de "défense". "Défense de l’U.R.S.S." ne signifie pas le moins du monde un rapprochement avec la bureaucratie du Kremlin, l’acceptation de sa politique ou la conciliation avec la politique de ses alliés. Sur ce point comme sur tous les autres nous demeurons entièrement sur le terrain de la lutte des classes internationale.

La petite revue française Que faire ? [9] a écrit il n’y a guère : "les trotskystes" en étant défaitistes par rapport à la France et à l’Angleterre, sont, en conséquence, défaitistes par rapport à l’U.R.S.S.". En d’autres termes : si vous voulez défendre l’U.R.S.S., vous devez cesser d’être défaitiste vis-à-vis de ses alliés impérialistes. En écrivant ces lignes, Que faire ? supputait que les alliés de l’U.R.S.S. seraient les "démocraties". Ce que ces malins vont dire aujourd’hui reste obscur. Mais cela importe peu, car c’est leur méthode même qui est vicieuse. Renoncer au défaitisme par rapport au camp impérialiste auquel l’U.R.S.S. adhère aujourd’hui ou pourrait adhérer demain c’est rejeter les travailleurs du camp adverse aux côtés de leur gouvernement, c’est renoncer au défaitisme en général. La renonciation au défaitisme dans les conditions de la guerre impérialiste équivaut à rejeter la révolution socialiste. Rejeter la révolution au nom de la "défense de l’U.R.S.S.", ce serait condamner l’U.R.S.S. à la décomposition finale et à la ruine.

La "Défense de l’U.R.S.S." telle qu’elle est interprétée par l’Internationale communiste, de même que la "lutte contre le fascisme" d’hier, se fonde sur la renonciation à une politique de classe indépendante. Le prolétariat est transformé, pour des raisons variées dans des circonstances diverses, mais toujours et invariablement, en force auxiliaire d’un camp bourgeois contre l’autre.

Pour faire contrepoids à cela certains camarades affirment : "étant donné que nous ne voulons pas nous transformer en instruments de Staline et de ses alliés, nous renonçons à la défense de l’U.R.S.S." [Paraphrase des positions de Burnham et Shachtman.]. Et pourtant par là ils montrent seulement que leur conception de la "défense" correspond dans son fond à la conception qu’en ont les opportunistes : ils n’ont pas en tête une politique indépendante du prolétariat. En réalité nous défendons l’U.R.S.S. comme nous défendons les pays colonisés, comme nous réglons toutes les tâches que nous nous fixons, non pas en soutenant certains gouvernements impérialistes contre d’autres, mais par la méthode de la lutte des classes internationale dans les colonies comme dans les métropoles.

Nous ne sommes pas un parti gouvernemental, nous sommes un parti d’opposition inflexible, non seulement dans les pays capitalistes mais aussi en U.R.S.S. Nous ne réalisons pas nos tâches - et parmi elles la "défense de l’U.R.S.S."- par l’intermédiaire des gouvernements bourgeois ni par l’intermédiaire du gouvernement de l’U.R.S.S., mais exclusivement par l’éducation des masses, par l’agitation, en expliquant aux travailleurs ce qu’il faut défendre et ce qu’il faut jeter bas. Une telle "défense" ne peut pas donner des résultats immédiats mirobolants. Mais nous n’y prétendons pas. Nous ne sommes pour le moment qu’une minorité révolutionnaire. Notre travail doit viser à ce que les travailleurs sur lesquels nous avons de l’influence jugent correctement les événements, ne se laissent pas prendre au dépourvu et préparent l’opinion publique de leur propre classe au règlement révolutionnaire des tâches qui nous attendent.

La défense de l’U.R.S.S. se confond pour nous avec la préparation de la révolution internationale. Ne sont admissibles que les méthodes qui ne sont pas contradictoires avec les intérêts de la révolution. La défense de l’U.R.S.S. a, avec la révolution socialiste internationale, le rapport qui lie une tâche tactique à une tâche stratégique. La tactique est subordonnée à l’objectif stratégique et ne peut en aucun cas s’opposer à lui.

Le problème des territoires occupés.

Au moment où j’écris ces lignes, le sort des territoires occupés par l’Armée rouge reste toujours obscur. Les dépêches se contredisent, car les deux parties mentent à l’envi. Mais les rapports de force sur le terrain sont sans aucun doute toujours fort incertains. Une partie des territoires occupés sera indubitablement incorporée à l’U.R.S.S. Sous quelle forme. précisément ?

Supposons un instant que, conformément au pacte conclu avec Hitler, le gouvernement de Moscou conserve intacts les droits de la propriété privée dans les territoires occupés et se borne au "contrôle" sur le modèle fasciste. Une telle concession revêtirait sur le plan des principes une très grande importance et pourrait constituer le point de départ d’un nouveau chapitre de l’histoire du régime soviétique et donc d’une nouvelle appréciation, de notre point de vue, de la nature de l’Etat soviétique.

Il est plus vraisemblable, cependant, que dans les territoires qui doivent être incorporés à l’U.R.S.S., le gouvernement de Moscou procédera à l’expropriation des grands propriétaires et à l’étatisation des moyens de production. Cette orientation est plus probable non parce que la bureaucratie reste fidèle au programme socialiste, mais parce qu’elle ne veut ni ne peut partager le pouvoir et les privilèges qui en découlent avec les anciennes classes dirigeantes dans les territoires occupés. Ici une analogie se présente d’elle-même. Le premier Bonaparte arrêta la révolution au moyen d’une dictature militaire. Toutefois, lorsque les troupes françaises envahirent la Pologne, Napoléon signa un décret stipulant : "Le servage est aboli". Cette mesure n’était dictée ni par les sympathies de Napoléon pour les paysans, ni par des principes démocratiques, mais par le fait que la dictature bonapartiste s’appuyait sur les rapports de propriété bourgeois et non féodaux. Etant donné que la dictature bonapartiste de Staline s’appuie sur la propriété d’Etat et non sur la propriété privée, l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge doit, dans ces conditions, entraîner l’abolition de la propriété privée capitaliste, afin d’aligner le régime des territoires occupés sur celui de l’U.R.S.S.

Mesure révolutionnaire par sa nature "l’expropriation des expropriateurs s’effectue dans ce cas de manière militaro-bureaucratique. Tout appel a une action indépendante des masses - mais sans un tel appel, fût il très prudent, il est impossible d’établir un nouveau régime- sera sans nul doute étouffé le lendemain même par d’impitoyables mesures de police, afin d’assurer la prépondérance de la bureaucratie sur les masses révolutionnaires en éveil. C’est là un aspect de la question. Mais il y en a un autre. Pour avoir la possibilité d’occuper la Pologne au moyen d’une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a depuis longtemps trompé et continue de tromper les masses en U.R.S.S. et dans le monde entier et a, de ce fait, provoqué la décomposition complète des rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n’est pas la transformation des rapports de propriété dans cette région ou une autre, si importants qu’ils puissent être par eux-mêmes, mais le changement à opérer dans la conscience et l’organisation du prolétariat mondial, l’accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles. De ce seul point de vue décisif, la politique de Moscou considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale.

Notre appréciation générale du Kremlin et de l’Internationale communiste ne modifie pas cependant le fait particulier que l’étatisation des formes de la propriété dans les territoires occupés constitue en soi une mesure progressiste. Il faut le reconnaître ouvertement. Si Hitler lançait demain ses armées à l’assaut de l’Est afin de rétablir "l’ordre" dans la Pologne orientale, les travailleurs d’avant-garde défendraient contre Hitler ces nouvelles formes de propriété établies par la bureaucratie bonapartiste soviétique.

Nous ne changeons pas d’orientation.

L’étatisation des moyens de production constitue, nous l’avons dit, une mesure progressiste. Mais son caractère progressiste est relatif ; son poids spécifique dépend de la somme de tous les autres facteurs. Nous devons donc, avant tout, admettre que l’extension des territoires dominés par l’autocratie bureaucratique et parasitaire, sous la couverture de mesures "socialistes", peut augmenter le prestige du Kremlin, engendrer des illusions sur la possibilité de remplacer la révolution prolétarienne par des manoeuvres bureaucratiques. Ce mal l’emporte de loin sur le contenu progressiste des réformes staliniennes en Pologne. Pour que la nationalisation de la propriété dans les territoires occupés, comme en U.R.S.S. même, devienne une base de développement progressiste, c’est-à-dire socialiste, il faut renverser la bureaucratie de Moscou. Notre programme conserve, par conséquent, toute sa force. Les événements ne nous ont pas pris au dépourvu. Il faut seulement les interpréter correctement. Il faut bien comprendre que la nature de l’U.R.S.S. et sa situation internationale renferment des contradictions aiguës. On ne peut échapper à ces contradictions à l’aide de tours de passe-passe terminologiques ( "Etat ouvrier". "Etat non-ouvrier"). Il faut prendre les faits tels qu’ils sont. Il faut définir une politique en partant des rapports et des contradictions réels.

Nous ne confions au Kremlin aucune mission historique. Nous étions et nous restons opposés à l’annexion de nouveaux territoires par le Kremlin. Nous sommes pour l’indépendance de l’Ukraine soviétique, et si les biélorusses eux-mêmes le veulent, pour l’indépendance de la Biélorussie soviétique [10]. En même temps, dans les parties de la Pologne occupées par l’Armée rouge, les partisans de la Quatrième Internationale prennent part de la manière la plus décidée à l’expropriation des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, au partagé de la terre entré les paysans, à la création de soviets et de comités ouvriers, etc. Ce faisant, ils préservent leur indépendance politique, ils luttent au cours des élections aux soviets et aux comités d’usines pour la complète indépendance de ces derniers vis-à-vis de la bureaucratie et ils mènent une propagande révolutionnaire dans un esprit de défiance à l’égard du Kremlin et de ses agents locaux.

Mais supposons qu’Hitler tourne ses armes contre l’Est et qu’il envahisse des territoires occupés par l’Armée rouge. Dans ces conditions, les partisans de la Quatrième Internationale, sans changer en quoi que ce soit leur attitude à l’égard de l’oligarchie du Kremlin, mettront au premier plan comme la tâché la plus urgente du moment, la résistance militaire à Hitler. Les ouvriers diront : "Nous ne pouvons laisser à Hitler le soin de renverser Staline ; c’est notre tâche". Pendant la lutté armée contre Hitler, les ouvriers révolutionnaires s’efforceront de nouer des contacts fraternels aussi étroits que possible avec les simples soldats de l’Armée rouge. Tandis que les armés à la main, ils porteront des coups à Hitler, les bolcheviks-léninistes mèneront en même temps une propagande révolutionnaire contre Staline, afin de préparer son renversement à l’étape suivante et peut-être même prochaine.

Ce type de "défense de l’U.R.S.S." différera naturellement comme le ciel et la terre de la défense officielle qui se mène aujourd’hui sous le mot d’ordre "pour la patrie ! Pour Staline". Notre défense de l’U.R.S.S. se mène sous le mot d’ordre "Pour le socialisme ! Pour la révolution mondiale ! Contre Staline !". Afin que ces deux aspects de "défense de l’U.R.S.S." ne créent pas de confusion dans la conscience des masses, il faut savoir formuler de façon claire et précise les mots d’ordre qui correspondent à la situation concrète. Mais avant tout, il faut établir clairement ce que nous défendons précisément, comment nous le défendons, contre qui nous le défendons. Nos mots d’ordre ne créeront pas de confusion dans les masses à la seule condition que nous ayons nous-mêmes une conception claire de nos tâches.

Conclusions

Nous n’avons aujourd’hui aucune raison de modifier notre position de principe à l’égard de l’U.R.S.S.

La guerre accélère les divers processus politiques. Elle peut accélérer le processus de la renaissance révolutionnaire de l’U.R.S.S. Mais elle peut aussi accélérer le processus de sa dégénérescence définitive. Il est donc nécessaire de suivre avec attention et sans préjugés les modifications que la guerre peut apporter dans la vie intérieure de l’U.R.S.S. pour nous en rendre compte à temps.

Nos tâches dans les territoires occupés demeurent fondamentalement les mêmes qu’en U.R.S.S. même. Mais comme les événements les posent sous une forme particulièrement aiguë, ils nous aident à mieux élucider nos tâches générales vis-à-vis de l’Union soviétique.

Nous devons formuler nos mots d’ordre de manière que les travailleurs voient clairement ce que nous défendons précisément en U.R.S.S. (la propriété d’Etat et l’économie planifiée, et contre qui nous luttons sans merci (la bureaucratie parasitaire et son Internationale communiste).

Nous ne devons pas perdre de vue un instant le fait que la question du renversement de la bureaucratie soviétique est pour nous subordonnée à la question de la préservation de la propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. et que la préservation de la propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. est subordonnée pour nous à la révolution prolétarienne internationale.

Coyoacan, le 25 septembre 1939.
Notes

[1] Voici la façon dont le Programme de transition pose le problème de l’expulsion de la bureaucratie hors des soviets et de la régénération de la démocratie soviétique : "S’il n’est pas possible de nier par avance la possibilité, dans des cas strictement déterminés, d’un "front unique" avec la partie thermidorienne de la bureaucratie contre l’offensive ouverte de la contre-révolution capitaliste, la principale tâche politique en U.R.S.S. reste, malgré tout, le RENVERSEMENT DE LA BUREAUCRATIE THERMIDORIENNE ELLE-MEME. Le prolongement de sa domination ébranle chaque jour davantage les éléments socialistes de l’économie et accroît les chances de restauration capitaliste. C’est dans le même sens qu’agit aussi l’Internationale communiste, agent et complice de la clique stalinienne dans l’étranglement de la révolution espagnole et dans la démoralisation du prolétariat international.

De même que dans les pays fascistes, la principale force de la bureaucratie n’est pas en elle-même, mais dans le découragement des masses, dans leur manque d’une perspective nouvelle. De même que dans les pays fascistes, dont l’appareil politique de Staline ne se distingue en rien, sinon par une plus grande frénésie, seul un travail préparatoire de propagande est actuellement possible en U.R.S.S. De même que dans les pays fascistes, ce sont les événements extérieurs qui donneront vraisemblablement l’impulsion au mouvement révolutionnaire des ouvriers soviétiques. La lutte contre l’I.C. sur l’arène mondiale est actuellement la plus importante partie de la lutte contre la dictature stalinienne. Bien des choses permettent de croire que la désagrégation de l’I.C., qui n’a pas d’appui direct dans la Guépéou, précédera la chute de la clique bonapartiste et de toute la bureaucratie thermidorienne en général.

La nouvelle montée de la révolution en U.R.S.S. commencera, sans aucun doute, sous le drapeau de la LUTTE CONTRE L’INEGALITE SOCIALE ET L’OPPRESSION POLITIQUE. A bas les privilèges de la bureaucratie ! A bas le stakhanovisme ! A bas l’aristocratie soviétique avec ses grades et ses décorations ! Plus d’égalité dans le salaire de toutes les formes de travail !

La lutte pour la liberté des syndicats et des comités d’usine, pour la liberté de réunion et de la presse, se développera en lutte pour la reconnaissance et l’épanouissement de la DÉMOCRATIE SOVIÉTIQUE.

La bureaucratie a remplacé les soviets, en tant qu’organes de classe, par la fiction du suffrage universel, dans le style de Hitler-Goebbels. Il faut rendre aux soviets, non seulement leur libre forme démocratique, mais aussi leur contenu de classe. De même qu’auparavant la bourgeoisie et les koulaks n’étaient pas admis dans les soviets, de même maintenant LA BUREAUCRATIE ET LA NOUVELLE ARISTOCRATIE DOIVENT ETRE CHASSEES DES SOVIETS. Dans les soviets, Il n’y a place que pour les représentants des ouvriers, des travailleurs des kolkhozes, des paysans et des soldats rouges.

La démocratisation des soviets est inconcevable sans la LÉGALISATION DES PARTIS SOVIETIQUES. Les ouvriers et les paysans eux-mêmes, par leurs libres suffrages, montreront quels partis sont soviétiques" (Programme de transition, Paris, La Vérité, 1969, pp. 32-33.).

[2] Rappelons que certains des camarades enclins à voir dans la bureaucratie une nouvelle classe se sont élevés en même temps contre son exclusion des soviets. (L.T.)

Trotsky fait ici allusion a une discussion qu’il eut avec John Carter le militant américain qui avait, en décembre 1937, présenté avec Burnham un texte mettant en question la définition de l’U.R.S.S. comme "Etat ouvrier". Après la publication du projet de Programme de transition, John Carter écrivit à Trotsky une lettre où il contestait la justesse du mot d’ordre : "La bureaucratie et la nouvelle aristocratie doivent être chassées des Soviets". Trotsky résume les arguments de cette lettre dans l’article qu’il écrivit le 4 juillet 1938 pour y répondre (Writings of Leon Trotsky, 1938-1939, New York, Merit Publishers, 1970, pp. 53-54) et qui fut publié dans le Bulletin intérieur du S.W.P.

[3] Anton Ciliga : Militant Socialiste Croate, adhéra au mouvement communiste de Yougoslavie en 1919. Devint en 1925 membre du Bureau politique du Parti communiste de Yougoslavie, en 1926 devint membre du bureau balkanique de l’Internationale communiste. En décembre 1926 assista au plenum élargi du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Appartenant à la fraction gauche du parti communiste yougoslave, Ciliga se trouva au nombre des militants yougoslaves qui, réunis à Moscou en février 1929, condamnèrent la "couardise" de la direction de l’Internationale et de ses émissaires yougoslaves lors du coup d’Etat fasciste de la "main blanche". Il se rallia alors à l’opposition de gauche. Arrêté en mai 1930 et déporté en Sibérie, il fut libéré en décembre 1935 et fut expulsé. Il publia en 1939 un ouvrage intitulé : Au pays du mensonge déconcertant, où il affirmait : "Dans la Russie actuelle l’exploitation capitaliste, l’oppression politique et même l’esclavage se marient à un progrès économique certain." Il y raconte les discussions menées dans la prison l’"isolateur politique" de Verkhné-Ouralsk, en 1931-1932 au sein des groupes de déportés de l’opposition de gauche ou voisins. Une minorité "trotskyste" à laquelle Ciliga appartient se prononce pour la révision de la nature de classe de l’U.R.S.S. :

"La première question discutée fut celle du caractère de l’Etat soviétique. Est-ce un Etat ouvrier et socialiste ? Sinon quelle classe représente-t-il ? La discussion dura plus de six mois. Nous avions encore une arrière-pensée qui nous déconseillait toute hâte : nous espérions qu’entre temps Trotsky passerait le Rubicon et nierait le caractère ouvrier de l’Etat stalinien. Beaucoup d’entre nous étaient déjà persuadés qu’il n’y avait pas trace de "dictature du prolétariat" en U.R.S.S. (...) Les "négateurs" de la dictature du prolétariat en U.R.S.S. présentèrent deux résolutions distinctes. Les uns trouvaient qu’il n’y avait plus de dictature prolétarienne en U.R.S.S., mais que les "fondements économiques de la Révolution d’Octobre subsistaient". Ils en concluaient qu’il fallait faire une "révolution politique" doublée d’une "profonde réforme de l’économie". Les autres "négateurs" dont j’étais croyaient que non seulement l’ordre politique, mais aussi l’ordre social et économique étaient étrangers et hostiles au prolétariat. Aussi envisagions-nous une révolution non seulement politique, mais aussi sociale qui ouvrirait la voie au développement du socialisme. Selon nous la bureaucratie était une vraie classe et une classe hostile au prolétariat" (p. 187-188). En conclusion dit Ciliga : "Trotsky est, au fond, le théoricien d’un régime dont Staline est le réalisateur" (p. 198).

[4] B. Rizzi : cf. lettres de P.Naville et Draper, in annexes à "Defense du marxisme", éditions EDI

[5] L’Impérialisme stade suprême du capitalisme, écrit en 1916.

[6] Bertrand Russel (1872-1970). Philosophe et mathématicien britannique, publia au lendemain de la Révolution d’Octobre une série d’ouvrages hostiles au bolchevisme. Prix Nobel de la paix.

[7] A la vérité, Bruno R., dans la dernière partie de son ouvrage, réfute très consciemment et très intelligiblement sa propre théorie du "collectivisme bureaucratique" exposée dans la première partie et déclare que le stalinisme, le fascisme et le nazisme sont des formations transitoires et parasitaires et représentent le châtiment historique de l’impuissance du prolétariat. En d’autres termes, Bruno R. commence par réfuter avec une extrême vigueur les thèses de la Quatrième Internationale pour y revenir par surprise, mais cela seulement pour s’engager dans une nouvelle série d’erreurs. Nous n’avons pas la moindre raison de marcher sur les traces d’un écrivain, manifestement en perte d’équilibre. Ce qui nous intéresse ce sont les arguments qu’il utilise pour tenter de justifier sa définition de la bureaucratie présentée comme une classe. (L. T.)

[8] Neville Chamberlain (1869-1940), premier ministre britannique de 1937 à 1939, dirigeant du parti conservateur, chercha obstinément l’alliance avec les pays fascistes, fut la cheville ouvrière de l’accord de Munich, qui sanctionna le démembrement de la Tchécoslovaquie, dans le cadre d’une tentative d’Union sacrée contre l’U.R.S.S.

[9] Que faire ? Revue fondée en 1934 par un groupe d’opposants du parti communiste français, dirigés par A. Ferrat, Kagan et Lenoir.

[10] Au moment où Trotsky écrivait, l’Ukraine orientale constituait la République socialiste soviétique d’Ukraine, l’Ukraine occidentale (Ruthénie) appartenait à la Pologne, d’autres Ukrainiens vivaient dans les provinces roumaines de Bessarabie et de Bukovine du Nord, l’Ukraine subcarpatique, enfin, appartenait à la Tchécoslovaquie.

En avril 1939 Trotsky écrivait en réponse aux questions posées par les trotskystes ukrainiens, alors nombreux au Canada. "Ecartelée entre quatre Etats, l’Ukraine occupe a présent, dans les destinées de l’Europe, la même position qu’autrefois la Pologne, avec cette différence que les relations internationales sont maintenant plus tendues et que le rythme des événements s’accélère.

Selon la conception du vieux parti bolchévique, l’Ukraine soviétique était destinée à devenir un axe puissant autour duquel les autres sections du peuple ukrainien s’uniraient. Il est incontestable que, durant la première période de son existence, l’Ukraine soviétique exerça une puissante force attractive, du point de vue national également, et éveilla à la lutte les ouvriers, les paysans et l’intelligentsia révolutionnaire de l’Ukraine occidentale, asservie à la Pologne. Mais au cours des années de la réaction thermidorienne, la situation de l’Ukraine soviétique et, en même temps, la manière de poser la question ukrainienne dans son ensemble se modifièrent profondément. Plus grands avaient été les espoirs suscités, plus profonde fut la désillusion. En Grande-Russie aussi, la bureaucratie a étranglé et pillé le peuple. Mais en Ukraine les choses se compliquèrent encore par l’anéantissement des espoirs nationaux. Nulle part, les restrictions, les épurations, les répressions et en général toutes les formes de brigandage bureaucratique ne prirent une envergure aussi meurtrière qu’en Ukraine, dans la lutte contre les aspirations puissantes, profondément enracinées, des masses ukrainiennes pour plus de liberté et d’indépendance. Pour la bureaucratie totalitaire. l’Ukraine soviétique devint une section administrative d’une entité économique et une base militaire de l’U.R.S.S.". Samizdat I, Paris, La Vérité, Le Seuil, 1969, pp. 491-493.

ENCORE ET ENCORE UNE FOIS SUR LA NATURE DE L’U.R.S.S.

Psychanalyse et marxisme.

Certains camarades - ou anciens camarades, comme Bruno R. - oubliant les anciennes discussions et décisions de la IVe Internationale, recourent à la psychanalyse pour tenter d’expliquer le jugement que je porte sur le gouvernement soviétique.

"Trotsky, disent-ils, a pris part à la révolution russe ; il lui est donc difficile de renoncer à l’idée d’un Etat ouvrier, c’est-à-dire de désavouer dans une certaine mesure l’oeuvre de toute sa vie" [1], etc. Je pense que le vieux Freud qui était fort perspicace aurait tiré les oreilles à ce genre de psychanalystes. En ce qui me concerne, je ne m’aventurerai, bien entendu, jamais dans une semblable entreprise. Mais je peux néanmoins assurer mes critiques que subjectivisme et sentimentalisme ne sont pas de mon bord, mais du leur.

L’attitude de Moscou qui a dépassé toutes les bornes permises du cynisme et de la lâcheté suscite chez tout prolétaire révolutionnaire la plus violente indignation. Cette indignation engendre à son tour un besoin de réagir. Quand les moyens d’une action directe font défaut, les révolutionnaires impatients sont portés à recourir à des méthodes artificielles. C’est ainsi que naît, par exemple, la tactique de la terreur individuelle. Le plus souvent, les gens recourent à de gros mots, à des jurons et à des malédictions. Dans notre cas particulier, certains camarades ont manifestement tendance à chercher leur satisfaction dans la "terreur" terminologique. Cependant, et même en se plaçant à ce point de vue, il est faux de coller sur la bureaucratie l’étiquette de "classe". Si la canaille bonapartiste constitue une classe, cela signifie qu’elle est non pas un avorton accidentel, mais un enfant viable de l’histoire. Si son maraudage et son parasitisme constituent une "exploitation" au sens scientifique du terme, cela signifie que la bureaucratie a, devant elle, un avenir historique en tant que classe dirigeante indispensable dans le système économique. Voici à quoi mène l’indignation impatiente quand elle se libère de la discipline marxiste.

Quand un mécanicien nerveux examine une auto qui a servi, par exemple, à des gangsters pour échapper à la poursuite de la police sur une route défoncée, et qu’il découvre un châssis déformé, des roues tordues et un moteur partiellement détérioré, il est parfaitement en droit de dire : "ce n’est pas une voiture, c’est une ruine". Une semblable définition n’aura aucun caractère scientifico-technique, mais elle exprimera l’indignation légitime du mécanicien devant l’oeuvre des gangsters. Imaginons pourtant que ce même mécanicien soit appelé à réparer l’objet qu’il a traité de "ruine". Dans ce cas, il partira de la constatation qu’il a devant lui une voiture détériorée. Il déterminera les parties saines et les parties abîmées pour décider de la façon d’entreprendre la réparation. C’est la même attitude qu’un ouvrier conscient adoptera vis-à-vis de l’U.R.S.S. Il est parfaitement en droit de dire que les gangsters de la bureaucratie ont transformé l’Etat ouvrier en une "ruine". Mais, quand il passe de cette explosion d’indignation à l’étude du problème politique, il est bien obligé de reconnaître qu’il a devant lui un Etat ouvrier faussé, dont le moteur économique est endommagé, mais qui continue à tourner et pourrait être réparé complètement par le remplacement de quelques pièces. Bien sûr, ce n’est qu’une comparaison. Mais elle mérite qu’on y réfléchisse.

Un Etat ouvrier contre-révolutionnaire.

Certaines voix s’élèvent : "Si l’on continue à voir dans l’U.R.S.S. un Etat ouvrier, il faudra établir une nouvelle catégorie : l’Etat ouvrier contre-révolutionnaire". Cet argument cherche à frapper notre imagination en opposant une norme satisfaisante du programme à une réalité pénible et même répugnante. Mais, n’avons-nous pas effectivement observé, jour après jour depuis 1923, le rôle de plus en plus contre-révolutionnaire joué par l’Etat soviétique dans l’arène internationale ? Avons-nous oublié l’expérience de la révolution chinoise [2], de la grève générale en Angleterre en 1926 [3] et enfin l’expérience toute récente de la révolution espagnole [4] ? Nous possédons deux internationales ouvrières totalement contre-révolutionnaires. Les critiques ont visiblement oublié l’existence de cette "catégorie". Les syndicats en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et dans les autres pays soutiennent à fond la politique contre-révolutionnaire de leur bourgeoisie. Cela ne nous empêche pas d’appeler ces syndicats des syndicats, de soutenir chaque pas progressiste qu’ils peuvent faire et de les défendre contre la bourgeoisie. Pourquoi ne pourrait-on pas appliquer la même méthode à l’égard d’un Etat ouvrier contre-révolutionnaire ? En fin de compte, l’Etat ouvrier, c’est un syndicat qui s’est emparé du pouvoir. La façon différente que l’on a d’aborder ces deux cas s’explique simplement par le fait que les syndicats ont une longue histoire et nous avons pris l’habitude de les considérer comme des réalités et non pas seulement comme des "catégories" de notre programme. En revanche, le premier Etat ouvrier, nous ne voulons absolument pas nous résoudre à le considérer comme un fait historique réel qui ne se subordonne pas à notre programme.

Impérialisme ?

Peut-on qualifier d’impérialisme la politique d’expansion actuelle du Kremlin ? Avant tout il faudrait s’entendre sur le contenu social que nous conférons à ce terme. L’histoire a connu l’impérialisme de l’Etat romain fondé sur le travail des esclaves ; l’impérialisme de la propriété terrienne féodale ; l’impérialisme du capital commercial et industriel ; l’impérialisme de la monarchie tsariste, etc. La force motrice de la bureaucratie soviétique réside, sans aucun doute, dans sa volonté d’accroître son pouvoir, son prestige, ses revenus. C’est ce même élément d’impérialisme - pris dans le sens le plus large du terme - qui fut dans le passé la marque spécifique de toutes les monarchies, oligarchies, castes dirigeantes, classes et milieux divers. Pourtant, dans la littérature politique contemporaine, du moins dans la littérature marxiste, par "impérialisme" on entend la politique d’expansion du capital financier qui a un contenu économique bien défini. Appliquer à la politique du Kremlin le terme d’impérialisme sans expliquer en fait ce que l’on entend par-là, cela revient tout simplement à identifier la politique de la bureaucratie bonapartiste avec la politique du capitalisme monopoliste, en se fondant sur le fait que l’un et l’autre utilisent la force militaire à des fins d’expansion. Une telle identification, propre seulement à semer la confusion, convient à des démocrates petits-bourgeois plutôt qu’à des marxistes.

Continuation de la politique de l’impérialisme tsariste.

Le Kremlin participe au nouveau partage de la Pologne, le Kremlin s’empare des Etats baltes ; le Kremlin s’intéresse de près aux Balkans, à la Perse, à l’Afghanistan. En d’autres termes, le Kremlin continue la politique de l’impérialisme tsariste. Ne sommes-nous pas en droit, dans ces conditions, de traiter "d’impérialiste" la politique même du Kremlin ? Cet argument historico-géographique n’est pas plus convaincant que tous les autres. La révolution prolétarienne qui s’est déroulée sur le territoire de l’empire tsariste a cherché dès le début à s’emparer -et s’est emparée pour un temps- des pays baltes ; elle a essayé de pénétrer en Roumanie et en Perse et a amené à un certain moment ses armées jusqu’aux murs de Varsovie (en 1920 !). Les lignes de l’expansion révolutionnaire étaient les mêmes que sous le tsarisme, car la Révolution ne change pas les conditions géographiques. C’est justement pourquoi les mencheviks ont, dès cette époque, parlé d’un impérialisme bolchevique, présenté par eux comme le continuateur des traditions de la diplomatie tsariste. La démocratie petite-bourgeoise utilise volontiers cet argument de nos jours, aussi nous n’avons, je le répète, aucune raison de l’imiter dans ce domaine.

Une agence de l’impérialisme ?

Pourtant, et indépendamment du jugement que l’on peut porter sur la politique d’expansion de l’U.R.S.S. elle-même, la question subsiste de l’aide que Moscou apporte à la politique impérialiste de Berlin. Là, une constatation s’impose : dans certaines conditions, un Etat ouvrier même parfaitement sain aurait été inévitablement amené, du fait de l’impossibilité pour lui de s’extraire du filet des relations impérialistes internationales, à apporter -dans une certaine mesure et d’une certaine façon- son soutien à tel ou tel impérialisme. Il est incontestable que le traité de Brest-Litovsk renforçait provisoirement l’impérialisme allemand en face de la France et de l’Angleterre. Un Etat ouvrier isolé ne peut que louvoyer entre les camps impérialistes en lutte. "Louvoyer" signifie soutenir provisoirement l’un d’entre eux contre l’autre. La question de savoir lequel des deux camps il est plus intéressant ou moins dangereux de soutenir à un moment donné ne relève pas d’une question de principe, mais d’une question de calcul pratique et de prévoyance. Le désavantage évident qui découle de ce soutien forcé d’un Etat bourgeois contre un autre est largement compensé par le fait que l’Etat ouvrier isolé acquiert de cette façon la possibilité de survivre.

Mais, il y a "louvoyer" et "louvoyer". A Brest-Litovsk, l’Etat soviétique a sacrifié l’indépendance nationale de l’Ukraine dans le but de sauver l’Etat ouvrier [5]. Il ne pouvait alors être question de parler de trahison à l’égard de l’Ukraine, car tous les travailleurs conscients comprenaient le caractère forcé de ce sacrifice. La question de la Pologne se présente d’une toute autre façon. Le Kremlin lui-même n’a jamais et nulle part affirmé qu’il avait été contraint de sacrifier la Pologne. Au contraire, il s’est vanté cyniquement de sa "combinaison", qui constitue vraiment une injure aux sentiments démocratiques les plus élémentaires des classes et peuples opprimés de la terre entière et qui, par là-même, affaiblit considérablement la situation internationale de l’Union soviétique. Ce que ne peuvent compenser,
même au dixième, les transformations effectuées dans les régions occupées.

D’une façon générale, on peut dire que la politique extérieure du Kremlin est fondée sur l’embellissement frauduleux de l’impérialisme "ami" ; et elle sacrifie ainsi les intérêts essentiels du mouvement ouvrier international au profit d’avantages secondaires et instables. Après avoir, pendant cinq ans, abruti les travailleurs avec le mot d’ordre de "défense des démocraties", voici que Moscou se donne comme tâche d’enjoliver la politique de gangster de Hitler. Cela ne transforme pas encore l’U.R.S.S. en un Etat impérialiste. Mais Staline et son Internationale communiste sont maintenant sans aucun doute les précieux agents de l’impérialisme.

Si nous voulons donner une définition exacte de la politique extérieure du Kremlin, nous dirons que c’est la politique de la bureaucratie bonapartiste d’un Etat ouvrier dégénéré encerclé par l’impérialisme. Cette définition n’a pas la brièveté sonore de l’expression "politique impérialiste", mais elle est beaucoup plus juste.

Un moindre mal.

L’occupation de la Pologne orientale par l’Armée rouge est évidemment "un moindre mal", si on la compare avec l’occupation de ce même territoire par les troupes nazies. Mais ce "moindre mal" a été obtenu en facilitant à Hitler la possibilité de faire un "plus grand mal". Si quelqu’un avait mis le feu à une maison -ou aidé quelqu’un à y mettre le feu- et qu’ensuite, sur les dix personnes qui habitaient dans la maison, il en avait sauvé cinq pour en faire des demi-esclaves, ce serait évidemment un "moindre mal" que si les dix personnes avaient brûlé. Mais il est quand même peu probable que cet incendiaire aurait mérité de recevoir une médaille de sauveteur. Si pourtant cette médaille lui avait été donnée, il eût fallu le fusiller tout de suite après la cérémonie, comme le fait Victor Hugo dans un de ses romans.

Les "missionnaires armés".

Robespierre disait que les peuples n’aiment pas les missionnaires armés de baïonnettes. Il voulait dire par là qu’on ne peut pas imposer par la force armée des idées et des institutions révolutionnaires à d’autres peuples. Cette pensée juste ne signifie évidemment pas qu’une intervention militaire dans d’autres pays, pour soutenir la révolution, soit inadmissible. Mais une telle intervention, comme partie constituante d’une politique révolutionnaire internationale, doit pouvoir être comprise par le prolétariat international ; elle doit répondre aux voeux des masses laborieuses du pays sur le territoire duquel pénètrent les troupes révolutionnaires. Il va de soi que la théorie du socialisme dans un seul pays est complètement impuissante à susciter l’élan de solidarité internationale active qui seul peut préparer et justifier une intervention armée. Cette question de l’intervention armée -comme d’ailleurs tous les autres problèmes de sa politique- le Kremlin la pose et la résoud sans tenir le moindre compte des pensées et des sentiments de la classe ouvrière internationale. C’est pourquoi les derniers "succès" diplomatiques du Kremlin compromettent terriblement l’U.R.S.S. et sèment un trouble extrême dans les rangs du prolétariat international.

L’insurrection sur deux fronts.

Mais puisqu’on en est là, disent certains camarades, est-il vraiment opportun de parler de la défense de l’U.R.S.S. et des régions occupées ? N’est-il pas plus judicieux d’appeler les ouvriers et paysans de l’ancienne Pologne à se révolter à la fois contre Hitler et contre Staline ? Bien sûr la tentation est grande. Si la révolution éclatait en même temps en Allemagne et en U.R.S.S., jusques y compris les régions nouvellement occupées, cela résoudrait d’un seul coup la plupart des problèmes. Mais notre politique ne peut se fonder sur l’éventualité d’un concours de circonstances particulièrement heureux. La question qui se pose est la suivante : quelle attitude adopter si, avant d’avoir été balayé par la révolution, Hitler envahit l’Ukraine, avant que la révolution ait pu faire disparaître Staline ? les partisans de la IVe Internationale devront-ils, dans ce cas, lutter contre les troupes de Hitler comme ils ont lutté en Espagne dans les rangs des troupes républicaines contre Franco ? Nous soutenons, bien sûr, entièrement l’idée d’une Ukraine soviétique indépendante (indépendante d’Hitler et de Staline). Mais quelle attitude adopter si Hitler cherche à s’emparer de l’Ukraine avant même qu’elle ait pu accéder à cette indépendance et alors qu’elle se trouve aux mains de la bureaucratie stalinienne ? La IVe Internationale répond : nous défendrons contre Hitler cette Ukraine asservie par Staline.

La "défense inconditionnelle de l’U.R.S.S.".

Que signifie l’expression : "défense inconditionnelle de l’U.R.S.S." ? Cela signifie que nous ne posons aucune condition à la bureaucratie. Cela signifie que, indépendamment des motifs et causes de la guerre, nous défendons les fondements sociaux de l’U.R.S.S. si et quand ils sont menacés par l’impérialisme.

Certains camarades nous disent : et si demain l’Armée rouge envahit l’Inde et réprime le mouvement révolutionnaire est-il possible que là aussi nous ayons à la soutenir ? Cette façon de poser le problème est proprement aberrante. D’abord, on ne voit absolument pas ce que l’Inde vient faire ici ? N’est-il pas plus simple de dire : devons-nous, oui ou non, soutenir l’Armée rouge quand elle intervient en U.R.S.S. même pour briser les grèves ouvrières ou les protestations paysannes contre la bureaucratie ? La politique extérieure est un prolongement de la politique intérieure. Nous n’avons jamais promis de soutenir toutes les actions de l’Armée rouge qui n’est en fait qu’un instrument aux mains de la bureaucratie bonapartiste. Nous avons seulement promis de défendre l’U.R.S.S., en tant qu’Etat ouvrier et uniquement ce qu’en elle relève de l’Etat ouvrier.

Un casuiste habile pourrait dire : si les masses populaires insurgées en Inde battent l’Armée rouge, indépendamment du caractère du "travail" qu’elle accomplit, cela affaiblira l’U.R.S.S. A cela nous répondons : l’anéantissement du mouvement révolutionnaire en Inde avec la participation de l’Armée rouge représenterait un danger infiniment plus grand pour les fondements sociaux de l’U.R.S.S. qu’une défaite épisodique des détachements contre-révolutionnaires de l’Armée rouge en Inde. Dans tous les cas, la IVe Internationale saura discerner où et quand l’Armée rouge intervient seulement en tant qu’instrument de la réaction bonapartiste et où elle défend les fondements sociaux de l’U.R.S.S.

Un syndicat, dirigé par des gredins réactionnaires, lance un ordre de grève pour protester contre l’admission des noirs dans une branche donnée d’industrie. Soutiendrons-nous une grève aussi indigne ? Bien sûr que non. Mais, supposons maintenant que les patrons de l’entreprise cherchent, en profitant de cette grève, à démembrer le syndicat afin de rendre impossible toute défense organisée des ouvriers. Il est clair que, dans ce cas, nous défendrons le syndicat en question, malgré sa direction réactionnaire. Pourquoi cette même politique ne peut-elle être appliquée à l’U.R.S.S. ?

Directives fondamentales.

La IVe Internationale a fixé le principe fondamental suivant : dans tous les pays impérialistes, qu’ils soient alliés à l’U.R.S.S. ou qu’ils appartiennent au camp adverse, les partis prolétariens doivent, en temps de guerre, développer la lutte de classe aux fins de s’emparer du pouvoir. En même temps, le prolétariat des pays capitalistes doit garder présents à l’esprit les intérêts de la défense de l’U.R.S.S. (ou des révolutions coloniales) , et en cas de nécessité absolue, recourir aux actions les plus énergiques, par exemple : grèves, actes de sabotage, etc. L’équilibre des forces a radicalement changé dans le monde depuis que la IVe Internationale a formulé cette directive, mais celle-ci garde toute son actualité. Si demain l’Angleterre ou la France menaçaient Leningrad ou Moscou, les ouvriers britanniques et français devraient prendre les mesures les plus radicales pour empêcher l’envoi des soldats et des munitions. Au contraire, si Hitler se trouvait, par la force des choses, contraint à envoyer des munitions à Staline, les ouvriers allemands n’auraient, dans ce cas particulier. aucune raison de recourir à la grève ou au sabotage. Personne, j’espère, ne proposera d’autre solution.

"Révision du marxisme" ?

Certains camarades ont visiblement été surpris de me voir parler dans mon article du système de "collectivisme bureaucratique" comme d’une possibilité théorique. Ils y ont vu une révision complète du marxisme. Il y a manifestement, là, un malentendu. La conception marxiste de la nécessité historique n’a rien de commun avec le fatalisme. Le socialisme ne se fera pas "tout seul", mais par la lutte de toutes les forces vives, des classes et de leurs partis. Le prolétariat possède dans cette lutte un avantage essentiel, du fait qu’il représente un progrès historique, alors que la bourgeoisie incarne la réaction et la décadence. C’est en cela que réside la source de la certitude de notre victoire. Mais nous avons parfaitement le droit de nous demander : quel caractère présenterait la société si les forces de la réaction l’emportaient.

Les marxistes ont maintes et maintes fois formulé l’alternative suivante : ou le socialisme ou le retour a la barbarie Après "l’expérience" italienne nous avons mille fois répété : ou le communisme ou le fascisme. Le passage effectif au socialisme devait fatalement montrer que le problème était infiniment plus complexe, plus délicat et plus contradictoire que ne l’avait prévu le schéma historique général. Marx a parlé de la dictature du prolétariat et de son dépérissement ultérieur, mais il n’a rien dit de la dégénérescence bureaucratique de la dictature. Nous sommes les premiers à observer et à analyser par l’expérience une telle dégénérescence. Est-ce là une révision du marxisme ?

Le cours des événements a déjà pu démontrer qu’un retard dans l’accomplissement de la révolution socialiste engendre des phénomènes manifestes de barbarie : chômage chronique, paupérisation de la petite-bourgeoisie, fascisme et enfin guerres d’extermination qui ne règlent rien. Quelles formes sociales et politiques pourrait prendre cette nouvelle barbarie, en admettant théoriquement que l’homme ne parvienne pas au socialisme ? Nous disposons à ce sujet de données beaucoup plus concrètes que Marx. Le fascisme d’une part, la mutation de l’Etat soviétique d’autre part donnent une idée des formes sociales et politiques que revêtirait cette nouvelle barbarie. L’alternative -socialisme ou esclavage totalitaire- n’a pas seulement un intérêt théorique, mais aussi une énorme signification agitative, car elle illustre de façon particulièrement probante la nécessité de la révolution socialiste.

La révision de Marx, s’il faut en parler, est en fait l’oeuvre de ces camarades qui veulent établir un nouveau type d’Etat qui ne serait "ni bourgeois", "ni ouvrier". Comme l’alternative que j’ai exposée plus haut pousse leur raisonnement jusqu’au bout, il se trouve que certains de ces critiques, épouvantés des conclusions qui découlent de leurs propres théories, m’accusent de procéder à... une révision du marxisme. Je veux croire qu’il ne s’agit que d’une plaisanterie amicale.

Le droit à l’optimisme révolutionnaire.

Dans mon article "L’U.R.S.S. en guerre", j’ai essayé de montrer que la perspective d’un Etat exploiteur "non-ouvrier" et "non-bourgeois" ou de "collectivisme bureaucratique" est pour le prolétariat international une perspective de défaite et de déclin complet, une perspective d’un profond pessimisme historique. Disposons-nous de bases concrètes pour justifier une telle supposition ? Il n’est pas inutile, à cet égard, de nous référer à nos ennemis de classe.

Le supplément hebdomadaire du journal parisien Paris-Soir du 31 août 1939 rapporte la conversation fort édifiante de l’ambassadeur français Coulondre et de Hitler en date du 25 août, au moment de leur dernière entrevue (information vraisemblablement transmise par Coulondre lui-même) ; Hitler bave et se vante du pacte qu’il vient de conclure avec Staline (un "pacte réaliste") et regrette qu’il faille faire couler du sang français et allemand. "Mais, rétorque Coulondre, Staline fait preuve d’une grande hypocrisie. Le grand vainqueur, en cas de guerre, sera Trotsky. Y avez-vous songé ?"

"Je sais, répond le Führer, mais pourquoi la France et l’Angleterre ont-elles donné à la Pologne une complète liberté d’action, etc." Le fantôme de la révolution se pare pour ces messieurs d’un nom. Mais ce n’est pas là bien entendu que réside l’essentiel de ce dialogue dramatique au moment même de la rupture des relations diplomatiques. "Vous savez bien que la guerre mènera inévitablement à la révolution", insinue ce représentant d’une démocratie impérialiste pour effrayer son ennemi, alors qu’il est lui-même épouvanté jusqu’à la moëlle des os. "Je sais, répond Hitler, comme s’il parlait d’une question depuis longtemps résolue, je sais." Dialogue étonnant !

Hitler et Coulondre représentent tous les deux la barbarie qui menace l’Europe. En même temps ils ne doutent pas un instant que la révolution socialiste l’emportera sur leur barbarie. Telle est actuellement la mentalité des classes dirigeantes de l’univers capitaliste. Leur complète démoralisation est un des principaux éléments dans le rapport des forces de classe. Le prolétariat a une direction révolutionnaire jeune et encore faible. Mais la direction de la bourgeoisie pourrit sur pied. En commençant une guerre qu’ils n’ont pas su éviter, ces messieurs sont d’avance persuadés de l’effondrement inéluctable de leur régime. Ce seul fait doit être pour nous une source intarissable d’optimisme révolutionnaire.

Coyoacan, le 18 octobre 1939.
Notes

[1] Trotsky paraphrase ici un raisonnement tenu sous diverses formes par les tenants du "collectivisme bureaucratique" ou du "capitalisme d’Etat". La forme la plus critique de ce raisonnement se trouve sous la plume de Ciliga : "Trotsky et ses partisans sont trop intimement liés au régime bureaucratique en U.R.S.S. pour pouvoir mener la lutte contre ce régime jusqu’à ses conséquences extrêmes." (op. cit., p. 195.)

[2] Sur ce sujet, Cf. P. Broué, La question chinoise dans l’Internationale communiste, Paris, E.D.I., 1965. Nouvelle édition augmentée. 1976.

[3] Cf.,"Lettre à Cannon" du 27 février 1940, infra, p. note 4.

[4] Sur ce sujet, Cf. P. Broué, E. Temine, La Révolution et la guerre d’Espagne, Paris, Ed. Minuit, 1961.

[5] Parmi les conditions imposées par les Allemands dans le traité de Brest-Litovsk figurait le retrait total des forces soviétiques de l’Ukraine, ce qui signifiait automatiquement l’occupation de l’Ukraine par les troupes allemandes. L’"abandon" de l’Ukraine était certainement l’expression la plus tragique et la plus grave du principe par lequel Radek définissait la politique de Lénine : perdre de l’espace pour gagner du temps.

L’OPPOSITION PETITE-BOURGEOISE DANS LE SOCIALIST WORKERS PARTY

Il faut appeler les choses par leur nom. Maintenant que les positions des deux fractions en lutte sont clairement définies, on est contraint de dire que la minorité du Comité central dirige une tendance typiquement petite-bourgeoise. Comme tout groupement petit-bourgeois dans le mouvement socialiste, l’opposition actuelle se caractérise par les traits suivants : mépris de la théorie et tendance à l’éclectismes ; irrespect pour la tradition de sa propre organisation ; souci de l’"indépendance" individuelle aux dépens de celui de la vérité objective ; nervosité au lieu d’esprit de suite ; promptitude à passer d’une position à une autre ; incompréhension du centralisme démocratique et animosité envers lui ; enfin tendance à substituer à la discipline de parti les liens de groupe et les attachements personnels. Bien entendu, ces traits ne se manifestent pas avec une force égale chez tous les membres de l’opposition. Mais comme toujours, dans un groupe hétérogène, ce sont les éléments les plus éloignés du marxisme et de la politique prolétarienne qui donnent le ton. La lutte s’annonce longue et difficile. Dans cet article, je ne me propose certes pas d’épuiser la question mais d’en dégager les contours.

Scepticisme théorique et éclectisme.

Le numéro de janvier 1939 de New International [1] a publié l’article des camarades Burnham et Shachtman, "Les intellectuels en retraite". Cet article à côté de nombreuses idées justes et de caractérisations politiques exactes, souffre d’un défaut -pour ne pas dire d’un vice- essentiel : s’adressant à des adversaires qui se considèrent (sans raisons suffisantes) comme des représentants avant tout de la "théorie", l’article n’élevait volontairement pas la question à un niveau théorique. Il était indispensable d’expliquer pourquoi l’intelligentsia "radicale" des Etats-Unis accepte le marxisme sans la dialectique (la montre sans le ressort). Il est facile de percer ce secret. Nulle part la lutte de classe n’a été aussi décriée qu’au pays des "possibilités illimitées". Le refus d’admettre que les contradictions sociales sont l’élément moteur du développement a conduit, dans le royaume de la pensée théorique, à rejeter la dialectique, comme logique des contradictions. De même qu’en politique on a jugé possible de convaincre tout le monde de la justesse d’un programme donné à l’aide de quelques bons syllogismes et de transformer peu à peu la société par des mesures "rationnelles", de même, dans le domaine théorique, on a considéré comme prouvé que la logique d’Aristote, abaissée au niveau du bon sens, suffit à résoudre tous les problèmes.

Le pragmatisme, mélange de rationalisme et d’empirisme, est devenu la philosophie nationale des Etats-Unis. La méthode théorique de Max Eastman [2] n’est pas fondamentalement différente de la méthode d’Henry Ford : tous deux observent la société vivante du point de vue de l’ingénieur (Eastman platoniquement). Historiquement, leur mépris actuel pour la dialectique s’explique tout simplement par le fait que les grands-pères et les arrière-grand-mères de Max Eastman et des autres n’avaient pas besoin de la dialectique pour conquérir des espaces et s’enrichir. Mais les temps ont changé et la philosophie pragmatique- comme le capitalisme américain- sont entrés dans une période de banqueroute. Les auteurs n’ont pas montré, ils n’ont pas voulu et n’ont pas pu montrer, ce lien interne entre la philosophie et le développement matériel de la société ; ils s’en expliquent ouvertement : "Les deux auteurs de cet article -écrivent-ils en parlant d’eux-mêmes- portent une appréciation radicalement différente sur la théorie du matérialisme dialectique : l’un d’eux en est partisan, l’autre la rejette... Une telle situation n’a rien d’anormal. Bien que, sans aucun doute, la théorie soit toujours liée, d’une manière ou d’une autre, à la pratique, ce lien n’est pas toujours direct et immédiat ; de plus, comme nous avons déjà eu l’occasion de le constater, les êtres humains agissent souvent avec inconséquence. Chacun des deux auteurs voit entre la "théorie philosophique" et la pratique de l’autre une inconséquence de ce type, qui pourrait, éventuellement, entraîner des divergences politiques concrètes. Mais ce n’est pas encore le cas et personne n’a encore pu prouver que l’accord ou le désaccord sur les propositions les plus abstraites du matérialisme dialectique affectent nécessairement les problèmes politiques concrets d’aujourd’hui, et c’est sur de tels problèmes que se fondent les partis politiques, les programmes, les luttes. Nous pouvons tous espérer que, poursuivant notre chemin et si nous en avons le loisir, l’accord pourra se faire aussi sur les questions les plus abstraites. Mais pour l’instant devant nous il y a la guerre, le fascisme, le chômage."

Que signifie ce stupéfiant raisonnement ? Puisque certains, à l’aide d’une mauvaise méthode, aboutissent parfois à des conclusions exacte, puisque certains, à l’aide d’une méthode juste, aboutissent souvent à des conclusions erronées, c’est que la méthode est sans importance. Un jour, si nous en avons le loisir, nous penserons à la méthode, mais pour l’instant nous n’avons pas la tête à ça. Imaginez un ouvrier qui se plaint à son contremaître d’avoir de mauvais outils et s’entend répondre que l’on peut faire du bon travail avec de mauvais outils et que beaucoup ne font que du gâchis avec de bons outils. Je crains que l’ouvrier, surtout s’il travaille aux pièces, ne fasse une réponse fort peu académique. L’ouvrier a à faire à des matériaux solides, qui lui opposent une résistance et le forcent à apprécier la qualité de ses outils ; alors que l’intellectuel petit-bourgeois utilise-hélas- comme outils des observations hâtives et des généralisations superficielles, jusqu’à ce que de grands événements lui assènent un bon coup sur la nuque.

Exiger de chaque membre du parti qu’il se livre à l’étude de la philosophie dialectique serait bien entendu pédant et abstrait. Mais l’ouvrier, qui est passé par l’école de la lutte de classe, est préparé par sa propre expérience à penser dialectiquement. Même ignorant du terme, il assimile facilement la méthode et ses conclusions. Il n’en est pas de même avec la petite-bourgeoisie. Il y a, il est vrai, des éléments petits-bourgeois qui, liés organiquement au prolétariat, passent sur ses positions sans révolution intérieure. Mais ce n’est qu’une faible minorité. Il en va tout autrement avec les petits-bourgeois de formation universitaire. Dès les bancs de l’école ils ont reçu leurs préjugés théoriques sous une forme définitive. Ayant assimilé toutes sortes de connaissances, utiles ou inutiles, sans le secours de la dialectique, ils s’imaginent pouvoir fort bien s’en passer toute leur vie. En réalité, ils ne se passent de la dialectique que dans la mesure où ils ne soumettent à aucune vérification théorique, ne fourbissent et n’affinent pas les instruments de leur pensée et ne sortent pas, pratiquement, du cercle étroit des relations de la vie quotidienne. Confrontés à de grands événements, ils sont facilement perdus et retombent dans les ornières de la petite-bourgeoisie. Faire fond sur l’inconséquence pour justifier un bloc théorique sans principes, c’est témoigner à charge contre soi même, comme marxiste. L’inconséquence n’est pas le fait du hasard et en politique ce n’est absolument pas un trait individuel. L’inconséquence remplit habituellement une fonction sociale. Il y a des groupes sociaux qui ne peuvent être conséquents. Les éléments petits-bourgeois qui ne se sont pas complètement dépouillés de leurs vieilles tendances petites-bourgeoises sont systématiquement contraints de recourir à l’intérieur du parti ouvrier à des compromis théoriques avec leur propre conscience.

L’attitude du camarade Shachtman envers la méthode dialectique, telle qu’elle s’exprime dans l’argumentation citée plus haut, ne peut être qualifiée que de scepticisme éclectique. Il est clair que ce n’est pas à l’école de Marx que Shachtman a contracté cette attitude, mais chez les intellectuels petits-bourgeois, à qui tous les aspects du scepticisme vont comme un gant.

Mise en garde et confirmation.

