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La Commune de Paris de 1871, vue avec l’éclairage de la révolution russe et européenne
vendredi 22 janvier 2021, par
Léon Trotsky - Leçons de la Commune de Paris (Février 1921)
Chaque fois que nous étudions l’histoire de la Commune, nous la voyons sous un nouvel aspect, grâce à l’expérience acquise par les luttes révolutionnaires ultérieures et surtout par les dernières révolutions, non seulement les révolutions russe mais allemande et hongroise. La guerre franco-allemande fut une explosion sanglante, annonciatrice d’un immense massacre mondial, la Commune de Paris annonciatrice fulgurante d’une révolution prolétarienne mondiale.
La Commune nous montre l’héroïsme des masses ouvrières, leur capacité à s’unir en un seul bloc, leur talent à se sacrifier au nom de l’avenir, mais en même temps elle nous montre l’incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s’arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l’ennemi de reprendre son souffle, de rétablir sa position.
La Commune est arrivée trop tard. Il avait toutes les possibilités de prendre le pouvoir le 4 septembre et cela aurait permis au prolétariat de Paris de se placer d’un seul coup à la tête des ouvriers du pays dans leur lutte contre toutes les forces du passé, contre Bismarck ainsi que contre Thiers. Mais le pouvoir est tombé entre les mains des démocrates, les députés de Paris. Le prolétariat parisien n’avait ni parti, ni dirigeants auxquels il aurait été étroitement lié par les luttes précédentes. Les patriotes petits-bourgeois qui se croyaient socialistes et cherchaient le soutien des ouvriers n’avaient pas vraiment confiance en eux. Ils ébranlent la foi du prolétariat en lui-même, ils sont continuellement à la recherche d’avocats célèbres, de journalistes, de députés, dont le bagage ne se compose que d’une dizaine de phrases vaguement révolutionnaires, pour leur confier la direction du mouvement.
La raison pour laquelle Jules Favre, Picard, Gamier-Pages et Cie ont pris le pouvoir à Paris le 4 septembre est la même que celle qui a permis à Paul-Boncour, A. Varenne, Renaudel et bien d’autres d’être pour un temps les maîtres du parti du prolétariat. Les Renaudel et les Boncours et même les Longuets et les Pressemanes sont beaucoup plus proches, par leurs sympathies, leurs habitudes intellectuelles et leur conduite, des Jules Favres et des Jules Ferrys que du prolétariat révolutionnaire. Leur phraséologie socialiste n’est qu’un masque historique qui leur permet de s’imposer aux masses. Et c’est justement parce que Favre, Simon, Picard et les autres ont utilisé et abusé d’une phraséologie démocrate-libérale que leurs fils et leurs petits-fils sont obligés de recourir à une phraséologie socialiste. Mais les fils et les petits-fils sont restés dignes de leurs pères et continuent leur travail. Et quand il faudra trancher non pas la question de la composition d’une clique ministérielle mais la question bien plus importante de savoir quelle classe en France doit prendre le pouvoir, Renaudel, Varenne, Longuet et leurs semblables seront dans le camp de Millerand - collaborateur de Galliffet, le boucher de la Commune ... Quand les bavards révolutionnaires des salons et du parlement se retrouvent face à face, dans la vraie vie, avec la révolution, ils ne la reconnaissent jamais.
Le parti ouvrier - le vrai - n’est pas une machine à manœuvres parlementaires, c’est l’expérience accumulée et organisée du prolétariat. Ce n’est qu’avec l’aide du parti, qui repose sur toute l’histoire de son passé, qui prévoit théoriquement les voies du développement, toutes ses étapes, et qui en extrait la formule d’action nécessaire, que le prolétariat se libère de la besoin de toujours recommencer son histoire : ses hésitations, son manque de décision, ses erreurs.
