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La relation dialectique entre le hasard et la nécessité au sein de l’évolution des espèces

vendredi 11 octobre 2019, par Robert Paris

La relation dialectique entre le hasard et la nécessité au sein de l’évolution des espèces

La question du hasard et de la nécessité, leurs contradictions comme leurs interactions, on depuis longtemps fait l’objet de la littérature philosophique comme scientifique. La plupart des auteurs ont tendance à les opposer diamétralement au lieu de prendre en compte leur interaction dialectique. Ils omettent ainsi les innombrables exemples où des changements déterminés entraînent « par hasard » des effets sur des espèces vivantes et où des changements « au hasard » entrainent des changements déterminés sur d’autres espèces vivantes.

Il est ainsi remarquable que certaines caractéristiques de certaines espèces puissent jouer un rôle favorable dans leur pérennité (avantage évolutif), mais aussi que ces caractères particuliers soient apparus « par hasard », sans déterminisme particulier les imposant et que ces caractères particuliers favorables du point de vue évolutif à d’autres caractères de ces espèces, caractères qui sont ainsi sélectionnés par l’évolution, sans provoquer un quelconque avantage évolutif. Ce ne sont donc pas seulement les caractères progressifs du point de vue évolutif (des caractères adaptatifs) qui sont sélectionnés mais aussi des caractères qui, par hasard, sont liés au sein des espèces ainsi favorisées et sont ainsi favorisés par la sélection naturelle. Le hasard, en l’occurrence, consiste à avoir relié entre eux deux caractères particuliers d’une espèce, l’un de type favorable évolutivement et l’autre ne l’étant pas. Les deux caractères sont ainsi favorisés, l’un d’un point de vue déterministe et l’autre par hasard !!! Le lien entre hasard et nécessité de l’évolution des espèces est ici patent ! La sélection naturelle agit mais elle n’agit pas seulement dans le sens de la sélection de caractères favorables au sens évolutif.

Dans toute la biologie, la dialectique du hasard et de la nécessité mène la danse, se transformant sans cesse l’un dans l’autre tout en se contredisant, en se combattant, en s’entremêlant. La génétique n’y fait pas défaut, pas plus que l’épigénétique. La relation entre génétique et épigénétique est elle-même une dialectique dynamique des contraires. La conservation et la transformation s’échangent sans cesse. C’est le hasard des interactions moléculaires qui est à l’œuvre, contrôlé par les codes génétiques, par le contenu moléculaire des gènes et des protéines, contrôlé aussi par les protéines HSP, contrôlé encore par les apoptoses (autosuicide des éléments indésirables contrôlé par le milieu) aux différents niveaux du vivant. A bien des niveaux de ce ballet permanent du vivant, l’acquis se transforme en inné, l’instable se transforme en stable, et inversement.

L’évolution des espèces est seulement une partie de l’évolution biochimique du vivant, examinée seulement à un certain niveau des interactions entre échelle de la hiérarchie du Vivant. Ce niveau, celui des espèces, s’intercale entre l’individu vivant et la famille d’espèces, entre l’être vivant et l’environnement vivant (autres êtres vivants) et non-vivant, entre la génétique de l’individu et celle de l’espèce. Toutes ces interactions manifestent d’une dialectique du hasard et de la nécessité. C’est ce nous allons rapporter dans ce qui suit.

Tout d’abord prenons un élément crucial qui est la sélection darwinienne. Apparemment pas de loi plus dominée par le hasard. La sélection naturelle agit en aveugle. Les évolutions du soleil, du mouvement de la Terre autour du Soleil, des continents, des la tectonique des plaques, du volcanisme, des mers, de l’atmosphère, des péripéties du climat, de la végétation est pleine d’accidents, d’effets de pointe, de discontinuités, de hasards de toutes sortes, non pas au sens où ces transformations brutales et violentes seraient indéterministes (liées à aucune loi physique), mais au sens où ces changements de grande ampleur n’ont pas de rapport direct avec les espèces vivantes sur lesquelles ils peuvent exercer un effet considérable. Le hasard est alors l’existence de deux phénomènes d’origine indépendante mais agissant notablement sur l’un d’entre eux. D’où notamment les nombreux épisodes brutaux d’extinctions d’espèces en masse. La suppression de nombreuses espèces les a non seulement éliminées mais elle a aussi transformé la suite de l’histoire pour toutes les autres espèces et groupements d’espèces. C’est grâce à ces extinctions de masse que les mammifères ont pris de l’importance. On peut dire que le développement des mammifères est ainsi un produit de la dialectique du hasard et de la nécessité.

Un autre élément de nature très différente cause cette dialectique du hasard et de la nécessité : l’existence de multiples niveaux hiérarchiques du Vivant. En effet, ce qui est déterministe à un niveau hiérarchique est « au hasard » à un autre, de la même manière que, pour la matière dite inerte, le hasard des agitations moléculaires fait émerger au niveau macroscopique le déterminisme des lois de la température et de la pression.

Encore une cause de dialectique des contraires au sein de l’évolution des espèces, c’est l’interaction entre espèces, espèces qui sont au menu les unes des autres, espèces qui collaborent entre elles, espèces qui coopèrent, espèces qui sont déterminantes les unes par rapport aux autres dans la coévolution. En effet, la coévolution signifie que ce qui peut être une sélection adaptative pour une espèce devient une cause déterminante pour l’autre.

