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Les anarchistes et l’expérience de la révolution russe

dimanche 5 décembre 2010, par Robert Paris

Les anarchistes et l’expérience de la révolution russe

Victor Serge

juillet-août 1920

Préface

L’étude - par trop sommaire et schématique - qu’on va lire a été rapidement jetée sur le papier en 1920, après de longues et vives discussions avec les militants venus en Russie à l’occasion du deuxième Congrès de l’Internationale communiste, et notamment avec les camarades Lepetit, Vergeat, Pestana, Armando Borghi. Il me semble bien que tous ces camarades s’accordèrent à peu près avec moi sur l’ensemble des idées exprimées dans ces pages. Depuis, d’autres libertaires français et espagnols, moins connus, venus en Russie rouge, ont eu l’occasion de me donner leur approbation. Si bien que cela me paraît aujourd’hui un fait général : les anarchistes étrangers qui viennent en Russie, et surtout ceux qui participent au mouvement ouvrier de leur pays d’origine, souscrivent tout de suite au principe de la dictature révolutionnaire et acceptent ses conséquences.

Pour ce qui est des anarchistes russes, plusieurs militants connus y ont à ma connaissance nettement souscrit : ce sont notamment les camarades Grossman-Rotschin du « Goloss Trouda » [La Voix du Travail], syndicaliste anarchiste ; Gordin, anarchiste universaliste ; Perkus, anarchiste russe rapatrié d’Amérique. Point n’est évidemment besoin de mentionner ici ceux qui ont adhéré au Parti communiste russe.

Depuis que ces pages ont été écrites, l’immense expérience de la première révolution sociale des temps modernes a continué de se développer avec une logique inflexible. Nous voyons aujourd’hui, chose tragique, une révolution sociale, contenue - par suite de l’inertie des peuples de l’Europe en présence d’une réaction intelligente et bien armée - dans des frontières nationales où elle étouffe et réduite à temporiser avec l’ennemi extérieur et intérieur. Nous avons vu se commettre bien des fautes, se révéler des erreurs, s’attester des vérités précieuses au point de vue libertaire. Il me semble que de cette nouvelle expérience d’un an la pensée libertaire sort à nouveau fortifiée - à la condition que la révision des idées traditionnelles faite, l’on veuille bien se placer au point de vue du réalisme1 historique - tenir compte des besoins des masses et des grands facteurs de la vie économique et psychologique internationale, dont le cours dépend des événements bien plus que de nos aspirations et de nos rêves.

Car telle est, en définitive, la réforme de l’anarchisme que je me permets de préconiser : au lieu d’être une doctrine subjective, trop absolue et d’ailleurs largement utopique, qu’il soit ramené - sans rien perdre pour cela (bien au contraire !) de sa valeur éthique et philosophique pour l’individu comme pour le mouvement social à la réalité de la lutte des classes, à ses nécessités pratiques. Qu’il cesse d’être le privilège de minuscules groupements sectaires pour ajouter à l’ampleur et à la richesse du vaste mouvement ouvrier appelé à réaliser la transformation sociale en passant par l’étape nécessaire du communisme.

Après un an d’expérience nouvelle, il faudrait ajouter bien des choses à ce trop court et trop sommaire travail. Je l’adresse pourtant - faute de le pouvoir compléter - tel quel aux camarades : car dans ses lignes il me semble être aujourd’hui plus vrai, plus exact encore que l’an dernier, car il est d’autant plus actuel que, dans plusieurs pays. nombre de militants anarchistes croient devoir adopter à l’égard de la dictature prolétarienne de Russie une attitude nettement hostile qui révèle le plus souvent une inexpérience et un traditionalisme gros de dangers. Les vérités élémentaires ici résumées sont donc bonnes à répéter : il s’agit de faire naître le nouvel anarchisme qui dans les prochaines luttes révolutionnaires, au lieu de compliquer les situations et d’aggraver les convulsions intérieures de la révolution contribuera à élever, à ennoblir, à éclairer l’esprit du communisme de demain.

Il s’agit d’éviter au mouvement libertaire de l’étranger le désastre de l’anarchisme russe, totalement dépassé par les événements, à la hauteur desquels il n’a pas su se hausser, malgré les belles forces dont il disposait.

Il s’agit enfin de demander à tous les anarchistes de bien vouloir discu­ter avec calme, sans parti pris, sans dogmatisme, l’expérience de la Révo­lution russe. Et de ne pas reprendre à leur compte les malveillantes « critiques » (si l’on peut dire ! ) que la presse bourgeoise des deux mondes n’a pas cessé d’adresser aux fauteurs de la première révolution sociale. Et de ne pas oublier que la défaite d’une Révolution, pour le salut de laquelle des hommes (qui ne sont assurément, comme tous les hommes, ni exempts d’erreurs ni exempts de reproches) ont fait tout ce qu’il était humainement possible de tenter serait pour l’humanité entière un effroyable désastre dont la responsabilité retomberait dans une large mesure sur les révolutionnaires qui, par leur sectarisme étroit, auraient contribué à diviser et démoraliser aux heures les plus graves les élites ouvrières.

V. S.

Petrograd, 5 juin 1921.
1. Nécessité de réviser nos conceptions

Après l’expérience de la guerre et de la révolution, l’idéologie révolutionnaire, socialiste, syndicaliste ou anarchiste ne peut pas plus s’en tenir aux anciennes formules qu’on ne peut, dans la phase des grandes luttes où nous sommes entrés, s’en tenir aux anciennes méthodes de propagande et d’action. Faillite des intellectuels et des pacifistes ; faillite des partis socialistes parlementaires ; faillite du syndicalisme bureaucratique, et faillite aussi de l’action anarchiste - qui fut en somme à peu près nulle, tandis que certains militants perdaient eux aussi leur claire vision des choses : tel est le bilan de la guerre, au point de vue révolutionnaire. Et pourtant la guerre vérifiait, confirmait tragiquement toutes nos prévisions. Nous n’avions pas besoin de voir le monde étreint par la grande folie pour savoir à quels désastres la vieille société fondée sur le Capital et l’Autorité conduisait ses foules esclaves. Ainsi, de la débâcle où tant d’hommmes et de groupes ont sombré, les idées essentielles sortent fortifiées. D’autant plus que la révolution sociale, victorieuse en Russie, momentanément étouffée dans l’Europe centrale, sur le point d’embraser le midi de l’Europe - Espagne, Italie, Balkans - proclame depuis trois ans la puissance réelle des idées qui n’étaient hier encore que des idées...