Cet article m’a tellement surpris, que j’ai immédiatement écrit ce qui suit au camarade Shachtman : "Je viens de lire l’article que vous avez écrit avec Burnham sur les intellectuels. De nombreux passages sont excellents. Néanmoins, la partie qui concerne la dialectique représente le plus mauvais coup que vous, rédacteur de New International, puissiez porter à la théorie marxiste. Burnham dit : "Je ne reconnais pas la dialectique". C’est clair, chacun se le tient pour dit. Mais vous dites : "Je reconnais la dialectique, mais qu’importe, cela ne tire pas à conséquence". Relisez ce que vous avez écrit. Ce passage va désorienter les lecteurs de New International, c’est le plus précieux cadeau qu’on puisse faire à Eastman et ses pareils... Bien, nous en reparlerons publiquement !..."

J’ai écrit cette lettre le 20 janvier, plusieurs mois avant la discussion actuelle. J’ai reçu le 5 mars une réponse de Shachtman dont le sens général était qu’il ne comprenait pas pourquoi je faisais tout ce bruit. Le 9 mars je lui écrivais à nouveau ceci : "Je n’ai aucunement rejeté la possibilité d’un travail commun avec des adversaires de la dialectique, mais par contre j’ai trouvé déraisonnable d’écrire en commun avec eux des articles, dans lesquels la question de la dialectique joue, ou devrait jouer, un rôle essentiel. La polémique (avec les intellectuels petits-bourgeois) se développe sur deux plans, politique et théorique. Votre critique politique est juste. Votre critique théorique est insuffisante : elle s’arrête au moment où elle devrait passer à l’offensive. Il s’agit précisément de montrer que leurs erreurs (dans la mesure où il s’agit d’erreurs théoriques) sont le produit de leur incapacité et de leur répugnance à penser dialectiquement. Cette tâche pourrait être accomplie avec un très grand succès pédagogique. Au contraire, vous déclarez que la dialectique est une affaire personnelle et qu’on peut être un très brave type sans être dialecticien".

En se liant sur cette question avec l’anti-dialecticien Burnham, Shachtman s’est privé de la possibilité de montrer pourquoi Eastman, Hook [3] et bien d’autres ont commencé par mener une lutte philosophique contre la dialectique et ont fini par la lutte politique contre la révolution socialiste. C’est pourtant là le noeud de la question.

La discussion politique en cours a confirmé ma mise en garde beaucoup plus clairement que je ne pouvais l’espérer ou plutôt le craindre. Le scepticisme méthodologique de Shachtman a porté ses fruits malheureux sur la question de la nature de l’Etat soviétique. Déjà auparavant, Burnham construisait avec un parfait empirisme sur la base de ses impressions immédiates un Etat ni prolétarien ni bourgeois. liquidant en chemin la théorie de Marx sur l’Etat, organisation de la domination d’une classe. Shachtman a soudain pris sur cette question une position évasive : cette question, voyez-vous, mérite réflexion et puis la définition sociologique de l’U.R.S.S. n’a pas une importance directe et immédiate pour nos tâches politiques sur lesquelles Shachtman est pleinement d’accord avec Burnham. Que les lecteurs relisent une fois encore ce que nos deux amis ont écrit de la dialectique. Burnham rejette la dialectique, Shachtman l’admettrait bien, mais... le don providentiel de "l’inconséquence" leur permet à tous de se rejoindre dans leurs conclusions politiques.

Dans les deux cas le rôle dirigeant appartient à Burnham. Leur commune position sur la nature de l’Etat soviétique reproduit, trait pour trait, leur position sur la dialectique. Ce n’est pas difficile à comprendre : lui a une méthode, le pragmatisme. Shachtman n’en a point. Il s’adapte à Burnham, sans endosser la responsabilité des conceptions anti-dialecticiennes de Burnham dans leur ensemble ; dans le domaine de la philosophie comme dans celui de la sociologie, il conclut un bloc offensif avec Burnham contre les conceptions marxistes. Dans les deux cas Burnham intervient comme un pragmatiste, Shachtman comme un éclectique. Cet exemple présente l’avantage inappréciable que, même pour des camarades sans aucune expérience dans le domaine théorique, le parfait parallélisme entre la conduite de Burnham et de Shachtman à deux niveaux différents de la réflexion et de plus sur des questions de la plus haute importance, saute de lui-même aux yeux. La méthode de pensée peut être dialectique ou vulgaire, consciente ou inconsciente, mais elle existe et se laisse reconnaître.

Nous avons entendu, en janvier 1939, nos deux auteurs expliquer que "personne n’a encore pu prouver que l’accord ou le désaccord sur les enseignements les plus abstraits du matérialisme dialectique affectent nécessairement les problèmes politiques concrets d’aujourd’hui...". Personne n’a encore pu le prouver ! Quelques mois à peine ont passé, et Burnham et Shachtman ont eux-mêmes prouvé que leur position sur une "abstraction", comme le matérialisme dialectique, trouvait une exacte reproduction dans leur position sur l’Etat soviétique.

Il faut dire, il est vrai, qu’il y a une grande différence entre ces deux cas, mais de caractère politique et non théorique. Dans les deux cas Burnham et Shachtman font bloc sur la base, l’un du refus et l’autre d’une semi-acceptation, de la dialectique. Mais dans le premier cas le bloc dirigeait ses flèches contre les adversaires du parti prolétarien. Dans le second cas le bloc se trouvait conclu contre l’aile marxiste de leur parti. Pour ainsi dire le front des opérations avait changé ; mais l’arme restait la même.

Les gens, en vérité, sont souvent inconséquents. Cependant, la conscience humaine présente une certaine unité. La philosophie et la logique doivent s’appuyer sur cette unité de la conscience humaine et non sur ce qui manque à cette unité, c’est-à-dire sur l’inconséquence. Burnham peut bien ne pas reconnaître la dialectique, la dialectique, elle, reconnaît Burnham, c’est-à-dire étend jusqu’à lui le champ de son influence. Shachtman peut bien considérer que la dialectique est sans importance pour les conclusions politiques, dans les conclusions politiques de Shachtman nous trouvons les fruits amers de son dédain de la dialectique. Cet exemple devrait être cité dans tous les manuels de dialectique matérialiste.

L’année dernière j’ai reçu la visite d’un jeune Anglais, professeur d’économie politique, sympathisant de la Quatrième Internationale. Alors que nous discutions des voies et des moyens de réaliser le socialisme, il manifesta aussitôt des tendances à l’utilitarisme britannique, dans l’esprit de Keynes [4] et consort : "Il faut se fixer un but économique clair, choisir les moyens les plus rationnels pour le réaliser", etc. Je lui demandais : "Apparemment, vous êtes contre la dialectique ? ". Non sans surprise, il me répondit : "Oui, je n’y vois aucune utilité". "Cependant, lui rétorquai-je, la dialectique m’a permis, sur la base de vos quelques remarques sur des questions économiques, de déterminer immédiatement à quelle catégorie de pensée philosophique vous vous rattachez : c’est déjà là un inappréciable service rendu par la dialectique." Bien que je n’aie plus, depuis, entendu parler de mon visiteur, je suis pratiquement certain que ce professeur anti-dialecticien est aujourd’hui d’avis que l’U.R.S.S. n’est pas un Etat ouvrier, que la "défense inconditionnelle de l’U.R.S.S." est une position dépassée, que nos méthodes organisationnelles sont mauvaises, etc. Si, d’après la façon dont un individu aborde des questions pratiques particulières, on peut déterminer le type général de pensée auquel il se rattache, on peut aussi, connaissant son type général de pensée, prévoir approximativement comment ce même individu abordera telle ou telle question pratique. Telle est l’inestimable valeur éducative de la méthode de pensée dialectique.

L’ABC de la dialectique matérialiste.

Les sceptiques déliquescents du genre de Shachtman affirment que "personne ne sait" ce qu’est la dialectique. Et il y a des "marxistes" qui écoutent respectueusement Souvarine [5] et sont prêts à se mettre à son école. Et ces "marxistes" ne se cachent pas seulement dans Modern Monthly. Il y a aussi, hélas, un courant souvarinien [6] dans l’actuelle opposition du S.W.P. Il faut absolument mettre en garde les jeunes camarades : attention à la contagion de cette fièvre maligne !

La dialectique n’est ni une fiction ni une mystique mais la science des formes de notre pensée, quand cette pensée ne se limite pas aux soucis de la vie quotidienne mais tente d’appréhender des processus plus durables et plus complexes. La dialectique est à la logique formelle ce que, disons, les mathématiques supérieures sont aux mathématiques élémentaires.

Je vais tenter ici de cerner, sous la formé la plus dense possible, l’essentiel de la question. Dans la logique aristotélicienne le syllogisme simple part de A = A. Cette vérité est acceptée comme un axiome pour quantité d’actions pratiques humaines et pour des généralisations élémentaires. En réalité A n’est pas égal à A. C’est facile à démontrer ne fut-ce qu’en regardant ces deux lettres à la loupe : elles diffèrent sensiblement. Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas de la grandeur et de la forme des lettres, c’est seulement le symbole de deux grandeurs égales, par exemple une livre de sucre. L’objection ne vaut rien : en réalité une livre de sucre n’est jamais égale à une livre de sucre : des balances plus précises décèlent toujours une différence. On objectera : pourtant une livre de sucre est égale à elle-même. C’est faux : tous les corps changent constamment de dimension de poids de couleurs etc., et ne sont jamais égaux a eux-mêmes. Le sophiste répliquera alors qu’une livre de sucre est égale a elle-même "à un instant donné". Sans même parler de la valeur pratique très douteuse d’un tel "axiome", il ne résiste pas non plus à la critique théorique. Comment en effet comprendre le mot "instant" ? S’il s’agit d’une infinitésimale fraction de temps, la livre de sucré subira inévitablement des changements pendant cet "instant". Ou bien l’instant n’est il qu’une pure abstraction mathématique, c’est-à-dire représente un temps nul ? Mais tout ce qui vit existe dans le temps ; l’existence n’est qu’un processus d’évolution ininterrompue ; le temps est donc l’élément fondamental de l’existence. Et l’axiome A=A signifie que tout corps est égal a lui même quand il ne change pas, c’est-à-dire quand il n’existe pas.

Au premier abord il peut sembler que ces "subtilités" ne sont d’aucune utilité. En réalité elles ont une importance décisive. L’axiome A=A est d’une part la source de tout notre savoir, de l’autre la source de toutes nos erreurs. On ne peut impunément manier l’axiome A=A que dans des limites déterminée. Quand la transformation qualitative de A est négligeable pour la tâche qui nous intéresse, alors nous pouvons admettre que A=A. C’est le cas par exemple du vendeur et de l’acheteur d’une livre de sucre. Ainsi considérons-nous la température du soleil. Ainsi considérions-nous récemment le pouvoir d’achat du dollar. Mais les changements quantitatifs, au-delà d’une certaine limite, deviennent qualitatifs. La livre de sucre arrosée d’eau ou d’essence cesse d’être une livre de sucre. Le dollar, sous l’action d’un président, cesse d’être un dollar. Dans tous les domaines de la connaissance, y compris la sociologie, une des tâches les plus importantes consiste à saisir à temps l’instant critique où la quantité se change en qualité.

Tout ouvrier sait qu’il est impossible de faire des objets absolument identiques. Pour l’usinage des cônes de roulement à bille on admet un certain écart inévitable, mais qui doit rester dans certaines limites (c’est ce qu’on appelle la tolérance). Tant que l’on se tient dans les limites de la tolérance, les cônes sont considérés comme égaux (A=A). Si on les franchit, la quantité se transforme en qualité ; autrement dit le cône ne vaut rien ou est inutilisable.

Notre pensée scientifique n’est qu’une partie de notre activité pratique générale, y compris technique. Pour les concepts aussi il y a des "tolérances", établies non par la logique formelle, pour qui A=A, mais par la logique issue de l’axiome selon lequel tout change. Le "bon sens" se caractérise par le fait qu’il franchit systématiquement les normes de tolérance établies par la dialectique.

La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que capitalisme, morale, liberté, Etat ouvrier, etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que le capitalisme est le capitalisme, la morale la morale, etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel A cesse d’être A, l’Etat ouvrier cesse d’être un Etat ouvrier.

Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse, j’allais presque dire une saveur, qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas le capitalisme en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas l’Etat ouvrier en général, mais tel Etat ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme etc.

La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme, mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. Dans sa Logique, Hegel établit une série de lois : le changement de la quantité en qualité, le développement à travers les contradictions, le conflit de la forme et du contenu, l’interruption de la continuité, le passage du possible an nécessaire, etc., qui sont aussi importantes pour la pensée théorique que le simple syllogisme pour des tâches plus élémentaires.

Hegel a écrit avant Darwin et Marx. Grâce à l’impulsion puissante donnée à la pensée par la révolution française, Hegel a anticipé en philosophie le mouvement général de la science. Mais précisément parce qu’il s’agissait d’une géniale anticipation, elle a pris chez Hegel un caractère idéaliste. Hegel opérait avec des ombres idéologiques, comme si elles étaient la réalité suprême Marx a montré que le mouvement des ombres idéologiques ne fait que refléter le mouvement des corps matériels.

Nous appelons notre dialectique matérialiste, parce que ses racines ne sont ni dans les cieux (ni dans les profondeurs de notre "libre esprit"), mais dans la réalité-objective, dans la nature. La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse. A tous les degrés de cette échelle du développement, les changements quantitatifs sont devenus qualitatifs. Notre pensée, y compris dialectique, n’est qu’une des manifestations de la matière changeante. Il n’y a place, dans cette mécanique ni pour Dieu, ni pour le diable, ni pour l’âme immortelle, ni pour les normes éternelles du droit et de la morale. La dialectique de la pensée, procédant de la dialectique de la nature, a par conséquence un caractère entièrement matérialiste.

Le darwinisme, qui expliquait l’origine des espèces par la transformation de changements quantitatifs en changements qualitatif, a signifié le triomphe de la dialectique à l’échelle de toute la nature organique. Un autre grand triomphe fut la découverte de la table de poids atomiques des éléments chimiques, puis celle de la transformation des éléments les uns dans les autres.

A ces transformations (des espèces, des éléments, etc.) est étroitement liée la question de la classification, également importante dans les sciences naturelles et dans les sciences sociales. Le système de Linné (18e siècle) , reposant sur l’immutabilité des espèces, se limitait à l’art de décrire et de classer les plantes selon leur aspect extérieur. La période infantile de la botanique est analogue à celle de la logique car les formes de notre pensée se développent, comme tout ce qui est vivant. Ce n’est qu’en rejetant délibérément l’idée de l’immutabilité des espèces, et par l’étude de l’histoire de l’évolution des plantes et de leur conformation, qu’on a pu jeter les bases d’une classification réellement scientifique.

Marx, qui à la différence de Darwin était un dialecticien conscient, a trouvé les bases d’une classification scientifique des sociétés humaines dans le développement des forces productives et la structure des rapports de propriété, qui constituent l’anatomie de la société. Le marxisme a substitué la classification matérialiste dialectique à la classification vulgaire, descriptive des sociétés et des Etats, qui, aujourd’hui encore, fleurit dans les chaires universitaires. Ce n’est qu’en utilisant la méthode de Marx qu’on peut définir correctement le concept d’Etat ouvrier et le moment de sa ruine.

Dans tout cela, nous le voyons. il n’y a rien de "métaphysique" ou de "scolastique" comme l’affirment les ignorants satisfaits d’eux-mêmes. La logique dialectique exprime les lois du mouvement de la pensée scientifique contemporaine. Au contraire, la lutte contre la dialectique matérialiste reflète un lointain passé, le conservatisme de la petite bourgeoisie, l’arrogance des mandarins universitaires et... un soupçon d’espoir en l’au-delà.

La nature de l’U.R.S.S.

La définition de l’U.R.S.S. donnée par le camarade Burnham, "un Etat ni ouvrier, ni bourgeois", est purement négative, arrachée de la chaîne du développement historique, suspendue en l’air ; elle ne renferme pas un grain de sociologie et constitue tout simplement la capitulation théorique du pragmatisme devant un phénomène historique contradictoire.

Si Burnham avait été matérialiste et dialecticien, il se serait posé les trois questions suivantes : 1) quelle est l’origine historique de l’U.R.S.S.? 2) quels changements a subis cet Etat au cours de son existence ? 3) ces changements sont-ils passés du stade quantitatif au stade qualitatif, c’est-à-dire ont-ils fondé la domination historiquement nécessaire d’une nouvelle classe exploiteuse ? Les réponses à ces questions auraient contraint Burnham à tirer l’unique conclusion possible : l’U.R.S.S. n’est pour l’instant qu’un Etat ouvrier dégénéré. La dialectique n’est pas la clé magique de tous les problèmes. Elle ne remplace pas l’analyse scientifique concrète. Mais elle oriente cette analyse dans la bonne voie, lui évite d’errer vainement dans le désert du subjectivisme et de la scolastique.

Bruno R. range le régime soviétique, comme le fascisme, dans la catégorie "collectivisme bureaucratique" parce que l’U.R.S.S., l’Italie et l’Allemagne sont gouvernées par la bureaucratie. Ici et là il y a des éléments de planification ; dans un cas la propriété privée est liquidée, dans l’autre elle est limitée, etc. Ainsi, sur la base de la relative similitude de certains signes extérieurs d’origine différente, d’un poids spécifique différent, d’une signification de classe différente, on établit l’identité de principe de deux régimes sociaux, exactement dans l’esprit des professeurs bourgeois qui établissent les catégories de "contrôle de l’économie" d’"Etat centralisé", sans du tout se soucier de la nature de classe de l’un et de l’autre.

Bruno R. et ceux qui partagent ses vues, même à moitié, comme Burnham, se cantonnent dans le cadre d’une classification sociale du niveau au mieux, de Linné, qui avait cependant l’excuse, rappelons-le, de vivre avant Hegel, avant Darwin et Marx.

Encore pires et plus dangereux, peut-être, sont les éclectiques qui déclarent que le caractère de classe de l’Etat soviétique "importe peu", et que nous définissons l’axe de notre politique en fonction du "caractère de la guerre". Comme si la guerre était d’une nature indépendante, suprasociale ; comme si le caractère de la guerre n’était pas déterminé par le caractère de la classe dirigeante, c’est-à-dire par le même facteur social, qui permet de déterminer également le caractère de l’Etat. Il est étonnant de voir avec quelle facilité certains camarades, sous le coup des événements, oublient l’ABC du marxisme !

Il n’est pas étonnant que les théoriciens de l’opposition, qui refusent de penser dialectiquement, capitulent lamentablement devant le caractère contradictoire de l’U.R.S.S. Pourtant la contradiction entre les fondements socialistes établis par la révolution et le caractère d’une caste, issue de la dégénérescence de la révolution, est non seulement un fait historique indiscutable, mais encore un élément moteur. C’est sur cette contradiction que nous nous appuyons dans notre lutte pour renverser la bureaucratie. Pendant ce temps quelques ultra-gauches en sont venus à émettre des absurdités du genre "pour renverser l’oligarchie bonapartiste, il faut sacrifier les fondements sociaux de l’U.R.S.S.". Il ne leur vient pas à l’esprit que l’U.R.S.S., moins les fondements sociaux issus de la révolution d’Octobre, ce serait aussi le fascisme.

Evolutionnisme et dialectique.

Le camarade Burnham va sans doute protester, alléguant que, comme évolutionniste, il ne s’intéresse pas moins que nous, dialecticiens, à l’origine des formes de société et d’Etat. Nous n’en disconvenons pas. Tout homme cultivé, depuis Darwin, se targue d’être "évolutionniste". Mais le véritable évolutionniste doit appliquer l’idée de l’évolution à ses propres formes de pensée. La logique élémentaire, fondée à l’époque où l’idée même d’évolution était à peu près inexistante, est évidemment insuffisante pour la connaissance des processus évolutifs. La logique de Hegel est la logique de l’évolution.

Mais il faut se rappeler que le concept même d’"évolution" est terriblement déformé et châtré par les professeurs d’université et les journalistes libéraux qui en font une espèce de "progrès" pacifique. Celui qui a compris que l’évolution procède au travers de la lutte de forces antagonistes que la lente accumulation des changements fait éclater à un moment donné la vieille enveloppe et mène à la catastrophe, à la révolution ; celui qui a appris enfin à appliquer les lois générales de l’évolution à la pensée elle-même, celui-là est un dialecticien, à la différence de l’évolutionniste vulgaire.

L’éducation dialectique de la pensée est aussi nécessaire à une politique révolutionnaire que les gammes pour le pianiste, car elle nous contraint à aborder tous les problèmes en tant que processus et non en tant que catégories immuables. Cependant les évolutionnistes vulgaires, limitant leur reconnaissance de l’évolution à certains domaines, se contentent pour tout le reste des banalités du "bon sens".

Le libéral américain, qui a pris son parti de l’existence de l’U.R.S.S, ou plus exactement de la bureaucratie de Moscou, considère, ou au moins considérait jusqu’au pacte germano-soviétique, que le régime soviétique dans son ensemble est un "fait progressiste", que les traits négatifs de la bureaucratie ("certes, ils existent") seraient progressivement résorbés et qu’ainsi serait assuré un "progrès" pacifique et sans douleur.

Le radical petit-bourgeois vulgaire ressemble au "progressiste" libéral en ceci qu’il prend l’U.R.S.S. comme un tout, sans comprendre ses contradictions internes et leur dynamisme. Quand Staline a conclu une alliance avec Hitler, a envahi la Pologne, puis la Finlande, les radicaux vulgaires triomphaient : l’identité des méthodes du stalinisme et du fascisme était démontrée ! Ils se sont cependant trouvés en difficulté, quand le nouveau pouvoir a appelé la population à exproprier les propriétaires terriens et les capitalistes : ils n’avaient aucunement envisagé cette éventualité ! Cependant les mesures révolutionnaires sur le plan social, appliquées par des méthodes bureaucratiques et militaires, non seulement n’ont pas pris en défaut notre définition dialectique de l’U.R.S.S. comme Etat ouvrier dégénéré, mais au contraire lui ont donné la plus éclatante confirmation. Au lieu d’utiliser ce triomphe de l’analyse marxiste pour mener un travail persévérant d’agitation, les opposants petits-bourgeois se sont mis à crier avec une légèreté vraiment criminelle, que les événements avaient réfuté notre pronostic, que les vieux schémas n’avaient plus cours, qu’il fallait trouver des mots nouveaux. Quels mots ? Voilà ce qu’ils n’ont pas encore eux-mêmes décidé.

La défense de l’U.R.S.S.

Nous avons commencé par la philosophie, puis nous sommes passés à la sociologie. Il est apparu que dans ces deux domaines les deux dirigeants les plus en vue de l’opposition occupent une position anti-marxiste ou éclectique. Si nous en venons à la politique, plus précisément à la question de la défense de l’U.R.S.S., nous verrons que d’aussi grandes surprises nous y attendent.

L’opposition a brusquement découvert que la formule de notre programme "défense inconditionnelle de l’U.R.S.S." était "fumeuse, abstraite et dépassée". Malheureusement elle n’explique pas à quelles "conditions" précises elle entend désormais défendre les conquêtes de la révolution. Pour donner fût-ce une ombre de sens à ses nouvelles formules, l’opposition doit représenter les choses comme si, jusqu’à présent, nous avions "inconditionnellement" défendu la politique internationale du Kremlin, avec son Armée rouge et son Guépéou. C’est brouiller les choses et mettre tout sens dessus dessous ! En réalité il y a longtemps que nous ne défendons plus la politique du Kremlin, fût-ce conditionnellement, particulièrement depuis que nous avons ouvertement proclamé la nécessité d’abattre l’oligarchie du Kremlin par les voies insurrectionnelles. Une position fausse non seulement dénature les tâches présentes mais oblige aussi à représenter son propre passé sous un jour mensonger.

Dans l’article déjà cité de New International, Burnham et Shachtman nomment avec esprit un groupe d’intellectuels désenchantés "la ligue des espoirs abandonnés" et demandent avec insistance quelle serait la position de cette malheureuse ligue en cas de conflit entre un pays capitaliste et l’Union soviétique. "Nous saisissons cette occasion -écrivaient-ils- pour exiger de Hook, Eastman et Lyons qu’ils se prononcent sans équivoque sur la question de la défense de l’U.R.S.S., en cas d’attaque lancée par Hitler. le Japon ou, admettons, l’Angleterre..." Burnham et Shachtman ne mettaient en avant aucune "condition", ne définissaient aucune circonstance "concrète" et en même temps exigeaient une réponse "sans équivoque". "S’abstiendra-t-elle (la ligue des espoirs abandonnés) de prendre position ou se déclarera-t-elle neutre ? poursuivaient-ils. En un mot sera-t-elle pour la défense de l’U.R.S.S. contre l’agression impérialiste, indépendamment et en dépit du régime stalinien ?" (souligné par nous). Précieuse citation ! C’est précisément ce que dit notre programme. Burnham et Shachtman étaient en janvier 1939 pour la défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. et définissaient très justement ce que signifie défense inconditionnelle, c’est-à-dire "indépendamment et en dépit du régime stalinien". Et pourtant cet article a été écrit quand l’expérience de la révolution espagnole avait déjà, en fait, été tirée jusqu’au bout. Le camarade Cannon a trois fois raison quand il dit que le rôle du stalinisme en Espagne est infiniment plus criminel qu’en Pologne ou en Finlande. Dans le premier cas la bureaucratie, avec des méthodes de bourreau, a étranglé la révolution socialiste. Dans le second, par des méthodes militaires, elle a impulsé la révolution socialiste. Pourquoi donc Burnham et Shachtman se sont-ils aussi inopinément rapprochés des positions de la "Ligue des espoirs abandonnés" ? Pourquoi ? Nous ne pouvons considérer comme une explication les références archi-abstraites de Shachtman au "concret des événements". Cependant il n’est pas difficile de trouver une explication. La participation du Kremlin au camp républicain était soutenue par la démocratie bourgeoise du monde entier. L’activité de Staline en Pologne et en Finlande suscite une réprobation forcenée de cette même démocratie. En dépit de toutes ses formules tapageuses, l’opposition est le reflet, à l’intérieur du parti ouvrier, de l’humeur de la petite-bourgeoisie "de gauche". "Ces messieurs -écrivaient Burnham et Shachtman au sujet de la "Ligue des espoirs abandonnés"- tirent une grande fierté à la pensée qu’ils apportent un air soi-disant "frais", "nouveau", qu’ils "réévaluent une expérience nouvelle", qu’ils ne sont pas de ces "dogmatistes" ("conservateurs" ! L.T.) qui refusent de mettre en question leurs "positions fondamentales", etc. Comme ils se dupent eux-mêmes misérablement ! Aucun d’entre eux n’a mis en lumière des faits nouveaux, aucun n’a donné une interprétation nouvelle du présent ou du futur". Citation étonnante ! Ne faudrait-il pas ajouter un chapitre à l’article "Les intellectuels en retraite" ? Je propose ma collaboration à Shachtman...

Mais pourtant comment se fait-il que des gens de valeur, comme Burnham et Shachtman, indubitablement dévoués à la cause du prolétariat, soient si facilement effrayés par ces messieurs de la "Ligue des espoirs abandonnés", qui n’ont pourtant rien de terrifiant ? Sur le plan purement théorique la réponse réside dans la méthode erronée utilisée par Burnham et le mépris de la méthode chez Shachtman. Une méthode juste non seulement facilite l’obtention de résultats exacts mais, en liant chaque nouveau résultat au précédent par une chaîne continue, fixe ce résultat dans la mémoire. Si les conclusions politiques sont tirées empiriquement, à vue de nez, si l’inconséquence est de surcroît considérée comme une sorte de supériorité, alors le système politique marxiste cédera la place inévitablement à l’impressionnisme si caractéristique de l’intelligentsia petite-bourgeoise. Chaque nouveau tournant de la situation prend l’empiriste-impressionniste au dépourvu, le contraint à oublier ce qu’il a écrit la veille et suscite l’exigence de mots nouveaux, avant que se soient formées dans sa tête des pensées nouvelles.

La guerre soviéto-finlandaise.

La résolution de l’opposition sur la guerre soviéto-finlandaise est un document qu’auraient pu signer, à quelques réserves près, les bordiguistes [7], Vereecken [8], Sneevliet [9], Fenner Brockway [10], Marceau Pivert [11] et leurs semblables, mais en aucun cas des bolcheviks-léninistes. Partant exclusivement des caractères de la bureaucratie soviétique et du fait de "l’invasion", la résolution est vide de tout contenu social. Elle place la Finlande et l’U.R.S.S. sur le même plan, "condamne et rejette les deux gouvernements et leurs armées". Sentant cependant que quelque chose n’allait pas, ils ajoutent soudain dans la résolution, sans aucun lien avec le reste au texte : "dans l’application (!) d’une telle perspective, les partisans de la Quatrième Internationale prendront bien entendu (ce "bien entendu" est une pure merveille) en considération (!) les circonstances concrètes : la situation militaire, la disposition des masses et également (!) la différence des rapports économiques en Finlande et en Russie". Chaque mot est une perle. Pour nos amateurs de "concret" les circonstances "concrètes" sont la situation de guerre, la disposition des masses et -en troisième lieu !- la différence des régimes économiques. Il n’est pas dit dans la résolution comment seront précisément "prises en considération" ces trois circonstances "concrètes". Si l’opposition dans cette guerre condamne également les deux gouvernements et leurs armées, comment "tiendra-t-elle compte" de la différence de situation militaire et de régime social ? Il est décidément impossible d’y rien comprendre !

Pour mieux châtier les staliniens de leurs incontestables crimes, la résolution, à la suite des démocrates petits-bourgeois de toutes nuances, ne souffle mot de ce que l’Armée rouge en Finlande exproprie les propriétaires terriens et introduit le contrôle ouvrier, préparant ainsi l’expropriation des capitalistes.

Demain les staliniens étrangleront les ouvriers finlandais. Mais aujourd’hui ils donnent, ils sont contraints de donner une formidable impulsion à la lutte de classe sous sa forme la plus aiguë. Les chefs de l’opposition fondent leur politique non sur le processus "concret", tel qu’il se développe en Finlande, mais sur des abstractions démocratiques et de nobles sentiments.

La guerre soviéto-finlandaise commence déjà, visiblement, à se prolonger par une guerre civile, où l’Armée rouge -pour l’instant- est dans le même camp que les petits paysans et les ouvriers, tandis que l’armée finlandaise bénéficie du soutien des classes possédantes, de la bureaucratie ouvrière conservatrice et des impérialistes anglo-saxons. Les espoirs qu’éveille l’Armée rouge chez les masses pauvres finlandaises ne seront, en l’absence de révolution internationale, qu’une illusion ; la collaboration de l’Armée rouge avec les masses exploitées sera temporaire ; le Kremlin peut très vite se retourner contre les ouvriers et les paysans finlandais. Nous savons tout cela d’avance et nous le disons ouvertement, en guise d’avertissement. Mais pourtant, dans cette guerre civile "concrète", qui se déroule en Finlande, quelle place "concrète" doivent prendre les partisans de la Quatrième Internationale ? Si en Espagne ils se sont battus dans le camp républicain, alors que les staliniens étouffaient la révolution socialiste, à plus forte raison doivent-ils, en Finlande, se trouver dans le camp ou les staliniens sont forcés de soutenir l’expropriation des capitalistes.

Nos novateurs cachent sous de grands mots les failles de leur position. Ils qualifient "d’impérialiste" la politique de l’U.R.S.S. en Finlande. Quel enrichissement pour la science ! A dater de ce jour l’impérialisme sera à la fois la politique extérieure du capital financier et une politique d’expropriation du capital financier. Voilà qui doit singulièrement éclairer la conscience de classe des travailleurs. Mais en même temps Mais en même temps -s’écriera, disons, notre bouillant camarade Shachtman- le Kremlin soutient la politique de capital financier en Allemagne ! Cette objection consiste à remplacer une question par une autre, à dissoudre le concret dans l’abstrait (erreur habituellement de la pensée vulgaire). Si demain Hitler est obligé de fournir des armes aux Indiens révoltés, les travailleurs révolutionnaires allemands devront-ils s’opposer à cette action concrète par la grève ou le sabotage ? Au contraire ils devront s’efforcer de faire parvenir (au plus tôt) les armes aux insurgés. Espérons que c’est clair, même pour Shachtman. Mais cet exemple est purement hypothétique. Il nous est utile pour montrer que même un gouvernement fasciste, instrument du capital financier, peut, dans des circonstances données, être contraint de soutenir pour un temps un mouvement révolutionnaire de libération nationale (pour mieux l’étrangler demain). Hitler ne se résoudra en aucun cas à soutenir la révolution prolétarienne, disons, en France. Quant au Kremlin, il est aujourd’hui obligé -ce n’est plus une hypothèse mais une réalité- de faire appel au mouvement révolutionnaire social en Finlande (pour tenter demain de l’étrangler politiquement). Recouvrir ce mouvement révolutionnaire social donné du terme apocalyptique d’impérialiste, pour la seule raison qu’il est suscité, mutilé et en même temps étouffé par le Kremlin, c’est s’administrer à soi-même la preuve de son indigence théorique et politique.

Il faut ajouter que l’extension de la notion d’impérialisme n’a même pas l’attrait de la nouveauté. Aujourd’hui, non seulement les "démocrates" mais la bourgeoisie des pays démocratiques qualifient la politique soviétique d’impérialiste. Le but de la bourgeoisie est évident : escamoter la contradiction sociale entre l’expansion capitaliste et l’expansion soviétique, dissimuler le problème de la propriété et par là même apporter son aide au véritable impérialisme. Quel est le but de Shachtman et des autres ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Leur modernisme lexical ne les mène objectivement qu’à s’éloigner du vocabulaire marxiste de la Quatrième Internationale et à se rapprocher du vocabulaire des démocrates. Cette constance confirme -hélas- une fois de plus l’extrême sensibilité de l’opposition à la pression de l’opinion publique petite-bourgeoise.

"Les questions d’organisation"

Dans les rangs de l’opposition on entend de plus en plus souvent des voix s’écrier : "la question russe n’a pas, par elle-même, d’importance décisive ; la tâche essentielle est de changer le régime du parti". Changer le régime du parti, cela signifie changer sa direction ou plus exactement éliminer des postes de direction Cannon et ses collaborateurs les plus proches. Ces voix sincères font valoir que les tendances à lutter contre la "fraction de Cannon" ont précédé ces "événements concrets" sur lesquels s’appuient Shachtman et les autres pour expliquer leur changement d’attitude. En même temps ces voix rappellent l’existence antérieure de toute une série de groupuscules d’opposition, formés sur les motifs les plus divers, mais qui, quand le terrain a commencé à manquer sous leurs pas, ont concentré toute leur attention sur les problèmes dit "d’organisation". Ainsi en a-t-il été avec Molinier [12], Sneevliet, Vereecken et bien d’autres. Si désagréables que soient ces précédents, on ne peut les passer sous silence.

Il serait pourtant faux de croire à une simple manoeuvre de la lutte fractionnelle dans ce déplacement de l’attention sur les "problèmes d’organisation". Non, l’opposition ressent effectivement -quoique confusément- que ce n’est pas tant la "question" russe qui fait problème, qu’une approche générale des questions politiques et, parmi elles, des méthodes de construction du parti. Et c’est vrai, en un certain sens.

Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes efforcés de démontrer que ce n’est pas seulement la "question russe" qui est en cause, mais toute la méthode de pensée de l’opposition et que cette méthode a ses racines sociales. L’opposition est sous l’emprise des humeurs et des tendances de la petite bourgeoisie. C’est là le coeur du problème.

Nous avons très clairement vu l’influence idéologique d’une autre classe dans les cas de Burnham (pragmatisme) et de Shachtman (éclectisme). Nous n’avons pas pris en exemple d’autres dirigeants, comme le camarade Abern, parce qu’en règle générale il ne participe pas aux discussions de fond. se limitant au domaine des "problèmes d’organisation". Cela ne signifie pourtant pas qu’Abern soit sans importance. Au contraire, dans un certain sens, on peut dire que Burnham et Shachtman interviennent comme des dilettantes de l’opposition, alors qu’Abern en est un indiscutable spécialiste. Abern, et lui seul, a son groupe traditionnel, né de l’ancien parti communiste, qui s’est soudé dans la première période de l’existence indépendante de "l’opposition de gauche". Tous ceux qui ont des motifs divers de critique et de mécontentement se joignent à ce groupe.

Toute lutte de fraction sérieuse dans le parti est toujours, en dernière analyse, une réfraction de la lutte de classe. La fraction majoritaire a établi dès le début la dépendance idéologique de l’opposition par rapport à la démocratie bourgeoise. Au contraire l’opposition, précisément en raison de son caractère petit-bourgeois, n’a même pas tenté de chercher les racines sociales du camp adverse.

L’opposition a engagé une dure lutte de fraction qui paralyse le parti à un moment extrêmement critique. Pour qu’une telle lutte de fraction soit justifiée, et non impitoyablement condamnée, il faudrait des raisons très graves et très profondes. Pour un marxiste de telles raisons ne peuvent avoir qu’un caractère de classe. Avant d’engager une lutte acharnée, les dirigeants de l’opposition sont tenus de se poser la question de quelle classe non prolétarienne la majorité du Comité central subit-elle l’influence ? Mais il n’est pas question pour l’opposition de tenter une appréciation de classe des divergences. Il s’agit de "conservatisme", "d’erreurs", de "mauvaises méthodes", etc., de lacunes philosophiques, intellectuelles, techniques. L’opposition ne s’intéresse pas à la nature de classe de la fraction adverse, pas plus qu’elle ne s’intéresse à la nature de classe de l’U.R.S.S. Ce seul fait suffit à dévoiler le caractère petit-bourgeois de l’opposition, coloré d’une teinture de pédantisme académique et d’émotivité journalistique.

Quelles sont précisément les classes ou couches dont la pression s’est reflétée dans la lutte de fraction. Pour le comprendre, il faut refaire l’historique de cette lutte. Les membres de l’opposition, qui affirment qu’il n’y a "rien de commun" entre l’actuelle lutte de fraction et celle d’hier, manifestent un fois de plus leur attitude superficielle envers la vie du parti. Le noyau central de l’opposition est le même que celui qui, il y a trois ans, s’est formé autour de Muste et Spector. Le noyau central de la majorité, le même qui s’était groupé autour de Cannon. Parmi les dirigeants, seuls Shachtman et Burnham ont changé de camp. Mais ces oscillations individuelles, si significatives soient-elles, ne modifient pas la configuration générale des deux groupes. Je ne m’étendrai pourtant pas sur l’évolution historique de la lutte de fraction, je renvoie le lecteur à l’article excellent à tous égards de Jo Hansen : "Méthodes d’organisation et principes politiques".

Si l’on fait abstraction de tout ce qui est fortuit, personnel ou épisodique, si l’on réduit la lutte actuelle aux types politiques fondamentaux, il est indiscutable que la lutte la plus conséquente est celle du camarade Abern contre le camarade Cannon. Abern représente dans cette lutte un groupe propagandiste, petit-bourgeois par sa composition, uni par des liens personnels anciens, et qui a un caractère presque familial. Cannon représente le parti prolétarien en formation. Le droit historique dans cette lutte est entièrement du côté de Cannon.

Quand les représentants de l’opposition poussent de hauts cris "la direction a fait faillite", "les pronostics n’ont pas été vérifiés", "les événements nous ont pris au dépourvu", "il faut changer de mots d’ordre" -tout cela sans faire le moindre effort pour réfléchir sérieusement à la question- ils agissent, si l’on va au fond des choses, comme des défaitistes du parti. Cette triste conduite s’explique par l’irritation et la peur du vieux groupe propagandiste, face aux tâches et aux rapports nouveaux dans le parti. Le sentimentalisme des liens personnels ne veut pas faire place au sens du devoir et de la discipline. La tâche à laquelle le parti est confronté consiste à rompre les vieux liens de groupe et à intégrer dans le parti prolétarien les meilleurs éléments du passé propagandiste. Il s’agit d’inspirer un esprit de parti tel que personne n’ose déclarer : "Il ne s’agit pas tant de la question russe, mais nous nous sentons mieux, plus à l’aise sous la direction d’Abern que sous celle de Cannon". Pour moi, ce n’est pas d’hier que j’en suis venu à cette conclusion. J’ai dû l’exprimer des dizaines et des centaines de fois dans mes conversations avec des camarades du groupe Abern et invariablement je soulignai la composition petite-bourgeoise de ce groupe. Avec insistance, j’ai de multiples fois proposé de ramener à la qualité de stagiaires ces compagnons de route petits-bourgeois, incapables de recruter des ouvriers pour le parti. Les lettres personnelles, les conversations et les mises en garde n’ont servi à rien, comme l’ont montré les événements ultérieurs : on apprend rarement de l’expérience d’autrui. L’antagonisme de deux couches du parti et de deux époques de son développement s’est extériorisé et a pris le caractère d’une lutte de fraction acharnée. Il ne reste rien d’autre à faire que d’exprimer clairement et distinctement son avis devant tout le parti américain et toute l’Internationale. "L’amitié, c’est l’amitié mais le service c’est le service" dit un proverbe russe.

On peut poser ici une question : si l’opposition est un courant petit-bourgeois, l’unité future du parti n’est-elle pas impossible ? Car comment concilier un courant petit-bourgeois et un courant prolétarien ? Poser ainsi la question, c’est porter un jugement unilatéral, anti-dialectique et par conséquent faux. Dans cette discussion l’opposition a clairement manifesté ses traits petits-bourgeois. Cela ne signifie pas que ce soient les seuls. La majeure partie des membres de l’opposition est profondément dévouée à la cause du prolétariat et capable d’apprendre. Quand le parti se renforcera de milliers d’ouvriers, même un fractionniste professionnel pourra se rééduquer dans l’esprit de la discipline prolétarienne. Il faut leur en laisser le temps. Voilà pourquoi la proposition du camarade Cannon de laisser la discussion libre de toute menace de scission exclusion etc., était tout à fait juste et opportune.

Il n’en est pas moins certain que si le parti dans son ensemble prenait le chemin de l’opposition, il pourrait connaître une débâcle totale. L’opposition en temps que telle n’est pas capable de donner au parti une direction marxiste. La majorité de l’actuel Comité central exprime d’une façon infiniment plus conséquente, plus sérieuse, plus profonde, les tâches prolétariennes du parti que la minorité. C’est précisément pourquoi la majorité n’a pas, ne peut avoir intérêt à mener la lutte jusqu’à la scission : les idées justes triompheront. Mais les éléments sains de l’opposition ne peuvent pas non plus souhaiter la scission : l’expérience du passé a trop clairement montré que tous les groupes improvisés, qui rompaient avec la Quatrième Internationale, consacraient par là-même leur propre décomposition et leur perte. Voilà pourquoi on peut attendre sans crainte aucune le prochain congrès du parti. Il rejettera les nouveautés anti-marxistes de l’opposition et assurera l’unité du parti.

Le 15 décembre 1939.
Notes

[1] Le grand article de Burnham et Shachtman, "Les intellectuels en retraite", constitue l’ensemble du numéro de janvier 1939 de New International. Sous le titre, un long sous-titre précise les fins de l’article : "une analyse politique de l’évolution qui mène les intellectuels anti-staliniens du marxisme au réformisme. Une critique de Sydney Hook, Max Eastman, Eugène Lyons, Benjamin Stolberg, Charles Yale Harrisson et autres critiques du bolchevisme : "Où en sont-ils et où vont-ils ?"

A cette liste indiquée dans le sous-titre, le début de l’article ajoutait : James Rorty, Edmund Wilson, Philip Rahr, James Farrel, Georges S. County, Ferdinand Lundberg.

[2] Max EASTMAN, journaliste américain, mort en 1971. Fut d’abord sympathisant de la révolution russe et de l’Opposition de gauche. Publia en 1925 un ouvrage sur La jeunesse de Trotsky, puis un ouvrage sur les mois qui ont suivi la mort de Lénine. En 1926, il publia aux Etats-Unis, sans en avertir les dirigeants de l’opposition de gauche, qui durent le désavouer par la bouche de Trotsky, l’ensemble des textes désignés depuis lors sous le sigle de "Testament de Lénine". Max Eastman s’éloigna peu à peu de l’Opposition de gauche et comme un certain nombre d’intellectuels, journalistes ou universitaires qui avaient un moment sympathisé avec la Révolution d’Octobre et, par la suite, avec l’opposition de gauche (Sydney Hook, B. D. Wolfe, James Burnham, etc.), rompirent finalement tout lien avec le mouvement ouvrier et se rangèrent sous les bannières de la réaction.

[3] Sidney Hook, professeur, milita quelques années dans le mouvement ouvrier avant de retourner à ses travaux universitaires et de devenir un réactionnaire convaincu. Il appartint d’abord à la direction de l’organisation de A. J. Muste, l’Américan Workers Party, qui fusionna avec la Ligue Communiste d’Amérique. Trotskyste ainsi l’espace d’un printemps, il rompit au bout de quelques mois pour abandonner toute activité militante.

[4] John Keynes (1883-1946) économiste britannique qui élabora une théorie de la régulation du capitalisme par l’intervention de l’Etat dispensateur des crédits, par l’orientation de ces crédits et par la stimulation de la consommation. Le keynesisme a, dans l’entre deux guerres fleuri en Grande-Bretagne et aux U.S.A., constituant une véritable école économique.

[5] Boris Souvarine, né en 1893. Membre du Comité directeur du Parti communiste en 1921 et délégué du P.C.F. au Comité exécutif de l’Internationale communiste. Membre de la gauche. Soutient l’opposition de gauche en 1924. Exclu en juillet de la même année, fonde le cercle Marx-Lénine. Rompt avec le bolchévisme et avec Trotsky en 1929. Auteur de Staline (1935) où il définit ainsi l’U.R.S.S. : "La propriété des moyens de production en U.R.S.S. est collective. Mais l’appropriation du profit y a un caractère privé indubitable et c’est cela qui importe. (...) "L’expropriation des expropriateurs" a conduit à une sorte de féodalité bureaucratique sous laquelle le prolétariat et le paysannat avilis par le fonctionnariat et le mandarinat ont été réduits à une espèce de servage ; et si le mode de production n’est pas exactement capitaliste, notion d’ailleurs indéfinissable, c’est qu’il mérite plutôt le nom d’esclavagiste pour la majorité des parias soviétiques. (B. Souvarine, Staline, Paris, Plon, 1935, p. 612). Il ajoute bien entendu : "Des thèses particulières de Trotsky rien n’a résisté à l’épreuve. (Idem, p. 614.)

Dans "Moralistes et Sycophantes contre le marxisme" (9 juin 1939, publié à la fin de Leur morale et La nôtre, Paris, J.-J. Pauvert, 1966) Trotsky écrit sous le sous-titre "Souvarine le sycophante" : "Ex-pacifiste, ex-communiste, ex-trotskyste, ex-communiste-démocrate, ex-marxiste, ex-Souvarine pourrait-on dire." p. 119)

[6] Par "courant souvarinien" dans le S.W.P., Trotsky vise essentiellement le militant noir Johnson, lié personnellement à B. Souvarine. Trotsky reprochait à Jonhson de dissimuler ses rapports avec cet anti-trotskyste virulent. Johnson partira avec la minorité qui fondera le Workers Party en avril 1940, puis, lors de la seconde période de discussion de fusion entre S.W.P. et W.P. en 1947, il rejoindra les rangs du S.W.P. qu’il abandonnera peu après.

[7] Bordiguisme. Courant ultra-gauche du mouvement communiste, doit son nom à Amedeo Bordiga (1889-1970) dirigeant de l’aile gauche du Parti communiste italien. Opposé à la lutte parlementaire, à la stratégie du Front unique, puis à la politique de Staline il fut exclu en 1930 du P.C. italien, et fonda un groupe oppositionnel, Prometeo, qui eut des ramifications dans divers pays, dont la France. Le bordiguisme affirme "qu’il n’y a rien à sauver dans la réalisation historique russe" parce que "les conquêtes et objectifs finaux de la Révolution d’Octobre furent intégralement liquidés" [Le Prolétaire, octobre 1967]. Bref, "Le pouvoir prolétarien russe, isolé par la défaite de la révolution internationale a capitulé devant les classes non prolétariennes de la société russe : voila pourquoi il a "dégénéré" c’est-à-dire accepté des fonctions nationales non pas socialistes, mais capitalistes.

[8] Georges Vereecken (né en 1896), militant belge, au Sat. Intern. de l’O.G. et de la L.C.I., s’opposa à l’entrée dans la social-démocratie, signa en 1935 la lettre pour la IVe Internationale avec le groupe Spartakus puis fonda le Parti socialiste révolutionnaire qu’il quitta en 1937. Critiqua le Bureau de Londres et polémiqua avec Trotsky sur le P.O.U.M. Clandestin pendant la guerre, rejoint ensuite la IVe Internationale qu’il quitta en même temps que Michel Pablo.

[9] Henryk Sneevliet (1883-1942) (pseudonyme dans l’Internationale communiste : Maring). Militant socialiste, puis communiste hollandais. L’un des fondateurs du P.C. hollandais qu’il quitte en 1927. Fonde en 1929 le parti socialiste révolutionnaire de Hollande (R.S.P.) qui signe en 1933 la déclaration des "quatre" organisations pour la IVe Internationale. Dirigeant ensuite du parti issu de la fusion entre le R.S.P. et un parti social-démocrate de gauche hollandais (l’O.S.P.) qui donne le R.S.A.P. Elu député. Président d’une Union syndicale minoritaire et "rouge". Rompt avec la Quatrième Internationale en 1937 et se solidarise avec les organisations rassemblées autour du Bureau de Londres. Fusillé par les nazis en 1942.

[10] Fenner Brockway, devenu depuis Lord de la Couronne, était l’un des dirigeants de l’Independent Labour Party, parti social-démocrate de gauche, membre du regroupement centriste international, dit Bureau de Londres.

[11] Marceau Pivert (1895-1958), fondateur de la tendance Gauche Révolutionnaire en 1935 dont une partie, exclue de la S.F.I.O. en 1938, constitua le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan. Après la guerre Marceau Pivert réintégrera les rangs de la S.F.I.O.

Les positions de Fenner Brockway de l’I.L.P. et celles de Marceau Pivert du P.S.O.P., organisations membres du Bureau de Londres sont sans aucun doute exprimées correctement par ce passage de Juin 36 (Journal du P.S.O.P.) de novembre 1939, n°67 : "La stalinisation marque un progrès dialectique par rapport aux formes d’exploitation du capitalisme privé, elle est cependant en ses conséquences économiques, sociales et culturelles, plus apparentée au national-socialisme qu’au socialisme, tel que nous le défendons ici. La stalinisation est la forme essentiellement bureaucratique du capitalisme d’Etat."

[12] Raymond Molinier fut un des cofondateurs du journal de l’Opposition de gauche, La Vérité, en 1929, de la Ligue communiste, son organisation française, et du G.B.L. Exclu en décembre 1935, fonde La Commune et les "Groupes d’action révolutionnaire", groupes larges rassemblant tous ceux qui sont d’accord sur quatre points minimum. Tenu à l’écart de la réunification au sein du P.O.I., fonde en 1936 le P.C.I. et dirige la revue La Vérité, en opposition à l’orientation de la Quatrième Internationale dont il dénonce les organisations comme des "groupes sans principes". Non admis dans le P.S.O.P.

LETTRE OUVERTE AU CAMARADE BURNHAM

Cher camarade,

A propos de mon article sur l’opposition petite-bourgeoise vous avez expliqué, m’a-t-on dit, que vous n’aviez pas l’intention de discuter avec moi de la dialectique, mais seulement de "questions concrètes". "J’ai depuis longtemps cessé de discuter de questions religieuses", avez-vous ajouté ironiquement. J’ai déjà entendu jadis la même phrase de la bouche de Max Eastman.

Est-il logique d’identifier la logique avec la religion ?

Si je comprends bien, vos propos signifient que la dialectique de Marx, Engels et Lénine appartient au domaine de la religion. Que signifie cette assertion ? La dialectique, je vous le rappelle une fois de plus, est la logique de l’évolution. De même que l’atelier d’outillage d’une usine fournit en outils tous les ateliers de l’entreprise, de même la logique est indispensable pour tous les domaines de la connaissance humaine. Si vous ne considérez pas la logique en général comme un préjugé religieux (malheureusement les écrits de plus en plus contradictoires de l’opposition mènent de plus en plus à cette triste idée) alors quelle logique acceptez-vous ? Je connais deux systèmes de logique dignes d’attention : la logique d’Aristote (logique formelle) et la logique de Hegel (la dialectique). La logique d’Aristote prend comme point de départ des objets et des phénomènes immuables. La pensée scientifique de notre époque étudie tous les phénomènes dans leur origine, leur transformation et leur désagrégation. Croyez-vous que le progrès des sciences, y compris le darwinisme, le marxisme, la chimie moderne, etc., n’a influencé en aucune manière les formes de notre pensée ? En d’autres termes, croyez-vous que dans un monde où tout change, le syllogisme seul reste immuable et éternel ? L’Evangile selon Saint Jean commence par ces mots : "Au commencement était le Verbe", c’est-à-dire qu’au commencement était la Raison ou la Parole (la raison exprimée dans la parole, c’est-à-dire le syllogisme). Pour Saint Jean le syllogisme est l’un des pseudonymes littéraires de Dieu. Si vous considérez que le syllogisme est immuable, c’est-à-dire qu’il ne possède ni origine ni évolution, cela signifie que pour vous aussi il est le produit de la révélation divine. Mais si vous reconnaissez que les formes logiques de notre pensée se développent dans le processus de notre adaptation à la nature, veuillez donc nous dire qui, après Aristote, précisément a étudié et décrit les progrès ultérieurs de la logique. Aussi longtemps que vous n’expliquez pas cette question je me permets d’affirmer qu’identifier la logique (la dialectique) à la religion, c’est révéler une ignorance et une superficialité radicales dans les problèmes fondamentaux de la pensée humaine.

Un révolutionnaire peut-il ne pas lutter contre la religion ?

Admettons cependant que votre affirmation, plus qu’osée, soit correcte. Vos affaires n’en vont pas mieux pour cela. La religion, j’espère que vous en serez d’accord, détourne l’homme du savoir réel vers un savoir fictif, de la lutte pour une vie meilleure vers l’espoir mensonger d’une récompense dans l’au-delà. La religion est l’opium du peuple. Celui qui oublie de lutter contre la religion est indigne de porter le nom de révolutionnaire. De quel droit refusez-vous alors de lutter contre la dialectique, puisque vous la considérez comme une variété de la religion ?

Vous en avez fini depuis longtemps, dites-vous, avec les problèmes de la religion. Mais vous n’en avez fini que pour vous-même. En plus de vous existent encore tous les autres. Et il y en a pas mal... Nous, les révolutionnaires, nous n’en avons jamais fini avec les problèmes de la religion, car nos tâches consistent à émanciper non seulement nous-mêmes mais aussi les masses de l’influence de la religion. Si la dialectique est une religion, comment peut-on, dès lors, renoncer à combattre cet opium à l’intérieur de son propre parti ?

Ou peut-être voulez-vous dire que la religion n’a aucune importance politique ? Qu’il serait possible d’être en même temps un homme religieux et un communiste conséquent, un combattant révolutionnaire ? Il est peu probable que vous vous risquiez à proférer pareille affirmation. Evidemment nous nous comportons avec prudence vis-à-vis des préjugés religieux d’un travailleur arriéré. S’il désire combattre pour notre programme nous l’acceptons comme membre du parti. Mais en même temps notre parti l’éduquera avec persistance dans l’esprit du matérialisme et de l’athéisme. Si vous êtes d’accord avec cela, comment pouvez-vous vous refuser à lutter contre une religion que partagent, à ma connaissance, l’écrasante majorité des membres de votre propre parti qui s’intéresse aux problèmes théoriques ?

Vous avez, de toute évidence, négligé cet aspect essentiel de la question.

Dans la bourgeoisie instruite il y a pas mal de gens qui ont rompu individuellement avec la religion, mais ils gardent leur athéisme exclusivement pour leur consommation personnelle. Ils pensent en leur for intérieur et disent souvent en public qu’il est utile au peuple d’avoir une religion. Est-il possible que vous partagiez un tel point de vue à l’égard de votre propre parti ? Est-il possible que cela explique votre refus de discuter avec nous des fondements philosophiques du marxisme ? Alors sous votre dédain pour la dialectique on voit percer quelque mépris envers le parti.