Le prolétariat de Paris n’avait pas un tel parti. Les socialistes bourgeois avec lesquels la Commune grouillait, levaient les yeux vers le ciel, attendaient un miracle ou bien une parole prophétique, hésitaient, et pendant ce temps les masses tâtonnaient et perdaient la tête à cause de l’indécision des uns et du fantasme des autres. Le résultat fut que la révolution éclata au milieu d’eux, trop tard, et Paris fut encerclé. Six mois se sont écoulés avant que le prolétariat ait rétabli dans sa mémoire les leçons des révolutions passées, des batailles d’autrefois, des trahisons répétées de la démocratie - et il a pris le pouvoir.
Ces six mois se sont avérés être une perte irréparable. Si le parti centralisé de l’action révolutionnaire s’était retrouvé à la tête du prolétariat de France en septembre 1870, toute l’histoire de France et avec elle toute l’histoire de l’humanité aurait pris une autre direction.
Si le pouvoir a été retrouvé entre les mains du prolétariat de Paris le 18 mars, ce n’est pas parce qu’il avait été délibérément saisi, mais parce que ses ennemis avaient quitté Paris.
Ces derniers perdaient continuellement du terrain, les ouvriers les méprisaient et les détestaient, la petite bourgeoisie n’avait plus confiance en eux et la grande bourgeoisie craignait qu’ils ne soient plus capables de la défendre. Les soldats étaient hostiles aux officiers. Le gouvernement a fui Paris pour concentrer ses forces ailleurs. Et c’est alors que le prolétariat est devenu maître de la situation.
Mais il ne comprit ce fait que le lendemain. La révolution lui est tombée dessus de façon inattendue.
Ce premier succès a été une nouvelle source de passivité. L’ennemi s’était enfui à Versailles. N’était-ce pas une victoire ? À ce moment-là, la bande gouvernementale aurait pu être écrasée presque sans que le sang ne coule. A Paris, tous les ministres, avec Thiers à leur tête, auraient pu être faits prisonniers. Personne n’aurait levé la main pour les défendre. Cela n’a pas été fait. Il n’y avait pas d’organisation d’un parti centralisé, ayant une vision arrondie des choses et des organes spéciaux pour prendre ses décisions.
Les débris de l’infanterie ne voulaient pas se replier sur Versailles. Le fil qui liait les officiers et les soldats était assez ténu. Et s’il y avait eu un centre du parti dirigeant à Paris, il aurait incorporé dans les armées en retraite - puisqu’il y avait la possibilité de battre en retraite - quelques centaines voire quelques dizaines d’ouvriers dévoués, et leur aurait donné les instructions suivantes : accentuer le mécontentement des les soldats contre les officiers, profitent du premier moment psychologique favorable pour libérer les soldats de leurs officiers et les ramener à Paris pour s’unir au peuple. Cela aurait facilement pu être réalisé, selon les aveux des partisans de Thiers eux-mêmes. Personne n’y a même pensé. Personne non plus pour y penser. Au milieu des grands événements, de plus, de telles décisions ne peuvent être prises que par un parti révolutionnaire qui attend une révolution, s’y prépare, ne perd pas la tête, par un parti qui a l’habitude d’avoir une vision arrondie et qui n’est pas peur d’agir.
Et un parti d’action, c’est exactement ce que le prolétariat français n’avait pas.
Le Comité central de la garde nationale était en effet un Conseil des députés des ouvriers armés et de la petite bourgeoisie. Un tel Conseil, élu directement par les masses qui ont pris la voie révolutionnaire, représente un excellent appareil d’action. Mais en même temps, et juste à cause de sa connexion immédiate et élémentaire avec les masses qui sont dans l’État dans lequel le révolutionnaire les a trouvées, elle reflète non seulement tous les côtés forts mais aussi les côtés faibles des masses, et il reflète d’abord les côtés faibles encore plus que les forts : il manifeste l’esprit d’indécision, d’attente, la tendance à être inactif après les premiers succès.
Le Comité central de la Garde nationale devait être dirigé. Il était indispensable d’avoir une organisation incarnant l’expérience politique du prolétariat et toujours présente - non seulement au Comité central, mais dans les légions, au bataillon, dans les secteurs les plus profonds du prolétariat français. Au moyen des Conseils des députés - dans le cas donné, c’étaient des organes de la garde nationale - le parti aurait pu être en contact continu avec les masses, connaître leur état d’esprit ; son centre dirigeant pourrait chaque jour mettre en avant un slogan qui, par l’intermédiaire des militants du parti, aurait pénétré dans les masses, unissant leur pensée et leur volonté.
