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Le hasard et la nécessité en biologie

jeudi 26 juin 2008, par Robert Paris

Aujourd’hui, on sait agir sur les cellules embryonnaires comme sur les gènes du développement et cela nous en apprend énormément sur leur fonctionnement.
On sait maintenant introduire des gènes d’un être vivant sur un autre être vivant. C’est le clonage. Les organismes génétiquement modifiés sont devenus un sujet presque banal. Avec le clonage et l’embryologie moléculaire, la science de l’évolution devient une science expérimentale. On peut en effet expérimenter des changements sur les gènes et savoir quelles modifications ils provoquent sur l’être vivant. Du coup la science de l’évolution n’est plus dépendante des seules comparaisons de fossiles. Faire parler les fossiles a toujours été à la fois passionnant et très frustrant, car ceux-ci sont souvent énigmatiques. Leur message est contradictoire et parfois contestable. Comment savoir si les fossiles reflètent, par leurs différences morphologiques, des différences aussi importantes chez diverses espèces ? Et bien entendu le passé fossilisé ne permet aucune expérimentation !
En 1983, le clonage a permis un tournant décisif dans l’étude des gènes architectes, ceux qui pilotent le développement. On les a appelés des gènes architectes car ils sont porteurs du plan de construction de l’être vivant. On a pu expérimenter la manière dont agissent ces gènes du développement et, en particulier, leur mode hiérarchique de commande de la fabrication de chacun des segments du corps. Grâce au clonage, on est capable de modifier l’être vivant formé, de faire agir des gènes et de savoir comment ils interviennent dans l’ensemble du fonctionnement. Et on peut également examiner s’ils peuvent agir sur d’autres espèces. On n’en est plus seulement au décryptage du génome c’est-à-dire à décomposer chimiquement le gène mais à connaître sa place dans l’ensemble du fonctionnement, dans la cybernétique des gènes. On étudie comment une différence de mode d’organisation au stade du développement produit un individu d’une espèce différente.

L’interprétation de l’évolution des espèces nécessite un autre phénomène, en plus de la sélection naturelle découverte par Darwin : c’est la capacité des systèmes chaotiques à l’auto-organisation, c’est-à-dire un déterminisme fondé sur des processus aléatoires.
Le terme d’auto-organisation souligne qu’une structure a une capacité spontanée à apparaître. La vie est effectivement une question d’organisation spontanée des processus dynamiques du vivant et pas seulement de programme génétique préétabli comme on l’a cru jusqu’à très récemment. La clef de notre fonctionnement ne réside pas seulement dans le contenu chimique du génome mais dans les interactions des gènes entre eux. Ces interactions fonctionnent selon un mode d’organisation, les chaînes de réactions entre molécules établissant spontanément des relations. C’est ce mode d’organisation qui décide si un gène est actif ou inactif. En effet, les gènes, qui sont des portions d’ADN, n’agissent pas n’importe quand pour produire des protéines. Ils le font dans un certain ordre et à un certain moment qui leur est indiqué par d’autres gènes. De plus ils ne s’arrêtent pas non plus d’eux-mêmes. L’activation, tout comme l’arrêt, est due à ce que l’on appelle des rétroactions, c’est-à-dire que le produit de la réaction biochimique peut l’accélérer ou la freiner. Suivant les cas, on parlera de rétroaction positive ou négative. Le mécanisme peut être résumé ainsi : un gène produit une protéine et cette protéine, produite à une certaine concentration, entraîne une réaction laquelle rétroagit sur le gène de départ. L’activité d’un gène peut ainsi être multipliée ou, au contraire, bloquée.
C’est cette suite d’actions et de réactions successives qui constitue le processus et l’organisation de la vie. C’est un véritable organigramme non linéaire avec des rétroactions, des boucles qui sont favorablement activées en fonction de l’activation des boucles voisines. N’est vivant que ce qui entre dans ces cycles sans fin. Aucune vie n’existe sans liaison avec d’autres êtres vivants, sans échange de messages moléculaires permanent. Ces rétroactions peuvent s’autoréguler, c’est-à-dire se coordonner entre elles. Elles peuvent mener à la formation de cycles presque réguliers. Ce sont des oscillateurs, des horloges produites par l’existence d’attracteurs. Mais ces attracteurs ne sont pas périodiques. Les cycles sont adaptatifs et interactifs. Des oscillateurs chimiques de type chaotique sont capables de se structurer, de se synchroniser. Dans ce cas l’ordre n’abolit jamais le désordre et ne mène pas à l’équilibre stable. Une telle structure est décrite par un nombre plus restreint de paramètres. Il obéit donc à une loi, tout en étant fondé sur le désordre et le hasard. Cet état spontanément structuré est capable de produire un nouvel ordre lorsqu’il est amené au delà d’un seuil critique.