Ne m’objectez pas que je m’appuie sur une phrase que vous avez exprimée au cours d’une conversation privée et que vous ne vous occupez pas publiquement de renverser le matérialisme dialectique. Cela n’est pas vrai. Votre phrase en l’air n’a valeur que d’illustration. Quand vous en avez eu l’occasion, vous avez proclamé, pour diverses raisons, votre attitude négative envers la doctrine qui constitue le fondement théorique de votre programme. Cela est bien connu de tout de monde dans le parti.

Dans l’article "Les intellectuels en retraite" [1], que vous avez écrit en collaboration avec Shachtman et qui a été publié dans l’organe théorique du parti, vous affirmez catégoriquement votre rejet du matérialisme dialectique. Le parti n’a-t-il pas le droit de savoir précisément pourquoi ? Pouvez-vous penser que dans la Quatrième Internationale le rédacteur d’un organe théorique puisse se limiter à cette pure et simple déclaration : "Je rejette catégoriquement le matérialisme dialectique" tout comme s il s’agissait de répondre à l’offre d’une cigarette : "Non, merci, je ne fume pas". Le problème d’une doctrine philosophique correcte, c’est-à-dire d’une méthode de pensée correcte, a une signification décisive pour un parti révolutionnaire, tout comme un bon atelier d’outillage a une importance décisive pour la production. On peut toujours défendre la vieille société avec les méthodes matérielles et intellectuelles héritées du passé. Il est absolument impensable que l’on puisse renverser cette vieille société et en édifier une nouvelle sans une analyse critique préalable des méthodes en vigueur.

Si le parti se trompe dans les fondements mêmes de sa pensée, votre devoir élémentaire est de lui montrer le juste chemin. Sinon votre attitude sera inévitablement interprétée comme l’attitude dédaigneuse d’un académicien à l’égard d’une organisation prolétarienne qu’il jugerait, de toute façon incapable de concevoir une authentique doctrine "scientifique". Que peut-il y avoir de pire que cela ?

Des exemples instructifs.

Quiconque connaît l’histoire des luttes de tendance à l’intérieur des partis ouvriers sait que le passage dans le camp de l’opportunisme et même dans le camp de la réaction bourgeoise a souvent commencé par le rejet de la dialectique. Les intellectuels petits-bourgeois considèrent la dialectique comme le point le plus vulnérable du marxisme et ils spéculent en même temps sur le fait qu’il est beaucoup plus difficile aux travailleurs de vérifier les divergences sur le plan philosophique que sur le plan politique. Tout le témoignage de l’expérience confirme ce fait bien connu. Il est depuis longtemps aussi inadmissible de ne pas tenir compte d’un fait plus important encore : tous les grands et éminents révolutionnaires -avant tout Marx, Engels, Lénine, Rosa Luxemburg, Franz Mehring [2]- se plaçaient sur le terrain du matérialisme dialectique. Doit-on en déduire qu’ils étaient tous incapables de distinguer entre la science et la religion ? N’y a-t-il pas là de votre part, camarade Burnham, trop de présomption ?

Les exemples de Bernstein [3], Kautsky [4] et Franz Mehring sont extrêmement instructifs. Bernstein rejetait catégoriquement la dialectique comme de la "scolastique" et du "mysticisme". Kautsky restait indifférent à l’égard du problème de la dialectique, un peu comme le camarade Shachtman. Mehring était un propagandiste et un défenseur inlassable du matérialisme dialectique.

Pendant des décades il suivit toutes les innovations de la philosophie et de la littérature et dénonça avec une ardeur infatigable l’essence réactionnaire de l’idéalisme, du néokantisme, de l’utilitarisme, de toutes les formes du mysticisme, etc. Le destin politique de ces trois hommes est bien connu. Bernstein acheva sa vie en démocrate petit-bourgeois obtus. Kautsky le centriste se transforma en un vulgaire opportuniste. Quant à Mehring il mourut communiste et révolutionnaire.

En Russie, trois marxistes académiques fort connus, Strouve, Boulgakov et Berdiaev [5] commencèrent par rejeter la doctrine philosophique du marxisme et finirent dans le camp de la réaction et de l’Eglise orthodoxe. Aux Etats-Unis, Max Eastman, Sidney Hook et leurs amis utilisèrent leur opposition à la dialectique comme couverture à leur transformation, de compagnons de route du prolétariat en compagnons de route de la bourgeoisie.

On peut trouver dans d’autres pays des exemples similaires par leurs résultats. L’exemple de Plekhanov [6], qui parait une exception, ne fait en réalité que confirmer la règle. Plekhanov fut un propagandiste remarquable du matérialisme dialectique mais, de toute sa vie entière, il n’eut jamais l’occasion de participer à la lutte des classes réelle. Sa pensée était en divorce avec sa pratique. La révolution de 1905 et la guerre mondiale qui suivirent le jetèrent dans le camp de la démocratie petite-bourgeoise et le contraignirent à renoncer au matérialisme dialectique. Pendant la guerre mondiale, Plekhanov se fit ouvertement le propagandiste de l’Impératif catégorique kantien dans le domaine des relations internationales : "Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu’ils vous fassent". L’exemple de Plekhanov prouve seulement que le matérialisme dialectique par lui-même ne suffit pas pour faire d’un homme un révolutionnaire

Shachtman, de son côté, s’appuie sur le fait que Liebknecht laissa une oeuvre posthume, écrite en prison, contre le matérialisme dialectique. Toutes sortes d’idées passent dans la tête d’un homme en prison, et que l’on ne peut contrôler par la communication avec d’autres hommes. Liebknecht, que personne et lui-même en particulier ne considérait comme un théoricien, est devenu un symbole d’héroïsme pour le mouvement ouvrier international. Si l’un des opposants américains à la dialectique fait preuve d’autant d’indépendance à l’égard du patriotisme et d’esprit de sacrifice en cas de guerre, nous lui rendrons ce qui lui sera dû en tant que révolutionnaire. Mais cela ne résoudra pas pour autant le problème de la méthode dialectique.

Il est impossible de dire ce qu’auraient été les conclusions ultimes de Liebknecht en liberté. De toute façon avant de publier son travail il l’aurait sans aucun doute montré à ses amis, plus compétents, Franz Mehring et Rosa Luxemburg. Il est fort probable que, sur leur conseil, il aurait tout simplement jeté son manuscrit au feu. Supposons toutefois que, contre l’avis de camarades qui le dépassaient de cent coudées dans le domaine de la théorie, il se soit cependant décidé à publier son travail. Mehring, Luxemburg, Lénine et les autres n’auraient évidemment pas proposé pour cela son exclusion du parti ; ils seraient au contraire vigoureusement intervenus pour le défendre si quelqu’un avait fait une proposition aussi stupide. Mais en même temps ils n’auraient pas formé un bloc philosophique avec lui, ils auraient pris leurs distances de manière rigoureuse avec ses erreurs théoriques.

La conduite du camarade Shachtman est, nous le voyons, tout à fait différente. "Remarquez-le -dit-il, et cela pour éduquer la jeunesse- Plekhanov fut un théoricien éminent du matérialisme dialectique, mais il finit en opportuniste ; Liebknecht était un révolutionnaire remarquable, mais il avait des doutes sur le matérialisme dialectique." ["Les Intellectuels en retraite",[7]] S’il a une quelconque signification, cet argument signifie que le matérialisme dialectique n’est absolument pas nécessaire à un révolutionnaire. Avec ces exemples de Liebknecht et de Plekhanov, sortis artificiellement de l’histoire, Shachtman renforce et "approfondit" l’idée contenue dans son article de l’an dernier et qui est que la politique ne dépend pas de la méthode, la méthode étant séparée de la politique par l’intervention divine de l’inconséquence. En interprétant de façon erronée deux "exceptions", Shachtman entend renverser la règle. Si cela est un argument dans la bouche d’un "défenseur" du marxisme, que pouvons-nous attendre de la part d’un de ses adversaires ! La révision du marxisme transforme ici en liquidation totale, plus encore en liquidation de toute doctrine et de toute méthode.

Que proposez-vous en échange ?

Le matérialisme dialectique n’est évidemment pas une philosophie éternelle et immuable. Penser autrement ce serait contredire à l’esprit de la dialectique. Le nouveau développement de la pensée scientifique créera sans nul doute une doctrine plus profonde dans laquelle le matérialisme dialectique entrera simplement comme un matériau de construction. Rien cependant ne permet de penser que cette révolution philosophique s’accomplira sous le régime bourgeois pourrissant. D’ailleurs, sans parler même du fait que des Marx ne naissent pas tous les ans ni toutes les décennies, la tâche vitale qui attend le prolétariat aujourd’hui ne consiste pas à interpréter le monde d’une nouvelle façon, mais à le transformer de fond en comble. Dans la prochaine période nous pouvons nous attendre à l’émergence de grands révolutionnaires d’action, mais certainement pas à l’émergence de nouveaux Marx. Ce n’est que sur la base de la culture socialiste que l’humanité ressentira le besoin de remettre en question l’héritage idéologique du passé et nous dépassera sans aucun doute de très loin, non seulement dans le domaine de l’économie mais aussi dans celui de la création intellectuelle. Le régime de la bureaucratie bonapartiste en U.R.S.S. est criminel non seulement parce qu’il crée une inégalité sans cesse croissante dans tous les domaines de la vie, mais aussi parce qu’il abaisse l’activité intellectuelle du pays au niveau des lourdauds déchaînés du Guépéou.

Admettons toutefois que, contrairement à notre supposition, le prolétariat ait la chance, en cette époque présente des guerres et des révolutions, de produire un nouveau théoricien ou une nouvelle pléiade de théoriciens qui dépasseraient le marxisme et qui, en particulier, élèveraient la logique au-dessus de la dialectique matérialiste. Bien entendu, tous les travailleurs d’avant-garde iraient apprendre chez ces nouveaux maîtres et les anciens devraient se recycler.

Mais cela c’est de la musique du futur. Ou me tromperai-je ? Peut-être allez-vous me montrer les oeuvres qui devraient supplanter, pour le prolétariat, le système du matérialisme dialectique ? Si vous les aviez sous la main, vous ne refuseriez certainement pas de mener la lutte contre l’opium de la dialectique. Mais elles n’existent pas. Tout en essayant de discréditer la philosophie du marxisme, vous ne proposez rien pour la remplacer.

Tentez donc de vous imaginer un jeune médecin dilettante qui entreprendrait d’expliquer à un chirurgien armé de son scalpel que l’anatomie moderne, la neurologie, etc., ne valent rien, qu’il y a dans ces disciplines beaucoup d’obscur et d’inachevé et que seuls les "bureaucrates conservateurs" peuvent manier le scalpel en s’appuyant sur ces pseudo-sciences. Je crois que le chirurgien demanderait à son collègue irresponsable de quitter la salle d’opération. Et nous non plus, camarade Burnham, nous ne pouvons nous contenter de railleries à bon marché sur la philosophie du socialisme scientifique. Bien au contraire, aujourd’hui que le cours de la lutte fractionnelle a posé carrément ce problème, nous dirons à l’intention de tous les membres du parti et particulièrement des jeunes : attention à l’infiltration du scepticisme bourgeois dans vos rangs. Rappelez-vous qu’à ce jour le socialisme n’a pas trouvé d’expression scientifique plus élevée que le marxisme. Rappelez-vous que le matérialisme dialectique est la méthode du socialisme scientifique. Travaillez sérieusement sur vos livres. Etudiez Marx, Engels, Franz Mehring, Plekhanov, Lénine, c’est cent fois plus important pour vous que l’étude des traités tendancieux, stériles et quelque peu risibles sur le conservatisme de Cannon. Que la discussion actuelle produise au moins ce résultat positif, que les jeunes essaient de se mettre dans la tête un fondement théorique sérieux pour le combat révolutionnaire !

Un pseudo-"réalisme" politique.

Le problème que vous posez ne se limite pas à la dialectique. Le passage de votre résolution affirmant que vous ne soumettriez pas maintenant au parti pour qu’elle soit tranchée la question de la nature de l’Etat soviétique signifie en réalité que vous posez cette question, sinon juridiquement, du moins théoriquement et politiquement. Seuls des gamins pourraient ne pas comprendre cela. Cette phrase a de plus une autre signification, bien plus pernicieuse et dangereuse. Elle signifie que vous séparez la politique de la sociologie marxiste. Et pourtant pour nous le noeud de la question se trouve précisément là. S’il est possible de donner une définition correcte de l’Etat sans utiliser la méthode du matérialisme dialectique, s’il est possible de définir une politique correcte sans donner une analyse de classe de l’Etat, alors la question se pose : à quoi sert donc le marxisme ?

En désaccord entre eux sur la nature de classe de l’Etat soviétique, les dirigeants de l’opposition s’accordent sur un point : la politique extérieure du Kremlin doit être qualifiée "d’impérialiste" et l’on ne peut soutenir l’U.R.S.S. "inconditionnellement".

Plateforme remarquablement large ! Et quand la "clique" adverse soulève carrément au congrès la question de la nature de l’Etat soviétique (quel crime !) vous vous êtes à l’avance accordés... pour être en désaccord entre vous, c’est-à-dire pour voter différemment. Il y eut un précédent dans le gouvernement "national" britannique où les ministres s’accordaient pour "être en désaccord", c’est-à-dire pour voter différemment. Mais les ministres de Sa Majesté avaient cette supériorité qu’ils connaissaient fort bien la nature de leur Etat et pouvaient s’offrir le luxe de désaccords sur des problèmes secondaires. Les dirigeants de l’opposition sont dans une situation bien pire. Ils se permettent le luxe d’être en désaccord sur les questions fondamentales pour se solidariser sur les questions secondaires. Si cela c’est le marxisme, si cela c’est une politique de principes, alors je ne sais plus ce que veut dire une combinaison sans principes.

Vous semblez apparemment considérer qu’en refusant de discuter sur le matérialisme dialectique et la nature de classe de l’Etat soviétique au nom des "problèmes concrets" vous agissez en homme politique réaliste. Cette illusion découle de votre connaissance insuffisante de l’histoire des cinquante dernières années de luttes de fractions dans le mouvement ouvrier. Dans chaque conflit sur les principes, sans aucune exception, les marxistes se sont invariablement efforcés de confronter le parti directement avec les problèmes fondamentaux de doctrine et de programme, considérant que c’est seulement dans ces conditions que les problèmes "concrets" trouvent leur place et leur proportion véritables. Les opportunistes de toutes nuances, au contraire, et particulièrement ceux qui avaient déjà subi quelques défaites sur le terrain de la discussion sur les principes, opposaient invariablement à l’analyse de classe marxiste des évaluations conjoncturelles "concrètes" qu’ils formulaient, selon l’usage, sous la pression de la démocratie bourgeoise. Pendant des décennies de luttes entre fractions cette division des rôles s’est perpétuée. L’opposition, je vous l’assure, n’a rien inventé de nouveau. Elle continue la tradition du révisionnisme dans le domaine de la théorie et de l’opportunisme dans celui de la politique.

Vers la fin du siècle dernier, les tentatives révisionnistes de Bernstein qui, en Angleterre, passa sous l’influence de l’empirisme et de l’utilitarisme anglo-saxon -la plus misérable de toutes les philosophies- furent impitoyablement repoussées. Après quoi, les opportunistes allemands étalèrent un profond dégoût à l’égard de la philosophie et de la sociologie. Dans les congrès et dans la presse ils ne cessaient de s’élever contre les "pédants" marxistes qui substituent aux "problèmes politiques concrets" des considérations générales sur les principes. Relisez les documents de la social-démocratie allemande de la fin du siècle dernier et du début de celui-ci et vous serez vous-mêmes étonnés à quel point, comme on le dit en français, le mort saisit le vif.

Vous n’êtes pas sans savoir quel rôle énorme a joué l’Iskra [8] dans le développement du marxisme russe. L’Iskra commença par lutter contre le prétendu "économisme" dans le mouvement ouvrier et contre les narodniki (le parti des socialistes révolutionnaires [9]). L’objection principale que lui opposaient les "économistes" [10] était que l’Iskra voguait dans les sphères de la théorie pendant qu’eux, les "économistes", se proposaient de diriger le mouvement ouvrier concret. L’argument principal des socialistes-révolutionnaires était le suivant : "L’Iskra veut fonder une école de matérialisme dialectique tandis que nous voulons renverser l’autocratie tsariste". Il faut dire que les terroristes narodniki prenaient leurs propres propos très au sérieux : la bombe à la main ils sacrifiaient leur vie. Nous leur rétorquions : "Dans certaines circonstances une bombe est une excellente chose, mais il faut avant tout faire régner la clarté dans notre tête". L’expérience historique a montré que la plus grande révolution de l’histoire ne fut pas dirigée par le parti qui commença par des bombes, mais par celui qui commença par le matérialisme dialectique.

Quand les bolcheviks et les mencheviks étaient encore membres du même parti, la préparation des congrès et les congrès eux-mêmes voyaient invariablement se dérouler de furieuses batailles sur l’ordre du jour. Lénine avait l’habitude de proposer comme premiers points de l’ordre du jour des questions telles que la clarification de la nature de la monarchie tsariste, la définition du caractère de classe de la révolution, l’évaluation de l’étape de la révolution que nous vivons, etc. Martov et Dan [11], les dirigeants mencheviks, répondaient invariablement nous ne sommes pas un club de sociologie, mais un parti politique ; nous devons nous mettre d’accord non pas sur la nature de classe de la monarchie tsariste, mais sur les "tâches politiques concrètes". Je cite ici de mémoire, mais je ne cours aucun risque de me tromper étant donné que ces batailles se répétaient chaque année et qu’elles prirent un caractère stéréotypé. J’ajouterai que, personnellement, j’ai commis pas mal de péchés dans ce domaine. Mais depuis cette époque j’ai appris quelque chose.

Lénine expliquait aux amateurs de "problèmes politiques concrets" que notre politique n’est pas de caractère conjoncturel mais principiel ; que la tactique est subordonnée à la stratégie ; que, pour nous, le sens fondamental de chaque campagne politique est de mener les travailleurs des questions particulières aux problèmes généraux, c’est-à-dire de les amener à la compréhension de la société moderne et du caractère de ses forces fondamentales. Dans leur milieu instable les mencheviks avaient toujours besoin d’émousser les divergences de principes en les évitant, alors que Lénine, au contraire, posait carrément les questions de principe. L’argumentation actuelle de l’opposition contre la philosophie et la sociologie en faveur des "problèmes politiques concrets" n’est qu’une répétition retardée des arguments de Dan. Pas un mot nouveau ! Il est vraiment triste que Shachtman ne respecte les principes politiques du marxisme que lorsqu’ils sont assez vieux pour figurer dans les archives.

Votre appel à laisser de côté la théorie marxiste au profit des "problèmes politiques concrets" est particulièrement maladroit et déplacé dans votre bouche, camarade Burnham, car ce n’est pas moi, c’est vous qui avez soulevé la question de la nature de l’U.R.S.S., me contraignant par là-même à poser le problème de la méthode avec laquelle on peut définir la nature de classe d’un Etat. Vous avez, il est vrai, retiré votre résolution. Mais cette manoeuvre fractionnelle n’a aucune signification objective. Vous tirez vos conclusions politiques de vos prémices sociologiques, même si vous avez temporairement caché ces dernières dans votre serviette. Shachtman tire exactement la même conclusion politique de l’absence de prémices sociologiques : il s’adapte à vous. Abern tente d’utiliser de la même façon les prémices cachés de l’un et l’absence de prémices de l’autre pour ses combinaisons "organisationnelles". Telle est la situation réelle et non diplomatique dans le camp de l’opposition.

Vous procédez en anti-marxiste ; Shachtman et Abern en marxistes platoniques. Il est mal aisé de dire quel est le pire des deux.

La dialectique de la discussion actuelle.

Face au front diplomatique de nos opposants aux prémices cachés ou sans prémices, nous, les "conservateurs", nous répondons naturellement : une discussion fructueuse sur les "questions concrètes" n’est possible que Si vous spécifiez clairement de quelles prémices de classe vous partez. Nous ne sommes pas obligés de nous en tenir aux thèmes de discussion que vous avez sélectionnés artificiellement. Si quelqu’un me propose de discuter, comme question "concrète", de l’invasion de la Suisse par la flotte soviétique ou de la longueur de la queue des sorcières du Bronx, j’ai le droit de poser les questions préalables : la Suisse a-t-elle un rivage marin et les sorcières existent-elles vraiment ?

Toute discussion sérieuse se développe en partant du particulier et même de l’accidentel pour aller vers le général et le fondamental. Les causes et les motifs immédiats d’une discussion n’ont d’intérêt le plus souvent que comme symptômes. Ce sont les problèmes de principe que la discussion soulève dans son développement qui ont une signification politique réelle. Pour certains intellectuels, désireux de dénoncer les traces du "bureaucratisme conservateur" et de mettre en valeur leur "dynamisme", il peut sembler que les problèmes touchant à la dialectique, le marxisme, la nature de l’Etat, le centralisme, sont soulevés "artificiellement" et que la direction s’est engagée dans une direction "fausse". Mais la discussion a sa propre logique objective qui ne coïncide pas du tout avec la logique subjective d’individus et de groupes isolés. Le caractère dialectique de la discussion découle du fait que son cours objectif est déterminé par le conflit vivant de tendances opposées et non pas par un plan logique préconçu. La base matérialiste de la discussion réside dans le fait qu’elle réfracte la pression des différentes classes. Ainsi la discussion actuelle dans le S.W.P., tout comme le processus historique dans sa totalité, se développe, avec ou sans notre permission, camarade Burnham, selon les lois du matérialisme dialectique. On ne peut échapper à ces lois.

La "science" contre le marxisme et les "expériences" contre le programme.

En accusant vos adversaires de "conservatisme bureaucratique" (pure abstraction psychologique dans la mesure où sous ce "conservatisme" on ne peut indiquer aucun intérêt social défini), vous réclamez dans votre document que la politique conservatrice soit remplacée par "une politique critique et expérimentale, en un mot par une politique scientifique" (p. 32). Cette phrase, au premier regard innocente et creuse, malgré toute sa grandiloquence, a toute la valeur d’une révélation. Vous ne parlez pas de politique marxiste, vous ne parlez pas de politique prolétarienne, vous parlez de politique "expérimentale", "critique", "scientifique". D’où vient cette terminologie prétentieuse et délibérément vague, si inhabituelle dans nos rangs. Je vais vous le dire. Elle représente le résultat de votre adaptation, camarade Burnham, à l’opinion publique bourgeoise et de l’adaptation de Shachtman et d’Abern à votre adaptation. Le marxisme est passé de mode dans de larges cercles de l’intelligentsia bourgeoise... Et puis, en parlant de marxisme, on pourrait se voir prendre pour un matérialiste dialectique. Il vaut mieux éviter ce mot compromettant. Par quoi le remplacer ? Par la science, bien sûr, et même par la Science avec un S majuscule, et la science, comme on sait, est fondée sur la "critique" et sur les "expériences". Cela sonne solidement, sans étroitesse d’esprit, sans sectarisme, de façon professorale. On peut intervenir, cette formule à la bouche, dans n’importe quel salon démocratique.

Relisez, s’il vous plaît, une fois de plus votre propre phrase : "à la place d’une politique conservatrice nous devons promouvoir une politique audacieuse, souple, critique et expérimentale, en un mot une politique scientifique". On ne saurait mieux dire. Mais c’est précisément la formule que tous les empiristes petits-bourgeois, les révisionnistes et, en bon rang dans le lot, les aventuristes politiques opposent au marxisme "étroit", "limité", "dogmatique" et "conservateur".

Buffon dit un jour que le style c’était l’homme. La terminologie politique ce n’est pas seulement l’homme, c’est aussi le parti. La terminologie est un des éléments de la lutte des classes. Seuls des pédants sans vie peuvent ne pas comprendre cela. Dans vos documents, camarade Burnham, vous faites soigneusement disparaître, vous précisément camarade Burnham, non seulement les termes comme dialectique et matérialisme, mais celui de marxisme aussi. Vous êtes au-dessus de cela ! Vous êtes l’homme de la science "critique" et "expérimentale". C’est pour la même raison que vous avez choisi de coller l’étiquette d’"impérialisme" sur la politique extérieure du Kremlin. Cette innovation vous permet de vous démarquer de la terminologie trop gênante de la IVe Internationale en définissant des formules moins "sectaires", moins "religieuses", plus libres, et que vous avez en commun -heureux hasard !- avec la démocratie bourgeoise.

Vous voulez expérimenter ? Permettez-moi cependant de vous rappeler que le mouvement ouvrier a une longue histoire qui ne manque ni d’expérience ni, si vous le voulez, d’expérimentation.

Cette expérience cher payée s’est cristallisée sous la forme d’une doctrine définie, ce même marxisme dont vous évitez soigneusement le nom. Avant de vous donner le droit à des expérimentations, le parti a le droit de vous demander quelle méthode vous utiliserez ? Ford ne permettrait certainement pas qu’un homme qui n’aurait pas assimilé les résultats nécessaires du développement préalable de l’économie et de la chaîne infinie des expériences déjà effectuées se livre à des expériences dans son usine. En outre les laboratoires de recherche sont, dans les entreprises, soigneusement distincts des services de la production de masse. Les expériences de rebouteux sont infiniment moins admissibles encore dans le domaine du mouvement ouvrier, même placées sous le drapeau de la "science" anonyme. Pour nous la science du mouvement ouvrier c’est le marxisme. Nous laissons la science sociale anonyme, la Science avec un S majuscule à la pleine et entière disposition d’Eastman et de ses amis.

Je sais que vous polémiquez contre Eastman et, sur certains points, de façon excellente. Mais votre polémique contre lui vise un représentant de votre milieu et non un agent de l’ennemi de classe. Vous le révélez très clairement dans l’article que vous avez écrit avec Shachtman et que vous concluez par l’invitation inattendue adressée à Eastman, Hook, Lyons [12] et autres de définir leurs positions dans les colonnes de New International. Vous n’avez même pas craint, ce faisant, qu’ils puissent poser le problème de la dialectique et vous débouter ainsi de votre silence diplomatique.

Le 20 janvier de l’année passée, donc bien avant la discussion engagée, j’ai insisté, dans une lettre adressée au camarade Shachtman, sur la nécessité de suivre avec attention les processus qui se développent dans le parti stalinien. "C’est mille fois plus importants -écrivais-je- que d’inviter Eastman, Lyons et d’autres à exhaler leurs vapeurs personnelles. Je me suis un peu étonné que vous ayez ouvert vos colonnes au dernier article misérable et impudent d’Eastman. Il a à sa disposition le Harper’s Magazine, le Modern Monthly, le Common Sense, etc. Mais je suis absolument stupéfait que vous, personnellement, vous invitiez ces messieurs à souiller les pages (si peu nombreuses !) de New International. La prolongation de cette polémique peut intéresser quelques intellectuels petits-bourgeois, mais pas des éléments révolutionnaires. Ma conviction profonde est qu’une certaine réorganisation de New International et de Socialist Appeal est indispensable. Un peu plus loin d’Eastman, de Lyons, etc., et un peu plus près des travailleurs et, en ce sens, du parti stalinien."

Comme toujours en de pareilles occasions, Shachtman me répondit de façon distraite et nonchalante. Le problème fut réglé dans la pratique par le refus que les ennemis du marxisme invités par vos soins opposèrent à votre invitation. L’épisode mérite cependant que l’on y prête une attention soutenue. D’un côté, camarade Burnham, vous invitez, avec le soutien de Shachtman, des démocrates bourgeois à d’amicales explications dans les colonnes de l’organe du parti. D’un autre côté avec le soutien du même Shachtman vous refusez d’engager la discussion avec moi sur le problème de la dialectique et de la nature de classe de l’Etat soviétique. Cela ne signifie-t-il pas qu’avec votre allié Shachtman vous avez légèrement tourné votre visage vers des demi-adversaires bourgeois... et le dos à votre propre parti ?

Abern incline depuis longtemps déjà à penser que le marxisme est une doctrine tout à fait respectable, mais qu’une bonne combinaison oppositionnelle est une chose plus réelle. Pendant ce temps Shachtman s’enfonce, s’enfonce toujours plus bas et se console par des plaisanteries. Je suppose cependant que votre coeur se serre. Quand Shachtman sera descendu jusqu’à un certain point, j’espère qu’il se ressaisira et remontera la pente. Nous espérons que sa politique fractionnelle "expérimentale", servira, au moins, les intérêts de la science.

Le "dialecticien inconscient".

Reprenant ma remarque sur Darwin, Shachtman a déclaré à votre sujet, m’écrit-on, que vous étiez un "dialecticien inconscient". Il y a un grain de vérité dans ce compliment à double sens. Tout homme est, à un certain degré, un dialecticien et, dans la plupart des cas un dialecticien inconscient. Toute ménagère sait qu’une certaine quantité de sel donne un goût agréable au potage et qu’une poignée de trop le rend immangeable. La paysanne inculte se conduit vis-à-vis de son potage en obéissant à la loi hégélienne de la transformation de la quantité en qualité. On peut tirer une quantité innombrable d’exemples de ce type de la réalité quotidienne. Même les animaux établissent leurs conclusions pratiques non seulement sur la base du syllogisme aristotélicien mais aussi sur la base de la dialectique hégélienne. C’est ainsi que le renard sait que les quadrupèdes et les oiseaux sont nourrissants et ont bon goût. A la vue d’un lièvre, d’un lapin, d’une poule le renard réfléchit : cet être appartient à tel type, qui est savoureux et nourrissant... et il donne la chasse à sa victime. Nous avons là, sous les yeux, l’exemple d’un parfait syllogisme bien que le renard n’ait certainement pas lu Aristote. Cependant lorsque le même renard tombe pour la première fois sur un animal aux dimensions plus grandes que les siennes, par exemple, sur un loup, il se représente très vite que la quantité se transforme en qualité et il se lance à la chasse aux canards. Une chose est claire : les pattes du renard ont des tendances hégéliennes, quoi qu’elles ne soient pas pleinement conscientes. Pour en venir au fait, tout cela montre que les procédés de notre réflexion, tant ceux qui relèvent de la logique formelle que ceux qui appartiennent à la dialectique ne sont pas des constructions arbitraires de notre intellect, mais expriment les rapports réels de la nature même.

En ce sens le cosmos est tout entier traversé par une dialectique "inconsciente". Mais la nature ne s’est pas arrêtée là. Elle a dépensé pas mal d’efforts pour transférer ses rapports internes dans la langue de la conscience du renard et de l’homme, puis elle a donné à l’homme la possibilité de généraliser ces formes de connaissance et de les transformer en catégories logiques (dialectiques), créant par là-même la possibilité pour nous de pénétrer plus profondément le monde qui nous entoure.

Jusqu’à ce jour ce sont Hegel et Marx qui ont donné leur expression la plus achevée aux lois de la dialectique qui règnent dans la nature et dans la société. Bien que Darwin ne se soit pas intéressé à la vérification de ses méthodes logiques, son empirisme génial s’est hissé dans le domaine des sciences de la nature jusqu’aux plus hautes généralisations dialectiques. En ce sens Darwin, comme je l’ai dit dans mon article passé, était un "dialecticien inconscient". Cependant nous apprécions Darwin non pas pour le fait qu’il n’a pas pu se hisser jusqu’à la dialectique, mais pour le fait que, malgré son arriération philosophique, il nous a expliqué l’origine des espèces. Engels, d’ailleurs, s’indignait contre l’empirisme limité de la méthode darwinienne bien que, comme Marx, il eût compris immédiatement la grandeur de la théorie de la sélection naturelle. Pourtant Darwin -malheureusement- jusqu’à la fin de sa vie ne comprit pas le sens de la sociologie de Marx. Si Darwin était intervenu par écrit contre la dialectique ou contre le matérialisme, Marx et Engels lui seraient tombé dessus avec une vigueur redoublée pour l’empêcher de couvrir la réaction idéologique de son autorité.

Dans la déclaration avocassière faite par Shachtman et suivant laquelle vous êtes un "dialecticien inconscient", il faut mettre l’accent sur le mot inconscient. Le but de Shachtman (en partie aussi inconscient) est de défendre le bloc qu’il a constitué avec vous en humiliant le matérialisme dialectique. En réalité Shachtman déclare : la différence entre un dialecticien "conscient" et "inconscient" n’est pas si importante qu’il faille se battre là-dessus. C’est ainsi que Shachtman s’efforce de discréditer la méthode marxiste.

Le malheur cependant est qu’il ne se limite pas à cela. Il y a énormément de dialecticiens conscients ou à demi-conscients dans le monde. Quelques-uns d’entre eux appliquent admirablement la dialectique matérialiste à la politique, bien qu’ils ne se soient jamais occupés des problèmes de méthode. S’en prendre à ces camarades serait faire vraiment preuve d’une stupidité pédante. Il en va tout autrement avec vous, camarade Burnham. Vous êtes le rédacteur en chef d’une revue théorique dont la tâche consiste à éduquer le parti dans l’esprit de la méthode marxiste. En même temps vous apparaissez comme un adversaire conscient de la dialectique et pas du tout comme un dialecticien inconscient. Même si vous appliquiez avec succès la dialectique dans les problèmes politiques, comme l’assure Shachtman, c’est-à-dire même si vous possédiez un "instinct" dialectique, nous serions cependant obligés d’engager le combat contre vous, parce qu’il est impossible de greffer sur d’autres votre instinct dialectique, en tant que qualité individuelle, alors que l’on peut à un certain degré faire de la méthode dialectique consciente le bien commun de tout le parti.

La dialectique et Dies.

Même si vous avez un instinct dialectique -et je ne vais pas en discuter- alors il est bien étouffé sous la routine académique et sous la morgue intellectuelle. Ce que nous appelons l’instinct de classe d’un travailleur prend avec une relative facilité la forme d’une manière dialectique d’aborder les problèmes. Il ne peut être question d’un pareil instinct chez un intellectuel bourgeois. Ce n’est que par un dépassement conscient de son caractère petit-bourgeois qu’un intellectuel isolé du prolétariat peut se hisser jusqu’à la politique marxiste. Par malheur Shachtman et Abern font tout pour vous barrer cette voie. Et vous soutenant, ils vous rendent un bien mauvais service, camarade Burnham !

A l’aide de votre bloc que l’on peut appeler la Ligue de l’exaspération fractionnelle, vous commettez faute sur faute en philosophie, en sociologie, en politique, dans le domaine de l’organisation. Vos fautes ne découlent pas du hasard. Vous prenez chaque question isolément, en dehors de son lien avec les autres questions, en dehors de son lien avec les facteurs sociaux et indépendamment de l’expérience internationale. La méthode dialectique vous manque. Malgré votre culture vous intervenez dans la politique comme un rebouteux.

Votre empirisme de guérisseur est apparu de façon aussi éclatante dans le problème de la commission Dies [13] que dans la question de la Finlande. A mes arguments en faveur de la nécessité d’utiliser cet organisme parlementaire, vous avez répondu que ce n’étaient pas des considérations de principe qui réglaient la question, mais des circonstances particulières qui vous sont propres à vous seul et que vous vous êtes bien gardé de définir. Je vais vous dire quelles sont ces circonstances : c’est votre dépendance idéologique vis-à-vis de l’opinion publique bourgeoise. Bien que dans tous ses secteurs la démocratie bourgeoise porte la pleine responsabilité du régime capitaliste et y compris de la commission Dies, elle est contrainte, dans les intérêts du même capitalisme, de détourner les yeux pudiquement des organismes qui sont trop ouvertement ceux de ce régime. Pure et simple division du travail ! Vieille supercherie qui continue cependant à faire son effet. En ce qui concerne les travailleurs auxquels vous faites vaguement allusion, une partie d’entre eux -et une bonne partie !- se trouve, comme vous, sous l’influence de la démocratie bourgeoise. Et pourtant le travailleur moyen, qui n’est pas infecté par les préjugés de l’aristocratie ouvrière saluera avec joie toute parole audacieuse et révolutionnaire jetée à la face de l’ennemie de classe. Et plus est réactionnaire l’institution dans laquelle se produit l’affrontement, plus pleine sera la satisfaction du travailleur. Toute l’expérience historique le démontre. Dies lui-même, en prenant peur et en reculant à temps, a démontré à quel point votre position était fausse. Il vaut toujours mieux contraindre l’adversaire à reculer que de se cacher soi-même sans combat !

Mais ici j’aperçois le visage indigné de Shachtman, qui s’efforce de m’arrêter d’un geste de protestation "l’opposition n’est pas responsable de l’opinion de Burnham sur la commission Dies ; cette question n’a pas de caractère fractionnel ; etc.". Je le sais... Et il n’aurait vraiment plus manqué que cela ! Que l’opposition tout entière se soit prononcée pour la tactique du boycott dans ce cas parfaitement absurde ! Il suffit que l’un des dirigeants de l’opposition, qui a ses propres opinions et les expose publiquement, se soit exprimé dans le sens du boycott. Si pour votre part vous êtes sorti de l’âge où l’on discute de "religion", pour ma part, je l’avoue, j’ai toujours considéré que la Quatrième Internationale tout entière était sortie de l’âge ou l’on considère l’absentéisme comme la plus révolutionnaire des politiques. Outre l’absence de méthode, vous avez révélé dans ce cas précis un évident manque de flair politique. Un révolutionnaire n’avait pas besoin, dans cette situation, de réfléchir longuement pour bondir par la porte que l’ennemi avait ouverte et pour utiliser la situation jusqu’au bout. Quant aux membres de l’opposition qui ont exprimé avec vous leur hostilité à une participation à la commission Dies -et il y en a pas mal !- il faudrait, a mon avis, mettre sur pied des cours de formation particuliers pour leur expliquer les vérités élémentaires de la tactique révolutionnaire qui n’a rien de commun avec l’absentéisme pseudo-radical des cercles d’intellectuels.

Les "questions politiques concrètes".

Là où l’opposition se montre la plus faible c’est là où elle se croit particulièrement forte : dans le domaine de la politique révolutionnaire quotidienne. Et cela s’applique surtout à vous, camarade Burnham. Votre impuissance devant les grands événements est apparue chez vous, comme dans toute l’opposition, de façon particulièrement éclatante dans les problèmes de la Pologne, de la Baltique et de la Finlande. Shachtman trouva d’abord la pierre philosophale : il fallait déclencher une insurrection simultanée contre Hitler et contre Staline. Magnifique décision ! Il était seulement bien triste que Shachtman fût privé de la possibilité de s’occuper de sa mise en pratique. Les travailleurs d’avant-garde en Pologne orientale avaient le droit de déclarer : "Il est peut-être commode de déclencher, de Bronx, un soulèvement simultané contre Hitler et contre Staline, dans un pays occupé par des troupes. Ici, sur place, c’est plus difficile ; nous voudrions bien que Burnham et Shachtman nous répondent à la "question politique concrète" suivante : que devons-nous faire jusqu’au soulèvement prochain ?". Et pendant ce temps le haut-commandement soviétique invitait les paysans et les ouvriers à s’emparer de la terre et des usines. Dans la vie d’un pays occupé, cet appel, soutenu par la force des armes, avait une énorme signification. Les journaux de Moscou étaient gorgés de communiqués sur l’"enthousiasme" débordant des ouvriers et de la paysannerie pauvre. On peut et l’on doit adopter à l’égard de ces informations un scepticisme légitime : il n’y a pas de limites au mensonge. Mais il est impossible cependant de fermer les yeux sur les faits : l’appel à régler leurs comptes aux gros propriétaires terriens et à chasser les capitalistes ne pouvait pas ne pas enflammer le paysan et l’ouvrier ukrainien et biélorusse persécutés et opprimés et qui voient dans le gros propriétaire polonais un ennemi à double titre.

Le journal des mencheviks [14], publié à Paris et qui est solidaire de la démocratie bourgeoise en France et non pas de la Quatrième Internationale déclare sans ambage que l’avance de l’Armée rouge s’est accompagnée d’une vague d’élan révolutionnaire dont les échos ont résonné jusqu’au sein des masses paysannes de Roumanie. Les liens étroits qui unissent les mencheviks aux dirigeants du Bund [15] européen, du Parti socialiste polonais [16] et d’autres organisations hostiles au Kremlin et qui ont fui la Pologne donnent aux indications de ce journal un poids particulier. C’est pourquoi nous étions tout à fait fondés à déclarer à un bolchevik de Pologne orientale "en même temps que les ouvriers et les paysans, en avant d’eux, mène la lutte contre les gros propriétaires terriens et les capitalistes ; ne te coupe pas des masses, malgré toutes leurs illusions, comme les révolutionnaires russes ont su ne pas se couper des masses qui ne s’étaient pas encore libérées de leurs espérances dans le tsar (le dimanche rouge du 22 janvier 19O5) ; éclaire les masses dans le processus de la lutte, préviens-les contre les espoirs naïfs qu’elles placent en Moscou, mais ne te coupe pas d’elles ; combats dans leur camp, efforce-toi d’élargir et d’approfondir leur lutte, de lui donner la plus grande indépendance possible : c’est seulement ainsi que tu prépareras le futur soulèvement contre Staline".

La marche des événements en Pologne a complètement vérifié ces directives, qui constituaient le prolongement et le développement de toute notre politique précédente, en particulier en Espagne.

Etant donné qu’il n’y a pas de différence de principe entre la situation en Finlande et en Pologne, nous n’avons aucun fondement pour modifier nos directives. Cependant l’opposition qui n’avait pas compris le sens des événements en Pologne s’efforce maintenant de s’accrocher à la Finlande comme à une bouée de sauvetage. "Où est la guerre civile en Finlande ? Trotsky parlait de guerre civile. Nous n’avons rien entendu de pareil, etc." La question de la Finlande apparaît à l’opposition principiellement différente de la question de l’Ukraine orientale et de la Biélorussie. Elle examine chaque question isolément, en dehors de son lien avec la marche générale du développement. Culbutée par la marche des événements, l’opposition cherche appui à chaque fois sur des circonstances passagères, secondaires et fortuites.

Le vacarme sur l’absence de guerre civile en Finlande signifie-t-il que l’opposition aurait adopté notre politique si la guerre civile avait effectivement éclaté en Finlande ? Oui ou non ? Si c’est oui alors l’opposition condamne par là même sa politique vis-à-vis de la Pologne car là, malgré la guerre civile, elle s’en est tenue au refus de prendre part aux événements dans l’attente d’un soulèvement simultané contre Staline et Hitler. Il est clair, camarade Burnham que vous et vos alliés vous n’avez pas réfléchi à ce problème jusqu’au bout.

Qu’en est-il donc cependant de mon affirmation concernant la guerre civile en Finlande ? Au moment de l’ouverture des opérations on pouvait supposer que Moscou désirait obtenir à l’aide d’une petite expédition punitive, un changement du gouvernement à Helsinki et établir avec la Finlande les mêmes relations qu’avec les autres pays baltes. La constitution du gouvernement Kuusinen à Terioki a pourtant montré que les plans et les buts de Moscou sont différents. On a vu paraître des communiqués sur la création d’une Armée rouge finnoise. Bien entendu il ne pouvait s’agir que de petites formations fabriquées d’en haut. Kuusinen a publié un programme. Puis sont apparus les premiers télégrammes sur la distribution des grandes propriétés terriennes entre les paysans pauvres. Dans leur ensemble ces communiqués témoignaient que Moscou faisait un pas vers l’organisation de la guerre civile. Bien entendu c’est une guerre civile d’un type particulier. Elle ne jaillit pas spontanément des profondeurs populaires. Elle ne se mène pas sous la direction d’un parti révolutionnaire finlandais, s’appuyant sur les masses. Elle est importée de l’extérieur à la pointe des baïonnettes. Elle est contrôlée par la bureaucratie de Moscou. Nous savons tout cela, nous avons discuté ces caractéristiques lorsqu’il s’agissait de la Pologne. Mais il s’agit néanmoins d’une guerre civile, d’un appel aux couches inférieures, à la paysannerie pauvre, d’un appel à exproprier les riches, à les chasser, les arrêter, etc. Je ne connais pas d’autre nom à ces actes que celui de guerre civile.

"Mais la guerre civile ne s’est pas développée en Finlande, objectent les dirigeants de l’opposition. Cela signifie que vos calculs ne se sont pas vérifiés." Avec la défaite et la retraite de l’Armée rouge, répondons-nous, la guerre civile ne pouvait pas, bien entendu, se développer en Finlande sous les baïonnettes de Mannerheim. Ce fait n’est pas un argument contre moi mais contre Shachtman, car il montre que dans la première période de la guerre, lorsque la discipline de l’armée est encore rigoureuse, il est beaucoup plus facile de déclencher un soulèvement -et ce encore sur deux fronts- de Bronx que de Terioki.

Nous n’avions pas prévu les défaites des premiers détachements de l’Armée rouge. Nous ne pouvions prévoir à quel point la stupidité et la démoralisation règnent au Kremlin et dans les sommets de son armée décapitée. Il ne s’agit pourtant là que d’un épisode militaire qui ne peut définir notre ligne politique. Si Moscou, après une première expérience malencontreuse, se refusait absolument à mener une nouvelle offensive contre la Finlande, alors la question même qui aujourd’hui offusque aux yeux de l’opposition toute la situation mondiale serait retirée de l’ordre du jour. On ne peut cependant s’y attendre. Mais si l’Angleterre, la France et les U.S.A., s’appuyant sur les pays scandinaves, apportent une aide militaire à la Finlande, la question finlandaise se dissoudrait dans la guerre entre l’U.R.S.S. et les pays impérialistes. Dans ce cas, nous devons le supposer, même la majorité des opposants se souviendraient du programme de la Quatrième Internationale.

Ce ne sont cependant pas ces deux variantes de la situation qui intéressent aujourd’hui l’opposition : l’arrêt de l’offensive de l’U.R.S.S. ou le début de la guerre entre l’U.R.S.S. et les démocraties impérialistes. Ce qui intéresse l’opposition c’est le problème, pris à part, de l’invasion de la Finlande par l’U.R.S.S. C’est de là que nous allons partir. Si la seconde offensive, comme il faut le supposer, est mieux préparée et menée, alors l’avance de l’Armée rouge au sein du pays mettra le problème de la guerre civile à l’ordre du jour et cela plus largement qu’au cours de la première tentative qui s’est honteusement effondrée. Nos directives, en conséquences, gardent toute leur force, aussi longtemps que la question elle-même reste à l’ordre du jour.

Et que propose donc l’opposition dans le cas d’un succès de l’invasion de la Finlande par l’Armée rouge et du développement de la guerre civile dans ce pays ? L’opposition ne pense pas du tout, visiblement, à cela, car elle vit au jour le jour, au fil des événements, elle s’accroche à des épisodes, à des phrases détachées d’un éditorial, elle se nourrit de sympathies et d’antipathies et elle se construit ainsi un succédané de plateforme. La faiblesse des empiristes et des impressionnistes apparaît toujours avec une évidence particulière dans leur manière d’aborder les "questions politiques concrètes".

Le désarroi théorique et l’absentéisme politique.

Dans toutes les hésitations et toutes les oscillations de l’opposition -si contradictoires soient-elles- il y a deux traits communs qui, des hauteurs de la théorie caractérisent jusqu’aux épisodes les plus ténus de la politique. Le premier trait commun c’est l’absence de conception globale. Les dirigeants de l’opposition séparent la sociologie du matérialisme dialectique. Ils séparent la politique de la sociologie. Dans le domaine de la politique, ils séparent nos tâches en Pologne de notre expérience en Espagne ; nos tâches vis-à-vis de la Finlande de notre position vis-à-vis de la Pologne. L’histoire se transforme en une série de cas exceptionnels, la politique en une série d’improvisations. Nous avons là, au plein sens du mot, la désintégration du marxisme, la désintégration de la pensée théorique, la désintégration de la politique en leurs éléments constituants. L’empirisme et son frère de lait, l’impressionnisme, dominent sur toute la ligne. Voila pourquoi la direction idéologique de l’opposition vous revient, camarade Burnham, en tant qu’opposant à la dialectique et en tant qu’empiriste qui ne dissimule pas son propre empirisme.

Dans les hésitations et les oscillations de l’opposition, il y a un autre trait commun, étroitement lié au premier, à savoir la tendance à se détourner de l’action, à l’auto-abstention, à l’absentéisme, cachés, bien évidemment, sous le masque de phrases archi-radicales. Vous êtes pour le renversement de Hitler et de Staline en Pologne, de Staline et de Mannerheim en Finlande et, en attendant, vous repoussez également les deux parties en lutte, en d’autres mots vous vous maintenez en dehors du combat et, entre autres, en dehors de la guerre civile. La référence à l’absence de guerre civile en Finlande n’est qu’un argument circonstanciel et transitoire. Si la guerre civile se développe, l’opposition s’efforcera de ne pas la remarquer, tout comme elle s’est efforcée de ne pas la remarquer en Pologne. Ou bien elle déclarera qu’étant donné le caractère "impérialiste" de la politique menée par la bureaucratie de Moscou, "nous" ne nous mêlons pas de cette sale affaire. Alors qu’en paroles elle court après les "questions politiques concrètes", l’opposition se place, en fait, en dehors du processus historique. Votre position, camarade Burnham, à l’égard du Comité Dies mérite l’attention précisément parce qu’elle est une expression éclatante de la même tendance à l’absentéisme, produit du désarroi. Le principe qui vous guide est toujours le même : "Je vous remercie, je ne fume pas".

Tout homme, tout parti, toute classe même, peuvent sombrer dans le désarroi. Mais pour la petite-bourgeoisie le désarroi, et en particulier le désarroi devant les grands événements, apparaît comme un état inévitable et, pour ainsi dire, organique. L’intelligentsia s’efforce de transférer son état de désarroi dans le langage de la science. Les contradictions de la plateforme de l’opposition expriment un désarroi petit-bourgeois en le traduisant dans le langage prétentieux de l’intelligentsia. Il n’y a là rien de prolétarien.

La petite-bourgeoisie et le centralisme.

Dans le domaine de l’organisation, vos opinions sont tout aussi schématiques, empiriques et non révolutionnaires que dans le domaine de la théorie et de la politique. Un Stolberg, une lanterne à la main, se met en quête d’une révolution idéale, sans le moindre excès et contenant en elle-même des garanties contre Thermidor et la contre-révolution ; et vous, de la même façon, vous vous mettez en quête d’une démocratie idéale dans le parti, qui garantirait pour toujours et pour tout un chacun la possibilité de dire et de faire tout ce qui peut lui passer par la tête et qui garantirait le parti contre la dégénérescence bureaucratique. Vous avez simplement oublié un petit détail, à savoir que le parti n’est pas une arène où s’affirmeraient des individus libres, mais un instrument de la révolution prolétarienne ; que seule une révolution victorieuse est capable d’empêcher la dégénérescence non seulement du parti mais du prolétariat lui-même et de toute la civilisation moderne. Vous ne voyez pas que notre section américaine n’est pas malade d’un excès de centralisme -il est même risible d’en parler- mais d’un monstrueux abus et d’une caricature de la démocratie de la part d’éléments petits-bourgeois. Là est la racine de la crise actuelle.

Un ouvrier passe sa journée à l’usine. Il ne lui reste que relativement peu d’heures pour le parti. Dans les réunions il veut apprendre l’essentiel : l’évaluation correcte de la situation et les conclusions politiques. Il apprécie les dirigeants qui le font sous la forme la plus claire et la plus précise et qui marchent au pas des événements Les petits-bourgeois et surtout les éléments déclassés, coupés du prolétariat, végètent dans un univers clos et bigarré. Ils ont amplement le temps de barboter dans la politique ou dans ses ersatz.

Ils potinent, répandent toutes sortes de ragots sur ce qui se passe dans les "sommets du parti". Il se trouve toujours un chef qui les introduise dans tous les "secrets". La discussion est leur élément naturel. Aucune démocratie n’est suffisante pour eux. Pour leur logomachie ils coupent les cheveux en quatre, s’énervent, tournent dans un cercle vicieux et se saoulent de mots. Voulez-vous connaître le programme organisationnel de l’opposition ? C’est une tentative de couper les cheveux en quatre sur le terrain de la démocratie. Pratiquement cela signifie enterrer la politique sous la discussion, enterrer le centralisme sous l’anarchie des cercles intellectuels. Quand quelques milliers d’ouvriers rejoindront le parti, ils rappelleront à l’ordre les petits-bourgeois anarchistes. Et le plus tôt sera le mieux.

Conclusions.

Pourquoi m’adressai-je à vous et non aux autres chefs de l’opposition ? Parce que vous êtes le chef idéologique du bloc. La fraction du camarade Abern, sans programme ni drapeau, a besoin d’une couverture. Shachtman fut un moment cette couverture, puis Muste et Spector, et maintenant c’est votre tour. Shachtman s’adapte à vous. Je considère votre idéologie comme l’expression de l’influence bourgeoise sur le prolétariat.

Le ton de cette lettre paraîtra peut-être trop brutal à certains camarades. J’ai fait cependant tout mon possible pour me retenir. Car, après tout, il ne s’agit de rien moins que d’une tentative de renverser, de rejeter, de discréditer les fondements théoriques, les principes politiques et les méthodes organisationnelles de notre mouvement.

Mon article précédent a fait dire au camarade Abern, à ce que l’on raconte : "C’est la scission !". Une telle réaction démontre simplement que Abern manque d’attachement envers le parti et envers la Quatrième Internationale, c’est un homme de cercles. De toute façon les menaces de scission ne nous empêcheront pas de donner une analyse marxiste des divergences. Pour nous, marxistes, il ne s’agit pas là de scission, mais d’éducation du parti. J’ai le ferme espoir que le prochain congrès repoussera impitoyablement les révisionnistes.

A mon avis le congrès doit déclarer catégoriquement que, dans leur tentative de séparer la sociologie du matérialisme dialectique et la politique de la sociologie, les dirigeants de l’opposition rompent avec le marxisme et deviennent la courroie de transmission de l’empirisme petit-bourgeois. Tout en réaffirmant de manière décidée sa fidélité totale à l’égard de la doctrine marxiste et des méthodes politiques et organisationnelles du bolchévisme, tout en contraignant les comités de rédaction de ses publications officielles à développer et à défendre cette doctrine et ces méthodes, le parti ouvrira bien évidemment les pages de ses publications à ses membres qui se jugent capables d’ajouter quelque chose de nouveau à la doctrine marxiste. Mais il ne permettra pas que l’on joue à cache-cache avec le marxisme, ni qu’il soit raillé avec désinvolture.

La politique d’un parti a un caractère de classe. Sans une analyse de classe de l’Etat, des partis et des tendances idéologiques, il est impossible de définir une orientation politique correcte. Le parti doit condamner, comme opportunisme vulgaire, la tentative de déterminer la politique par rapport à l’URSS à partir de cas particuliers et indépendamment de la nature de classe de l’Etat soviétique.

Le déclin du capitalisme qui engendre un profond mécontentement dans la petite-bourgeoisie et pousse ses couches profondes vers la gauche, ouvre de vastes possibilités mais contient également de sérieux dangers. Les seuls émigrés de la petite-bourgeoisie qui soient nécessaires à la Quatrième Internationale sont ceux qui ont complètement rompu avec leur passé social et se sont rangés sans ambiguïté sur les positions du prolétariat.

Ce passage théorique et politique doit s’accompagner d’une rupture de fait avec le vieux milieu et de l’établissement de liens étroits avec les travailleurs en particulier par la participation au recrutement et à l’éducation de prolétaires pour le parti. Les émigrés venus des milieux petits-bourgeois, qui apparaissent incapables de s’insérer dans le milieu prolétarien, doivent, après un certain délai, être ramenés du statut de membres du parti à celui de sympathisants.

On ne doit pas placer à des postes de responsables des membres du parti qui ne sont pas passés au feu de la lutte des classes. Si talentueux et dévoué au socialisme que soit un émigré venu d’un milieu bourgeois, il doit, avant de devenir un éducateur, apprendre auprès de la classe ouvrière. On ne doit pas mettre des jeunes intellectuels à la tête de jeunes intellectuels, mais les envoyer en province, dans les centres purement prolétariens, pour plusieurs années, afin d’y accomplir un sévère travail pratique.

La composition de classe du parti doit correspondre à son programme de classe. La section américaine de la IVe Internationale deviendra prolétarienne ou cessera tout simplement d’exister.

Camarade Burnham ! Si nous pouvons arriver à un accord avec vous sur la base de ces principes, nous élaborerons sans peine une politique correcte vis-à-vis de la Pologne, de la Finlande et même de l’Inde. En même temps je vous promets que, de mon côté, je vous aiderai à mener la lutte contre toute manifestation de bureaucratisme et de conservatisme. Telles sont, a mon avis, les conditions nécessaires pour sortir de la crise actuelle.