Ainsi, pas une des notions, pas un des mots dont nous nous servions avant la guerre et la révolution n’ont cessé de nous être nécessaires : au contraire, nombre de ceux qui n’étaient alors que des mots signifient désormais des réalités : mais il n’en est pas un que l’on puisse employer absolument comme auparavant. Tous les mots, nous le sentons, toutes les notions, ont quelque peu un sens nouveau... C’est l’évidence. Que l’on considère un instant les idées d’action directe, de grève générale, de communisme en 1914 et 1920 - et l’on verra comme elles ont vécu !

Et l’on sera surpris de constater ensuite combien les hommes, les militants, ceux qui vont pourtant à l’avant-garde des peuples, se rendent difficilement compte de cette chose si évidente. Par esprit de tradition, par routine, par intérêt, par inertie, par inaptitude à distinguer le mot (le vieux mot) et la chose, par un manque désolant du sens des réalités, il en est qui reviennent aux conceptions de jadis et se bornent à les répéter. Il est des révolutionnaires qui, au cours de ces années terribles et grandes, n’ont rien oublié, rien appris. Le terrible, c’est qu’ils ne peuvent dans ces condi­tions rien de plus que par le passé...

Pour sortir du marasme où le mouvement révolutionnaire se débat dans divers pays, pour en tirer toutes les forces agissantes qu’il recèle, pour comprendre l’heure présente et pour y faire sa tâche, il me semble qu’un devoir s’impose a la conscience de tout militant :

Il faut, après l’expérience de la guerre et de la révolution procéder à une révision complète et méthodique de nos idées. Ne pas craindre de porter une main sacrilège sur de vieux dogmes très respectés. Ne pas craindre de s’écarter des bonnes voies qui paraissaient si sûres - et nous ont conduits à de sinistres impasses. Mais sachant bien ce que nous voulons et ce que nous sommes, nous placer en face de la réalité, l’exami­ner avec calme et résolution, pour la comprendre, conclure et agir.
2. Le fait nouveau dans l’histoire

Le fait nouveau dans l’histoire sociale de ce temps, c’est qu’en 1917 la première révolution sociale socialiste s’est accomplie en Russie. La classe possédante a été expropriée par la classe non possédante des exploités. L’État bourgeois a été brisé. Les anciennes hiérarchies sociales se sont effondrées. Un ordre nouveau a commencé de naître, dont les prin­cipes sont : propriété collective des moyens de production, obligation du travail pour tous les citoyens, élimination de la concurrence industrielle au sein de la société.

C’est là un nouveau point de départ dans l’histoire du monde. A dater du moment où la victoire de la révolution d’Octobre dans les rues de Petrograd et de Moscou fonde (dans la misère et la douleur, il est vrai ; par la violence, il est vrai, mais nul n’y peut rien) la société nouvelle, tous les événements vont avoir une signification et une orientation nouvelles, car la révolution sociale n’est pas locale. La victoire des Soviets à Petrograd et à Moscou ébranle le sol à Washington, à Paris, à Tokyo, dans toutes les métropoles du monde D’innombrables liens économiques, idéologiques, moraux, relient les hommes d’un bout du monde à l’autre : et l’appel parti de Russie, aux intérêts les plus profonds, aux intérêts de classe des pauvres, ne peut pas ne pas avoir un écho redoutable. La vague révolutionnaire déferle d’ailleurs de Vladivostok à Berlin, où meurt Liebknecht ; à Munich, où meurent Landauer et Leviné, à Budapest, à la Ruhr, à Cologne, à Florence, à Turin, à Milan ! Peut-elle s’arrêter aux bords du Rhin ? Il serait fou de le croire. Les révolutions n’ont jamais respecté les frontières. Seulement, elles ont le temps : si l’on peut être sûr qu’elles ne s’arrêteront pas avant d’avoir fait le tour du globe on ne peut prévoir le nombre d’années ou de générations qu’elles consacreront à leur œuvre La grande révolution qui achève le Moyen Age et ouvre les Temps modernes, la Réforme - affirmation de la liberté de conscience religieuse contre le dogme catholique corrompu et ossifié - dévaste l’Europe pendant plus d’un siècle et entraîne par un de ses lointains contre-coups la fondation des États-Unis d’Amérique2. La Révolution française met un demi-siècle à vaincre dans les cerveaux - après avoir vaincu l’Europe par les armes - et se rallume dès 1848 avec le socialisme égalitaire, libertaire et fraternel.

La victoire de la révolution sociale en Russie ouvre sans doute de même un siècle révolutionnaire. Étant donné l’interdépendance de tous les pays civilisés, il n’est pas possible que subsistent côte à côte, dans des pays voisins, deux organisations sociales différentes, l’une fondée sur la propriété privée, l’autre fondée sur la propriété collective des moyens de production. L’impérialisme capitaliste et le communisme ne peuvent pas coexister. L’un doit tuer l’autre. Mais arrivée au terme absurde de son évolution, aboutissant par suite de ses contradictions internes à la guerre et à la ruine, la société capitaliste porte en elle les forces qui doive l’abattre ; et, débilitée par la grande tuerie qui, précisément, a fait surgir la révolution, elle est condamnée. On peut dire avec sécurité que la transformation sociale n’est plus dans les pays d’Europe et d’Amérique qu’une question d’années ou, tout au plus, de décades. L’existence d’une République révolutionnaire crée d’ailleurs partout des conditions psychique extrêmement favorables à la révolte des masses. Par la légende dont elle s’auréole déjà par l’enthousiasme qu’elle suscite, par l’exemple de son héroïsme et de son stoïcisme, la Russie est un foyer inépuisable d’energies révolutionnaires. Elle incarne l’avenir ; et le passé n’a rien à opposer ; car les canons ne suffisent visiblement plus à tuer l’immense idéalisme qui est né dans le monde.