La biochimie des macromolécules est bien à la base du vivant, mais la composition chimique de l’ADN, des gènes ou des protéines n’en est pas le point essentiel. Ce qui compte, c’est le mode de fonctionnement, ce sont les relations entre gènes qui sont nécessaires pour que ces gènes s’expriment. Un gène peut en effet très bien être présent, mais silencieux. Il est inactif parce que d’autres cycles voisins ne sont pas encore entrés en activité et qu’ils sont nécessaires, pour lui donner le signal de démarrage. Je ne prends qu’un seul exemple : une maladie génétique qu’un individu a contracté à la naissance peut ne s’exprimer qu’à un certain âge. C’est dû au fait que l’expression du gène ne se réalise que lorsque d’autres cycles sont également activés, des cycles liés à l’horloge du vieillissement.
La compréhension du rôle des gènes a donc été complètement révisée à la suite de recherches récentes. Il n’y a pas longtemps, on croyait que les gènes déterminent directement l’être vivant, chaque gène fixant à lui seul un caractère, un organe, et la composition chimique de l’ADN déterminant le type d’une cellule. Maintenant on sait que la diversification cellulaire n’est pas fondée sur un changement de l’ADN. Les nombreux types de cellules différentes que contient un être vivant ont le même ADN et ce qui les différencie c’est seulement l’ordre d’activation de l’ensemble des gènes. Il s’agit d’un véritable organigramme de réactions qui s’enchaînent.
On croyait qu’il fallait des gènes différents pour produire des animaux de différentes espèces, qu’un singe était un singe parce qu’il avait des gènes de singe et un ours des gènes d’ours. Sur ce plan, le clonage a changé complètement notre point de vue. On s’est aperçu qu’un gène d’ours peut très bien fonctionner sur une fourmi et inversement. Si on inocule un gène qui commande la fabrication d’un oeil de mouche à une mouche drosophile, il lui pousse un oeil supplémentaire. Mais que se passe-t-il si on inocule un gène d’oeil de souris à cette mouche drosophile ? Le premier motif d’étonnement c’est que le gène de souris fonctionne très bien sur une mouche. Mais que va-t-il produire ? Est-ce un oeil de souris, un oeil de mouche ou une bizarrerie ? On pourrait se dire que cela devrait être un oeil de souris puisque le gène vient d’une souris ... En effet, on sait que la souris n’a pas du tout la même structure de l’oeil que la mouche. Eh bien non, c’est un oeil tout à fait normal de mouche qui va apparaître sur la drosophile ! Et l’inverse est vrai également : si on inocule à une grenouille un gène de fourmi, il poussera un oeil de plus et ce sera un oeil de grenouille. On a montré que la commande de fabrication d’un oeil en général est utilisable sur n’importe quel animal capable de faire fonctionner un oeil. On démontre ainsi que ce gène donne seulement l’ordre « fait pousser un oeil » et que cet ordre est commun aux diverses espèces vivantes, ou du moins interchangeable. Des gènes homéotiques, comme celui de l’oeil, sont ceux qui pilotent non seulement la formation d’un organe, mais tout le développement embryonnaire. Nous allons voir au cours de l’exposé que c’est justement sur les gènes homéotiques qu’ont été faites les découvertes récentes les plus révolutionnaires.