Avec mes salutations bolchéviques.

Léon Trotsky

Coyoacan,

Le 7 janvier 1940.
Notes

[1] voir note [1] de "L’OPPOSITION PETITE-BOURGEOISE DANS LE SOCIALIST WORKERS PARTY"

[2] Franz Mehring (1846-1919), d’abord journaliste libéral, adhéra en 1891 au parti social-démocrate allemand. Auteur de l’Histoire de la social-démocratie allemande (1897) et d’une biographie de Karl Marx (1918) ; membre de l’aile gauche de la social-démocratie, fut l’un des dirigeants de la Ligue Spartakus, créée en 1916 par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Il mourut le 29 janvier 1919, deux semaines après l’assassinat par les sbires de la social-démocratie allemande de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, dont il était l’ami.

[3] Edouard Bernstein (1850-1932). Dirigeant social-démocrate allemand. Auteur du livre Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1898) qui affirmait que la révolution était dépassée, le capitalisme ayant trouvé, grâce aux cartels et aux trusts, le moyen de stabiliser et de pallier pacifiquement ses crises. Bernstein s’appuyant sur cette "découverte" en concluait qu’il fallait édifier brique par brique le socialisme à l’intérieur de l’édifice bourgeois par des réformes progressives. Il rassemblait cette théorie dans la formule : "Le but n’est rien, le mouvement est tout."

[4] Karl Kautsky (1814-1938). "Pape du socialisme allemand", théoricien officiel de la social-démocratie allemande et de la Deuxième Internationale tout entière, de sa fondation à la guerre mondiale, vulgarisateur du marxisme qu’il exposa en de nombreux ouvrages. inspirateur du "centre" de la social-démocratie, se rallia à la défense nationale en 1914, puis fut -avec Bernstein- l’un des dirigeants du Parti Social-Démocrate Indépendant fondé en 1916 et de son aile droite. Violemment hostile à la Révolution d’Octobre et au bolchevisme qu’il dénonça entre autre dans Terrorisme et Communisme (1919), pamphlet auquel Trotsky répondit par un pamphlet du même nom.

[5] S. N. Boulgakov (1871-1944), Nicolas Berdiaev (1874-1948) et Pierre Strouve (1870-1944), appartinrent tous les trois au courant du "marxisme légal" dans les années 90 en Russie (c’est-à-dire aux partisans de la propagande légale de l’explication marxiste du capitalisme). Au début du siècle rompirent avec le marxisme, participèrent à la fondation du Parti bourgeois constitutionnel démocrate (ou Cadet) et ne cessèrent d’évoluer vers la droite et vers le mysticisme. Boulgakov devint prêtre.

[6] Georges Plekhanov (1856-1918). Introducteur du marxisme en Russie. Fonda en 1883 la première organisation se réclamant du marxisme dans l’empire tsariste : L’Emancipation du travail. Popularisa le marxisme par de nombreux écrits dont La conception moniste de l’histoire (1895). En 1903, lors de la scission du POSDR se rangea d’abord aux côtés de Lénine, puis, au bout de quelques mois, rejoignit le camp des menchéviks. Lors de la deuxième guerre mondiale sombra dans le chauvinisme. Construisit un petit groupe en 1913, appelé L’unité qui représenta lors de la révolution russe l’extrême-droite du menchévisme. S’opposa à la Révolution d’Octobre.

[7] voir note [1] de "L’OPPOSITION PETITE-BOURGEOISE DANS LE SOCIALIST WORKERS PARTY"

[8] L’Iskra : journal fondé en décembre 1900 par Lénine, Plekhanov et Martov et qui fut le centre nerveux de la construction du Parti ouvrier social-démocrate Russe. Tomba aux mains des mencheviks lorsqu’au début de 1904 Plekhanov rejoignit leurs rangs.

[9] Narodniki : courant révolutionnaire russe petit-bourgeois, florissant au cours des années 1870-1890 qui présentait la paysannerie russe comme la force révolutionnaire décisive de l’empire tsariste et prônait l’attentat et le terrorisme individuel et exemplaire comme forme de lutte supérieure susceptible d’exalter et d’entraîner les masses à l’assaut du régime. Le courant des narodniki donna naissance au Parti socialiste révolutionnaire qui, en 1917, s’opposa à la Révolution d’Octobre et utilisa ensuite le terrorisme individuel contre les bolcheviks.

[10] Economisme : courant du mouvement ouvrier russe qui se développa un bref moment entre 1895-1902 et qui affirmait que la lutte de la classe ouvrière devait être centrée sur les revendications immédiates et laisser de côté les mots d’ordre politiques. C’est contre l’économisme en particulier que Lénine écrit Que faire ?

[11] Jules Martov (1873-1923) : dirigeant des mencheviks dès la scission entre bolcheviks et mencheviks en 1903. Se retrouve à partir de 1914 à l’aile gauche du menchévisme, constitue pendant la révolution un groupe de mencheviks-internationalistes. Mourut dans l’émigration.

[12] Sidney Hook, Eugène Lyons, Benjamin Stolberg, Edmund Wilson, James Rorty, James T. Farrel, Dwight Mac Donald, Philip Rahr étaient des publicistes et des intellectuels "radicaux" (au sens que le mot possède en américain) qui sympathisèrent avec le.trotskysme à compter de 1934-35, comme Max Eastman l’avait fait quelques années plus tôt. Certains, comme Mac Donald, entrèrent même dans ses rangs. Sous leur impulsion la revue Partisan Review, dirigée par Philip Rahr et William Philipps, fondée jadis par des sympathisants du P.C. américain, devînt pendant quelques mois une revue littéraire aux sympathies trotskystes affichées. Les secousses des procès de Moscou, la discussion sur Cronstadt et sur la "responsabilité de Trotsky lancée à la fin de 1937 et au début de 1938 par Serge, Souvarine, W. Thomas, l’anarchiste E. Goldman poussèrent la plupart de ces intellectuels, en train de glisser de l’antistalinisme à l’anticommunisme, à rompre rapidement avec le trotskysme, en général au nom des critères de la morale éternelle. C’est la campagne sur ces critères moraux que Trotsky dénonce en février 1938 dans Leur morale et la nôtre, puis en juin 1939 dans "Moralistes et Sycophantes contre le marxisme". Tous ces intellectuels retournèrent par des voies diverses dans le giron de la bourgeoisie. Dwight Mac Donald appartint quelques mois et J.-T. Farrell quelques années au Workers Party fondé par Shachtman en 1940.

[13] Commission Dies : Désigne le "Comité spécial d’investigation sur les activités non-américaines" House Un-Americain Activities Committee (H.U.A.C.), mis en place par la Chambre des Représentants des U.S.A. et que présidait le politicien réactionnaire, le démocrate texan Dies. Le 12 octobre 1939 ce Comité invita Trotsky à se présenter comme témoin devant lui à Austin dans le Texas, afin de lui "présenter un compte-rendu complet de l’histoire du stalinisme". Le Comité proposait à Trotsky de répondre, s’il le désirait, à des questions qui lui seraient soumises à l’avance. Trotsky répondit : "J’accepte votre invitation comme une tâche politique...". Le 17 octobre 1939, James Burnham déposa au Comité politique du S.W.P. une motion condamnant l’acceptation de Trotsky, lui demandant de revenir sur elle et de refuser de témoigner, et proposant que dans le cas contraire le S.W.P. désavoue publiquement Trotsky. En même temps les staliniens déclaraient que Trotsky acceptaient de témoigner sur les "activités des communistes mexicains et sud-américains". Finalement M. Dies abandonna l’idée d’inviter Trotsky à venir faire une déposition publique aux U.S.A. et lui demanda de rédiger une déposition écrite ; Trotsky refusa, le renvoyant, s’il en avait le désir, à ses livres. Voir à ce sujet Writings of Leon Trotsky 1939-40, Merit Publishers, New York, pp. 51-53 et 125-126.

[14] Il s’agit du Sotsialistitcherski Vestnik, organe en russe des mencheviks, publié sous la direction de Fiodor Dan, dirigeant menchevik depuis 1905 et qui, pendant la deuxième guerre mondiale se ralliera au stalinisme avant de mourir en 1946. L’article en question a été publié dans le numéro d’octobre 1939.

[15] Le B.U.N.D. : Ligue des ouvriers juifs (parti ouvrier socialiste juif) fondé en 1897 dans l’empire russe et qui dans la social-démocratie russe soutenait les positions des mencheviks.

[16] P.P.S. : Parti Socialiste Polonais, parti constitué au cours des années 80, social-démocrate et nationaliste dont l’un des dirigeants fut Josef Pildsudski. Devint de plus en plus nationaliste. Accéda au pouvoir en 1926 à travers le coup d’Etat de Pildsudski. L’authentique parti socialiste de Pologne était dirigé par Rosa Luxemburg et son mari Leo Jogisches.

D’UNE EGRATIGNURE AU DANGER DE GANGRENE

Le sens de la discussion.

La discussion continue à développer sa logique interne. Chaque camp, conformément à sa nature sociale et à sa physionomie politique s’efforce de déceler les points faibles et vulnérables de son adversaire. C’est précisément cela qui détermine le cours de la discussion et non les plans a priori des chefs de l’opposition. Se lamenter maintenant que la discussion a éclaté est bien tardif et stérile. Il faut seulement suivre avec vigilance le rôle joué par les provocateurs staliniens, indiscutablement présents dans le parti et qui ont pour mission d’empoisonner l’atmosphère de la discussion de gaz venimeux et de mener la lutte idéologique jusqu’à la scission. Il n’est pas malaisé de reconnaître ces gens là : ils déploient un zèle excessif et bien entendu artificiel. Ils remplacent les idées et les arguments par les commérages et les calomnies. Les deux fractions doivent unir leurs efforts pour les démasquer et les chasser. Mais la lutte principielle doit être menée à bonne fin, c’est-à-dire jusqu’à une clarification sérieuse des questions les plus importantes qui ont été posées. Il faut utiliser la discussion pour élever le niveau théorique du parti.

Un nombre important de membres de la section américaine comme de toute notre jeune Internationale sont issus de l’Internationale communiste à l’époque de la décadence ou de la Deuxième Internationale. Ce sont là de mauvaises écoles. La discussion a révélé que de larges cercles du parti n’ont qu’une faible formation théorique. Il suffit de se référer, par exemple, au fait que la section du parti de New-York n’a pas opposé un vigoureux réflexe défensif aux tentatives irréfléchies de réviser la doctrine et le programme marxistes, mais a, au contraire, en majorité soutenu les révisionnistes. Cela est regrettable, mais redressable dans la mesure où notre parti américain et toute l’Internationale se composent d’éléments honnêtes qui cherchent sincèrement à se placer sur le chemin de la révolution. Ils ont la volonté d’apprendre et ils apprendront. Mais il n’y a pas de temps à perdre. C’est précisément la pénétration du Parti dans les syndicats et dans le milieu ouvrier en général qui exige une élévation de la qualification théorique de nos cadres. Par "cadres" je ne veux pas dire "l’appareil", mais le parti dans son ensemble. Chaque membre du parti peut et doit se considérer comme un officier de l’armée prolétarienne en formation.

"Depuis quand êtes-vous devenus des spécialistes des problèmes philosophiques ?" demandent aujourd’hui avec ironie les opposants aux représentants de la majorité. L’ironie est ici complètement déplacée. Le socialisme scientifique est l’expression consciente du processus historique inconscient, c’est-à-dire de l’aspiration spontanée et instinctive du prolétariat à reconstruire la société sur des bases communistes. Ces tendances organiques dans la psychologie des travailleurs se révèlent avec une extrême rapidité à notre époque de guerres et de révolutions. La discussion a révélé indiscutablement à l’intérieur du Parti un heurt entre une tendance petite-bourgeoise et une tendance prolétarienne. La tendance petite-bourgeoise démontre son désarroi en tentant de réduire le programme du parti à la petite monnaie des "problèmes concrets". La tendance prolétarienne s’efforce, au contraire, de ramener toutes les questions partielles à une unité théorique. Le problème pour le moment n’est pas de savoir dans quelle mesure tel ou tel membre de la majorité applique consciemment la méthode dialectique. Ce qui est important c’est que la majorité dans son ensemble s’efforce de poser les questions de façon prolétarienne et, en raison de cela, tende à assimiler la dialectique qui est "l’algèbre de la révolution". Les opposants, m’a-t-on dit, saluent par des éclats de rire la mention même du mot "dialectique". Ils ont bien tort. Ce procédé indigne ne servira à rien. La dialectique du processus historique a plus d’une fois déjà cruellement puni ceux qui tentaient de s’en moquer.

Le dernier article du camarade Shachtman ("Lettre ouverte au camarade Trotsky") [1] constitue un symptôme alarmant. Il révèle que Shachtman se refuse à tirer des leçons de la discussion et continue à développer ses erreurs, en exploitant pour cela non seulement le niveau théorique insuffisant du parti, mais aussi les préjugés spécifiques de son aile petite-bourgeoise. Chacun connaît l’aisance avec laquelle Shachtman groupe des épisodes historiques autour d’un axe ou d’un autre. Cette capacité fait de Shachtman un journaliste talentueux. Malheureusement ce talent est bien insuffisant. La question principale est le choix de l’axe. Ce qui intéresse toujours Shachtman c’est le reflet de la politique dans la littérature et dans la presse. Il ne s’intéresse pas aux processus réels de la lutte des classes, à la vie des masses, aux rapports internes entre les différentes couches de la classe ouvrière elle-même... etc. J’ai lu nombre d’articles excellents et même brillants de Shachtman, mais je n’ai jamais entendu de sa bouche une seule remarque vraiment pénétrante sur la vie de la classe ouvrière américaine ou de son avant-garde.

Il faut préciser que ce n’est pas là seulement un défaut personnel de Shachtman, mais le destin de toute une génération de révolutionnaires qui, par suite d’une combinaison particulière des conditions historiques, s’est développée en dehors du mouvement ouvrier. Plus d’une fois déjà j’ai eu l’occasion de souligner oralement et par écrit le danger d’une dégénérescence de ces éléments de valeur et dévoués à la révolution. Ce qui était en son temps une caractéristique inéluctable de la jeunesse est devenu une faiblesse. La faiblesse devient maladie et si on la néglige, la maladie peut devenir fatale. Pour éviter ce danger, il faut ouvrir consciemment un nouveau chapitre dans le développement du parti. Les propagandistes et les journalistes de la IVe Internationale doivent ouvrir un nouveau chapitre dans leur propre conscience. Il faut se réarmer. Il faut tourner autour de son propre axe, tourner le dos aux intellectuels petits-bourgeois et faire face aux ouvriers.

Il serait difficile de concevoir une faute plus dangereuse pour le parti que de voir dans le conservatisme de sa partie ouvrière la cause de sa crise actuelle, et de chercher la solution de cette crise dans la victoire du bloc petit-bourgeois. En fait, l’essence de la crise présente réside dans le conservatisme des éléments petits-bourgeois qui ont fait leurs armes à l’école du propagandisme pur et n’ont pas su déboucher sur la voie de la lutte des classes. La crise actuelle c’est l’ultime lutte de ces éléments pour leur propre conservation. Chaque opposant pris à part peut, s’il le désire, se trouver une place honorable dans le mouvement révolutionnaire. Mais en tant que fraction ils sont condamnés. Dans la lutte en cours, Shachtman ne s’est pas placé dans le camp où il lui faudrait être. Comme toujours, en pareil cas, ses traits forts sont passés à l’arrière-plan, tandis que ses traits faibles ont pris une expression particulièrement achevée. Et sa "Lettre ouverte" représente une sorte de cristallisation de ses traits faibles.

Shachtman a laissé de côté une vétille : la position de classe. D’où ses zigzags extraordinaires, ses improvisations et ses sauts. Il substitue à l’analyse de classe une collection disparate d’anecdotes historiques à seule fin de couvrir son propre tournant, de camoufler la contradiction entre son hier et son aujourd’hui. Ainsi procède Shachtman avec l’histoire du marxisme, l’histoire de son propre parti et l’histoire de l’opposition russe. Ce faisant il accumule fautes sur fautes. Toutes les analogies historiques auxquelles il recourt parlent, nous le verrons, contre lui.

Il est plus difficile de corriger des fautes que de les commettre. Nous demandons de la patience aux lecteurs pour suivre avec nous, étape par étape, tous les zigzags de la pensée de Shachtman. De notre côté nous promettons de ne pas nous contenter de souligner les fautes et les contradictions mais aussi d’opposer sur toute la ligne la position prolétarienne à la position petite-bourgeoise, la position marxiste à la position éclectique. Sur cette voie chacun de nous pourra peut-être apprendre quelque chose au cours de la discussion.

Des "précédents".

"Comment se fait-il que nous, révolutionnaires intransigeants, soyons soudain devenus une tendance petite-bourgeoise ? s’indigne Shachtman". Où sont les preuves ? En quoi cette tendance s’est-elle manifestée l’an passé (!) parmi les représentants autorisés de la minorité ? (p. 2).

Pourquoi n’avons-nous pas cédé autrefois à l’influence de la démocratie petite-bourgeoise ? Pourquoi durant la guerre civile espagnole n’étions-nous pas... etc., etc. Tel est l’atout maître que Shachtman abat au début de sa polémique contre moi et sur lequel il brode des variations infinies, lui attribuant apparemment une valeur exceptionnelle. Il ne vient pas du tout à l’esprit de Shachtman que je puisse retourner cet argument contre lui.

Le document de l’opposition intitulé La guerre et le conservatisme bureaucratique [2] concède que Trotsky a raison neuf fois sur dix, peut-être même quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Je comprends trop bien le caractère conventionnel et fort magnanime de cette concession. Le nombre de mes erreurs est en réalité bien plus élevé. Comment donc expliquer le fait que deux ou trois semaines après la rédaction de ce document, Shachtman découvrait soudain que Trotsky :

a) est incapable d’avoir une attitude critique envers les informations qui lui sont fournies, bien que Shachtman lui-même fût l’un de ceux qui l’ont renseigné pendant dix ans ;

b) est incapable de distinguer une tendance prolétarienne d’une tendance petite-bourgeoise, une tendance bolchévique d’une tendance menchévique ;

c) défend la conception absurde de la "révolution bureaucratique" au lieu de la révolution par les masses ;

d) est incapable de donner une réponse juste aux questions concrètes sur la Pologne, sur la Finlande, etc. ;

e) manifeste une tendance à capituler devant le stalinisme ;

f) ne comprend pas la signification du centralisme démocratique, etc., etc., à l’infini.

En un mot, en l’espace de deux à trois semaines, Shachtman a découvert que je me trompe quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent et spécialement lorsque Shachtman lui-même se trouve impliqué. Il me semble que ce nouveau pourcentage est lui aussi un peu exagéré, mais cette fois-ci dans le sens opposé. En tout cas Shachtman a découvert ma tendance à substituer à la révolution par les masses la "révolution" bureaucratique beaucoup plus brusquement que je n’ai découvert sa déviation petite-bourgeoise.

Le camarade Shachtman m’invite à prouver l’existence d’une "tendance petite-bourgeoise" dans le parti au cours de l’année passée ou même depuis deux ou trois ans. Shachtman a bien raison de ne pas se référer à un passé plus lointain. Je défère cependant à l’invitation de Shachtman et je me limiterai aux trois dernières années. Mais attention ! Aux questions rhétoriques de mon critique sévère je répondrai par quelques documents exacts.

1- Le 25 mai 1937, j’écrivais à New-York au sujet de la politique de la fraction bolchevique-léniniste dans le Parti socialiste :

"...je dois citer deux récents documents :

a) -la lettre personnelle de "Max" au sujet du congrès, et

b) -l’article de Shachtman "Vers un Parti socialiste révolutionnaire" [3]. Le titre de cet article à lui seul est caractéristique d’une perspective fausse. Il me semble prouvé par les événements, y compris par le dernier congrès, que le parti se développe non vers un Parti "révolutionnaire" mais vers une sorte de nouvel I.L.P., c’est-à-dire un misérable avortement politique centriste sans aucune perspective.

"L’affirmation que le Parti socialiste américain est maintenant plus proche de la position marxiste révolutionnaire que n’importe quel parti de la IIe ou la IIIe Internationale" est un compliment absolument immérité. Le Parti socialiste américain est seulement plus arriéré que les formations semblables en Europe, le P.O.U.M., l’I.L.P., le S.A.P., etc. [4].

Notre devoir consiste à démasquer l’avantage négatif de Norman Thomas [5] et Cie et non à parler de "supériorité" (de la résolution sur la guerre) sur toutes les résolutions adoptées auparavant par le Parti...". C’est une appréciation purement littéraire, parce que chaque résolution doit être prise en rapport avec les événements historiques, avec la situation politique et ses exigences impératives..." [6].

Dans les deux documents mentionnés dans la lettre ci-dessus, Shachtman révèle son extraordinaire capacité d’adaptation à l’aile gauche des démocrates petits-bourgeois et son mimétisme politique, symptôme très dangereux chez un homme politique révolutionnaire ! Il est extrêmement important de noter la haute appréciation qu’il donne de la position "radicale" de Norman Thomas au sujet de la guerre... en Europe. Chacun le sait, les opportunistes sont d’autant plus radicaux qu’ils sont plus éloignés des événements. En se fondant sur cette règle il n’est pas difficile d’apprécier à sa juste valeur l’accusation portée par Shachtman et ses amis contre notre tendance a "capituler devant le stalinisme". Il est hélas, plus facile, lorsqu’on habite le Bronx, de manifester son intransigeance envers le Kremlin qu’envers la petite-bourgeoisie américaine.

2.A en croire le camarade Shachtman, j’ai introduit dans la discussion la question de la composition de classe des fractions par la bande et sans fondement. Ici aussi référons-nous a un passé récent. Le 3 octobre 1937 j’écrivais à New-York :

"J’ai remarqué cent fois que le travailleur qui reste inaperçu dans les conditions "normales" de la vie du Parti, montre des qualités remarquables dans un changement de situation, quand les formules générales et les plumes habiles ne suffisent plus, là où sont nécessaires une connaissance de la vie des travailleurs et des capacités pratiques. Dans de telles conditions, un ouvrier doué révèle de la sûreté de soi et aussi ses capacités politiques générales.

"La prédominance des intellectuels dans une organisation est inévitable durant la première période de son développement. C’est en même temps un handicap sérieux pour l’éducation politique des ouvriers les plus doués... Il est absolument nécessaire qu’au prochain congrès on introduise le plus grand nombre d’ouvriers possible dans les comités locaux et dans les comités centraux. Pour un travailleur l’activité dans l’organisme dirigeant du Parti est en même temps une haute école politique...

"La difficulté réside en ce que dans toute organisation il y a des membres traditionnels des Comités et que des considérations secondaires, diverses, fractionnelles et personnelles jouent un trop grand rôle dans l’établissement des listes de candidats."

Je n’ai jamais constaté chez Shachtman aucune attention ou aucun intérêt pour les questions de cet ordre.

3. A en croire Shachtman, j’ai introduit artificiellement et sans aucun fondement, la question de la fraction du camarade Abern définie comme un rassemblement d’éléments petits-bourgeois. Pourtant, le 10 octobre 1937, à un moment où Shachtman marchait coude à coude avec Cannon et où l’on considérait officiellement qu’Abern n’avait pas de fraction, j’écrivais à Cannon :

"Le Parti a seulement une minorité de véritables ouvriers d’usine... Les éléments non prolétariens représentent un levain très nécessaire et je crois que nous pouvons être fiers de la qualité de ces éléments. Mais... notre Parti peut être inondé par des éléments non prolétariens et peut même perdre son caractère révolutionnaire. Evidemment notre tâche n’est pas d’empêcher l’afflux des intellectuels par des méthodes artificielles... mais d’orienter toute l’organisation vers les usines, les grèves, les syndicats...

"Prenons un exemple concret : nous ne pouvons pas consacrer suffisamment ou autant de forces à toutes les usines. Notre organisation locale peut choisir comme champ d’activité durant la période prochaine une, deux ou trois usines dans son rayon et concentrer toutes ses forces sur ces usines. Si nous avons, dans l’une d’elles, deux ou trois ouvriers, nous pouvons créer une commission spéciale de soutien de cinq membres non ouvriers dans le but d’élargir notre influence dans cette usine.

"La même chose doit être faite dans les syndicats. Nous ne pouvons pas introduire des membres non ouvriers dans les syndicats ouvriers. Mais nous pouvons constituer, avec des chances de succès, des commissions de soutien pour l’action orale et littéraire en connection avec nos camarades au sein du syndicat. Les conditions invariables de cette action doivent être : ne pas commander les ouvriers, mais seulement les aider, leur donner des suggestions, les armer de faits, d’idées, de journaux d’usines, de tracts spéciaux, etc.

"Une telle collaboration aurait une énorme importance éducative, d’une part pour les camarades ouvriers, d’autre part pour les membres non ouvriers qui ont besoin d’une solide rééducation.

"Vous avez par exemple, un nombre important d’éléments juifs non travailleurs dans vos rangs. Ils peuvent être un levain de valeur, si le Parti réussit à les extraire peu à peu d’un milieu clos, et à les lier aux ouvriers d’usines au moyen d’une activité quotidienne. Je crois qu’une telle orientation assurerait aussi une atmosphère plus saine à l’intérieur du Parti...

"Nous pouvons poser sans tarder une règle générale : un membre du Parti qui n’a pas gagné au Parti un nouvel ouvrier au cours de trois ou six mois n’est pas un bon membre du Parti.

"Si nous assurions sérieusement une telle orientation générale et si nous en vérifiions chaque semaine les résultats pratiques, nous éviterions un grand danger, celui de voir les intellectuels et les ouvriers en faux col supplanter la minorité ouvrière, la condamner au silence et transformer le Parti en un club de discussion très intelligent, mais absolument inhabitable pour les ouvriers.

"Les mêmes règles devraient être appliquées sous une forme correspondante en ce qui concerne le travail et le recrutement de l’organisation de jeunesse, sans quoi nous courons le danger d’éduquer de bons éléments jeunes en dilettantes révolutionnaires et non en combattants révolutionnaires."

Cette lettre prouve clairement, je l’espère, que je n’ai pas inventé le danger d’une déviation petite-bourgeoise le lendemain du pacte Hitler-Staline ou du démembrement de la Pologne, mais que je l’avais souligné avec insistance deux ans auparavant et plus. En outre, j’indiquais alors, en visant surtout la fraction "inexistante" d’Abern, qu’il était absolument indispensable pour purifier l’atmosphère du parti que les éléments petits-bourgeois juifs du groupe de New-York soient soustraits à leur milieu conservateur habituel et dissous dans le mouvement ouvrier réel. Et c’est précisément parce que cette lettre (qui n’était pas la première de ce genre) fut écrite plus de deux ans avant le début de l’actuelle discussion qu’elle prend comme preuve beaucoup plus de poids que n’en peuvent avoir tous les écrits de l’opposition concernant les mobiles qui m’auraient poussé à intervenir pour défendre la "clique Cannon".

4. Le penchant de Shachtman à céder aux influences petites-bourgeoises et surtout académiques et littéraires, n’a jamais été un secret pour moi. A l’époque de la Commission Dewey [7], j’écrivais le 14 octobre 1937 à Cannon, Shachtman et Novack :

"J’ai insisté sur la nécessité d’encadrer le Comité par des délégués de groupements ouvriers, afin de se créer les canaux allant du Comité aux masses... Les camarades Novack, Shachtman et autres se sont déclarés d’accord sur ce point. Nous avons analysé ensemble les possibilités pratiques de réalisation de ce plan... Mais par la suite, en dépit de mes questions répétées, je n’ai jamais pu avoir d’informations sur ce sujet, et ce n’est qu’accidentellement que j’ai entendu dire que le camarade Shachtman s’y opposait. Pourquoi ? je l’ignore."

Shachtman ne m’a jamais fourni ses raisons. Dans ma lettre je m’exprimais avec une diplomatie extrême mais je n’avais pas le moindre doute que, verbalement d’accord avec moi, Shachtman en réalité craignait de blesser l’extraordinaire susceptibilité politique de nos alliés libéraux temporaires : de ce côté Shachtman fait preuve d’une "délicatesse" extraordinaire.

5. Le 15 avril 1938, j’écrivais à New-York :

"Je suis un peu étonné du genre de publicité donnée à la lettre d’Eastman dans New International. La publication de cette lettre est absolument juste, mais l’importance qui lui est donnée sur la couverture combinée au silence fait au sujet de l’article d’Eastman dans Harper’s me semble un peu compromettant pour New International. Beaucoup de gens interpréteront ce fait comme la preuve de notre empressement à fermer les yeux sur les principes lorsque l’amitié est en jeu."

Ce reproche précédait de quelques mois la publication de l’article de Shachtman et Burnham contre "Les intellectuels en retraite" et, en particulier, contre Eastman.

6. Le 1er juin 1938, j’écrivais au camarade Shachtman :

"Il est difficile de comprendre pourquoi vous êtes si tolérant et même amical envers M. Eugène Lyons. Il parle, il me semble, à vos banquets ; en même temps, il parle aux banquets des gardes blancs."

Cette lettre était la continuation d’une lutte pour l’adoption d’une politique plus indépendante et plus décidée envers les prétendus "libéraux" qui, tout en menant le combat contre la révolution, désirent rester "en bons termes" avec le prolétariat car cela double leur valeur sur le marché de l’opinion publique bourgeoise.

7. Le 6 octobre 1938, près d’une année avant le début de la discussion, j’écrivais sur la nécessité d’orienter d’une façon décisive la presse de notre parti vers les ouvriers :

"L’attitude du "Socialist Appeal" à cet égard est importante. C’est sans aucun doute un très bon journal marxiste, mais il n’est pas un véritable instrument d’action politique... J’ai essayé d’intéresser à cette question le comité de rédaction du Socialist Appeal, mais sans succès."

Il y a dans ces mots une note manifeste de reproche. Elle n’est pas accidentelle. Le camarade Shachtman, ainsi qu’il a déjà été dit, accorde un intérêt incomparablement plus grand à des épisodes littéraires isolés de luttes terminées depuis longtemps qu’à la composition sociale de son parti ou aux lecteurs de son propre journal.

8. Le 20 janvier 1939, dans une lettre que j’ai déjà citée sur le matérialisme dialectique, j’abordais encore une fois le problème de l’attirance qui entraînait Shachtman vers le milieu de la confrérie littéraire petite-bourgeoise.

"Je ne comprends pas pourquoi le Socialist Appeal néglige presque complètement le parti stalinien. Ce parti représente maintenant une foule de contradictions. Des scissions sont inévitables. Les prochaines adhésions importantes viendront sûrement du parti stalinien. Nous devrions concentrer notre attention politique sur celui-ci. Nous devrions suivre le développement de ces contradictions jour par jour, heure par heure. Quelqu’un dans la rédaction doit consacrer le maximum de son temps aux idées et aux actes des staliniens. Nous pourrions provoquer une discussion et si possible, publier des lettres de staliniens hésitants.

"Ce serait mille fois plus important que d’inviter Eastman, Lyons et les autres à présenter leurs exsudations individuelles. J’ai été un peu étonné de voir la place que vous avez donnée au dernier article arrogant et insignifiant d’Eastman... Mais je suis absolument surpris de voir que vous personnellement, invitiez ces gens à souiller les pages si peu nombreuses de New International. La poursuite de cette polémique peut intéresser quelques intellectuels petits-bourgeois, mais non des éléments révolutionnaires.

J’ai la ferme conviction qu’une certaine réorganisation du New international et du Socialist Appeal est nécessaire. Prendre plus de distance vis-à-vis d’Eastman, de Lyons et des autres ; et se rapprocher des travailleurs, et dans ce sens, du parti stalinien."

Les derniers événements ont démontré, malheureusement, que Shachtman ne s’est pas éloigné d’Eastman et Cie, mais au contraire s’est rapproché d’eux.

9. Le 27 mai 1939, j’écrivais à nouveau au sujet du caractère du Socialist Appeal en relation avec la composition sociale du parti :

"Dans les procès-verbaux, je vois que vous avez des difficultés avec Socialist Appeal. Le journal est très bien fait du point de vue journalistique, mais c’est un journal pour les ouvriers et non pas un journal des ouvriers...

"Tel qu’il est, le journal est réparti entre divers rédacteurs, chacun d’eux est très bon., mais collectivement ils ne permettent pas aux ouvriers d’arriver jusqu’aux colonnes de l’Appeal. Chacun d’eux parle pour les ouvriers (et parle très bien) mais personne n’entend les ouvriers. En dépit de son éclat littéraire, le journal devient, à un certain degré, victime de la routine journalistique. On ne voit pas du tout comment les ouvriers vivent, combattent, se heurtent à la police ou boivent du whisky. C’est très dangereux pour le journal en tant qu’instrument révolutionnaire du Parti. Le problème n’est pas de faire un journal en utilisant les forces réunies d’une rédaction qualifiée mais d’encourager les ouvriers à parler pour eux mêmes.

Un changement courageux et radical est nécessaire, comme condition du succès...

"Naturellement ce n’est pas seulement la question du journal, mais du cours politique tout entier. Je continue à penser que vous avez beaucoup trop de petits-bourgeois, garçons et filles qui sont très bien et très dévoués au Parti, mais qui ne réalisent pas pleinement que leur devoir n’est pas de discuter entre eux, mais de pénétrer dans le milieu frais des ouvriers. Je réitère ma proposition : tout membre petit-bourgeois qui durant un certain temps, disons trois ou six mois, n’aura pas amené un ouvrier au Parti sera remis au rang de stagiaire et après trois autres mois exclu du Parti. Dans certains cas, cela sera peut-être injuste, mais le Parti dans son ensemble en recevra un choc salutaire dont il a grand besoin. Un changement absolument radical est nécessaire."

"En proposant de telles mesures draconiennes comme l’exclusion de ces éléments petits-bourgeois incapables de se lier aux ouvriers je n’avais pas en vue la "défense" de la tendance Cannon, mais le sauvetage du Parti de la dégénérescence."

10.Les propos sceptiques qui s’étaient élevés au sein du Socialist Workers Party et qui étaient venus à mes oreilles m’avaient poussé à écrire au camarade Cannon le 16 juin 1939 :

"...La situation de pré-guerre, l’aggravation du nationalisme, etc., constituent un obstacle naturel à notre développement et la cause profonde de la dépression dans nos rangs. Mais il faut souligner aujourd’hui que plus le Parti est petit-bourgeois dans sa composition, plus étroite est sa dépendance vis-à-vis des changements de l’opinion publique officielle. C’est un argument de plus pour la nécessité d’une réorientation courageuse et active en direction des masses.

"...Les raisonnements pessimistes dont vous faites état dans votre article sont, naturellement, un reflet de la pression patriotique et nationaliste de l’opinion publique officielle. "Si le fascisme est victorieux en France... si le fascisme est victorieux en Angleterre", etc... Les victoires du fascisme sont importantes, mais l’agonie mortelle du capitalisme est encore bien plus importante."

La question de la dépendance de l’aile petite-bourgeoise du Parti envers l’opinion publique officielle avait donc été posée plusieurs mois avant que la discussion actuelle ne commence et n’a donc pas du tout été introduite artificiellement dans l’intention de discréditer l’opposition.

Le camarade Shachtman me demandait de lui fournir des "précédents" sur la manifestation de tendances petites-bourgeoises chez les dirigeants de l’opposition au cours de la période passée. J’ai répondu à cette demande en choisissant le camarade Shachtman lui-même, parmi les dirigeants de l’opposition. Je suis loin d’avoir épuisé tout le matériel à ma disposition. Je citerai plus loin, dans un autre ordre d’idées, deux lettres, l’une de Shachtman et l’autre de moi, qui sont peut-être les plus intéressantes à titre de "précédents". Que Shachtman n’objecte pas que l’on peut reprocher les erreurs et les fautes signalées dans cette correspondance à d’autres camarades, y compris à des camarades qui représentent l’actuelle majorité. C’est possible. C’est probable. Mais ce n’est pas un accident si le nom de Shachtman revient régulièrement dans cette correspondance. Là où d’autres ont commis des fautes épisodiques, Shachtman, lui, a révélé une tendance.

En tout cas, contrairement à ce que Shachtman prétend aujourd’hui au sujet de mes prétendus jugements "soudains" et "inattendus", je puis prouver, documents à l’appui, -et j’espère l’avoir fait- que mon article sur "l’opposition petite-bourgeoise" ne fit que rassembler ma correspondance avec New-York durant ces trois dernières années (en réalité ces dix dernières années). Shachtman a exigé bruyamment des "précédents". Je les lui ai donnés. Ils se retournent entièrement contre Shachtman.

Le bloc philosophique contre le marxisme.

Les cercles de l’opposition croient possible de prétendre que j’ai introduit dans la discussion la question du matérialisme dialectique que parce que j’étais incapable de fournir une réponse aux questions "concrètes" de la Finlande, de la Lettonie, de la Lithuanie, de l’Inde, de l’Afghanistan, du Belouchistan, etc. Cet argument, en lui-même dénué de toute valeur, a pourtant un intérêt : il permet de caractériser le niveau de certains des membres de l’opposition, leur attitude vis-à-vis de la théorie et vis-à-vis d’une élémentaire loyauté idéologique. Il ne sera par conséquent pas superflu de rappeler que ma première conversation sérieuse avec les camarades Shachtman et Novack dans le train, dès mon arrivée au Mexique en janvier 1937, fut consacrée à la nécessité d’une propagande systématique du matérialisme dialectique. Après la rupture de notre section américaine avec le parti socialiste, j’insistais vigoureusement pour obtenir la publication d’un organe théorique dans les délais les plus rapides possibles pour répondre à la nécessité d’éduquer le Parti et surtout ses nouveaux membres. Aux Etats-Unis, écrivais-je alors, dans ce pays où la bourgeoisie diffuse systématiquement l’empirisme vulgaire parmi les ouvriers, il faut, plus que partout ailleurs se hâter d’élever le mouvement à un niveau théorique convenable. Le 20 janvier 1939, j’écrivais au camarade Shachtman au sujet de l’article qu’il avait écrit avec le camarade Burnham "Les intellectuels en retraite" :

"Le passage sur la dialectique est le plus grand coup que vous, personnellement, en tant que rédacteur en chef de New International ayez pu porter à la théorie marxiste... Bien ! Nous en parlerons publiquement."

Ainsi il y a un an je prévenais ouvertement Shachtman que j’avais l’intention d’engager la lutte publique contre ses tendances éclectiques. Il n’était alors nullement question de la future opposition ; en tout cas j’étais bien loin d’imaginer que le bloc philosophique contre le marxisme préparait le terrain à un bloc politique contre le programme de la IVe Internationale.

La nature des divergences qui ont surgi à la surface n’a fait que confirmer mes craintes antérieures sur la composition sociale du Parti comme sur l’éducation théorique des cadres. Je n’avais rien à changer ou à introduire "artificiellement". Il en est ainsi du point de vue des faits. J’ajouterai que j’éprouve une certaine gêne à l’idée qu’il soit nécessaire d’expliquer et presque de justifier le fait que l’on intervienne pour défendre le marxisme au sein de l’une des sections de la IVe Internationale.

Dans sa "Lettre ouverte" Shachtman se réfère en particulier à la satisfaction que le camarade Vincent Dunne a exprimé au sujet de son article sur les intellectuels. Mais moi aussi je l’ai hautement loué. "Beaucoup de passages en sont excellents". Cependant, comme dit le proverbe russe, "une cuiller de goudron suffit à gâter un baril de miel". Et c’est précisément de cette cuiller de goudron qu’il est question. Le chapitre consacré au matérialisme dialectique exprime un certain nombre de conceptions monstrueuses du point de vue marxiste, dont le but, c’est maintenant clair, était de préparer le terrain à un bloc politique. Devant l’obstination avec laquelle le camarade Shachtman persiste à soutenir que je m’en prends sans raison à son article je citerai une fois encore le passage central du texte qui nous intéresse :

"Personne n’a encore démontré que l’accord ou le désaccord sur les doctrines les plus abstraites du matérialisme dialectique affecte (!) nécessairement les questions politiques concrètes du jour ou du lendemain ; or, les partis politiques, les programmes, les luttes sont fondés sur de telles questions concrètes." [8]

Cela seul ne suffit-il donc pas ? Et le plus effrayant c’est surtout cette formule indigne d’un révolutionnaire prolétarien "les partis politiques, les programmes, les luttes sont fondés sur de telles questions concrètes ?" Quels partis ? Quels programmes ? Quelles luttes ? Tous les partis, tous les programmes sont ici entassés ensemble. Or le parti du prolétariat est un Parti totalement différent des autres. Il n’est pas du tout fondé sur "de telles questions concrètes". Dans ses fondations mêmes il est diamétralement opposé aux partis des maquignons bourgeois et des rapetasseurs petits-bourgeois. sa tâche c’est la préparation d’une révolution sociale et la régénération de l’humanité sur de nouveaux fondements matériels et moraux. Pour ne pas céder à la pression de l’opinion publique bourgeoise et à la répression policière, le révolutionnaire prolétarien et a fortiori un dirigeant a besoin d’une conception du monde claire, pénétrante et complète. C’est seulement sur la base d’une conception marxiste achevée que l’on peut aborder correctement les questions "concrètes".

Et c’est ici précisément que commence la trahison de Shachtman, qui n’est pas une simple erreur comme je voulais l’espérer au milieu de l’année dernière, mais une véritable trahison théorique totale. Suivant les traces de Burnham, Shachtman enseigne au jeune parti révolutionnaire que "personne n’a encore démontré" que le matérialisme dialectique affecte l’activité politique du parti. En d’autres termes "personne n’a encore démontré" que le marxisme est utile dans la lutte du prolétariat. Le parti n’a donc pas la moindre raison d’assimiler et de défendre le matérialisme dialectique. C’est là une renonciation au marxisme, à la méthode scientifique en général et une pitoyable capitulation devant l’empirisme. C’est précisément ce que représente le bloc philosophique de Shachtman avec Burnham et, au travers de Burnham, avec les prêtres de la "science" bourgeoise. C’est justement à cela que je me référais dans ma lettre du 20 janvier de l’année dernière :

Le 5 mars Shachtman me répond :

"J’ai relu l’article de Burnham et de Shachtman publié dans le numéro de janvier et auquel vous faites référence ; et bien qu’à la lumière de ce que vous avez écrit je pourrais proposer ici (!) ou là (!) une formulation différente si l’article était à refaire, je ne puis être d’accord avec la substance de votre critique."

Comme toujours, cette réponse de Shachtman, face à un problème sérieux ne signifie au fond rien du tout ; mais elle donne toutefois l’impression que Shachtman s’est laissé une voie de repli. Aujourd’hui, saisi d’une frénésie fractionnelle, il promet de "recommencer demain, et encore et encore..." Recommencer quoi ? A capituler devant la "science" bourgeoise ? A renoncer au marxisme ?

Shachtman m’explique longuement (nous verrons tout à l’heure avec quelle justification) l’utilité de tel ou tel bloc politique. Or je discute du danger des trahisons théoriques. Un bloc peut ou non se justifier en fonction de son contenu et des circonstances. Aucun bloc ne peut justifier une trahison théorique. Shachtman s’appuie sur le fait que son article a un caractère purement politique. Je ne parle pas de cet article mais du passage qui comporte une renonciation au marxisme. Si un manuel de physique ne contenait en tout que deux lignes sur Dieu comme cause première, j’aurai le droit d’en conclure que l’auteur est un obscurantiste.

Shachtman ne répond pas à l’accusation portée contre lui mais il tente de détourner l’attention du lecteur vers des bavardages creux. "En quoi ce que vous appelez mon "bloc avec Burnham dans le domaine philosophique" diffère-t-il du bloc de Lénine avec Bogdanov ? " [9] me demande-t-il. "Pourquoi ce dernier est-il un bloc respectant les principes et le nôtre un bloc sans principe ? Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me fournir une réponse à cette question."

Je parlerai tout à l’heure de la différence politique ou plutôt de l’opposition politique totale entre les deux blocs. Ce qui nous intéresse maintenant c’est le problème de la méthode marxiste. En quoi y a-t-il une différence, me demandez-vous ? En ce que Lénine n’a jamais déclaré pour faire plaisir à Bogdanov que le matérialisme dialectique était superflu pour résoudre théoriquement des "questions politiques concrètes". En ce que Lénine n’a jamais dissous le parti bolchévique dans les partis en général. Il était organiquement incapable de proférer de telles platitudes. Et non seulement lui-même, mais tous les bolchéviques sérieux. Là est la différence. Comprenez-vous ? Shachtman me promettait sarcastiquement sa reconnaissance pour une réponse claire. La réponse, je l’espère, a été donnée. Mais je ne demande pas de "reconnaissance".

L’abstrait et le concret, l’économie et la politique.

"L’Etat et le caractère de la guerre" est la partie la plus lamentable du lamentable opuscule de Shachtman. "Quelle est notre position ?" demande-t-il. Tout simplement ce qui suit : "Il est impossible de déduire directement notre politique à l’égard d’une guerre spécifique d’une caractérisation abstraite du caractère de classe de l’Etat impliqué dans la guerre et plus particulièrement des formes de propriété qui dominent dans cet Etat. Notre politique doit découler d’une analyse concrète du caractère de la guerre en relation avec les intérêts de la révolution socialiste internationale." [10]

Quelle confusion ! Quel bouquet de sophismes ! S’il est impossible de déduire directement notre politique du caractère de classe de l’Etat, pourquoi ne pourrions-nous le faire indirectement ? Pourquoi l’analyse du caractère de l’Etat doit-elle rester abstraite tandis que l’analyse du caractère de la guerre doit être concrète ? Formellement on peut dire tout aussi justement et, en fait, d’une façon incomparablement plus juste que notre politique vis-à-vis de l’U.R.S.S. ne peut se déduire d’une caractérisation abstraite de la guerre comme "impérialiste", mais uniquement au moyen d’une analyse concrète du caractère de l’Etat dans une situation historique donnée.

Le sophisme fondamental sur lequel Shachtman construit tout le reste est assez simple : dans la mesure où la base économique ne détermine pas immédiatement les phénomènes de la superstructure, dans la mesure où le seul caractère de classe de l’Etat est insuffisant pour déterminer les tâches pratiques, alors... alors... nous pouvons nous passer de l’analyse. de l’économie et de la nature de classe de l’Etat et les remplacer par ce que, dans son jargon de journaliste, Shachtman appelle "les réalités des événements vivants". [11]

Le même procédé qu’il utilise pour justifier son bloc philosophique avec Burnham (le matérialisme dialectique ne définit pas immédiatement notre politique, par conséquent... il ne s’applique pas en général aux "tâches politiques concrètes"). Shachtman le répète ici mot pour mot à propos de la sociologie de Marx : dans la mesure où les formes de propriété ne définissent pas immédiatement la politique d’un gouvernement on peut donc en général jeter par-dessus bord la sociologie marxiste lorsque l’on aborde le règlement des "tâches politiques concrètes".

Mais pourquoi s’arrêter à mi-chemin ? Puisque la loi de la valeur ne détermine les prix ni "directement" ni "immédiatement", puisque les lois de la sélection naturelle ne déterminent ni "directement" ni "immédiatement" la naissance du cochon de lait ; puisque les lois de la gravitation ne déterminent ni "directement" ni "immédiatement" la chute d’un policier ivre du haut d’un escalier, alors... alors... laissons la poussière ensevelir Marx, Darwin, Newton et tous les autres amoureux d’"abstractions" sur les rayons des bibliothèques. Ce n’est là rien d’autre qu’un enterrement solennel de la science car le cours entier du développement de la science procède des causes "directes" et "immédiates" aux causes les plus éloignées et les plus profondes, de la multiformité et de la diversité des événements jusqu’à l’unité des forces motrices.

La loi de la valeur ne détermine pas les prix "immédiatement" et pourtant elle les détermine. Des phénomènes "concrets" comme la banqueroute du New Deal s’expliquent en dernière analyse par la loi "abstraite" de la valeur. Roosevelt ne le sait pas, mais un marxiste ne peut se risquer à l’ignorer. Les formes de la propriété déterminent, non point immédiatement, mais à travers une série de facteurs intermédiaires et à travers leur interaction non seulement la politique mais aussi la morale. Un militant prolétarien qui tente d’ignorer la nature de classe d’un Etat finit invariablement comme le policier qui ignore les lois de la gravitation, c’est-à-dire par se casser le nez.

Shachtman évidemment ne se rend pas compte de la distinction entre l’abstrait et le concret. Dans son effort vers le concret notre esprit opère avec des abstractions. Même ce "chien" "concret" "donné" est une abstraction puisqu’il a le temps de changer, par exemple de baisser la queue, au "moment" où nous pointons le doigt vers lui. Le concret est un concept relatif et non absolu : ce qui est concret dans un cas se révèle abstrait dans un autre, c’est-à-dire insuffisamment défini pour une fin donnée. Afin d’obtenir un concept suffisamment "concret" pour un besoin donné il est nécessaire d’unir plusieurs abstractions, de même que pour reproduire sur l’écran le morceau de vie qu’est une image en mouvement, il faut combiner un certain nombre de photographies inanimées. Le concret est une combinaison d’abstractions non pas une combinaison subjective ou arbitraire, mais une combinaison qui correspond aux lois du mouvement d’un phénomène donné.

"Les intérêts de la révolution socialiste internationale" que Shachtman invoque contre la nature de classe de l’Etat représentant dans ce cas la pire des abstractions. La question qui nous préoccupe se réduit très exactement à ceci : quels moyens concrets avons-nous de servir les intérêts de la révolution ? Il n’est pas inutile de rappeler aussi que la tâche de la révolution socialiste est de créer un Etat ouvrier. Avant de parler de révolution socialiste il faut donc apprendre à distinguer entre des "abstractions" telles que la bourgeoisie et le prolétariat, l’Etat capitaliste et l’Etat ouvrier.

En vérité Shachtman perd son temps et celui des autres à prouver que la propriété nationalisée ne détermine pas "en elle-même et par elle-même", "automatiquement" "directement", "immédiatement" la politique du Kremlin. Sur la façon dont la "base" économique détermine la "superstructure" politique, juridique, philosophique, artistique... etc., il existe une littérature marxiste très riche. L’idée que l’économie détermine "directement" et "immédiatement" la création d’un compositeur sinon même le verdict d’un juge représente une vieille caricature du marxisme, que les professeurs bourgeois de tous les pays ont fait inlassablement circuler afin de masquer leur impuissance intellectuelle [12].

Quant au problème qui nous concerne dans l’immédiat, la relation entre les fondements sociaux de l’Etat soviétique et la politique du Kremlin, rappelons à l’oublieux Shachtman que, depuis dix-sept ans déjà, nous avons établi publiquement la contradiction croissante entre les fondements instaurés par la Révolution d’Octobre et les tendances de la "superstructure" dirigeante. Nous avons suivi pas à pas la croissance de l’indépendance de la bureaucratie par rapport au prolétariat soviétique et l’accroissement de sa dépendance vis-à-vis des autres classes et groupes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Que désire précisément ajouter Shachtman dans ce domaine à l’analyse déjà faite ?

Cependant, même si l’économie ne détermine la politique de façon ni directe ni immédiate mais seulement en dernière instance, l’économie détermine néanmoins la politique. C’est précisément ce que les marxistes soutiennent contre les professeurs bourgeois et leurs disciples. Tout en analysant et en dénonçant l’indépendance politique croissante de la bureaucratie par rapport au prolétariat, nous n’avons jamais perdu de vue les limites sociales objectives de cette "indépendance", à savoir la propriété nationalisée complétée par le monopole du commerce extérieur.

Oh stupeur ! Shachtman continue à défendre le mot d’ordre d’une révolution politique contre la bureaucratie soviétique. A-t-il jamais sérieusement réfléchi à la signification de ce mot d’ordre ? Si nous considérons que les fondements sociaux instaurés par la Révolution d’Octobre se reflètent "automatiquement" dans la politique de l’Etat, pourquoi une révolution contre la bureaucratie serait-elle donc nécessaire ? D’autre part si l’U.R.S.S. avait complètement cessé d’être un Etat ouvrier ce n’est pas une révolution politique qu’il faudrait, mais une révolution sociale. Ainsi Shachtman continue à défendre un mot d’ordre qui découle : 1°) du caractère d’Etat ouvrier de l’U.R.S.S., 2°) de l’antagonisme irréductible entre les fondements sociaux de l’Etat et la bureaucratie. Mais tout en répétant ce mot d’ordre, il en sape les bases théoriques. N’est-ce pas peut-être pour démontrer une fois de plus l’indépendance de sa politique par rapport aux "abstractions" scientifiques ?

Sous le couvert d’une lutte contre la caricature bourgeoise du matérialisme dialectique, Shachtman ouvre toutes grandes les portes à l’idéalisme historique. Les formes de propriété et le caractère de classe de l’Etat apparaissent chez lui en fait indifférents pour la politique d’un gouvernement. L’Etat lui-même se révèle comme un animal d’un sexe indéterminé. Fermement installé sur les fondements de ce lit de plume, Shachtman nous explique d’un air imposant (aujourd’hui, en 1940 !) qu’outre la propriété nationalisée, existent aussi la canaille bonapartiste et sa politique réactionnaire. Belle découverte ! Shachtman ne s’est-il pas d’aventure laissé aller à penser qu’il était tombé dans une crèche ?

Shachtman tente de faire un bloc aussi avec Lénine...

Pour camoufler son incompréhension de l’essence du problème de la nature de l’Etat soviétique, Shachtman brandit les propos que Lénine dirigea contre moi le 30 novembre 1920 durant la discussion dite "des syndicats" :

"Le camarade Trotsky parle d’un Etat ouvrier. Je m’excuse mais c’est une abstraction... Notre Etat est en réalité non pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier et paysan... Notre Etat est aujourd’hui tel que le prolétariat organisé dans son ensemble doit se défendre face à lui et que nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour la défense des ouvriers contre leur Etat et pour la défense de notre Etat par les ouvriers."

En rappelant cette citation et en se hâtant de proclamer que je renouvelle mon "erreur" de 1920, Shachtman oublie, dans sa précipitation, de relever une erreur capitale dans cette citation sur la définition de la nature de l’Etat soviétique. Le 19 janvier, Lénine lui-même écrivait ce qui suit au sujet de son discours du 30 décembre "J’ai déclaré que "notre Etat est en réalité non pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier-et-paysan. En lisant maintenant le compte-rendu de la discussion, je m’aperçois que j’étais dans l’erreur... j’aurais dû dire "L’Etat ouvrier est une abstraction". En réalité nous avons un Etat ouvrier qui présente d’abord la particularité que la population y est à prédominance paysanne et non point ouvrière et ensuite c’est un Etat ouvrier avec une déformation bureaucratique".

Deux conclusions découlent de cet épisode : Lénine attachait une si grande importance à la définition sociologique précise de l’Etat qu’il considérait nécessaire de se corriger lui-même en plein milieu d’une polémique brûlante ! Mais Shachtman est si peu intéressé par la nature de classe de l’Etat soviétique que vingt ans après il n’a remarqué ni l’erreur, ni la correction de Lénine.

Je ne m’attarderai pas à discuter ici à quel point Lénine était fondé à utiliser cet argument contre moi. Je crois qu’il avait tort. Il n’y avait pas entre nous de divergences sur la définition de l’Etat. Mais la question n’est pas là aujourd’hui. La formulation théorique donnée par Lénine dans la phrase citée ci-dessus jointe à la correction capitale qu’il y apporta lui-même quelques jours plus tard est absolument correcte. Ecoutons maintenant l’incroyable usage que fait Shachtman de la définition de Lénine : "De même qu’il était possible, il y a vingt ans, écrit-il, de parler du terme "Etat ouvrier" comme d’une abstraction, il est aussi possible de parler du terme "Etat ouvrier dégénéré" comme d’une abstraction" [13].

Il est clair que Shachtman n’a pas du tout compris Lénine. Il y a vingt ans on ne pouvait absolument pas considérer le terme "Etat ouvrier" comme une abstraction en général, c’est-à-dire comme quelque chose d’irréel et d’inexistant... La définition d’"Etat ouvrier", correcte en elle-même, était insuffisante par rapport à la tâche particulière que représentait la défense des travailleurs par les syndicats, et, en ce sens, abstraite. Cependant par rapport à la défense de l’U.R.S.S. contre l’impérialisme, cette même définition était en 1920, comme aujourd’hui, inébranlablement concrète, en faisant aux travailleurs un devoir de défendre cet Etat.