A peine le gouvernement s’était-il replié sur Versailles que la garde nationale s’empressait de se décharger de sa responsabilité, au moment même où cette responsabilité était énorme. Le Comité central a imaginé des élections « légales » à la Commune. Il a entamé des négociations avec les maires de Paris afin de se couvrir, à droite, de « légalité ».
Si une violente attaque avait été préparée au même moment contre Versailles, les négociations avec les maires auraient été une ruse pleinement justifiée du point de vue militaire et conforme à l’objectif. Mais en réalité, ces négociations n’étaient menées que dans le but d’éviter la lutte par quelque miracle ou autre. Les radicaux petits-bourgeois et les idéalistes socialistes, respectant la « légalité » et les hommes qui incarnaient une partie de l’État « légal » - les députés, les maires, etc. - espéraient au fond de leur âme que Thiers s’arrêterait respectueusement devant les révolutionnaires. Paris à la minute où ce dernier s’est couvert de la Commune « légale ».
La passivité et l’indécision étaient soutenues dans ce cas par le principe sacré de la fédération et de l’autonomie. Paris, voyez-vous, n’est qu’une commune parmi tant d’autres. Paris ne veut rien imposer à personne ; il ne lutte pas pour la dictature, à moins que ce ne soit pour la « dictature de l’exemple ».
En somme, il ne s’agissait que d’une tentative de remplacer la révolution prolétarienne, qui se développait, par une réforme petite-bourgeoise : l’autonomie communautaire. La véritable tâche révolutionnaire consistait à assurer au prolétariat le pouvoir sur tout le pays. Paris devait lui servir de base, de support, de place forte. Et pour atteindre cet objectif, il fallait vaincre Versailles sans perte de temps et envoyer des agitateurs, des organisateurs et des forces armées dans toute la France. Il fallait entrer en contact avec des sympathisants, fortifier les hésitants et briser l’opposition de l’adversaire. Au lieu de cette politique d’offensive et d’agression qui était la seule chose qui pouvait sauver la situation, les dirigeants de Paris ont tenté de se retirer dans leur autonomie communautaire : ils n’attaqueront pas les autres si les autres ne les attaquent pas ; chaque ville a son droit sacré à l’autonomie gouvernementale. Ce bavardage idéaliste - du même genre que l’anarchisme mondain - dissimulait en réalité une lâcheté face à une action révolutionnaire qui aurait dû être conduite sans cesse jusqu’au bout, sinon elle n’aurait pas dû commencer.
L’hostilité à l’organisation capitaliste - héritage du localisme et de l’autonomisme petits-bourgeois - est sans aucun doute le côté faible d’une certaine partie du prolétariat français. L’autonomie pour les quartiers, pour les quartiers, pour les bataillons, pour les villes, est la garantie suprême d’une activité réelle et d’une indépendance individuelle pour certains révolutionnaires. Mais c’est une grave erreur qui a coûté cher au prolétariat français.
Sous la forme de la « lutte contre le centralisme despotique » et contre la discipline « étouffante », une lutte a lieu pour l’autoconservation de divers groupes et sous-groupes de la classe ouvrière, pour leurs petits intérêts, avec leurs petits chefs de paroisse et leurs oracles locaux. L’ensemble de la classe ouvrière, tout en préservant son originalité culturelle et ses nuances politiques, peut agir avec méthode et fermeté, sans rester dans la remorque des événements, et diriger à chaque fois ses coups mortels contre les secteurs faibles de ses ennemis, à la condition qu’à sa à la tête, au-dessus des quartiers, des quartiers, des groupes, il y a un appareil qui est centralisé et lié par une discipline de fer. La tendance au particularisme, quelle qu’en soit la forme, est un héritage du passé mort. Plus tôt le communisme communiste-socialiste français et le communisme syndicaliste s’en émanciperont, mieux ce sera pour la révolution prolétarienne.