Si le mécanisme du vivant n’était pas dialectiquement contradictoire (une génétique mêlant conservation et transformation, transmission à l’identique et variation, création de nouveauté et suppression du non-soi par l’immunologie, action contradictoire des protéines sur les gènes puisque l’attachement inhibe les gènes inhibiteurs de l’ADN), il ne serait pas possible que la suppression massive d’espèces donne autre chose que des impasses du vivant. Il ne serait pas possible que cela donne de la nouveauté et en particulier de la nouveauté structurelle (nouveaux organes, nouvelles fonctions, nouveaux modes d’existence). Le stress (agression notamment climatique) qui inhibe les protéines inhibitrices hsp et gènes hsp ne fait qu’ouvrir la possibilité de création de nouveauté (qui existait déjà au sein du fonctionnement génétique). Nous avons affaire sans cesse à des négations dialectiques au sein de contradictions coexistant dans le système génétique. L’ADN est certainement la molécule la plus contradictoire puisque chacun des gènes actifs et inactivé par d’autres gènes. Le même ADN pourrait également permettre de produire d’autres espèces si le mécanisme de contrôle hsp n’éliminait pas systématiquement le non-soi. Dans tous les mécanismes du vivant, l’immunologue Ameisen rappelle que l’action est toujours négation de la négation, comme il l’affirme dans son ouvrage « La sculpture du vivant ».

Le refus de la contradiction dialectique amène nombre d’auteurs et tout le grand public a considérer le changement d’espèce comme une espèce de miracle alors que le vivant ne parvient à maintenir la production d’une même espèce que par des interventions permanentes de destruction du non-soi. Sans cesse, la tendance spontanée de l’être vivant consiste à produire des molécules qui ne sont pas adaptées à l’espèce. Il n’y a donc aucun étonnement à constater, dès que les mécanismes de protection sont occupés à la défense face à une agression extérieure (stress), que la nouveauté se met à être produite.
Le caractère étonnant (carrément miraculeux) de la production d’espèces nouvelles n’existe qu’à partir du moment où on considère l’espèce comme fixe, stable, naturellement définitive, fondée sur un ADN propre à l’espèce et ne pouvant produire qu’une seule espèce. Ce dogme ne correspond nullement à la réalité.

Comme la particule quantique, l’être vivant est une superposition d’états virtuels et l’état actuel n’est que l’un des états possibles. La superposition signifie que les contraires coexistent et ne se détruisent pas mutuellement. L’apparente fixité de l’espèce n’est nullement inscrite dans l’ADN et de nombreux gènes sont capables de sauter d’une espèce à une autre comme les gènes d’une espèce sont parfaitement capables de fonctionner sur de multiples autres espèces. Il n’y a pas de frontière étanche entre les espèces. C’est pour cela que l’évolution est possible. L’espèce n’est qu’un ordre émergent au sein du désordre génétique. Cet ordre n’est pas seulement fondé sur le contenu de l’ADN en termes de gènes mais sur l’ordre (un véritable rythme) des interactions (entre gènes et protéines) au cours du développement du fœtus. C’est ordre qui détermine par exemple le plan de construction de l’être vivant. En faisant interagir les mêmes gènes et protéines dans un autre ordre, on obtient un autre être vivant.

Le vivant est une rythmologie (phénomène épigénétique plutôt que génétique) mais les rythmes génétiques diffèrent sans cesse. Il n’y a pas un rythme unique de l’évolution. Certaines espèces n’évoluent pas et d’autres évoluent beaucoup. Cela aussi témoigne du fait qu’il n’y a pas un seul mécanisme à l’œuvre, mécanisme qu’on pourrait appeler « force d’évolution » mais des interactions contradictoires avec des sauts d’échelle liés à l’existence de multiples niveaux d’organisation du vivant.

Croire à une espèce de force d’évolution unique a un caractère animiste car cela suppose qu’une espèce de volonté pousserait les espèces à changer toutes de la même manière dans une direction prédéterminée.
Ce qui est clair, c’est que la vie est un seul et même phénomène, que sa pérennité provient de sa capacité à changer de forme en sautant rapidement d’une forme à une autre, en allant plus vite que les agressions extérieures. Le meilleur exemple de ce type de phénomène est la production de nouveauté par les bactéries agressées dans les hôpitaux par les antibiotiques et les divers produits chimiques nettoyants. C’est l’agression biochimique qui ouvre la possibilité des variations de l’espèce et la transformation ne se fait pas sur des temps immémoriaux mais à toute vitesse. Le changement d’espèce brutal existe même si des tout petits changements (pour conserver l’essentiel) existent aussi. C’est ce qui a amené Stephen Jay Gould à distinguer des macroévolutions de la microévolution. En somme, on est amenés à considérer que l’histoire des espèces est pleine de changements brutaux et fondamentaux, créateurs de nouveauté structurelle, que l’on est amené à traiter plutôt de révolution que d’évolution. D’où la nécessité d’une pensée des révolutions, d’une dialectique des contraires…