Shachtman n’est pas d’accord. Il écrit :

"Tout comme il fut jadis nécessaire, en rapport avec le problème des syndicats, de dire concrètement quelle sorte d’Etat ouvrier existait en Union soviétique, il est aujourd’hui nécessaire d’établir, par rapport à la guerre actuelle, le degré de dégénérescence de l’Etat ouvrier... et le degré de dégénérescence du régime ne peut être établi par des références abstraites à l’existence de la propriété nationalisée, mais seulement par l’observation de la réalité (!) des événements (!) vivants (!)" Une chose est incompréhensible : pourquoi en 1920 traite-t-on la question de la nature de l’U.R.S.S. par rapport aux syndicats, c’est-à-dire à un problème particulier et intérieur du régime et pourquoi maintenant la traite-t-on par rapport à la défense de l’U.R.S.S., c’est-à-dire par rapport à tout le destin de l’Etat ? Dans le premier cas l’Etat ouvrier s’oppose aux ouvriers, dans le deuxième cas aux impérialistes. Il n’est pas surprenant que l’analogie boîte des deux jambes. Shachtman identifie ce que Lénine opposait.

Cependant si l’on prend les propos de Shachtman pour argent comptant il en découle qu’à ses yeux le problème se limite au degré de dégénérescence (de quoi ? de l’Etat ouvrier ?) c’est-à-dire des différences quantitatives dans l’évaluation. Admettons que Shachtman ait établi (où ?) ce degré avec plus de précision que nous. De quelle manière, cependant, des différences purement quantitatives dans l’évaluation de la dégénérescence de l’Etat ouvrier peuvent-elles influencer notre décision sur le problème de la défense de l’U.R.S.S.? Cela est absolument incompréhensible. En fait, Shachtman, restant fidèle à l’éclectisme, c’est-à-dire à lui-même, n’a introduit cette question de "degré" que pour tenter de maintenir l’équilibre entre Abern et Burnham. La discussion réelle ne porte pas du tout sur le degré que détermine la "réalité des événements vivants" (quelle terminologie, précise, "scientifique", "concrète", "expérimentale" !) mais sur le fait de savoir si ces changements quantitatifs sont devenus changements qualitatifs, c’est-à-dire si l’U.R.S.S. est encore un Etat ouvrier, bien que dégénéré, ou s’est transformé en un nouveau type d’Etat exploiteur. Sur cette question fondamentale, Shachtman n’a pas de réponse à apporter ; il n’a pas besoin de réponse. Son argument n’est qu’une singerie sonore des paroles de Lénine prononcées à un autre propos, chargées d’un contenu différent et qui contenaient une erreur pure et simple. Dans sa version corrigée Lénine déclare : "l’Etat ouvrier dont il s’agit est non seulement un Etat ouvrier mais un Etat ouvrier à déformations bureaucratiques". Shachtman déclare : "L’Etat donné n’est pas seulement un Etat ouvrier dégénéré, mais..." Mais ? Shachtman n’a rien à dire d’autre. L’auditoire et l’orateur restent bouche bée...

Qu’entend donc notre programme par "Etat ouvrier dégénéré" ? Il répond à cette question avec un degré de concret tout à fait suffisant pour résoudre le problème de la défense de l’U.R.S.S. A savoir : 1°)les traits qui constituaient en 1920 une "déformation bureaucratique" du système soviétique se sont transformés en un régime bureaucratique indépendant qui a dévoré les Soviets ; 2°) la dictature de la bureaucratie, incompatible avec les tâches intérieures et internationales du socialisme a introduit et continue à introduire des déformations profondes jusque dans la vie économique du pays ; 3°) fondamentalement, cependant, le système de l’économie planifiée sur la base de la propriété étatique des moyens de production a été préservé et constitue toujours une conquête grandiose de l’humanité. La défaite de l’U.R.S.S. dans une guerre contre l’impérialisme signifierait la liquidation non pas de la dictature bureaucratique, mais celle de l’économie étatique planifiée, le démembrement du pays en zones d’influence, une nouvelle stabilisation de l’impérialisme et un nouvel affaiblissement du prolétariat mondial.

Du fait que la "déformation bureaucratique" s’est développée en régime d’autocratie bureaucratique, nous tirons la conclusion que la défense des ouvriers par leurs syndicats (qui ont subi la même dégénérescence que l’Etat) est aujourd’hui, à la différence de 1920, parfaitement chimérique ; il faut renverser la bureaucratie et cette tâche n’est réalisable qu’en créant un parti bolchévique illégal en U.R.S.S.

Du fait que la dégénérescence du système politique n’a pas encore entraîné la destruction de l’économie étatique planifiée, nous tirons la conclusion que le prolétariat mondial doit encore défendre l’U.R.S.S. contre l’impérialisme et soutenir le prolétariat soviétique dans sa lutte contre la bureaucratie.

Qu’est-ce que Shachtman trouve précisément d’abstrait dans notre définition de l’U.R.S.S.? Quels amendements concrets propose-t-il ? Si la dialectique nous enseigne que "la vérité est toujours concrète", cette loi s’applique aussi à la critique. Il est insuffisant de qualifier une définition d’abstraite. Il faut montrer exactement ce qui lui manque. Sinon la critique elle-même devient stérile. Au lieu de concrétiser ou de changer la définition qu’il trouve abstraite Shachtman la remplace par le vide. C’est insuffisant. On doit considérer un vide, même prétentieux, comme la pire des abstractions, car on peut le remplir par n’importe quel contenu. Rien de surprenant à ce que le vide théorique en remplaçant l’analyse de classe engendre la politique de l’impressionnisme et de l’aventurisme.

"L’économie concentrée".

Shachtman continue plus loin à citer Lénine : "La politique est de l’économie concentrée" et, en ce sens, la politique "ne peut pas ne pas avoir la prédominance sur l’économie". Shachtman tire de cette citation de Lénine la leçon de morale (pour ma gouverne) que moi, s’il vous plaît, je ne m’intéresse qu’à l’économie et que je laisse de côté la "politique". Cette seconde tentative d’exploiter Lénine n’est pas meilleure que la première. L’erreur de Shachtman atteint ici vraiment des proportions inouïes. Lénine veut dire la chose suivante : quand le processus, les objectifs, les intérêts économiques acquièrent un caractère conscient et généralisé ("concentré") ils entrent par là-même dans le domaine de la politique et en constituent l’essence. En ce sens la politique, en tant qu’économie concentrée, s’élève au-dessus de l’activité économique quotidienne, émiettée, inconsciente et non généralisée.

La justesse de la politique, du point de vue marxiste est déterminée précisément par la profondeur et l’amplitude avec lesquelles elle "concentre" l’économie, c’est-à-dire avec lesquelles elle exprime clairement les tendances progressistes de son développement. C’est pourquoi nous fondons notre politique d’abord et avant tout sur l’analyse des formes de propriété et des rapports de classes. Une analyse plus détaillée et plus concrète des facteurs de la "superstructure" n’est possible pour nous que sur le fondement théorique. C’est ainsi, par exemple, que si nous accusons une tendance adverse de "conservatisme bureaucratique", nous cherchons aussitôt les racines sociales, c’est-à-dire de classe, de ce phénomène. Faute de quoi nous resterions des marxistes "platoniques", voire même tout simplement des fabricants d’onomatopées.

"La politique est de l’économie concentrée". Cette proposition s’applique aussi, devons-nous le croire, au Kremlin ou alors, par exception à la loi générale, la politique du gouvernement de Moscou serait-elle, non pas de "l’économie concentrée", mais une manifestation du libre-arbitre de la bureaucratie ? Notre tentative de réduire la politique du Kremlin à une économie nationalisée, réfractée à travers les intérêts de la bureaucratie provoque une résistance frénétique de la part de Shachtman. Il s’oriente lui-même vis-à-vis de l’URSS non pas à partir d’une généralisation consciente de l’économie, mais à partir de l’"observation de la réalité des événements vivants", c’est-à-dire au jugé, au gré des improvisations, des sympathies et des antipathies. Il oppose cette politique impressionniste à notre politique sociologiquement fondée et nous accuse en même temps d’ignorer la politique. Incroyable, mais vrai ! Il est certain qu’en dernière analyse la politique versatile et capricieuse de Shachtman est aussi l’expression "concentrée" de l’économie, mais hélas, celle de l’économie de la petite-bourgeoisie déclassée.

Renonciation au critère de classe.

Rappelons une fois de plus l’alphabet. Dans la sociologie marxiste le point de départ initial de l’analyse est la définition de classe d’un phénomène donné : Etat, parti, tendance philosophique, école littéraire... etc. Dans la plupart des cas cependant la pure et simple définition de classes est insuffisante car une classe est composée de différentes couches, elle passe par différents stades de développement, elle est soumise à l’influence d’autres classes. Il est nécessaire pour une analyse complète de tenir compte de ces facteurs de deuxième ou de troisième ordre soit en partie soit en totalité, en fonction du but recherché. Mais pour un marxiste l’analyse est impossible sans une caractérisation de classe du phénomène considéré.

Les os et les muscles ne constituent pas toute l’anatomie d’un animal. Mais un traité d’anatomie qui voudrait faire "abstraction" des os et des muscles serait suspendu dans le vide. La guerre n’est pas un organe mais une fonction de la société, c’est-à-dire de la classe dominante. Il est impossible de définir et d’étudier une fonction sans connaître l’organe, c’est-à-dire l’Etat ; il est impossible d’arriver à une compréhension scientifique de l’organe sans connaître la structure générale de l’organisme, c’est-à-dire la société. Le squelette et le système musculaire de la société ce sont les forces productives et les rapports de classe (de propriété). Shachtman juge possible d’étudier une fonction, à savoir la guerre, "concrètement", indépendamment de l’organe qui le produit, à savoir l’Etat. N’est-ce pas monstrueux ?

Cette erreur fondamentale est complétée par une autre aussi criante. Après avoir détaché la fonction de l’organe, Shachtman procède dans l’étude de cette fonction elle-même, contrairement à toutes ses promesses, non de l’abstrait vers le concret, mais au contraire dissout le concret dans l’abstrait. La guerre impérialiste est une des fonctions du capital financier, c’est-à-dire de la bourgeoisie à un stade donné de son développement, s’appuyant sur un capital d’une structure particulière, à savoir le capital monopoliste. Cette définition est assez concrète pour les tâches politiques fondamentales. Mais en étendant le terme de guerre impérialiste jusqu’à l’appliquer à l’Etat soviétique, Shachtman mine le sol sous ses propres pieds. Pour se donner le droit, même superficiellement, de désigner par un seul et même terme l’expansion du capital financier et l’expansion de l’Etat ouvrier, Shachtman est contraint de laisser complètement de côté la structure sociale des deux Etats et de la qualifier... d’abstraction. C’est ainsi qu’en jouant à cache-cache avec le marxisme, Shachtman qualifie le concret d’abstrait et nous présente l’abstrait pour du concret

Ce jeu, révoltant du point de vue de la théorie, n’est pas accidentel. N’importe quel petit-bourgeois aux Etats-Unis est absolument prêt à coller l’étiquette d’"impérialisme" sur toute conquête de territoires, tout particulièrement aujourd’hui, où les Etats-Unis ne se soucient pas de conquérir des territoires. Mais dites donc à ce même petit-bourgeois que toute la politique extérieure du capital financier est de l’impérialisme, indépendamment du fait qu’elle s’occupe au moment considéré d’effectuer une annexion ou qu’elle "défende" la Finlande contre une annexion, et vous verrez notre petit-bourgeois sursauter dans une sainte indignation. Bien entendu les dirigeants de l’opposition sont tout à fait différents du petit-bourgeois moyen dans les buts qu’ils poursuivent et par leur niveau politique. Mais, hélas, les racines de leur pensée sont les mêmes ! Le petit-bourgeois tend inévitablement à détacher les événements politiques de leur fondement social car toute approche de classe à l’égard des faits est organiquement étrangère à la position et à l’éducation du petit-bourgeois.

La comparaison avec les guerres bourgeoises.

Shachtman nous rappelle que pendant une certaine période les guerres de la bourgeoisie furent progressistes et pendant une autre période devinrent réactionnaires, et qu’il est donc insuffisant de donner une définition de classe de l’Etat qui fait la guerre. Ce raisonnement, loin d’éclairer le problème, ne réussit qu’à l’embrouiller. Les guerres bourgeoises ont pu être progressistes lorsque tout le régime bourgeois était progressiste, en d’autres termes, lorsque la propriété bourgeoise, par opposition à la propriété féodale, était un facteur de mouvement et de développement. Les guerres bourgeoises devinrent réactionnaires lorsque la propriété bourgeoise devint un frein au développement. Shachtman veut-il dire à propos de l’U.R.S.S. que la propriété d’Etat des moyens de production est déjà devenue un frein du développement et que l’élargissement de cette propriété à d’autres pays constitue un facteur de réaction économique ? Shachtman ne veut manifestement pas dire cela. Tout simplement il ne pousse pas ses propres idées jusqu’au bout.

L’exemple des guerres nationales bourgeoises renferme, effectivement, des leçons extraordinairement instructives, mais Shachtman est passé à côté sans y réfléchir. Marx et Engels aspiraient à une Allemagne républicaine unifiée. Pendant la guerre de 1870-71 ils se rangèrent du côté des Allemands, bien que les parasites dynastiques exploitassent et déformassent ce combat.

Shachtman insiste sur le fait que Marx et Engels se tournèrent sans délai contre la Prusse dès qu’elle annexa l’Alsace et la Lorraine. Mais ce changement d’attitude ne fait qu’illustrer notre pensée avec encore plus de clarté. Il est impossible d’oublier une seule minute qu’il s’agissait d’une guerre entre deux Etats bourgeois. Ainsi le dénominateur de classe était commun aux deux camps. On ne pouvait donc décider de quel côté se trouvait le "moindre mal" -dans la mesure où l’histoire laissait le choix- qu’en fonction de facteurs complémentaires. Du côté des Allemands il s’agissait de créer un Etat bourgeois national, comme arène de l’économie et de la culture. L’Etat national constituait alors un facteur historique progressiste. Dans cette mesure Marx et Engels se tenaient du côté des Allemands, malgré le Hohenzollern et ses junkers. L’annexion de l’Alsace et de la Lorraine brisait le principe de l’Etat national, tant vis-à-vis de la France que vis-à-vis de l’Allemagne et préparait la guerre de revanche. Il est naturel que Marx et Engels se soient alors brutalement retournés contre la Prusse. Ils ne risquaient pas en cela de rendre service à un système économique inférieur face à un système supérieur, les rapports bourgeois, je le rappelle, dominant dans les deux camps. Si la France, en 1870, avait été un Etat ouvrier, Marx et Engels se seraient trouvés de son côté dès le début du conflit puisque -on éprouve quelque malaise à le rappeler- le critère de classe dirigeait toute leur activité.

Les vieux pays capitalistes ne sont nullement confrontés à la solution de problèmes nationaux Bien au contraire, l’humanité souffre de la contradiction entre les forces productives et le cadre trop étroit de l’Etat national. Constituer une économie planifiée sur la base de la propriété collectivisée, indépendamment des frontières nationales, c’est la tâche du prolétariat international, et avant tout en Europe. C’est cette tâche qu’exprime notre slogan Etats-Unis Socialistes d’Europe. L’expropriation des propriétaires fonciers en Pologne comme en Finlande représente par elle-même un facteur progressiste. Les méthodes bureaucratiques du Kremlin occupent la même place dans ce processus que les méthodes dynastiques du Hohenzollern dans l’unification de l’Allemagne. Lorsque nous nous trouvons placés devant la nécessité de choisir entre la défense des formes réactionnaires de propriété à l’aide de mesures réactionnaires et l’introduction de formes progressistes de propriété à l’aide de mesures bureaucratiques, nous ne mettons pas du tout les deux camps sur le même plan et nous choisissons le moindre mal. Il y a là aussi peu de "capitulation" devant le stalinisme qu’il y avait peu de capitulation devant le Hohenzollern dans la politique de Marx et d’Engels. Il est superflu d’ajouter que le rôle du Hohenzollern dans la guerre de 1870-71 ne justifiait nullement le rôle historique général de la dynastie, ni son existence même.

Le défaitisme conjoncturel ou l’oeuf de Christophe Colomb.

Vérifions maintenant comment Shachtman s’en tire avec les "réalités des événements vivants" à l’aide du vide théorique dans une question particulièrement importante. Il écrit :

"Nous n’avons jamais soutenu la politique internationale du Kremlin... Or qu’est-ce que la guerre ? La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Alors pourquoi devrions-nous soutenir la guerre qui est la continuation d’une politique internationale que nous n’avons pas soutenue et que nous ne soutenons pas." [14]

On ne peut nier la cohérence de cet argument ; sous la forme d’un pur syllogisme, on nous présente ici une théorie achevée du défaitisme. C’est simple comme l’oeuf de Christophe Colomb. Etant donné que nous ne soutenons jamais la politique internationale du Kremlin, nous ne devons jamais défendre l’U.R.S.S. Il faut le dire !

Nous avons repoussé la politique extérieure et intérieure du Kremlin avant le pacte germano-soviétique et avant l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge. Cela signifie que la "réalité des événements vivants" de l’an dernier n’a rien à voir à l’affaire. Si dans le passé nous étions défensistes en ce qui concerne l’U.R.S.S., c’était seulement par inconséquence. Shachtman révise non seulement la politique actuelle de la IVe Internationale, mais aussi sa politique passée. Puisque nous sommes contre Staline, nous devons être aussi contre l’U.R.S.S. Il y a bien longtemps que Staline est de cet avis. Shachtman n’est arrivé que dernièrement à cette conclusion. De son rejet de la politique du Kremlin découle un défaitisme complet et sans restriction. Il faut le dire ! Mais Shachtman n’a pas le coeur de le dire. Une page plus haut il écrit :

"Nous disions (la minorité continue à le dire maintenant encore [L.T.]) que si les impérialistes attaquent l’U.R.S.S. dans le but d’écraser les dernières conquêtes de la Révolution d’Octobre et de réduire la Russie à un groupe de colonies, nous défendrons l’Union soviétique inconditionnellement."[15]

Permettez, permettez, permettez ! La politique internationale du Kremlin est réactionnaire ; la guerre est la continuation de cette politique réactionnaire, nous ne pouvons soutenir une guerre réactionnaire. Et comment se fait-il donc tout à coup que si les méchants impérialistes "attaquent" l’U.R.S.S. et poursuivent le but blâmable de la transformer en colonie, alors, dans ces conditions exceptionnelles, Shachtman défendra l’U.R.S.S. "inconditionnellement" ? Quel sens cela a-t-il ? Où est la logique là-dedans ? Ou bien, suivant l’exemple de Burnham, Shachtman renvoie-t-il aussi la logique au placard de la religion et autres pièces de musée ?

La clé de ce galimatias c’est que la formule "nous ne soutenons jamais la politique internationale du Kremlin" est une abstraction. Il faut la disséquer et la concrétiser. Dans sa politique, tant extérieure qu’intérieure, la bureaucratie défend avant tout ses propres intérêts de parasite. Dans cette mesure nous menons contre elle une lutte à mort ; mais, sous une forme très déformée, les intérêts de l’Etat ouvrier se réfractent en dernière instance à travers les intérêts de la bureaucratie. Nous défendons ces intérêts de l’Etat ouvrier par nos propres méthodes. C’est ainsi que nous ne luttons pas du tout contre le fait que la bureaucratie protège (à sa manière !) la propriété d’Etat et le monopole du commerce extérieur, ou qu’elle refuse de payer les dettes tsaristes. Mais dans une guerre entre l’U.R.S.S. et le monde capitaliste, indépendamment des prétextes de la guerre et des "buts" de tel ou tel gouvernement, il s’agit précisément du sort de ces conquêtes historiques que nous défendons inconditionnellement, c’est-à-dire indépendamment de la politique réactionnaire de la bureaucratie. Par conséquent la question se réduit en dernière -et décisive- instance à la nature de classe de l’U.R.S.S.

Lénine déduisait la politique du défaitisme du caractère impérialiste de la guerre ; mais il ne s’arrêtait pas là. Il déduisait le caractère impérialiste de la guerre d’un stade spécifique du développement du régime capitaliste et de sa classe dirigeante. Et précisément parce que le caractère de la guerre est déterminé par le caractère de classe de la société et de l’Etat, Lénine nous recommandait de faire abstraction de circonstances "concrètes" telles que démocratie ou monarchie, agression ou défense nationale, pour définir notre politique vis-à-vis de la guerre impérialiste... Shachtman au contraire nous propose de déduire le défaitisme de circonstances conjoncturelles. Ce défaitisme est indifférent au caractère de classe de l’U.R.S.S. et de la Finlande. Il se contente des caractéristiques réactionnaires de la bureaucratie et de "l’agression". Que la France, les Etats-Unis ou l’Angleterre envoient des avions et des canons en Finlande, Shachtman placera alors un thermomètre sous l’aisselle de Chamberlain et définira ses intentions : seulement sauver la Finlande de la politique impérialiste du Kremlin ou bien, en outre, renverser les "derniers restes des conquêtes de la Révolution d’Octobre". En stricte conformité avec les indications du thermomètre, Shachtman le défaitiste est prêt à se changer en défensiste. Voilà ce que signifie remplacer les principes abstraits par la "réalité des événements".

Shachtman, nous le savons déjà, demande avec insistance que l’on cite des précédents : où et quand les dirigeants de l’opposition ont-ils manifesté un opportunisme petit-bourgeois ? Je peux compléter ici la réponse que je lui ai déjà faite sur ce sujet par deux lettres que nous avions échangées sur le défensisme et les méthodes du défensisme en rapport avec les événements de la révolution espagnole. Le 18 septembre 1937 Shachtman m’écrivait :

"Vous dites que si nous avions un membre aux Cortès, il voterait contre le budget militaire de Négrin. A moins qu’il ne s’agisse d’une erreur typographique, il nous semble que c’est là un non-sens. Si, comme nous le soutenons tous, l’élément de guerre impérialiste n’est pas dominant actuellement dans la lutte espagnole et si, au contraire, l’élément décisif demeure la lutte entre la démocratie bourgeoise décadente avec tout ce qu’elle implique d’une part, et le fascisme d’autre part, et en outre si nous sommes obligés de donner une aide militaire à la lutte contre le fascisme, nous ne voyons pas comment il serait possible de voter aux Cortès contre le budget militaire... Si un camarade socialiste demandait à un bolchevik-léniniste sur le front d’Huesca pourquoi son représentant aux Cortès avait voté contre la proposition de Négrin de consacrer un million de pesetas pour l’achat de fusils pour le front, que répondrait ce bolchevik-léniniste ? Il ne nous semble pas qu’il serait en mesure de faire une réponse adéquate." (Souligné par moi.)

Cette lettre me consterna. Shachtman était disposé à exprimer sa confiance au gouvernement-traître de Négrin sur la base purement négative que "l’élément de guerre impérialiste" n’était pas dominant en Espagne.

Le 20 septembre 1937, je répondis à Shachtman :

"...Voter le budget militaire du gouvernement Négrin signifie lui voter la confiance politique... Le faire serait un crime. Comment expliquer notre vote aux travailleurs anarchistes ? Très simplement. Nous n’avons pas la moindre confiance dans la capacité de ce gouvernement à conduire la guerre et à assurer la victoire. Nous accusons ce gouvernement de protéger les riches et d’affamer les pauvres. Ce gouvernement doit être chassé. Aussi longtemps que nous ne serons pas assez forts pour le remplacer, nous combattrons sous son commandement. Mais à chaque occasion, nous exprimons ouvertement notre méfiance à son égard. C’est la seule et unique possibilité de mobiliser politiquement les masses contre ce gouvernement et de préparer son renversement. Toute autre politique serait une trahison de la révolution."

Le ton de ma réponse ne reflétait que faiblement... la stupeur qu’engendra en moi la position opportuniste de Shachtman Des erreurs isolées sont, naturellement, inévitables, mais aujourd’hui, deux ans et demi plus tard, cette correspondance s’éclaire d’un jour nouveau. Puisque nous défendons la démocratie bourgeoise contre le fascisme, nous ne devons pas, suivant le raisonnement de Shachtman, refuser notre confiance au gouvernement bourgeois. En s’appliquant à l’U.R.S.S., ce même théorème s’est transformé en son contraire : puisque nous ne faisons pas confiance au gouvernement du Kremlin, nous ne pouvons donc pas défendre l’Etat ouvrier. Dans ce cas aussi le pseudo-radicalisme n’est que l’envers de l’opportunisme.

Une fois encore la Pologne...

Shachtman transforme ma remarque suivant laquelle le Kremlin par ses méthodes bureaucratiques donnait une impulsion à la révolution socialiste en Pologne en une assertion suivant laquelle, à mes yeux, une "révolution bureaucratique" du prolétariat est possible. C’est non seulement inexact, mais aussi déloyal. Mon expression est rigoureusement pesée : il n’est pas question d’une "révolution bureaucratique", mais seulement d’une impulsion bureaucratique. Nier cette impulsion c’est nier la réalité. Les masses populaires d’Ukraine occidentale et de Biélorussie, en tout cas, ressentirent cette impulsion, en comprirent le sens et l’utilisèrent pour accomplir un renversement complet des rapports de propriété. Un parti révolutionnaire qui n’aurait pas remarqué cette impulsion à temps et qui aurait refusé de l’utiliser ne serait bon qu’à être jeté à la poubelle.

L’impulsion vers une révolution socialiste ne fut possible que parce que la bureaucratie de l’U.R.S.S. repose sur l’économie d’un Etat ouvrier où elle plonge ses racines. Le développement révolutionnaire de cette "impulsion" par les masses ukrainiennes et biélorusses ne fut possible que grâce aux rapports de classe dans les territoires occupés et à la puissance de l’exemple de la Révolution d’Octobre. Finalement l’étranglement rapide ou le demi-étranglement du mouvement révolutionnaire des masses fut rendu possible par l’isolement de ce mouvement et par la puissance de la bureaucratie moscovite. Quiconque ne parvient pas à comprendre l’interaction dialectique de ces trois facteurs : l’Etat ouvrier, les masses opprimées et la bureaucratie bonapartiste, ferait mieux de s’abstenir de bavarder sur les événements de Pologne.

Aux élections aux Assemblées nationales d’Ukraine occidentale et de Biélorussie occidentale le programme électoral, dicté naturellement par le Kremlin, comportait trois points importants : le rattachement des deux provinces à la fédération de l’U.R.S.S., la confiscation des biens des propriétaires fonciers en faveur des paysans, la nationalisation de la grande industrie et des banques. Les démocrates ukrainiens, si l’on en juge par leur conduite, considèrent l’unification sous la loi d’un seul Etat comme un moindre mal. Et, se plaçant du point de vue de la lutte future pour l’indépendance, ils ont raison. Quant aux deux autres points du programme, il semblerait qu’il ne puisse exister aucun doute dans notre milieu sur leur caractère progressiste. Cherchant à contester la réalité, à savoir que seuls les fondements sociaux de l’U.R.S.S. obligèrent le Kremlin à établir un programme social révolutionnaire, Shachtman nous renvoie à la Lithuanie, à l’Estonie et à la Lettonie où tout est resté comme par le passé. Argument incroyable ! Personne ne dit que la bureaucratie soviétique veut et peut partout et toujours réaliser l’expropriation de la bourgeoisie. Nous disons seulement qu’aucun autre gouvernement n’aurait pu accomplir ce bouleversement social que la bureaucratie du Kremlin s’est vue, malgré son alliance avec Hitler, contrainte de sanctionner en Pologne orientale : sans cela elle n’aurait pu l’inclure dans la composition de l’U.R.S.S.

Ce bouleversement Shachtman le connaît. Il ne peut le nier. Il est incapable de l’expliquer. Mais il cherche néanmoins à sauver la face. Il écrit : "En Ukraine polonaise et en Biélorussie où l’exploitation des classes fut intensifiée par l’oppression nationale... les paysans commencèrent par prendre les terres eux-mêmes, par chasser les propriétaires fonciers qui étaient déjà, pour la moitié, en fuite, etc." [16].

L’Armée rouge n’eut donc aucun rapport avec tout cela. Elle entra en Pologne uniquement comme "force contre-révolutionnaire" pour écraser le mouvement. Mais pourquoi donc l’ouvriers et les pays ne déclenchèrent-ils pas la révolution dans la Pologne occidentale conquise par Hitler ? Pourquoi ce furent surtout les révolutionnaires, les "démocrates" et les juifs qui durent s’enfuir de là-bas tandis qu’en Pologne orientale ce furent surtout les propriétaires fonciers et les capitalistes qui se sauvèrent ? Shachtman n’a pas le temps de réfléchir à cette question, car il est pressé de m’expliquer que la conception d’une "révolution bureaucratique" est absurde, l’émancipation des travailleurs ne pouvant être que l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ! N’avons-nous pas raison de répéter que Shachtman se croit, manifestement, dans une crèche ?

Dans l’organe parisien des mencheviks -qui ont, si cela est possible, une attitude encore plus "intransigeante" que Shachtman vis-à-vis de la politique étrangère de l’U.R.S.S.- on rapporte que "très souvent, dans les villages, à l’approche des troupes soviétiques (c’est-à-dire avant leur entrée dans un district donné, (L.T.) des comités de paysans surgissent partout, organes de base d’un pouvoir révolutionnaire paysan.." [17] Les autorités militaires se sont hâtées naturellement de subordonner ces comités aux organes bureaucratiques créés par elles dans les centres urbains. Elles ont cependant été obligées de s’appuyer sur les comités paysans, car sans eux il aurait été impossible de mener à bien la révolution agraire.

Le dirigeant menchevique Dan écrivait le 19 octobre :

"D’après le témoignage unanime de tous les observateurs l’apparition de l’armée soviétique et de la bureaucratie soviétique a provoqué, non seulement dans le territoire qu’elles occupent mais au-delà de ses limites, une impulsion (!!!) à une tourmente sociale et à des transformations sociales". "L’impulsion", nous le voyons, n’a pas été inventée par moi mais par le "témoignage unanime de tous les observateurs" qui possèdent des yeux et des oreilles. Dan va plus loin encore et exprime l’hypothèse que "les vagues engendrées par cette impulsion, non seulement heurteront avec force l’Allemagne dans un délai relativement court, mais d’autres Etats aussi, dans une mesure plus ou moins grande" [18].

Un autre auteur menchevique écrit :

"Malgré toutes les tentatives du Kremlin pour éviter ce qui pouvait évoquer une grande révolution, le fait même de l’entrée des troupes soviétiques en Pologne orientale, avec ses rapports agraires féodaux, depuis longtemps surannés, devait provoquer un mouvement agraire impétueux. A l’approche des troupes soviétiques les paysans ont commencé à s’emparer des propriétés foncières et à former des comités de paysans" [19].

Faites bien attention : avec l’approche des troupes soviétiques et pas du tout avec leur retraite, comme il devrait découler des paroles de Shachtman. Je cite les témoignages des mencheviks parce que ceux-ci sont très bien informés, leurs sources d’information leur venant de leurs amis émigrés juifs et polonais, réfugiés en France et aussi parce qu’ayant capitulé devant la bourgeoisie française, on ne peut suspecter ces messieurs de capituler devant le stalinisme !

Les correspondants de la presse bourgeoise confirment d’ailleurs les témoignages des mencheviks :

"La révolution agraire en Pologne soviétique a eu la force d’un mouvement spontané. Aussitôt que se propagea la nouvelle que l’Armée rouge avait traversé la rivière Zbruez, les paysans commencèrent à répartir entre eux les propriétés foncières. Les terres furent données d’abord aux petits propriétaires et, de cette façon, 30% environ des terres agricoles furent expropriées" [20]

Comme nouvelle objection, Shachtman me renvoie à mes propres paroles suivant lesquelles l’expropriation des propriétaires en Pologne orientale ne peut modifier notre appréciation de la politique générale du Kremlin. Naturellement elle ne le peut ! Et personne ne le propose ! Avec l’aide de l’Internationale communiste, le Kremlin a désorienté et démoralisé la classe ouvrière et par là il a non seulement facilité l’éclatement d’une nouvelle guerre impérialiste mais aussi rendu extraordinairement difficile l’utilisation de cette guerre pour la révolution. Comparé à ces crimes, le bouleversement social accompli dans deux provinces et qui a d’ailleurs été payé par l’asservissement de la Pologne est naturellement d’une importance secondaire et ne peut modifier le caractère réactionnaire général de la politique du Kremlin. Mais à l’initiative de l’opposition elle-même la question aujourd’hui à l’ordre du jour n’est pas celle de la politique générale mais celle de sa réfraction concrète dans des conditions spécifiques de temps et de lieu. Pour les paysans de la Galicie et de la Biélorussie occidentale le bouleversement agraire était de la plus haute importance. La IVe Internationale ne pouvait boycotter ce bouleversement sous prétexte que l’initiative en venait de la bureaucratie réactionnaire. Notre devoir très net est de participer à ce bouleversement aux côtés des ouvriers et des paysans et, dans cette mesure, aux côtés de l’Armée rouge. En même temps il fallait mettre en garde les masses sans relâche contre le caractère réactionnaire général de la politique du Kremlin et contre les dangers qui en résultaient pour les provinces occupées. Savoir combiner ces deux tâches, ou plus exactement ces deux faces d’une seule et même tâche, voilà en quoi consiste une politique bolchévique.

Encore une fois la Finlande...

Après avoir déployé une compréhension si originale des événements de Pologne, Shachtman m’agresse avec une autorité ainsi redoublée à propos des événements de Finlande. Dans mon article "Une opposition petite-bourgeoise", j’écrivais que :

"La guerre soviéto-finnoise commence apparemment à se prolonger par une guerre civile dans laquelle l’Armée rouge se trouve, à un stade donné, dans le même camp que les paysans et les ouvriers finlandais..."

Cette formule extrêmement prudente ne reçut pas l’approbation de mon juge sévère. Mon appréciation des événements de Pologne l’avait déjà mis hors de lui : "Je trouve encore moins (de preuves) pour vos -comment dire ?- remarques étonnantes au sujet de la Finlande", écrit Shachtman à la page 15 de sa lettre. Je suis vraiment désolé que Shachtman préfère s’étonner plutôt que de réfléchir.

Dans les Etats baltes le Kremlin a limité ses objectifs à des avantages stratégiques avec le calcul indubitable que dans l’avenir ses bases militaires de soutien lui permettraient de soviétiser aussi ces anciennes possessions de l’empire tsariste. Les succès remportés dans la Baltique grâce à la menace diplomatique se heurtèrent cependant à la résistance de la Finlande. Se résigner à cette résistance aurait signifié pour le Kremlin mettre en question son "prestige" et par là-même ses succès en Esthonie, en Lettonie et en Lithuanie. Aussi, contrairement à ses plans initiaux, le Kremlin se vit-il contraint de recourir à la force armée. Dès lors toute personne sensée se pose la question : le Kremlin veut-il seulement épouvanter la bourgeoisie finnoise et l’obliger à des concessions ou ses objectifs vont-ils désormais plus loin ?

On ne pouvait bien sûr pas donner de réponse "automatique" à cette question. Il était nécessaire, à la lumière des tendances générales, de s’orienter à partir de symptômes concrets. Les dirigeants de l’opposition en sont apparus incapables.

Les opérations militaires ont commencé le 30 novembre. Le même jour le Comité central du Parti communiste finlandais, installé sans aucun doute, soit à Léningrad soit à Moscou, lançait un manifeste par radio aux masses finlandaises. Ce manifeste déclare :

"Pour la seconde fois dans l’histoire de la Finlande, le peuple ouvrier finnois engage la lutte ouverte contre le joug de la ploutocratie. La première expérience des ouvriers et des paysans en 1918 s’acheva sur la victoire des capitalistes et des propriétaires fonciers. Mais cette fois-ci les masses travailleuses doivent vaincre".

Ce seul manifeste indique clairement qu’il ne s’agissait pas d’une tentative d’effrayer le gouvernement bourgeois finlandais, mais bien d’un plan pour susciter l’insurrection dans le pays et compléter l’invasion de l’Armée rouge par la guerre civile.

La déclaration du prétendu "gouvernement populaire", publiée le 2 décembre, affirme : "Dans différentes parties du pays, le peuple s’est déjà soulevé et a proclamé la création d’une république démocratique". Cette assertion est manifestement une fable, sinon le manifeste aurait mentionné les endroits où éclatèrent ces tentatives d’insurrection. Il est cependant possible que des tentatives isolées, préparées de l’extérieur, échouèrent et que précisément pour cela il est préférable de ne pas entrer dans les détails. En tout cas l’annonce des "insurrections" constituait un appel à l’insurrection. En outre la déclaration annonçait la création "du premier corps finlandais qui dans le cours des combats à venir sera élargi aux volontaires venus des rangs des ouvriers et des paysans révolutionnaires". Qu’il y ait eu mille hommes ou seulement cent dans ce "corps", sa signification pour définir la politique du Kremlin était incontestable. En même temps des câbles annonçaient l’expropriation des grands propriétaires terriens dans les régions frontalières. Il n’y a pas la moindre raison de douter que cela eut lieu pendant la première avance de l’Armée rouge.

Mais même si l’on considère ces dépêches comme des faux, elles gardent pleinement leur sens comme appel à une révolution agraire. Aussi étais-je parfaitement fondé à affirmer que "la guerre finno-soviétique commence apparemment à se prolonger par une guerre civile". Au début de décembre, il est vrai, je ne disposais que d’une partie de ces faits. Mais sur le fond de la situation générale et, je me permets de l’ajouter à l’aide de la compréhension de sa logique interne, les symptômes isolés permettaient de tirer les conclusions nécessaires sur la direction de la lutte dans son ensemble. Sans de telles conclusions à demi a priori on ne peut être qu’un observateur doublé d’un ratiocineur, mais en aucun cas un participant actif aux événements.

Mais pourquoi donc l’appel du "Gouvernement populaire" n’a-t-il pas rencontré de réponse immédiate des masses ?

Pour trois raisons : D’abord la Finlande est aujourd’hui entièrement sous la coupe d’un appareil militaire réactionnaire soutenu non seulement par la bourgeoisie, mais encore par la couche supérieure de la paysannerie et de la bureaucratie ouvrière ; ensuite la politique de l’Internationale communiste a réussi à faire du Parti communiste finlandais une quantité insignifiante ; enfin le régime de l’U.R.S.S. n’est en rien susceptible de déchaîner l’enthousiasme parmi les masses travailleuses finnoises. Même en Ukraine entre 1918 et 1920 les paysans réagirent très lentement aux appels à s’emparer des biens des propriétaires terriens, car la puissance soviétique locale était encore faible et chaque succès des blancs entraînait de cruelles expéditions punitives. Raison de plus pour ne pas s’étonner que les paysans pauvres finnois tardent à répondre à un appel à la révolution agraire. Pour mettre les paysans en mouvement il aurait fallu de sérieux succès de l’Armée rouge. Mais après sa première avance, mal préparée, l’Armée rouge n’a subi que des échecs. Dans de telles conditions il ne pouvait même pas être question d’un soulèvement paysan. On ne pouvait s’attendre, à ce stade donné, à une guerre civile indépendante en Finlande : mes prévisions parlaient très précisément de prolongement des opérations militaires par des mesures de guerre civile. Je n’avais en vue -du moins tant que l’armée finnoise n’est pas détruite- que les territoires occupés et les régions limitrophes.

Aujourd’hui (17 janvier) , au moment où j’écris ces lignes, des dépêches de source finnoise annoncent l’invasion d’une province frontalière par des détachements d’émigrés finlandais et un massacre fratricide, au sens propre du terme. Qu’est-ce là sinon un épisode de la guerre civile ? En tout cas il ne peut y avoir de doute qu’une nouvelle avance de l’Armée rouge en Finlande confirmera à chaque pas notre appréciation générale de la guerre. Shachtman ne donne ni une analyse des événements, ni un semblant de pronostic. Il se cantonne dans une noble indignation ; aussi à chaque pas s’empêtre-t-il de plus en plus.

L’appel du "Gouvernement populaire" réclame le contrôle ouvrier. Quel sens cela peut-il avoir ? s’exclame Shachtman. Il n’y a pas de contrôle ouvrier en U.R.S.S. D’où viendrait-il donc en Finlande ? Hélas ! Shachtman étale une absence totale de compréhension. En U.R.S.S. le contrôle ouvrier est une étape depuis longtemps dépassée. Du contrôle sur la bourgeoisie les ouvriers sont passés à la gestion de la propriété nationalisée. Puis de la gestion ouvrière au commandement de la bureaucratie. Un nouveau contrôle ouvrier signifierait maintenant un contrôle sur la bureaucratie, qui ne pourrait devenir réalité qu’à la suite d’un soulèvement victorieux contre la bureaucratie. En Finlande le contrôle ouvrier signifie seulement à ce jour l’expulsion de la bourgeoisie indigène dont la bureaucratie se propose de prendre la place. De plus on ne doit pas penser que le Kremlin est stupide au point de vouloir tenter d’imposer sa domination en Pologne orientale ou en Finlande au moyen de commissaires importés. La tâche la plus urgente du Kremlin c’est d’extraire un nouvel appareil administratif de la population travailleuse des zones occupées. Cette tâche ne peut être résolue qu’en plusieurs étapes. La première étape c’est la création de comités de paysans et de comités de contrôle ouvrier [21]

Shachtman s’accroche même au fait que le programme de Kuusinen "est formellement le programme de la démocratie bourgeoise". Veut-il dire par là que le Kremlin a plus d’intérêt à établir la démocratie bourgeoise en Finlande qu’à introduire la Finlande dans le cadre de l’U.R.S.S.? Shachtman ne sait pas lui-même ce qu’il veut dire. En Espagne, pays dont Moscou ne préparait pas le rattachement à l’U.R.S.S., le problème était effectivement de prouver la capacité du Kremlin à sauvegarder la démocratie bourgeoise contre la révolution prolétarienne. Cet objectif découlait des intérêts de la bureaucratie du Kremlin dans une situation internationale particulière. Aujourd’hui la situation est différente. Le Kremlin ne se prépare pas à démontrer son utilité à la France, à l’Angleterre, aux Etats-Unis. Comme ses actes l’ont prouvé, il est fermement décidé à soviétiser la Finlande immédiatement... ou en deux étapes. Le programme du gouvernement Kuusinen, même si on le considère d’un point de vue "formel" ne diffère pas du programme des bolcheviks en novembre 1917. Shachtman raille l’importance qu’en général je donne au manifeste de "l’idiot Kuusinen". Je me permets cependant de penser que "l’idiot Kuusinen", agissant sur l’ordre du Kremlin et avec l’appui de l’Armée rouge, représente un facteur politique beaucoup plus sérieux que des dizaines de penseurs superficiels qui refusent d’approfondir la logique interne (la dialectique) des événements.

En conclusion de son analyse remarquable, Shachtman propose ouvertement cette fois-ci une politique défaitiste vis-à-vis de l’U.R.S.S., tout en ajoutant, à tout hasard, qu’il ne cesse pas le moins du monde par là d’être un "patriote de sa classe". Prenons-en acte ! Par malheur, Dan, le dirigeant des mencheviks, écrivait, dès le 12 novembre, qu’au cas ou l’Union soviétique envahirait la Finlande, le prolétariat mondial devrait prendre une "attitude clairement défaitiste au sujet de cette violation". [22] Il faut ajouter que Dan, sous le régime de Kerenski, fut un défensiste acharné ; même sous le Tsar il ne fut pas défaitiste. Seule l’invasion de la Finlande par l’Armée rouge a transformé Dan en défaitiste. Naturellement il n’a pas cessé par là d’être un "patriote de sa classe". De quelle classe ? La question n’est pas dépourvue d’intérêt. Dans l’analyse des événements, Shachtman est en désaccord avec Dan qui, plus proche du théâtre de l’action, ne peut pas remplacer les faits par la fiction ; mais dans les "conclusions politiques concrètes", Shachtman devient un "patriote" de la même classe que Dan. Dans la sociologie de Marx, si l’opposition me le permet, cette classe s’appelle la petite-bourgeoisie.

La théorie des "blocs".

Pour justifier le bloc qu’il a constitué avec Burnham et Abern contre l’aile prolétarienne du parti, contre le programme de la IVe Internationale et contre la méthode marxiste, Shachtman a lourdement sollicité l’histoire du mouvement révolutionnaire qu’il a, d’après ses propres termes, spécialement étudiée pour en transmettre les grandes traditions à la jeune génération. Le but naturellement est, en soi, excellent. Mais il exige une méthode scientifique. Entre temps Shachtman a commencé par sacrifier la méthode scientifique à la cause d’un bloc. Ses exemples historiques sont arbitraires, inadéquats et franchement mensongers.

Toute collaboration n’est pas un bloc au sens propre du mot : des accords épisodiques qui ne se transforment pas et ne cherchent pas à se transformer en un bloc durable ne sont pas rares. D’autre part l’appartenance à un seul et même parti ne peut guère se qualifier de bloc. Le camarade Burnham et moi nous appartenons (et, je l’espère, nous appartiendrons jusqu’au bout) à un seul et même parti international ; mais cela ne constitue pourtant pas un bloc. Deux partis peuvent conclure un bloc à long terme l’un avec l’autre contre un ennemi commun. Telle fut la politique du Front populaire. A l’intérieur d’un seul et même parti, des tendances voisines mais non identiques peuvent conclure un bloc contre une troisième fraction.

Pour juger les blocs existant à l’intérieur d’un parti deux questions sont d’une importance décisive :

1) Contre qui et contre quoi ce bloc est-il dirigé ?

2) Quel est le rapport des forces, à l’intérieur de ce bloc ?

Ainsi pour lutter contre le chauvinisme à l’intérieur de son propre parti, un bloc entre internationalistes et centristes est parfaitement admissible. Le résultat du bloc dans ce cas dépendrait de la clarté du programme des internationalistes, de leur cohésion et de leur discipline, car ces aspects sont souvent plus importants pour définir un rapport de forces que le simple nombre.

Nous l’avons déjà dit, Shachtman se réfère au bloc que Lénine constitua avec Bogdanov. Lénine, on l’a déjà dit, ne fit pas la moindre concession théorique à Bogdanov. Voyons maintenant l’aspect politique de ce "bloc". Il faut tout d’abord déclarer qu’en réalité il ne s’agissait pas d’un bloc mais d’une collaboration au sein d’une même organisation. La fraction bolchévique menait une existence indépendante. Lénine ne constitua pas un "bloc" avec Bogdanov contre d’autres tendances dans sa propre organisation. Il constitua, au contraire, un bloc même avec les bolcheviks conciliateurs (Doubrovinski, Rykov et d’autres) contre les hérésies théoriques de Bogdanov. Pour Lénine la question essentielle était de savoir s’il était possible de rester avec Bogdanov dans une seule et même organisation, qui, sous son nom de "fraction", possédait tous les traits d’un parti. Si Shachtman ne considère pas l’opposition comme une organisation indépendante, sa référence au bloc Lénine-Bogdanov tombe en poussière.

Mais l’erreur ne se réduit pas à cela. La fraction-parti bolchevique menait la lutte contre le menchevisme qui, dès cette époque, avait totalement révélé sa fonction d’agence petite-bourgeoise de la bourgeoisie libérale. Voilà qui était beaucoup plus sérieux que l’accusation de prétendu "conservatisme bureaucratique" dont Shachtman ne tente même pas de définir les racines de classe. La collaboration entre Lénine et Bogdanov était une collaboration entre la tendance prolétarienne du parti et une tendance centriste sectaire contre l’opportunisme petit-bourgeois. Les lignes de classe étaient nettes. Le "bloc" (si l’on veut utiliser ce mot en cette circonstance) était justifié.

La suite de l’histoire du "bloc" n’est pas moins significative. Dans une lettre à Gorki, citée par Shachtman Lénine exprima l’espoir qu’il réussirait à séparer les questions politiques des questions purement philosophiques. Shachtman oublie d’ajouter que les espoirs de Lénine ne se matérialisèrent absolument pas. Les divergences se développèrent des hauteurs de la philosophie jusqu’à toutes les autres questions, y compris les plus courantes. Si le "bloc" ne discrédita pas le bolchévisme, c’est seulement parce que Lénine avait un programme complet, une méthode correcte, une fraction fermement soudée où le groupe de Bogdanov ne représentait qu’une petite minorité instable.

Shachtman a conclu, lui, un bloc avec Burnham et Abern contre l’aile prolétarienne de son parti ; impossible de se dérober à cela. Le rapport de forces dans ce bloc est intégralement en défaveur de Shachtman. Abern a sa propre fraction. Burnham, avec l’aide de Shachtman, peut créer un semblant de fraction composée d’intellectuels désabusés à l’égard du bolchévisme. Shachtman n’a ni programme indépendant, ni méthode indépendante, ni fraction indépendante. Le caractère éclectique du "programme" de l’opposition est déterminé par les tendances contradictoires qui s’affrontent au sein du bloc. En cas d’effondrement -inévitable !- du bloc, Shachtman émergera de la lutte avec comme seul résultat le préjudice qu’il aura porté au parti et à lui-même.

Shachtman se réfère en outre à l’union qui s’opéra en 1917 entre Lénine et Trotsky après une longue lutte et en déduit qu’il serait erroné, par conséquent, de leur rappeler leurs divergences antérieures. Shachtman a déjà utilisé cet exemple auparavant pour expliquer le bloc qu’il avait constitué avec Cannon contre Abern et cela le compromet quelque peu. Mais en dehors de cette circonstance désagréable l’analogie historique est radicalement fausse. En rejoignant le parti bolchevique, Trotsky reconnut complètement et entièrement la justesse des méthodes léninistes de construction du parti. En même temps la tendance de classe intransigeante qui caractérise le bolchévisme avait corrigé un pronostic erroné. Si nous ne soulevâmes pas à nouveau le problème de la "révolution permanente" en 1917, c’est qu’il avait été réglé pour nous deux par la marche même des événements. Ce n’étaient point des combinaisons subjectives ou conjoncturelles, mais la révolution prolétarienne qui constituait la base d’un travail commun. C’est une base solide. En outre il ne s’agissait pas d’un "bloc" mais d’une unification au sein d’un seul parti contre la bourgeoisie et ses agents petit-bourgeois. A l’intérieur du parti, le bloc d’octobre conclu entre Lénine et Trotsky était dirigé contre les tergiversations petites-bourgeoises sur l’insurrection.

Tout aussi superficielle est la référence de Shachtman au bloc entre Trotsky et Zinoviev en 1926. La lutte ne se menait pas à cette époque contre le "conservatisme bureaucratique" comme trait psychologique de quelques individus antipathiques, mais contre la bureaucratie la plus puissante du monde, contre ses privilèges, contre son despotisme et contre sa politique réactionnaire. L’étendue des divergences admissibles dans un bloc est déterminée par la nature de l’adversaire.

Le rapport des éléments à l’intérieur du bloc était aussi tout à fait différent. L’opposition de 1923 [23] avait son propre programme et ses propres cadres, qui n’étaient pas du tout des intellectuels comme le soutient Shachtman à la suite des staliniens, mais en premier lieu des travailleurs. L’opposition de Zinoviev-Kamenev, sur notre demande, reconnut dans un document spécial que l’opposition de 1923 avait eu raison sur toutes les questions fondamentales. Néanmoins étant donné nos traditions différentes et comme nous étions loin d’être d’accord sur tout, il n’y eut jamais fusion. Les deux groupes restèrent des fractions indépendantes. Sur certaines questions importantes, il est vrai, l’opposition de 1923 fit à l’opposition de 1926, contre mon vote, des concessions de principes que je considérais et considère encore comme inadmissibles. N’avoir pas protesté ouvertement contre ces concessions fut plutôt une faute. Mais il n’y avait en général guère de place pour des protestations publiques car nous travaillions illégalement. En tout cas les deux parties connaissaient bien mes vues sur les questions controversées. A l’intérieur de l’opposition de 1923, quatre-vingt-dix-neuf membres sur cent sinon plus, soutenaient mes positions et non celles de Zinoviev ou de Radek. Un tel rapport entre les deux groupes a pu laisser passer telle ou telle faute partielle, mais pas une ombre d’aventurisme.

Avec Shachtman le cas est tout à fait différent. Qui eut raison dans le passé ? Et sur quoi précisément ? Pourquoi Shachtman fut-il d’abord avec Abern, puis avec Cannon puis maintenant de nouveau avec Abern ? Les explications de Shachtman lui-même concernant les amères luttes fractionnelles du passé ne sont pas dignes d’un homme politique responsable mais rappellent les histoires de jardins d’enfants : Johnny a un peu tort, Max a aussi un peu tort, tout le monde a un peu tort et maintenant nous avons tous un peu raison. Qui eut tort et en quoi précisément ? Pas un mot là-dessus. Les traditions n’existent pas. Hier est effacé des comptes. Et pour quelle raison ? Parce que dans l’organisme qu’est le parti le camarade Shachtman joue le rôle d’un rein flottant.

Dans sa recherche des analogies historiques, Shachtman évite un exemple auquel son bloc actuel ressemble effectivement. Je pense au "bloc" dit d’août en 1912 [24]. J’ai participé activement à ce bloc. En un certain sens je l’ai créé. Politiquement j’étais en désaccord avec les mencheviks sur tous les problèmes fondamentaux ; j’étais en désaccord aussi avec les bolcheviks ultra-gauche, les Vperiodistes ; j’étais beaucoup plus proche des bolcheviks sur l’orientation politique générale, mais j’étais hostile au "régime" léniniste, car je n’avais pas encore réussi à comprendre qu’un parti solidement soudé et centralisé est indispensable pour atteindre le but révolutionnaire. Aussi ai-je alors constitué ce bloc circonstanciel formé d’éléments hétérogènes et qui était dirigé contre l’aile prolétarienne du parti.

Dans le "bloc d’août 1912", les liquidateurs avaient leur propre fraction ; les Vperiodistes avaient aussi une sorte de fraction. Moi, j’étais isolé, avec des camarades de pensée, mais sans fraction. Ce fut moi qui écrivis la plupart des documents, documents qui visaient en évitant les divergences de principes, a créer une apparence d’unanimité sur les "questions politiques concrètes". Pas un mot sur le passé ! Lénine soumit le "bloc d’août" à une critique impitoyable et les coups les plus durs s’abattirent sur mon dos. Lénine démontra que, puisque je n’étais d’accord politiquement ni avec les mencheviks ni avec les Vperiodistes, ma politique n’était que de l’aventurisme. C’était sévère, mais vrai !

Je soulignerai, à titre de "circonstances atténuantes", que mon objectif était non pas d’aider la fraction de droite ou la fraction ultra-gauche contre les bolcheviks mais d’unir le parti en un tout. Les bolcheviks furent invités eux aussi à la conférence d’août. Mais comme Lénine refusa carrément de s’unir aux mencheviks (ce en quoi il avait totalement raison) je restais dans un bloc contre nature avec les mencheviks et les vperiodistes. Ma seconde circonstance atténuante est que le phénomène même du bolchevisme, comme incarnation du véritable parti révolutionnaire se développait alors pour la première fois ; dans la pratique de la Deuxième Internationale il n’y avait aucun précédent. Mais je ne cherche pas par là à me laver de ma faute. En dépit de ma conception de la révolution permanente qui, sans aucun doute, dessinait la perspective juste, je ne m’étais pas encore affranchi à cette époque, en particulier dans le domaine de l’organisation, des traits caractéristiques du révolutionnaire petit-bourgeois. Je souffrais de "conciliationnisme" envers les mencheviks et de méfiance envers le centralisme de Lénine. Aussitôt après la conférence d’août, le bloc commença a se désagréger en ses parties composantes. Au bout de quelques mois je quittai le bloc non seulement sur le terrain des principes mais aussi sur celui de l’organisation.

J’adresse aujourd’hui à Shachtman le même reproche que me fit Lénine il y a vingt-sept ans de cela : "Votre bloc est sans principes ! Votre politique est de l’aventurisme !". De tout mon coeur, j’espère que Shachtman tirera de ces accusations les mêmes conclusions que j’en tirai en mon temps.