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Le parti ne crée pas la révolution à volonté, il ne choisit pas le moment pour prendre le pouvoir à sa guise, mais il intervient activement dans les événements, pénètre à chaque instant l’état d’esprit des masses révolutionnaires et évalue le pouvoir de résistance des l’ennemi, et détermine ainsi le moment le plus favorable pour une action décisive. C’est le côté le plus difficile de sa tâche. La partie n’a pas de décision valable pour chaque cas. Il faut une théorie correcte, un contact intime avec les masses, la compréhension de la situation, une perception révolutionnaire, une grande résolution. Plus un parti révolutionnaire pénètre profondément dans tous les domaines de la lutte prolétarienne, plus il est unifié par l’unité de but et de discipline, plus il parviendra rapidement et mieux à résoudre sa tâche.
La difficulté consiste à avoir cette organisation d’un parti centralisé, soudé intérieurement par une discipline de fer, intimement lié au mouvement des masses, à ses flux et reflux. La conquête du pouvoir ne peut être réalisée qu’à la condition d’une puissante pression révolutionnaire des masses laborieuses. Mais dans cet acte, l’élément de préparation est tout à fait inévitable. Mieux le parti comprendra la conjoncture et le moment, mieux les bases de la résistance seront préparées, mieux la force et les rôles seront répartis, plus le succès sera sûr et moins cela coûtera de victimes. La corrélation entre une action soigneusement préparée et un mouvement de masse est la tâche politico-stratégique de la prise de pouvoir.
La comparaison du 18 mars 1871 avec le 7 novembre 1917 est très instructive de ce point de vue. A Paris, il y a un manque absolu d’initiative de la part des principaux cercles révolutionnaires. Le prolétariat, armé par le gouvernement bourgeois, est en réalité maître de la ville, a tous les moyens matériels de pouvoir - canons et fusils - à sa disposition, mais il n’en a pas conscience. La bourgeoisie tente de reprendre l’arme du géant : elle veut voler le canon du prolétariat. La tentative échoue. Le gouvernement fuit en panique de Paris à Versailles. Le champ est clair. Mais ce n’est que le lendemain que le prolétariat comprend qu’il est le maître de Paris. Les « dirigeants » sont dans le sillage des événements, ils les enregistrent lorsque ceux-ci sont déjà accomplis, et ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour émousser le côté révolutionnaire.
À Petrograd, les événements se sont développés différemment. Le parti est passé fermement, résolument, à la prise du pouvoir, ayant ses hommes partout, consolidant chaque position, étendant toute fissure entre les ouvriers et la garnison d’un côté et le gouvernement de l’autre.
La manifestation armée des journées de juillet est une vaste reconnaissance menée par le parti pour sonder le degré de contact étroit entre les masses et la puissance de résistance de l’ennemi. La reconnaissance se transforme en une lutte d’avant-postes. Nous sommes rejetés, mais en même temps l’action établit un lien entre le parti et les profondeurs des masses. Les mois d’août, septembre et octobre voient un puissant flux révolutionnaire. Le parti en profite et augmente considérablement ses points d’appui dans la classe ouvrière et la garnison. Plus tard, l’harmonie entre les préparatifs conspirateurs et l’action de masse se fait presque automatiquement. Le deuxième congrès des soviets est fixé pour novembre ». Toute notre agitation précédente devait conduire à la prise du pouvoir par le Congrès. Ainsi, le renversement a été adapté d’avance au 7 novembre. Ce fait était bien connu et compris par l’ennemi. Kerensky et ses conseillers ne pouvaient manquer de faire des efforts pour se consolider, si peu que ce soit, à Petrograd pour le moment décisif. En outre, ils avaient besoin d’expédier hors de la capitale les sections les plus révolutionnaires de la garnison. Nous avons profité de notre part de cette tentative de Kerensky pour en faire la source d’un nouveau conflit qui avait une importance décisive. Nous avons ouvertement accusé le gouvernement Kerensky - notre accusation a par la suite trouvé une confirmation écrite dans un document officiel - d’avoir planifié le déplacement d’un tiers de la garnison de Petrograd non pas pour des raisons militaires mais dans le but de combinaisons contre-révolutionnaires. Ce conflit nous liait encore plus étroitement à la garnison et soumettait à celle-ci une tâche bien définie, d’appuyer le Congrès soviétique fixé au 7 novembre. Et puisque le gouvernement insistait - même si de manière assez faible - pour que la garnison soit envoyée à l’extérieur, nous avons créé dans le Soviet de Petrograd, déjà entre nos mains, un comité de la guerre révolutionnaire, sous prétexte de vérifier les raisons militaires du plan gouvernemental.