Dans la matière vivante, le désordre est constitué par les interactions au hasard des molécules qui produisent toutes les liaisons possibles. C’est la destruction qui produit l’ordre. Des systèmes comme les lymphocytes du système immunitaire ou les protéines chaperons sont chargés de détruire tout ce qui menace l’ordre. L’ordre au sein d’un corps, la conservation du « soi », est le produit de la destruction de multiples molécules non désirées. L’ordre qu’est la vie, cette auto-organisation de la matière inerte, est le produit de la destruction de la cellule vivante par elle-même (autodestruction par apoptose ou négation) qui est retardée (négation de la négation comme l’appelle lui-même le spécialiste de l’apoptose Jean-Claude Ameisen) si la cellule correspond à une norme collective définie par les cellules voisines (participer à la mise en place d’un organe ou d’un tissu). Cela signifie que la destruction (gène et protéine de mort) provient de l’intérieur de la cellule et qu’elle existait dès la naissance de la cellule, que toute la vie de la cellule est une lutte entre gènes et protéines de la vie et de la mort. L’ordre que représentent l’Etat et l’organisation sociale est une structure mise en place pour limiter et combattre la lutte des classes que l’aggravation des inégalités sociales aggrave. La lutte des classes est permanente même si elle ne devient évidente (si elle n’explose) qu’en de rares moments et ne triomphe que rarement.

La dialectique, au sens du mode dynamique se fondant sur des contradictions internes à un système, se rencontre partout dans le processus du vivant : dialectique de la vie et de la mort (tout être vivant nécessite un processus interne de multiplication du vivant et un processus de destruction), de la conservation et du changement (processus de diversification des molécules produites et processus de destruction sélective), de la spécialisation et de la totipotence (capacité des cellules à donner plusieurs types de cellules spécialisées), propriétés locales et globales, fermeture et ouverture membranaires, activation et inhibition de l’action d’une molécule, d’un gène. Dans chaque cas, on a des propriétés apparemment antinomiques et, en fait, indispensables l’une à l’autre.

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L’un des plus fameux évolutionnistes contemporains, Stephen Jay Gould a ressenti clairement le besoin d’une pensée dialectique pour concevoir les mécanismes de l’évolution des espèces :

Gould soulignait le caractère dialectique de la thèse de Darwin (dans « La structure de la théorie de l’évolution » :

« Pratiquement tous les biologistes antidarwiniens acceptaient que la sélection naturelle intervint réellement, mais ils la considéraient comme un mécanisme mineur et négatif, seulement capable de jouer le rôle du bourreau… Darwin souligna que la sélection naturelle, qui avait certes un rôle négatif et se caractérisait, il le reconnaissait, par une faible intensité, avait, néanmoins, la capacité, sous certaines conditions appliquées à la nature de la variation, de promouvoir des caractères évolutifs nouveaux. Autrement dit, la sélection naturelle pouvait créer… Certains aspects de la théorie de Darwin innovaient sur le plan philosophique… mettant l’accent sur la complexité et l’interaction : il s’agit notamment du mécanisme proposé par Darwin d’une interaction entre hasard et nécessité, en ce qui concerne la gamme des variations s’offrant à l’action de la sélection. »

Stephen Jay Gould écrit dans « Le pouce du panda » :

« Toutes les grandes théories de la spéciation s’accordent à reconnaître que la divergence s’effectue rapidement au sein de populations très réduites. (...) Le processus (de spéciation) peut prendre des centaines voir des milliers d’années. (...) Mais mille ans, ce n’est qu’un infime pourcentage de la durée moyenne d’existence des espèces invertébrées. (...) Eldredge et moi faisons référence à ce mécanisme sous le nom de système des équilibres ponctués. (...) Si le gradualisme est plus un produit de la pensée occidentale qu’un phénomène de nature, il nous faut alors étudier d’autres philosophies du changement pour élargir le champ de nos préjugés. Les fameuses lois de la dialectique reformulées par Engels à partir de la philosophie de Hegel, font explicitement référence à cette notion de ponctuation. Elles parlent par exemple de ‘’ la transformation de la quantité en qualité ‘’ La formule laisse entendre que le changement se produit par grands sauts suivant une lente accumulation de tensions auquel un système résiste jusqu’au moment où il atteint le point de rupture. (...) Le modèle ponctué peut refléter les rythmes du changement biologique (...) ne serait-ce qu’à cause du nombre et de l’importance des résistances au changement dans les systèmes complexes à l’état stable. (...) « L’histoire de n’importe quelle région de la terre est comme la vie d’un soldat. Elle consiste en de longues périodes d’ennui entrecoupées de courtes périodes d’effroi. »

Gould souligne, dans le même ouvrage, l’importance des conceptions philosophiques dans la théorie de l’évolution :

« Nous avons tendance à penser que le progrès de nos recherches ne dépend que de l’observation « directe », et que nous n’avons guère à nous soucier, contrairement à d’autres biologistes, de problèmes conceptuels tels que l’interprétation de phénomènes se déroulant à une échelle trop petite ou évoluant trop rapidement. La plupart d’entre nous ricaneraient si on leur proposait de travailler avec un philosophe professionnel, considérant une telle entreprise au mieux comme une agréable perte de temps, au pire comme l’aveu que notre propre clarté de pensée laisse à désirer. Et, cependant, les problèmes conceptuels posés par des théories invoquant des causes opérant à plusieurs niveaux simultanément, des effets propagés vers le haut et vers le bas, des propriété émergentes (ou non) à des niveaux supérieurs, des interactions entre processus aléatoires et processus déterministes, et des facteurs prévisibles ou contingents, se sont révélés si complexes et si peu familiers aux personnes ayant appris à traiter les modèles plus simples de causalité unilinéaire que la biologie utilise depuis des siècles qu’il leur a fallu se tourner vers des collègues ayant explicitement appris à penser avec rigueur ces questions. »