Les fractions dans la lutte

Shachtman s’étonne que Trotsky, le "dirigeant de l’opposition de 1923" puisse soutenir la fraction bureaucratique de Cannon. Là, comme sur la question du contrôle ouvrier, Shachtman révèle à nouveau son incapacité à sentir la perspective historique. Certes, en justifiant sa dictature, la bureaucratie soviétique exploita les principes du centralisme bolchevique, mais. fondamentalement, elle les transforma exactement en leur contraire. Cela ne discrédite pourtant pas le moins du monde les méthodes du bolchevisme. Durant de nombreuses années, Lénine éduqua le parti dans l’esprit d’une discipline prolétarienne et d’un centralisme sévère. En agissant ainsi il eut à supporter les nombreuses attaques des fractions et des cliques petites-bourgeoises. Le centralisme bolchevique fut un facteur profondément progressiste et il assura, en fin de compte, le triomphe de la révolution. Il n’est pas difficile de comprendre que la lutte de l’actuelle opposition dans le Socialist Workers Party n’a rien de commun avec le combat de l’opposition russe de 1923 contre une caste bureaucratique privilégiée, mais qu’elle présente plutôt une étroite ressemblance avec le combat mené par les mencheviks contre le centralisme bolchevique.

D’après l’opposition, Cannon et son groupe sont "l’expression d’un type de politique dont la meilleure caractérisation est celle de conservatisme bureaucratique". Qu’est-ce que cela signifie ? La domination de la bureaucratie ouvrière conservatrice, ayant sa part des profits de la bourgeoisie nationale, serait inimaginable sans l’aide directe ou indirecte de l’Etat capitaliste. La domination de la bureaucratie stalinienne serait inimaginable sans le Guépéou, l’armée, les tribunaux, etc. La bureaucratie soviétique soutient Staline précisément parce qu’il est parmi les bureaucrates le meilleur défenseur de ses intérêts. La bureaucratie syndicale soutient Green et Lewis [25] précisément parce que leurs vices, comme bureaucrates capables et astucieux, sauvegardent les intérêts matériels de l’aristocratie ouvrière. Mais sur quoi donc repose le "conservatisme bureaucratique" dans le Socialist Workers Party ? Manifestement pas sur des intérêts matériels, mais sur une sélection de bureaucrates-types, en opposition avec un autre camp, celui des innovateurs, des initiateurs et des esprits dynamiques. L’opposition n’indique aucune base objective, c’est-à-dire sociale, du "conservatisme bureaucratique". Tout se réduit à de la pure psychologie. Dans ces conditions tout travailleur qui réfléchit dira : il est possible que le camarade Cannon pèche réellement par des tendances bureaucratiques -il m’est difficile de juger à distance- mais si la majorité du Comité central et l’ensemble du Parti, nullement intéressés à des privilèges "bureaucratiques" soutiennent Cannon, ce n’est donc pas à cause de ses tendances bureaucratiques mais malgré elles. Cela signifie qu’il a d’autres qualités qui dépassent et de loin ce défaut personnel. Voilà ce que dira un membre sérieux du parti et, à mon avis, il aura raison.

Pour étayer leurs complaintes et leurs accusations, les dirigeants de l’opposition rapportent des épisodes et des anecdotes détachés de leur contexte, dont on peut trouver des exemples, par centaines et par milliers dans n’importe quel parti et qu’il est impossible, dans la plupart des cas, de vérifier objectivement. Loin de moi l’idée de critiquer la partie anecdotique des documents de l’opposition. Mais je veux m’exprimer, à titre de participant et de témoin, sur un épisode précis. Les dirigeants de l’opposition insistent avec beaucoup de dédain sur la légèreté et l’absence très vraisemblable de critique et de discussions avec lesquels Cannon et son groupe acceptèrent le programme de transition. Or voici ce que j’écrivais le 15 avril au camarade Cannon à propos de l’élaboration de ce programme :

"Nous vous avons envoyé le projet de programme de transition et une courte déclaration concernant le Labor Party. Sans votre visite à Mexico je n’aurais pas pu écrire le projet de programme car j’ai appris durant les discussions beaucoup de choses importantes qui m’ont permis d’être plus explicite et plus concret."

Shachtman connaît fort bien ces circonstances puisqu’il participa à cette discussion.

Les rumeurs, les spéculations personnelles et les simples potins occupent inévitablement une place importante dans les cercles petits-bourgeois où les gens ne sont pas unis par des liens de parti mais par des rapports personnels et où il est inhabituel d’aborder les événements d’un point de vue de classe. Le bruit vole de bouche à oreille que seuls des représentants de la majorité viennent me voir et me détournent du chemin de la vérité. Chers camarades, ne croyez pas ces bêtises ! Je rassemble les informations politiques avec les mêmes méthodes dont j’use pour mon travail en général. Une attitude critique à l’égard des informations est une partie organique de la physionomie politique de chaque homme politique. Si j’étais incapable de distinguer les informations fausses des vraies, quelle valeur, en général, auraient mes jugements ?

Je connais personnellement au moins vingt membres de la fraction Abern. Je reste l’obligé de plusieurs d’entre eux pour leur aide amicale dans mon travail et je les considère tous ou presque tous comme d’excellents membres du parti. Mais, en même temps, je dois dire que ce qui les caractérise tous à un degré ou à un autre c’est l’atmosphère d’un milieu petit-bourgeois, l’absence d’expérience de classe et dans une certaine mesure, l’absence de besoin d’un lien avec le mouvement ouvrier. Leurs traits positifs les relient à la IVe Internationale, leurs traits négatifs les rattachent à la plus conservatrice de toutes les fractions.

Le document sur le "conservatisme bureaucratique" [26] se plaint que l’on martèle une attitude anti-intellectuelle dans la tête des membres du parti. Cet argument est tiré par les cheveux. Il n’est pas question des intellectuels passés complètement du côté du prolétariat, mais de ceux qui tentent de faire glisser notre parti sur les positions de l’éclectisme petit-bourgeois. Le même document déclare : "Une propagande anti-new-yorkaise se déploie, qui joue au fond sur des préjugés loin d’être toujours sains"(id.). De quels préjugés s’agit-il ici ? Apparemment d’antisémitisme. Si des préjugés antisémites ou d’autres préjugés raciaux existent dans notre parti, alors il faut mener une lutte acharnée contre eux en frappant des coups directs et nets et non se contenter de vagues insinuations. Mais la question des intellectuels et semi-intellectuels juifs de New-York est une question sociale et non nationale. A New-York il y a un grand nombre de prolétaires juifs mais ce ne sont pas eux qui constituent la fraction Abern. Les éléments petits-bourgeois de cette fraction se sont avérés jusqu’ici incapables de trouver le chemin des travailleurs juifs. Ils se satisfont de leur propre milieu.

Plus d’une fois dans l’histoire -ou plus précisément cela ne se passe jamais autrement dans l’histoire- lors du passage du parti d’une période à une autre, des éléments qui avaient joué un rôle progressiste dans le passé se sont révélés incapables de s’adapter à temps aux tâches nouvelles, se sont serrés plus étroitement les coudes et ont révélé non leurs traits positifs mais presque exclusivement leurs traits négatifs. Tel est précisément aujourd’hui le rôle de la fraction Abern dans laquelle Shachtman joue le rôle de journaliste et Burnham celui d’inspirateur théorique.

"Cannon sait, insiste Shachtman, à quel point il est frauduleux d’introduire dans la discussion en cours la "question Abern". Il sait ce que sait tout dirigeant informé du parti, ainsi que nombre de ses membres, à savoir que dans les années passées, il n’a pas existé de "groupe Abern"." Je me permets de dire que si quelqu’un déforme ici la réalité c’est précisément Shachtman. Je suis le développement des rapports internes dans la section américaine depuis dix ans environ. La composition spécifique et le rôle particulier de l’organisation de New-York furent le premier élément qui apparut clairement à mes yeux. Shachtman se rappelle vraisemblablement que, dès mon séjour à Prinkipo, je conseillai au Comité central de quitter pour un temps New-York et son atmosphère de chamailleries petites-bourgeoises pour un centre industriel de province. En arrivant à Mexico j’eus l’occasion de mieux connaître la langue anglaise, de me familiariser davantage avec l’existence aux Etats-Unis et, grâce à de nombreuses visites de mes amis du Nord, de me faire une image plus vivante de la composition sociale et de la psychologie politique des divers groupements. Sur la base de mes propres observations personnelles et directes au cours de ces trois dernières années j’affirme que la fraction Abern a existé sans interruption sinon "dynamiquement", du moins potentiellement. Les membres de la fraction Abern sont aisés à reconnaître, si l’on possède un minimum d’expérience politique, non seulement par leurs traits sociaux mais encore par leur manière d’aborder tous les problèmes. Ces camarades ont toujours formellement nié l’existence de leur fraction. Pendant une certaine période quelques-uns d’entre eux tentèrent effectivement de se dissoudre dans le parti. Ils se firent pour cela violence à eux-mêmes et dans toutes les questions critiques ils intervinrent par rapport au parti comme une entité à part. Ils se sont intéressés beaucoup moins aux problèmes de principe, en particulier au problème du changement de la composition sociale du parti qu’aux combinaisons de sommet, aux conflits personnels et, en général, aux incidents du "quartier général". Voilà l’école d’Abern. J’avertis avec insistance un grand nombre de camarades que leur persistance à mariner dans ce cercle artificiel les mènerait tôt ou tard à une nouvelle explosion fractionnelle.

Les dirigeants de l’opposition parlent avec ironie et grand mépris de la composition prolétarienne de la fraction Cannon. A leurs yeux ce "détail" accidentel n’a aucune importance. Qu’est cela sinon du dédain petit-bourgeois, combiné à la cécité ? Au deuxième congrès du Parti social-démocrate russe de 1903 où se produisit la scission entre les bolcheviks et les mencheviks, il n’y avait que trois ouvriers sur plusieurs dizaines de délégués. Tous trois se rangèrent du côté de la majorité. Les mencheviks raillèrent Lénine pour la grande signification symptomatique qu’il donnait à ce fait. Les mencheviks, pour leur part, expliquaient la position adoptée par ces trois ouvriers par leur insuffisante "maturité". Mais, on le sait, Lénine s’avéra avoir eu raison.

Si la section prolétarienne de notre parti américain est politiquement "arriérée", le premier devoir des éléments "avancés" aurait dû consister à élever les ouvriers à un niveau plus élevé. Pourquoi donc l’opposition actuelle n’a-t-elle pas trouvé le chemin de ces ouvriers ? Pourquoi a-t-elle laissé ce soin à la clique de Cannon ? Qu’est-ce que cela signifie ? Les ouvriers ne sont-ils pas assez bons pour l’opposition ? Ou l’opposition ne convient-elle pas aux ouvriers ?

Il serait stupide de penser que la section ouvrière du parti est parfaite. Les travailleurs ne parviennent que graduellement à une conscience de classe claire. Les syndicats constituent toujours un terrain de culture pour les déviations opportunistes. Nous nous heurterons inévitablement à ce problème dans une des prochaines étapes. Le parti devra plus d’une fois rappeler à ses propres militants syndicaux que l’adaptation pédagogique aux couches les plus arriérées du prolétariat ne doit pas se transformer en adaptation politique à la bureaucratie conservatrice des syndicats. Chaque nouvelle étape du développement, chaque élargissement des rangs du parti et la complication de ses méthodes de travail ouvrent la voie non seulement à de nouvelles possibilités mais aussi à de nouveaux dangers. Les militants des syndicats, même s’ils sont formés à l’école la plus révolutionnaire montrent souvent une tendance à s’affranchir du contrôle du parti. Mais pour l’instant ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. En ce moment l’opposition non-prolétarienne, entraînant à sa suite la majorité non-prolétarienne de la jeunesse, tente de réviser notre théorie, notre programme, notre tradition et elle le fait, avec désinvolture "en passant" pour les besoins de la lutte contre la "clique Cannon". En ce moment ce ne sont pas les militants syndicaux mais les oppositionnels petits-bourgeois qui manifestent de la désinvolture vis-à-vis du parti. C’est précisément pour empêcher les militants syndicaux de tourner à l’avenir le dos au parti qu’il faut infliger une défaite décisive à l’opposition petite-bourgeoise.

De plus il est impossible d’oublier que les erreurs réelles ou possibles des camarades qui travaillent dans les syndicats reflètent la pression du prolétariat américain tel qu’il est aujourd’hui. C’est notre classe, nous ne sommes pas prêts à capituler devant sa pression, mais cette pression nous indique en même temps notre principale voie historique. Les fautes de l’opposition, elles, reflètent la pression d’une autre classe, étrangère celle-là. Une rupture idéologique avec cette classe est la condition élémentaire de nos succès futurs.

Les raisonnements de l’opposition à l’égard de la jeunesse sont absolument faux. Certes le parti révolutionnaire ne peut se développer sans conquérir la jeunesse prolétarienne. Mais le malheur est que nous avons presque uniquement une jeunesse petite-bourgeoise et dont la majorité a un passé social-démocrate, c’est-à-dire opportuniste. Les dirigeants de cette jeunesse ont des qualités et des capacités indubitables, mais, hélas, ils ont été éduqués dans l’esprit des manoeuvriers petits-bourgeois et si on ne les arrache pas à leur milieu habituel, si on ne les envoie pas sans titres sonores dans les districts ouvriers pour y accomplir un noir travail quotidien dans le prolétariat, ils risquent d’être perdus à jamais pour le mouvement révolutionnaire. Sur la question de la jeunesse comme sur toutes les autres questions Shachtman a malheureusement adopté une position radicalement fausse.

Il est temps de s’arrêter.

On peut voir à quel point la pensée de Shachtman, sous le poids d’un point de départ erroné, s’est dégradée, en ce qu’il présente ma position comme une défense de la "clique Cannon" et revient à plusieurs reprises sur le fait qu’en France j’ai soutenu de manière tout aussi erronée la "clique Molinier". Tout se réduit à l’aide que je donnerais à des individus isolés ou à des groupes tout à fait indépendamment de leur programme. L’exemple de Molinier ne peut que jeter sur les choses un brouillard superflu, que je vais essayer de dissiper. On n’accusait pas Molinier d’avoir abandonné notre programme, mais d’être indiscipliné et despotique et de monter toutes sortes d’aventures financières pour aider le parti et sa fraction. Comme Molinier est un homme d’une grande énergie, aux capacités pratiques indiscutables, j’ai trouvé nécessaire non seulement dans l’intérêt de Molinier, mais surtout dans l’intérêt de l’organisation elle-même, d’épuiser toutes les possibilités de le convaincre et de le rééduquer dans l’esprit de la discipline prolétarienne. Comme beaucoup de ses adversaires possédaient ses défauts sans avoir ses qualités, j’ai tout fait pour les convaincre de ne pas hâter une scission, mais de mettre inlassablement Molinier à l’épreuve. Voilà en quoi a consisté ma "défense" de Molinier pendant l’adolescence de notre section française.

Considérant qu’une attitude patiente à l’égard de camarades dans l’erreur ou indisciplinés ainsi que les efforts répétés pour les rééduquer dans l’esprit révolutionnaire sont absolument indispensables, je n’ai pas appliqué ces méthodes au seul Molinier. J’ai fait des tentatives pour rapprocher du parti ou maintenir dans ses rangs Kurt Landau [27], Field [28], Weisbord [29], l’Autrichien Frey [30], le Français Treint [31] et un certain nombre d’autres. Dans de nombreux cas mes efforts se sont avérés vains ; dans quelques cas il m’a été possible de conserver au parti de précieux camarades.

En tout cas, je n’ai jamais fait la moindre concession de principe à Molinier. Quand il décida de fonder un journal sur la base de "quatre points" substitués à notre programme et qu’il entreprit de réaliser ce plan de façon indépendante je fus un de ceux qui insistèrent pour son exclusion immédiate. Mais je ne cacherai pas qu’au congrès de fondation de la IVe Internationale, je fus une fois encore partisan de mettre à l’épreuve Molinier et son groupe dans le cadre de la IVe Internationale pour voir s’ils s’étaient convaincus de l’erreur de leur politique. Cette fois encore la tentative ne donna rien. Mais je ne renonce pas à la renouveler dans des conditions appropriées. Le plus curieux est que parmi les plus grands adversaires de Molinier se trouvaient des gens comme Vereecken et Sneevliet qui, après leur rupture avec la IVe Internationale, réussirent à s’unir avec lui.

Certains camarades qui ont pris connaissance de mes archives, m’ont amicalement reproché d’avoir perdu et de perdre encore beaucoup trop de temps à convaincre des "gens sans espoir". Je répondis que j’avais souvent eu l’occasion d’observer comment les gens changent avec les circonstances et que, par conséquent, je ne suis pas prêt à étiqueter "sans espoir" des gens sur la base de quelques erreurs, même sérieuses.

Quand je m’aperçus de l’impasse où Shachtman menait et lui-même et une certaine section du parti, je lui écrivis que, si je le pouvais, je prendrais immédiatement l’avion pour New York afin de discuter avec lui soixante douze heures d’affilée. Je lui demandais : nous est-il vraiment impossible de nous rencontrer ? Shachtman ne répondit pas. C’est tout à fait son droit. Il est fort possible qu’un jour des camarades prenant connaissance de mes archives diront que, dans ce cas aussi, ma lettre à Shachtman fut un faux pas de ma part et citeront mon "erreur" en la rattachant à ma "défense" trop persistante de Molinier. Ils ne me convaincront pas. C’est une tâche extrêmement difficile que de former une avant-garde prolétarienne internationale dans les conditions présentes. Faire la chasse aux individus isolés aux dépens des principes politiques serait évidemment un crime. Mais j’ai considéré et je considère toujours comme mon devoir de faire tout ce qui est possible pour ramener à notre programme des camarades de valeur qui se trompent.

De la même discussion sur les syndicats que Shachtman évoquait de façon manifestement malencontreuse, je citerai ces mots de Lénine que Shachtman devrait graver dans sa mémoire : "Une erreur commence toujours par être petite, puis se développe. Les divergences commencent toujours par des vétilles. Chacun a souffert en son temps d’une légère blessure, mais si cette blessure s’infecte une maladie mortelle peut s’ensuivre" [32]. Ainsi parlait Lénine, le 23 janvier 1921. Il est impossible de ne pas commettre d’erreurs. Tout le monde se trompe. Certains se trompent plus souvent, d’autres plus rarement. Le devoir d’un révolutionnaire prolétarien est de ne pas persister dans son erreur et de ne pas placer son ambition au-dessus des intérêts de la cause, mais de s’arrêter à temps. Il est temps que le camarade Shachtman s’arrête ! Sinon l’égratignure, qui a déjà grossi pour devenir un abcès, peut mener jusqu’à la gangrène.

Coyoacan,

Le 24 janvier 1940
Notes

[1] Shachtman, "Lettre ouverte au camarade Trotsky", New International, Janvier 1939.

[2] J.-P. CANNON, The struggle for a proletarian party, op. cit. p. 255. Traduction française : CERMTRI.

[3] Article écrit à l’époque où les trotskystes constituaient une fraction organisée à l’intérieur du Parti socialiste.

[4] S.A.P. : Sozialistiche Arbeiterpartei : créé en 1931 par la fusion entre l’aile gauche de la social-démocratie allemande exclue en juillet 1931 (Rosenfeld, Seydewitz) et une aile de l’opposition communiste de droite constituée en 1926 par Brandler et Talheimer (Walcher, Froelich). Signa en 1933 la déclaration des Quatre pour la Quatrième Internationale (avec la L.C.I., le R.S.P. et l’O.S.P.), participa à la Conférence internationale des partis socialistes révolutionnaires qui aboutit à la création de l’I.A.G. (International Arbeitsgemeinschaft) dont le centre était le Bureau de Londres, à laquelle adhérèrent entre autres l’I.L.P., la Fédération communiste ibérique, quelque temps le Parti ouvrier norvégien et, plus tard, le R.S.A.P. et le P.O.U.M. et qui fut un obstacle à la création de la IVe Internationale.

[5] Norman Thomas, dirigeant social-démocrate américain et du mouvement pacifiste aux U.S.A.

[6] Ce passage et les suivants sont extraits de lettres de Trotsky non publiées.

[7] Commission Dewey, composée de diverses personnalités réunies sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey pour examiner la validité des charges que les deux procès de Moscou faisaient peser sur Trotsky. Une sous-commission interrogea Trotsky pendant une semaine à Coyoacan en avril 1937 et conclut à la non-culpabilité de Trotsky.

[8] New International, janvier 1939, p. 7.

[9] De 1904 à 1907, Lénine dirigea la fraction bolchevique en s’appuyant en particulier sur Bogdanov, dont les vues philosophiques étaient fort éloignées du marxisme et représentaient un courant dit "machiste" (du nom de Mach) ou "empiriocriticiste". Lorsque Bogdanov se plaça sur une ligne politique gauchiste (le boycott systématique des institutions légales, à commencer par les élections à la Douma), Lénine rompit avec lui politiquement et écrivit ensuite une longue critique de ses oppositions philosophiques : Matérialisme et empiriocriticisme. Bogdanov constitua en 1908 une fraction ultra-gauche regroupée autour du journal Vperiod, d’où le nom de Vpériodistes donnés à ce groupe.

[10] Loc. cit., p. 7, souligné par moi (L.T.).

[11] Shachtman, loc. cit., p. 14.

[12] Aux jeunes camarades, je recommande d’étudier sur cette question les travaux d’Engels (L’Anti-Dühring), de Plekhanov et d’A. Labriola (L.T.).

[13] Shachtman, loc. cit., p. 10.

[14] Id., p 12

[15] Id., p 15

[16] Shachtman, loc. cit., p 16

[17] In Sotsialistitcherski Vestnik, journal menchevik, octobre 1939

[18] Id

[19] Id

[20] New York Times, 17 janvier 1940.

[21] Cet article était déjà écrit quand nous lûmes dans le New York Times du 17 janvier, les lignes suivantes relatives à l’ancienne Pologne orientale : "Dans l’industrie on n’a pas encore pratiqué d’énergiques actes d’expropriation sur une large échelle. Les centres principaux du système bancaire, du système ferroviaire, et un certain nombre de grandes entreprises industrielles étaient propriété d’Etat plusieurs années avant l’occupation russe. Dans les petites et moyennes industries, les travailleurs exercent maintenant un contrôle sur la production.

Les industriels conservent nominalement tous leurs droits de propriété dans leurs propres établissements, mais ils sont obligés de soumettre des états de coût de la production. etc. à l’examen des délégués ouvriers. Ceux-ci, conjointement avec leurs employeurs, fixent les salaires, les conditions de travail, et un "juste taux de profits pour les industriels".

Ainsi nous voyons que la "réalité des événements vivants" elle-même ne se soumet pas du tout aux schémas pédants et inanimés des dirigeants de l’opposition. Pendant ce temps, nos "abstractions" prennent chair et sang. (L.T.)

[22] Sotsialistitcherski, n°19-20, p. 43.

[23] L’opposition de 1923, dite opposition de gauche, rassemble sur la double exigence de la planification économique et de la démocratisation de la vie du parti une vaste couche de cadres du parti, dont le noyau, homogène, devait constituer le noyau des "trotskystes". L’opposition de 1926 ou Opposition unifiée (ici désignée encore sous le vocable de "Trotsky-Zinoviev") rassemble sur une plateforme minimum dont la base théorique est la condamnation du socialisme dans un seul pays deux fractions qui coexistent, celle de Trotsky, celle de Zinoviev et Kamenev.

[24] En janvier 1912, Lénine réunit à Prague une conférence de la fraction bolchevique qui se proclama "Parti ouvrier social-démocrate russe" et élit son Comité central. La raison fondamentale de cette proclamation était le refus des autres courants de rompre avec les liquidateurs c’est-à-dire l’aile des mencheviks qui voulaient liquider le travail illégal au bénéfice du seul travail légal. Ces autres courants constituèrent un Comité d’organisation qui tenta de rassembler toutes les forces de la social-démocratie russe face aux bolcheviks. Alors partisan d’un parti large, ouvert à tous les courants, Trotsky fut la cheville ouvrière de cette tentative de regroupement qui reçut le nom de "Bloc d’août", parce qu’elle se matérialisa par une conférence tenue en août 1912, à Vienne, sous la présidence de Trotsky. Le Bloc d’août se désintégra dans les mois qui suivirent. Lénine attaque alors violemment ce "Bloc d’août" et Trotsky, qui, après 1917, jugera sévèrement cet aspect de sa propre politique antérieure.

[25] John Lewis (1880-1971) : président du syndicat des mineurs, l’un des fondateurs du Congress of Industrial Organisations (C.I.O.). Regroupement des syndicalistes les plus combatifs de l’A.F.L. d’où le C.I.O. fut exclu en août 1936 par les dirigeants de l’A.F.L. En 1942, John Lewis, après avoir mené une vigoureuse campagne en 1939-40 contre l’entrée des U.S.A. dans la guerre et flirté à cette occasion contre Roosevelt avec l’aile isolationniste du parti républicain, fit sortir le syndicat des mineurs du C.I.O.

[26] International Bulletin, vol. 2, n°6, janvier 1940, p. 12.

[27] Kurt Landau, dit Wolf, dit Spectator, communiste autrichien et rédacteur au journal du parti en 1921, rompit en 1929 avec le stalinisme, entra dans l’Opposition de gauche qu’il anima en Autriche et en Allemagne. Membre du Bureau international jusqu’en 1931, date à laquelle il rompit avec le trotskysme. Emigre en France et organise peu après le groupe Que Faire ? avec André Ferrat et Georges Kagan. Dès cette époque en relations avec l’opposition espagnole, ira en Espagne en novembre 1936, collabora à La Ratalla, l’organe du P.O.U.M. où il polémiqua avec Trotsky et les trotskystes. Sera arrêté en septembre 1937 par le G.P.U. et assassiné. Trotsky l’avait sévèrement critiqué dans un article du 16 décembre 1932, "L’Etat et l’Opposition de gauche".

[28] B.-J. Field : Militant trotskyste qui assuma la direction de la grève des personnels des hôtels de New York en 1933, se détourna de l’organisation trotskyste au cours de la grève, fut alors exclu et constitua alors un petit groupe, la Ligue pour un parti ouvrier révolutionnaire, qui avait un journal, le Nouveau bulletin international et qui végéta jusqu’à la guerre.

[29] Albert Weisbord : Exclu du P.C. américain en 1929, entra dans l’Opposition de gauche américaine (la Ligue Communiste d’Amérique) avec laquelle il rompit presqu’aussitôt, parce qu’en désaccord sur l’orientation "propagandiste" de la Ligue au début de son travail. Il constitua un groupe d’une douzaine de membres intitulé "La Ligue Communiste de Combat".

[30] Frey, fut membre de l’opposition de gauche en Autriche, qu’il dirigea un moment avec Landau et quitta avec lui.

[31] Albert Treint (1889) : Instituteur, élu au Comité directeur du P.C. lors de la scission de Tours en décembre 1920. Membre de l’aile gauche, devient secrétaire général en 1923. Auteur de la fameuse formule suivant laquelle le Front unique ouvrier consiste à "plumer la volaille" socialiste. Bras droit de Zinoviev dans le P.C. français, y instaure la bolchevisation. En 1926 il est écarté du Comité directeur, prend position pour l’opposition en 1927, est exclu du P.C.F. Trotsky cherche à collaborer avec lui, mais ne peut trouver de terrain d’entente politique. En 1934, en même temps que les trotskystes, mais à part d’eux, Treint entre dans la S.F.I.O.

[32] Il s’agit d’une citation du discours prononcé par Lénine lors de la réunion de la fraction communiste au deuxième Congrès du syndicat des mineurs de Russie. Condamnant le fait que "le problème du rôle et des tâches des syndicats a revêtu prématurément la forme d’une lutte fractionnelle", précisant que "c’est surtout de cette hâte, de cette précipitation exagérée que je fais grief au camarade Trotsky", affirmant qu’il avait espéré ne pas avoir à intervenir dans cette discussion "parce qu’il est nuisible de se battre avec Trotsky, nuisible pour nous, nuisible pour le parti, pour la république", Lénine déclare qu’il est désormais nécessaire de tirer les choses au clair après la dernière brochure de Trotsky et c’est alors qu’il cite la phrase ci-dessus. (Lénine, Oeuvres complètes, Moscou, 4e édition, T 32. pp. 48-51).

LES MORALISTES PETITS-BOURGEOIS ET LE PARTI PROLETARIEN

La discussion dans le Socialist Workers Party des U.S.A. s’est déroulée dans la plus totale liberté. La préparation de la Conférence nationale fut d’une absolue loyauté. La minorité participa à la conférence, reconnaissant par là-même sa légalité et sa régularité. La majorité a proposé à la minorité toutes les garanties lui permettant de combattre pour ses idées après la conférence nationale. La minorité a exigé la liberté de s’adresser aux masses par-dessus la tête du parti. La majorité a naturellement rejeté cette prétention monstrueuse. En même temps la minorité se livrait dans le dos du parti à de sombres machinations et mettait la main sur New International, revue qui fut publiée grâce aux efforts du parti tout entier et de la Quatrième Internationale. Il faut ajouter encore que la majorité était d’accord pour accorder à la minorité deux sièges sur cinq à la rédaction de cette revue. Mais est-il possible à une "aristocratie" intellectuelle de rester minoritaire dans un parti ouvrier ? Mettre sur le même plan un professeur et un ouvrier, cela c’est du "conservatisme bureaucratique" !

Dans l’article qu’il a écrit contre moi Burnham m’expliquait il n’y a guère que le socialisme est un "idéal moral". Idée, évidemment, qui n’est pas très neuve. Au début du siècle passé le "véritable socialisme allemand" se fondait sur la morale et c’est par la critique de ce socialisme que Marx et Engels commencèrent leur activité. Au début du siècle présent les socialistes-révolutionnaires russes avancèrent "l’idéal moral" en opposition au socialisme matérialiste. Hélas, ces thuriféraires de la morale se révélèrent de parfaits filous dans le domaine de la politique. En 1917 ils trahirent complètement les travailleurs en faveur de la bourgeoisie et de l’impérialisme étrangers.

Une longue expérience politique m’a appris que lorsqu’un professeur ou un journaliste petit-bourgeois parle des grands idéaux de la morale, il faut tenir fermement ses poches à deux mains. C’est ce qui vient de se passer une fois de plus. Au nom de "l’idéal moral" un intellectuel petit-bourgeois a volé dans la poche du parti prolétarien sa revue théorique. Tel est le vivant modèle des méthodes organisationnelles de ces novateurs, de ces moralistes et de ces combattants de la démocratie.

Qu’est-ce qu’un petit-bourgeois "cultivé" appelle la démocratie du parti ? C’est un régime dans lequel il peut dire et écrire ce qu’il veut. Qu’est-ce qu’un petit-bourgeois "cultivé" considère comme du "bureaucratisme" ? C’est un régime où la majorité prolétarienne établit ses décisions et sa discipline par des méthodes démocratiques. Gardez bien cela en mémoire, travailleurs !

La minorité petite-bourgeoise du Socialist Workers Party a scissionné d’avec la majorité prolétarienne sur la base de la lutte contre le marxisme révolutionnaire. Burnham a déclaré que le matérialisme dialectique était incompatible avec sa "science" rancie. Shachtman a déclaré que le marxisme révolutionnaire était indifférent du point de vue des tâches pratiques. Abern s’est hâté d’accoler sa petite boutique au bloc antimarxiste. Et maintenant ces messieurs appellent la revue qu’ils ont volée au parti "l’organe du marxisme révolutionnaire". N’est-ce pas là du charlatanisme idéologique ? Que les lecteurs exigent de la rédaction qu’elle imprime la seule oeuvre programmatique de la minorité : l’article de Burnham "Science et Style". Si ces rédacteurs ne se préparaient pas à imiter le camelot qui pare d’une belle étiquette sa marchandise avariée ils se sentiraient bien obligés de publier cet article... Et tout le monde verrait alors de quel "marxisme révolutionnaire" il s’agit en l’occurrence. Mais ils n’oseront pas le faire. Ils auront honte de montrer leur véritable visage. Burnham sait cacher au fond de ses poches ses motions et ses articles trop francs et Shachtman sait se faire l’avocat des opinions d’autrui, faute d’en avoir à lui.

Déjà le premier article programmatique de l’organe volé révélait sans le moindre fard la légèreté et le néant de ce nouveau groupement antimarxiste qui se manifeste sous le sigle du "troisième camp"... Qu’est-ce que c’est que ce machin-là ? Il y a le camp du capital et celui du prolétariat. Le troisième camp ne serait-il pas le refuge de la petite-bourgeoisie ? Fondamentalement c’est bien cela. Mais comme toujours la petite-bourgeoisie camoufle le camp qu’elle choisit sous les fleurs en papier de la rhétorique. Ecoutons un peu : dans le premier camp la France et l’Angleterre, dans le second Hitler et Staline, dans le troisième Burnham et Shachtman. La Quatrième Internationale se trouve dans le camp d’Hitler (Staline avait découvert cela depuis longtemps). Voici le nouveau et grandiose slogan : brouillons, pacifistes, pieds écrasés de tous pays, rassemblez-vous dans le "troisième camp" !

Par malheur le monde bourgeois ne se limita pas aux deux camps en lutte. Que faire donc de tous les pays neutres ou à demi-neutres ? Des U.S.A.? Où placer l’Italie et le Japon ? Les Etats scandinaves ? L’Inde, la Chine ? Nous avons en vue non point les travailleurs révolutionnaires indiens ou chinois mais l’Inde et la Chine, comme pays opprimés. Du schéma pédant des trois camps une babiole disparaît : le monde colonial, soit une bonne moitié de l’humanité !

L’Inde participe à la guerre impérialiste aux côtés de la Grande-Bretagne. Cela signifie-t-il que nous avons vis-à-vis de l’Inde -non pas vis-à-vis des bolcheviks indiens mais de l’Inde- la même attitude qu’à l’égard de la Grande-Bretagne ? S’il n’existait au monde, en dehors de Burnham et de Shachtman, que deux camps impérialistes, où donc fourrer l’Inde ? Telle est notre question. Un marxiste répondra : bien que partie constituante de l’empire britannique, bien que prenant part à la guerre impérialiste et malgré la politique traître de Gandhi et des autres chefs impérialistes, nous n’avons pas vis-à-vis de l’Inde tout à fait la même attitude que vis-à-vis de l’Angleterre. Nous défendons l’Inde contre l’Angleterre. Pourquoi donc ne pouvons-nous pas avoir vis-à-vis de l’U.R.S.S. une autre attitude que vis-à-vis de l’Allemagne, malgré l’alliance entre Staline et Hitler ? Pourquoi ne pouvons-nous pas défendre les formes sociales plus progressistes susceptibles de se développer, contre les formes réactionnaires qui ne peuvent que pourrir ? Non seulement nous le pouvons mais nous le devons. Les théoriciens de la revue volée remplacent l’analyse de classe par une construction mécanique qui attire les intellectuels petits-bourgeois par son caractère pseudo-symétrique. De même que les staliniens camouflent leur attitude de larbins du national-socialisme par des phrases vigoureuses à l’encontre des démocraties impérialistes, de même Shachtman et compagnie dissimulent leur capitulation devant l’opinion publique petite-bourgeoise des U.S.A. par la phraséologie pompeuse du "troisième camp". Comme si le "troisième camp" (qu’est-ce à propos ? Un parti ? Un club ? La Ligue des espoirs perdus ? Le "Front populaire" ?) ne devait pas avoir une politique juste à l’égard de la petite-bourgeoisie, des syndicats, de l’Inde et de l’U.R.S.S.!

Il y a quelques jours encore Shachtman, dans la presse se qualifiait de "trotskyste". Si c’est cela le trotskysme, alors moi, en tout cas, je ne suis pas trotskyste. Je n’ai rien de commun avec les idées actuelles de Shachtman sans parler de celles de Burnham. J’ai pris une part active à New international, en protestant par lettres, contre la désinvolture théorique de Shachtman et contre ses concessions sans principe au petit-bourgeois vaniteux qu’est Burnham. Mais alors le parti et la Quatrième Internationale les tenaient par la bride. Aujourd’hui, sous la pression de la démocratie petite-bourgeoise, ils ont rompu leur frein. Je ne puis avoir avec leur revue que les mêmes relations que j’ai avec toutes les autres contrefaçons petites-bourgeoises du marxisme. En ce qui concerne leurs "méthodes organisationnelles" et leur "morale" politique elles ne suscitent en moi que répulsion.

Si des agents conscients de l’ennemi de classe se tenaient derrière Shachtman ils ne pourraient lui conseiller de faire rien d’autre que ce qu’il fait en ce moment. Il s’est allié à des antimarxistes pour lutter contre le marxisme. Il a aidé une fraction petite-bourgeoise à unifier ses rangs contre les travailleurs. Il s’est refusé à utiliser la démocratie interne du parti pour tenter honnêtement de convaincre la majorité ouvrière. Il a provoqué une scission en pleine guerre mondiale. Ce faisant il a camouflé la scission sous des esclandres mesquins et douteux, qui peuvent paraître tout spécialement désignés pour fournir des armes à nos adversaires. Tels sont nos "démocrates", telle est leur "morale".

Cela ne leur servira à rien. La banqueroute les menace. Malgré les trahisons d’intellectuels chancelants et les railleries minables des commères démocratiques, la Quatrième Internationale poursuivra son chemin, sélectionnera, formera et éduquera une avant-garde de révolutionnaires, capables de comprendre ce qu’est un parti, ce qu’est la fidélité au drapeau, ce qu’est la discipline.

Travailleurs d’avant-garde ! N’accordez pas même l’ombre de votre confiance au troisième front de la petite-bourgeoisie !

Coyoacan,

Le 23 avril 1940

BILAN DE L’EXPERIENCE FINLANDAISE

Ils n’avaient pas prévu

"Nous" avions prévu l’alliance avec Hitler -écrivent Shachtman et Burnham- mais l’invasion de la Pologne orientale et l’invasion de la Finlande, non, cela "nous" ne l’avions pas prévu [1]. Un événement aussi inattendu et aussi incroyable exige un bouleversement complet de notre politique. Ces hommes politiques pensaient manifestement que l’alliance entre Hitler et Staline ne leur était nécessaire que pour échanger des saluts de Pâques. Ils avaient "prévu" l’alliance (où ? quand ?) mais n’en avaient prévu ni les raisons ni les objectifs.

Ils reconnaissent à l’Etat ouvrier le droit de manoeuvrer entre les camps impérialistes et de conclure des accords avec les uns contre les autres. Ces accords doivent évidemment avoir pour fin la défense de l’Etat ouvrier, doivent lui donner la possibilité d’obtenir des avantages économiques, stratégiques, etc., et, si les circonstances le permettent, d’élargir l’arène de l’Etat ouvrier. L’Etat ouvrier dégénéré tente d’atteindre ces fins par des moyens bureaucratiques, qui, à chaque pas, entrent en contradiction avec les intérêts du prolétariat mondial. Mais qu’y a-t-il de particulièrement inattendu et d’imprévisible en ce que le Kremlin s’efforce de tirer tout ce qu’il peut de son alliance avec Hitler ?

Si des hommes politiques mal avisés n’avaient pas prévu "cela", c’est seulement parce qu’ils n’examinent à fond aucun problème. Au cours de longues discussions avec la délégation franco-britannique au cours de l’été 1939 le Kremlin avait ouvertement exigé le contrôle des Etats baltes. Le refus opposé à cette exigence par l’Angleterre et la France poussa Staline à rompre les négociations. Cela seul suffisait à faire comprendre très clairement que l’accord avec Hitler devait au moins garantir à Staline le contrôle des Etats baltes. Dans le monde entier des gens politiquement avertis suivaient justement le déroulement des choses en se demandant par quels moyens précisément Staline parviendrait à cet objectif : commencerait-il par la Pologne ou par la Baltique ? utiliserait-il la force des armées ? etc. Le cours des événements, cependant, dépendait beaucoup plus de Hitler que de Staline.

Il est en général impossible de prévoir des événements concrets. Mais la direction générale du déroulement des événements ne comportait en elle rien de principiellement nouveau.

La conséquence de la dégénérescence de l’Etat ouvrier c’est que l’U.R.S.S. est apparue, au seuil de la seconde guerre impérialiste, infiniment plus faible qu’elle n’aurait dû autrement l’être. L’accord Hitler-Staline avait comme fonction de protéger l’U.R.S.S. contre une agression allemande et, plus généralement, de détourner l’U.R.S.S. de la participation à une grande guerre. Hitler avait besoin, au moment de l’invasion de la Pologne, de se protéger sur l’Est. Avec la permission de Hitler, Staline a dû pénétrer en Pologne orientale pour se donner quelques garanties complémentaires contre Hitler sur la frontière occidentale de l’U.R.S.S. Cependant la conséquence de ces événements c’est que l’U.R.S.S. a une frontière terrestre commune avec l’Allemagne et, ainsi, le danger que représente l’Allemagne victorieuse est devenu plus direct - et la dépendance de Staline vis-à-vis d’Hitler plus étroite.

L’épisode du partage de la Pologne a reçu son développement et son prolongement dans l’arène de la Scandinavie. Hitler ne pouvait pas, dans certaines limites, ne pas communiquer à son "ami" son plan de mainmise sur les Etats scandinaves. Une sueur froide a dû alors couler sur l’échine de Staline ; ce plan signifiait que l’Allemagne s’assurait le contrôle total de la mer Baltique et de la Finlande et faisait ainsi peser une menace directe sur Leningrad. Staline doit donc à nouveau chercher des garanties complémentaires contre son allié, cette fois-ci en Finlande. Il s’est heurté cependant à une sérieuse résistance. La "promenade militaire" a traîné en longueur. En même temps la Scandinavie a menacé de se transformer en arène d’une grande guerre. Hitler, qui avait eu le temps de préparer son assaut contre le Danemark et contre la Norvège, a exigé de Staline qu’il conclût la paix au plus vite. Staline a dû réduire ses plans et abandonner la soviétisation de la Finlande. Tel fut, dans ses traits fondamentaux, le cours des événements au Nord-Ouest de l’Europe.

Les petits Etats dans la guerre impérialiste.

Aborder dans les conditions de la guerre mondiale le problème du destin des petits Etats du point de vue de l’"indépendance nationale", de la "neutralité", etc., cela signifie rester sur le terrain de la mythologie impérialiste. C’est pour la domination du monde que la lutte s’est engagée. L’existence de l’U.R.S.S. sera réglée chemin faisant. Ce dernier problème, aujourd’hui au second plan, doit inévitablement revenir à un certain moment au premier plan. Quant aux petits Etats et aux Etats de second ordre ils ne sont aujourd’hui que des pions entre les mains des grandes puissances. La seule liberté qui leur reste -et ce encore dans une mesure limitée - c’est le choix de leur maître.

Pendant un certain temps en Norvège deux gouvernements ont lutté l’un contre l’autre : celui des nazis norvégiens, sous la protection des armées allemandes, au Sud, et le vieux gouvernement social-démocrate, avec son roi, au Nord. Les travailleurs norvégiens devaient-ils soutenir le camp "démocratique" contre le camp fasciste ? Par analogie avec l’Espagne, il faudrait au premier regard répondre : Oui. Mais cela aurait, en réalité, constitué une faute très grave. En Espagne il s’agissait d’une guerre civile isolée ; l’intervention des puissances impérialistes extérieures avait, malgré toute sa signification, un caractère secondaire. En Norvège il s’agit du heurt direct et immédiat de deux camps impérialistes, dont les gouvernements norvégiens en lutte ne sont que des instruments auxiliaires. Dans l’arène mondiale nous ne soutenons ni le camp des alliés ni celui de l’Allemagne. Nous n’avons donc pas le moindre droit de soutenir l’un de leurs instruments temporaires à l’intérieur de la Norvège.

Nous devons appliquer le même raisonnement à la Finlande. Du point de vue de la stratégie du prolétariat mondial la résistance finlandaise est aussi peu un acte de défense nationale indépendante que la résistance du gouvernement de Norvège. Le gouvernement norvégien l’a démontré mieux que personne en préférant cesser la résistance pour ne pas se transformer complètement en base militaire de l’Angleterre, de la France et des U.S.A. Les facteurs secondaires que sont l’indépendance nationale de la Finlande ou de la Norvège, la défense de la démocratie, etc., malgré leur importance en eux-mêmes, sont inclus maintenant dans le conflit de forces mondiales incomparablement plus puissantes et leur sont entièrement subordonnées. Nous sommes contraints d’exclure ces facteurs secondaires de nos calculs pour définir notre politique à partir des facteurs fondamentaux.

Les thèses programmatiques de la Quatrième Internationale sur la guerre ont donné là-dessus une réponse exhaustive il y a six ans de cela : "L’idée de la défense nationale - disent les thèses - surtout si elle se confond avec l’idée de la défense de la démocratie, est mieux que toute autre susceptible de tromper les travailleurs des petites nations neutres (la Suisse, en partie la Belgique, les pays scandinaves... etc.)" [2] Et plus loin : "Seul un petit-bourgeois complètement borné d’une petite bourgade suisse perdue (du genre de R. Grimm) [3] peut sérieusement s’imaginer que la guerre mondiale, dans laquelle il est entraîné, est un moyen de défendre l’indépendance de la Suisse."[4]. Certains petits-bourgeois non moins obtus ont vu dans la guerre mondiale un moyen de défendre la Finlande et cru que l’on pouvait définir une stratégie prolétarienne à partir d’un épisode tactique tel que l’invasion de la Finlande par l’Armée rouge.

La Géorgie et la Finlande

Pendant les grèves dirigées contre le grand capital les travailleurs, assez souvent, ruinent de très honorables petits-bourgeois ; de la même façon dans la lutte militaire avec l’impérialisme ou dans la recherche de garanties militaires contre lui, l’Etat ouvrier, -même tout à fait sain et révolutionnaire- peut apparaître contraint de violer l’indépendance de tel ou tel petit Etat. Pleurer sur la cruauté de la lutte des classes, dans l’arène intérieure comme dans l’arène internationale, cela convient fort bien aux philistins démocratiques, mais pas du tout aux révolutionnaires prolétariens.

En 1921 la République soviétique soviétisa par la force la Géorgie [5] qui constituait une porte grande ouverte à l’invasion du Caucase par les forces de l’impérialisme. Du point de vue des principes, on aurait pu avancer bien des objections contre ce mode de soviétisation. Du point de vue de l’élargissement de l’arène de la révolution socialiste l’intervention militaire dans un pays paysan représentait une entreprise plus que douteuse. Mais du point de vue de l’autodéfense d’un Etat ouvrier entouré d’ennemis, la soviétisation forcée était justifiée : le salut de la révolution socialiste se place au-dessus des principes formels de la démocratie.

Pendant une longue période l’impérialisme mondial fit de la violence exercée contre la Géorgie le point central de la mobilisation de l’opinion publique mondiale contre les soviets. La Deuxième Internationale occupa dans cette campagne la première place. La tâche de l’Entente consistait à préparer les conditions d’une nouvelle intervention militaire contre les soviets.

Tout à fait comme dans le cas de la Géorgie, la bourgeoisie mondiale a utilisé l’invasion de la Finlande pour mobiliser l’opinion publique contre l’U.R.S.S.. La social-démocratie intervient, là encore, comme l’avant-garde de l’impérialisme démocratique. Dans son convoi se traîne le malheureux "troisième camp" des petits-bourgeois apeurés.

Malgré la profonde ressemblance des deux cas d’intervention militaire, il y a néanmoins entre elles une différence primordiale : l’U.R.S.S. actuelle est loin de la République soviétique de 1921. "Le développement monstrueux du bureaucratisme soviétique et les difficiles conditions de vie des travailleurs -affirment les thèses de la Quatrième Internationale sur la guerre (1934)- ont considérablement affaibli la force d’attraction de l’U.R.S.S. envers la classe ouvrière mondiale."[6]. La guerre soviéto-finlandaise a démontré avec évidence que le système actuel de l’U.R.S.S. n’exerçait aucune force d’attraction à la distance d’un coup de canon de Leningrad, le berceau de la révolution d’Octobre. Il ne s’ensuit pas qu’il faille livrer l’U.R.S.S. aux impérialistes, mais seulement qu’il faut arracher l’U.R.S.S. aux griffes de la bureaucratie.

Où est la guerre civile ?

"Mais où est la guerre civile en Finlande que vous aviez promise ?" demandent solennellement les dirigeants de l’ex-opposition, devenus les dirigeants du "troisième camp". Je n’ai rien promis. J’ai seulement étudié l’une des variantes possibles du développement ultérieur de la guerre russo-finlandaise. La mainmise sur des bases isolées en Finlande était aussi vraisemblable que l’occupation de toute la Finlande. Le contrôle de bases isolées supposait le maintien du régime bourgeois dans le reste du pays ; l’occupation supposait une révolution sociale, impossible sans que les travailleurs et les petits paysans les plus pauvres soient entraînés dans la guerre civile. Les premières négociations diplomatiques entre Moscou et Helsinki signifiaient une tentative de résoudre ce problème sur le modèle des Etats baltes. L’opposition de la Finlande contraignit le Kremlin à tenter d’atteindre ses objectifs par la force des armes. Staline ne pouvait justifier la guerre devant de larges masses qu’en soviétisant la Finlande. La désignation du gouvernement Kuusinen signifiait que ce qui attendait la Finlande ce n’était pas le sort des Etats baltes, mais celui de la Pologne orientale, où Staline -malgré le bavardages des folliculaires du "troisième camp"- fut contraint de provoquer la guerre civile et d’accomplir une révolution dans les rapports de propriété.

J’ai écrit plusieurs fois que si la guerre de Finlande ne débouchait pas sur une guerre générale, et si Staline n’était pas contraint de reculer devant un danger extérieur, il serait alors forcé de procéder à la soviétisation de la Finlande. Cette tâche apparaissait en elle-même beaucoup plus délicate que la soviétisation de la Pologne orientale : plus délicate sous l’angle militaire car la Finlande était mieux préparée, plus délicate sous l’angle national car la Finlande a une longue tradition de lutte pour l’indépendance nationale contre la Russie alors qu’au contraire les Ukrainiens et les Biélorusses s’étaient longtemps battus contre la Pologne, et plus délicate sous l’angle social car la bourgeoisie finnoise a résolu à sa manière le problème agraire précapitaliste en constituant une petite-bourgeoisie paysanne. Néanmoins la victoire militaire de Staline sur la Finlande aurait indubitablement ouvert toute grande la possibilité d’une révolution dans les rapports de propriété avec l’aide plus ou moins vaste des travailleurs et des petits fermiers finnois.

Pourquoi Staline n’a-t-il donc pas mené ce plan à bien ? Parce que s’est alors engagée une grandiose mobilisation de l’opinion publique bourgeoise contre l’U.R.S.S. Parce que l’Angleterre et la France ont posé sérieusement le problème de l’intervention militaire. Enfin - dernière circonstance qui n’est pas pour cela la moins importante - parce que Hitler ne pouvait plus attendre. L’apparition des troupes anglaises et françaises en Finlande aurait signifié une menace directe sur les plans scandinaves de Hitler, qui reposent sur la conspiration et la surprise. Pris dans l’étau d’un double danger, du côté des alliés et du côté d’Hitler, Staline a abandonné la soviétisation de la Finlande et s’est limité au contrôle de quelques positions stratégiques.

Les partisans du "troisième camp" (le camp des petits-bourgeois apeurés) échafaudent maintenant la construction suivante : Trotsky avait déduit la guerre civile en Finlande de la nature de classe de l’U.R.S.S. ; la guerre civile n’a pas éclaté ; l’U.R.S.S. n’est donc pas un Etat ouvrier. En réalité il n’était pas du tout nécessaire de "déduire" logiquement la guerre civile possible en Finlande d’une définition sociologique de l’U.R.S.S. ; il suffisait de s’appuyer sur l’expérience de la Pologne orientale. Seul un Etat issu de la Révolution d’Octobre pouvait y accomplir la révolution des rapports de propriété qui s’y produisit. L’oligarchie du Kremlin lie cette révolution à son combat pour sa conservation dans une situation donnée. Il n’y avait pas la moindre raison de douter que dans des circonstances analogues, elle serait contrainte de répéter la même opération qu’en Pologne orientale. Voilà seulement ce que je déclarai. Mais les conditions changèrent dans le cours du conflit. La guerre comme la révolution connaît souvent des tournants brusques. L’arrêt des opérations militaires par l’Armée rouge interdisait bien sûr tout éventuel développement de la guerre civile en Finlande.

Le pronostic historique est toujours conditionnel et plus il est concret plus il est conditionnel. Ce n’est pas une traite dont on puisse exiger le paiement un jour déterminé. Le pronostic ne fait que mettre en lumière des tendances déterminées du développement. Mais en même temps que lui agissent des forces et des tendances d’un autre ordre qui, à un moment donné, passent au premier plan. Quiconque désire obtenir une prédiction précise des événements concrets doit se tourner vers les astrologues. Le pronostic marxiste ne fait qu’aider à s’orienter. J’ai souligné plusieurs fois le caractère conditionnel de mon pronostic, défini comme l’une des variantes possibles. Seules des scholastes stériles ou... les dirigeants du "troisième camp" peuvent aujourd’hui s’accrocher comme à une bouée de sauvetage à un fait historique de troisième ordre, à savoir que le destin de la Finlande s’est temporairement réglé plutôt sur celui de la Lithuanie, de la Lettonie et de l’Esthonie que sur celui de la Pologne orientale.

La défense de l’U.R.S.S.

L’invasion de la Finlande par Staline ne fut pas seulement, bien entendu, un acte de défense de l’U.R.S.S. C’est la bureaucratie bonapartiste qui définit sa propre politique. Elle se soucie d’abord de son propre pouvoir, de son prestige, de ses revenus. Elle se défend elle-même beaucoup mieux qu’elle ne défend l’U.R.S.S. Elle se défend au compte de l’U.R.S.S. et au compte du prolétariat mondial. Cela est apparu de façon particulièrement flagrante dans tout le développement du conflit soviéto-finlandais. Nous ne pouvons donc porter ni directement ni indirectement ne fût-ce que l’ombre d’une responsabilité pour l’invasion de la Finlande, qui ne représente que l’un des maillons de la chaîne de la politique menée par la bureaucratie bonapartiste.

Mais une chose est de se solidariser avec Staline, de défendre sa politique, d’en assumer la responsabilité (comme le fait la trois fois méprisable Internationale communiste), autre chose d’expliquer à la classe ouvrière du monde entier que, quels que soient les crimes de Staline, nous ne pouvons permettre à l’impérialisme mondial d’écraser l’U.R.S.S., de rétablir le capitalisme, de transformer le pays de la Révolution d’Octobre en colonie. Cette explication constitue le fondement de notre défense de l’U.R.S.S.

La tentative faite par les défaitistes circonstanciels (c’est-à-dire les aventuristes du défaitisme) de s’en sortir en expliquant qu’en cas d’intervention des alliés ils changeraient leur politique défaitiste en politique défensiste ne représente qu’une grossière astuce. Il est en général difficile de définir sa politique un chronomètre à la main, surtout dans les conditions de la guerre. Dans les jours critiques de la guerre soviéto-finnoise, on le sait aujourd’hui, les états-majors alliés étaient parvenus à la conclusion qu’ils ne pouvaient venir sérieusement et rapidement en aide à la Finlande qu’en faisant sauter par l’aviation la voie ferrée de Mourmansk. Décision parfaitement correcte du point de vue stratégique. L’intervention ou la non-intervention de l’aviation alliée ne tint qu’à un fil. A ce fil était accrochée, manifestement, la position de principe du "troisième camp". Nous avons, nous, considéré dès le début qu’il fallait définir notre position en fonction des camps de classe fondamentaux qui s’opposent à travers la guerre. C’est plus sûr.

Ne pas céder à l’ennemi les positions conquises.