Ceux qui se sont battus dans les rues de Moscou, de Petrograd, laroslav et de Vladivostok, ceux qui se battent aujourd’hui sur les divers fronts de la Russie des Soviets, ceux qui font les humbles, les tristes, les dangereuses - et parfois les mauvaises - besognes de la révolution, ceux qui s’y sacrifient, travaillent ainsi pour tous les hommes et pour tout l’avenir. Et c’est du sort de l’humanité qu’il est question quand il est question d’eux.

La Révolution russe ouvre une ère nouvelle. Elle n’est que le premier épisode de la grande révolution qui doit transformer le monde civilisé. Ses répercussions se prolongeront pendant des dizaines d’années, parce qu’elle tend à transformer radicalement les conditions économiques et morales de la vie des peuples.

C’est là une vérité d’importance essentielle qui paraît aujourd’hui indiscutablement acquise.
3. Une définition du bolchevisme

Telle qu’elle est, la révolution sociale en Russie - et partout ailleurs où elle a commencé - est en grande partie l’œuvre du bolchevisme.

Comme toutes les conclusions historiques, celle-ci comporte quelque injustice. On semble, en la formulant, méconnaître les immenses, les magnifiques efforts de tous ceux qui, avant l’heure du bolchevisme, ont fait la révolution : propagandistes et terroristes socialiste-révolutionnaires dont la vaillance se prodigua ; anarchistes, mencheviks, que n’arrêta aucune persécution. Il faudra plus tard, en refaisant l’histoire de ces époques troublées, rendre justice à tous. En attendant, la vie ne récompense que ceux qui ont vaincu. Survivre et vaincre, c’est le grand mérite. Or, tous les autres ont défailli ou se sont trompés au dernier moment ; les bolcheviks, eux, ont osé. Tout est là.

On sait que le terme russe bolchevik veut simplement dire « majoritai­re ». Les bolcheviks étaient, au sein du parti social-démocrate marxiste, qui comprenait Plekhanov et Martov, les majoritaires, partisans de l’in­transigeance révolutionnaire. Jusqu’à la Révolution russe, ils demeurè­rent dans une obscurité relative. C’est après la chute du tsarisme qu’ils apparurent et que leurs mots d’ordre enthousiasmèrent les masses.

A la vérité, ce mouvement était nouveau, bien qu’il ait eu depuis de longues années ses pionniers opiniâtres. C’était le résultat de l’évolution à gauche du socialisme. Elle s’était accusée à Zimmerwald et à Kienthal. Avili et trahi par l’opportunisme, le parlementarisme, le modérantisme, le socialisme, traduisant les aspirations conscientes d’une élite de mili­tants et - vagues encore - des masses, devenait insurrectionnel, agis­sant, impatient, impérieux ; et il se mettait à parler comme seuls avaient parlé jusqu’alors les anarchistes.

Car il n’est pas mauvais de le rappeler. Jusqu’à la révolution d’Octobre et quelque temps après, seuls les anarchistes s’appelaient communistes et s’affirmaient nettement anti-étatistes. Jamais les propagandistes officiels du socialisme ne rappelaient les passages de Marx et d’Engels qui ont trait a la nocivité et à la disparition de l’État. Lénine, Zinoviev, Boukharine, en proclamant incompatibles les idées de communisme et d’État, ont renoué la tradition révolutionnaire du socialisme que, seules, avant l’éclatant succès de leur propagande, continuaient les diverses tendances anarchis­tes. Seuls avant le bolchevisme, les anarchistes étaient anti-démocrates et anti-patriotes. Seuls, ils préconisaient la révolution, c’est-à-dire l’expro­priation immédiate de la classe possédante (voir La Conquête du pain, de Kropotkine). Seuls, ils acceptaient hautement le recours aux méthodes de violence et le principe du terrorisme3, et ce n’est pas sans raison que de février à octobre 1917, dans l’intervalle des deux révolutions, bolcheviks et anarchistes russes collaborèrent fraternellement. Pendant les journées décisives de juillet et d’octobre l’initiative de l’action leur appartint également.

Pour la première fois, lors de la révolution d’Octobre, l’accord se réalisa entre l’acte et la parole. On fit ce dont on avait tant parlé. L’accord entre la pensée et l’action fit la force initale du bolchevisme que l’on peut, sans entrer dans des considérations de doctrine, définir comme un mouvement à gauche du socialisme - qui le rapprocha de l’anarchisme - inspiré par la volonté de réaliser immédiatement la révolution. Volonté de révolution : l’essentiel du bolchevisme se résume dans ces trois mots.
4. Enseignements de la Révolution

Il était jusqu’à présent permis d’idéaliser la révolution ou, ce qui est pis, d’en parler sans y croire. Ce n’est plus possible. Elle s’accomplit sous nos yeux dans une moitié de l’Europe, elle est imminente dans l’autre. Sous peine de n’être que des rêveurs ou des métaphysiciens, les militants doivent désormais l’envisager telle qu’elle est. La leçon est grande. En un siècle on avait à peu près réussi à oublier les enseignements de la Révolution française. La Révolution russe nous les remémore en les complétant vigoureusement. Qu’est-ce donc qu’une révolution et quelle loi nouvelle nous apporte-t-elle ?

D’abord ce n’est pas, ce n’est jamais la fête épique que des historiens, plus poètes qu’historiens, nous avaient promise. C’est une tempête où nul n’est épargné, qui déracine les plus forts, où triomphe l’imprévu. Du point de vue de ceux qui la font, c’est une rude et dangereuse besogne, parfois une sale besogne, à laquelle il faut se mettre botté jusqu’aux genoux, les manches retroussées, sans craindre les haut-le-cœur. Il s’agit de nettoyer la terre de la pourriture du vieux monde. Il faudra remuer la boue à pleines pelletées : et dans cette boue il y aura beaucoup de sang. Tout le fond d’égoïsme, de servilité, de lâcheté, d’imbécillité de la bête humaine va se trouver à nu, à certaines heures. Et nulle gloire de sacrifice, nulle beauté de victoire, nul idéalisme stoïque, au cœur des meilleurs, ne pourra effacer dans les yeux des témoins cet étalage des indigences de la vieille humanité.