« Un hérisson dans la tempête », Stephen Jay Gould :

« La pensée dialectique devrait être prise plus au sérieux par les occidentaux, et non être écartée sous prétexte que certaines nations de l’autre partie du monde en ont adopté une version figée pour asseoir leur dogme. »

« Un hérisson dans la tempête », Stephen Jay Gould :

« Les questions que [la dialectique] soulève sont, sous une autre forme, les questions de l’opposition entre réductionnisme et holisme qui sont à présent si brûlante dans tous les domaines de la biologie (où les explications réductionnistes ont atteint leurs limites et où, pour progresser, il faudrait de nouvelles approches pour traiter les données existantes, au lieu d’accumuler encore d’avantage de données). »

« Le pouce du panda », Stephen Jay Gould :

« Si le gradualisme est plus un produit de la pensée occidentale qu’un phénomène de nature, il nous faut alors étudier d’autres philosophies du changement pour élargir le champ de nos préjugés. Les fameuses lois de la dialectique reformulées par Engels à partir de la philosophie de Hegel, font explicitement référence à cette notion de ponctuation. Elles parlent par exemple de ’’ la transformation de la quantité en qualité’’. »

« Darwin et les grandes énigmes de la vie » de Stephen Jay Gould :

« L’idée suivant laquelle la sélection naturelle est la force créatrice de l’évolution et pas seulement le bourreau qui exécute les inadaptés est l’essence de l’adapté, c’est-à-dire élaborer progressivement l’adaptation en conservant, génération après génération, les éléments favorables dans un ensemble de variations dues au hasard. Si la sélection naturelle est créatrice, il faut compléter la première proposition, relative à la variation, par deux observations supplémentaires. Premièrement, la variation doit être le fruit du hasard ou, tout au moins, ne pas tendre de préférence vers l’adaptation. Car si la variation est préprogrammée dans la bonne direction, la sélection naturelle ne joue aucun rôle créateur et se contente d’éliminer les individus non conformes. (…) Ce que nous savons des variations génétiques laisse penser que Darwin avait raison de soutenir que la variation n’est pas préprogrammée. L’évolution est un mélange de hasard et de nécessité. Hasard dans la variation, nécessité dans le fonctionnement de la sélection. Deuxièmement, la variation doit être petite relativement à l’ampleur de l’évolution manifestée dans la formation d’espèces nouvelles. En effet, si les espèces nouvelles apparaissent d’un seul coup, le seul rôle de la sélection consiste simplement à faire disparaître les populations en place afin de laisser le champ libre aux formes améliorées qu’elle n’a pas élaborées. De nouveau, nos connaissances en génétique vont dans le sens de Darwin, qui croyait que les petites mutations constituent l’essentiel de l’évolution. Ainsi, la théorie de Darwin, simple en apparence, ne va pas, dans les faits, sans complexité. Il semble néanmoins que les réticences qu’elle suscite tiennent moins aux éventuelles difficultés scientifiques qu’au contenu philosophiques des conceptions de Darwin qui constituent en effet un défi à un ensemble d’idées particulières à l’Occident et que nous ne sommes pas encore près de l’abandonner. Pour commencer, Darwin prétend que l’évolution n’a pas de but. (…) Darwin soutient que l’évolution n’est pas dirigée, qu’elle ne conduit pas inévitablement à l’apparition de caractéristiques supérieures. Les organismes ne font que s’adapter à leur environnement. La « dégénérescence » du parasite est aussi parfaite que l’élégance de la gazelle. »

Interview de Stephen Jay Gould :

« La sélection naturelle est le mécanisme principal. Mais je ne pense pas qu’elle opère uniquement au niveau de l’organisme et du gène. Darwin a voulu faire passer la sélection naturelle uniquement au niveau de l’organisme et à l’heure actuelle les " hyper-darwinistes " comme Charles Dawkins postulent pour que la sélection s’exerce seulement au niveau du gène. Je pense, pour ma part, qu’il y a sélection entre les espèces, les groupes : tous les niveaux sont importants. Et il y a aussi d’autres mécanismes. Comme la réponse au hasard lors des épisodes d’extinctions massives : les adaptations causées par la sélection naturelle en période " normale " ne servent à rien quand un astéroïde plonge sur la Terre. On vit ou on meurt par hasard car les adaptations ont eu lieu pour d’autres raisons. Il y a beaucoup de mécanismes mais le plus important est la sélection naturelle : à cet égard, je me situe tout à fait dans la tradition darwinienne.

Source

Gould écrit ainsi :
« J’ai considéré la sélection entre espèces comme le plus intéressant et le plus révolutionnaire des phénomènes de la macroévolution, particulièrement susceptible de constituer le noyau même de la théorie macroévolutive…
La plus intéressante de toutes les différences entre sélection entre individus et sélection entre espèces ne réside peut-être pas dans les processus eux-mêmes mais dans la nature de leur interaction avec les autres modes fondamentaux du changement évolutif : les changements directionnels et la dérive.