La politique du défaitisme n’est pas une punition infligée à un gouvernement donné pour tel ou tel de ses crimes, c’est une conclusion tirée des rapports de classes. La ligne de conduite marxiste dans la guerre se fonde non pas sur des conceptions morales ou sentimentales, mais sur l’appréciation sociale d’un régime dans ses relations avec d’autres régimes. Nous avons défendu l’Abyssynie [7] non pas parce que le Négus était politiquement ou "moralement" supérieur à Mussolini, mais parce que la défense d’un pays arriéré contre la cabale colonialiste porte un coup à l’impérialisme, qui est l’ennemi principal de la classe ouvrière mondiale. Nous défendons l’U.R.S.S., indépendamment de la politique du Négus moscovite, pour deux raisons essentielles. D’abord la défaite de l’U.R.S.S. ouvrirait à l’impérialisme de nouvelles ressources grandioses et pourrait prolonger pour de longues années l’agonie de la société capitaliste. Ensuite les fondements sociaux de l’U.R.S.S., épurés de la bureaucratie parasitaire, sont capables de garantir un progrès économique et culturel immense, alors que les fondements du capitalisme ne peuvent ouvrir à l’humanité qu’un avenir de décomposition plus grande encore.

Mieux que tout autre, un fait débusque nos critiques braillards : ils ont continué à considérer l’U.R.S.S. comme un Etat ouvrier pendant que Staline exterminait le parti bolchevique, pendant qu’il écrasait la révolution prolétarienne en Espagne, pendant qu’il trahissait la révolution mondiale au nom des "Fronts populaires" et de la "Sécurité collective" et dans toutes conditions ils jugeaient nécessaire de défendre l’U.R.S.S. comme Etat ouvrier. Mais lorsque le même Staline envahit la Finlande "démocratique", lorsque l’opinion publique bourgeoise des démocraties impérialistes, qui a couvert et encouragé tous les crimes de Staline contre les communistes, contre les ouvriers et les paysans, soulève un inimaginable concert de hurlements, alors nos novateurs déclarent : "Nous ne pouvons pas supporter cela !". Et à la suite de Roosevelt ils décrètent l’embargo moral contre l’U.R.S.S.

Le raisonnement du savant pédant Burnham suivant lequel en défendant l’U.R.S.S. nous défendons par là-même Hitler représente le modèle achevé de la stupidité petite-bourgeoise, qui s’efforce de soumettre la réalité contradictoire aux cadres d’un plat syllogisme. En défendant la République soviétique après la paix de Brest-Litovsk est-ce que les travailleurs soutenaient le Hohenzollern ? Oui ou non ? Les thèses programmatiques de la Quatrième Internationale sur la guerre ont étudié dans le détail cette question. Elles établissent catégoriquement qu’un accord passé par l’Etat soviétique avec tel ou tel autre Etat impérialiste n’impose aucune limitation au parti révolutionnaire de cet Etat. Les intérêts de la révolution mondiale sont supérieurs à toute combinaison diplomatique isolée, si justifiée soit-elle en elle-même. En défendant l’U.R.S.S. nous luttons contre Staline -et contre Hitler- plus sérieusement que Burnham et compagnie.

Burnham et Shachtman, il est vrai, ne sont pas dans l’isolement. Léon Jouhaux, l’agent bien connu du capital français, exprime la même indignation contre le fait que "les trotskystes défendent l’U.R.S.S.". Qui, sinon lui, a le droit de s’indigner ! Mais nous avons vis-à-vis de l’U.R.S.S. la même attitude que vis-à-vis de la Confédération Générale du Travail (C.G.T.) : nous la défendons contre la bourgeoisie, bien que des canailles du genre de Léon Jouhaux, qui trompent et trahissent à chaque pas les travailleurs, se tiennent à la tête de la Confédération. Les mencheviks russes glapissent de même : "La Quatrième Internationale est dans l’impasse" car elle continue à voir dans l’U.R.S.S. un Etat ouvrier. Ces messieurs, quant à eux, appartiennent à la Deuxième Internationale, qui est dirigée par des traîtres notoires du genre du maire bourgeois typique qui a nom Huysmans [8] ou de Léon Blum, qui en juin 1936 a trahi une situation révolutionnaire exceptionnellement favorable, et a par là-même rendu possible la guerre actuelle. Les mencheviks considèrent les partis de la Deuxième Internationale comme des partis ouvriers, mais ils refusent de considérer l’U.R.S.S. comme un Etat ouvrier en s’appuyant sur le fait que des traîtres bureaucratiques se tiennent à sa tête. La falsification est ici particulièrement éclatante et cynique. Staline, Molotov et compagnie, en tant que couche sociale, ne valent ni mieux ni pis que les Blum, les Jouhaux, les Citrine, les Thomas, etc. La différence entre eux est simplement la suivante : Staline et compagnie exploitent et estropient les bases économiques viables du développement socialiste, alors que les Blum s’accrochent aux fondements en décomposition de la société capitaliste.

Il faut prendre l’Etat ouvrier tel qu’il est, tel qu’il est sorti de l’impitoyable laboratoire de l’histoire, et non tel que l’imagine un "professeur socialiste" en tournant, mélancolique, son doigt dans son propre nez. Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes, n’en fera jamais de nouvelles.

Coyoacan,

Le 25 avril 1940.
Notes

[1] Paraphrase des textes déposés par la minorité dès l’invasion de la Pologne.

[2] "La guerre et la Quatrième Internationale", Thèses rédigées par Trotsky et adoptées par le Secrétariat international le 10 juin 1934. In Writings of Léon Trotsky, Pathfinder Press, New York. 1972, pp. 299-329, loc. cit., p. 308.

[3] Robert Grimm (1881-1958). Social-démocrate pacifiste suisse qui participa aux conférences de Kienthal et de Zimmerwald en 1915 et 1916.

[4] Ibid, p. 308.

[5] En février 1921 l’Armée rouge envahit la Géorgie, dirigée par un gouvernement menchévique, présidé par Noé Jordania, ancien collaborateur d’une revue fondée par Trotsky en 1914, Borba, et l’un des dirigeants de l’aile droite du parti menchévique. Cf. le livre rédigé à ce propos par Trotsky : Entre l’impérialisme et la révolution, La Taupe, Bruxelles, 1970.

[6] Op. cit, p. 303.

[7] L’Abyssinie (ou Ethiopie) fut envahie en 1934 par les forces de Mussolini, en quête d’empire colonial.

[8] Camille HUYSMANS (1871-1970), secrétaire du bureau socialiste international de la seconde Internationale de 1904 a 1919 ; dirigeant du P.S. belge et longtemps député-maire de sa ville.

LETTRE A JAMES P. CANNON

12 septembre 1939

Cher Jim,

Je suis en train d’écrire en ce moment une étude sur la nature sociale de l’U.R.S.S. par rapport au problème de la guerre. La rédaction et la traduction prendront une semaine encore. En voici les idées essentielles :

1. Notre définition de l’U.R.S.S. peut être juste ou fausse, mais je ne vois aucune raison de faire dépendre cette définition du pacte germano-soviétique.

2. La nature sociale de l’U.R.S.S. n’est pas déterminée par son amitié avec la démocratie ou avec le fascisme. Quiconque adopte le point de vue contraire devient prisonnier des conceptions staliniennes datant de l’époque des Fronts populaires.

3. Quiconque affirme que l’U.R.S.S. n’est plus un Etat ouvrier dégénéré, mais une formation sociale nouvelle, doit clairement dire quel additif il propose à nos conclusions politiques.

4. La question de l’U.R.S.S. ne peut être traitée comme un cas unique, isolé du processus historique global de notre époque. Ou bien l’Etat stalinien est une formation transitoire, la déformation de l’Etat ouvrier d’un pays arriéré et isolé, ou bien le "collectivisme bureaucratique" [1] est une formation sociale nouvelle qui est en train de remplacer le capitalisme partout dans le monde (stalinisme, fascisme, New Deal, etc.). Les essais terminologiques (Etat ouvrier, Etat non-ouvrier ; classe, pas classe ; etc.) ne trouvent un sens que dans cette perspective historique. Quiconque choisit le second terme de l’alternative admet, ouvertement ou tacitement que tout le potentiel révolutionnaire du prolétariat mondial est épuisé, que le mouvement socialiste a fait faillite et que le vieux capitalisme est en train de se transformer en "collectivisme bureaucratique" avec une nouvelle classe exploiteuse.

L’énorme importance d’une telle conclusion s’explique d’elle-même. Elle concerne le destin tout entier du prolétariat mondial et de l’humanité. Avons-nous le moindre droit de nous lancer, à partir de simples essais terminologiques, dans une conception historique nouvelle qui se trouve être en contradiction absolue avec notre stratégie et notre tactique ? Un tel saut dans l’aventure serait doublement criminel aujourd’hui, face à la guerre mondiale, alors que les perspectives de la révolution socialiste prennent le caractère d’une réalité imminente et que le cas de l’U.R.S.S. va apparaître à chacun comme un épisode transitoire dans le processus de la révolution socialiste mondiale.

J’écris ces lignes en hâte, ce qui explique leur insuffisance mais, dans une semaine, j’espère vous envoyer mes thèses plus complètes.

Votre camarade,

V.T.O. (Léon Trotsky). [2]

[1] Cf., Bruno R., La bureaucratisation du monde, op. cit. (L.T.).

[2] Du fait des conditions dans lesquelles il devait résider dans les divers pays où il vécut après son exil, Trotsky employait souvent des pseudonymes dans ses lettres, qu’il signait fréquemment du nom de son secrétaire de langue anglaise. (Pioneer Publishers.)

LETTRE A SHERMAN STANLEY

8 octobre 1939

Cher camarade Stanley,

J’ai reçu votre lettre adressée à O’Brien à la veille de son départ. Cette lettre m’a fait une impression étrange car, à l’opposé de vos très bons articles, elle est pleine de contradictions.

Je n’ai encore reçu aucun matériel concernant la réunion plénière du Comité national et ne sais rien ni de la résolution de la majorité ni du texte de M.S. [3], mais vous affirmez qu’il n’y a pas d’opposition inconciliable entre les deux textes. En même temps, vous affirmez que le parti va au "désastre". Même si les deux positions étaient inconciliables, ce ne serait pas un "désastre". Cela impliquerait seulement la nécessité de pousser la lutte politique jusqu’au bout. Mais, si les deux motions n’expriment que les nuances d’un même point de vue contenu dans le programme de la Quatrième Internationale, comment une catastrophe peut-elle surgir de cette divergence sans rapport avec les principes (de votre point de vue) ? Que la majorité préfère sa propre nuance (s’il ne s’agit que d’une nuance), c’est normal. Mais ce qui n’est pas normal du tout, c’est que la minorité déclare : "Puisque vous, majorité, préférez votre nuance à la nôtre, nous prédisons une catastrophe". De quel côté viendra cette catastrophe ?... Et vous affirmez que vous "examinez objectivement les différents regroupements". Ce n’est pas du tout mon impression.

Vous écrivez à propos de mon article "qu’une page manquait pour une raison ou une autre". Vous entretenez ainsi une suspicion des plus fielleuses à l’égard des camarades responsables. C’est par suite d’un regrettable laisser-aller de notre bureau ici que cette page fait défaut et nous avons déjà envoyé à la traduction un nouveau texte complet [4].

Votre argumentation concernant "l’empire ouvrier" dégénéré ne me semble pas très heureuse. Dès les premiers jours de la Révolution d’Octobre, on reproche aux bolcheviks de reprendre le "programme expansionniste du tsarisme". Un Etat ouvrier sain lui-même tendrait à une expansion dont les limites géographiques coïncideraient inévitablement avec celles de l’expansionnisme tsariste car, d’ordinaire, les révolutions ne changent pas les conditions géographiques. Ce que nous reprochons au gang du Kremlin n’est pas son expansion, pas plus que les directives géographiques de cette expansion, mais bien les méthodes bureaucratiques, contre-révolutionnaires qu’il emploie dans ce but. Mais, en même temps, nous reconnaissons, pour la simple raison que, nous autres marxistes "examinons objectivement" les événements historiques, que ni le Tsar, ni Hitler, ni Chamberlain n’ont eu -ou n’ont l’habitude d’abolir la propriété capitaliste dans les pays occupés ; ce fait, très positif, dépend d’un autre fait, à savoir que la Révolution d’Octobre n’est pas totalement assassinée par la bureaucratie et que celle-ci est forcée, par sa position même, d’adopter des mesures que nous devons, dans des circonstances données, défendre contre les ennemis impérialistes. Ces mesures progressistes sont, bien sûr, incomparablement moins importantes que l’activité générale contre-révolutionnaire de la bureaucratie : c’est pourquoi nous jugeons nécessaire de renverser la bureaucratie...

Les camarades s’indignent beaucoup du pacte Staline-Hitler. C’est compréhensible. Ils veulent prendre leur revanche sur Staline. Très bien. Mais, aujourd’hui, nous sommes trop faibles et nous ne pouvons immédiatement renverser le Kremlin. Quelques camarades cherchent alors une satisfaction purement verbale. Ils retirent à l’U.R.S.S. le titre d’Etat ouvrier, de même que Staline prive un fonctionnaire en disgrâce de l’ordre de Lénine. Je trouve cela, cher ami, quelque peu puéril. La sociologie marxiste et l’hystérie sont absolument inconciliables.

En toute camaraderie.

Crux (Léon Trotsky).

[3] Il s’agit de Max Shachtman (P.P.).

[4] Le document "L’U.R.S.S. en guerre" était parvenu pendant la session plénière du Comité National du Socialist Workers Party. Une page manquait. La majorité du Comité national approuva la ligne politique du document. La minorité fit un tapage à propos de la page manquante, alléguant entre autres, qu’elle avait été délibérément supprimée (P.P.).

REFERENDUM ET CENTRALISME DEMOCRATIQUE [5]

Nous demandons un référendum sur la question de la guerre parce que nous voulons paralyser ou affaiblir la centralisation de l’état impérialiste. Mais, pouvons-nous admettre le référendum comme méthode normale pour décider des problèmes de notre parti ? Il est impossible de répondre à la question autrement que par la négative.

Quiconque se prononce pour un référendum reconnaît par là même qu’une décision de parti n’est que le total arithmétique des décisions des sections locales, chacune de celles-ci étant inévitablement bornée par l’état de ses forces et les limites de son expérience. Quiconque se prononce pour un référendum doit se prononcer aussi pour l’usage des mandats impératifs ; c’est-à-dire pour une procédure qui donne le droit à chaque section locale d’obliger ses représentants à un congrès du parti à voter d’une certaine façon. Quiconque admet les mandats impératifs refuse automatiquement aux congrès leur valeur d’instance la plus élevée du Parti. Au lieu d’un congrès, il suffit de procéder au décompte des voix locales. Le parti cesse d’exister en tant que totalité centralisée. Si l’on accepte le référendum, l’influence des sections locales les plus avancées, l’influence des camarades les plus expérimentés et les plus perspicaces de la capitale ou des centres industriels cède le pas à celle des secteurs les moins expérimentés, les plus retardés, etc.

Nous sommes naturellement en faveur d’un examen complet et d’un vote sur chaque problème dans chaque section locale, dans chaque cellule du Parti. Mais, en même temps, chaque délégué, élu par une section locale, doit avoir le droit de peser tous les arguments présentés au congrès à propos du problème en discussion et le droit de voter selon les exigences de son jugement politique. Si, lors du congrès, il vote contre la majorité qui l’a délégué et qu’après le congrès il n’est pas capable de convaincre son organisation de la justesse de son attitude, l’organisation locale peut alors lui retirer sa confiance politique. De tels cas sont inévitables. Mais ils représentent un mal incomparablement moindre que le système des référendums ou des mandats impératifs qui tuent complètement la totalité qu’est le parti.

Coyoacan D.F., 21 octobre 1939.

[5] Dans le courant de la lutte de tendances, la minorité avait formulé la demande d’un référendum sur les problèmes en discussion à propos de l’U.R.S.S. La majorité s’y était opposée. Trotsky soutint le rejet du référendum par la majorité. (P.P.)

LETTRE A SHERMAN STANLEY

22 octobre 1939

Cher camarade Stanley,

Je réponds avec quelque retard à votre lettre du 11 octobre.

1. Vous dites qu’"il ne peut y avoir de divergences ou de désaccords sérieux" à propos de la question russe. S’il en est ainsi, pourquoi ce terrible tocsin dans le Parti contre le Comité national, c’est-à-dire contre la majorité ? Vous ne devez pas substituer vos opinions à celles des membres de la minorité du Comité national, qui ont jugé le problème assez sérieux et assez brûlant pour déclencher une discussion au seuil même de la guerre.

2. Je ne peux être d’accord avec vous sur le fait que ma prise de position n’est pas en contradiction avec celle du camarade M.S.

Il y a contradiction sur deux points fondamentaux :

a) la nature de classe de l’U.R.S.S.

b) la défense de l’U.R.S.S.

A la première question le camarade M.S. répond par un point d’interrogation, ce qui veut dire qu’il rejette les décisions anciennes et repousse l’échéance d’une nouvelle décision. Un parti révolutionnaire ne peut vivre entre deux décisions, l’une réduite à zéro et l’autre encore dans les limbes. La question de la défense de l’U.R.S.S., ou des territoires nouvellement occupés, contre une attaque d’Hitler (ou de la Grande-Bretagne), le camarade M.S. la résout en proposant une révolution contre Staline et Hitler. Cette formule abstraite équivaut à un refus de se défendre dans une situation concrète. J’ai tenté d’analyser ce problème dans un nouvel article envoyé hier au Comité national par courrier aérien.

3. Je suis tout à fait d’accord avec vous pour considérer que seule une discussion sérieuse peut clarifier la question, mais je ne crois pas que voter simultanément pour la résolution de la majorité et celle du camarade M.S. puisse contribuer à la clarification nécessaire.

4. Vous déclarez dans votre lettre que le principal problème n’est pas la question russe mais le "régime interne" du parti. J’ai souvent entendu cette accusation, presque depuis les tous premiers jours de notre mouvement aux Etats-Unis. Les formules variaient un peu, les regroupements aussi, mais un certain nombre de camarades sont restés en permanence dans l’opposition du "régime". Ils étaient, par exemple, contre l’entrée dans le Parti socialiste (pour ne pas remonter plus haut dans le passé). Toutefois, il s’est tout de suite trouvé que le "principal problème" n’était pas l’entrée, mais le régime du Parti. Voilà maintenant que la même formule est reprise à propos de la question russe.

5. Pour ma part, je crois que le passage au travers du Parti socialiste fut une action salutaire pour le développement général de notre Parti et que le "régime" (ou la direction) qui a assuré ce passage avait raison contre l’opposition qui, à l’époque, représentait une tendance à la stagnation.

6. Aujourd’hui, au début de la guerre, une nouvelle opposition, vive, se fait jour à propos de la question russe. Elle concerne la justesse de notre programme, élaboré tout au long d’innombrables débats, polémiques et discussions qui ont duré au moins dix ans. Nos décisions ne sont évidemment pas éternelles. Si quelque camarade, occupant un poste dirigeant, a des doutes et seulement des doutes, il est de son devoir à l’égard du parti de clarifier sa propre opinion par des études nouvelles et des discussions au sein des organismes dirigeants avant de lancer la question dans le parti, non sous la forme élaborée de décisions nouvelles, mais sous la forme de doutes. Il est certain que, en égard aux statuts du parti, chaque militant et même un membre du bureau politique, a le droit d’agir ainsi ; mais je ne crois pas qu’en l’occurrence ce droit ait été utilisé d’une manière convenable, susceptible de contribuer à l’amélioration du régime du parti.

7. Souvent, dans le passé, j’ai entendu des accusations, portées par certains camarades contre le Comité national en bloc à propos de son manque d’initiative et ainsi de suite. Je ne suis pas l’avocat du Comité national et je suis sûr que l’on est passé à côté de bien des choses qui auraient dû être faites. Mais, chaque fois que j’ai insisté pour que les accusations soient précisées, je me suis souvent rendu compte que ces camarades transformaient le mécontentement que leur inspirait leur propre activité locale, leur propre manque d’initiative en une accusation contre le Comité national, supposé être omniscient, omniprésent, omnibénévolent.

8. Dans le cas présent, le Comité national est accusé de "conservatisme". Je crois que défendre les anciennes décisions programmatiques jusqu’à ce qu’elles soient remplacées par de nouvelles fait partie des devoirs élémentaires du Comité national. Je crois que ce "conservatisme" est un réflexe d’autodéfense du parti lui-même.

9. Ainsi, à propos des deux problèmes les plus importants de la dernière période, les camarades mécontents du "régime" ont eu, à mon avis, une attitude politique erronée. Le régime doit être l’instrument d’une juste politique et non d’une fausse. Lorsque la fausseté de leur politique devient claire, les protagonistes de cette politique sont souvent tentés d’affirmer qu’aucun problème n’a de caractère décisif, sauf celui du régime. Tout au long de la croissance du l’opposition de gauche et de la IVe Internationale, nous avons lutté des centaines de fois contre de telles substitutions. Quand Vereecken ou Sneevliet, ou même Molinier, étaient battus sur toutes les questions où ils manifestaient des divergences, ils déclamaient que les vraies difficultés de la IVe Internationale ne venaient pas de telle ou telle décision, mais du mauvais régime intérieur.

10. Je n’entends pas faire la moindre analogie entre les dirigeants de l’actuelle opposition au sein de notre Parti américain et les Vereecken, Sneevliet et consorts : je sais très bien que les dirigeants de l’opposition sont des camarades de grande valeur et je souhaite sincèrement qu’ils continuent à travailler avec nous en toute fraternité. Mais, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter d’un fait : certains d’entre eux répètent la même erreur à chaque étape nouvelle du développement du parti, avec l’appui d’un groupe d’amis personnels. Je crois qu’au cours de l’actuelle discussion, ce type de procédé doit être analysé et sévèrement condamné par l’opinion générale du parti qui a, aujourd’hui, d’immenses tâches à accomplir.

En toute camaraderie.

Crux (Léon Trotsky).

P.S. : Puisque, dans cette lettre, je parle de la majorité et de la minorité du Comité national et, plus particulièrement de la résolution de M.S., j’envoie une copie de la lettre aux camarades Cannon et Shachtman.

LETTRE A MAX SHACHTMAN

6 novembre 1939

Cher camarade Shachtman,

J’ai reçu la copie de votre discours du 15 octobre [6], que vous m’avez envoyée et je l’ai évidemment lu avec toute l’attention qu’il mérite. J’y ai trouvé toute une série d’excellentes idées et des formulations qui m’ont semblé en plein accord avec nos positions communes, telles qu’elles sont exprimées dans les textes fondamentaux de la IVe Internationale. Mais, je n’ai pu y trouver une explication de votre attaque contre nos positions antérieures, que vous avez qualifiées d’"insuffisantes, inadéquates et dépassées".

Vous dites : "Ce sont les faits concrets qui, en divergeant de nos prédictions et de nos hypothèses théoriques, changent la situation" (p. 17). Mais, malheureusement, vous parlez du "concret" en termes si abstraits que je ne puis voir dans quelle mesure ces faits changent la situation ni ce qu’il résulte de ce changement pour notre politique. Vous citez quelques exemples du passé. Ainsi, selon vous, nous avons "vu et prévu" la dégénérescence de la IIIe Internationale (p. 18) ; mais ce n’est qu’après la victoire d’Hitler que nous avons cru nécessaire de proclamer la naissance de la IVe Internationale. L’exemple n’est pas rapporté exactement. Nous prévoyions non seulement la dégénérescence de la IIIe Internationale, mais aussi sa possible régénérescence. Seule l’expérience allemande des années 1929-1933 nous a convaincus que le Komintern était condamné, sans aucune possibilité de régénérescence. Et, dès lors, nous changeâmes fondamentalement de politique : à la IIIe Internationale nous avons opposé la IVe Internationale.

Mais, nous n’avons pas tiré de conclusions identiques en ce qui concerne l’Etat soviétique. Pourquoi ? La IIIe Internationale était un parti, un ensemble de gens sélectionnés sur la base d’idées et de méthodes. La sélection ainsi constituée devint si fondamentalement opposée au marxisme que nous avons été obligés d’abandonner tout espoir de la régénérer. Mais, l’Etat soviétique n’est pas seulement le résultat d’une sélection idéologique ; c’est un ensemble complexe d’institutions sociales qui continuent à se maintenir en vie, en dépit de ce que les idées de la bureaucratie sont maintenant presque à l’opposé de celles de la Révolution d’Octobre. C’est pourquoi nous n’avons pas renoncé à la possibilité de régénérer l’Etat soviétique par une révolution politique. Croyez-vous que nous devions maintenant changer d’attitude ? Si ce n’est pas le cas, et je suis sûr que vous ne proposez rien de semblable, où réside le changement fondamental déterminé par les faits "concrets" ?

A ce propos, vous citez le mot d’ordre d’Ukraine soviétique indépendante que, je le constate avec satisfaction, vous acceptez. Mais vous ajoutez : "Telle que je l’ai comprise, notre position fondamentale a toujours été de nous opposer aux tendances séparatistes à l’intérieur de la République Fédérale Soviétique" (p. 19). Et vous voyez là, un "changement de politique" fondamental. Mais :

1. Le mot d’ordre d’Ukraine soviétique indépendante a été proposé avant le pacte Hitler-Staline.

2. Ce mot d’ordre n’est qu’une application, au niveau de la question révolutionnaire de la bureaucratie.

Vous seriez aussi justifié de dire : "Telle que je l’ai comprise, notre position fondamentale a toujours été de nous opposer à tout acte de rébellion contre le gouvernement soviétique". Ce qui est vrai ; mais nous avons modifié cette position fondamentale il y a plusieurs années. Je ne vois vraiment pas quel nouveau changement vous proposez maintenant à ce propos.

Vous faites référence à la marche de l’Armée rouge en Pologne et en Géorgie, au cours de l’année 1920 ; et vous poursuivez : "Si, aujourd’hui, il n’y a rien de nouveau dans la situation, pourquoi la majorité ne nous propose-t-elle pas d’acclamer l’avance de l’Armée rouge en Pologne, dans les pays Baltes, en Finlande ?" (p. 20). Dans ce passage décisif de votre discours, vous démontrez qu’il y a "du nouveau dans la situation" de 1939 par rapport a celle de 1920. C’est évident ! Cette nouveauté dans la situation, c’est la banqueroute de la IIIe Internationale, c’est la dégénérescence de l’Etat soviétique, le développement de l’opposition de gauche et la création de la IVe Internationale. Ces "faits concrets" sont précisément survenus entre 1920 et 1939. Et ces événements expliquent suffisamment pourquoi nous avons radicalement changé de position à l’égard de la politique du Kremlin, politique militaire y comprise.

Il semble que vous oubliez quelque peu qu’en 1920 nous soutenions non seulement les actes de l’Armée rouge, mais aussi ceux du G.P.U. Selon notre appréciation de l’Etat, il n’y a pas de différence de principe entre l’Armée rouge et le G.P.U. Leurs activités ne se déroulent pas seulement sous le signe de la plus étroite liaison ; elles sont entrelacées. Nous pouvons dire qu’en 1918 et dans les années suivantes nous avons acclamé la Tchéka dans sa lutte contre les contre-révolutionnaires russes et les espions étrangers ; mais, en 1927, quand le G.P.U. a commencé à arrêter, exiler et exécuter les vrais bolcheviks, nous avons modifié notre appréciation de l’institution. Ce changement concret est survenu onze ans avant le pacte germano-soviétique. Aussi suis-je plutôt surpris lorsque vous parlez sarcastiquement de "la majorité qui refuse même (!) d’adopter la même position que nous avons tous prise en 1920..." (p. 20). Nous avons commencé à modifier cette position en 1923. Nous avons procédé par étapes, plus ou moins liées aux développements objectifs. Le moment décisif de l’évolution fut pour nous 1933-34. Si nous n’arrivons pas à voir exactement les changements fondamentaux dans l’orientation que vous nous proposez, cela ne veut pas dire que nous en revenons à 1920 !

Vous insistez particulièrement sur la nécessité d’abandonner le mot d’ordre de défense inconditionnelle de l’U.R.S.S.? Sur quoi vous interprétez ce mot d’ordre comme ayant signifié, dans le passé, un soutien inconditionnel de notre part à chaque action militaire ou diplomatique du Kremlin, c’est-à-dire à la politique de Staline. Non, mon cher Shachtman, cette présentation des choses ne correspond pas aux "faits concrets". En 1927 déjà, nous proclamions devant le Comité Central : "Pour la patrie socialiste ? oui ! Pour le cours stalinien ? non" [7]. Vous semblez donc oublier ce qu’on appelle les "thèses Clémenceau" qui impliquent que l’avant-garde prolétarienne peut être obligée, dans l’intérêt de la véritable défense de l’U.R.S.S., d’éliminer le gouvernement Staline pour le remplacer par son propre gouvernement. Cette tactique fut définie en 1927 ! Cinq ans plus tard, nous avons expliqué aux ouvriers que ce changement de gouvernement ne pouvait résulter que d’une révolution politique. Ainsi, avons-nous fondamentalement différencié notre défense de l’U.R.S.S. comme Etat ouvrier de la défense de l’U.R.S.S. par la bureaucratie. Et, par là-dessus, vous interprétez notre politique antérieure comme un soutien inconditionnel des activités diplomatiques et militaires de Staline ! Permettez-moi de vous dire qu’il s’agit là d’une horrible déformation de notre position générale, non seulement depuis la création de la IVe Internationale, mais depuis les tout débuts de l’opposition de gauche.

La défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. signifie formellement que notre politique n’est pas déterminée par les actes, les manoeuvres ou les crimes de la bureaucratie du Kremlin, mais uniquement par la conception que nous nous faisons des intérêts de l’Etat soviétique et de la révolution mondiale.

A la fin du discours, vous citez la formule de Trotsky concernant la nécessité de subordonner la défense de la propriété nationalisée en U.R.S.S. aux intérêts de la révolution mondiale ; et vous poursuivez : "Eh bien ! j’ai toujours compris que, dans le passé, notre position nous amenait à nier avec véhémence toute possibilité de conflit entre les deux... je n’ai jamais compris que, dans le passé, notre position signifiait que nous subordonnions l’un à l’autre. Si je comprends bien l’anglais, la formulation implique qu’il y a conflit entre les deux ou que la possibilité d’un tel conflit existe" (p. 37). Et, de là, vous tirez la conclusion qu’il est impossible de conserver le mot d’ordre de défense inconditionnelle de l’Union soviétique.

Cette argumentation est basée sur au moins deux malentendus. Comment et pourquoi le maintien de la propriété nationalisée pourrait-il être en "conflit" avec les intérêts de la révolution mondiale ? Tacitement, vous laissez entendre que la politique de défense du Kremlin (pas la nôtre) peut entrer en conflit avec les intérêts de la révolution mondiale. C’est évident ! A chaque étape ! Sous tous les aspects ! Cependant, notre politique de défense n’est pas conditionnée par celle du Kremlin. Voici le premier malentendu. Mais, dites vous, s’il n’y a pas conflit, pourquoi parler de subordination. Et voici le deuxième malentendu. Nous devons subordonner la défense de l’U.R.S.S. à la révolution mondiale dans la mesure où nous subordonnons la partie à la totalité. En 1918, dans sa polémique avec Boukharine, qui soulignait avec insistance la nécessité d’une guerre révolutionnaire contre l’Allemagne, Lénine répondait à peu près : "S’il devait éclater une révolution en Allemagne aujourd’hui, il serait de notre devoir d’aller à la guerre, même au risque de la perdre. La révolution allemande est plus importante que la nôtre et nous devrions, au besoin, sacrifier (pour une période) le pouvoir des Soviets en Russie afin d’aider à son établissement en Allemagne". A l’heure actuelle, une grève à Chicago pourrait être déraisonnable en elle-même ; mais, s’il s’agissait d’aider une grève générale à l’échelle nationale, les travailleurs de Chicago devraient subordonner leurs intérêts particuliers à ceux de leur classe et déclencher la grève. Si l’U.R.S.S. est engagée dans la guerre aux côtés de l’Allemagne, la révolution allemande pourrait, à coup sûr, menacer les intérêts immédiats de la défense de l’U.R.S.S. Conseillerions-nous aux ouvriers allemands de ne pas agir ? L’Internationale communiste le ferait certainement ; nous pas. Nous dirons : "Nous devons subordonner les intérêts de la défense de l’Union soviétique aux intérêts de la révolution mondiale".

Quelques uns de vos arguments trouvent, me semble-t-il, une réponse dans le dernier article de Trotsky : "Encore et à nouveau sur la nature de l’U.R.S.S.", qui fut écrit avant que j’aie reçu la copie de votre discours.

Vous avez des centaines et des centaines de nouveaux militants qui ne sont pas passés par notre expérience commune. J’ai bien peur que votre présentation des faits ne puisse les induire en erreur et qu’ils croient que nous étions pour le soutien inconditionnel du Kremlin, au moins dans ce domaine international, que nous n’avions pas prévu des éventualités telles que la collaboration Staline-Hitler, que nous avons été pris de court par les évènements et que nous devons changer du tout au tout notre position. Ce n’est pas vrai ! Et, en dehors de toutes les autres questions que vous abordez ou effleurez seulement, dans votre discours (direction, conservatisme, régime du parti, etc.) nous devons, à mon avis, vérifier à nouveau notre position sur la question russe, avec tout le soin nécessaire, dans l’intérêt de la section américaine comme dans celui de la IVe Internationale dans son ensemble.

Le danger réel ne vient pas de la défense "inconditionnelle" de ce qui est digne d’être défendu, mais de l’aide directe ou indirecte, que l’on pourrait apporter aux courants politiques qui tentent d’identifier l’U.R.S.S. aux Etats fascistes pour le plus grand bénéfice des démocraties ; ou au courant voisin qui met toutes les tendances dans le même sac de façon à compromettre le bolchevisme ou le marxisme par le stalinisme. Nous sommes le seul parti qui ait prévu les événements, non dans leur aspect empirique concret, bien sûr, mais dans leur tendance générale. Notre force vient de ce que nous n’avons pas besoin de changer d’orientation au moment où commence la guerre. Et je trouve tout à fait erronée de la part de certains de nos camarades, mûs par le combat fractionnel pour un "bon régime intérieur" (qu’ils n’ont jamais défini, pour autant que je sache), cette persistance à crier : "Nous avons été pris de court ! Notre orientation est devenue fausse ! Nous devons improviser une nouvelle ligne ! Et ainsi de suite !". Cela me semble totalement incorrect et dangereux.

Avec ma camaraderie chaleureuse.

Lund (Léon Trotsky).

P.S. : Les formulations de cette lettre sont loin d’être parfaites puisqu’il ne s’agit pas d’un article élaboré, mais d’une simple lettre dictée par moi en anglais et corrigée au fur et à mesure par mon collaborateur.

[6] Ce discours a été prononcé à l’occasion d’une assemblée des militants new-yorkais du Socialist Workers Party. Il est reproduit dans le Bulletin intérieur du S.W.P. (volume II, n°3, 14 novembre 1939). (P.P.)

[7] L. Trotsky, La Révolution défigurée, in De la Révolution, Paris, Ed. Minuit, 1950, p. 210.

LETTRE A JAMES P. CANNON

15 décembre 1939

Cher camarade Cannon,

Les dirigeants de l’opposition n’ont pas accepté, jusqu’ici, la lutte sur le terrain des principes et ils tenteront de l’éviter encore à l’avenir. Il n’est donc pas difficile de deviner ce qu’ils diront de l’article ci-joint : "Il y a beaucoup de vérités élémentaires, très pertinentes, dans cet article ; nous ne les rejetons pas du tout, mais l’article passe à côté des réponses qu’il faut apporter aux questions "concrètes" les plus brûlantes. Trotsky est trop loin du parti pour pouvoir juger correctement. Tous les petits-bourgeois ne sont pas dans l’opposition, pas plus que tous les ouvriers ne soutiennent la majorité". Quelques-uns d’entre eux ajouteront sûrement que l’article leur "attribue" des idées qu’ils n’ont jamais adoptées, etc.

En guise de réponse aux questions "concrètes" , les opposants veulent des recettes tirées d’un livre de cuisine à usage de l’époque des guerres impérialistes. Je n’ai pas l’intention d’écrire un tel livre de cuisine. Mais, avec notre méthode d’étude principielle des questions fondamentales, nous serons toujours à même de parvenir à la solution correcte de tout problème concret, aussi compliqué soit-il. Dans le cas précis du problème finlandais, l’opposition a démontré son incapacité à répondre à des questions concrètes.

Il n’y a jamais de tendance dont la composition soit chimiquement pure. Des éléments petits-bourgeois se trouvent nécessairement dans toute tendance, dans tout parti ouvrier. La question se pose seulement de savoir qui donne le ton. Dans l’opposition, ce sont les éléments petits-bourgeois qui donnent le ton.

L’accusation inévitable selon laquelle cet article attribue à l’opposition des idées qu’elle n’a jamais adoptées s’explique par le caractère informe et contradictoire des idées de l’opposition, dont aucune ne peut supporter le choc de l’analyse critique. L’article n’"attribue" rien aux dirigeants de l’opposition, il ne fait que pousser leurs idées jusqu’au bout. Je ne peux, naturellement, voir le développement de la lutte que de la ligne de touche. Mais c’est de la ligne de touche que l’on peut souvent le mieux observer les traits généraux d’une bataille.

Je vous sers chaleureusement la main.

Léon Trotsky. Coyoacan D.F.

LETTRE A JOHN G. WRIGHT

19 décembre 1939

Cher ami,

J’ai lu votre lettre à Joe. Je fais totalement mienne votre opinion sur la nécessité d’un combat théorique et politique ferme et même implacable contre les tendances petites-bourgeoises de l’opposition. Vous verrez d’après mon dernier article, qui vous sera posté par avion demain, que je caractérise les divergences de l’opposition plus sévèrement même que ne l’a fait la majorité. Mais, en même temps, je crois que le combat idéologique implacable devrait aller de pair avec une tactique organisationnelle très prudente et sage. Vous n’avez pas le plus petit intérêt à une scission, même si l’opposition devait devenir, par accident, la majorité lors du prochain congrès. Vous n’avez pas la plus petite raison pour donner un prétexte de scission à l’armée hétérogène et sans équilibre de l’opposition. Même en temps que minorité éventuelle, vous devriez, selon moi, rester disciplinés et loyaux envers le parti dans son ensemble. Ceci est très important pour l’apprentissage de ce véritable patriotisme de parti, dont Cannon m’a un jour décrit très correctement la nécessité dans une lettre.

Une majorité composée de cette opposition ne durerait pas plus de quelques mois. Ensuite, la tendance prolétarienne du parti deviendrait de nouveau majoritaire, avec une autorité formidablement accrue. Soyez extrêmement fermes, mais ne perdez pas le contrôle de vos nerfs -ce précepte s’applique maintenant plus que jamais à la stratégie de l’aile prolétarienne du parti.

Avec mes voeux et mes souhaits les plus fraternels. Votre,

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

P.S. : Les difficultés viennent :

1. d’une mauvaise composition sociale, en particulier de la section de New-York, la plus importante ;

2. du manque d’expérience, spécialement des membres venus du Parti socialiste (Jeunesses). Dépasser les difficultés héritées du passé ne peut se faire par des mesures exceptionnelles. La fermeté et la patience sont de rigueur.

L.T.

LETTRE A MAX SHACHTMAN

20 décembre 1939

Cher camarade Shachtman,

Je vous envoie un exemplaire de mon dernier article [8]. Vous verrez, d’après la polémique que j’y mène, que je considère les divergences comme décisives. Je crois que vous êtes du mauvais côté des barricades, mon cher ami. Par vos positions, vous encouragez tous les éléments petits-bourgeois et anti-marxistes à combattre notre doctrine, notre programme et notre tradition. Je n’espère pas vous convaincre par ces lignes, mais je tiens à exprimer ce pronostic : si vous refusez maintenant la voie d’une collaboration avec l’aile marxiste contre les révisionnistes petits-bourgeois, vous déplorerez pendant des années et des années la plus grande erreur de votre vie.

Si j’en avais la possibilité, je prendrais tout de suite un avion pour New-York en vue de discuter avec vous 48 ou 72 heures sans interruption. Je regrette beaucoup que vous ne ressentiez pas, dans cette situation, le besoin de venir ici discuter ces questions avec moi. Ou peut-être le désirez-vous ? J’en serais content.

Coyoacan D.F.

Léon Trotsky.

[8] "Une opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party", cf. supra, p. 137.

QUATRE LETTRES A LA MAJORITE DU COMITE NATIONAL

Coyoacan D.F.

26 décembre 1939

Chers amis,

J’étais jusqu’ici favorable à la publication des discussions dans Socialist Appeal et New International, mais je dois reconnaître que vos arguments sont très sérieux, surtout par rapport à ceux du camarade Burnham [9].

New International et Socialist Appeal ne sont pas des instruments de discussion sous le contrôle d’un comité spécial de discussion ; ce sont plutôt les instruments du Parti et de son Comité national. L’opposition peut demander à bénéficier dans le bulletin de discussion des mêmes droits que la majorité ; mais les publications officielles du Parti ont le devoir de défendre, jusqu’à ce qu’il ait été changé, le point de vue du Parti et de la IVe Internationale. C’est d’une telle évidence qu’il est inutile d’argumenter.

L’idée de garanties juridiques pour la minorité n’a sûrement pas été empruntée à l’expérience bolchevique. Mais, ces garanties n’ont pas été inventées par le camarade Burnham ; le Parti socialiste français a assuré à ses membres pendant longtemps de telles garanties statutaires qui correspondent entièrement à l’état d’esprit de cliques littéraires et parlementaires mais n’empêchent jamais les ouvriers d’être subjugués par la coalition de ces cliques.

Les structures organisationnelles de l’avant-garde prolétarienne doivent être soumises aux exigences positives du combat révolutionnaire et non dépendre de garanties négatives contre leur dégénérescence. Si le parti n’est pas adapté aux besoins de la révolution socialiste, il dégénérera en dépit des clauses juridiques les plus sagaces Dans le domaine organisationnel, Burnham fait preuve d’un manque de conception révolutionnaire du parti aussi total que celui qu’il a montré sur le plan politique, lorsque se posa la question, minime mais très significative, de la Commission Dies. Dans les deux cas, il propose une attitude purement négative, de même que, dans la question de l’Etat soviétique, il n’a fourni qu’une définition purement négative Il n’est pas suffisant de détester la société capitaliste (attitude négative), il faut encore accepter toutes les conclusions pratiques d’une conception de la révolution sociale. Hélas, ce n’est pas le cas du camarade Burnham. Mes conclusions pratiques ?

Premièrement, condamner officiellement à la face du parti la tentative d’annihiler la ligne du parti en plaçant le programme du Parti au même niveau que n’importe quelle innovation que le parti n’a pas acceptée.

Deuxièmement, si le Comité national juge nécessaire de consacrer un numéro de New International à la discussion (je ne le propose pas pour le moment), cela devra être fait de telle façon que le lecteur puisse voir où se trouve la position du parti et où réside la tentative de révision de telle façon aussi que le dernier mot revienne à la majorité et non à l’opposition.

Troisièmement, si les bulletins intérieurs ne suffisaient pas, il serait possible de publier un recueil spécial des articles traitant des problèmes qui figurent à l’ordre du jour du congrès.

La plus grande loyauté dans la discussion, mais pas la plus petite concession à l’esprit petit-bourgeois, anarchiste.

W. Rork (Léon Trotsky).

[9] La minorité du Comité national avait demandé que la discussion ait lieu dans Socialist Appeal et New International. Cette démarche fut repoussée par la majorité. (P.P.)

Coyoacan D.F.
27 décembre 1939

Chers amis,

Je dois avouer que ce que vous m’avez fait savoir de l’insistance des camarades Burnham et Shachtman sur la publication des articles de discussion dans New International et Socialist Appeal m’a surpris de prime abord. Quelle peut en être la raison ? me suis-je demandé ! Qu’ils se sentent si sûrs de leur position est totalement exclu. Leurs arguments sont de nature très primitive, les contradictions entre eux sont aiguës et ils ne peuvent empêcher de ressentir que la majorité représente la tradition de la doctrine marxiste. Ils ne peuvent espérer sortir victorieux d’un combat théorique : Shachtman et Abern, Burnham lui-même doivent comprendre cela. Quelle est alors la source de leur soif de publicité ? L’explication est simple : ils sont impatients de se justifier devant l’opinion publique démocratique, de crier à tous les Eastman, Hook et autres que eux, l’opposition, ne sont pas aussi mauvais que nous. Cette nécessité interne doit être particulièrement impérative chez Burnham. Il s’agit du même genre de capitulation interne que nous avons pu observer chez Zinoviev et Kamenev à la veille de la Révolution d’Octobre et chez beaucoup d’"internationalistes" soumis à la pression de la vague patriotique de la guerre. Si nous faisons abstraction de toutes les particularités personnelles, des accidents ou des malentendus, des erreurs, nous sommes devant la première déviation social-patriotique de notre parti. Vous avez correctement souligné ce fait dès le début, mais il ne m’apparaît à pleine clarté qu’à l’heure actuelle où nos opposants viennent de proclamer leurs désirs d’annoncer -comme l’ont fait les poumistes, les pivertistes et tant d’autres- qu’ils ne sont pas aussi mauvais que les "trotskystes".

Cette remarque constitue un argument supplémentaire contre toute concession dans ce domaine. Etant donné les conditions, nous avons pleinement le droit de dire à nos gens : vous devez attendre le verdict du parti et ne pas en faire appel devant les juges démocrates patriotiques avant qu’il ait été prononcé.

Jusqu’ici, j’ai jugé la question de façon trop abstraite ; pour être plus précis, je me suis placé du seul point de vue du combat théorique et, sur ce point, je partage totalement l’avis du camarade Goldman, selon lequel nous ne pouvons que l’emporter. Mais, des critères politiques plus larges montrent que nous devons éliminer, de la part des patriotes démocrates, toute intervention prématurée dans la bataille intérieure du parti : l’opposition ne doit, dans la discussion compter que sur ses propres forces, comme le fait la majorité. Dans de telles conditions, la mise à l’épreuve et la sélection des différentes composantes de l’opposition peut revêtir un caractère plus efficace et les résultats n’en seront que plus favorables pour le parti.

Engels a parlé quelque part de l’état d’esprit des petits-bourgeois enragés. Il me semble que l’on peut trouver des traces de cet état d’esprit dans les rangs de l’opposition. Hier, beaucoup d’entre eux étaient hypnotisés par la tradition bolchevique. Jamais ils ne l’ont intimement assimilée, mais ils n’osaient pas s’y opposer ouvertement. Mais, Shachtman et Abern leur ont donné ce courage d’un certain jour et, désormais, ils jouissent ouvertement des états d’âme de la petite-bourgeoisie enragée. Telle est, par exemple, l’impression que j’ai eu à la lecture des derniers articles et des dernières lettres de Stanley. Il a totalement perdu tout esprit auto-critique et croit sincèrement que toute inspiration qui lui traverse l’esprit est digne d’être proclamée et imprimée, pourvu qu’elle soit dirigée contre le programme et la tradition du parti. Le crime de Shachtman et d’Abern réside justement dans cette explosion d’auto-satisfaction petite-bourgeoise qu’ils ont provoquée.

W. Rork (Léon Trotsky).

3 janvier 1940

Chers amis,

J’ai reçu les deux documents de l’opposition [10] ; j’ai étudié celui qui a trait au conservatisme bureaucratique et étudie maintenant celui qui traite de la question russe. Quels écrits lamentables ! Il est difficile de trouver une phrase où soit exprimée une idée juste ou qui place une idée juste au bon endroit. Des gens intelligents, et même doués, qui ont adopté une position manifestement fausse et s’engagent de plus en plus dans l’impasse.

La phrase d’Abern sur la "scission" peut avoir deux sens : ou bien il cherche à vous effrayer par la perspective d’une scission comme il l’a fait pendant la discussion sur l’entrisme [11] ; ou bien, il veut vraiment se suicider politiquement. Dans la première hypothèse, il ne nous empêchera évidemment pas de donner une appréciation marxiste de la politique de l’opposition. Dans la seconde, il n’y a rien à faire ; si un adulte veut se suicider, il est difficile de l’en empêcher.

La réaction de Burnham représente un défi brutal à tous les marxistes. Si la dialectique est une religion et s’il est vrai que la religion est l’opium du peuple, comment pourrait-il refuser de combattre pour libérer son propre parti de ce poison ? Je suis en train d’écrire, en ce moment, une lettre ouverte à Burnham sur la question. Je ne crois pas que l’opinion publique de la IVe Internationale puisse permettre au directeur d’un périodique théorique marxiste de se borner à des aphorismes plutôt cyniques sur les fondements du socialisme scientifique. En tout état de cause, je n’aurai de repos jusqu’à ce que les conceptions antimarxistes de Burnham soient dénoncées jusqu’à leur racine devant le parti et l’Internationale. J’espère envoyer cette lettre ouverte après-demain, au moins dans sa version russe.

En même temps, j’écris une analyse des deux documents. Je trouve excellente leur explication des raisons pour lesquelles ils sont d’accord pour être en désaccord sur la question russe.

Je grince des dents d’avoir à perdre mon temps en lisant des documents si totalement périmés. Les erreurs qu’ils contiennent sont si élémentaires qu’il faut faire un effort pour retrouver dans l’A.B.C. du marxisme les contre-arguments nécessaires.

W. Rork (Léon Trotsky).

[10] Il s’agit de "La guerre et le conservatisme bureaucratique" et "L’enjeu de la discussion sur la question russe". (P.P.)

[11] Lorsque les Trotskystes américains discutèrent de leur entrée dans le Parti socialiste, au cours des premiers mois de 1936, Abern s’opposa avec acharnement à cette initiative. (P.P.)

Chers amis,

Je joins à cette lettre une copie de la lettre que j’ai envoyée à Shachtman voici plus de deux semaines [cf supra lettre du 6 novembre 1939]. Shachtman ne s’est même pas donné la peine de me répondre. Cela prouve l’état d’esprit qu’il a adopté du fait de son combat sans principes. Il fait un bloc avec l’anti-marxiste Burnham et refuse de répondre à ma lettre qui traite de ce bloc. En lui-même, le fait n’a qu’une importance douteuse, mais il a une résonance symptomatique. Voilà pourquoi je vous envoie la copie de ma lettre à Shachtman.

Meilleurs souvenirs.

Léon Trotsky.

LETTRE A JOSEPH HANSEN

5 janvier 1940

Cher Joe,

Merci pour vos intéressantes informations. Si c’est nécessaire ou opportun, Jim pourrait publier notre correspondance et celle avec Wright [Cf. supra lettre 19 décembre 1939] à propos de la scission. Cette correspondance montre notre ferme désir de préserver l’unité du parti en dépit de la dure lutte de fraction. Je mentionnais, dans ma lettre à Wright que même en tant que minorité, l’aile bolchevique du parti devrait, selon moi, rester disciplinée et Jim m’a répondu qu’il adhérait de tout coeur à cette conception. Ces deux citations sont décisives en l’occurrence.

En ce qui concerne mes remarques sur la Finlande contenues dans l’article sur l’opposition petite-bourgeoise je ne dirai ici que quelques mots. Y a-t-il -oui ou non- une différence de principes entre la Finlande et la Pologne ? L’intervention de l’Armée rouge en Pologne fut-elle -oui ou non- accompagnée d’une guerre civile ? La presse des mencheviks qui sont très bien informés grâce à leur amitié avec le Bund et les émigrés du P.P.S, dit ouvertement qu’une vague révolutionnaire a accompagné l’avance de l’Armée rouge. Et pas seulement en Pologne, mais aussi en Roumanie.

Le Kremlin a créé le gouvernement Kuusinen dans l’intention évidente de compléter la guerre civile par la guerre. Il y a eu des informations sur un début de création d’une Armée rouge finlandaise, sur l’"enthousiasme" des paysans pauvres dans les régions occupées où les grandes propriétés terriennes ont été confisquées et ainsi de suite. Qu’est-ce que cela, si ce n’est le début d’une guerre civile ?

Le développement ultérieur de la guerre civile dépendait complètement de l’avance de l’Armée rouge. L’"enthousiasme" du peuple n’était évidemment pas assez brûlant pour provoquer des insurrections indépendantes de paysans et d’ouvriers sous le glaive du bourreau Mannerheim. La retraite de l’Armée rouge arrêtera nécessairement à leur tout début les germes de guerre civile.

Si les impérialistes aident efficacement la bourgeoisie finlandaise à défendre le régime capitaliste, la guerre civile en Finlande deviendra impossible pendant la prochaine période. Mais si, comme cela est plus probable, les détachements renforcés de l’Armée rouge pénètrent dans le pays avec plus de succès, nous assisterons immanquablement à un processus de guerre civile parallèle à l’invasion.

Nous ne pouvons prévoir tous les épisodes militaires, les hauts et les bas de portée purement tactique ; mais, rien de tout cela ne change la ligne "stratégique" générale des événements. Dans ce cas comme dans tous les autres, l’opposition adopte une politique purement conjoncturelle et impressionniste au lieu d’agir selon les principes.

(Il n’est pas nécessaire de répéter que la guerre civile en Finlande, comme ce fut le cas en Pologne, aurait un caractère limité, à demi étouffé, et qu’elle pourrait, à l’étape suivante, se transformer en une guerre civile entre les masses finlandaises et la bureaucratie de Moscou. Nous savons cela au moins aussi clairement que l’opposition et nous avertissons ouvertement les masses. Mais nous analysons le processus tel qu’il est et nous n’identifions pas la première étape avec la seconde).

Avec mes salutations et mes voeux chaleureux pour tous les amis.

Léon Trotsky.

LETTRE A JAMES P. CANNON

9 janvier 1940

Cher ami,

J’ai expédié hier le texte russe de mon dernier article écrit sous la forme d’une lettre à Burnham. Tous les camarades ne seront peut-être pas satisfaits que j’y donne la place essentielle à la discussion du problème de la dialectique. Mais je suis sûr que c’est aujourd’hui le seul moyen de commencer l’éducation théorique du Parti, des jeunes en particulier et d’inculquer la répulsion pour l’empirisme et l’éclectisme...

W. Rork (Léon Trotsky).

LETTRE A FARRELL DOBBS

10 janvier 1940

Cher ami,

Dans mon article envoyé à Wright pour traduction, il est deux questions que je ne mentionne pas du tout :

 D’abord, celle du conservatisme bureaucratique. Je crois que nous avons un peu discuté le sujet ensemble ici. En tant que tendance politique, le conservatisme bureaucratique représente les intérêts d’une certaine couche sociale, à savoir de la bureaucratie ouvrière privilégiée dans les Etats capitalistes (et spécialement impérialistes) et, à un degré incomparablement plus élevé, en U.R.S.S. Il serait fantastique, pour ne pas dire stupide, de chercher de telles racines au "conservatisme bureaucratique" de la majorité. Si le bureaucratisme et le conservatisme ne sont pas déterminés par les conditions sociales, ils ne représentent alors que des traits de caractère, propres à certains dirigeants. De telles choses arrivent. Mais, comment expliquer dans ce cas la formation d’une fraction ? Est-ce une sélection d’individualités conservatrices ? Nous avons là une explication psychologique et non politique. Si nous admettons (personnellement, je ne le fais pas) que Cannon, par exemple, a des tendances bureaucratiques, nous arrivons alors inévitablement à la conclusion que la majorité soutient Cannon en dépit de cette caractéristique et non pas à cause d’elle. Cela signifie que la question des bases sociales de la lutte de tendance n’est même pas effleurée par les leaders de la minorité.

 En second lieu, dans le but de compromettre ma "défense" de Cannon, les minoritaires affirment que j’ai défendu à tort Molinier. Je suis le dernier à nier que je puisse commettre des erreurs dans le domaine politique comme dans celui de l’appréciation des personnes. Mais, malgré tout, l’argument n’est pas profond. Je n’ai jamais soutenu les théories fausses de Molinier. Il s’agissait, à vrai dire, de son caractère personnel : brutalité, manque de discipline pour ne pas parler de ses affaires financières privées. Quelques camarades, parmi lesquels Vereecken, réclamaient avec insistance la séparation immédiate d’avec Molinier. J’insistais sur la nécessité pour l’organisation d’essayer de discipliner Molinier. Mais, quand en 1934, Molinier essaya de remplacer le programme du parti par "quatre mots d’ordre" et fonda un journal sur cette base, je fus de ceux qui proposèrent son exclusion. Voilà toute l’histoire. Chacun peut avoir une opinion différente quant à l’opportunité de ma patience à l’égard de Molinier ; toutefois, je n’étais pas guidé, bien sûr, par le souci de l’intérêt personnel de Molinier, mais par l’intérêt de l’éducation du parti. Nos propres sections ont hérité d’un peu du venin de l’Internationale communiste en ce sens que beaucoup de camarades sont enclins à abuser de mesures telles que l’exclusion, la scission ou les menaces d’exclusions et de scissions. Dans le cas de Molinier comme dans le cas de quelques camarades américains (Field, Weisbord et quelques autres), j’étais partisan d’une attitude plus patiente. Dans plusieurs cas, j’ai réussi, dans plusieurs autres, ce fut un échec. Mais, je ne regrette en rien mon attitude plus patiente envers quelques personnages douteux de notre mouvement. De toute façon, ma défense ne m’a jamais amené à constituer un bloc aux dépens des principes. Si quelqu’un proposait par exemple d’expulser le camarade Burnham, je m’y opposerais énergiquement. Mais, en même temps, je trouve qu’il est nécessaire de mener le plus vigoureux combat idéologique contre ses conceptions anti-marxistes.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.