La révolution est implacable. Implacable par les privations et les épreuves qu’elle impose à tous, c’est-à-dire en premier lieu aux plus faibles. La première conséquence inévitable de la guerre civile, c’est toujours la désorganisation de la production. La main-d’oeuvre détournée des labeurs paisibles se dépense sur les champs de bataille. Dans les ateliers, les chan­tiers, les usines, où l’ancienne discipline du travail salarié n’est plus, où la mentalité nouvelle n’est pas encore, un profond désarroi moral doit sévir. A cela s’ajoutent la désorganisation du transport, les méfaits de la spéculation, les excès des pêcheurs en eau trouble. Implacable envers les vaincus qui sont de deux sortes : défenseurs de l’ancien régime que seule la Terreur peut abattre définitivement - et révolutionnaires égarés, incer­tains et sentimentaux. Ceux-ci, par étroit esprit de parti bien souvent, par incapacité de se plier aux nécessités effrayantes de l’heure, par scrupules moraux devant telles exigences impérieuses de la lutte, se voient parfois rejetés hors de l’action, heureux encore quand le sort ironique ne les transforme pas, libérateurs d’hier, en contre-révolutionnaires d’aujourd’ hui.

Cette notion de la révolution-réalité, dur et implacable labeur, opposée à la révolution-légende, est, pour le militant, la première et l’une des plus importantes acquisitions psychologiques des années qui viennent de s’écouler. C’est telle qu’elle est, avec toutes ses conséquences redouta­bles, avec tous les risques qu’elle comporte et les sacrifices qu’elle impose qu’il faut vouloir la révolution parce qu’elle est inévitable et nécessaire ; parce qu’elle est la condition du développement ultérieur de l’humanité - de la grande renaissance des hommes.

L’acquis théorique des expériences révolutionnaires contemporaines nous impose plusieurs autres notions :

1) Celle de la dictature du prolétariat. - Qui dit révolution dit vio­lence. Toute violence est dictatoriale. Toute violence impose une volonté en brisant les résistances. Puisqu’il s’agit d’exproprier la classe possé­dante, la violence révolutionnaire qui doit remplir cette tâche ne peut être que celle de la classe non possédante, c’est-à-dire de la minorité la plus avancée du prolétariat.

Grandi et trempé dans les creusets révolutionnaires des grands centres industriels, aguerri par de persévérantes luttes économiques, victime des crises et du chômage, témoin de l’iniquité qui fait voisiner dans les mêmes cités les palais des oisifs et les taudis des travailleurs, le proléta­riat, dont l’élite a pris nettement conscience de ses tâches et de ses devoirs est bien, par antinomie au paysan conservateur, borné, étroite­ment intéressé, souvent religieux, la classe révolutionnaire - et partant celle dont la violence seule peut provoquer le dénouement de la guerre sociale

J’avoue ne pas concevoir que l’on puisse être révolutionnaire (autre­ment que d’une façon purement individualiste) sans reconnaître la néces­sité de la dictature du prolétariat.

Il n’y a jamais eu, dans l’histoire, de révolution sans dictature révolutionnaire. Jamais. L’Angleterre de Cromwell avait la dictature des Têtes rondes. La France de 1789-1793 eut celle de la Commune de Paris, puis celle des jacobins. Du jour où les militants ouvriers de toutes les tendances entraînant les masses auront jeté bas le pouvoir de la bourgeoisie, il faudra bien, fussent-ils tous libertaires, qu’ils organisent sur-le-champ le ravitaillement des grandes villes, la défense intérieure et extérieure contre la contre-révolution, bref, tous les rouages compliqués de la société moderne. Et ils ne pourront compter ni sur la conscience, ni sur la bonne volonté, ni sur la volonté de tous ceux auxquels ils auront affaire : car les masses qui les suivront ou les entoureront seront perverties par l’ancien régime, relativement incultes, souvent inconscientes, tiraillées par les sentiments et les instincts du passé.

Sous peine de mort, c’est-à-dire sous peine d’être immédiatement mis à mort par la victoire d’une dictature réactionnaire, il faudra que les révolutionnaires assument immédiatement la dictature.

2) Celle des Soviets ou Conseils d’ouvriers. - Le mot d’ailleurs importe peu. Les Soviets en Russie se sont formés spontanément pendant les premiers jours de la révolution de février-mars. Ailleurs ils se formeront peut-être autrement. Mais il n’en demeure pas moins vrai que, dès les premières heures de la guerre sociale, les conseils librement formés par les représentants des travailleurs révolutionnaires auront seuls l’autorité morale et matérielle nécessaire pour diriger la production et prendre la responsabilité de l’action.

Ceci est d’autant plus vrai que la révolution ne peut que se faire contre le parlement bourgeois, auquel on ne peut pratiquement opposer que le principe des Conseils ouvriers où n’entrent que les représentants d’une classe.

3) Celle de la Terreur. Il n’y a jamais eu de révolution sans terreur. Dans les deux grandes expériences que nous connaissons. nous pouvons voir naître et croître les causes mêmes qui rendent la terreur nécessaire. Dans la France de 1791-1792, c’est la conspiration incessante des nobles, des prêtres, des spéculateurs et des fourbes de l’intérieur : c’est la Vendée, ce sont les révoltes de Lyon, de Toulon, de Marseille, de Mende ; ce sont les émigrés organisant à Coblence et à Londres l’intervention étrangère : ce sont les armées des monarchies coalisées franchissant les frontières de la jeune République. Ces causes déterminent un état d’esprit panique chez les uns, résolu, impitoyable, exaspéré chez les autres. Et l’on jette à l’Europe la tête d’un roi, l’on dresse la guillotine sur la place de la Révolution, l’on arrête par milliers les suspects, l’on fait les journées atroces de septembre... Nul n’avait voulu cet enchaînement de causes et d’effets : nul n’aurait pu s’y soustraire.

En 1917-1919, en Russie rouge, les mêmes causes - la similitude est absolue - ne peuvent pas ne pas produire les mêmes effets. C’est qu’il s’agit sans doute d’une loi générale du développement des révolutions. Qu’on se rappelle les circonstances, la Russie révolutionnaire a reculé devant la nécessité de verser le sang tant qu’il a été possible de reculer. Mais quand la conspiration incessante à l’intérieur se traduisit par la révolte de Iaroslav, par l’assassinat d’Ouritski à Petrograd, par l’attentat contre Lénine à Moscou, quand l’Oural occupé par les Tchécoslovaques qui marchaient sur la Volga devint une Vendée, quand les émigrés de la contre-révolution russe se mirent à organiser à Paris et à Londres l’inter­vention année, tandis que leurs bandes dévastaient le Don ; quand la Fin­lande blanche eut assassiné onze mille communistes vaincus, il fallut recourir à la terreur rouge.