Si la sélection entre individus nous paraît avoir une impressionnante puissance, cela provient du fait que la génétique mendélienne est en accord avec l’une des conditions préalables fondamentale pour que puissent fonctionner les systèmes darwiniens : la variation servant de matériau brut à la sélection naturelle doit être « au hasard » (ce qui, en pratique, signifie qu’elle « n’est pas orientée en direction des besoins adaptatifs », et ne veut pas dire que « toutes les directions de variation sont également probables »), de sorte que la sélection, et non l’infléchissement intrinsèque de la variation, peut réellement constituer le facteur « créatif » du changement évolutif.

Cette condition fondamentale est vérifiée au niveau des individus, non parce que les mutations (et les autres mécanismes de variation génétique) sont véritablement aléatoires dans un sens mathématique, mais parce qu’elles correspondent à un processus très différent de celui de la sélection naturelle ; elles opèrent aussi sur un substrat (la structure de l’ADN) tellement différent du corps des organismes des individus (formé de tissus et d’organes constituant une structure intégrée) que l’on ne peut imaginer pour quelle raison des directions préférentielles de mutation pourraient correspondre de quelque façon aux besoin de l’organisme individuel.

Mais la situation n’est pas comparable en ce qui concerne la sélection entre espèces : il n’y a pas de raison a priori pour que la variation (entre les espèces d’un clade) offerte à la sélection entre espèces doive être elle aussi aléatoire par rapport à l’orientation d’une tendance évolutive.

Les espèces ne répriment pas les processus de changements directionnels présentés par les éléments les composant (les organismes), alors que les organismes généralement répriment effectivement la variation directionnelle survenant au niveau en dessous d’eux (parce que « l’intérêt » à proliférer que peuvent avoir les gènes ou les lignées cellulaires vont généralement à l’encontre des besoins adaptatifs des organismes).

En outre, les traits adaptatifs des organismes confèrent souvent des avantages aux espèces également, comme lorsque ces dernières vivent plus longtemps parce que les organismes bien agencés qui les composent l’emportent dans la compétition entre organismes individuels. Par conséquent, on ne peut pas défendre le postulat a priori d’une orientation aléatoire de la variation constituant le matériau brut sur lequel opère la sélection entre espèces.

Cette situation crée un problème, puisqu’elle met en question l’analogue des processus darwiniens au niveau de l’espèce, car l’efficacité maximale de la sélection entre espèces demande réellement que la variabilité ne soit pas orientée, au nom du raisonnement classique avancé à l’origine pour le niveau des organismes individuels.
Le caractère aléatoire de la variation au niveau de l’espèce par rapport à l’orientation des tendances évolutives doit donc ici être vérifié dans la pratique, et ne représente pas une thèse découlant de façon prédictible de la nature des matériaux et des processus.

Cette vérification dans la pratique doit donc constituer un travail prioritaire pour quiconque désire établir avec quelle fréquence relative et avec quelle efficacité joue la sélection entre espèces dans l’explication des tendances évolutives… La sélection inter-espèces, l’analogue de la sélection naturelle au niveau des espèces, mais nullement le seul facteur irréductible aux niveaux inférieurs qui intervienne dans le changement macroévolutif, diffère de la sélection naturelle classique opérant au niveau des organismes individuels à la fois par son rôle et par son importance dans l’évolution.

Ce qui caractérise principalement la sélection entre espèces, comme je l’ai souligné dans tout ce chapitre en insistant sur le fait que les niveaux de la hiérarchie ne sont pas des images fractales les uns des autres, c’est un rôle bien particulier dans l’évolution.
La sélection entre espèces n’édifie pas (elle n’en est pas capable) les phénotypes adaptatifs complexes des organismes ; mais en disant cela on ne fait que pointer un aspect général de l’organisation hiérarchique, et cela ne veut pas dire que la sélection entre espèces n’aurait gère d’importance dans l’évolution, malgré les affirmations inverses de Dawkins (1982) et Daniel Dennett (1995).

L’intérêt primordial de la sélection entre espèces pour les évolutionnistes réside dans sa capacité à promouvoir les tendances évolutives au sein des clades, et à réguler les fluctuations de la diversité en espèces au cours du temps au sein des clades et d’un clade à l’autre.

L’influence de la sélection entre espèces sur les tendances évolutives peut aussi avoir d’autant plus d’importance que ce processus n’édifie pas seulement les tendances concernant directement les caractères du niveau de l’espèce, mais qu’il établit aussi des tendances corrélatives concernant n’importe quel caractère des organismes qui aide à définir les caractères spécifiques considérés ou qui, simplement, les « accompagne » passivement en raison des liens d’homologie au sein de la structure phylogénétique des arbres évolutifs (phénomène qui est très répandu, comme Raup et Gould, 1974, l’ont montré en théorie et en pratique)…

En ce qui concerne la capacité de la sélection entre espèces à manifester son importance dans l’évolution (par comparaison fondamentale avec la sélection naturelle darwinienne classiquement envisagée au niveau traditionnel des organismes), certains de ses traits vont dans le sens d’un faible impact, d’autres dans celui d’une forte influence. Parmi les facteurs qui affaiblissent l’impact de la sélection entre espèces, on peut mentionner :

1°) La dimension généralement faible du nombre d’espèces au sein des clades, et la durée d’existence généralement longue des individus-espèces, ces deux facteurs limitant la quantité de variation habituellement offerte aux processus de sélection.