LETTRE A JOHN G. WRIGHT

13 janvier 1940

Cher camarade Wright,

Je partage complètement votre appréciation sur la brochure du camarade Shachtman [14]. C’est le Shachtman faible multiplié par la passion fractionnelle. Il lui manque cette petite chose qui s’appelle le point de vue prolétarien. Il vit au royaume des ombres littéraires quand il se tient face au prolétariat et au marxisme, ses ombres sont utiles parce qu’elles correspondent plus ou moins à la réalité ; maintenant, il tourne le dos à la majorité prolétarienne du parti et au marxisme et le résultat en est que chaque mot qu’il écrit représente une fantastique erreur d’interprétation des faits et des idées. Je suis obligé à présent de perdre de nouveau deux ou trois jours pour soumettre son document absolument extravagant à une analyse plus attentive. J’espère montrer aux membres du parti, y compris la majorité de la minorité, que le document de Shachtman est, à chaque ligne, une rupture pathétique avec le marxisme et le bolchévisme.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.

[14] "La crise dans le parti américain -Lettre ouverte au camarade Léon Trotsky" in Bulletin intérieur, vol II, n°7, 1er janvier 1940.

LETTRE A JAMES P. CANNON

16 janvier 1940

Cher ami,

Quel misérable écrit que la lettre ouverte de Shachtman. Son seul mérite est de m’avoir obligé à lui dire toute la vérité sur sa politique. Ma réponse est déjà dictée. Je n’ai plus qu’à la polir. Malheureusement elle ne sera pas plus courte que ma lettre à Burnham.

Léon Trotsky.

LETTRE A WILLIAM F. WARDE

16 janvier 1940

Cher camarade Warde,

Vous êtes un des camarades relativement peu nombreux à être sérieusement intéressés par les questions méthodologiques de notre mouvement. Ne pensez-vous pas que votre intervention dans le débat de ce point de vue serait très utile ?

Des amis m’écrivent que, dans notre parti, spécialement chez les jeunes, l’intérêt pour le matérialisme dialectique devient très aigu. Ne pensez-vous pas que les camarades qui pourraient orienter cet intérêt devraient maintenant mettre sur pied une association purement théorique dans le dessein de promouvoir dans le parti les doctrines du matérialisme dialectique ? Vous-même, le camarade Wright, le camarade Gerland (très au courant de la question), pourriez éventuellement former le premier noyau d’une telle association, bien sûr, sous le contrôle de la section de propagande du Comité national. Cela n’est, à coup sûr, qu’une vague suggestion, faite de loin, qui devrait être discutée avec les institutions responsables du parti.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

LETTRE A JOSEPH HANSEN

18 janvier 1940

Cher Joe,

[...] Mon article contre Shachtman est à présent écrit. Il me faut maintenant le polir pendant deux jours et j’essaierai d’utiliser quelques-unes de vos citations.

Mais je désire parler ici d’une question plus importante. Quelques-uns des leaders de l’opposition préparent une scission ; de ce fait, ils représentent l’avenir de l’opposition comme celui d’une minorité persécutée. C’est très caractéristique de leur mentalité. Je crois que nous devons leur répondre à peu près comme suit :

"Vous êtes dès à présent effrayés de nos répressions futures ? Nous vous proposons des garanties mutuelles pour la minorité future, indépendamment de qui pourrait être en minorité, vous ou nous. Ces garanties pourraient être formulées en quatre points : 1. aucune interdiction des tendances ; 2. pas d’autres restrictions à l’activité de tendance que celles dictées par la nécessité d’une action commune ; 3. les publications officielles doivent représenter, bien sûr, la ligne établie par le nouveau congrès ; 4. la future minorité peut avoir, si elle le désire, un bulletin intérieur destiné aux membres du parti, ou un bulletin de discussion commun avec la majorité".

Continuer à publier des bulletins de discussion immédiatement après une longue discussion et un congrès ne constitue pas, bien sûr, une règle ; c’est une exception d’un genre plutôt déplorable. Mais, nous ne sommes en rien des bureaucrates. Nous n’avons pas de règles immuables. Nous sommes dialecticiens dans le domaine organisationnel aussi. Si nous avons, au sein du parti, une importante minorité qui ne soit pas satisfaite des décisions du congrès, il est incomparablement préférable de légaliser la discussion après l’assemblée plutôt que d’en arriver à la scission.

Nous pouvons, si nécessaire, aller plus loin même et leur proposer de publier, sous la supervision du nouveau Comité national, des tribunes spéciales de discussion, destinées non seulement aux membres du parti, mais aussi au public en général. Nous devons aller aussi loin que possible dans ce sens afin de désarmer leurs plaintes pour le moins prématurées et de leur rendre difficile de provoquer une scission.

Pour ma part, je crois que la prolongation du débat, s’il est canalisé par la bonne volonté des deux côtés, ne peut, dans les conditions présentes, qu’être utile à l’éducation du parti.

Je pense que la majorité devrait faire ces propositions officiellement au Comité national par écrit. Quelle que puisse être la réponse, le parti ne peut qu’y gagner.

Avec mes salutations les meilleures.

Cornell (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.

LETTRE A MARTIN ABERN

29 janvier 1940

Cher camarade Abern,

J’ai eu écho par le camarade Cannon de la phrase qui vous est attribuée : "Cela signifie la scission". Il m’a écrit le 28 décembre 1939 :

"Votre texte a déjà été largement distribué dans le parti. Jusqu’ici, je n’ai entendu que deux appréciations précises des leaders de la minorité. Abern, après avoir lu le titre et les tout premiers paragraphes, fit cette remarque. à Goldman : "Cela signifie la scission".

Mon expérience de Cannon me le fait considérer comme un camarade digne de confiance et je n’avais pas la plus légère raison de douter de la véracité de ses propos.

Vous dites que cette affirmation "est un mensonge". Je sais, de par une longue expérience, qu’en période de lutte intense, des malentendus de ce genre arrivent souvent sans mauvaise intention de part et d’autre.

Vous me demandez si j’ai fait la moindre tentative pour vérifier la véracité de ces propos. Pas du tout. Si je les avais rapportés dans ma correspondance privée comme un fait connu de moi, cela n’aurait pas été loyal. Mais je les ai publiés avec la remarque : "On m’a rapporté" et vous ai laissé l’entière possibilité de les confirmer ou de les démentir. Je pense que c’est le meilleur moyen de vérification possible dans une discussion du parti.

Vous dites au début de votre lettre : "Je n’ai pas tenu compte dans le passé d’un certain nombre de déclarations fausses, mais je remarque, parmi d’autres choses, dans votre lettre ouverte... " etc. Que signifie ici la phrase "un certain nombre de déclarations fausses ?". De qui ? Que signifie l’expression "parmi d’autres choses ?" Quel genre de chose ? Ne croyez-vous pas que vos expressions peuvent être comprises par des camarades inexpérimentés comme de vagues insinuations ? Si, dans mon article, il y a "un certain nombre de déclarations fausses" et "d’autres choses", il serait préférable de les énumérer exactement. Si les déclarations fausses ne sont pas de moi, je ne comprends pas pourquoi vous les introduisez dans la lettre que vous m’écrivez. J’ai du mal à comprendre aussi comment on peut "ne pas tenir compte" d’un certain nombre de déclarations fausses si elles ont une quelconque importance politique. Cela pourrait être interprété comme un manque de préoccupations à l’égard du parti.

En tout cas, je remarque avec satisfaction que vous démentez catégoriquement la phrase "cela signifie la scission". J’interprète le ton vigoureux de votre lettre dans le sens que votre démenti n’est pas purement formel, c’est-à-dire que vous ne démentez pas seulement la citation, mais que vous considérez, comme je le fais, l’idée de scission en elle-même comme une méprisable trahison de la IVe Internationale.

Fraternellement vôtre.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

(Copie à Cannon.)

DEUX LETTRES A ALBERT GOLDMAN

10 février 1940

Cher camarade Goldman,

Je suis totalement d’accord avec votre lettre du 5 février. Si j’ai publié la remarque d’Abern sur la scission, c’était avec l’intention de provoquer une prise de position claire et sans ambiguïté du camarade Abern et des autres dirigeants de l’opposition - non pas au sujet des prétendues intentions cachées des leaders de la majorité mais à propos de leurs intentions à eux.

J’ai déjà entendu l’aphorisme sur "les citoyens de deuxième classe". Je voudrais demander aux leaders de l’opposition, quand ils nomment le groupe adverse "la clique de Cannon" ou "les bureaucrates conservateurs" et ainsi de suite... veulent-ils en faire des citoyens de deuxième classe ? Tout ce que je peux ajouter est que l’extrême sensibilité est une des caractéristiques les plus frappantes de toute fraction petite-bourgeoise. Je ne sais pas si Shachtman par exemple, souhaite, par sa lettre ouverte, faire de moi un citoyen de deuxième classe. Je ne m’intéresse qu’à ses idées, et non à ses spéculations psychanalytiques.

J’ai un peu l’impression que, énervés par une série d’erreurs, les leaders de l’opposition se poussent mutuellement à l’hystérie et qu’ensuite, afin de justifier à leurs propres yeux leur hystérie fractionnelle, ils attribuent à leurs adversaires les plus sombres et les plus incroyables desseins. Quand ils disent que ma correspondance avec Cannon était un camouflage, je ne peux que hausser les épaules.

Le meilleur traitement pour l’hystérie petite-bourgeoise est l’objectivité marxiste. Nous continuerons à débattre de la dialectique, de la sociologie marxiste, de la nature de classe de l’Etat soviétique, du caractère de la guerre, non pas dans l’intention absurde et criminelle de provoquer une scission, mais dans le but beaucoup plus raisonnable de convaincre une couche importante du parti et de l’aider à passer d’une position petite-bourgeoise à une position prolétarienne.

Avec mon plus chaleureux salut de camarade.

Léon Trotsky.

Cher camarade Goldman,

Un congrès de la minorité n’est qu’une réunion fractionnelle à l’échelle nationale [15]. C’est pourquoi elle n’implique pas, en elle-même, un changement de principe dans la situation. Ce n’est qu’un nouveau pas sur la même route, un mauvais pas sur la route de la scission, mais pas nécessairement la scission elle-même. Il est possible, et même sûr, qu’il y ait deux ou trois tendances à l’intérieur de l’opposition sur le problème de la scission et le but du congrès est de les unifier. Sur quelle base ? Il est probable que quelques leaders, dans leur désespoir, ne voient pas d’autre solution qu’une scission.

Dans ces conditions, une vigoureuse intervention de la majorité en faveur de l’unité pourrait éventuellement rendre plus difficile la tâche des scissionnistes conscients. Votre fraction, ou peut-être mieux, la majorité officielle du Comité national ou le Bureau politique, ne pourrait-il pas adresser à la convention de Cleveland un message ne traitant que d’une question, à savoir l’unité du parti ? Dans une telle lettre, je ne ferais pas entrer le problème de la définition de l’Union soviétique ou celui de la guerre mixte, sinon on pourrait comprendre que l’abandon de leurs positions sur ces questions est considéré comme un préalable à leur maintien dans le parti. Il n’en est rien. Vous les acceptez comme ils sont, s’ils sont réellement dévoués au parti et à la IVe Internationale et prêts à admettre la discipline dans l’action.

Meilleures salutations.

Léon Trotsky.

[15] La minorité convoqua une conférence de ses adhérents à Cleveland les 24 et 25 février 1940. Cette conférence conclut qu’il y avait deux tendances politiques inconciliables dans le parti et que "le parti devait étendre, à quelque groupe qui serait en minorité au congrès, le droit de publier un bulletin politique qui lui soit propre pour la défense du programme général de la IVe Internationale (et qui) en même temps, présenterait d’une manière objective la position particulière de sa tendance sur la question controversée de la Russie". La majorité repoussa cette demande de la minorité. (P.P.)

REVENEZ AU PARTI !

21 février 1940

Chers camarades,

Les leaders de la minorité n’ont répondu jusqu’à maintenant à aucun de nos arguments politiques ou théoriques. L’inconsistance de leurs propres arguments a été démasquée dans les écrits de la majorité. Maintenant, les leaders de l’opposition semblent être passés de la guerre à l’étape de la guérilla. Ce fut la mort de bien d’autres armées vaincues. Le camarade A. Goldman a défini correctement les nouvelles méthodes de l’opposition dans sa lettre-circulaire du 12 février. Un des exemples les plus curieux de cette nouvelle tactique guerrière est l’attaque, plus vaillante que sensée du camarade Mac Donald [16] à propos de mon article dans Liberté. Il n’a pas trouvé, voyez-vous, dans cet article, une analyse du caractère contradictoire de l’Etat soviétique et du "rôle progressiste" de l’Armée rouge. Avec la même logique que celle dont il fait preuve en éditant Partisan Review ou en analysant l’insurrection de Kronstadt, il découvre que je suis "en réalité" un adepte de la minorité, un Shachtmanien, ou un MacDonaldiste, du moins quand je parle pour la presse bourgeoise et que mes déclarations contraires, capitulardes devant le stalinisme, sont faites dans les publications internationales dans le simple but d’aider Cannon. Si nous exprimions la découverte de Mac Donald d’une manière plus cohérente, elle signifierait : quand Trotsky souhaite s’adapter à l’opinion publique bourgeoise, se rendre agréable aux lecteurs de Liberté, il écrit comme Shachtman, et presque comme Mac Donald, mais quand il s’adresse au parti, il devient terriblement anti-minoritaire.

Partisan Review s’intéresse beaucoup à la psychanalyse et je me permettrai de dire que l’éditeur de la revue, s’il s’auto-analyse un peu, reconnaîtra qu’il a découvert son subconscient.

Personne ne demande à la minorité d’analyser dans chacun de ses articles ou de ses prises de paroles la nature contradictoire de l’Etat soviétique et le rôle contradictoire de l’Armée rouge. Ce que nous leur demandons, c’est de comprendre cette nature et ce rôle, et de mettre convenablement en pratique cette compréhension à chaque occasion. Mon article était consacré à la politique de Staline et non pas à la nature de l’Etat soviétique. Dans la presse bourgeoise mexicaine, il a été publié une déclaration anonyme affirmant "de source proche de Trotsky" que j’approuve la politique internationale de Staline et que je cherche à me réconcilier avec lui. Je ne sais si de telles déclarations sont parues aussi dans la presse des Etats-Unis. Il est clair que la presse mexicaine s’est contentée de reproduire à sa manière les accusations terriblement graves de Mac Donald et compagnie à propos de ma capitulation devant le stalinisme. Dans le but de prévenir une telle utilisation abusive de notre débat interne par la presse bourgeoise mondiale, j’ai consacré mon article dans Liberté à la démystification du rôle de Staline en politique internationale -en aucun cas, à l’analyse sociologique de la nature de l’Etat soviétique. J’ai écrit ce qui me semblait le plus urgent sur le moment. La politique ne consiste pas à dire à chaque occasion tout ce que l’on sait, mais à dire un moment donné juste ce qui est nécessaire. Il est possible que, de cette façon, mes propos aient coïncidé avec quelques affirmations de l’opposition. Mais il est sûr que les déclarations en question de l’opposition n’étaient qu’une répétition d’idées que nous avons exprimées mille fois avant que Mac Donald n’apparût à notre horizon.

Mais, passons à des choses plus sérieuses. La lettre que m’envoie le camarade Abern est un énoncé absolument clair de sa volonté de scission. La justification qu’il donne est tout à la fois lamentable et scandaleuse : ce sont les deux mots les plus doux que je puisse trouver. Si la "clique de Cannon" avait la majorité de l’assemblée, cela transformerait, voyez-vous, Abern et ses associés en citoyens de "seconde classe". C’est pourquoi lui, Abern, préfère avoir son propre domaine où il sera comme Weisbord, Field et Ohler, le premier parmi les citoyens de première classe. Qui peut décider de la place des différents "citoyens" à l’intérieur du parti ? Le parti lui-même. Comment peut-il en arriver à prendre une décision ? A travers une discussion libre. Qui a pris l’initiative dans cette discussion ? Abern et ses associés. Etaient-ils ou sont-ils limités dans l’usage de leur plume ou de leur langue ? Absolument pas. Ils n’ont pas réussi, semble-t-il d’après la lettre d’Abern, à convaincre ni le parti ni l’Internationale. Cela est très regrettable car ce sont des gens de valeur. Ils ne pourraient maintenant rétablir leur autorité que par un travail assidu et sérieux dans le parti. Cela demande du temps, de la patience et de la fermeté. Mais il semble que Abern ait perdu tout espoir de convaincre le parti basé sur les principes de la IVe Internationale. La tendance à la scission est une espèce de désertion. C’est pourquoi elle est si lamentable.

Mais elle est aussi scandaleuse Le ton sous-jacent est le mépris des éléments petits-bourgeois pour la majorité prolétarienne : nous sommes de tellement bons écrivains, orateurs et organisateurs et eux, les gens sans culture, sont incapables de nous apprécier à notre juste valeur, il vaut mieux construire notre propre ligue d’âmes élevées !

Dans la IIIe Internationale, nous nous sommes obstinés de toute notre force à rester une tendance ou une fraction. Ils nous ont persécutés, ils nous ont privés de tout moyen d’expression légale, ils ont inventé les pires calomnies, en U.R.S.S., ils ont arrêté et fusillé nos camarades- en dépit de tout cela, nous n’avons pas voulu nous séparer des travailleurs. Nous nous sommes considérés comme une fraction jusqu’à l’extrême limite du possible et ceci en dépit de la bureaucratie totalitaire corrompue de la IIIe Internationale. La IVe Internationale est la seule organisation révolutionnaire honnête au monde. Nous n’avons pas de bureaucratie professionnelle. Notre "appareil" ne dispose d’aucun moyen de coercition. Chaque décision est prise et chaque camarade apprécié à travers les méthodes de la plus complète démocratie intérieure. Si la majorité du parti est dans l’erreur, la minorité peut, petit à petit, l’éduquer. Si ce n’est avant le prochain congrès, ce sera après. La minorité peut attirer de nouveaux membres au parti et se muer en majorité. Il n’est nécessaire pour cela que de faire un peu confiance aux travailleurs et d’espérer que les travailleurs peuvent acquérir un peu de confiance dans les dirigeants de l’opposition. Mais, ces dirigeants ont créé dans leur propre milieu une atmosphère d’intolérance hystérique. Ils s’adaptent à l’opinion publique bourgeoise, mais ils n’essayent pas de s’adapter au rythme du développement de la IVe Internationale. Leur importance a un caractère de classe : c’est l’envers du mépris des intellectuels petits-bourgeois pour les travailleurs. Voilà pourquoi la tendance scissionniste exprimée par Abern est tellement scandaleuse !

Le camarade Abern, dans ses appréciations comme dans ses perspectives, est motivé par la haine. Et la haine personnelle est un sentiment odieux en politique. Je suis persuadé que l’attitude de Abern et ses visées scissionnistes ne peuvent que repousser tout membre sain de l’opposition. Revenez au parti, camarades La voie qu’a choisie Abern mène à l’impasse. Il n’y a pas d’autre voie que celle de la IVe Internationale.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

[16] Dwight Mac Donald : Intellectuel qui appartenait alors au S.W.P., et collaborait régulièrement à la revue New International. Appartenait à la minorité. Participa à ce titre à la création du Workers Party qu’il abandonna bientôt pour fonder en 1943 une revue indépendante : Politics.

"SCIENCE ET STYLE"

23 février 1940.

Chers camarades,

J’ai reçu "Science et style" [Cf., annexes.] de Burnham. L’abcès est ouvert et c’est là un avantage important sur le plan politique. Le sous-développement théorique de l’opinion de "gauche" en Amérique s’exprime bien par le fait que Burnham ne fait que répéter - avec quelques illustrations "modernisées"- ce que Struve écrivait en Russie il y a plus de quarante ans et, dans une plus forte mesure encore, ce que Dühring tentait d’enseigner à la social-démocratie allemande voici trois quarts de siècle. Voici ce qu’il en est en ce qui concerne la "science". Dans le domaine du "style", franchement, je préfère Eastman.

L’intérêt de ce document ne relève nullement de la théorie : la mille et unième réfutation professorale de la dialectique ne vaut pas mieux que toutes les précédentes. Mais, du point de vue politique, l’importance du texte est indiscutable. Il montre que l’inspiration théorique de l’Opposition n’est pas plus près du socialisme scientifique que ne l’était Muste, l’ancien partenaire d’Abern. Shachtman a mentionné la philosophie de Bogdanov. Mais il est absolument impossible d’imaginer la signature de Bogdanov sous un tel document, même après sa rupture définitive avec le bolchevisme. Je crois que le parti devrait demander aux camarades Abern et Shachtman ce que je leur demande maintenant : "Que pensez-vous de la "science" de Burnham et du "style" de Burnham ? La question finlandaise est importante mais il ne s’agit, en définitive, que d’un épisode et l’évolution de la situation internationale peut, en révélant les vrais facteurs qui déterminent les événements, dissiper d’un coup les divergences qui sont apparues à propos de ce problème concret. Mais les camarades Abern et Shachtman peuvent-ils, après la parution de "Science et style", persister à endosser la moindre responsabilité, non pour ce pauvre document lui-même mais pour l’ensemble des conceptions de Burnham sur la science, le marxisme, la politique et la "morale". Nos minoritaires qui se sont préparés à la scission devraient réfléchir au fait qu’ils vont être associés, pas pour quelques semaines, pas pour la durée de la guerre soviéto-finlandaise, à un "dirigeant" dont les conceptions d’ensemble n’ont rien de commun avec la révolution prolétarienne.

L’abcès est ouvert. Abern et Shachtman ne peuvent répéter plus longtemps qu’ils ne veulent que discuter un brin de la Finlande et de Cannon. Ils ne peuvent plus longtemps jouer à colin-maillard avec le marxisme et avec la IVe Internationale. Le Socialist Workers Party doit-il demeurer dans la tradition de Marx, Engels, Franz Mehring, Lénine et Rosa Luxemburg -cette tradition que Burnham proclame "réactionnaire"- ou doit-il accepter les conceptions de Burnham, version attardée du socialisme petit-bourgeois pré-marxiste ?

Nous savons trop bien quelle a été, dans le passé, la signification politique d’un tel révisionnisme. Aujourd’hui, à l’époque de l’agonie de la société bourgeoise, les conséquences politiques du burnhamisme seraient incomparablement plus immédiates et anti-révolutionnaires. Camarades Abern et Shachtman, vous avez la parole.

Léon Trotsky.

Coyoacan D.F.

LETTRE A JAMES P. CANNON

27 février 1940

Cher ami,

Je réponds à votre lettre du 20 février. La conférence de la minorité est, je le suppose, maintenant terminée et je crois que pour les problèmes tactiques concrets que vous analysez dans votre lettre, vos actions immédiates dépendront au moins à cinquante et un pour cent des résultats de cette assemblée.

Vous êtes convaincus que la minorité dans son ensemble prépare une scission et que vous ne pouvez gagner personne d’autre à votre cause. J’accepte ce prémisse. Mais il n’en était que plus nécessaire d’accomplir avant la conférence de Cleveland un énergique geste de paix en vue de changer radicalement votre ligne après leur réponse négative. J’apprécie pleinement vos considérations sur la nécessité de publier un numéro de New International préparant l’opinion publique à une scission. Mais l’assemblée de la minorité a eu lieu les 24 et 25 février et l’assemblée du parti ne se tiendra pas avant le début d’avril. Vous disposez d’assez de temps pour proposer la paix, pour dénoncer le refus de la minorité, et pour publier le numéro de New International. Nous devons tout faire en vue de convaincre aussi les autres sections que la minorité a épuisé toutes les possibilités d’unité. C’est pourquoi nous trois, avons fait cette proposition au Comité exécutif de l’Internationale ; il est nécessaire aussi de sonder tous les membres de ce groupe non-négligeable.

Je comprends bien l’impatience de beaucoup de camarades de la majorité. (Je suppose que cette impatience n’est pas sans relation fréquente avec l’indifférence théorique), mais on devrait leur rappeler que les événements dans le Socialist Workers Party ont maintenant une grande importance internationale et que vous ne devez pas agir seulement en fonction de vos appréciations subjectives, aussi correctes puissent-elles être, mais aussi des faits objectifs accessibles à chacun.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.

LETTRE A JOSEPH HANSEN

29 février 1940

Mon cher Joe,

Si Shachtman affirme que la lettre que j’ai citée à propos de l’Espagne n’est pas signée de lui seulement mais de Cannon et Carter aussi, il se trompe complètement. Je n’aurais évidemment pas caché les autres signatures mais il se trouve qu’elles n’existent pas. Comme vous pourrez en juger d’après les photocopies, la lettre n’était signée que de Max Shachtman.

Dans mon article, j’ai admis qu’à propos de diverses questions, les camarades de la majorité ont pu partager les erreurs de Shachtman, mais ils n’en ont jamais fait un système, ils ne les ont jamais transformées en plateforme de tendance. Toute la question est là.

Abern et Burnham s’indignent que je cite leurs déclarations verbales sans "vérification" préalable. Ils sous-entendent, de toute évidence, qu’au lieu de publier ces déclarations qui leur étaient attribuées, leur donnant ainsi la possibilité de les confirmer ou de les infirmer, j’aurais dû envoyer une commission d’enquête composée de 5 ou 7 personnes impartiales, accompagnées d’une paire de sténographes. Et pourquoi ce tapage moralisant ? A plusieurs reprises, Burnham a identifié la dialectique à la religion. Oui, le fait est établi. Mais, en cette circonstance précise, il n’a pas prononcé la phrase que je cite (telle qu’on m’en a fait part). Oh ! horreur ! Oh ! cynisme bolchevique ! etc.

Il en est de même pour Abern [Cf. la lettre de Trotsky à Abern (29 janvier 1940)]. Dans la lettre qu’il m’a envoyée il montre clairement qu’il se prépare à une scission. Mais, voyez-vous, il n’a jamais dit à Goldman la phrase concernant la scission. C’est une diffamation ! une invention malhonnête ! une calomnie !, etc.

Pour autant que je me rappelle, mon article sur la morale commence par une remarque sur les transpirations morales de la petite-bourgeoisie désorientée. Nous avons maintenant une nouvelle occasion de vérifier ce phénomène à l’intérieur de notre propre parti.

Les nouveaux moralistes, ai-je entendu dire, font référence au crime terrible que j’ai commis à l’égard d’Eastman et du Testament de Lénine [19]. Quels méprisables hypocrites ! Eastman a publié le document de sa propre initiative, au moment même où notre tendance avait décidé d’interrompre toute activité publique afin d’éviter une scission prématurée. N’oublions pas que tout cela se passait avant le fameux Comité syndical anglo-russe [20], avant la révolution chinoise, avant même l’émergence de l’opposition zinovieviste [21]. Nous étions obligés de manoeuvrer pour gagner du temps. Tout au contraire, la Troïka souhaitait utiliser la publication d’Eastman pour provoquer une sorte d’avortement de l’opposition.

Ils me présentèrent un ultimatum : ou bien je signais la déclaration écrite en mon nom par la Troïka ou bien ils déclencheraient immédiatement la bataille sur ce point. Le centre oppositionnel décida à l’unanimité que cette bataille était à ce moment parfaitement inopportune, que je devais accepter l’ultimatum et apposer mon nom sous la déclaration écrite par le Bureau politique. La transformation de cette nécessité politique en problème moral abstrait n’est possible que pour des charlatans petits-bourgeois, toujours prêts à proclamer : "Pereat mundus, fiat justicia" (que le monde périsse pourvu que triomphe la justice) mais infiniment plus indulgents quand il s’agit de comptabiliser leurs propres procédés quotidiens. Et ces gens se prennent pour des révolutionnaires ! Comparés à eux, nos bons vieux mencheviks étaient des héros.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.

[19] En 1925, Max Eastman céda au New York Times, à fin de publication, le texte du Testament de Lénine qu’il inclut aussi dans son livre Since Lenin Died. Lors des audiences de la commission Dewey, Trotsky fournit du désavoeu d’Eastman qu’il fit à l’époque l’explication suivante : "Eastman publia ce document sans me consulter, ni qui que ce soit d’autre, il accentua ainsi terriblement à l’intérieur de l’Union soviétique, au sein du Politburo, la lutte interne qui marqua le début de la scission. Pour notre part nous essayions d’éviter cette scission. La majorité du Politburo me demanda, exigea de moi de prendre position sur l’affaire. C’est une déclaration très diplomatique que je signai à l’époque". (The Case of Leon Trotsky, p. 429.) (P.P.)

[20] En mai 1925 les syndicats russes et britanniques constituent un Comité anglo-russe qui, aux yeux des dirigeants du Kremlin doit permettre de diminuer l’hostilité des cercles dirigeants britanniques à l’égard de l’Union soviétique et favoriser les relations diverses. Pendant la grève générale qui éclate en Grande-Bretagne en mai 1926, les dirigeants réformistes des Trade-Unions britanniques utiliseront le prestige que leur vaut cette collaboration organisée avec les "soviétiques" pour contenir le mouvement puis le disloquer afin qu’il ne puisse pas poser le problème du pouvoir.

[21] L’opposition zinoviéviste, ou nouvelle opposition, constituée au cours de l’été 1925 sous l’impulsion de Zinoviev et de Kamenev jusqu’alors alliés de Staline. Cette Nouvelle opposition engage la bataille contre l’orientation pro-paysanne, pro-koulaks de la direction Staline-Boukharine qui s’est matérialisée en avril 1925 par le cri de Boukharine à l’adresse des paysans riches et moyens : "Enrichissez-vous !"

TROIS LETTRES A FARRELL DOBBS

4 mars 1940

Cher camarade Dobbs,

Il m’est bien sûr difficile de suivre d’ici l’évolution politique fiévreuse de l’opposition. Mais je suis d’accord pour estimer qu’ils donnent de plus en plus l’impression de gens qui sont pressés de brûler les ponts derrière eux. L’article de Burnham, "Science et Style", n’a rien d’inattendu en lui-même. Mais le calme avec lequel Shachtman, Abern et consorts acceptent cet article est un symptôme des plus désappointants - non tant par rapport à leur point de vue théorique et politique qu’en ce qui concerne le fond de leurs conceptions sur l’unité du parti.

Pour autant que je puisse en juger d’ici, ils veulent la scission au nom de l’unité. Shachtman trouve, ou plutôt invente, des "précédents historiques". Dans le parti bolchevique, l’opposition avait ses propres organes publics, etc. Il oublie seulement qu’à cette époque le parti avait des centaines de milliers de membres et que la discussion avait pour objectif de les atteindre afin de les convaincre. Dans de telles conditions, il n’était pas commode de limiter la discussion à l’intérieur du parti. Par ailleurs, le danger de la coexistence entre les journaux du parti et ceux de l’opposition était tempéré par le fait même que la décision finale dépendait de centaines de milliers de personnes et non de deux petits groupes. Le parti américain, par comparaison, n’a qu’un petit nombre d’adhérents et la discussion a été plus que fournie. Les lignes de démarcation semblent assez nettement marquées, du moins pour la dernière période. Dans de telles conditions, posséder son propre journal ou sa propre revue publics ne serait pas pour l’opposition un moyen de convaincre le parti mais de faire appel au monde extérieur contre le parti.

L’homogénéité et la cohésion d’un groupe de propagande. révolutionnaire tel que le S.W.P. doivent être incomparablement plus grandes que celles d’un parti de masse. Je suis d’accord avec vous pour estimer que, dans cet état de choses, la IVe Internationale ne peut ni ne doit admettre une unité purement factice sous le couvert de laquelle deux organisations indépendantes s’adresseraient au monde extérieur avec des théories différentes, des programmes différents, des mots d’ordre différents et des principes organisationnels différents. Dans ce cas, une scission proclamée serait mille fois préférable à une unité aussi hypocrite.

L’opposition fait aussi référence au fait qu’en certaines périodes nous avons eu deux groupes parallèles dans le même pays. Mais des situations aussi anormales n’ont été tolérées que dans deux cas : quand la physionomie politique des deux groupes, ou de l’un d’entre eux, ne se dégageait pas assez clairement et qu’il fallait à la IVe Internationale du temps pour prendre une décision, ou bien la coexistence entre deux groupes était admise au cas où se faisait jour un désaccord aigu mais concrètement limité (l’entrée dans le P.S.O.P. par exemple). La situation aux Etats-Unis est absolument différente. Nous y avions un parti uni, avec une tradition sérieuse Nous avons maintenant deux organisations dont l’une, du fait de sa composition sociale et des pressions extérieures qu’elle subit, est entrée, en moins de deux mois, en conflit irréconciliable avec notre théorie, notre programme, notre politique, nos méthodes d’organisation.

S’ils sont d’accord pour travailler avec vous sur la base du centralisme démocratique, vous pouvez avoir l’espoir de convaincre et de gagner à vos positions les meilleurs d’entre eux, à partir d’une pratique commune. (Ils ont, au même titre, le droit d’espérer vous convaincre.) Mais, comme organisation indépendante, ils ne peuvent s’avancer que dans la voie de Burnham. Auquel cas la IVe Internationale, de mon point de vue, n’a pas le moindre intérêt à leur servir de couverture, c’est-à-dire à camoufler aux yeux des travailleurs leur inévitable dégénérescence. Au contraire, l’intérêt de la IVe Internationale serait alors de contraindre l’opposition à faire sa propre expérience en toute indépendance, non seulement sans la protection de notre drapeau, mais bien plus, sous le coup de nos avertissements les plus sévères à la face des masses.

C’est pourquoi le prochain congrès a non seulement le droit mais le devoir de formuler une alternative claire et précise : soit une authentique unité basée sur le principe du centralisme démocratique (avec des garanties sérieuses et étendues des droits de la minorité au sein du parti) soit une rupture ouverte, claire et probante devant le tribunal de la classe ouvrière [22]

Recevez mes saluts les meilleurs.

W. Rork (Léon Trotsky).

P.S. : Je reçois à l’instant la résolution de Cleveland sur l’unité du parti. Voici mon impression : la base de la minorité ne veut pas d’une scission. Les dirigeants ne s’intéressent pas à l’activité politique ; ils ne sont concernés que par le journalisme, pur et simple. Ils ont présenté une résolution sur la scission du parti sous la forme d’une résolution sur l’unité du parti dans le seul but d’entraîner ceux qui les suivent dans la scission. La résolution déclare "Les minorités du parti bolchevique, pendant comme après la première guerre mondiale" ont eu leurs propres organes publics. Quelles minorités ? A quelle époque ? Quels organes ? Les dirigeants induisent ceux qui les suivent en erreur afin de mieux camoufler leurs intentions scissionnistes.

Tous les espoirs des dirigeants de la minorité sont fondés sur leurs capacités littéraires. Ils se persuadent les uns les autres que leur journal vaudrait sûrement beaucoup mieux que celui de la majorité. C’était l’espoir même des mencheviks russes qui, en leur qualité de tendance petite-bourgeoise, disposaient d’un plus grand nombre d’intellectuels et de journalistes doués. Mais ces espoirs étaient vains. Une plume facile ne suffit pas à créer un parti révolutionnaire : une base théorique de granit est nécessaire ainsi qu’un programme scientifique, une pensée politique conséquente et des principes organisationnels fermes. En tant qu’opposition, l’opposition ne possède rien de semblable ; elle se situe à l’opposé de tout cela. C’est pourquoi je suis pleinement d’accord avec vous : s’ils entendent présenter à l’opinion publique extérieure les théories de Burnham, la politique de Shachtman et les méthodes d’organisation d’Abern, qu’ils le fassent en leur propre nom, sans aucune responsabilité du parti ou de la IVe Internationale.

W.R.

[22] Le Comité exécutif international aurait dû, depuis longtemps, imposer cette alternative, mais malheureusement le C.E.I. n’existe pas.(P.P.).

4 avril 1940

Cher camarade Dobbs,

Quand vous recevrez cette lettre, le congrès aura déjà avancé et vous aurez sans doute une vue claire du caractère inévitable ou non de la scission. Auquel cas, le problème d’Abern perdrait de son intérêt. Mais au cas où la minorité battrait en retraite, je me permets de revenir sur mes propositions antérieures. La nécessité de garder secrètes les discussions du Comité national est très importante mais elle n’est pas la seule, ni même la plus importante dans les circonstances actuelles. Près de 40 % des membres du parti croient qu’Abern est le meilleur organisateur. S’ils demeurent au sein du parti, vous ne pouvez éviter de donner à Abern la chance de montrer sa supériorité dans le travail organisationnel -ou de se compromettre. A la première session du nouveau Comité national, la première décision devrait être de proclamer que personne n’a le droit de divulguer les événements internes du Comité national, à l’exception du comité lui-même ou de ses organismes officiels (Bureau politique ou Secrétariat). Le Secrétariat pourrait à son tour rendre concrète la règle du secret. Si, malgré tout, une fuite se produisait, une commission d’enquête pourrait être constituée ; au cas où Abern s’avérerait coupable, il recevrait un avertissement public ; en cas de récidive, il devrait être éliminé du Secrétariat. Malgré ses désavantages temporaires, une telle procédure est, à long terme, incomparablement plus favorable que le fait de laisser Abern, secrétaire de la région de New York, en dehors du contrôle réel du Secrétariat.

Je comprends très bien que vous soyiez satisfait de l’actuel secrétariat. En cas de scission, il ne pourrait sans doute avoir meilleur secrétariat. Mais si l’unité est préservée, on ne peut avoir un secrétariat composé des seuls représentants de la majorité. On pourrait même envisager un secrétariat de cinq membres -trois majoritaires et deux minoritaires.

Si l’opposition vacille, il vaudrait mieux lui faire les mêmes propositions de manières informelles : nous sommes prêts à garder Shachtman, non seulement dans le Bureau politique mais aussi à la direction des publications nous sommes même prêts à inclure Abern dans le Secrétariat ; nous acceptons de prendre en considération d’autres combinaisons du même genre. La seule chose que nous ne puissions accepter est la transformation de la minorité en force politique indépendante.

[...] J’ai reçu une lettre de Lebrun au nom du C.E.I. Ce sont des gens bien curieux ! ils croient qu’aujourd’hui, à l’époque de l’agonie finale du capitalisme, sous la menace de la guerre et de l’illégalité prochaine, il faut abandonner le centralisme bolchevique au profit de la démocratie sans limite. Tout est sens dessus dessous ! Mais leur démocratie n’a de signification qu’individuelle : qu’on me laisse faire ce qu’il me plaît. Lebrun et Johnson ont été élus au C.E.I. sur la base de principes bien déterminés à titre d’organisations déterminées. Tous deux ont abandonné les principes et complètement ignoré leur propre organisation. Ces "démocrates ont agi comme de véritables francs-tireurs bohémiens. Si nous avions la possibilité de convoquer un congrès international, ils seraient sûrement démis de leurs responsabilités avec le blâme le plus sévère. Eux-mêmes n’en doutent pas. Mais ils se considèrent en même temps comme des sénateurs inamovibles -au nom de la démocratie !

Comme le disent les Français, en temps de guerre, il faut prendre des mesures de guerre. Cela signifie que nous devons adapter la direction de la IVe Internationale au rapport de force réel dans nos sections. Il y a plus de démocratie à agir ainsi que toutes les prétentions des sénateurs inamovibles.

Si la question vient en discussion, vous pouvez citer ce passage comme ma réponse au document de Lebrun.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.

16 avril 1940

Cher camarade Dobbs,

[...] Nous avons reçu aussi votre information et celle de Joe sur le congrès. Pour autant que nous puissions juger d’ici, vous avez fait tout ce que vous pouviez pour préserver l’unité du parti. Si dans de telles conditions, la minorité fait quand même acte de scission, cela montrera seulement à quel point elle est éloignée des principes du bolchevisme et hostile à la majorité prolétarienne du parti. En ce qui concerne le détail de vos décisions, nous en jugerons plus concrètement lorsque nous aurons plus d’informations.

[...] Je me permets d’attirer votre attention sur un autre article, celui de Gerland contre Burnham à propos de la logique symbolique, de la logique de Bertrand Russel et autres. Le ton de l’article est très vif ; au cas où l’opposition resterait dans le parti et Burnham à la rédaction de New International, on pourrait peut-être le réécrire afin d’arriver à des expressions plus "fraternelles". Mais la présentation de la logique symbolique est très sérieuse et bonne ; elle me semble très utile. surtout pour le lecteur américain.

Le camarade Weber a consacré aussi une partie importante de son dernier article au même sujet. Je pense qu’il devrait élaborer cette partie sous la forme d’un article spécial destiné à New International. Nous devons à l’heure actuelle continuer, de façon systématique et sérieuse, notre campagne théorique en faveur du matérialisme dialectique.

La brochure de Jim [23] est excellente. C’est là l’écrit d’un authentique dirigeant ouvrier. Même si elle n’avait produit que ce texte, la discussion serait pleinement justifiée.

Avec mes amitiés les meilleures pour tous les camarades.

W. Rork (Léon Trotsky).

Coyoacan D.F.

[23] Il s’agît de l’ouvrage de James P. Cannon, The struggle for a proletarian party, op. cit.

LETTRE A JAMES P. CANNON

28 mai 1940

Chers camarades,

[...] La démission de Burnham [24] est une excellente confirmation de nos analyses et de nos pronostics concernant l’ex-minorité. Nous ne croyons pas que ce soit la dernière rupture.

W. Rork (Léon Trotsky).

[24] La lettre de Burnham, proclamant sa rupture formelle avec le socialisme et annonçant du même coup sa démission du pseudo Workers Party, mis en place par la minorité après la scission d’avril 1940, est datée du 21 mai 1940. Le texte de cette lettre, que n’avaient jamais rendu publique les collaborateurs de Burnham, a été reproduit dans le numéro d’août 1940 de Fourth International. Il figure en annexe.

LETTRE A ALBERT GOLDMAN

5 juin 1940

Cher ami,

Burnham ne reconnaît pas la dialectique mais la dialectique ne lui permet pas d’échapper à son filet. Il y est pris comme une mouche dans le miel. Le coup qu’il a porté à Shachtman est irrémédiable. Quelle leçon à propos des blocs principiels ou sans principes ! Et ce pauvre Abern ! Voici quatre ans, il avait trouvé le protecteur de sa petite clique familiale en la personne du révérend père Muste et de Spector, son enfant de choeur. Il vient de renouveler la même expérience avec Burnham, catholique séculier et Shachtman, son avocat.

Dans le bon vieux temps, nous attendions parfois des années, des décennies même, la vérification d’un pronostic. Aujourd’hui, le système des événements est si fiévreux que, contre toute attente, la vérification vient dès le lendemain. Pauvre Shachtman !

Sincères salutations.

Léon Trotsky.

A PROPOS DU "WORKERS" PARTY

[Paru dans Fourth International (octobre 1940).]

Question : D’après vous, les divergences politiques entre la majorité et la minorité étaient-elles suffisantes pour justifier une scission ?

Trotsky - Ici encore, il est nécessaire d’aborder la question dialectiquement et non mécaniquement. Que signifie donc ce mot terrible "dialectique". Il signifie que l’on considère les choses dans leur développement, non dans leur situation statique. Si nous prenons les divergences politiques en elles mêmes, nous pouvons dire qu’elles n’étaient pas suffisantes pour une scission ; mais si elles donnaient naissance à une tendance à se détourner du prolétariat pour aller vers les cercles petit-bourgeois, ces mêmes divergences peuvent revêtir une valeur absolument différente, acquérir un poids différent si elles sont liées à des groupes sociaux différents. C’est là un point très important.

Nous devons tenir compte du fait que la minorité s’est séparée de nous en dépit de toutes les mesures prises par la majorité pour éviter la scission. Cela signifie que leurs inclinaisons sociales les plus profondes étaient de nature à leur rendre impossible la cohabitation avec nous. Il s’agit d’une tendance petite-bourgeoise, non prolétarienne. Si vous en voulez une nouvelle confirmation vous en trouverez une excellente dans l’article de Dwight Mac Donald.

Qu’est-ce qui caractérise avant tout un révolutionnaire prolétarien ? Nul n’est obligé de militer dans un parti révolutionnaire mais s’il s’y décide il doit traiter son parti avec sérieux. Si nous osons appeler le peuple à changer la société par la révolution nous endossons une formidable responsabilité que nous devons prendre au sérieux. Et qu’est notre théorie, sinon l’outil de notre action ? Cet outil c’est la théorie marxiste car jusqu’à ce jour nous n’en avons pas trouvé de meilleur. Un ouvrier ne fait preuve d’aucune fantaisie à l’égard de ses outils, s’il s’agit des meilleurs outils qu’il puisse se procurer il en prend bien soin ; il ne les abandonne pas ni n’exige des outils fantaisistes, inexistants.

Burnham est un snob intellectuel. Il ramasse un parti, l’abandonne, en prend un autre. Un ouvrier ne peut agir ainsi. S’il rejoint un parti révolutionnaire, s’adresse aux gens, les appelle à l’action, il devient comme un général en temps de guerre : il doit savoir où il les mène. Que diriez vous d’un général qui dirait que selon lui, les fusils ne valent rien, qu’il vaudrait mieux attendre dix ans qu’on en ait inventé de meilleurs et qu’en attendant chacun ferait mieux de rentrer chez lui ? C’est ainsi que Burnham raisonne. Il a donc abandonné le parti. Mais les chômeurs demeurent, la guerre se poursuit. Les choses de ce genre ne peuvent être ajournées. C’est donc Burnham seul qui a ajourné son action.

Dwight Mac Donald n’est pas snob, mais un peu stupide. Je cite : "L’intellectuel, s’il entend jouer un rôle un tant soit peu utile dans la société, ne doit tromper ni lui, ni les autres, ne doit accepter comme monnaie valable ce qu’il sait être fausse monnaie, ne doit oublier dans un moment de crise ce qu’il a appris tout au long de périodes qui se comptent en années et en décennies !" Bien. Absolument correct. Je cite à nouveau "Ce n’est qu’en abordant les années tumultueuses et terribles qui s’annoncent à la fois avec scepticisme et ferveur -scepticisme à l’égard de toutes les théories, tous les gouvernements, tous les systèmes sociaux ; ferveur pour le combat révolutionnaire des masses- que nous pourrons nous justifier en tant qu’intellectuels."

Voici donc un des dirigeants du pseudo "Workers Party" qui ne se considère pas comme un prolétaire mais comme un "intellectuel". Il parle de scepticisme à l’égard de toutes les théories.

Nous nous sommes préparés à cette crise en étudiant, en édifiant une méthode scientifique et cette méthode, c’est le marxisme. La crise survient alors et M. Mac Donald nous dit : "Soyez sceptiques à l’égard de toute théorie" et, ensuite, parle de la ferveur pour la révolution sans placer cette ferveur dans le cadre d’une théorie nouvelle. A moins qu’il ne s’agisse de cette théorie sceptique de son cru. Comment travailler sans théorie ? Qu’est-ce que le combat des masses et qu’est-ce qu’un révolutionnaire ? L’ensemble de l’article est scandaleux et le parti qui tolère un tel homme dans sa direction n’est pas sérieux.

Je cite encore : "Quelle est donc la nature du monstre ? (fascisme) ? Trotsky insiste sur le fait qu’il s’agit, ni plus, ni moins, de phénomène familier du bonapartisme, par lequel une clique se maintient au pouvoir en jouant des classes les unes contre les autres, ce qui confère au pouvoir d’Etat une autonomie temporaire. Mais ces régimes totalitaires modernes sont rien moins que temporaires ; ils ont déjà changé les structures économiques et sociales sous-jacentes, non seulement en manipulant les formes anciennes mais en détruisant leur vitalité interne. La bureaucratie nazie est-elle alors une nouvelle classe dominante et le fascisme une nouvelle forme de société, comparable au capitalisme ? Cela ne semble pas vrai non plus."

Il crée ainsi une nouvelle théorie, une nouvelle définition du fascisme mais souhaite, cependant, que nous soyons sceptiques à l’égard de toutes nouvelles théories. Sans doute, sur la lancée, dirait-il aux ouvriers que les outils avec lesquels ils travaillent n’ont pas d’importance mais qu’ils doivent avoir de la ferveur pour leur travail. Je pense que les ouvriers trouveraient une réponse très vive à toute déclaration de ce genre.

Tout cela est très caractéristique de l’intellectuel déçu. Il voit venir la guerre, la terrible époque qui s’annonce, avec ses pertes, ses sacrifices et il a peur. Il commence par propager le scepticisme et croit encore pouvoir le concilier avec la ferveur révolutionnaire. On ne peut nourrir de ferveur révolutionnaire que si l’on est sûr qu’elle est rationnelle et possible ; et cette assurance est inimaginable sans une théorie opérante. Celui qui propage le scepticisme théorique est un traître.

Dans le fascisme, nous avons analysé divers éléments :

1. L’élément commun entre le bonapartisme ancien et le fascisme est que l’un et l’autre se servent des antagonismes de classe pour assurer au pouvoir d’Etat une plus grande indépendance ? Mais nous avons déjà souligné que le bonapartisme ancien date de l’époque de la société bourgeoise ascendante, tandis que le fascisme est le pouvoir d’Etat de la société bourgeoise déclinante.

2. Le dit fascisme est une tentative de la classe bourgeoise de surmonter, de dépasser la contradiction entre technique nouvelle et propriété privée sans éliminer celle-ci. C’est "l’économie planifiée" du fascisme. C’est une tentative de sauver la propriété privée et de la contrôler au même moment.

3. Une tentative aussi pour dépasser la contradiction entre la technique, nouvelle et moderne des forces productives et les limites des frontières de l’Etat national. Cette technique nouvelle ne peut subsister dans les limites du vieil Etat national et le fascisme tente de surmonter cette contradiction. Le résultat en est la guerre ? Nous avons déjà analysé tous ces éléments.

Dwight Mac Donald abandonnera le parti, comme l’a fait Burnham. Mais, comme il est un tantinet plus paresseux, il est possible que cela n’arrive que plus tard.

On pensait à une certaine époque, Burnham comme "un bon élément ?" A coup sûr ; le parti prolétarien doit, à notre époque, se servir de tout intellectuel qui peut aider au travail du parti. J’ai passé beaucoup de mois à tenter de garder Diego Rivera [26] dans notre mouvement, sans y parvenir. Mais chacune des Internationales a connu des expériences de cet ordre. La Première Internationale a connu des difficultés avec le poète Freiligrath qui était lui aussi très capricieux. La Deuxième et la Troisième Internationale ont eu des difficultés avec Maxime Gorki. La Quatrième Internationale avec Rivera. En chaque occasion, ils se sont séparés de nous.

Burnham était, à coup sûr, plus lié au mouvement, mais Cannon avait des doutes à son sujet. Il sait écrire et il a une pensée formellement bien construite, sans profondeur mais adroite. Il peut accepter vos idées, les développer, écrire à partir d’elles un excellent article -et les oublier ensuite. Un auteur peut oublier -un ouvrier, pas. Toutefois, aussi longtemps que l’on peut utiliser de tels gens, tout est pour le mieux. En son temps, Mussolini fut aussi un "bon élément".

Coyoacan D.F.

7 août 1940

[26] Diego Rivera : Peintre mexicain, d’abord partisan enthousiaste de la Quatrième Internationale accueillît et hébergea Trotsky lors de son arrivée au Mexique, puis au début de 1939 se lança dans des aventures politiques bruyantes. Soutint un général de droite Almazar, candidat aux élections présidentielles avant de se retrouver dans les rangs du stalinisme au cours de la guerre mondiale. Trotsky rompit avec lui dès que Rivera qui venait de signer aux cotés de Breton et à la place de Trotsky le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant rédigé par Breton et Trotsky, rompit aussitôt toute relation avec lui.

LETTRE A ALBERT GOLDMAN

9 août 1940

Cher ami,

Je ne sais si vous avez vu l’article de Dwight Mac Donald dans le numéro de Partisan Review.

Cet homme était le disciple de Burnham, le snob intellectuel. Après la désertion de Burnham, Dwight Mac Donald demeura le seul représentant de la "science" dans le parti de Shachtman.

A propos du fascisme, Mac Donald nous sert une piètre compilation de plagias de notre arsenal qu’il présente comme sa propre découverte ; il lui oppose quelques banalités qu’il présente comme nos idées. Le tout, sans perspectives, sans dimensions, sans la moindre honnêteté intellectuelle.

Mais là n’est pourtant pas le pire. L’orphelin de Burnham proclame : "Il nous faut examiner d’un regard froid et sceptique jusqu’aux principes les plus fondamentaux du marxisme" (p. 266). Et que doit faire ce pauvre "Workers Party" pendant cette période d’examen ? Que doit faire le prolétariat ? Attendre, bien entendu, le résultat des études de Dwight Mac Donald. Résultat qui sera sans doute la désertion de Mac Donald vers le camp de Burnham.

Les quatre dernières lignes de l’article ne peuvent être qu’une préparation à cette désertion. "Ce n’est qu’en abordant les années tumultueuses et terribles qui s’annoncent à la fois avec scepticisme et ferveur -scepticisme à l’égard de toutes les théories, tous les gouvernements, tous les systèmes sociaux ; ferveur pour le combat révolutionnaire des masses- que nous pourrons nous justifier en tant qu’intellectuels."

Baser l’activité révolutionnaire sur le scepticisme théorique représente la plus malencontreuse des contradictions internes. La "ferveur pour le combat révolutionnaire des masses" est impossible sans une compréhension théorique des lois de ce combat révolutionnaire. La ferveur révolutionnaire n’est possible que si l’on est sûr que cette ferveur est raisonnable, adaptée à la réalité ; qu’elle est en accord avec les buts qu’elle se fixe. Une telle assurance ne peut provenir que d’une compréhension théorique intime de la lutte des classes. Le "scepticisme à l’égard de toute théorie n’est rien d’autre que la préparation à la désertion personnelle.

Shachtman garde le silence ; en tant que "secrétaire général" il est trop occupé à défendre "les principes fondamentaux du marxisme" contre les snobs et autres philistins petits-bourgeois.

Fraternellement,

Léon Trotsky.

LETTRE A CHRIS ANDREWS

17 août 1940

Cher Chris,

[...] J’ai beaucoup apprécié votre accord avec la position anti-pacifiste acceptée par le parti. Il y a deux avantages majeurs à cette position : premièrement, elle est révolutionnaire par essence et inspirée par le caractère global de notre époque où toutes les questions seront résolues non seulement par les armes de la critique mais par la critique des armes ; deuxièmement, elle est débarrassée de tout sectarisme. Nous n’opposons pas aux événements et aux sentiments des masses l’affirmation abstraite de notre sainteté.

Le triste "Labor Action" du 12 août écrit : "Nous sommes 100% avec Lewis dans son combat contre la conscription", Nous ne sommes pas même à 1% avec Lewis, car Lewis cherche à défendre la patrie capitaliste par des moyens dépassés. La grande majorité des travailleurs comprend ou ressent que ces moyens (une armée de volontaires professionnels) sont dépassés sur le plan militaire et extrêmement dangereux d’un point de vue de classe. C’est pour cette raison que les ouvriers sont en faveur de la conscription. C’est sous une forme très confuse et contradictoire, leur façon de se prononcer pour "l’armement du prolétariat". Nous ne rejetons pas purement et simplement ce grand changement historique, comme le font les sectaires de tout poil. Nous disons : "Conscription ? Oui ! Mais si nous la réalisons nous-mêmes". C’est un excellent point de départ !

Avec mes pensées les meilleures, je suis fraternellement votre vieux,

Léon Trotsky.

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