Il le fallut, sous peine de mort. Car une faiblesse eût peut-être amené la défaite. Et la défaite c’était la terreur blanche, cent fois plus atroce que la terreur rouge. En deux semaines, les Versaillais ont fait à Paris, en 1871, trois fois plus de victimes que la terreur rouge n’en a fait dans l’im­mense Russie en trois ans de révolution. En Finlande, en Bavière, en Hongrie, la réaction vient de montrer qu’elle ne s’arrête, elle, devant rien.

4) Celle de l’inéluctabilité de la guerre de défense révolutionnaire. - Les différences de mœurs, d’évolution économique, de situation finan­cière, etc., rendent peu probable une révolution tout à fait simultanée dans plusieurs grands pays voisins. La révolution qui éclate et vainc dans un pays se trouve donc immédiatement en présence d’une coalition qui groupe tous les États voisins où l’ancien régime se maintient. De même que l’Europe des nobles et des monarques s’était liguée contre la Républi­que française, l’Europe capitaliste (à laquelle, progrès sensible, les États-Unis et le Japon se sont joints) s’est coalisée contre la Russie des Soviets communistes. M. Clemenceau a su reprendre avec brio le rôle de Pitt.

A cette nécessité de défense révolutionnaire, il faut répondre, comme à celle de la terreur et de la dictature, sous peine de mort. Car c’est le sérieux des révolutions que les demi-mesures et les demi-défaites n’y sont pas possibles, et que vaincre y signifie vivre ; être vaincu, périr.

5) Celle de la nécessité de puissantes organisations révolutionnaires. - C’est grâce à l’organisation remarquable des clubs jacobins que la France révolutionnaire résista victorieusement aux monarques coalisés. Comme en Russie, pour le parti communiste, les nécessités de la révolu­tion avaient fait surgir, à Paris et dans les départements, des clubs, qui, avec une organisation plus parfaite, eussent sans doute pu tenir en échec la réaction militaire et bourgeoise. Au reste, prétendre vaincre l’État capi­taliste sans des organisations de combat, souples et fortes, sans tout un appareil de lutte - presse, action économique, action illégale, terrorisme, etc. - serait plus que naïf. L’énergie révolutionnaire, multiple et variée par sa nature, doit être dans la bataille organisée, concentrée, cohérente, consciente.
5. Les anarchistes et l’expérience de la Révolution

Tels sont. me semble-t-il, dans l’ensemble, les enseignements de la Révolution russe. Tels sont les problèmes que les anarchistes se doivent d’envisager avec une pleine liberté d’esprit. Ou bien dans les événements qui se déroulent, ils ne joueront en tant qu’anarchistes aucun rôle appréciable ; et ce sera de leur part un piètre renoncement.

Question importante. Car elle n’intéresse pas que ceux qui s’intitulent « anarchistes ». Elle intéresse tous les révolutionnaires épris de liberté, imbus de l’esprit de libre critique et de libre recherche qui est la caractéristique même de la psychologie anarchiste : tous ceux qui ne sont pas dogmatiques, tous ceux qui croient à la nécessité d’avoir une conviction personnelle, de se conformer dans la lutte à sa conscience et de ne se fier qu’à elle ; tous ceux qui pensent que le but final de tout effort révolutionnaire ne peut être que la réalisation d’une société de libres travailleurs où l’individualité humaine pourrait enfin se développer pleinement... Car ceux qui pensent et sentent confusément ainsi sont, quelle que soit l’appellation qu’ils adoptent, des anarchistes qui s’ignorent.

Eh bien ! il me semble que nous devons, nous, anarchistes, accepter ou répudier en bloc toutes les conditions nécessaires de la révolution sociale : dictature du prolétariat, principe des soviets, terrorisme, défense de la révolution, fortes organisations.

De ce bloc on ne peut rien ôter sans que tout s’écroule. La révolution est telle. C’est le fait. Elle n’est pas ce qu’on la rêvait, ni ce que nous voudrions qu’elle fût. La voici. Êtes-vous contre elle - ou avec elle ? Ainsi se pose brutalement la question.

Pour ceux qui ne se fient qu’à l’œuvre d’éducation, à l’évolution des masses, et qui s’imaginent que cette éducation, cette évolution est possible en régime capitaliste dans un sens libertaire, la question est tranchée. Ils n’ont rien à attendre de la violence, ils sont contre la révolution. C’est-à-dire qu’elle les emportera malgré eux - sans qu’ils veuillent la comprendre. Je sais pourtant qu’on peut défendre cette opinion. Mais l’erreur sur laquelle elle repose me paraît trop évidente pour qu’il soit besoin de s’attarder à sa réfutation, et cet abstentionnisme en présence des plus grands événements de l’histoire ne séduira jamais ni les masses, ni les individualités énergiques.

Donc, bon gré mal gré, les anarchistes seront pour la plupart avec la révolution. Ils seront même partout, comme ils le furent en Russie, les premiers au danger. Mais une chose est de se battre, une autre de penser, d’exercer une influence, d’éclairer les esprits. A cette dernière tâche ils feront défaut s’ils n’acceptent pas consciemment, sans renoncer à leur idéalisme propre, toutes les nécessités de la révolution.

Préconisant depuis de longues années la guerre des classes, l’action directe. le recours à la violence, les anarchistes n’ont aucune raison logique de repousser la dictature du prolétariat, expression décisive de la lutte des classes, de l’action directe, du recours à la violence ; il leur appartient au contraire, de la vivifier en la pénétrant de leur esprit, d’em­pêcher qu’on n’abuse des mots au détriment de la chose, d’affirmer, par exemple qu’il ne peut y avoir de dictature prolétarienne sans le contrôle effectif et permanent des masses, sur les institutions et sur les hommes. Les communistes, tous, le savent sans doute ; mais leur esprit de disci­pline et leur habitude de la centralisation rendent ceux d’entre eux qui ne sont pas libertaires moins aptes à préconiser, voire à appliquer ce contrôle.