2°) Contrairement à l’organisme, l’individu-espèce ne réprime pas activement la sélection opérant à des niveaux inférieurs en son sein. Puisque les individus des niveaux inférieurs, en raison de leurs cycles de remplacement rapides, offrent une quantité de variation beaucoup plus grande aux processus de sélection de niveau inférieur (par unité de temps donnée), ceux-ci, n’étant pas réprimés, sont susceptibles de l’emporter sur les processus de sélection entre espèces.

3°) En tant qu’analogue de la reproduction asexuelle au niveau des organismes individuels, la sélection entre espèces subit la même importante limitation que cette dernière : les traits favorables apparus chez un individu donné ne peuvent pas être transférés latéralement aux autres individus (afin d’être combinés et intégrés), mais peuvent seulement être transmis verticalement aux descendants directs.
4°) La sélection entre espèces est freinée par des contraintes structurales propres, qui ne se rencontrent qu’à ce niveau supérieur : il s’agit notamment de la corrélation apparemment irrévocable entre les taux d’apparition et ceux d’extinction, liant ainsi par une interaction négative les deux phénomènes eux-mêmes qui, s’ils étaient liés positivement (autrement dit si des taux élevés de spéciation étaient corrélés à de faibles taux d’extinction) pourraient accélérer très puissamment n’importe quelle tendance déterminée par la sélection entre espèces.

Mais ces facteurs négatifs et ces limitations pesant sur la sélection entre espèces sont généralement contrebalancés par plusieurs caractéristiques qui lui confèrent la possibilité d’exercer une importante influence dans l’évolution :

1°) On peut estimer, en théorie, que la sélection entre espèces n’est guère en mesure de jouer un grand rôle, étant donné les possibilités de transformation évolutive réalisables par des processus continus de sélection au niveau des individus de niveau inférieur (les organismes dans ce cas) figurant au sein des espèces. Mais, en réalité, ce type de changement, qui est une transformation par anagenèse, se produit rarement dans la nature, dans la mesure où la grande majorité des espèces connaissaient la stase tout au long de leur durée d’existence dans les temps géologiques. Dès lors que l’anagenèse est habituellement peu courante ou inopérante et que la sélection organismique effective est concentrée dans les moments d’apparition des nouvelles espèces – en portant alors sur les caractéristiques les distinguant les unes des autres (ses moments d’intervention effective étant ainsi délimité par le cycle de remplacement des espèces elles-mêmes) -, la sélection entre espèces peut réellement représenter un processus prédominant dans l’évolution.

2°) Le nombre des espèces dans les clades peut être faible, mais chaque épisode de spéciation engendre obligatoirement des différences par rapport aux traits parentaux (au moins suffisamment pour déterminer l’isolement reproductif), tandis que les naissances d’organismes ne sont pas obligées d’ajouter de nouvelles variations au sein de la population. La quantité de changement par épisode de spéciation peut être grande, pouvant même donner l’équivalent de la macroévolution. Dans ce dernier cas, cependant, l’efficacité de la sélection entre espèces pourrait être alors diminuée quelque peu, de la manière que la macromutation, déterminant un total changement de forme en une seule étape, retire à la sélection son rôle créatif d’édification graduelle de l’adaptation.

3°) Au niveau de l’espèce, non seulement chaque naissance d’un nouvel individu s’accompagne d’une variation originale, qui peut éventuellement être importante, mais cette variation se manifeste dans un contexte adaptatif (tandis que les mutations, à l’origine de la variation au niveau organismique, sont généralement nuisibles pour l’organisme).

Bien entendu, l’aspect adaptatif de la production d’un nouvel individu-espèce ne peut, théoriquement, se manifester qu’au niveau auquel il a été engendré causalement (l’adaptation étant plutôt généralement associée au niveau organismique et non au niveau de l’espèce lui-même). Mais la variation nouvelle sera souvent adaptative au niveau de l’espèce pour deux raisons : premièrement, parce que ce sont des processus du niveau de l’espèce plutôt que du niveau organismique qui sous-tendent souvent la genèse de la variation au niveau de l’espèce ; deuxièmement, parce que la variation engendrée au niveau organismique agit souvent, de façon générale, en synergie avec les « intérêts » de l’espèce, tandis que les variations dues aux mutations sont rarement en synergie avec les « intérêts » des organismes.
4°) La synergie très répandue entre les intérêts des organismes et ceux des espèces est à l’origine d’une puissante accélération de la macroévolution (Gould et Lloyd, 1999). La spéciation directionnelle (souvent fondée sur l’adaptation organismique) renforce souvent la sélection entre espèces opérant dans la même direction, en accélérant le rythme de spéciation, ou, peut-être plus fréquemment, en accroissant la longévité des espèces qui naissent en étant orientées dans le même sens que la poussée directionnelle.

D’un autre côté, lorsque la sélection organismique va à l’encontre des intérêts de l’espèce, la sélection négative entre espèces peut être le seul facteur efficace de haut niveau capable de ralentir ou de stopper la tendance (c’est probablement un phénomène courant dans la phylogenèse, auquel on donnait le malheureux et regrettable nom, dans les manuels du temps où j’étais étudiant, de « surspécialisation », terme qui est maintenant rarement usité).

Comme point final et en guise d’idée directrice pour bien saisir le rôle essentiel de l’individu-espèce dans la macroévolution, on doit se rappeler quels caractères extrêmement inhabituels présentent l’individu que l’on prend conventionnellement (et généralement sans y réfléchir) comme le paradigme causal dans l’ensemble de l’évolution : l’organisme.