C’est au stade embryonnaire que l’on va peut-être réussir à comprendre la capacité d’évolution de la vie. La phylogénie, c’est-à-dire l’étude des filiations et de la formation des grands groupes hiérarchisés et emboîtés : phylum, embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce, cette arborescence n’est plus séparable de l’ontogénie, c’est-à-dire de la formation d’un individu pilotée par la génétique du développement. En effet, au niveau de l’embryon, niveau où les diverses espèces sont les plus proches les unes des autres, on a peut-être trouvé pour la première fois un mécanisme génétique qui permettrait à la fois de trouver le point commun des espèces vivantes, des changements d’espèces et une interaction avec le milieu. La découverte de la structure du fonctionnement des gènes homéotiques, ces gènes qui déterminent le plan du corps lors de sa fabrication embryonnaire est une véritable révolution dans la compréhension de la génétique. Leur intervention détermine le rythme d’une série d’actions enchaînées qui est fondamentale puisqu’elle décide de l’ordre dans lequel sont fabriquées les différentes parties du corps dans l’embryon. Ces gènes contrôlent en particulier l’ordre de formation des différents segments de tous les êtres segmentés.
Le processus est le même pour produire un oeil que pour fabriquer un thorax, une patte ou une antenne, c’est la hiérarchie d’interconnexion des gènes du développement qui intervient. Il y a trois niveaux : le gène qui donne l’ordre de produire l’organe, celui qui indique le plan de fabrication de l’organe, celui qui le fabrique. Et cette organisation est hiérarchique. Le gène régulateur décide qu’un oeil va être produit et sur quelle zone. Il commande un ensemble de gènes architectes qui donnent le plan de fabrication. Ceux-ci commandent une série de gènes ouvriers qui produisent l’organe.
Ce mécanisme a des conséquences très importantes pour la compréhension de l’évolution. En particulier, il rend possible un changement génétique brutal, inconcevable jusque là. Avec deux ou trois variations sur des gènes de régulation qui contrôlent le fonctionnement de milliers de gènes de structure, on réalise une modification globale d’un être vivant, de son mode de vie et de sa morphologie. On pensait qu’il fallait des milliers de toutes petites mutations sur des gènes de structure pour produire un tel changement qui ne pouvait être effectif que sur des centaines de millions d’années.
Cette recherche a également permis une découverte fondamentale : il y a une base commune à tous les gènes homéotiques, partie commune de l’ADN appelée l’homéoboite (homéobox en anglais, ou hox). L’homéoboite, trouvée notamment par le chercheur suisse Walter Ghering, est d’une importance considérable pour la génétique et l’évolution. C’est probablement une découverte aussi fondamentale que celle de la sélection naturelle par Darwin, de l’hérédité par Mendel, des mutations génétiques par Morgan et enfin de la molécule d’ADN par Crick et Watson. Elle permet de comprendre l’origine commune de tous les êtres vivants et leur capacité à passer d’une espèce à une autre. Elle explique aussi pourquoi des gènes d’une espèce peuvent agir sur d’autres espèces car elles agissent sur l’homéoboite.
Les gènes qui pilotent le développement se sont révélés les mêmes pour tous les êtres pluricellulaires et leur relation avec les différents segments du corps sont également les mêmes. Chaque gène homéotique a ses homologues chez d’autres espèces, homologue ressemblant, ayant le même type d’action et capable d’être remplacé l’un par l’autre. Dans cette expérience, on remplace le gène eyeless de la mouche par le gène pax-6 de la souris et le résultat est le même : la production d’un oeil de mouche. Les gènes qui gouvernent la division cellulaire, appelés les synthagmes, se sont également avérés être presque les mêmes chez la levure et chez l’homme.
Les protéines, elles aussi, ont assez peu de différences d’une espèce à une autre. On constate ainsi que des protéines régulatrices d’un être vivant peuvent fonctionner chez les autres êtres vivants. L’homéodomaine est la partie commune des protéines liées aux gènes homéotiques qui est probablement ce qui nous reste de l’origine commune des êtres vivants. La comparaison entre une protéine de mouche et une protéine de levure du boulanger permet une comparaison dans l’homéodomaine, cette partie commune aux protéines du développement. Le lien entre homéodomaine de l’ADN et l’homéoboite des protéines montre combien le fait de trouver des éléments génétiques communs dans le fonctionnement de la mouche et de la levure du boulanger, et même toute une zone commune qui pilote le développement, est extraordinaire. L’origine commune du vivant est désormais visible et se retrouve au niveau de toute la biologie moléculaire, des gènes comme des protéines.