Au principe soviétiste, je ne vois pas que l’on puisse, du point de vue anarchiste le plus intransigeant, faire des objections majeures. Il réalise bien le minimum de délégation de pouvoirs, le membre du Soviet conti­nuant à demeurer parmi ses camarades de travail, n’étant élu que pour une période très courte et pouvant d’ailleurs se voir retirer à tout moment son mandat. Et les Soviets, en définitive, seront ce que vous les ferez, cama­rades !

Nombre d’anarchistes russes ont sévèrement blâmé la terreur que, per­sonne, du reste, n’acceptait de gaieté de cœur... Il n’en demeure pas moins vrai qu’ils ont souvent eu recours au terrorisme individuel. Peut-on accep­ter le terrorisme individuel en temps de relative (très relative, il est vrai) paix sociale et répudier, en temps de guerre civile, le terrorisme des masses ? Peut-on, quelle que soit notre répugnance à y recourir, en éviter l’organisation, et la systématisation ? Certes, non.

Posons maintenant la question de la défense révolutionnaire. Partout, les anarchistes russes, très divisés à cet égard, en théorie, l’ont pratique­ment résolue en prenant les armes, dans les gardes rouges d’abord, dans l’Armée rouge ensuite. En formant des bandes de partisans, ils se sont battus contre Denikine ; ils ont contribué à la défense de Petrograd contre Youdenitch ; ils ont versé leur sang sur tous les fronts de la République des Soviets. En théorie pourtant, la plupart d’entre eux n’admettent que la guerre des partisans ou l’armée volontaire. Position équivoque. Qui se bat veut vaincre. Peut-on vaincre les armées de l’impérialisme moderne avec des bandes de partisans armés, de volontaires ? A priori, on peut répondre par la négative. L’expérience, du reste, est concluante. Les nécessités de la lutte ont successivement - et victorieusement - trans­formé les gardes rouges en armée de volontaires puis en Armée rouge, fondée sur le principe du service obligatoire. Les bandes anarchistes de Makhno n’ont pu que tenir en Ukraine pendant toutes les invasions qu’elles n’avaient pu empêcher, et ce n’a pas été sans avoir recours, elles aussi, à la contrainte, pour recruter des combattants.

La question d’organisation révolutionnaire est probablement celle qui offrirait aux anarchistes le plus de bonnes raisons de se différencier. Cen­tralisation ou fédéralisme ? Comment assurer la cohésion dans l’action, la méthode, l’ensemble en vue d’un but parfois fois assez éloigné, et stimuler à la fois I’initiative des groupes et des individus, et se prémunir contre la bureaucratie, contre les pontificats, contre la manie dictatoriale des comités, contre l’arrivisme ? Comment créer une discipline qui ne soit pas passivité ? Autant de questions que nul n’a encore résolues. Elles se rattachent au surplus à d’importantes questions de tactique et de principe. La formule bolchevik : « Un parti fortement centralisé » prête à bien des critiques. Mais si l’on n’y voit que l’expression d’un fait inévitable et nécessaire, lui aussi, dans le cours de la révolution, toutes les objections faites à la théorie paraîtront désormais très vaines... Et c’est le cas. J’y reviendrai donc un instant.
6. Attitude des anarchistes russes

Quelle a été devant ces faits l’attitude des anarchistes russes ?

Elle varie, selon les tendances, d’un extrême à l’autre.

II y a eu en Russie des anarchistes, ennemis mortels du parti bolchevik - loyaux à son égard (avec pourtant une pointe d’hostilité) ou alliés souvent au point d’adhérer au parti.

Pendant la lutte contre le régime finissant de Kerenski, anarchistes et bolcheviks poursuivirent fraternellement une action parallèle. Les anarchistes participèrent également aux émeutes de juillet et aux batailles décisives d’octobre. Après octobre et pendant assez longtemps ils gardèrent dans les grandes villes une autonomie redoutable : ils constituèrent en somme, au sein de la grande république en formation, une république armée, mal organisée mais très turbulente. A Petrograd et à Moscou, ils eurent, dans les palais dont ils s’étaient emparés, des quartiers généraux et de véritables forteresses hérissées de mitrailleuses. Leurs états-majors perquisitionnaient, arrêtaient, réquisitionnaient sans contrôle et sans qu’il fût possible de bien discerner où finissait l’acte révolutionnaire, où commençait le banditisme : de même que l’absence d’une organisation formelle empêchait de distinguer l’anarchiste du pêcheur en eau trouble qui jugeait opportun de se qualifier tel. La Presse anarchiste était à ce moment puissante. Elle avait ses quotidiens à Petrograd à Moscou (Bourevestnik et Anarkhia) et ailleurs, comme à Cronstadt, où les anarchistes dirigèrent pendant un certain temps le soviet dont l’organe fut véritablement leur organe. Malgré les fautes nombreuses, malgré l’absence d’un programme précis - chose terrible à l’heure où l’action s’impose et se définit chaque jour -, ils rencontrèrent dans la population ouvrière une immense sympathie. Ils n’en surent pas tirer parti pour fonder un mouvement sérieux dont le commencement eût dû être l’élaboration d’un programme pratique. Et leur vaste agitation s’éteignit faute d’une idéologie nette, faute d’organisation, et par suite des excès qui avaient indisposé contre les « Noirs » une grande partie de la population. Cela finit par un conflit armé avec les bolcheviks, qui recoururent à la force pour procéder au désarmement des citadelles anarchistes.

C’est là, pour tous ceux qui savent quels trésors d’énergie recèle le mouvement anarchiste, une page bien amère dans l’histoire de la Révolu­tion russe. Mais je ne puis m’empêcher de me demander si l’existence clans les capitales d’une révolution assaillie par deux impérialismes, d’une force armée qui n’était soumise à aucun contrôle, à aucune disci­pline même morale, qui n’obéissait qu’à ses propres impulsions et à laquelle venaient infailliblement s’agréger des éléments douteux à tous égards, n’eût pas, en se prolongeant, constitué pour la révolution même le pire danger. En pareil cas, les anarchistes mêmes eussent dû désarmer - et s’il le fallait, par la force - d’autres anarchistes menaçant de la sorte leur œuvre et leur vie.