Si l’on considère que le changement évolutif s’opère selon trois modalités, le changement directionnel, la sélection et la dérive, alors on peut dire que l’organisme permet à la sélection de régner de façon quasi exclusive, en « débarrassant » le champ d’opération du changement évolutif des deux autres modalités.

Les changements directionnels ne paraissent pas importants au niveau organismique, parce qu’ils sont engendrés depuis les niveaux inférieurs, et les organismes, comme il a été souligné à satiété dans ce chapitre, œuvrent efficacement à la suppression des processus de sélection opérant aux niveaux en-dessous d’eux.

Simultanément, la dérive n’a qu’un impact limité au niveau organismique, parce que la dimension des populations tend à être trop grande dans la plupart des circonstances, et parce que le haut degré d’intégration fonctionnelle au sein des organismes donne une importance sélective à presque tous les organes et éléments, de sorte que la neutralité ne peut que rarement se manifester par la plupart des aspects des organismes et que les occasions de dérive phénotypique sont ainsi réduites…

Mais lorsqu’on se tourne vers le niveau de l’espèce, on trouve qu’il existe un intéressant partenariat entre ces trois facteurs causals, le changement directionnel, la sélection et la dérive.
La sélection opérant au niveau de l’espèce ne « débarrasse » pas le champ du changement évolutif de l’intervention des autres facteurs. Les changements directionnels provenant des niveaux inférieurs exercent une grande influence sous la forme du phénomène de la spéciation directionnelle. La dérive est capable d’un impact important sous les deux formes par lesquelles elle peut se manifester : la dérive spécifique, s’appliquant à la transformation de collections (les clades) ; et la dérive des fondateurs, s’appliquant à la prolifération ou à la réduction différentielle des sous-clades, en raison des conditions fortuitement favorables ou restrictives rencontrées lors de la colonisation de régions données.

Cette absence d’ « élimination » des autres modalités du changement ne signifie pas que la sélection au niveau de l’espèce n’a que peu ou pas d’importance dans l’évolution. Cela signifie plutôt que d’autres « règles du jeu » sont mises en œuvre pour la sélection dans le monde réel et distinct de la macroévolution… »

Ian Tattersall, dans « L’émergence de l’homme » :

« Pour comprendre le processus évolutif il me semble, comme à tant d’autres, nécessaire de reconnaître non seulement l’existence, mais aussi l’importance, de la hiérarchie dans l’organisation biologique. Cette hiérarchie part du niveau des gènes, pour ensuite concerner celui des organismes individuels, puis celui des populations locales, des espèces et peut-être même au-delà. Tous ces niveaux jouent un rôle dans le processus évolutif, mais chacun de sa propre façon. Les mutations affectant les gènes et leurs recombinaisons fournissent le phénomène de variation élémentaire sur lequel la sélection capitalise. En assurant le succès reproductif (ou le fiasco) des organismes individuels, en fonction de leurs caractéristiques héritables plus ou moins favorables, la sélection naturelle conduit les populations locales à s’adapter à des environnements spécifiques. Pratiquement par définition, ces dernières sont les seules à bénéficier d’un habitat relativement homogène auquel l’adaptation est possible ; pour cette raison, les populations locales sont les vrais points de départ de l’innovation évolutive… Les traits nouveaux apparaissent chez les organismes individuels assurément ; mais c’est seulement l’établissement de ces traits en tant que norme au sein d’une population qui constitue l’innovation dans un sens évolutif véritable. (…) Il convient de noter ici deux points supplémentaires. L’un est que les mécanismes d’isolement – qui semblent nécessiter une restructuration du patrimoine génétique collectif de la population d’une façon autre que ne le réalise l’établissement de nouvelles caractéristiques physiques – ont plus de chances de se manifester dans des populations petites et déjà quasi isolées. En effet, le patrimoine génétique collectif d’une petite population est foncièrement moins stable que celui des grandes, puisque dans ces dernières toute innovation qui apparaîtra sera « étouffée » par l’inertie des génotypes établis. L’autre point est que l’acquisition des mécanismes d’isolement n’est pas nécessairement la même chose que l’acquisition de nouvelles adaptations. (…) Toutes les innovations morphologiques qui s’établissent au sein d’une population ne représentent pas nécessairement des adaptations dans un sens strict. De très nombreux facteurs aléatoires peuvent intervenir dans l’acquisition de nouveaux traits morphologiques, surtout dans les petites populations. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’une importante caractéristique qui s’est fixée par hasard dans la population reste à jamais à l’abri de toute sélection. Non seulement les conditions d’environnement locales peuvent changer, de sorte que les caractéristiques de ce genre peuvent devenir « utiles », mais à partir du moment où une population locale et l’espèce souche dont elle provient sont isolées génétiquement, les deux espèces maintenant indépendantes peuvent être libres d’entrer en compétition, si elles viennent un jour à entrer de nouveau en contact. Dès lors, le phénomène de tri va se placer à un autre niveau. Et, comme Eldredge et Gould l’ont suggéré, cela conduit à prendre en compte la survie différentielle des espèces en concurrence, afin d’expliquer les tendances à long terme dans les archives fossiles. Cependant la survie différentielle des espèces n’est pas toujours, elle non plus, une question d’excellence de l’adaptation. L’environnement peut être relativement stable ou ne pas l’être ; mais lorsqu’il change, il le fait généralement de façon assez rapide, à une vitesse que l’adaptation par la sélection naturelle a sans doute du mal à suivre. Lorsque des changements de ce type surviennent, la qualité de l’adaptation d’une espèce donnée à son ancien habitat ne compte pas beaucoup, et tous les avantages compétitifs qu’elle possédait peuvent être annulés d’un seul coup. »