Ainsi, nous avions un organe purement militaire, à la tête de la garnison de Petrograd, qui était en réalité un organe légal d’insurrection armée. En même temps, nous avons désigné des commissaires (communistes) dans toutes les unités militaires, dans les magasins militaires, etc. L’organisation militaire clandestine a accompli des tâches techniques spécifiques et a fourni au Comité de la guerre révolutionnaire des militants pleinement dignes de confiance pour d’importantes tâches militaires. Le travail essentiel concernant la préparation, la réalisation et l’insurrection armée s’est déroulé ouvertement, et si méthodiquement et naturellement que la bourgeoisie, dirigée par Kerensky, n’a pas bien compris ce qui se passait sous leurs yeux. (A Paris, le prolétariat ne comprit que le lendemain qu’il avait été vraiment victorieux - victoire qu’il n’avait d’ailleurs pas délibérément recherchée - qu’il était maître de la situation. A Petrograd, c’était le contraire. Notre parti, se basant sur les ouvriers et la garnison, s’était déjà emparé du pouvoir, la bourgeoisie passa une nuit assez tranquille et n’apprit que le lendemain matin que la barre du pays était entre les mains de son fossoyeur.)
Quant à la stratégie, il y avait de nombreuses divergences d’opinion au sein de notre parti.
Une partie du Comité central s’est déclarée, comme on le sait, contre la prise du pouvoir, estimant que le moment n’était pas encore arrivé, que Petrograd était détachée du reste du pays, du prolétariat de la paysannerie, etc.
D’autres camarades pensaient que nous n’attribuions pas une importance suffisante aux éléments du complot militaire. Un des membres du Comité central a réclamé en octobre les environs du théâtre Alexandrine où se tenait la Conférence démocratique, et la proclamation de la dictature du Comité central du parti. Il a dit : en concentrant notre agitation ainsi que notre travail militaire préparatoire pour le moment du deuxième Congrès, nous montrons notre plan à l’adversaire, nous lui donnons la possibilité de se préparer et même de nous porter un coup préventif. Mais il ne fait aucun doute que la tentative de complot militaire et les environs du théâtre alexandrin auraient été un fait trop étranger à l’évolution des événements, que cela aurait été un événement déconcertant pour les masses. Même dans le Soviet de Petrograd, où notre faction dominait, une telle entreprise, anticipant le développement logique de la lutte, aurait provoqué un grand désordre à ce moment-là, surtout dans la garnison où il y avait des régiments hésitants et peu confiants, principalement les régiments de la cavalerie. Il aurait été beaucoup plus facile à Kerensky d’écraser un complot inattendu des masses que d’attaquer la garnison en se consolidant de plus en plus sur ses positions : la défense de son inviolabilité au nom du futur Congrès des Soviets. Par conséquent, la majorité du Comité central a rejeté le projet d’entourer la Conférence démocratique et il avait raison. La conjoncture était très bien jugée : l’insurrection armée, presque sans effusion de sang, triompha exactement à la date, fixée d’avance et ouvertement, de la convocation du deuxième congrès soviétique.