Ce conflit porta un coup très grave au mouvement. II le discrédita, lui coupa les ressources et creusa un fossé entre le grand nombre des anar­chistes et le parti communiste. Depuis, le mouvement n’a fait que végéter, excepté en Ukraine où son expérience a été à la fois épique et navrante4.

A l’heure actuelle, il n’a ni presse ni organisation, bien qu’il y ait dans presque toutes les villes et toutes les unités militaires des militants anar­chistes. Les divergences de vues entre eux et l’absence d’un programme d’action pratique, plus que toutes les autres causes politiques, les rejettent en dehors de l’action. Car, où ils sont contre le parti communiste, ce qui les rapproche des contre-révolutionnaires et les réduit comme eux à l’im­puissance ou ils sont avec lui, et alors, n’ayant pas de solutions propres à proposer, force leur est de se mettre à sa remorque ou d’y entrer. On peut pourtant distinguer parmi eux trois tendances :

1) Les « anarchistes clandestins » ou « souterrains », ennemis mortels de la dictature communiste à laquelle ils reprochent ses abus, les excès d’autorité de ses agents, sa centralisation et les misères subies par la popu­lation du fait de la révolution. Ils ont préconisé la lutte à main armée contre le pouvoir des Soviets, et commis, en réponse d’ailleurs aux mesures de répression prises en Ukraine, l’attentat du 25 septembre 1919, contre le Comité central du Parti communiste de Moscou, attentat qui fit trente-six victimes dont dix morts et suscita parmi l’immense majorité des anarchistes une réprobation unanime. L’organisation qui l’avait commis semble bien avoir péri tout entière dans la lutte qu’elle soutint ensuite contre la Commission extraordinaire de répression.

2) Ceux que j’appellerai le Centre parce qu’ils occupent une position intermédiaire entre les anarchistes anticommunistes et communistes (au sens bolchevik du mot). C’est la très grande majorité. La dictature, l’absence de liberté, les excès de toutes sortes les choquent souvent et souvent les aigrissent. En théorie, ils reprochent au parti communiste ses procédés d’autorité, ses principes de centralisation absolue, son étatisme, son intolérance. A première vue, leurs critiques sont très fortes ; mais sitôt qu’on les approfondit, elles apparaissent vaines, n’étant pas complétées par l’indication des remèdes.

La déclaration de principe de l’Union des anarchistes de Moscou (déc. 1919) contient par exemple ces simples lignes, pour- tout programme politique : « En politique »,

Nous luttons pour l’émancipation totale de l’homme. non pour le remplacement de la domination d’une classe par une autre, mais pour détruire toute autorité, tout droit coercitif, toute législation basée sur la contrainte ; nous les voulons remplacer par l’ordre spontané qui se fonde sur les contrats librement consentis.
L’État actuel régi par une classe - association forcée des individus et des groupements - doit être remplacé par la libre association des individualités. Nous luttons pour l’anéantissement des frontières et des limites d’Etat. Nous proclamons : « La Terre entière à tous les hommes et à tous les peuples ! »

Voilà certes une belle déclaration et qui résume très clairement l’idéal de tous les communistes (y compris ceux qui ne se sont jamais appelés autrement que bolcheviks). Mais comment atteindre à cet idéal, comment se mettre à l’œuvre tout de suite, en 1920, en présence des événements actuels ? Se borner ainsi à l’évoquer, c’est baser la propagande sur l’utopisme. Je suis bien forcé de convenir que Boukharine a fait mieux - avec moins de poésie - dans son ABC du communisme, où il esquisse la théorie du dépérissement de l’État et de toute autorité par le fonctionnement normal des institutions économiques communistes.

Cette position critique et utopiste, rendue très faible du fait que ceux qui la défendent ne préconisent maintenant aucune action pratique. celle de la Fédération de la jeunesse anarchiste, de l’Union de Moscou et de la plupart des petits groupes.

La Confédération anarchiste ukrainienne du Nabat (c’est-à-dire « Tocsin ») se situe aussi au centre, avec plus d’esprit pratique et une théorie beaucoup plus forte, due à un militant de grande valeur, Voline (Eichenbaum). Nombre de camarades du Nabat admettent la dictature du travail, nient la nécessité d’une période de transition définie entre le capitalisme et le communisme. La révolution ne peut pas s’arrêter ; elle doit continuer jusqu’à l’établissement du communisme intégral qui ne peut être que libertaire. Tout essai de fonder un « État communiste » intermédiaire entre l’ancien régime et la société nouvelle est à leurs yeux nuisible. La révolution doit être mondiale. Les forces créatrice des masses y jouent le rôle essentiel. Tout vient des masses auxquelles il suffit d’adres­ser un constant appel. Les masses s’organisent elles-mêmes en soviets locaux qui se fédèrent spontanément et forment des milices ou plus exac­tement des groupes d’insurgés (je traduis ainsi le mot russe povstantsi) susceptibles de se transformer en armée de volontaires. C’est dire que le Nabat est irréductiblement hostile à toute centralisation par en haut et au service militaire imposé par une autorité centrale. Cette idéologie a rencontré en Ukraine un grand succès. Si elle ne s’était heurtée au communisme marxiste des Grands-Russiens, il semble bien, d’après des témoins bien informés, qu’elle aurait pu donner des résultats positifs, c’est-à-dire une orientation originale, à la révolution sociale en Ukraine. La confédération du Nabat jouit encore dans la Russie entière, parmi les anarchistes, d’un certain prestige dû aux aspects épiques de la lutte en Ukraine. À la vérité, elle n’a cependant qu’une signification et une valeur locales.

3) Les anarchistes « soviétistes », qui se croient un devoir de travailler à l’heure actuelle avec le parti communiste bolchevik, voire s’y rallier complètement. Nombreux sont, en effet, les camarades qui y sont entrés, pensant que l’heure n’était pas aux réserves philosophiques et que son programme était le seul applicable, le seul pratique pour assurer les conquêtes de la révolution d’Octobre. Sans adhérer au Parti, les camara­des du groupe anarchiste-syndicaliste « Goloss Trouda » (Moscou et Petrograd) se sont pratiquement solidarisés avec lui, jusqu’à approuver la militarisation du travail (Grossman-Rotschin, fin 1919).