Darwin, lui-même, exposait cette dialectique du hasard et de la nécessité :

« Nous admirons les combinaisons si diverses, si ingénieuses, qui assurent la fécondation des orchidées et de beaucoup d’autres plantes par l’entremise des insectes ; mais pouvons-nous considérer comme également parfaite la production, chez nos pins, d’épaisses nuées de pollen, de façon à ce que quelques grains seulement puissent tomber par hasard sur les ovules ? »

Darwin, « L’Origine des espèces »

« Je ne crois à aucune loi fixe du développement, obligeant tous les habitants d’une région à se modifier brusquement, ou simultanément, ou à un égal degré. (....) La variabilité de chaque espèce est tout à fait indépendante de celle des autres. L’accumulation par la sélection naturelle, à un degré plus ou moins prononcé, des variations qui peuvent surgir, produisant ainsi plus ou moins de modifications chez différentes espèces, dépend d’éventualités nombreuses et complexes, telles que la nature avantageuse des variations, la liberté des croisements, le taux de reproduction, les changements lents dans les conditions physiques de la contrée, et plus particulièrement de la nature des autres habitants avec lesquels l’espèce qui varie se trouve en concurrence. (...) Comme tous les êtres organisés, éteints et récents, qui ont vécu sur la Terre peuvent être tous classés ensemble, et ont tous été reliés les uns aux autres par une série de fines gradations, la meilleure classification, la seule possible d’ailleurs, si nos collections étaient complètes, serait la classification généalogique ; le lien caché que les naturalistes ont cherché sous le nom de système naturel n’est autre chose que la descendance. »

Darwin dans "L’Origine des espèces"

Trotsky, dans « L’opposition petite-bourgeoise dans le SWP » :

« La découverte de Darwin a été la plus grande victoire de la dialectique dans l’intégralité du domaine de la matière organique…

« Nous appelons notre dialectique matérialiste, parce que ses racines ne sont ni dans les cieux (ni dans les profondeurs de notre "libre esprit"), mais dans la réalité-objective, dans la nature. La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse. A tous les degrés de cette échelle du développement, les changements quantitatifs sont devenus qualitatifs. Notre pensée, y compris dialectique, n’est qu’une des manifestations de la matière changeante. Il n’y a place, dans cette mécanique ni pour Dieu, ni pour le diable, ni pour l’âme immortelle, ni pour les normes éternelles du droit et de la morale. La dialectique de la pensée, procédant de la dialectique de la nature, a par conséquence un caractère entièrement matérialiste.
Le darwinisme, qui expliquait l’origine des espèces par la transformation de changements quantitatifs en changements qualitatif, a signifié le triomphe de la dialectique à l’échelle de toute la nature organique. Un autre grand triomphe fut la découverte de la table de poids atomiques des éléments chimiques, puis celle de la transformation des éléments les uns dans les autres.

A ces transformations (des espèces, des éléments, etc.) est étroitement liée la question de la classification, également importante dans les sciences naturelles et dans les sciences sociales. Le système de Linné (18e siècle), reposant sur l’immutabilité des espèces, se limitait à l’art de décrire et de classer les plantes selon leur aspect extérieur. La période infantile de la botanique est analogue à celle de la logique car les formes de notre pensée se développent, comme tout ce qui est vivant. Ce n’est qu’en rejetant délibérément l’idée de l’immutabilité des espèces, et par l’étude de l’histoire de l’évolution des plantes et de leur conformation, qu’on a pu jeter les bases d’une classification réellement scientifique.

Marx, qui à la différence de Darwin était un dialecticien conscient, a trouvé les bases d’une classification scientifique des sociétés humaines dans le développement des forces productives et la structure des rapports de propriété, qui constituent l’anatomie de la société. Le marxisme a substitué la classification matérialiste dialectique à la classification vulgaire, descriptive des sociétés et des Etats, qui, aujourd’hui encore, fleurit dans les chaires universitaires. Ce n’est qu’en utilisant la méthode de Marx qu’on peut définir correctement le concept d’Etat ouvrier et le moment de sa ruine. »

« Ce qui se meut, c’est la contradiction. (...) C’est uniquement parce que le concret se suicide qu’il est ce qui se meut. »

G.W.F Hegel, dans sa préface à la « Phénoménologie de l’esprit »

« La seule chose nécessaire pour obtenir la progression scientifique (...) c’est la connaissance de cette proposition logique : le négatif est également positif ; autrement dit, ce qui se contredit ne se résout pas en zéro, en néant abstrait, mais essentiellement en la négation de son contenu particulier ; autrement dit encore, une telle négation n’est pas complète négation, mais négation de la chose déterminée (...) le résultant, la négation, étant négation déterminée, a un contenu. (...) Elle s’est enrichie de sa négation, (...) elle est l’unité d’elle-même et de son opposé. »

G.W.F Hegel dans « Science de la Logique ».

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