Cette stratégie ne peut cependant pas devenir une règle générale, elle nécessite des conditions spécifiques. Personne ne croyait plus à la guerre avec les Allemands, et les soldats les moins révolutionnaires ne voulaient pas quitter Petrograd pour le front. Et même si la garnison dans son ensemble était du côté des ouvriers pour cette seule raison, elle est devenue plus forte de son point de vue dans la mesure où les machinations de Kerensky ont été révélées. Mais cette humeur de la garnison de Petrograd avait une cause encore plus profonde dans la situation de la classe paysanne et dans le développement de la guerre impérialiste. S’il y avait eu une scission dans la garnison et si Kerensky avait obtenu la possibilité de l’appui de quelques régiments, notre plan aurait échoué. Les éléments de complot purement militaire (conspiration et grande rapidité d’action) auraient prévalu. Il aurait fallu, bien entendu, choisir un autre moment pour l’insurrection.
La Commune avait aussi la possibilité complète de gagner même les régiments paysans, car ces derniers avaient perdu toute confiance et tout respect pour le pouvoir et le commandement. Pourtant, il n’a rien entrepris dans ce sens. La faute ici n’est pas dans les relations du paysan et de la classe ouvrière, mais dans la stratégie révolutionnaire.
Quelle sera la situation à cet égard dans les pays européens à l’époque actuelle ? Il n’est pas facile de prédire quoi que ce soit à ce sujet. Pourtant, avec les événements se développant lentement et les gouvernements bourgeois faisant tous leurs efforts pour utiliser les expériences passées, on peut prévoir que le prolétariat, afin d’attirer les sympathies des soldats, devra surmonter une grande résistance bien organisée lors d’un moment donné. Une attaque habile et opportune de la part de la révolution sera alors nécessaire. Le devoir du parti est de s’y préparer. C’est justement pourquoi il doit maintenir et développer son caractère d’organisation centralisée, qui guide ouvertement le mouvement révolutionnaire des masses et qui est en même temps un appareil clandestin de l’insurrection armée.
* * *
La question de l’éligibilité du commandement était l’une des raisons du conflit entre la garde nationale et Thiers. Paris refusa d’accepter la commande désignée par Thiers. Varlin a ensuite formulé la demande que le commandement de la garde nationale, de haut en bas, soit élu par les gardes nationaux eux-mêmes. C’est là que le Comité central de la Garde nationale a trouvé son soutien.
Cette question doit être envisagée de deux côtés : du côté politique et du côté militaire, qui sont interdépendants mais qu’il faut distinguer. La tâche politique consistait à purger la garde nationale du commandement contre-révolutionnaire. L’éligibilité complète en était le seul moyen, la majorité de la garde nationale étant composée d’ouvriers et de petits-bourgeois révolutionnaires. Et de plus, la devise « éligibilité du commandement », s’étendant aussi à l’infanterie, Thiers aurait été privé d’un seul coup de son arme essentielle, les officiers contre-révolutionnaires. Afin de réaliser ce plan, une organisation du parti, ayant ses hommes dans toutes les unités militaires, était nécessaire. En un mot, l’électihilité dans cette aisance avait pour tâche immédiate non pas de donner de bons commandants aux bataillons, mais de les libérer des commandants dévoués à la bourgeoisie. L’éligibilité a servi de coin pour diviser l’armée en deux parties, le long des lignes de classe. Ainsi se passa-t-il avec elle à l’époque de Kerensky, surtout à la veille d’octobre.
Mais la libération de l’armée de l’ancien appareil de commandement implique inévitablement l’affaiblissement de la cohésion organisationnelle et la diminution du pouvoir de combat. En règle générale, le commandement élu est assez faible du point de vue technico-militaire et en ce qui concerne le maintien de l’ordre et de la discipline. Ainsi, au moment où l’armée se libère du vieux commandement contre-révolutionnaire qui l’opprimait, se pose la question de lui donner un commandement révolutionnaire capable de remplir sa mission. Et cette question ne peut en aucun cas être résolue par de simples élections. Avant que de larges masses de soldats n’acquièrent l’expérience de bien choisir et sélectionner des commandants, la révolution sera battue par l’ennemi qui est guidé dans le choix de son commandement par l’expérience des siècles. Les méthodes de démocratie informelle (simple électibilité) doivent être complétées et dans une certaine mesure remplacées par des mesures de sélection par le haut. La révolution doit créer un organe composé d’organisateurs expérimentés et fiables, dans lesquels on peut avoir une confiance absolue, lui donner les pleins pouvoirs pour choisir, désigner et éduquer le commandement. Si le particularisme et l’autonomisme démocratique sont extrêmement dangereux pour la révolution prolétarienne en général, ils sont dix fois plus dangereux pour l’armée. Nous l’avons vu dans l’exemple tragique de la Commune.