Ils admettent, en termes assez confus il est vrai, la dictature révolution­naire en période de transition, mais non d’un parti politique.

En même temps que ce groupe, il convient de nommer celui des anar­chistes-universalistes, récemment fondé à Moscou, qui, en période révo­lutionnaire, acceptent la centralisation avec toutes les conséquences. « Sur toutes les questions de tactique, me disait en 1920 un de ses mili­tants, nous sommes d’accord avec les bolcheviks5. »

En résumé, la nullité de l’influence anarchiste, malgré le rôle joué par les militants dans toutes les batailles révolutionnaires, est frappante, en Russie si l’on en excepte l’Ukraine. Cela tient, à mon avis, aux causes suivantes :

D’abord à ce que le bolchevisme, dans ses premières phases tout au moins — de destruction et de combat -, travaille pour l’anarchie future dont il s’est assimilé les principes actuellement applicables ; ensuite, à ce que le bolchevisme n’est dans une large mesure autre chose que le résultat (et inévitable) de l’action des lois qui président au développement de toute révolution (et qu’il ne laisse, par conséquent, pas place à d’autres méthodes) ; enfin, dans une mesure bien moindre, à l’esprit traditionaliste des anarchistes qui n’ont pas su envisager pratiquement les événements. En Russie même, la plupart d’entre eux n’ont pas encore pris nettement position en présence de la dictature du prolétariat.
7. La centralisation et le jacobinisme

Ainsi la révolution se développe en vertu de lois rigoureuses dont nous n’avons pas à discuter les conséquences. Nous avons à y obvier, à les modifier selon nos forces, et notre critique peut utilement s’exercer dans ce sens. Mais elle ne doit pas nous faire perdre de vue que nous sommes souvent en présence de nécessités inéluctables, - qu’il s’agit de la logique interne de toute révolution et qu’il serait, partant, absurde d’imputer tels ou tels faits - souvent déplorables - à la volonté d’un groupe d’hommes, à une doctrine, à un parti. Bien plus qu’elle n’est façonnée par les hommes, les doctrines et les partis, la révolution les façonne. Elle donne l’apparence d’une supériorité sur les événements qu’à ceux qui plient à ses nécessités ; les autres, elle les écarte ou les brise. C’est sans doute pourquoi les anarchistes, inhabiles à s’adapter aux circonstances nouvelles, ont le plus souvent été emportés par la tourmente - et sacrifiés ; alors que réalistes plus avisés, les marxistes se conformaient courageusement aux nécessités de l’heure. Et leur immense mérite, ce faisant, ç’a été de ne jamais perdre de vue le but.

Suppression des libertés dites démocratiques ; dictature appuyée au besoin par la Terreur ; création d’une armée ; centralisation pour la guerre, de l’industrie, du ravitaillement, de l’administration (d’où étatisme et bureaucratie) ; enfin, dictature d’un parti... Il n’est, dans ce redoutable enchaînement de nécessités, pas un anneau que l’on puisse ôter, pas un anneau qui ne soit rigoureusement conditionné par celui qui le précède et qui ne conditionne celui qui le suit.

En 1917-1920, telles sont en Russie, comme en 1789-1797 en France, les suites de la lutte à outrance d’une minorité révolutionnaire contre une minorité réactionnaire, - de la désagrégation de la vieille société, - de la crise de l’industrie, de la disette, de la rupture des ressorts moraux qui contenaient les égoïsmes individuels, du heurt des exaltations et des fanatismes, - bref de la guerre des classes, intérieure et extérieure, tranformant tout un pays en camp retranché où, finalement, il n’est plus de loi que la loi martiale.

Dans un article intitulé « La critique anarchiste et les nécessités de révolution », j’examine assez longuement les principaux aspects de la question. Ne croyant pas indispensable de développer davantage une argumentation dont les traits essentiels sont déjà suffisamment indiqués, je me bornerai à quelques observations sur la centralisation et l’action du parti communiste.

La tradition anarchiste est, avec raison, décentralisatrice. Elle combat la centralisation au nom de l’initiative individuelle. Elle lui oppose le fédéralisme. Bien. Mais pouvons-nous nous en tenir aujourd’hui aux tra­ditions de la fédération jurassienne ? Ne faut-il pas plutôt distinguer, approfondir, préciser ? Si - et ce n’est peut-être pas très difficile. La centralisation nocive, celle qui tue les initiatives, c’est la centralisation autoritaire. Car il va de soi que même dans la société communiste la plus libertaire, certaines industries tout au moins (soit dit à titre d’exemple) devront être gérées sur un plan unique, d’après des vues d’ensemble, des statistiques exactes, etc. Il est même beaucoup plus exact de dire que l’in­dustrie tout entière devra avoir, au-dessus des millions de cerveaux qui la feront vivre, un cerveau. Mais la fonction de ce centre sera de diriger par la science non par l’autorité ; il s’imposera parce qu’il sera le résultat bienfaisant des efforts de tous les organismes de la production et non parce qu’on le craindra : il stimulera, éclairera, coordonnera, utilisera les libres initiatives des groupes autonomes et des individus qu’il ne préten­dra pas régenter par la coercition. - Bref, ce qu’il y a de nocif dans le principe de la centralisation tel qu’on le comprend aujourd’hui, c’est l’es­prit d’autorité. Cet esprit écarté, il ne reste plus que la coordination. L’avenir éliminera sans doute, non sans de grandes luttes, l’esprit d’auto­rité, dernier vestige de l’esprit d’exploitation. Pour y tendre, dans les périodes révolutionnaires, les anarchistes ne peuvent plus nier la nécessité d’une certaine centralisation et ont cependant leur mot à dire, un mot que seuls ils peuvent dire. Et c’est :

Centralisation, soit. Mais pas autoritaire. A cette dernière nous pouvons avoir recours par nécessité, jamais par principe. - La seule forme d’organisation révolutionnaire c’est : libre association, fédération, coordination. Elle n’exclut pas la centralisation des compétences et des renseignements : elle n’exclut que celle des pouvoirs, c’est-à-dire de l’ar­bitraire, de la coercition, des abus. Elle doit émaner des masses et non descendre vers les masses pour les gouverner.

A cet égard, il faut espérer que dans des pays plus cultivés, où les masses ont davantage l’habitude de l’organisation et

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