La biologie moléculaire n’a donc fait que rapprocher des espèces qui ont des différences morphologiques et comportementales considérables et de rappeler qu’elles appartiennent toutes à un seul et même phénomène qui n’est apparu qu’une fois : la vie. Tous les êtres vivants ont presque les mêmes protéines de structure qui se sont révélées, en plus, être les régulateurs de la multiplication cellulaire. La fameuse double hélice est une suite de bases A, G, C, T, reliant les deux brins de l’ADN et fondant un véritable alphabet dont les lettres sont formées de trois bases, soit un codon. Chaque codon permet de fabriquer un acide aminé spécifique. Par exemple le codon GCA correspond à l’acide aminé alanine. Cela signifie que les lettres et les mots de l’ADN sont transformés en lettres et en mots du langage des protéines. Cet échange d’information entre ADN et protéines, qui est le processus basique de la vie, est également le même pour tous les êtres vivants.
Il en va de même pour les enzymes, molécules fondamentales pour la catalyse des réactions. L’enzyme triose phosphate isomerase fait le même travail chez l’homme et chez la bactérie E.coli et a des séquences de gènes à 46 % identique chez ces deux êtres vivants, distants en termes d’évolution de milliards d’années. L’histone est une protéine qui n’a changé que de 1% si on compare celle des vaches à celle de petits pois, soit en 1,2 milliards d’années d’évolution.
Dans sa conférence inaugurale de l’ « Université de tous les savoirs » organisée à l’occasion de l’entrée dans l’an 2000, François Jacob déclarait : « une surprise a été de découvrir à quel point les molécules sont conservées au cours de l’évolution. Pas seulement les protéines de structure comme les hémoglobines, pas seulement les enzymes comme la pepsine mais aussi les protéines de régulation qui dirigent par exemple le développement de l’embryon et déterminent la forme de l’animal. » Toutes les espèces vivantes, aussi apparemment diverses dans leur morphologie, leur fonctionnement et leur mode de vie, ont la même origine et ne sont que des produits de divers changements d’une même forme d’organisation de la matière, la vie. Toutes les structures biochimiques de base sont presque les mêmes pour les êtres vivants, tout juste bricolées différemment et ce qui est justement une modification du mode d’organisation. Comme le disait François Jacob dans sa conférence : « ce qui distingue un papillon d’un lion, une poule d’une mouche, c’est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l’organisation et la distribution de ces constituants. Ce qui les rend différents c’est plus un changement dans le temps d’expression et dans la quantité relative des différents produits des gènes au cours du développement de l’embryon que les petites différences observées dans la structure de ces produits. »
Puisque chimiquement les constituants de la génétique sont très proches d’une espèce à une autre et sont interchangeables, d’où vient donc la prodigieuse diversité morphologique et physiologique du vivant ? Si l’animal qui vole a des ailes, ce n’est pas parce qu’il a des gènes d’aile alors que nous aurions des gènes de patte. La raison en est simple : ces gènes sont les mêmes. Le caractère historique de la vie sera donc à chercher ailleurs, dans le type de dynamique du vivant. On va désormais chercher cette différenciation plutôt dans le fonctionnement des gènes entre eux que dans le déchiffrage du génome, et c’est là un changement considérable de perspective.
Ce qui fait de nous un mammifère plutôt qu’un insecte ne serait pas tant des différences de matériel génétique que des différences de structuration, c’est-à-dire d’ordre des interconnexions des réactions biochimiques de ces gènes. Dans le processus vivant, il y a en effet une multitude de rétroactions des gènes entre eux. On appelle rétroaction, des réactions successives où les produits de la réaction relancent celle-ci ou, au contraire, la bloquent. C’est ce phénomène de boucle de rétroaction qui détermine à quel moment dans l’ensemble du processus le gène entrera en action, pendant combien de temps et quel gène il activera ou inhibera ensuite. Ce qui compte pour l’action du gène n’est pas seulement son contenu biochimique mais son expression, c’est-à-dire s’il est activé ou inhibé par la rétroaction d’autres gènes. Et c’est aussi quel gène il active ou inhibe lui aussi. Le gène ne peut plus être considéré isolément mais comme un élément d’une structure. C’est l’environnement qui dit à un gène quand il doit commencer à produire des protéines et quand il doit s’arrêter. Ce sont des rétroactions entre gènes, via les protéines, qui transmettent l’information. Les protéines ne sont pas simplement des produits passifs des gènes ; elles ont une capacité enzymatique, c’est-à-dire qu’elles sont indispensables à l’accélération de certaines réactions biochimiques précises.