Le Comité central de la garde nationale tire son autorité de l’éligibilité démocratique. Au moment où le Comité central avait besoin de développer au maximum son initiative dans l’offensive, privé de la direction d’un parti prolétarien, il a perdu la tête, s’est empressé de transmettre ses pouvoirs aux représentants de la Commune ce qui exigeait une base démocratique plus large. . Et ce fut une grave erreur à cette époque de jouer avec les élections. Mais une fois les élections tenues et la Commune réunie, il fallait tout concentrer dans la Commune d’un seul coup et lui faire créer un organe doté d’un réel pouvoir pour réorganiser la Garde nationale. Ce n’était pas le cas. A côté de la Commune élue, il restait le Comité Central ; le caractère élu de ce dernier lui a donné une autorité politique grâce à laquelle il a pu rivaliser avec la Commune. Mais en même temps cela le privait de l’énergie et de la fermeté nécessaires aux questions purement militaires qui, après l’organisation de la Commune, justifiaient son existence. L’éligibilité, les méthodes démocratiques ne sont qu’un des instruments entre les mains du prolétariat et de son parti. L’électibilité ne peut en aucun cas être un fétiche, un remède à tous les maux. Les modalités d’éligibilité doivent être combinées avec celles des nominations. Le pouvoir de la Commune venait de la garde nationale élue. Mais une fois créée, la Commune aurait dû réorganiser d’une main forte la Garde nationale, de haut en bas, lui donner des chefs fiables et instaurer un régime de discipline très stricte. La Commune n’a pas fait cela, étant elle-même privée d’un puissant centre directeur révolutionnaire. Il a également été écrasé.
Nous pouvons ainsi parcourir toute l’histoire de la Commune, page par page, et nous y trouverons une seule leçon : il faut une forte direction du parti. Plus que tout autre prolétariat, les Français ont fait des sacrifices pour la révolution. Mais aussi plus que tout autre, il a été dupé. Plusieurs fois, la bourgeoisie l’a éblouie de toutes les couleurs du républicanisme, du radicalisme, du socialisme, pour toujours y attacher les fers du capitalisme. Par le biais de ses agents, de ses avocats et de ses journalistes, la bourgeoisie a mis en avant toute une masse de formules démocratiques, parlementaires, autonomistes qui ne sont que des obstacles aux pieds du prolétariat, entravant sa marche en avant.
Le tempérament du prolétariat français est une lave révolutionnaire. Mais cette lave est maintenant recouverte des cendres du scepticisme résultant de nombreuses tromperies et désenchantements. Aussi, les prolétaires révolutionnaires de France doivent être plus sévères envers leur parti et démasquer plus impitoyablement toute non-conformité entre la parole et l’action. Les ouvriers français ont besoin d’une organisation, forte comme l’acier, avec des dirigeants contrôlés par les masses à chaque nouvelle étape du mouvement révolutionnaire.
Combien de temps l’histoire nous laissera-t-elle pour nous préparer ? Nous ne savons pas. Pendant cinquante ans, la bourgeoisie française a conservé le pouvoir entre ses mains après avoir élu la IIIe République sur les os des communards. Ces combattants de 71 ne manquaient pas d’héroïsme. Ce qui leur manquait, c’était la clarté de la méthode et une organisation dirigeante centralisée. C’est pourquoi ils ont été vaincus. Un demi-siècle s’est écoulé avant que le prolétariat de France puisse poser la question de la vengeance de la mort des communards. Mais cette fois, l’action sera plus ferme, plus concentrée. Les héritiers de Thiers devront payer intégralement la dette historique.
Léon TROTSKY