Les gènes n’agissent pas indépendamment, mais de concert avec des gènes maîtres ; on devrait dire des gènes chefs d’orchestre. Mais c’est un curieux concert puisqu’ils ne connaissent pas la symphonie. Ils n’ont pas la partition et même, on peut dire que celle-ci n’est pas écrite par avance. Chaque gène joue un bout musical mais c’est sur place qu’il apprend à quel moment il entre en action. C’est son voisin qui lui dit : « à toi de jouer ». Le moment n’est pas fixe et dépend du désordre des messages entre molécules. La signification de l’action du gène est elle-même définie par les autres gènes en action et pas par un gène seul. La manière de jouer n’est donc jamais entièrement identique et pourtant ça marche car cela s’ordonne par interaction. C’est au niveau de l’organisation des séries de réactions biochimiques, de leur ordre et de leur rythme, que l’on a été amenés à appeler horloge biochimique, que résiderait la différence essentielle entre les espèces. Et ce ne serait pas un ordre figé, une horloge périodique, mais un ordre émergent dont le cycle est produit à chaque fois par la synchronisation des rythmes issus des réactions biochimiques. C’est un ordre fondé sur le désordre parce que les manières qu’ont les molécules d’entrer en contact puis de se séparer sont multiples et aléatoires. C’est l’organisation collective spontanée des messages chimiques des cellules entre elles, aussi bien que des rétroactions des gènes entre eux, qui détermine le fonctionnement d’un être vivant.
La fabrication d’un individu fonctionne selon le même type de cybernétique des relations biochimiques, mais réalisée au niveau de l’embryon. Elle détermine le type d’individu qui va être produit. Cela signifie que le contenu biochimique du même ADN permet de produire d’autres êtres vivants, à condition de changer la succession des gènes activés, la durée et le moment où ils sont stimulés. Il y a un organigramme des cycles d’interactions des gènes mais cette organisation n’est pas acquise définitivement : elle se construit à chaque fois spontanément sur la base de contacts moléculaires aléatoires. Si elle donne à peu près le même résultat à chaque fois, c’est que des processus sont là pour guider et contraindre ce hasard.
Mais pourquoi parler de hasard dans le fonctionnement génétique ? Il semble pourtant que l’ADN ne doive rien au hasard et que, sauf erreur, il se copie identiquement dans le messager (l’ARNm) et détermine ainsi exactement le produit. Les gènes sont en effet alignés sur le filament d’ADN et leur action se produit dans l’ordre chronologique correspondant à l’ordre où ils se présentent sur le filament. En fait, le mécanisme est différent. Et d’abord, les gènes qui figurent sur le filament n’interviennent pas nécessairement car, pour être actifs, ils doivent être activés par d’autres gènes précédents. Ils ne décident pas eux-mêmes ni de leur mise en activité, ni de son intensité ni de son moment de déclenchement, ni de sa fin. D’autre part, les segments d’ADN ne sont pas en majorité des gènes, c’est-à-dire des producteurs de protéines. La plupart des segments de l’ADN ont d’autres rôles et notamment celui d’activer et de désactiver ces gènes. Cela est très important puisque sinon un gène ne commencerait pas à produire les protéines spécifiques qu’il est censé produire mais aussi qu’une fois activé, il ne s’arrêterait pas d’en produire. Ce sont les protéines produites par le gène ou d’autres gènes qui vont envoyer ces messages de DEBUT et de FIN au gène. Et, sans la rétroaction de ces protéines, l’ADN serait incapable d’orienter son propre fonctionnement. C’est comme un livre qui n’existerait que s’il est lu et qui s’écrirait au fur et à mesure qu’il est lu, en fonction du lecteur. Or quand on lit une page, on sait que l’œil ne se contente pas de suivre les mots ligne après ligne, mais saute puis revient d’avant en arrière. La lecture de l’ADN n’est pas non plus un phénomène linéaire. Les interactions des gènes passent par une cascade de réactions biochimiques fondées sur les protéines et qui se produisent en grande partie au hasard. Ce n’est pas un programme écrit mais un processus. C’est une histoire dans laquelle le chemin est toujours différent, même si des contraintes permettent que le résultat soit semblable le plus souvent. Il existe des processus servant à éliminer des produits inadéquats qui sont continuellement formés, et pas seulement de manière accidentelle. Cette similitude du résultat, c’est-à-dire de l’individu au sein de l’espèce, ne doit pas laisser croire qu’il s’agit d’un simple mécanisme de copie comme le laisse entendre le terme de reproduction. La vie n’est pas un mécanisme de photocopie. La diversité du processus par lequel a lieu la reproduction provient de la manière aléatoire dont les protéines se plient et se replient. En effet, la forme qu’elles prennent dans l’espace détermine les molécules auxquelles elles peuvent se lier. Cette thèse consiste donc à dire que la vie est un processus d’agitation qui n’est jamais stabilisé mais qui est fréquemment canalisé par des contraintes de fonctionnement.
Le code génétique ne se comporte pas comme une partition musicale, comme un programme génétique qu’il suffit d’appliquer, du type programme informatique. Ou alors ce serait comme une partition avec des bifurcations possibles à chaque groupe de notes dans laquelle on pourrait d’un seul coup passer d’un morceau de Beethoven à du Ravel ou à du Bach ! En fait, contrairement à ce que l’on pensait, l’ADN n’est pas un pilote qui sait d’avance où il va, ni un chef d’orchestre qui décide au coup par coup. Il n’y a aucun pilotage finaliste c’est-à-dire aucune action en vue d’un but à atteindre fixé. C’est la succession des réactions au hasard qui s’auto-organise.
Ce qui amène ce hasard à s’organiser de lui-même, c’est principalement la capacité spontanée des protéines à reconnaître spécifiquement les molécules sur lesquelles elles peuvent se fixer. La fixation est lâche, rapidement dénouée et la protéine peut ainsi changer très vite de contacts, de forme et d’orientation. Le lien est fondé sur la proximité de surface des molécules en trois dimensions.
C’est également un contact volumique dans une zone bien précise (de type clef/serrure), qui permet à une enzyme de catalyser la réaction, c’est-à-dire d’en réguler la vitesse. Les différences de vitesse de réaction sont déterminantes car elles règlent l’ensemble de l’évolution temporelle. Le rôle enzymatique des protéines est donc déterminant. Les contacts entre protéines et gènes se font par des liaisons non-covalentes c’est-à-dire peu coûteuses en énergie, par rapport à des réactions chimiques classiques, dites covalentes parce qu’elles nécessitent la mise en commun d’électrons de la couche extérieure de l’atome ou électrons de valence.
Les liaisons qui interviennent en biochimie sont lâches et capables de se dénouer à grande vitesse et facilement. Ce ballet des protéines permet au fonctionnement de la vie d’être efficace, précis et rapide. C’est de l’épigénétique plus que de la génétique, car la reconnaissance des formes et les contacts de surface sont plus importants que les substrats chimiques. C’est donc le fonctionnement génétique d’ensemble plus que la composition chimique des gènes, qui changerait d’une espèce à une autre.
Du coup, le passage apparemment infranchissable entre les espèces ne le serait plus, puisque c’est presque à partir du même matériel biochimique que l’on passerait d’un animal à un autre. Il suffit qu’un phénomène brutal fasse sauter le verrou qui empêche la diversité de s’exprimer. Si l’évolution est un changement de l’ordre hiérarchique de l’action des gènes au moment de la fabrication de l’individu, il suffit d’un ou deux changements sur un gène régulateur du développement pour causer une modification morphologique radicale. En effet, un gène régulateur pilote une quantité d’autres gènes et du coup peut produire des modifications d’espèces. En temps normal, cette variation ne se produit pas car elle est inhibée par des protéines de protection. C’est seulement en cas de choc que ce garde-fou est levé, ouvrant la voie à de multiples variations possibles de l’expression des gènes. En somme, je suis en train de vous dire qu’un ou deux petits changements d’horloge de la fabrication d’un singe suffisent à produire un homme. C’est effectivement un choc pour nous qui nous croyons toujours si différents, si supérieurs bien sûr !
L’apparente fixité de l’espèce ne serait qu’un gel des potentialités. La diversité qui existerait toujours au sein du matériel génétique serait seulement gelée momentanément et susceptible d’être réveillée par un réchauffement suffisamment brutal. Ce parallèle avec le processus de gel/réchauffement de l’eau, du passage de l’état solide à l’état liquide n’est pas fait par hasard car il s’agit là aussi d’un saut qualitatif. Une bouffée de biodiversité serait un processus du même type que le changement d’état de la matière inerte, un phénomène critique avec seuil et saut d’un état à un autre. On connaît bien ce type de situations dans lesquelles une petite perturbation peut entraîner un changement d’ordre et qui, pourtant, peuvent perdurer très longtemps pour peu que le processus maintienne les conditions juste en dessous de ce seuil critique.
La dialectique hasard/nécessité du vivant serait du même type que la transformation gaz/liquide ou liquide/solide ou encore aimantation/désaimantation. Ce serait un phénomène du type transition désordre/ordre, ou chaos/antichaos pour reprendre le terme de Stuart Kauffman. Dans de tels phénomènes que l’on appelle critiques, une petite modification d’un facteur peut suffire à entraîner un saut brutal de l’évolution. Cela est dû au fait que lorsque l’on s’approche d’un seuil critique, toutes les échelles où se produit le phénomène interagissent et causent un saut qualitatif, une modification de structure à grande échelle. Cependant les structures de la vie se maintiennent malgré les fluctuations du milieu intérieur et extérieur. On a montré en effet que, dans les phénomènes critiques, la rapidité de la transmission de l’information est le critère de la conservation des structures. Une structure peut être durable si elle est capable de se transformer pour s’adapter à l’agitation de l’environnement. Cela explique que le fonctionnement obéisse fréquemment à des structures fractales qui sont très rapides en termes de communication de l’information. Je rappelle qu’une fractale est une structure qui existe à plusieurs échelles et qui est similaire aux divers niveaux où on la rencontre. On la trouve souvent dans la nature car c’est la structure qui réalise la plus grande surface dans un volume fixé. Cette remarque peut se généraliser en disant que c’est la structure qui permet de satisfaire une contrainte à une échelle, et le maximum de souplesse à une autre. La formation de telles structures est donc favorisée spontanément sans qu’il soit nécessaire d’en indiquer la commande et la forme par avance. Ces structures maintiennent leur forme globale jusqu’à ce que les fluctuations franchissent un seuil où le changement a lieu brutalement.
L’auto-organisation signifie que le chaos est capable d’augmenter de niveau de structuration, en fondant des groupes et des associations ou des groupes de groupes et ainsi de suite et cela spontanément, c’est-à-dire sans action extérieure. Des processus au hasard s’ordonnent d’eux-mêmes, se hiérarchisent, constituent des organigrammes stables ou, du moins, durables. Des fonctions nouvelles, des organes nouveaux peuvent apparaître, des êtres vivants peuvent coopérer, s’associer, créer des co-évolutions, sans qu’il y ait besoin d’un donneur d’ordre ni d’une finalité qui pousse et oriente cette évolution. La coopération touche tous les niveaux du vivant depuis les coopérations entre espèces jusqu’aux coopérations entre cellules. Ainsi la formation de la cellule eucaryote avec un noyau cellulaire est issue de la coopération entre deux cellules, de même que la formation des mitochondries et des chloroplastes qui sont des organes spécialisés de la cellule ont été le produit de l’introduction d’êtres vivants au sein de celle-ci. Inversement, la spécialisation est également un mécanisme interne du vivant.
C’est une vision très différente de celle qui était diffusée encore récemment. Le réductionnisme génétique précédent considérait que les gènes nous déterminent complètement, au point que certains courants poussant jusqu’au bout la thèse des néo-darwiniens, comme la sociobiologie, ont été jusqu’à chercher dans les gènes l’explication des phénomènes sociaux et y ont trouvé une justification du racisme ou de l’inégalité sociale. Ils se sont servis des notions de « lutte pour la vie » et de « maintien des plus aptes », de celle de progrès de l’évolution, pour expliquer que les plus pauvres sont les moins aptes et les racistes pour prétendre que l’homme noir serait plus proche du primate alors que l’homme blanc serait l’aboutissement de l’évolution ! A l’inverse, la théorie du chaos s’oppose à la notion de supériorité entre les étapes de l’évolution car elle contredit que l’évolution obéisse à un progrès. Elle souligne que la diversité existe de manière potentielle au sein du matériel génétique et montre l’importance des processus et de l’histoire par rapport à la seule composition chimique des molécules.

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